Alphonse Daudet
Le Petit Chose

PREMIÈRE PARTIE

I LA FABRIQUE

Je suis né le 13 mai 18…, dans une ville du Languedoc où l'on trouve, comme dans toutes les villes du Midi, beaucoup de soleil, pas mal de poussière, un couvent de carmélites et deux ou trois monuments romains.


Mon père, M. Eyssette, qui faisait à cette époque le commerce des foulards, avait, aux portes de la ville, une grande fabrique dans un pan de laquelle il s'était taillé une habitation commode, tout ombragée de platanes, et séparée des ateliers par un vaste jardin.


C'est là que je suis venu au monde et que j'ai passé les premières, les seules bonnes années de ma vie.


Aussi ma mémoire reconnaissante a-t-elle gardé du jardin, de la fabrique et des platanes un impérissable souvenir, et lorsque à la ruine de mes parents il m'a fallu me séparer de ces choses, je les ai positivement regrettées comme des êtres.


Je dois dire, pour commencer, que ma naissance ne porta pas bonheur à la maison Eyssette. La vieille Annou, notre cuisinière, m'a souvent conté depuis comme quoi mon père, en voyage à ce moment, reçut en même temps la nouvelle de mon apparition dans le monde et celle de la disparition d'un de ses clients de Marseille, qui lui emportait plus de quarante mille francs; si bien que M. Eyssette, heureux et désolé du même coup, se demandait, comme l'autre, s'il devait pleurer pour la disparition du client de Marseille, ou rire pour l'heureuse arrivée du Petit Daniel… Il fallait pleurer, mon bon monsieur Eyssette, il fallait pleurer doublement.


C'est une vérité, je fus la mauvaise étoile de mes parents. Du jour de ma naissance, d'incroyables malheurs les assaillirent par vingt endroits. D'abord nous eûmes donc le client de Marseille, puis deux fois le feu dans la même année, puis la grève des ourdisseuses, puis notre brouille avec l'oncle Baptiste?, puis un procès très coûteux avec nos marchands de couleurs, puis, enfin, la révolution de 18…, qui nous donna le coup de grâce.


À partir de ce moment, la fabrique ne battit plus que d'une aile; petit à petit, les ateliers se vidèrent: chaque semaine un métier à bas, chaque mois une table d'impression de moins. C'était pitié de voir la vie s'en aller de notre maison comme d'un corps malade, lentement, tous les jours un peu. Une fois, on n'entra plus dans les salles du second. Une autre fois, la cour du fond fut condamnée. Cela dura ainsi pendant deux ans; pendant deux ans, la fabrique agonisa. Enfin, un jour, les ouvriers ne vinrent plus, la cloche des ateliers ne sonna pas, le puits à roue cessa de grincer, l'eau des grands bassins, dans lesquels on lavait les tissus, demeura immobile, et bientôt, dans toute la fabrique, il ne resta plus que M. et Mme Eyssette, la vieille Annou, mon frère Jacques et moi; puis, là-bas, dans le fond, pour garder les ateliers, le concierge Colombe et son fils le petit Rouget.


C'était fini, nous étions ruinés.


J'avais alors six ou sept ans. Comme j'étais très frêle et maladif, mes parents n'avaient pas voulu m'envoyer à l'école. Ma mère m'avait seulement appris à lire et à écrire, plus quelques mots d'espagnol et deux ou trois airs de guitare, à l'aide desquels on m'avait fait, dans la famille, une réputation de petit prodige. Grâce à ce système d'éducation, je ne bougeais jamais de chez nous, et je pus assister dans tous ses détails à l'agonie de la maison Eyssette. Ce spectacle me laissa froid, je l'avoue; même je trouvai à notre ruine ce côté très agréable que je pouvais gambader à ma guise par toute la fabrique, ce qui, du temps des ouvriers, ne m'était permis que le dimanche. Je disais gravement au petit Rouget:


«Maintenant, la fabrique est à moi; on me l'a donnée pour jouer.» Et le petit Rouget me croyait. Il croyait tout ce que je lui disais, cet imbécile.


À la maison, par exemple, tout le monde ne prit pas notre débâcle aussi gaiement. Tout à coup, M. Eyssette devint terrible: c'était dans l'habitude une nature enflammée, violente, exagérée, aimant les cris, la casse et les tonnerres; au fond, un très excellent homme, ayant seulement la main leste, le verbe haut et l'impérieux besoin de donner le tremblement à tout ce qui l'entourait. La mauvaise fortune, au lieu de l'abattre, l'exaspéra. Du soir au matin, ce fut une colère formidable qui, ne sachant à qui s'en prendre, s'attaquait à tout, au soleil, au mistral, à Jacques, à la vieille Annou, à la Révolution, oh! surtout à la Révolution!… À entendre mon père, vous auriez juré que cette révolution de 18…, qui nous avait mis à mal, était spécialement dirigée contre nous. Aussi, je vous prie de croire que les révolutionnaires n'étaient pas en odeur de sainteté dans la maison Eyssette. Dieu sait ce que nous avons dit de ces messieurs dans ce temps. là… Encore aujourd'hui, quand le vieux papa Eyssette (que Dieu me le conserve!) sent venir son accès de goutte, il s'étend péniblement sur sa chaise longue, et nous l'entendons dire: «Oh! ces révolutionnaires!…» À l'époque dont je vous parle, M. Eyssette n'avait pas la goutte, et la douleur de se voir ruiné en avait fait un homme terrible que personne ne pouvait approcher. Il fallut le saigner deux fois en quinze jours. Autour de lui, chacun se taisait; on avait peur.


À table, nous demandions du pain à voix basse. On n'osait pas même pleurer devant lui. Aussi, dès qu'il avait tourné les talons, ce n'était qu'un sanglot, d'un bout de la maison à l'autre; ma mère, la vieille Annou, mon frère Jacques et aussi mon grand frère l'abbé, lorsqu'il venait nous voir, tout le monde s'y mettait. Ma mère, cela se conçoit, pleurait de voir M. Eyssette malheureux; l'abbé et la vieille Annou pleuraient de voir pleurer Mme Eyssette; quant à Jacques, trop jeune encore pour comprendre nos malheurs – il avait à peine deux ans de plus que moi – il pleurait par besoin, pour le plaisir.


Un singulier enfant que mon frère Jacques; en voilà un qui avait le don des larmes! D'aussi loin qu'il me souvienne, je le vois les yeux rouges et la joue ruisselante. Le soir, le matin, de jour, de nuit, en classe, à la maison, en promenade, il pleurait sans cesse, il pleurait partout. Quand on lui disait:


«Qu'as-tu?» il répondait en sanglotant: «Je n'ai rien.» Et, le plus curieux, c'est qu'il n'avait rien. Il pleurait comme on se mouche, plus souvent, voilà tout. Quelquefois M. Eyssette, exaspéré, disait à ma mère: «Cet enfant est ridicule, regardez-le… c'est un fleuve.» À quoi Mme Eyssette répondait de sa voix douce: «Que veux-tu, mon ami? cela passera en grandissant; à son âge, j'étais comme lui.» En attendant, Jacques grandissait; il grandissait beaucoup même, et cela ne lui passait pas. Tout au contraire, la singulière aptitude qu'avait cet étrange garçon à répandre sans raison des averses de larmes allait chaque jour en augmentant. Aussi la désolation de nos parents lui fut une grande fortune… C'est pour le coup qu'il s'en donna de sangloter à son aise, des journées entières, sans que personne vînt lui dire: «Qu'as-tu?» En somme, pour Jacques comme pour moi, notre ruine avait son joli côté.


Pour ma part, j'étais très heureux. On ne s'occupait plus de moi. J'en profitais pour jouer tout le jour avec Rouget parmi les ateliers déserts, où nos pas sonnaient comme dans une église, et les grandes cours abandonnées, que l'herbe envahissait déjà, Ce jeune Rouget, fils du concierge Colombe, était un gros garçon d'une douzaine d'années, fort comme un bœuf, dévoué comme un chien, bête comme une oie et remarquable surtout par une chevelure rouge, à laquelle il devait son surnom de Rouget. Seulement, je vais vous dire: Rouget, pour moi, n'était pas Rouget. Il était tout à tour mon fidèle Vendredi, une tribu de sauvages, un équipage révolté, tout ce qu'on voulait. Moi-même, en ce temps-là, je ne m'appelais pas Daniel Eyssette: j'étais cet homme singulier, vêtu de peaux de bêtes, dont on venait de me donner les aventures, master Crusoe lui-même. Douce folie! Le soir, après souper, je relisais mon Robinson, je l'apprenais par cœur; le jour, je le jouais, je le jouais avec rage, et tout ce qui m'entourait, je l'enrôlais dans ma comédie. La fabrique n'était plus la fabrique; c'était mon île déserte, oh! bien déserte.


Les bassins jouaient le rôle d'Océan. Le jardin faisait une forêt vierge. Il y avait dans les platanes un tas de cigales qui étaient de la pièce et qui ne le savaient pas.


Rouget, lui non plus, ne se doutait guère de l'importance de son rôle. Si on lui avait demandé ce que c'était que Robinson, on l'aurait bien embarrassé; pourtant je dois dire qu'il tenait son emploi avec la plus grande conviction, et que, pour imiter le rugissement des sauvages, il n'y en avait pas comme lui.


Où avait-il appris? Je l'ignore… Toujours est-il que ces grands rugissements de sauvage qu'il allait chercher dans le fond de sa gorge, en agitant sa forte crinière rouge, auraient fait frémir les plus braves.


Moi-même, Robinson, j'en avais quelquefois le cœur bouleversé, et j'étais obligé de lui dire à voix basse! «Pas si fort, Rouget, tu me fais peur.» Malheureusement, si Rouget, imitait le cri des sauvages très bien, il savait encore mieux dire les gros mots d'enfants de la rue et jurer le nom de Notre-Seigneur. Tout en jouant, j'appris à faire comme lui, et un jour, en pleine table, un formidable juron m'échappa je ne sais comment, Consternation générale! «Qui t'a appris cela? Où l'as-tu entendu?» Ce fut un événement. M. Eyssette parla tout de suite de me mettre dans une maison de correction; mon grand frère l'abbé dit qu'avant toute chose on devait m'envoyer à confesse, puisque j'avais l'âge de raison. On me mena à confesse. Grande affaire! Il fallait ramasser dans tous les coins de ma conscience un tas de vieux péchés qui traînaient là depuis sept ans. Je ne dormis pas de deux nuits; c'est qu'il y en avait toute une panerée de ces diables de péchés; j'avais mis les plus petits dessus, mais c'est égal, les autres se voyaient, et lorsque, agenouillé dans la petite armoire de chêne, il fallut montrer tout cela au curé des Récollets, je crus que je mourrais de peur et de confusion…


Ce fut fini. Je ne voulus plus jouer avec Rouget; je savais maintenant, c'est saint Paul qui l'a dit et le curé des Récollets me le répéta, que le démon rôde éternellement autour de nous comme un lion, quaerens quem devoret? Oh! ce quaerens quem devoret, quelle impression il me fit! Je savais aussi que cet intrigant de Lucifer prend tous les visages qu'il veut pour vous tenter; et vous ne m'auriez pas ôté de l'idée qu'il s'était caché dans la peau de Rouget pour m'apprendre à jurer le nom de Dieu. Aussi, mon premier soin, en rentrant à la fabrique, fut d'avertir Vendredi qu'il eût à rester chez lui dorénavant. Infortuné Vendredi! Cet ukase lui creva, le cœur, mais il s'y conforma sans une plainte. Quelquefois je l'apercevais debout, sur la porte de la loge, du côté des ateliers; il se tenait là tristement; et lorsqu'il voyait que je le regardais, le malheureux poussait pour m'attendrir les plus effroyables rugissements, en agitant sa crinière flamboyante; mais plus il rugissait, plus je me tenais loin. Je trouvais qu'il ressemblait au fameux lion quaerens. Je lui criais: «Va-t'en! tu me fais horreur.» Rouget s'obstina à rugir ainsi pendant quelques jours; puis, un matin, son père, fatigué de ses rugissements à domicile, l'envoya rugir en apprentissage, et je ne le revis plus.


Mon enthousiasme pour Robinson n'en fut pas un instant refroidi. Tout juste vers ce temps-là, l'oncle Baptiste se dégoûta subitement de son perroquet et me le donna. Ce perroquet remplaça Vendredi. Je l'installai dans une belle cage au fond de ma résidence d'hiver; et me voilà, plus Crusoé que jamais, passant mes journées en tête-à-tête avec cet intéressant volatile et cherchant à lui faire dire: «Robinson, mon pauvre Robinson!» Comprenez-vous cela?


Ce perroquet, que l'oncle Baptiste m'avait donné pour se débarrasser de son éternel bavardage, s'obstina à ne pas parler dès qu'il fut à moi… Pas plus «mon pauvre Robinson» qu'autre chose; jamais je n'en pus rien tirer. Malgré cela, je l'aimais beaucoup et j'en avais le plus grand soin.


Nous vivions ainsi, mon perroquet et moi, dans la plus austère solitude, lorsqu'un matin il m'arriva une chose vraiment extraordinaire. Ce jour-là, j'avais quitté ma cabane de bonne heure et je faisais, armé jusqu'aux dents, un voyage d'exploration à travers mon île… Tout à coup, je vis venir de mon côté un groupe de trois ou quatre personnes, qui parlaient à voix très haute et gesticulaient vivement. Juste Dieu! des hommes dans mon île! Je n'eus que le temps de me jeter derrière un bouquet de lauriers roses, et à plat ventre, s'il vous plaît… Les hommes passèrent près de moi sans me voir… Je crus distinguer la voix du concierge Colombe, ce qui me rassura un peu; mais, c'est égal, dès qu'ils furent loin je sortis de ma cachette et je les suivis à distance pour voir ce que tout cela deviendrait…


Ces étrangers restèrent longtemps dans mon île.


Ils la visitèrent d'un bout à l'autre dans tous ses détails. Je les vis entrer dans mes grottes et sonder avec leurs cannes la profondeur de mes océans. De temps en temps ils s'arrêtaient et remuaient la tête.


Toute ma crainte était qu'ils ne vinssent à découvrir mes résidences… Que serais-je devenu, grand Dieu!


Heureusement, il n'en fut rien, et au bout d'une demi-heure, les hommes se retirèrent sans se douter seulement que l'île était habitée. Dès qu'ils furent partis, je courus m'enfermer dans une de mes cabanes, et passai là le reste du jour à me demander quels étaient ces hommes et ce qu'ils étaient venus faire.


J'allais le savoir bientôt.


Le soir, à souper, M. Eyssette nous annonça solennellement que la fabrique était vendue, et que, dans un mois, nous partirions tous pour Lyon, où nous allions demeurer désormais.


Ce fut un coup terrible. Il me sembla que le ciel croulait. La fabrique vendue!… Eh bien, et mon île, mes grottes, mes cabanes? Hélas! l'île, les grottes, les cabanes, M. Eyssette avait tout vendu; il fallait tout quitter. Dieu, que je pleurais!…


Pendant un mois, tandis qu'à la maison on emballait les glaces, la vaisselle, je me promenais triste et seul dans ma chère fabrique, Je n'avais plus le cœur à jouer, vous pensez… oh! non… J'allais m'asseoir dans tous les coins, et regardant les objets autour de moi, je leur parlais comme à des personnes; je disais aux platanes: «Adieu, mes chers amis!» et aux bassins: «C'est fini, nous ne nous verrons plus!» Il y avait dans le fond du jardin un grand grenadier dont les belles fleurs rouges s'épanouissaient au soleil. Je lui dis en sanglotant: «Donne-moi une de tes fleurs.» Il me la donna. Je la mis dans ma poitrine, en souvenir de lui. J'étais très malheureux.


Pourtant, au milieu de cette grande douleur, deux choses me faisaient sourire: d'abord la pensée de monter sur un navire, puis la permission qu'on' m'avait donnée d'emporter mon perroquet avec moi.


Je me disais que Robinson avait quitté son île dans des conditions à peu près semblables, et cela me donnait du courage.


Enfin, le jour du départ arriva. M. Eyssette était déjà à Lyon depuis une semaine. Il avait pris les devant avec les gros meubles. Je partis donc en compagnie de Jacques, de ma mère et de la vieille Annou. Mon grand frère l'abbé ne partait pas, mais il nous accompagna jusqu'à la diligence de Beaucaire?, et aussi le concierge Colombe nous accompagna. C'est lui qui marchait devant en poussant une énorme brouette chargée de malles. Derrière venait mon frère l'abbé, donnant le bras à Mme Eyssette.


Mon pauvre abbé, que je ne devais plus revoir!


La vieille Annou marchait ensuite, flanquée d'un énorme parapluie bleu et de Jacques, qui était bien content d'aller à Lyon, mais qui sanglotait tout de même… Enfin, à la queue de la colonne venait Daniel Eyssette, portant gravement la cage du perroquet et se retournant à chaque pas du côté de sa chère fabrique.


À mesure que la caravane s'éloignait, l'arbre aux grenades se haussait tant qu'il pouvait par-dessus les murs du jardin pour la voir encore une fois… Les platanes agitaient leurs branches en signe d'adieu…


Daniel Eyssette, très ému, leur envoyait des baisers à tous, furtivement et du bout des doigts.


Je quittai mon île le 30 septembre 18…

II LES BABAROTRES

O CHOSES de mon enfance, quelle impression VOUS m'avez laissée! Il me semble que c'est hier, ce voyage sur le Rhône. Je vois encore le bateau, ses passagers, son équipage; j'entends le bruit des roues et le sifflet de la machine. Le capitaine s'appelait Géniès, le maître coq Montélimart. On n'oublie pas ces choses-là.


La traversée dura trois jours. Je passai ces trois jours sur le pont, descendant au salon juste pour manger et dormir. Le reste du temps, j'allais me mettre à la pointe extrême du navire, près de l'ancre.


Il y avait là une grosse cloche qu'on sonnait en entrant dans les villes: je m'asseyais à côté de cette cloche, parmi des tas de cordes; je posais la cage du perroquet entre mes jambes et je regardais. Le Rhône était si large qu'on voyait à peine ses rives.


Moi, je l'aurais voulu encore plus large, et qu'il se fût appelé: la mer! Le ciel riait, l'onde était verte.


Des grandes barques descendaient au fil de l'eau. Des mariniers, guéant le fleuve à dos de mules, passaient près de nous en chantant. Parfois, le bateau longeait quelque île bien touffue, couverte de joncs et de saules: «Oh! une île déserte!» me disais-je dans moi-même; et je la dévorais des yeux…


Vers la fin du troisième jour, je crus que nous allions avoir un grain. Le ciel s'était assombri subitement; un brouillard épais dansait sur le fleuve; à l'avant du navire on avait allumé une grosse lanterne, et, ma foi, en présence de tous ces symptômes, je commençais à être ému… À ce moment, quelqu'un dit près de moi: «Voilà Lyon!» En même temps la grosse cloche se mit à sonner. C'était Lyon.


Confusément, dans le brouillard, je vis des lumières briller sur l'une et sur l'autre rive; nous passâmes sous un pont, puis sous un autre. À chaque fois l'énorme tuyau de la cheminée se courbait en deux et crachait des torrents d'une fumée noire qui faisait tousser… Sur le bateau, c'était un remue-ménage effroyable. Les passagers cherchaient leurs malles; les matelots juraient en roulant des tonneaux dans l'ombre. Il pleuvait…


Je me hâtai de rejoindre ma mère, Jacques et la vieille Annou qui étaient à l'autre bout du bateau, et nous voilà tous les quatre, serrés les uns contre les autres, sous le grand parapluie d'Annou, tandis que le bateau se rangeait au long des quais et que le débarquement commençait, En vérité, si M. Eyssette n'était pas venu nous tirer de là, je crois que nous n'en serions jamais sortis.


Il arriva vers nous, à tâtons, en criant: «Qui vive! qui vive!» À ce «qui vive!» bien connu, nous répondîmes: «amis!» tous les quatre à la fois avec un bonheur, un soulagement inexprimable… M. Eyssette nous embrassa lestement, prit mon frère d'une main, moi de l'autre, dit aux femmes: «Suivez-moi!» et en route… Ah! c'était un homme.


Nous avancions avec peine; il faisait nuit, le pont glissait. À chaque pas, on se heurtait contre des caisses… Tout à coup, du bout du navire, une voix stridente, éplorée, arrive jusqu'à nous: «Robinson! Robinson!» disait la voix.


«Ah! mon Dieu!» m'écriai-je; et j'essayai de dégager ma main de celle de mon père; lui, croyant que j'avais glissé, me serra plus fort.


La voix reprit, plus stridente encore, et plus éplorée: «Robinson! mon pauvre Robinson!» Je fis un nouvel effort pour dégager ma main. «Mon perroquet, criai-je, mon perroquet! – Il parle donc maintenant?» dit Jacques.


S'il parlait, je crois bien; on l'entendait d'une lieue. Dans mon trouble, je l'avais oublié là-bas, tout au bout du navire, près de l'ancre, et c'est de là qu'il m'appelait, en criant de toutes ses forces: «Robinson! Robinson! mon pauvre Robinson!» Malheureusement nous étions loin; le capitaine criait: «Dépêchons-nous.» «Nous viendrons le chercher demain, dit M. Eyssette, sur les bateaux, rien ne s'égare.» Et là-dessus, malgré mes larmes, il m'entraîna. Pécaire! le lendemain on l'envoya chercher et on ne le trouva pas…


Jugez de mon désespoir: plus de Vendredi! plus de perroquet! Robinson n'était plus possible. Le moyen, d'ailleurs, avec la meilleure volonté du monde, de se forger une île déserte, à un quatrième étage, dans une maison sale et humide, rue Lanterne?


Oh! l'horrible maison! Je la verrai toute ma vie:


l'escalier était gluant; la cour ressemblait à un puits; le concierge, un cordonnier, avait son échoppe contre la pompe… C'était hideux.


Le soir de notre arrivée, la vieille Annou, en s'installant dans sa cuisine, poussa un cri de détresse:


«Les babarottes! les babarottes!» Nous accourûmes. Quel spectacle!… La cuisine était pleine de ces vilaines bêtes; il y en avait sur la crédence, au long des murs, dans les tiroirs, sur la cheminée, dans le buffet, partout. Sans le vouloir, on en écrasait. Pouah! Annou en avait déjà tué beaucoup; mais plus elle en tuait, plus il en venait. Elles arrivaient par le trou de l'évier, on boucha le trou de l'évier; mais le lendemain soir elles revinrent par un autre endroit, on ne sait d'où. Il fallut avoir un chat exprès pour les tuer, et toutes les nuits c'était dans la cuisine une effroyable boucherie.


Les babarottes me firent haïr Lyon dés le premier soir. Le lendemain, ce fut bien pis. Il fallait prendre des habitudes nouvelles; les heures des repas étaient changées… Les pains n'avaient pas la même forme que chez nous. On les appelait des «couronnes». En voilà un nom!


Chez les bouchers, quand la vieille Annou demandait une carbonade, l'étalier lui riait au nez; il ne savait pas ce que c'était une «carbonade», ce sauvage!… Ah! je me suis bien ennuyé.


Le dimanche, pour nous égayer un peu, nous allions nous promener en famille sur les quais du Rhône, avec des parapluies. Instinctivement nous nous dirigions toujours vers le Midi, du côté de Perrache. «Il me semble que cela nous rapproche du pays», disait ma mère, qui languissait encore plus que moi… Ces promenades de famille étaient lugubres. M. Eyssette grondait. Jacques pleurait tout le temps, moi je me tenais toujours derrière; je ne sais pas pourquoi, j'avais honte d'être dans la rue, sans douté parce que nous étions pauvres.


Au bout d'un mois, la vieille Annou tomba malade.


Les brouillards la tuaient; on dut la renvoyer dans le Midi. Cette pauvre fille, qui aimait ma mère à la passion, ne pouvait pas se décider à nous quitter. Elle suppliait qu'on la gardât, promettant de ne pas mourir. Il fallut l'embarquer de force. Arrivée dans le Midi, elle s'y maria de désespoir?.


Annou partie, on ne prit pas de nouvelle bonne, ce qui me parut le comble de la misère… La femme du concierge montait faire le gros ouvrage; ma mère, au feu des fourneaux, calcinait ses belles mains blanches que j'aimais tant embrasser; quant aux provisions, c'est Jacques qui les faisait. On lui mettait un grand panier sous le bras, en lui disant: «Tu achèteras ça et ça»; et il achetait ça et ça très bien, toujours en pleurant, par exemple.


Pauvre Jacques! il n'était pas heureux, lui non plus.


M. Eyssette, de le voir éternellement la larme à l'œil, avait fini par le prendre en grippe et l'abreuvait de taloches… On entendait tout le jour: «Jacques, tu es un butor! Jacques, tu es un âne!» Le fait est que, lorsque son père était là, le malheureux Jacques perdait tous ses moyens. Les efforts qu'il faisait pour retenir ses larmes le rendaient laid. M. Eyssette lui portait malheur. Écoutez la scène de la cruche:


Un soir, au moment de se mettre à table, on s'aperçoit qu'il n'y a plus une goutte d'eau dans la maison.


«Si vous voulez, j'irai en chercher», dit ce bon enfant de Jacques. Et le voilà qui prend la cruche, une grosse cruche de grès.


M. Eyssette hausse les épaules: «Si c'est Jacques qui y va; dit-il, la cruche est cassée, c'est sûr.


– Tu entends, Jacques, – c'est Mme Eyssette qui parle avec sa voix tranquille – tu entends, ne la casse pas, fais bien attention.»


M. Eyssette reprend:


«Oh! tu as beau lui dire de ne pas la casser, il la cassera tout de même.» Ici, la voix éplorée de Jacques: «Mais enfin, pourquoi voulez-vous que je la casse?


– Je ne veux pas que tu la casses, je te dis que tu la casseras», répond M. Eyssette, et d'un ton qui n'admet pas de réplique.


Jacques ne réplique pas; il prend la cruche d'une main fiévreuse et sort brusquement avec l'air de dire:


«Ah! je la casserai? Eh bien, nous allons voir.» Cinq minutes, dix minutes se passent; Jacques ne revient pas. Mme Eyssette commence à se tourmenter:


«Pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé! – Parbleu! que veux-tu qu'il lui soit arrivé? dit M. Eyssette d'un ton bourru. Il a cassé la cruche et n'ose plus rentrer.» Mais tout en disant cela – avec son air bourru, c'était le meilleur homme du monde -, il se lève et va ouvrir la porte pour voir un peu ce que Jacques était devenu. Il n'a pas loin à aller; Jacques est debout sur le palier, devant la porte, les mains vides, silencieux, pétrifié. En voyant M. Eyssette, il pâlit, et d'une voix navrante et faible, oh! si faible: «Je l'ai cassée», dit-il… Il l'avait cassée!…


Dans les archives de la maison Eyssette, nous appelons cela «la scène de la cruche».


Il y avait environ deux mois que nous étions à Lyon, lorsque nos parents songèrent à nos études.


Mon père aurait bien voulu nous mettre au collège, mais c'était trop cher. «Si nous les envoyions dans une manécanterie? dit Mme Eyssette; il paraît que les enfants y sont bien.» Cette idée sourit à mon père, et comme Saint-Nizier était l'église la plus proche, on nous envoya à la manécanterie de Saint-Nizier.


C'était très amusant, la manécanterie! Au lieu de nous bourrer la tête de grec et de latin comme dans les autres institutions, on nous apprenait à servir la messe du grand et du petit côté, à chanter les antiennes, à faire des génuflexions, à encenser élégamment, ce qui est très difficile. Il y avait bien par-ci par-là, quelques heures dans le jour consacrées aux déclinaisons et à l'Épitomé mais ceci n'était qu'accessoire. Avant tout, nous étions là pour le service de l'église. Au moins une fois par semaine, l'abbé Micou nous disait entre deux prisés et d'un air solennel: «Demain, messieurs, pas de classe du matin! Nous sommes d'enterrement.» Nous étions d'enterrement. Quel bonheur! Puis c'étaient des baptêmes, des mariages, une visite de monseigneur, le viatique qu'on portait à un malade.


Oh! le viatique! comme on était fier quand on pouvait l'accompagner!… Sous un petit dais de velours rouge, marchait le prêtre, portant l'hostie et les saintes huiles. Deux enfants de chœur soutenaient le dais, deux autres l'escortaient avec de gros falots dorés. Un cinquième marchait devant, en agitant une crécelle. D'ordinaire, c'étaient mes fonctions… Sur le passage du viatique, les hommes se découvraient, les femmes se signaient. Quand on passait devant un poste, la sentinelle criait: Aux armes!» les soldats accouraient et se mettaient en rang. «Présentez… armes! genou terre!» disait l'officier… Les fusils sonnaient, le tambour battait aux champs. J'agitais ma crécelle par trois fois, comme au Sanctus, et nous passions. C'était très amusant la manécanterie.


Chacun de nous avait dans une petite armoire un fourniment complet d'ecclésiastique: une soutane noire avec une longue queue, une aube, un surplis à grandes manches roides d'empois, des bas de soie noire, deux calottes, l'une en drap, l'autre en velours, des rabats bordés de petites perles blanches, tout ce qu'il fallait.


Il paraît que ce costume m'allait très bien: «Il est à croquer là-dessous», disait Mme Eyssette.


Malheureusement j'étais très petit, et cela me désespérait. Figurez-vous que, même en me haussant, je ne montais guère plus haut que les bas blancs de M. Caduffe, notre suisse, et puis si frêle! Une fois, à la messe, en changeant les Évangiles de place, le gros livre était si lourd qu'il m'entraîna. Je tombai de tout mon long sur les marches de l'autel. Le pupitre fut brisé, le service interrompu, C'était un jour de Pentecôte. Quel scandale!… À part ces légers inconvénients de ma petite taille, j'étais très content de mon sort, et souvent le soir, en nous couchant, Jacques et moi, nous nous disions: «En somme, c'est très amusant la manécanterie.» Par malheur, nous n'y restâmes pas longtemps. Un ami de la famille, recteur d'université dans le Midi, écrivit un jour à mon père que s'il voulait une bourse d'externe au collège de Lyon pour un de ses fils, on pourrait lui en avoir une.


«Ce sera pour Daniel, dit M. Eyssette.


– Et Jacques? dit ma mère.


– Oh! Jacques! Je le garde avec moi; il me sera très utile. D'ailleurs, je m'aperçois qu'il a du goût pour le commerce. Nous en ferons un négociant.» De bonne foi, je ne sais comment, M. Eyssette avait pu s'apercevoir que Jacques avait du goût pour le commerce. En ce temps-là, le pauvre garçon n'avait du goût que pour les larmes, et si on l'avait consulté…


Mais on ne le consulta pas, ni moi non plus.


Ce qui me frappa d'abord, à mon arrivée au collège, c'est que j'étais le seul avec une blouse, À Lyon, les fils de riches ne portent pas de blouses; il n'y a que les enfants de la rue, les gones comme on dit. Moi, j'en avais une, une petite blouse – j'avais l'air d'un gone… Quand j'entrai dans la classe, les élèves ricanèrent. On disait: «Tiens! il a une blouse!» Le professeur fit la grimace et tout de suite me prit en aversion. Depuis lors, quand il me parla, ce fut toujours du bout des lèvres, d'un air méprisant. Jamais il ne m'appela par mon nom; il disait toujours:


«Hé! vous, là-bas, le petit Chose!» Je lui avais dit pourtant plus de vingt fois que je m'appelais Daniel Ey-sset-te… À la fin, mes camarades me surnommèrent «le petit Chose», et le surnom me resta…


Ce n'était pas seulement ma blouse qui me distinguait des autres enfants. Les autres avaient de beaux cartables en cuir jaune, des encriers de buis qui sentaient bon, des cahiers cartonnés, des livres neufs avec beaucoup de notes dans le bas; moi, mes livres étaient de vieux bouquins achetés sur les quais, moisis, fanés, sentant le rance; les couvertures étaient toujours en lambeaux, quelquefois il manquait des pages. Jacques faisait bien de son mieux pour me les relier avec du gros carton et de la colle forte; mais il mettait toujours trop de colle, et cela puait. Il m'avait fait aussi un cartable avec une infinité de poches, très commode, mais toujours trop de colle.


Le besoin de coller et de cartonner était devenu chez Jacques une manie comme le besoin de pleurer. Il avait constamment devant le feu un tas de petits pots de colle et, dès qu'il pouvait s'échapper du magasin un moment, il collait, reliait, cartonnait. Le reste du temps, il portait des paquets en ville, écrivait sous la dictée, allait aux provisions – le commerce enfin.


Quant à moi, j'avais compris que lorsqu'on est boursier, qu'on porte une blouse, qu'on s'appelle «le petit Chose», il faut travailler deux fois plus que les autres pour être leur égal, et ma foi! le petit Chose se mit à travailler de tout son courage.


Brave petit Chose! Je le vois, en hiver, dans sa chambre sans feu, assis à sa table de travail, les jambes enveloppées d'une couverture. Au-dehors, le givre fouettait les vitres. Dans le magasin, on entendait M. Eyssette qui dictait.


«J'ai reçu votre honorée du 8 courant.» Et la voix pleurarde de Jacques qui reprenait:


«J'ai reçu votre honorée du 8 courant.» De temps en temps, la porte de la chambre s'ouvrait doucement: c'était Mme Eyssette qui entrait.


Elle s'approchait du petit Chose sur la pointe des pieds. Chut!…


«Tu travailles? lui disait-elle tout bas.


– Oui, mère.


– Tu n'as pas froid?


– Oh! non!» Le petit Chose mentait, il avait bien froid, au contraire.


Alors, Mme Eyssette s'asseyait auprès de lui, avec son tricot, et restait là de longues heures, comptant ses mailles à voix basse, avec un gros soupir de temps en temps. Pauvre Mme Eyssette! Elle y pensait toujours à ce cher pays qu'elle n'espérait plus revoir… Hélas! pour notre malheur, pour notre malheur à tous, elle allait le revoir bientôt…

III IL EST MORT! PRIEZ POUR LUI!

C'ÉTAIT UN LUNDI DU MOIS DE JUILLET.


Ce jour-là, en sortant du collège, je m'étais laissé entraîner à faire une partie de barres, et lorsque je me décidai à rentrer à la maison, il était beaucoup plus tard que je n'aurais voulu. De la place des Terreaux à la rue Lanterne, je courus sans m'arrêter, mes livres à la ceinture, ma casquette entre les dents.


Toutefois, comme j'avais une peur effroyable de mon père, je repris haleine une minute dans l'escalier, juste le temps d'inventer une histoire pour expliquer mon retard. Sur quoi, je sonnai bravement.


Ce fut M. Eyssette lui-même qui vint m'ouvrir.


«Comme tu viens tard!» me dit-il. Je commençais à débiter mon mensonge en tremblant; mais le cher homme ne me laissa pas achever et, m'attirant sur sa poitrine, il m'embrassa longuement et silencieusement.


Moi qui m'attendais pour le moins à une verte semonce, cet accueil me surprit. Ma première idée fut que nous avions le curé de Saint-Nizier à dîner; je savais par expérience qu'on ne nous grondait jamais ces jours-là. Mais en entrant dans la salle à manger, je vis tout de suite que je m'étais trompé.


Il n'y avait que deux couverts sur la table, celui de mon père et le mien. «Et ma mère? Et Jacques?» demandai-je, étonné.


M. Eyssette me répondit d'une voix douce qui ne lui était pas habituelle.


«Ta mère et Jacques sont partis, Daniel; ton frère l'abbé est bien malade.» Puis, voyant que j'étais devenu tout pâle, il ajouta presque gaiement pour me rassurer:


«Quand je dis bien malade, c'est une façon de parler: on nous a écrit que l'abbé était au lit; tu connais ta mère, elle a voulu partir et je lui ai donné Jacques pour l'accompagner. En somme, ce ne sera rien!… Et maintenant mets-toi là et mangeons; je meurs de faim.» Je m'attablai sans rien dire, mais j'avais le cœur serré et toutes les peines du monde à retenir mes larmes, en pensant que mon grand frère l'abbé était bien malade. Nous dînâmes tristement en face l'un de l'autre, sans parler. M. Eyssette mangeait vite, buvait à grands coups, puis s'arrêtait subitement et songeait… Pour moi, immobile au bout de la table et comme frappé de stupeur, je me rappelais les belles histoires que l'abbé me contait lorsqu'il venait à la fabrique. Je le voyais retroussant bravement sa soutane pour franchir les bassins. Je me souvenais aussi du jour de sa première messe, où toute la famille assistait, comme il était beau lorsqu'il se tournait vers nous, les bras ouverts, disant Dominus vobiscum d'une voix si douce que Mme Eyssette en pleurait de joie!… Maintenant je me le figurais là-bas, couché, malade (oh! bien malade, quelque chose me le disait), et ce qui redoublait mon chagrin de le savoir ainsi, c'est une voix que j'entendais me crier au fond du cœur: «Dieu te punit, c'est ta faute! il fallait rentrer tout droit! Il fallait ne pas mentir!» Et plein de cette effroyable pensée que Dieu, pour le punir, allait faire mourir son frère, le petit Chose se désespérait en lui-même, disant: «Jamais, non! jamais, je ne jouerai plus aux barres en sortant du collège.» Le repas terminé, on alluma la lampe, et la veillée commença. Sur la nappe, au milieu des débris du dessert, M. Eyssette avait posé ses gros livres de commerce et faisait ses comptes à haute voix. Finet, le chat des babarottes, miaulait tristement en rôdant autour de la table…; moi, j'avais ouvert la fenêtre et je m'y étais accoudé…


Il faisait nuit, l'air était lourd… On entendait les gens d'en bas rire et causer devant leurs portes, et les tambours du fort Loyassel battre dans le lointain…


J'étais là depuis quelques instants, pensant à des choses tristes et regardant vaguement dans la nuit, quand un violent coup de sonnette m'arracha de ma croisée brusquement. Je regardai mon père avec effroi, et je crus voir passer sur son visage le frisson d'angoisse et de terreur qui venait de m'envahir.


Ce coup de sonnette lui avait fait peur, à lui aussi.


«On sonne! me dit-il presque à voix basse.


– Restez, père! j'y vais.» Et je m'élançai vers la porte.


Un homme était debout sur le seuil. Je l'entrevis dans l'ombre, me tendant quelque chose que j'hésitais à prendre.


«C'est une dépêche, dit-il.


– Une dépêche, grand Dieu! pour quoi faire?» Je la pris en frissonnant, et déjà je repoussais la porte; mais l'homme la retint avec son pied et me dit froidement:


«Il faut signer.» Il fallait signer! Je ne savais pas: c'était la première dépêche que je recevais. «Qui est là, Daniel?» me cria M. Eyssette; sa voix tremblait.


Je répondis:


«Rien! c'est un pauvre…» Et, faisant signe à l'homme de m'attendre, je courus à ma chambre, je trempai ma plume dans l'encre, à tâtons, puis je revins. L'homme dit:


«Signez là.» Le petit Chose signa d'une main tremblante, à la lueur des lampes de l'escalier; ensuite il ferma la porte et rentra, tenant la dépêche cachée sous sa blouse.


Oh! oui, je te tenais cachée sous ma blouse, dépêche de malheur! Je ne voulais pas que M. Eyssette te vît; car d'avance je savais que tu venais nous annoncer quelque chose de terrible, et lorsque je t'ouvris, tu ne m'appris rien de nouveau, entends-tu, dépêche! Tu ne m'appris rien que mon cœur n'eût déjà deviné.


«C'était un pauvre?» me dit mon père en me regardant.


Je répondis sans rougir: «C'était un pauvre»; et pour détourner les soupçons, je repris ma place à la croisée.


J'y restai encore quelque temps, ne bougeant pas, ne parlant pas, serrant contre ma poitrine ce papier qui me brûlait.


Par moments, j'essayais de me raisonner, de me donner du courage, je me disais: «Qu'en sais-tu? c'est peut-être une bonne nouvelle. Peut-être on écrit qu'il est guéri…» Mais, au fond, je sentais bien que ce n'était pas vrai, que je me mentais à moi-même, que la dépêche ne dirait pas qu'il était guéri.


Enfin, je me décidai à passer dans ma chambre pour savoir une bonne fois à quoi m'en tenir. Je sortis de la salle à manger, lentement, sans avoir l'air; mais quand je fus dans ma chambre, avec quelle rapidité fiévreuse j'allumai ma lampe! Et comme mes mains tremblaient en ouvrant cette dépêche de mort! Et de quelles larmes brûlantes je l'arrosai, lorsque je l'eus ouverte!… Je la relus vingt fois, espérant toujours m'être trompé; mais, pauvre de moi! j'eus beau la lire et la relire, et la tourner dans tous les sens, je ne pus lui faire dire autre chose que ce qu'elle avait dit d'abord, ce que je savais bien qu'elle dirait:


«Il est mort! Priez pour lui!»


Combien de temps je restai là, debout, pleurant devant cette dépêche ouverte, je l'ignore. Je me souviens seulement que mes yeux me cuisaient beaucoup, et qu'avant de sortir de ma chambre, je baignai mon visage longuement. Puis, je rentrai dans la salle à manger, tenant dans ma petite main crispée la dépêche trois fois maudite.


Et maintenant, qu'allais-je faire? Comment m'y prendre pour annoncer l'horrible nouvelle à mon père, et quel ridicule enfantillage m'avait poussé à la garder pour moi seul? Un peu plus tôt, un peu plus tard, est-ce qu'il ne l'aurait pas su? Quelle folie! Au moins, si j'étais allé droit à lui lorsque la dépêche était arrivée, nous l'aurions ouverte ensemble; à présent, tout serait dit.


Or, tandis que je me parlais à moi-même, je m'approchai de la table et je vins m'asseoir à côté de M. Eyssette, juste à côté de lui. Le pauvre homme avait fermé ses livres et, de la barbe de sa plume, s'amusait à chatouiller le museau blanc de Finet.


Cela me serrait le cœur qu'il s'amusât ainsi. Je voyais sa bonne figure que la lampe éclairait à demi, s'animer et rire par moments, et j'avais envie de lui dire:


«Oh! non, ne riez pas; je vous en prie.».


Alors, comme je le regardais ainsi tristement avec, ma dépêche à la main, M. Eyssette leva la tête. Nos regards se rencontrèrent, et je ne sais pas ce qu'il vit dans le mien, mais je sais que sa figure se décomposa tout à coup, qu'un grand cri jaillit de sa poitrine, qu'il me dit d'une voix à fendre l'âme: «Il est mort, n'est-ce pas?» que la dépêche glissa de mes doigts, que je tombai dans ses bras en sanglotant, et que nous pleurâmes, tandis qu'à nos pieds Finet jouait avec la dépêche, l'horrible dépêche de mort, cause de toutes nos larmes.


Écouter, je ne mens pas: voilà longtemps que ces choses se sont passées, voilà longtemps qu'il dort dans la terre, mon cher abbé que j'aimais tant; eh bien, encore aujourd'hui, quand je reçois une dépêche, je ne peux pas l'ouvrir sans un frisson de terreur. Il me semble que je vais lire qu'il est mort, et qu'il faut prier pour lui!

IV LE CAHIER ROUGE

On trouve dans les vieux missels de naïves enluminures, où la Dame des sept douleurs est représentée ayant sur chacune de ses joues une grande ride profonde, cicatrice divine que l'artiste a mise là pour nous dire: «Regardez comme elle a pleuré!…» Cette ride – la ride des larmes – je jure que je l'ai vue sur le visage amaigri de Mme Eyssette, lorsqu'elle revint à Lyon, après avoir enterré son fils.


Pauvre mère, depuis ce jour elle ne voulut plus sourire. Ses robes furent toujours noires, son visage toujours désolé, Dans ses vêtements comme dans son cœur, elle prit le grand deuil, et ne le quitta jamais… Du reste, rien de changé dans la maison Eyssette; ce fut un peu plus lugubre, voilà tout. Le curé de Saint-Nizier dit quelques messes pour le repos de l'âme de l'abbé. On tailla deux vêtements noirs pour les enfants dans une vieille roulière? de leur père, et la vie, la triste vie recommença.


Il y avait déjà quelque temps que notre cher abbé était mort, lorsqu'un soir, à l'heure de nous coucher, je fus étonné de voir Jacques fermer notre chambre à double tour, boucher soigneusement les rainures de la porte, et, cela fait, venir vers moi, d'un grand air de solennité et de mystère.


Il faut vous dire que, depuis son retour du Midi, un singulier changement s'était opéré dans les habitudes de l'ami Jacques. D'abord, ce que peu de personnes voudront croire, Jacques ne pleurait plus, ou presque plus; puis, son fol amour du cartonnage lui avait à peu près passé. Les petits pots de colle allaient encore au feu de temps en temps, mais ce n'était plus avec le même entrain; maintenant, si vous aviez besoin d'un cartable, il fallait vous mettre à genoux pour l'obtenir… Des choses incroyables! un carton à chapeau que Mme Eyssette avait commandé était sur le chantier depuis huit jours… À la maison, on ne s'apercevait de rien; mais moi, je voyais bien que Jacques avait quelque chose. Plusieurs fois, je l'avais surpris dans le magasin, parlant seul et faisant des gestes. La nuit, il ne dormait pas; je l'entendais marmotter entre ses dents, puis subitement sauter à bas du lit et marcher à grands pas dans la chambre… tout cela n'était pas naturel et me faisait peur quand j'y songeais. Il me semblait que Jacques allait devenir fou.


Ce soir-là, quand je le vis fermer à double tour la porte de notre chambre, cette idée de folie me revint dans la tête et j'eus un mouvement d'effroi; mon pauvre Jacques! lui, ne s'en aperçut pas, et prenant gravement une de mes mains dans les siennes:


«Daniel, me dit-il, je vais te confier quelque chose mais il faut me jurer que tu n'en parleras jamais.» Je compris tout de suite que Jacques n'était pas fou.


Je répondis sans hésiter:


«Je te le jure, Jacques.


– Eh bien, tu ne sais pas?…, chut!… Je fais un poème, un grand poème.


– Un poème, Jacques! Tu fais un poème, toi!» Pour toute réponse, Jacques tira de dessous sa veste un énorme cahier rouge qu'il avait cartonné lui-même, et en tête duquel il avait écrit de sa plus belle main:


RELIGION! RELIGION!


Poème en douze chants PAR EYSSETTE (JACQUES)


C'était si grand que j'en eus comme un vertige.


Comprenez-vous cela?… Jacques, mon frère Jacques, un enfant de treize ans, le Jacques des sanglots et des petits pots de colle, faisait: Religion! Religion! poème en douze chants. Et personne ne s'en doutait! et on continuait à l'envoyer chez les marchands d'herbes avec un panier sous le bras! et son père lui criait plus que jamais:


«Jacques, tu es un âne!…» Ah! pauvre cher Eyssette (Jacques)! comme je vous aurais sauté. au cou de bon cœur, si j'avais osé, Mais je n'osai pas… Songez donc!… Religion! Religion! poème en douze chants!… Pourtant la vérité m'oblige à dire que ce poème en douze chants était loin d'être terminé. Je crois même qu'il n'y avait encore de fait que les quatre premiers vers du premier chant; mais vous savez, en ces sortes d'ouvrages la mise en train est toujours ce qu'il y a de plus difficile, et comme disait Eyssette (Jacques) avec beaucoup de raison: «Maintenant que j'ai mes quatre premiers vers, le reste n'est rien; ce n'est qu'une affaire de temps.»


Les voici, ces quatre vers. Les voici tels que je les ai vus ce soir-là, moulés en belle ronde, à la première page du cahier rouge:


Religion! Religion!

Mot sublime! Mystère!

Voix touchante et solitaire.

Compassion! Compassion!


Ne riez pas, cela lui avait coûté beaucoup de mal.


Ce reste qui n'était rien qu'une affaire de temps, jamais Eyssette (Jacques) n'en put venir à bout…


Que voulez-vous? les poèmes ont leurs destinées; il paraît que la destinée de Religion! Religion! poème en douze chants, était de ne pas être en douze chants du tout. Le poète eut beau faire, il n'alla jamais plus loin que les quatre premiers vers. C'était fatal. À la fin, le malheureux garçon, impatienté, envoya son poème au diable et congédia la Muse (on disait encore la Muse en ce temps-là). Le jour même, ses sanglots le reprirent et les petits pots de colle reparurent devant le feu… Et le cahier rouge?… Oh! le cahier rouge, il avait sa destinée aussi, celui-là.


Jacques me dit: «Je te le donne, mets-y ce que tu voudras.» Savez-vous ce que j'y mis, moi?… Mes poésies, parbleu! les poésies du petit Chose. Jacques m'avait donné son mal.


Et maintenant, si le lecteur le veut bien, pendant que le petit Chose est en train de cueillir des rimes, nous allons d'une enjambée franchir quatre ou cinq années de sa vie. J'ai hâte d'arriver à un certain printemps de 18…, dont la maison Eyssette n'a pas encore aujourd'hui perdu le souvenir; on a comme cela des dates dans les familles.


Du reste, ce fragment de ma vie que je passe sous silence, le lecteur ne perdra rien à ne pas le connaître. C'est toujours la même chanson, des larmes et de la misère! les affaires qui ne vont pas, des loyers en retard, des créanciers qui font des scènes, les diamants de la mère vendus, l'argenterie au mont-de-piété, les draps de lit qui ont des trous, les pantalons qui ont des pièces, des privations de toutes sortes, des humiliations de tous les jours, l'éternel «comment ferons-nous demain?», le coup de sonnette insolent des huissiers, le concierge qui sourit quand on passe, et puis les emprunts, et puis les prêts, et puis… et puis…


Nous voilà donc en 18…


Cette année-là, le petit Chose achevait sa philosophie.


C'était, si j'ai bonne mémoire, un jeune garçon très prétentieux, se prenant tout à fait au sérieux comme philosophe et aussi comme poète; du reste pas plus haut qu'une botte et sans un poil de barbe au menton.


Or, un matin que ce grand philosophe de petit Chose se disposait à aller en classe, M. Eyssette père l'appela dans le magasin et, sitôt qu'il le vit entrer, lui fit de sa voix brutale:


«Daniel, jette tes livres, tu ne vas plus au collège.» Ayant dit cela, M. Eyssette père se mit à marcher à grands pas dans le magasin, sans parler. Il paraissait très ému, et le petit Chose aussi, je vous assure…


Après un long moment de silence, M. Eyssette père reprit la parole:


«Mon garçon, dit-il, j'ai une mauvaise nouvelle à t'apprendre, oh! bien mauvaise… nous allons être obligés de nous séparer tous, voici pourquoi.» Ici, un grand sanglot, un sanglot déchirant retentit derrière la porte entrebâillée.


«Jacques, tu es un âne!» cria M. Eyssette sans se retourner, puis il continua:


«Quand nous sommes venus à Lyon, il y a six ans, ruinés par les révolutionnaires, j'espérais, à force de travail, arriver à reconstruire notre fortune; mais le démon s'en mêle! Je n'ai réussi qu'à nous enfoncer jusqu'au cou dans les dettes et dans la misère… À présent, c'est fini, nous sommer embourbés… Pour sortir de là, nous n'avons qu'un parti à prendre, maintenant que vous voilà grandis: vendre le peu qui nous reste et chercher notre vie chacun de notre côté.» Un nouveau sanglot de l'invisible Jacques vint interrompre M. Eyssette; mais il était tellement ému lui-même qu'il ne se fâcha pas. Il fit seulement signe à Daniel de fermer la porte, et, la porte fermée, il reprit:


«Voici donc ce que j'ai décidé: jusqu'à nouvel ordre, ta mère va s'en aller vivre dans le Midi, chez son frère, l'oncle Baptiste. Jacques restera à Lyon; il a trouvé un petit emploi au mont-de-piété, Moi, j'entre commis voyageur à la Société vinicole… Quant à toi, mon pauvre enfant, il va falloir aussi que tu gagnes ta vie… Justement, je reçois une lettre du recteur qui te propose une place de maître d'étude; tiens, lis!» Le petit Chose prit la lettre.


«D'après ce que je vois, dit-il tout en lisant, je n'ai pas de temps à perdre.


– Il faudrait partir demain.


– C'est bien, je partirai…» Là-dessus le petit Chose replia la lettre et la rendit à son père d'une main qui ne tremblait pas. C'était un grand philosophe, comme vous voyez.


À ce moment, Mme Eyssette entra dans le magasin, puis Jacques timidement derrière elle… Tous deux s'approchèrent du petit Chose et l'embrassèrent en silence depuis la veille ils étaient au courant de ce qui se passait, «Qu'on s'occupe de sa malle! fit brusquement M. Eyssette, il part demain matin par le bateau.» Mme Eyssette poussa un gros soupir, Jacques esquissa un sanglot, et tout fut dit.


On commençait à être fait au malheur dans cette maison-là.


Le lendemain de cette journée mémorable, toute la famille accompagna le petit Chose au bateau. Par une coïncidence singulière, c'était le même bateau qui avait amené les Eyssette à Lyon six ans auparavant. Capitaine Géniès, maître coq Montélimart! Naturellement on se rappela le parapluie d'Annou, le perroquet de Robinson, et quelques autres épisodes du débarquement… Ces souvenirs égayèrent un peu ce triste départ, et amenèrent l'ombre d'un sourire sur les lèvres de Mme Eyssette.


Tout à coup la cloche sonna. Il fallait partir.


Le petit Chose, s'arrachant aux étreintes de ses amis, franchit bravement la passerelle.


«Sois sérieux, lui cria son père.


– Ne sois pas malade», dit Mme Eyssette.


Jacques voulait parler, mais il ne put pas; il pleurait trop.


Le petit Chose ne pleurait pas, lui. Comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, c'était un grand philosophe, et positivement les philosophes ne doivent pas s'attendrir…


Et pourtant, Dieu sait s'il les aimait, ces chères créatures qu'il laissait derrière lui, dans le brouillard.


Dieu sait s'il aurait donné volontiers pour elles tout son sang et toute sa chair… Mais que voulez-vous? La joie de quitter Lyon, le mouvement du bateau, l'ivresse du voyage, l'orgueil de se sentir homme homme libre, homme fait, voyageant seul et gagnant sa vie – tout cela grisait le petit Chose et l'empêchait de songer, comme il aurait dû, aux trois êtres chéris qui sanglotaient là-bas, debout sur les quais du Rhône…


Ah! ce n'étaient pas des philosophes, ces trois-là.


D'un œil anxieux et plein de tendresse, ils suivaient la marche asthmatique du navire, et son panache de fumée n'était pas plus gros qu'une hirondelle à l'horizon, qu'ils criaient encore: «Adieu! Adieu!» en faisant des signes. Pendant ce temps, monsieur le philosophe se promenait de long en large sur le pont, les mains dans les poches, la tête au vent. Il sifflotait, crachait très loin, regardait les dames sous le nez, inspectait la manœuvre, marchait des épaules comme un gros homme, se trouvait charmant. Avant qu'on fût seulement à Vienne, il avait appris au maître coq Montélimart et à ses deux marmitons qu'il était dans l'Université et qu'il y gagnait fort bien sa vie… Ces messieurs lui en firent compliment. Cela le rendit très fier.


Une fois, en se promenant d'un bout à l'autre du navire, notre philosophe heurta du pied, à l'avant, près de la grosse cloche, un paquet de cordes sur lequel, à six ans de là, Robinson Crusoé était venu s'asseoir pendant de longues heures, son perroquet entre les jambes. Ce paquet de cordes le fit beaucoup rire et un peu rougir.


«Que je devais être ridicule, pensait-il, de traîner partout avec moi cette grande cage peinte en bleu et ce perroquet fantastique…» Pauvre philosophe! il ne se doutait pas que pendant toute sa vie il était condamné à traîner ainsi ridiculeusement cette cage peinte en bleu, couleur d'illusion, et ce perroquet vert, couleur d'espérance.


Hélas! à l'heure où j'écris ces lignes, le malheureux garçon la porte encore, sa grande cage peinte en bleu. Seulement de jour en jour l'azur des barreaux s'écaille et le perroquet vert est aux trois quarts déplumé, pécaire! Le premier soin du petit Chose, en arrivant dans sa ville natale, fut de se rendre à l'Académie, où logeait M. le recteur.


Ce recteur, ami d'Eyssette père, était un grand beau vieux, alerte et sec, n'ayant rien qui sentît le pédant, ni quoi que ce fût de semblable. Il accueillit Eyssette fils avec une grande bienveillance. Toutefois, quand on l'introduisit dans son cabinet, le brave homme ne put retenir un geste de surprise.


«Ah! mon Dieu! dit-il, comme il est petit!» Le fait est que le petit Chose était ridiculeusement petit; et puis, l'air si jeune, si mauviette.


L'exclamation du recteur lui porta un coup terrible. «Ils ne vont pas vouloir de moi», pensa-t-il. Et tout son corps se mit à trembler.


Heureusement, comme s'il eût deviné ce qui se passait dans cette pauvre petite cervelle, le recteur reprit:


«Approche ici, mon garçon… Nous allons donc faire de toi un maître d'étude… À ton âge, avec cette taille et cette figure-là, le métier te sera plus dur qu'à un autre… Mais enfin, puisqu'il le faut, puisqu'il faut que tu gagnes ta vie, mon cher enfant, nous arrangerons cela pour le mieux… En commençant, on ne te mettra pas dans une grande baraque… Je vais t'envoyer dans un collège communal, à quelques lieues d'ici, à Sarlande, en pleine montagne… Là tu feras ton apprentissage d'homme, tu t'aguerriras au métier, tu grandiras, tu prendras de la barbe; puis le poil venu, nous verrons!» Tout en parlant, M. le recteur écrivait au principal du collège de Sarlande pour lui présenter son protégé. La lettre terminée, il la remit au petit Chose et l'engagea à partir le jour même; là-dessus, il lui donna quelques sages conseils et le congédia d'une tape amicale sur la joue en lui promettant de ne pas le perdre de vue.


Voilà mon petit Chose bien content. Quatre à quatre il dégringole l'escalier séculaire de l'Académie et s'en va d'une haleine retenir sa place pour Sarlande.


La diligence ne part que dans l'après-midi; encore quatre heures à attendre! Le petit Chose en profite pour aller parader au soleil sur l'esplanade et se montrer à ses compatriotes. Ce premier devoir accompli, il songe à prendre quelque nourriture et se met en quête d'un cabaret à portée de son escarcelle…


Juste en face les casernes, il en avise un propret, reluisant, avec une belle enseigne toute neuve:


Au Compagnon du tour de France.


«Voici mon affaire», se dit-il. Et, après quelques minutes d'hésitation – c'est la première fois que le petit Chose entre dans un restaurant – il pousse résolument la porte.


Le cabaret est désert pour le moment. Des murs peints à la chaux…, quelques tables de chêne… Dans un coin de longues cannes de compagnons, à bout de cuivre, ornées de rubans multicolores… Au comptoir, un gros homme qui ronfle, le nez dans un journal.


«Holà! quelqu'un!» dit le petit Chose, en frappant de son poing fermé sur les tables, comme un vieux coureur de tavernes.


Le gros homme du comptoir ne se réveille pas pour si peu; mais du fond de l'arrière-boutique, la cabaretière accourt… En voyant le nouveau client que l'ange Hasard lui amène, elle pousse un grand cri:


«Miséricorde! monsieur Daniel! – Annou! ma vieille Annou!» répond le petit Chose. Et les voilà dans les bras l'un de l'autre.


Eh! mon Dieu, oui, c'est Annou, la vieille Annou, anciennement bonne des Eyssette, maintenant cabaretière, mère des compagnons, mariée à Jean Peyrol, ce gros qui ronfle là-bas dans le comptoir… Et comme elle est heureuse, si vous saviez, cette brave Annou, comme elle est heureuse de revoir M. Daniel! Comme elle l'embrasse! comme elle l'étreint! comme elle l'étouffe! Au milieu de ces effusions, l'homme du comptoir se réveille.


Il s'étonne d'abord un peu du chaleureux accueil que sa femme est en train de faire à ce jeune inconnu; mais quand on lui apprend que ce jeune inconnu est M. Daniel Eyssette en personne, Jean Peyrol devient rouge de plaisir et s'empresse autour de son illustre visiteur.


«Avez-vous déjeuné, monsieur Daniel?


– Ma foi! non, mon bon Peyrol…; c'est précisément ce qui m'a fait entrer ici.» Justice divine!… M. Daniel n'a pas déjeuné!… La vieille Annou court à sa cuisine; Jean Peyrol se précipite à la cave, – une fière cave, au dire des compagnons.


En un tour de main, le couvert est mis, la table est parée, le petit Chose n'a qu'à s'asseoir et à fonctionner… À sa gauche, Annou lui taille des mouillettes pour ses œufs, des œufs du matin, blancs, crémeux, duvetés… À sa droite Jean Peyrol lui verse un vieux Châteauneuf-du-Pape, qui semble une poignée de rubis jetée au fond de son verre, Le petit Chose est très heureux, il boit comme un templier mange comme un hospitalier, et trouve encore moyen de raconter, entre deux coups de dents, qu'il vient d'entrer dans l'Université, ce qui le met à même de gagner honorablement sa vie. Il faut voir de quel air il dit cela: gagner honorablement sa vie! – La vieille Annou s'en pâme d'admiration.


L'enthousiasme de Jean Peyrol est moins vif. Il trouve tout simple que M. Daniel gagne sa vie, puisqu'il est en état de la gagner. À l'âge de M. Daniel, lui, Jean Peyrol, courait le monde depuis déjà quatre ou cinq ans, et ne coûtait plus un liard à la maison, au contraire…


Bien entendu, le digne cabaretier garde ses réflexions pour lui seul. Oser comparer Jean Peyrol à Daniel Eyssette!… Annou ne le souffrirait pas.


En attendant, le petit Chose va son train. Il parle, il boit, il mange, il s'anime; ses yeux brillent, sa joue s'allume. Holà! maître Peyrol, qu'on aille chercher des verres; le petit Chose va trinquer… Jean Peyrol apporte des verres et on trinque… d'abord à Mme Eyssette, ensuite à M. Eyssette, puis à Jacques, à Daniel, à la vieille Annou, au mari d'Annou, à l'Université… à quoi encore?…


Deux heures se passent ainsi en libations et en bavardages. On cause du passé couleur de deuil, de l'avenir couleur de rose. On se rappelle la fabrique, Lyon, la rue Lanterne, ce pauvre abbé qu'on aimait tant.


Tout à coup le petit Chose se lève pour partir…


«Déjà», dit tristement la vieille Annou, Le petit Chose s'excuse; il a quelqu'un de la ville à voir avant de s'en aller, une visite très importante…


Quel dommage! on était si bien!… On avait tant de choses à se raconter encore!… Enfin, puisqu'il le faut, puisque M. Daniel a quelqu'un de la ville à voir, ses amis du Tour de France ne veulent pas le retenir plus longtemps… «Bon voyage, monsieur Daniel! Dieu vous conduise, notre cher maître!» Et jusqu'au milieu de la rue, Jean Peyrol et sa femme l'accompagnent de leurs bénédictions. Or, savez-vous quel est ce quelqu'un de la ville que le petit Chose veut voir avant de partir?


C'est la fabrique, cette fabrique qu'il aimait tant et qu'il a tant pleurée!… c'est le jardin, les ateliers, les grands platanes, tous les amis de son enfance, toutes ses joies du premier jour… Que voulez-vous?


Le cœur de l'homme a de ces faiblesses; il aime ce qu'il peut, même du bois, même des pierres, même une fabrique… D'ailleurs, l'histoire est là pour vous dire que le vieux Robinson, de retour en Angleterre, reprit la mer, et fit je ne sais combien de mille lieues pour revoir son île déserte.


Il n'est donc pas étonnant que, pour revoir la sienne, le petit Chose fasse quelques pas.


Déjà les grands platanes, dont la tête empanachée regarde par-dessus les maisons, ont reconnu leur ancien ami qui vient vers eux à toutes jambes. De loin ils lui font signe et se penchent les uns vers les autres, comme pour se dire: voilà Daniel Eyssette! Daniel Eyssette est de retour!


Et lui se dépêche, se dépêche; mais, arrivé devant la fabrique, il s'arrête stupéfait.


De grandes murailles grises sans un bout de laurier-rose ou de grenadier qui dépasse… Plus de fenêtres, des lucarnes; plus d'ateliers, une chapelle. Au-dessus de la porte, une grosse croix de grès rouge avec un peu de latin autour!…


O douleur! la fabrique n'est plus la fabrique; c'est un couvent de carmélites, où les hommes n'entrent jamais.

V GAGNE TA VIE

SARLANDE est une petite ville des Cévennes, bâtie au fond d'une étroite vallée que la montagne enserre de partout comme un grand mur. Quand le soleil y donne, c'est une fournaise; quand la tramontane souffle, une glacière…


Le soir de mon arrivée, la tramontane faisait rage depuis le matin; et quoiqu'on fût au printemps, le petit Chose, perché sur le haut de la diligence, sentit, en entrant dans la ville, le froid le saisir jusqu'au cœur.


Les rues étaient noires et désertes… Sur la place d'armes, quelques personnes attendaient la voiture, en se promenant de long en large devant le bureau mal éclairé.


À peine descendu de mon impériale, je me fis conduire au collège, sans perdre une minute. J'avais hâte d'entrer en fonctions.


Le collège n'était pas loin de la place; après m'avoir fait traverser deux ou trois larges rues silencieuses, l'homme qui portait ma malle s'arrêta devant une grande maison, où tout semblait mort depuis des années.


«C'est ici», dit-il, en soulevant l'énorme marteau de la porte…


Le marteau retomba lourdement, lourdement… la porte s'ouvrit d'elle-même… Nous entrâmes.


J'attendis un moment sous le porche, dans l'ombre. L'homme posa sa malle par terre, je le payai, et il s'en alla bien vite… Derrière lui, l'énorme porte se referma lourdement, lourdement… Bientôt après, un portier somnolent, tenant à la main une grosse lanterne, s'approcha de moi.


«Vous êtes sans doute un nouveau?» me dit-il d'un air endormi.


Il me prenait pour un élève…


«Je ne suis pas un élève du tout. Je viens ici comme maître d'étude; conduisez-moi chez le principal…» Le portier parut surpris; il souleva sa casquette et m'engagea à entrer une minute dans la loge. Pour le quart d'heure, M. le principal était à l'église, avec les enfants. On me mènerait chez lui dès que la prière du soir serait terminée, Dans la loge, on achevait de souper. Un grand beau gaillard à moustaches blondes dégustait un verre d'eau-de-vie aux côtés d'une petite femme maigre, souffreteuse, jaune comme un coing et emmitouflée jusqu'aux oreilles dans un châle fané.


«Qu'est-ce donc, monsieur Cassagne? demanda l'homme aux moustaches.


– C'est le nouveau maître d'étude, répondit le concierge en me désignant… Monsieur est si petit que je l'avais d'abord pris pour un élève.


– Le fait est, dit l'homme aux moustaches, en me regardant par-dessus son verre, que nous avons ici des élèves plus grands et même plus âgés que monsieur… Veillon l'aîné, par exemple.


– Et Crouzat, ajouta le concierge.


– Et Soubeyrol…», fit la femme.


Là-dessus, ils se mirent à parler entre eux à voix basse le nez dans leur vilaine eau-de-vie et me dévisageant du coin de l'œil… Au-dehors on entendait la tramontane qui ronflait et les voix criardes des élèves récitant les litanies à la chapelle.


Tout à coup une cloche sonna; un grand bruit de pas se fit dans les vestibules.


«La prière est finie, me dit M. Cassagne en se levant; montons chez le principal.» Il prit sa lanterne, et je le suivis.


Le collège me sembla immense… D'interminables corridors, de grands porches, de larges escaliers avec des rampes de fer ouvragé…, tout cela vieux, noir, enfumé… Le portier m'apprit qu'avant 89 la maison était une école de marine, et qu'elle avait compté jusqu'à huit cents élèves, tous de la plus grande noblesse.


Comme il achevait de me donner ces précieux renseignements, nous arrivions devant le cabinet du principal… M. Cassagne poussa doucement une double porte matelassée, et frappa deux fois contre la boiserie.


Une voix répondit: «Entrez!» Nous entrâmes.


C'était un cabinet de travail très vaste, à tapisserie verte. Tout au fond, devant une longue table, le principal écrivait à la lueur pâle d'une lampe dont l'abat-jour était complètement baissé.


«Monsieur le principal, dit le portier en me poussant devant lui, voilà le nouveau maître qui vient pour remplacer M. Serrières.


– C'est bien», fit le principal sans se déranger.


Le portier s'inclina et sortit. Je restai debout au milieu de la pièce, en tortillant mon chapeau entre mes doigts.


Quand il eut fini d'écrire, le principal se tourna vers moi, et je pus examiner à mon aise sa petite face pâlotte et sèche, éclairée par deux yeux froids, sans couleur. Lui, de son côté, releva, pour mieux me voir, l'abat-jour de la lampe et accrocha un lorgnon à son nez.


«Mais c'est un enfant! s'écria-t-il en bondissant sur son fauteuil. Que veut-on que je fasse d'un enfant!» Pour le coup le petit Chose eut une peur terrible; il se voyait déjà dans la rue, sans ressources… Il eut à peine la force de balbutier deux ou trois mots et de remettre au principal la lettre d'introduction qu'il avait pour lui. Le principal prit la lettre, la lut, la relut, la plia, la déplia, la relut encore, puis il finit par me dire que, grâce à la recommandation toute particulière du recteur et à l'honorabilité de ma famille; il consentait à me prendre chez lui, bien que ma grande jeunesse lui fît peur. Il entama ensuite de longues déclamations sur la gravité de mes nouveaux devoirs; mais je ne l'écoutais plus. Pour moi, l'essentiel était qu'on ne me renvoyât pas; j'étais heureux, follement heureux. J'aurais voulu que M. le principal eût mille mains et les lui embrasser toutes.


Un formidable bruit de ferraille m'arrêta dans mes effusions. Je me retournai vivement et me trouvai en face d'un long personnage, à favoris rouges, qui venait d'entrer dans le cabinet sans qu'on J'eût entendu: c'était le surveillant général.


Sa tête penchée sur l'épaule, à l'Ecce homo, il me regardait avec le plus doux des sourires, en secouant un trousseau de clefs de toutes dimensions, suspendu à son index. Le sourire m'aurait prévenu en sa faveur, mais les clefs grinçaient avec un bruit terrible – frinc! frinc! frinc! – qui me fit peur.


«Monsieur Viot, dit le principal, voici le remplaçant de M. Serrières qui nous arrive.»


M. Viot s'inclina et me sourit le plus doucement du monde. Ses clefs, au contraire, s'agitèrent d'un air ironique et méchant comme pour dire: «Ce petit homme-là remplacer M. Serrières! allons donc! allons donc!» Le principal comprit aussi bien que moi ce que les clefs venaient de dire, et ajouta avec un soupir:


«Je sais qu'en perdant M. Serrières, nous faisons une perte presque irréparable (ici les clefs poussèrent un véritable sanglot…): mais je suis sûr que si M. Viot veut bien prendre le nouveau maître sous sa tutelle spéciale, et lui inculquer ses précieuses idées sur l'enseignement, l'ordre et la discipline de la maison n'auront pas trop à souffrir du départ de M. Serrières.


Toujours souriant et doux, M. Viot répondit que sa bienveillance m'était acquise et qu'il m'aiderait volontiers de ses conseils; mais les clefs n'étaient pas bienveillantes, elles. Il fallait les entendre s'agiter et grincer avec frénésie; «Si tu bouges, petit drôle, gare à toi.» «Monsieur Eyssette, conclut le principal, vous pouvez vous retirer. Pour ce soir encore, il faudra que vous couchiez à l'hôtel… Soyez ici demain à huit heures… Allez…» Et il me congédia d'un geste digne.


M. Viot, plus souriant et plus doux que jamais, m'accompagna jusqu'à la porte; mais, avant de me quitter, il me glissa dans la main un petit cahier.


«C'est le règlement de la maison, me dit-il. Lisez et méditez…».


Puis il ouvrit la porte et la referma sur moi, en agitant ses clefs d'une façon… frinc! frinc! frinc! Ces messieurs avaient oublié de m'éclairer… J'errai un moment parmi les grands corridors tout noirs, tâtant les murs pour essayer de retrouver mon chemin. De loin en loin, un peu de lune entrait par le grillage d'une fenêtre haute et m'aidait à m'orienter. Tout à coup, dans la nuit des galeries, un point lumineux brilla, venant à ma rencontre… Je fis encore quelques pas; la lumière grandit, s'approcha de moi, passa à mes côtés, s'éloigna, disparut. Ce fut. comme une vision; mais, si rapide qu'elle eût été, je pus en saisir les moindres détails.


Figurez-vous deux femmes, non, deux ombres…


L'une vieille, ridée, ratatinée, pliée en deux, avec d'énormes lunettes qui lui cachaient la moitié du visage; l'autre, jeune, svelte, un peu grêle comme tous les fantômes, mais ayant – ce que les fantômes n'ont pas en général – une paire d'yeux, très grands et si noirs, si noirs… La vieille tenait à la main une petite lampe de cuivre; les yeux noirs, eux, ne portaient rien… Les deux ombres passèrent près de moi, rapides, silencieuses, sans me voir, et depuis longtemps elles avaient disparu que j'étais encore debout, à la même place, sous une double impression de charme et de terreur, Je repris ma route à tâtons, mais le cœur me battait bien fort, et j'avais toujours devant moi, dans l'ombre, l'horrible fée aux lunettes marchant à côté des yeux noirs…


Il s'agissait cependant de découvrir uni gîte pour la nuit; ce n'était pas une mince affaire. Heureusement, l'homme aux moustaches, que je trouvai fumant sa pipe devant la loge du portier, se mit tout de suite à ma disposition et me proposa de me conduire dans un bon petit hôtel point trop cher, où je serais servi comme un prince. Vous pensez si j'acceptai de bon cœur.


Cet homme à moustaches avait l'air très bon enfant; chemin faisant, j'appris qu'il s'appelait Roger, qu'il était professeur de danse, d'équitation, d'escrime et de gymnastique au collège de Sarlande, et qu'il avait servi longtemps dans les chasseurs d'Afrique. Ceci acheva de me le rendre sympathique.


Les enfants sont toujours portés à aimer les soldats.


Nous nous séparâmes à la porte de l'hôtel avec force poignées de main, et la promesse formelle de devenir une paire d'amis.


Et maintenant, lecteur, un aveu me reste à te faire.


Quand le petit Chose se trouva seul dans cette chambre froide, devant ce lit d'auberge inconnu et banal, loin de ceux qu'il aimait, son cœur éclata, et ce grand philosophe pleura comme un enfant. La vie l'épouvantait à présent; il se sentait faible et désarmé devant elle, et il pleurait, il pleurait… Tout à coup, au milieu de ses larmes, l'image des siens passa devant ses yeux; il vit la maison déserte, la famille dispersée, la mère ici, le père là-bas… Plus de toit! plus de foyer! et alors, oubliant sa propre détresse pour ne songer qu'à la misère commune, le petit Chose prit une grande et belle résolution: celle de reconstituer la maison Eyssette et de reconstruire le foyer à lui tout seul. Puis, fier d'avoir trouvé ce noble but à sa vie, il essuya ces larmes indignes d'un homme, d'un reconstructeur de foyer, et sans perdre une minute, entama la lecture du règlement de M. Viot, pour se mettre au courant de ses nouveaux devoirs.


Ce règlement, recopié avec amour de la propre main de M. Viot, son auteur, était un véritable traité, divisé méthodiquement en trois parties! 1° Devoirs du maître d'étude envers ses supérieurs; 2° Devoirs du maître d'étude envers ses collègues; 3° Devoirs du maître d'étude envers les élèves.


Tous les cas y étaient prévus, depuis le carreau brisé jusqu'aux deux mains qui se lèvent en même temps à l'étude; tous les détails de la vie des maîtres y étaient consignés, depuis le chiffre de leurs appointements jusqu'à la demi-bouteille de vin à laquelle ils avaient droit à chaque repas.


Le règlement se terminait par une belle pièce d'éloquence, un discours sur l'utilité du règlement lui-même; mais, malgré son respect pour l'œuvre de M. Viot, le petit Chose n'eut pas la force d'aller jusqu'au bout, et – juste au plus beau passage du discours – il s'endormit…


Cette nuit-là, je dormis mal. Mille rêves fantastiques troublèrent mon sommeil… Tantôt, c'était les terribles clefs de M. Viot que je croyais entendre, frinc! frinc! frinc! ou bien la fée aux lunettes qui venait s'asseoir à mon chevet et qui me réveillait en sursaut; d'autres fois aussi les yeux noirs – oh! comme ils étaient noirs! – s'installaient au pied de mon lit, me regardant avec une étrange obstination…


Le lendemain, à huit heures, j'arrivai au collège.


M. Viot, debout sur la porte, son trousseau de clefs à la main, surveillait l'entrée des externes. Il m'accueillit avec son plus doux sourire.


«Attendez sous le porche, me dit-il, quand les élèves seront rentrés, je vous présenterai à vos collègues.» J'attendis sous le porche, me promenant de long en large, saluant jusqu'à terre MM. les professeurs qui accouraient, essoufflés. Un seul de ces messieurs me rendit mon salut; c'était un prêtre, le professeur de philosophie, «un original» me dit M. Viot… Je l'aimai tout de suite, cet original-là.


La cloche sonna. Les classes se remplirent… Quatre ou cinq grands garçons de vingt-cinq à trente ans, mal vêtus, figures communes, arrivèrent en gambadant et s'arrêtèrent interdits à l'aspect de M. Viot.


«Messieurs, leur dit le surveillant général en me désignant, voici M. Daniel Eyssette, votre nouveau collègue.» Ayant dit, il fit une longue révérence et se retira, toujours souriant, toujours la tête sur l'épaule, et toujours agitant les horribles clefs.


Mes collègues et moi nous nous regardâmes un moment en silence.


Le plus grand et le plus gros d'entre eux prit le premier la parole: c'était M. Serrières, le fameux Serrières, que j'allais remplacer.


«Parbleu! s'écria-t-il d'un ton joyeux, c'est bien le cas de dire que les maîtres se suivent, mais ne se ressemblent pas.» Ceci était une allusion à la prodigieuse différence de taille qui existait entre nous. Où en rit beaucoup, beaucoup, moi le premier; mais je vous assure qu'à ce moment-là, le petit Chose aurait volontiers vendu son âme au diable pour avoir seulement quelques pouces de plus.


«Ça ne fait rien, ajouta le gros Serrières en me tendant la main; quoiqu'on ne soit pas bâti pour passer sous la même toise, on peut tout de même vider quelques flacons ensemble. Venez avec nous, collègue…, je paie un punch d'adieu au café Barbette; je veux que vous en soyez…, on fera connaissance en trinquant.» Sans me laisser le temps de répondre, il prit mon bras sous le sien et m'entraîna dehors.


Le café Barbette, où mes nouveaux collègues me menèrent, était situé sur la place d'armes. Les sous-officiers de la garnison le fréquentaient, et ce qui frappait en y entrant, c'était la quantité de shakos et de ceinturons pendus aux patères…


Ce jour-là, le départ de Serrières et son punch d'adieu avaient attiré le ban et l'arrière-ban des habitués… Les sous-officiers auxquels Serrières me présenta en arrivant, m'accueillirent avec beaucoup de cordialité. À vrai dire, pourtant, l'arrivée du petit Chose ne fit pas grande sensation, et je fus bien vite oublié, dans le coin de la salle où je m'étais réfugié timidement… Pendant que les verres se remplissaient, le gros Serrières vint s'asseoir à côté de moi; il avait quitté sa redingote et tenait aux dents une longue pipe de terre sur laquelle son nom était en lettres de porcelaine. Tous les maîtres d'étude avaient, au café Barbette, une pipe comme cela.


«Eh bien, collègue, me dit le gros Serrières, vous voyez qu'il y a encore de bons moments dans le métier… En somme, vous êtes bien tombé en venant à Sarlande pour votre début. D'abord l'absinthe du café Barbette est excellente et puis, là-bas, à la boîte, vous ne serez pas trop mal.» La boîte, c'était le collège.


«Vous allez avoir l'étude des petits, des gamins qu'on mène à la baguette. Il faut voir comme je les ai dressés! Le principal n'est pas méchant; les collègues sont de bons garçons: il n'y a que la vieille et le père Viot…


– Quelle vieille? demandai-je en tressaillant.


– Oh! vous la connaîtrez bientôt. À toute heure du jour et de la nuit, on la rencontre rôdant par le collège, avec une énorme paire de lunettes… C'est une tante du principal, et elle remplit ici les fonctions d'économe. Ah! la coquine! si nous ne mourons pas de faim, ce n'est pas de sa faute.» Au signalement que me donnait Serrières, j'avais reconnu la fée aux lunettes et malgré moi je me sentais rougir. Dix fois, je fus sur le point d'interrompre mon collège et de lui demander: «Et les yeux noirs?» Mais je n'osai pas. Parler des yeux noirs au café Barbette! '.


En attendant, le punch circulait, les verres vides s'emplissaient, les verres remplis se vidaient; c'était des toasts, des oh! oh! des ah! ah! des queues de billard en!.'air, des bousculades, de gros rires, des calembours, des confidences…


Peu à peu, le petit Chose se sentit moins timide. Il avait quitté son encoignure et se promenait par le café, parlant haut, le verre à la main.


À cette heure, les sous-officiers étaient ses amis; il raconta effrontément à l'un d'eux qu'il appartenait à une famille très riche et qu'à la suite de quelques folies de jeune homme, on l'avait chassé de la maison paternelle; il s'était fait maître d'étude pour vivre mais il ne pensait pas rester au collège longtemps…


Vous comprenez, avec une famille tellement riche!…


Ah! si ceux de Lyon avaient pu l'entendre à ce moment-là.


Ce que c'est que de nous, pourtant! Quand on sut au café Barbette, que j'étais un fils de famille en rupture de ban, un polisson, un mauvais drôle, et non point, comme on aurait pu le croire, un pauvre garçon condamné par la misère à la pédagogie, tout le monde me regarda d'un meilleur œil. Les plus anciens sous-officiers ne dédaignèrent pas de m'adresser la parole; on alla même plus loin: au moment de partir, Roger, le maître d'armes, mon ami de la veille, se leva et porta un toast à Daniel Eyssette. Vous pensez si le petit Chose fut fier. Le toast à Daniel Eyssette donna le signal du départ. Il était dix heures moins le quart, c'est-à-dire l'heure de retourner au collège.


L'homme aux clefs nous attendait sur la porte.


«Monsieur Serrières, dit-il à mon gros collègue que le punch d'adieu faisait trébucher, vous allez, pour la dernière fois, conduire vos élèves à l'étude; dès qu'ils seront entrés, M. le principal et moi nous viendrons installer le nouveau maître.» En effet, quelques minutes après, le principal M. Viot et le nouveau maître faisaient leur entrée solennelle à l'étude.


Tout le monde se leva.


Le principal me présenta aux élèves en un discours un peu long, mais plein de dignité; puis il se retira suivi du gros Serrières que le punch d'adieu tourmentait de plus en plus. M. Viot resta le dernier. Il ne prononça pas de discours, mais ses clefs, frinc! frinc! frinc! parlèrent pour lui d'une façon si terrible, frinc! frinc! frinc! si menaçante, que toutes les têtes se cachèrent sous les couvercles des pupitres et que le nouveau maître lui-même n'était pas rassuré.


Aussitôt que les terribles clefs furent dehors, un tas de figures malicieuses sortirent de derrière les pupitres; toutes les barbes de plumes se portèrent aux lèvres, tous ces petits yeux brillants, moqueurs, effarés, se fixèrent sur moi, tandis qu'un long chuchotement courait de table en table.


Un peu troublé, je gravis lentement les degrés de ma chaire; j'essayai de promener un regard féroce autour de moi, puis, enflant ma voix, je criai entre deux grands coups secs frappés sur la table:


«Travaillons, messieurs, travaillons!» C'est ainsi que le petit Chose commença sa première étude.

VI LES PETITS

CEUX-LA n'étaient pas méchants; c'étaient les autres.


Ceux-là ne me firent jamais de mal, et moi je les aimais bien, parce qu'ils ne sentaient pas encore le collège et qu'on lisait toute leur âme dans leurs yeux.


Je ne les punissais jamais: À quoi bon? Est-ce qu'on punit les oiseaux?… Quand ils pépiaient trop haut, je n'avais qu'à crier: «Silence!» Aussitôt ma volière se taisait – au moins pour cinq minutes.


Le plus âgé de l'étude avait onze ans. Onze ans, je vous demande! Et le gros Serrières qui se vantait de les mener à la baguette!…


Moi, je ne les menai pas à la baguette. J'essayai d'être toujours bon, voilà tout.


Quelquefois, quand ils avaient été bien sages, je leur racontais une histoire… Une histoire!… Quel bonheur! Vite, vite, on pliait les cahiers, on fermait les livres; encriers, règles, porte-plume, on jetait tout pêle-mêle au fond des pupitres; puis, les bras croisés sur la table, on ouvrait de grands yeux et on écoutait. J'avais composé à leur intention cinq ou six petits contes fantastiques: les Débuts d'une cigale, les Infortunes de Jean Lapin, etc. Alors, comme aujourd'hui, le bonhomme La Fontaine était mon saint de prédilection dans le calendrier littéraire, et mes romans ne faisaient que commenter ses fables; seulement j'y mêlais de ma propre histoire. Il y avait toujours un pauvre grillon obligé de gagner sa vie comme le petit Chose, des bêtes à bon Dieu qui cartonnaient en sanglotant, comme Eyssette (Jacques).


Cela amusait beaucoup mes petits, et moi aussi cela m'amusait beaucoup. Malheureusement, M. Viot n'entendait pas qu'on s'amusât de la sorte.


Trois ou quatre fois par semaine, le terrible homme aux clefs faisait une tournée d'inspection dans le collège, pour voir si tout s'y passait selon le règlement… Or, un de ces jours-là, il arriva dans notre étude juste au moment le plus pathétique de l'histoire de Jean Lapin. En voyant entrer M. Viot toute l'étude tressauta. Les petits, effarés, se regardèrent. Le narrateur s'arrêta court, Jean Lapin, interdit, resta une patte en l'air, en dressant de frayeur ses grandes oreilles.


Debout devant ma chaire, le souriant M. Viot promenait un long regard d'étonnement sur les pupitres dégarnis. Il ne parlait pas, mais ses clefs s'agitaient d'un air féroce: «Frinc! frinc! frinc! tas de drôles, on ne travaille donc plus ici!» J'essayai tout tremblant d'apaiser les terribles clefs.


«Ces messieurs ont beaucoup travaillé, ces jours-ci, balbutiai-je… J'ai voulu les récompenser en leur racontant une petite histoire.»


M. Viot ne me répondit pas. Il s'inclina en souriant, fit gronder ses clefs une dernière fois et sortit!. Le soir, à la récréation de quatre heures, il vint vers moi, et me remit, toujours souriant, toujours muet, le cahier du règlement ouvert à la page 12: Devoirs du maître envers les élèves.


Je compris qu'il ne fallait plus raconter d'histoires et je n'en racontai plus jamais.


Pendant quelques jours, mes petits furent inconsolables. Jean Lapin leur manquait, et cela me crevait le cœur de ne pouvoir le leur rendre. Je les aimais tant, si vous saviez, ces gamins-là! Jamais nous ne nous quittions… Le collège était divisé en trois quartiers très distincts: les grands, les moyens, les petits; chaque quartier avait sa cour, son dortoir, son étude. Mes petits étaient donc à moi, bien à moi.


Il me semblait que j'avais trente-cinq enfants.


À part ceux-là, pas un ami. M. Viot avait beau me sourire, me prendre par le bras aux récréations, me donner des conseils au sujet du règlement, je ne l'aimais pas, je ne pouvais pas l'aimer; ses clefs me faisaient trop peur. Le principal, je ne le voyais jamais. Les professeurs méprisaient le petit Chose et le regardaient du haut de leur toque. Quant à mes collègues, la sympathie que l'homme aux clefs paraissait me témoigner me les avait aliénés; d'ailleurs, depuis ma présentation aux sous-officiers, je n'étais plus retourné au café Barbette, et ces braves gens ne me le pardonnaient pas.


Il n'y avait pas jusqu'au portier Cassagne et au maître d'armes Roger qui ne fussent pas contre moi.


Le maître d'armes surtout semblait m'en vouloir terriblement. Quand je passais à côté de lui, il frisait sa moustache d'un air féroce et roulait de gros yeux, comme s'il eût voulu sabrer un cent d'Arabes. Une fois il dit très haut à Cassagne, en me regardant, qu'il n'aimait pas les espions. Cassagne ne répondit pas; mais je vis bien à son air qu'il ne les aimait pas non plus… De quels espions s'agissait-il?… Cela me fit beaucoup penser.


Devant cette antipathie universelle, j'avais pris bravement mon parti. Le maître des moyens partageait avec moi une petite chambre, au troisième étage, sous les combles; c'est là que je me réfugiais pendant les heures de classe. Comme, mon collègue passait tout son temps au café Barbette, la chambre m'appartenait; c'était ma chambre, mon chez moi.


À peine rentré, je m'enfermais à double tour, je traînais ma malle – il n'y avait pas de chaise dans ma chambre – devant un vieux bureau criblé de taches d'encre et d'inscriptions au canif, j'étalais dessus tous mes livres, et à l'ouvrage.


Alors on était au printemps…, Quand je levais la tête, je voyais le ciel tout bleu et les grands arbres de la cour déjà couverts de feuilles. Au-dehors pas de bruit. De temps en temps la voix monotone d'un élève récitant sa leçon, une exclamation de professeur en colère, une querelle sous le feuillage entre moineaux…;. puis, tout rentrait dans le silence, le collège avait l'air de dormir.


Le petit Chose, lui, ne dormait pas. Il ne rêvait pas même, ce qui est une adorable façon de dormir. Il travaillait, travaillait sans relâche, se bourrant de grec et de latin à se faire sauter la cervelle.


Quelquefois, au plein cœur de son aride besogne, un doigt mystérieux frappait à la porte.


«Qui est là?


– C'est moi, la Muse, ton ancienne amie, la femme du cahier rouge, ouvre-moi vite, petit Chose.» Mais le petit Chose se gardait d'ouvrir. Il s'agissait bien de la Muse, ma foi! Au diable le cahier rouge! L'important pour le quart d'heure était de faire beaucoup de thèmes grecs, de passer licencié, d'être nommé professeur, et de reconstruire au plus vite un beau foyer tout neuf pour la famille Eyssette.


Cette pensée que je travaillais pour la famille me donnait un grand coulage et me rendait la vie plus douce. Ma chambre elle-même en était embellie…


Oh! mansarde, chère mansarde, quelles belles heures j'ai passées entre tes quatre murs! Comme j'y travaillais bien! Comme je m'y sentais brave!…


Si j'avais quelques bonnes heures, j'en avais de mauvaises aussi. Deux fois par semaine, le dimanche et le jeudi, il fallait mener les enfants en promenade.


Cette promenade était un supplice pour moi.


D'habitude nous allions à la Prairie, une grande pelouse qui s'étend comme un tapis au pied de la montagne, à une demi-lieue de la ville. Quelques gros châtaigniers, trois ou quatre guinguettes peintes en jaune, une source vive courant dans le vert, faisaient l'endroit charmant et gai pour l'œil… Les trois études s'y rendaient séparément; une fois là, on les réunissait sous la surveillance d'un seul maître qui était toujours moi. Mes deux collègues allaient se faire régaler par des grands dans les guinguettes voisines, et, comme on ne m'invitait jamais, je restais pour garder les élèves… Un dur métier dans ce bel endroit! Il aurait fait si bon s'étendre sur cette herbe verte, dans l'ombre des châtaigniers, et se griser de serpolet, en écoutant chanter la petite source!… Au lieu de cela, il fallait surveiller, crier, punir… J'avais tout le collège sur les bras. C'était terrible…


Mais le plus terrible encore, ce n'était pas de surveiller les élèves à la Prairie, c'était de traverser la ville avec ma division, la division des petits. Les autres divisions emboîtaient le pas à merveille et sonnaient des talons comme de vieux grognards! cela sentait la discipline et le tambour. Mes petits, eux, n'entendaient rien à toutes ces belles choses.


Ils n'allaient pas en rang, se tenaient par la main et jacassaient le long de la route. J'avais beau leur crier: «Gardez vos distances!» ils ne me comprenaient pas et marchaient tout de travers.


J'étais assez content de ma tête de colonne. J'y mettais les plus grands, les plus sérieux, ceux qui portaient la tunique; mais à la queue, quel gâchis! quel désordre! Une marmaille folle, des cheveux ébouriffés, des mains sales, des culottes. en lambeaux! Je n'osais pas les regarder.


Desinit in piscem, me disait à ce sujet le souriant M. Viot, homme d'esprit à ses heures. Le fait est que ma queue de colonne avait une triste mine.


Comprenez-vous mon désespoir de me montrer dans les rues de Sarlande en pareil équipage, et le dimanche, surtout! Les cloches carillonnaient, les rues étaient pleines de monde. On rencontrait des pensionnats de demoiselles qui allaient à vêpres, des modistes en bonnet rose, des élégants en pantalon gris perle. Il fallait traverser tout cela avec un habit râpé et une division ridicule. Quelle honte!…


Parmi tous ces diablotins ébouriffés que je promenais deux fois par semaine dans la ville, il y en avait un surtout, un demi-pensionnaire, qui me, désespérait par sa laideur et sa mauvaise tenue.


Imaginez un horrible petit avorton, si petit que c'en était ridicule; avec cela disgracieux, sale, mal peigné, mal vêtu, sentant le ruisseau, et, pour que rien ne lui manquât, affreusement bancal.


Jamais pareil élève, s'il est permis toutefois de donner à ça le nom d'élève, ne figura sur les feuilles d'inscription de l'Université. C'était à déshonorer un collège.


Pour ma part, je l'avais pris en aversion; et quand je le voyais, les jours de promenade, se dandiner à la queue de la colonne avec la grâce d'un jeune canard, il me venait des envies furieuses de le chasser à grands coups de botte pour l'honneur de ma division.


Bamban – nous l'avions surnommé Bamban à cause de sa démarche plus qu'irrégulière – Bamban était loin d'appartenir à une famille aristocratique.


Cela se voyait sans peine à ses manières, à ses façons de dire et surtout aux belles relations qu'il avait dans le pays.


Tous les gamins de Sarlande étaient ses amis.


Grâce à lui, quand nous sortions, nous avions toujours à nos trousses une nuée de polissons qui faisaient la roue sur nos derrières, appelaient Bamban par son nom, le montraient du doigt, lui jetaient des peaux de châtaignes, et mille autres bonnes singeries. Mes petits s'en amusaient beaucoup, mais moi, je ne riais pas, et j'adressais chaque semaine au principal un rapport circonstancié sur l'élève Bamban et les nombreux désordres que sa présence entraînait.


Malheureusement mes rapports restaient sans réponse et j'étais toujours obligé de me montrer dans les rues en compagnie de M. Bamban, plus sale et plus bancal que jamais.


Un dimanche entre autres, un beau dimanche de fête et de grand soleil, il m'arriva pour la promenade dans un état de toilette tel que nous en fûmes tous épouvantés. Vous n'avez jamais rien rêvé de semblable. Des mains noires, des souliers sans cordon, de la boue jusque dans les cheveux, presque plus de culotte… un monstre. Le plus risible, c'est qu'évidemment on l'avait fait très beau, ce jour là, avant de me l'envoyer. Sa tête, mieux peignée qu'à l'ordinaire, était encore roide de pommade, et le nœud de cravate avait je ne sais quoi qui sentait les doigts maternels. Mais il y a tant de ruisseaux avant d'arriver au collège!…


Bamban s'était roulé dans tous.


Quand je le vis prendre son rang parmi les autres, paisible et souriant comme si de rien n'était, j'eus un mouvement d'horreur et d'indignation.


Je lui criai: «Va-t'en!» Bamban pensa que je plaisantais et continua de sourire. Il se croyait très beau, ce jour-là! Je lui criai de nouveau: «Va-t'en! va-t'en!» Il me regarda d'un air triste et soumis, son œil suppliait; mais je fus inexorable et la division s'ébranla, le laissant seul, immobile au milieu de la rue.


Je me croyais délivré de lui pour toute la journée, lorsqu'au sortir de la ville des rires et des chuchotements à mon arrière-garde me firent retourner la tête.


À quatre ou cinq pas derrière nous, Bamban suivait la promenade gravement. «Doublez le pas», dis-je aux deux premiers.


Les élèves comprirent qu'il s'agissait de faire une niche au bancal, et la division se mit à filer d'un train d'enfer.


De temps en temps on se retournait pour voir si Bamban pouvait suivre, et on riait de l'apercevoir là-bas, bien loin, gros comme le poing, trottant dans la poussière de la route, au milieu des marchands de gâteaux et de limonade.


Cet enragé-là arriva à la Prairie presque en même temps que nous. Seulement il était pâle de fatigue et tirait la jambe à faire pitié.


J'en eus le cœur touché, et, un peu honteux de ma cruauté, je l'appelai près de moi doucement.


Il avait une petite blouse fanée, à carreaux rouges, la blouse du petit Chose, au collège de Lyon.


Je la reconnus tout de suite, cette blouse, et dans moi-même je me disais: «Misérable, tu n'as pas honte? Mais c'est toi le petit Chose que tu t'amuses à martyriser ainsi!.» Et, plein de larmes intérieures, je me mis à aimer de tout mon cœur ce pauvre déshérité. Bamban s'était assis par terre à cause de ses jambes qui lui faisaient mal. Je m'assis près de lui. Je lui parlai… Je lui achetai une orange… J'aurais voulu lui laver les pieds. À partir de ce jour, Bamban devint mon ami.


J'appris sur son compte des choses attendrissantes…


C'était le fils d'un maréchal ferrant qui, entendant vanter partout les bienfaits de l'éducation, se saignait les quatre membres, le pauvre homme! pour envoyer son enfant demi-pensionnaire au collège. Mais, hélas!


Bamban n'était pas fait pour le collège, et il n'y profitait guère.


Le jour de son arrivée, on lui avait donné un modèle de bâtons en lui disant: «Fais des bâtons!» Et depuis un an, Bamban, faisait des bâtons. Et quels bâtons, grand Dieu!… tortus, sales, boiteux, clopinants, des bâtons de Bamban!…


Personne ne s'occupait de lui. Il ne faisait spécialement partie d'aucune classe; en général, il entrait dans celle qu'il voyait ouverte. Un jour, on le trouva en train de faire ses bâtons dans la classe de philosophie… Un drôle d'élève ce Bamban! Je le regardais quelquefois à l'étude, courbé en deux sur son cahier, suant, soufflant, tirant la langue, tenant sa plume à pleines mains et appuyant de toutes ses forces, comme s'il eût voulu traverser la table… À chaque bâton il reprenait de l'encre, et à la fin de chaque ligne, il rentrait sa langue et se reposait en se frottant les mains… Bamban travaillait de meilleur cœur maintenant que nous étions amis…


Quand il avait terminé une page, il s'empressait de gravir ma chaire à quatre pattes et posait son chef d'œuvre devant moi, sans parler.


Je lui donnais une petite tape affectueuse en lui disant: «C'est très bien!» C'était hideux, mais je ne voulais pas le décourager.


De fait, peu à peu, les bâtons commençaient à marcher plus droit, la plume crachait moins, et il y avait moins d'encre sur les cahiers… Je crois que je serais venu à bout de lui apprendre quelque chose; malheureusement, la destinée nous sépara. Le maître des moyens quittait le collège. Comme la fin de l'année était proche, le principal ne voulut pas prendre un nouveau maître. On installa un rhétoricien! à barbe, dans la chaire des petits, et c'est moi qui fus chargé de l'étude des moyens.


Je considérai cela comme une catastrophe.


D'abord les moyens m'épouvantaient. Je les avais vus à l'œuvre les jours de Prairie, et la pensée que j'allais vivre sans cesse avec eux me serrait le cœur.


Puis il fallait quitter mes petits, mes chers petits que j'aimais tant… Comment serait pour eux le rhétoricien à barbe?… Qu'allait devenir Bamban? J'étais réellement malheureux, Et mes petits aussi se désolaient de me voir partir.


Le jour où je leur fis ma dernière étude, il y eut un moment d'émotion quand la cloche sonna… Ils voulurent tous m'embrasser. Quelques-uns même, je vous assure, trouvèrent des choses charmantes à me dire.


Et Bamban?…


Bamban ne parla pas. Seulement, au moment où je sortais, il s'approcha de moi, tout rouge, et me mit dans la main, avec solennité, un superbe cahier de bâtons qu'il avait dessinés à mon intention.


Pauvre Bamban!.

VII LE PION

Je pris donc possession de l'étude des moyens.


Je trouvai là une cinquantaine de méchants drôles, montagnards joufflus de douze à quatorze ans, fils de métayers enrichis, que leurs parents envoyaient au collège pour en faire de petits bourgeois, à raison de cent vingt francs par trimestre.


Grossiers, insolents, orgueilleux, parlant entre eux un rude patois cévenol auquel je n'entendais rien, ils avaient presque tous cette laideur spéciale à l'enfance qui mue, de grosses mains rouges avec des engelures, des voix de jeunes coqs enrhumés, le regard abruti, et par là-dessus l'odeur du collège… Ils me haïrent tout de suite, sans me connaître. J'étais pour eux l'ennemi, le Pion; et du jour où je m'assis dans ma chaire, ce fut la guerre entre nous, une guerre acharnée, sans trêve, de tous les instants.


Ah! les cruels enfants, comme ils me firent souffrir!… Je voudrais en parler sans rancune, ces tristesses sont si loin de nous!… Eh bien, non, je ne puis pas; et tenez! à l'heure même où j'écris ces lignes, je sens ma main qui tremble de fièvre et d'émotion. Il me semble que j'y suis encore.


Eux ne pensent plus à moi, j'imagine. Ils ne se souviennent plus du petit Chose, ni de ce beau lorgnon qu'il avait acheté pour se donner l'air plus grave…


Mes anciens élèves sont des hommes maintenant, des hommes sérieux. Soubeyrol doit être notaire quelque part, là-haut, dans les Cévennes; Veillon (cadet), greffier au tribunal; Loupi, pharmacien, et Bouzanquet, vétérinaire. Ils ont des positions, du ventre, tout ce qu'il faut.


Quelquefois, pourtant, quand ils se rencontrent au cercle ou sur la place de l'église, ils se rappellent le bon temps du collège, et alors peut-être il leur arrive de parler de moi.


«Dis donc, greffier, te souviens-tu du petit Eyssette, notre pion de Sarlande, avec ses longs cheveux et sa figure de papier mâché? Quelles bonnes farces nous lui avons faites!» C'est vrai, messieurs. Vous lui avez fait de bonnes farces, et votre ancien pion ne les a pas encore oubliées…


Ah! le malheureux pion! vous a-t-il assez fait rire! L'avez-vous fait assez pleurer!… Oui, pleurer!…


Vous l'avez fait pleurer, et c'est ce qui rendait vos farces bien meilleures…


Que de fois, à la fin d'une journée de martyre, le pauvre diable, blotti dans sa couchette, a mordu sa couverture pour que vous n'entendiez pas ses sanglots!…


C'est si terrible de vivre entouré de malveillance, d'avoir toujours peur, d'être toujours sur le qui-vive, toujours méchant, toujours armé, c'est si terrible de punir – on fait des injustices malgré soi -, si terrible de douter, de voir partout des pièges, de ne pas manger tranquille, de ne pas dormir en repos, de se dire toujours, même aux minutes de trêve:


«Ah! mon Dieu!… Qu'est-ce qu'ils vont me faire, maintenant?» Non, vivrait-il cent ans, le pion Daniel Eyssette n'oubliera jamais tout ce qu'il souffrit au collège de Sarlande, depuis le triste jour où il entra dans l'étude des moyens.


Et pourtant – je ne veux pas mentir – j'avais gagné quelque chose à changer d'étude maintenant je voyais les yeux noirs.


Deux fois par jour, aux heures de récréation, je les apercevais de loin travaillant derrière une fenêtre du premier étage qui donnait sur la cour des moyens…


Ils étaient là, plus noirs, plus grands que jamais, penchés du matin jusqu'au soir sur une couture interminable; car les yeux noirs cousaient, ils ne se lassaient pas de coudre. C'était pour coudre, rien que pour coudre, que la vieille fée aux lunettes les avait pris aux Enfants trouvés – car les yeux noirs ne connaissaient ni leur père ni leur mère – et, d'un bout à l'autre de l'année, ils cousaient, cousaient sans relâche, sous le regard implacable de l'horrible fée aux lunettes, filant sa quenouille à côté d'eux.


Moi, je les regardais. Les récréations me semblaient trop courtes. J'aurais passé ma vie sous cette fenêtre bénie derrière laquelle travaillaient les yeux noirs.


Eux aussi savaient que j'étais là. De temps en temps ils se levaient de dessus leur couture, et le regard aidant, nous nous parlions, – sans nous parler.


«Vous êtes bien malheureux, monsieur Eyssette?


– Et vous aussi, pauvres yeux noirs?


– Nous, nous n'avons ni père ni mère.


– Moi, mon père et ma mère sont loin.


– La fée aux lunettes est terrible, si vous saviez – Les enfants me font bien souffrir, allez.


– Courage, monsieur Eyssette.


– Courage, beaux yeux noirs.» On ne s'en disait jamais plus long. Je craignais toujours de voir apparaître M. Viot avec ses clefs frinc! frinc! frinc! -, et là-haut, derrière la fenêtre, les yeux noirs avaient leur M. Viot aussi. Après un dialogue d'une minute, ils se baissaient bien vite et reprenaient leur couture sous le regard féroce des grandes lunettes à monture d'acier.


Chers yeux noirs! nous ne nous parlions jamais qu'à de longues distances et par des regards furtifs, et cependant je les aimais de toute mon âme.


Il y avait encore l'abbé Germane que j'aimais bien…


Cet abbé Germane était le professeur de philosophie. Il passait pour un original, et dans le collège tout le monde le craignait, même le principal, même M. Viot. Il parlait peu, d'une voix brève et cassante, nous tutoyait tous, marchait à grands pas, la tête en arrière, la soutane relevée, faisant sonner – comme un dragon – les talons de ses souliers à boucles. Il était grand et fort. Longtemps je l'avais cru très beau; mais un jour, en le regardant de plus près, je m'aperçus que cette noble face de lion avait été horriblement défigurée par la petite vérole. Pas un coin du visage qui ne fût haché, sabré, couturé, un Mirabeau en soutane.


L'abbé vivait sombre et seul, dans une petite chambre qu'il occupait à l'extrémité de la maison, ce qu'on appelait le vieux collège. Personne n'entrait jamais chez lui, excepté ses deux frères, deux méchants vauriens qui étaient dans mon étude et dont il payait l'éducation… Le soir, quand on traversait les cours pour monter au dortoir, on apercevait, là-haut, dans les bâtiments noirs et ruinés du vieux collège, une petite lueur pâle qui veillait: c'était la lampe de l'abbé Germane. Bien des fois aussi, le matin, en descendant pour l'étude de six heures, je voyais, à travers la brume, la lampe brûler encore, l'abbé Germane ne s'était pas couché… On disait qu'il travaillait à un grand ouvrage de philosophie.


Pour ma part, même avant de le connaître, je me sentais une grande sympathie pour cet étrange abbé.


Son horrible et beau visage, tout resplendissant d'intelligence, m'attirait. Seulement on m'avait tant effrayé par le récit de ses bizarreries et de ses brutalités, que je n'osais pas aller vers lui. J'y allai cependant, et pour mon bonheur.


Voici dans quelles circonstances…


Il faut vous dire qu'en ce temps-là j'étais plongé jusqu'au cou dans l'histoire de la philosophie… Un rude travail pour le petit Chose! Or, certain jour, l'envie me vint de lire Condillac.


Entre nous, le bonhomme ne vaut même pas la peine qu'on le lise! c'est un philosophe pour rire, et tout son bagage philosophique tiendrait dans le chaton d'une bague à vingt-cinq sous; mais, vous savez! quand on est jeune, on a sur les choses et sur les hommes des idées tout de travers.


Je voulais donc lire Condillac. Il me fallait un Condillac coûte que coûte. Malheureusement, la bibliothèque du collège en était absolument dépourvue, et les libraires de Sarlande ne tenaient pas cet article-là!. Je résolus de m'adresser à l'abbé Germane. Ses frères m'avaient dit que sa chambre contenait plus de deux mille volumes, et je ne doutais pas de trouver chez lui le livre de mes rêves. Mais ce diable d'homme m'épouvantait, et pour me décider à monter à son réduit ce n'était pas trop de tout mon amour pour M. de Condillac. En arrivant devant la porte, mes jambes tremblaient de peur… Je frappai deux fois très doucement. «Entrez!» répondit une voix de Titan.


Le terrible abbé Germane était assis à califourchon sur une chaise basse, les jambes étendues, la soutane retroussée et laissant voir de gros muscles qui saillaient vigoureusement dans des bas de soie noire.


Accoudé sur le dossier de sa chaise, il lisait un in-folio à tranches rouges, et fumait à grand bruit une petite pipe courte et brune, de celles qu'on appelle «brûle-gueule».


«C'est toi! me dit-il en levant à peine les yeux de dessus son in-folio… Bonjour! Comment vas-tu?…


Qu'est-ce que tu veux?» Le tranchant de sa voix, l'aspect sévère de cette chambre tapissée de livres, la façon cavalière dont il était assis, cette petite pipe, qu'il tenait aux dents, tout cela m'intimidait beaucoup.


Je parvins cependant à expliquer tant bien que mal l'objet de ma visite et à demander le fameux Condillac.


«Condillac! tu Veux lire Condillac! me répondit l'abbé Germane en souriant. Quelle drôle d'idée!…


Est-ce que tu n'aimerais pas mieux fumer une pipe avec moi! décroche-moi ce joli calumet qui est pendu là-bas, contre la muraille, et allume-le…; tu verras, c'est bien meilleur que tous les Condillac de la terre.» Je m'excusai du geste, en rougissant.


«Tu ne veux pas?… À ton aise, mon garçon… Ton Condillac est là-haut, sur le troisième rayon à gauche.


Tu peux l'emporter; je te le prête. Surtout ne le gâte pas, ou je te coupe les oreilles.» J'atteignis le Condillac sur le troisième rayon à gauche, et je me disposais à me retirer; mais l'abbé me retint.


«Tu t'occupes donc de philosophie? me dit-il en me regardant dans les yeux… Est-ce que tu y croirais par hasard?… Des histoires, mon cher, de pures histoires! Et dire qu'ils ont voulu faire de moi un professeur de philosophie! Je vous demande un peu!…


Enseigner quoi? zéro, néant… Ils auraient pu tout aussi bien, pendant qu'ils y étaient, me nommer inspecteur général des étoiles ou contrôleur des fumées de pipes… Ah! misère de moi! Il faut faire parfois de singuliers métiers pour gagner sa vie… Tu en connais quelque chose, toi aussi, n'est-ce pas?… Oh! tu n'as pas besoin de rougir. Je sais que tu n'es pas heureux, mon pauvre petit pion, et que les enfants te font une rude existence.» Ici l'abbé Germane s'interrompit un moment, Il paraissait très en colère et secouait sa pipe sur son ongle avec fureur. Moi, d'entendre ce digne homme s'apitoyer ainsi sur mon sort, je me sentais tout ému et j'avais mis le Condillac devant mes yeux, pour dissimuler les grosses larmes dont ils étaient remplis.


Presque aussitôt l'abbé reprit:


«À propos! j'oubliais de te demander… Aimes-tu le Bon Dieu?… Il faut l'aimer, vois-tu! mon cher, et avoir confiance en lui, et le prier ferme; sans quoi tu ne t'en tireras jamais… Aux grandes souffrances de la vie, je ne connais que trois remèdes: le travail, la prière et la pipe, la pipe de terre, très courte, souviens-toi de cela… Quant aux philosophes, n'y compte pas; ils ne te consoleront jamais de rien. J'ai passé par là, tu peux m'en croire.


– Je vous crois, monsieur l'abbé.


– Maintenant, va-t’en, tu me fatigues… Quand tu voudras des livres, tu n'auras qu'à venir en prendre.


La clef de ma chambre est toujours sur la porte, et les philosophes toujours sur le troisième rayon à gauche… Ne me parle plus… Adieu!» Là-dessus, il se remit à sa lecture et me laissa sortir, sans même me regarder.


À partir de ce jour, j'eus tous les philosophes de l'univers à ma disposition, j'entrais chez l'abbé Germane sans frapper, comme chez moi. Le plus souvent, aux heures où je venais, l'abbé faisait sa classe, et la chambre était vide. La petite pipe dormait sur le bord de la table, au milieu des in-folio à tranches rouges et d'innombrables papiers couverts de pattes de mouches… Quelquefois aussi l'abbé Germane était là. Je le trouvais lisant, écrivant, marchant de long en large, à grandes enjambées. En entrant, je disais d'une voix timide: «Bonjour, monsieur l'abbé!» La plupart du temps, il ne me répondait pas… Je prenais mon philosophe sur le troisième rayon à gauche, et je m'en allais, sans qu'on eût seulement l'air de soupçonner ma présence… Jusqu'à la fin de l'année, nous n'échangeâmes pas vingt paroles; mais n'importe! quelque chose en moi-même m'avertissait que nous étions de grands amis…


Cependant les vacances approchaient. On entendait tout le jour les élèves de la musique répétant, dans la classe de dessin, des polkas et des airs de marche pour la distribution des prix. Ces polkas réjouissaient tout le monde. Le soir, à la dernière étude, on voyait sortir des pupitres une foule de petits calendriers, et chaque enfant rayait sur le sien le jour qui venait de finir: «Encore un de moins!» Les cours étaient pleines de planches pour l'estrade; on battait des fauteuils, on secouait les tapis… plus de travail, plus de discipline. Seulement, toujours, jusqu'au bout, la haine du pion et les farces, les terribles farces.


Enfin, le grand jour arriva. Il était temps; je n'y pouvais plus tenir. On distribua les prix dans ma cour, la cour des moyens…, je la vois encore avec sa tente bariolée, ses murs couverts de draperies blanches, ses grands arbres verts pleins de drapeaux, et là-dessous tout un fouillis de toques, de képis, de shakos, de casques, de bonnets à fleurs, de claques brodés, de plumes, de rubans, de pompons, de panaches… Au fond, une longue estrade où étaient installées les autorités du collège dans des fauteuils en velours grenat… Oh! cette estrade, comme on se sentait petit devant elle! Quel grand air de dédain et de supériorité elle donnait à ceux qui étaient dessus! Aucun de ces messieurs n'avait plus la physionomie habituelle.


L'abbé Germane était sur l'estrade, lui aussi, mais il ne paraissait pas s'en douter. Allongé dans son fauteuil, la tête renversée, il écoutait ses voisins d'une oreille distraite et semblait suivre de l'œil, à travers le feuillage, la fumée d'une pipe imaginaire.


Aux pieds de l'estrade, la musique, trombones et ophicléides, reluisant au soleil; les trois divisions entassées sur des bancs, avec les maîtres en serre-file; puis, derrière, la cohue des parents, le professeur de seconde offrant le bras aux dames en criant: «Place! place!» et enfin, perdues au milieu de la foule, les clefs de M. Viot qui couraient d'un bout de la cour à l'autre et qu'on entendait – frinc! frinc! frinc! – à droite, à gauche, ici, partout en même temps.


La cérémonie commença, il faisait chaud. Pas d'air sous la tente… il y avait de grosses dames cramoisies qui sommeillaient à l'ombre de leurs marabouts, et des messieurs chauves qui s'épongeaient la tête avec des foulards ponceau. Tout était rouge: les visages, les tapis, les drapeaux, les fauteuils… Nous eûmes trois discours, qu'on applaudit beaucoup; mais moi, je ne les entendis pas. Là-haut, derrière la fenêtre du premier étage, les yeux noirs cousaient à leur place habituelle, et mon âme allait vers eux… Pauvres yeux noirs! même ce jour-là, la fée aux lunettes ne les laissait pas chômer.


Quand le dernier nom du dernier accessit de la dernière classe eut été proclamé, la musique entama une marche triomphale et tout se débanda. Tohu-bohu général, Les professeurs descendaient de l'estrade; les élèves sautaient par-dessus les bancs pour rejoindre leurs familles. On s_'embrassait, on s'appelait: «Par ici! par ici!» Les sœurs des lauréats s'en allaient fièrement avec les couronnes de leurs frères.


Les robes de soie faisaient froufrou à travers les chaises… Immobile derrière un arbre, le petit Chose regardait passer les belles dames, tout malingre et tout honteux dans son habit râpé. Peu à peu la cour se désemplit. À la grande porte, le principal et M. Viot se tenaient debout, caressant les enfants au passage, saluant les parents jusqu'à terre.


«À l'année prochaine, à l'année prochaine!» disait le principal avec un sourire câlin… les clefs de M. Viot tintaient, pleines de caresses: «Frinc! frinc! frinc! Revenez-nous l'année prochaine.» Les enfants se laissaient embrasser négligemment et franchissaient l'escalier d'un bond.


Ceux-là montaient dans de belles voitures armoriées, où les mères et les sœurs rangeaient leurs grandes jupes pour faire place: clic! clac!… en route vers le château!… Nous allons revoir nos parcs, nos pelouses, l'escarpolette sous les acacias, les volières pleines d'oiseaux rares, la pièce d'eau avec ses deux cygnes, et la grande terrasse à balustres où l'on prend des sorbets le soir.


D'autres grimpaient dans les chars à banc de famille, à côté de jolies filles riant à belles dents sous leurs coiffes blanches. La fermière conduisait avec sa chaîne d'or autour du cou… Fouette, Mathurine! On retourne à la métairie; on va manger des beurrées, boire du vin muscat, chasser à la pipée! tout le jour et se rouler dans le foin qui sent bon! Heureux enfants! Ils s'en allaient, ils partaient tous… Ah! si j'avais pu partir moi aussi…

VIII LES YEUX NOIRS

MAINTENANT le collège est désert. Tout le monde est parti… D'un bout des dortoirs à l'autre, des escadrons de gros rats font des charges de cavalerie. en plein jour. Les écritoires se dessèchent au fond des pupitres. Sur les arbres des cours, la division des moineaux est en fête; ces messieurs ont invité tous leurs camarades de la ville, ceux de l'évêché, ceux de la sous-préfecture, et, du matin jusqu'au soir, c'est un pépiage assourdissant.


De sa chambre, sous les combles, le petit Chose les écoute en travaillant. On l'a gardé par charité, dans la maison, pendant les vacances. Il en profite pour étudier à mort les philosophes grecs. Seulement, la chambre est trop chaude et les plafonds trop bas.


On étouffe là-dessous… Pas de volets aux fenêtres. Le soleil entre comme une torche et met le feu partout.


Le plâtre des solives craque, se détache… De grosses mouches, alourdies par la chaleur, dorment collées aux vitres… Le petit Chose, lui, fait de grands efforts pour ne pas dormir. Sa tête est lourde comme du plomb; ses paupières battent.


Travaille donc, Daniel Eyssette!… Il faut reconstruire le foyer… Mais non! il ne peut pas… Les lettres de son livre dansent devant ses yeux, puis, ce livre qui tourne, puis la table, puis la chambre. Pour chasser cet étrange assoupissement, le petit Chose se lève, fait quelques pas; arrivé devant la porte, il chancelle et tombe à terre comme une masse, foudroyé par le sommeil.


Au-dehors, les moineaux piaillent; les cigales chantent à tue-tête; les platanes, blancs de poussière, s'écaillent au soleil en étirant leur mille branches.


Le petit Chose fait un rêve singulier; il lui semble qu'on frappe à la porte de sa chambre, et qu'une voix éclatante l'appelle par son nom: «Daniel, Daniel!…» Cette voix, il la reconnaît. C'est du même ton qu'elle criait autrefois: «Jacques, tu es un âne!».


Les coups redoublent à la porte: «Daniel, mon Daniel, c'est ton père, ouvre vite.» Oh! l'affreux cauchemar. Le petit Chose veut répondre, aller ouvrir. Il se redresse sur son coude: mais sa tête est trop lourde, il retombe et perd connaissance.


Quand le petit Chose revient à lui, il est tout étonné de se trouver dans une couchette bien blanche, entourée de grands rideaux bleus qui font de l'ombre tout autour… Lumière douce, chambre tranquille. Pas d'autre bruit que le tic-tac d'une horloge et le tintement d'une cuiller dans la porcelaine… Le petit Chose ne sait pas où il est; mais il se trouve très bien. Les rideaux s'entrouvrent. M. Eyssette père, une tasse à la main, se penche vers lui avec un bon sourire et des larmes plein les yeux. Le petit Chose peut continuer son rêve.


«Est-ce vous, père? Est-ce bien vous?


– Oui, mon Daniel; oui, mon cher enfant, c'est moi.


– Où suis-je donc?


– À l'infirmerie, depuis huit jours…; maintenant tu es guéri, mais tu as été bien malade…


– Mais vous, mon père, comment êtes-vous?


Embrassez-moi donc encore!… Oh! tenez! de vous voir, il me semble que je rêve toujours.»


M. Eyssette père l'embrasse:


«Allons! couvre-toi, sois sage… Le médecin ne veut pas que tu parles.» Et pour empêcher l'enfant de parler, le brave homme parle tout le temps.


«Figure-toi qu'il y a huit jours, la Compagnie vinicole m'envoie faire une tournée dans les Cévennes, Tu penses si j'étais content: une occasion de voir mon Daniel! J'arrive au collège… On t'appelle, on te cherche… Pas de Daniel. Je me fais conduire à ta chambre: la clef était en dedans… Je frappe: personne.


Vlan! j'enfonce ta porte d'un coup de pied, et je te trouve là, par terre, avec une fièvre de cheval!… Ah! pauvre enfant, comme tu as été malade! Cinq jours de délire! Je ne t'ai pas quitté d'une minute… Tu battais la campagne tout le temps; tu parlais toujours de reconstruire le foyer. Quel foyer? dis!… Tu criais: «Pas de clefs? ôtez les clefs des serrures!» Tu ris? Je te jure que je ne riais pas, moi. Dieu! quelles nuits tu m'as fait passer!… Comprends-tu cela! M. Viot – c'est bien M. Viot, n'est ce pas? qui voulait m'empêcher de coucher dans le collège! Il invoquait le règlement… Ah! bien oui, le règlement! Est-ce que je le connais, moi, son règlement? Ce cuistre-là croyait me faire peur en me remuant ses clefs sous le nez. Je l'ai poliment remis à sa place, va!» Le petit Chose frémit de l'audace de M. Eyssette; puis oubliant bien vite les clefs de M. Viot: «Et ma mère?» demande-t-il, en étendant ses bras comme si sa mère était là, à portée de ses caresses.


«Si tu te découvres, tu ne sauras rien, répondit M. Eyssette d'un ton fâché. Voyons! couvre-toi…


Ta mère va bien, elle est chez l'oncle Baptiste.


– Et Jacques?


– Jacques? c'est un âne!… Quand je dis un âne, tu comprends, c'est une façon de parler… Jacques est un très brave enfant, au contraire… Ne te découvre donc pas, mille diables!… Sa position est fort jolie.


Il pleure toujours, par exemple. Mais, du reste, il est très content. Son directeur l'a pris pour secrétaire… Il n'a rien à faire qu'à écrire sous la dictée…


Une situation fort agréable.


– Il sera donc toute sa vie condamné à écrire sous la dictée, ce pauvre Jacques!…» Disant cela, le petit Chose se met à rire de bon cœur, et M. Eyssette rit de le voir rire, tout en le grondant à cause de cette maudite couverture qui se dérange toujours.


Oh! bienheureuse infirmerie! Quelles heures charmantes le petit Chose passe entre les rideaux bleus de sa couchette!… M. Eyssette ne le quitte pas; il reste là tout le jour, assis près du chevet, et le petit Chose voudrait que M. Eyssette ne s'en allât jamais… Hélas! c'est impossible. La Compagnie vinicole a besoin de son voyageur. Il faut reprendre la tournée des Cévennes…


Après le départ de son père, l'enfant reste seul, dans l'infirmerie silencieuse… Il passe ses journées à lire, au fond d'un grand fauteuil roulé près de la fenêtre. Matin et soir, la jaune Mme Cassagne lui apporte ses repas. Le petit Chose boit le bol de bouillon, suce l'aileron de poulet; et dit: «Merci, madame!» Rien de plus. Cette femme sent les fièvres et lui déplaît; il ne la regarde même pas.


Or, un matin qu'il vient de faire son: «Merci, madame!» tout sec comme à l'ordinaire, sans quitter son livre des yeux, il est bien étonné d'entendre une voix très douce lui dire: «Comment cela va-t-il aujourd'hui, monsieur Daniel?» Le petit Chose lève la tête, et devinez ce qu'il voit?…


Les yeux noirs, les yeux noirs en personne, immobiles et souriants devant lui!…


Les yeux noirs annoncent à leur ami que la femme jaune est malade et qu'ils sont chargés de faire son service. Ils ajoutent en se baissant qu'ils éprouvent beaucoup de joie à voir M. Daniel rétabli; puis ils se retirent avec une profonde révérence, en disant qu'ils reviendront le même soir. Le même soir, en effet, les yeux noirs sont revenus, et le lendemain matin aussi, et, le lendemain soir encore. Le petit Chose est ravi. Il bénit sa maladie, la maladie de la femme jaune, toutes les maladies du monde; si personne n'avait été malade, il n'aurait jamais eu de tête-à-tête avec les yeux noirs.


Oh! bienheureuse infirmerie! Quelles heures charmantes le petit Chose passe dans son fauteuil de convalescent, roulé près de la fenêtre!… Le matin, les yeux noirs ont sous leurs grands cils un tas de paillettes d'or que le soleil fait reluire; le soir, ils resplendissent doucement et font, dans l'ombre autour d'eux, de la lumière d'étoile… Le petit Chose rêve aux yeux noirs toutes les nuits, il n'en dort plus.


Dès l'aube, le voilà sur pied pour se préparer à les recevoir: il a tant de confidences à leur faire!…


Puis, quand les yeux noirs arrivent, il ne leur dit rien.


Les yeux noirs ont l'air très étonnés de ce silence. Ils vont et viennent dans l'infirmerie, et trouvent mille prétextes pour rester près du malade, espérant toujours qu'il se décidera à parler; mais ce damné de petit Chose ne se décide pas.


Quelquefois, cependant, il s'arme de tout son courage et commence ainsi bravement: «Mademoiselle!…», Aussitôt les yeux noirs s'allument et le regardent en souriant. Mais de les voir sourire ainsi; le malheureux perd la tête, et d'une voix tremblante, il ajoute:


«Je vous remercie de vos bontés pour moi.» Ou bien encore: «Le bouillon est excellent ce matin.» Alors les yeux noirs font une jolie petite moue qui signifie: «Quoi! ce n'est que cela!» Et ils s'en vont en soupirant.


Quand ils sont partis, le petit Chose se désespère: «Oh! dès demain, dès demain sans faute, je leur parlerai.».


Et puis le lendemain c'est encore à recommencer.


Enfin, de guerre lasse et sentant bien qu'il n'aura jamais le courage de dire ce qu'il pense aux yeux noirs, le petit Chose se décide à leur écrire… Un soir, il demande de l'encre et du papier, pour une lettre importante, oh! très importante… Les yeux noirs ont sans doute deviné quelle est la lettre dont il s'agit; ils sont si malins, les yeux noirs!… Vite, vite, ils courent chercher de l'encre et du papier, les posent devant le malade, et s'en vont en riant tout seuls.


Le petit Chose se met à écrire; il écrit toute la nuit; puis, quand le matin est venu, il s'aperçoit que cette interminable lettre ne contient que trois mots, vous m'entendez bien; seulement ces trois mots sont les plus éloquents du monde, et il compte qu'ils produiront un très grand effet.


Attention, maintenant… Les yeux noirs, vont venir… Le petit Chose est très ému; il a préparé sa lettre d'avance et se jure de la remettre dès qu'on arrivera… Voici comment cela va se passer. Les yeux noirs entreront, ils poseront le bouillon et le poulet sur la table. «Bonjour, monsieur Daniel!…» Alors, lui, leur dira tout de suite, très courageusement:


«Gentils yeux noirs, voici une lettre pour vous.» Mais chut!… Un pas d'oiseau dans le corridor… Les yeux noirs approchent… Le petit Chose tient la lettre à la main. Son cœur bat; il va mourir…


La porte s'ouvre… Horreur!…


À la place des yeux noirs, paraît la vieille fée, la terrible fée aux lunettes, Le petit Chose n'ose pas demander d'explications; mais il est consterné… Pourquoi ne sont-ils pas revenus?… Il attend le soir avec impatience… Hélas!…


le soir encore, les yeux noirs ne viennent pas, ni le lendemain non plus, ni les jours d'après, ni jamais.


On a chassé les yeux noirs. On les a renvoyés aux Enfants trouvés; où ils resteront enfermés pendant quatre ans, jusqu'à leur majorité… Les yeux noirs volaient du sucre!…


Adieu les beaux jours de l'infirmerie! les yeux noirs s'en sont allés, et pour comble de malheur, voilà les élèves qui reviennent… Et quoi! déjà la rentrée… Oh! que ces vacances ont été courtes! Pour la première fois depuis six semaines, le petit Chose descend dans les cours, pâle, maigre, plus petit Chose que jamais… Tout le collège se réveille.


On le lave du haut en bas. Les corridors ruissellent d'eau. Férocement, comme toujours, les clefs de M. Viot se démènent. Terrible M. Viot, il a profité des vacances pour ajouter quelques articles à son règlement et quelques clefs à son trousseau. Le petit Chose n'a qu'à bien se tenir.


Chaque jour, il arrive des élèves… Clic! clac! On revoit devant la porte les chars à bancs et les berlines de la distribution des prix. Quelques anciens manquent à l'appel, mais des nouveaux les remplacent. Les divisions se reforment. Cette année comme l'an dernier, le petit Chose aura l'étude des moyens.


Le pauvre pion tremble déjà. Après tout, qui sait?


Les enfants seront peut-être moins méchants cette année-ci.


Le matin de la rentrée, grande musique à la chapelle. C'est la messe du Saint-Esprit… Veni, creator Spiritus!… Voici M. le principal avec son bel habit noir et la petite palme d'argent à la boutonnière.


Derrière lui, se tient l'état-major des professeurs en toge de cérémonie: les sciences ont l'hermine orange; les humanités, l'hermine blanche!'. Le professeur de seconde, un freluquet, s'est permis des gants de couleur tendre et une toque de fantaisie; M. Viot n'a pas l'air content. Veni, creator Spiritus!… Au fond de l'église, pêle-mêle avec les élèves, le petit Chose regarde d'un œil d'envie les toges majestueuses et les palmes d'argent… Quand sera-t-il professeur, lui aussi?… Quand pourra-t-il reconstruire le foyer?


Hélas! avant d'en arriver là, que de temps encore et que de peines! Veni creator Spiritus!… Le petit Chose se sent l'âme triste; l'orgue lui donne envie de pleurer… Tout à coup, là-bas, dans un coin du chœur, il aperçoit une belle figure ravagée qui lui sourit… Ce sourire fait du bien au petit Chose, et, de revoir l'abbé Germane, le voilà plein de courage et tout ragaillardi! Veni creator Spiritus!…


Deux jours après la messe du Saint-Esprit, nouvelles solennités. C'était la fête du principal. Ce jour-là – de temps immémorial -, tout le collège célèbre la Saint-Théophile sur l'herbe à grand renfort de viandes froides et de vins de Limouk. Cette fois, comme à l'ordinaire, M. le principal n'épargne rien pour donner du retentissement à ce petit festival de famille, qui satisfait les instincts généreux de son cœur, sans nuire cependant aux intérêts de son collège. Dés l'aube, on s'emplit tous – élèves et maîtres – dans de grandes tapissières, pavoisées aux couleurs municipales, et le convoi part au galop, traînant à sa suite, dans deux énormes fourgons, les paniers de vin mousseux et les corbeilles de mangeaille… En tête, sur le premier char, les gros bonnets et la musique. Ordre aux ophicléides de jouer très fort. Les fouets claquent, les grelots sonnent, les piles d'assiettes se heurtent contre les gamelles de fer-blanc. Tout Sarlande en bonnet de nuit se met aux fenêtres pour voir passer la fête du principal. C'est à la Prairie que le gala doit avoir lieu. À peine arrivé, on étend des nappes sur l'herbe, et les enfants crèvent de rire en voyant messieurs les professeurs assis au frais dans les violettes comme de simples collégiens… Les tranches de pâté circulent.


Les bouchons sautent. Les yeux flambent. On parle beaucoup… Seul, au milieu de l'animation générale, le petit Chose a l'air préoccupé. Tout à coup on le voit rougir… M. le principal vient de se lever, un papier à la main: «Messieurs, on me remet à l'instant même quelques vers que m'adresse un poète anonyme. Il paraît que notre Pindare ordinaire, M. Viot, a un émule cette année. Quoique ces vers soient un peu trop flatteurs pour moi, je vous demande la permission de vous les lire.


– Oui, oui… lisez!… lisez!…» Et de sa belle voix des distributions, M. le principal commence la lecture…


C'est un compliment assez bien tourné, plein de rimes aimables à l'adresse du principal et de tous ces messieurs. Une fleur pour chacun. La fée aux lunettes elle-même n'est pas oubliée. Le poète l'appelle «l'ange du réfectoire», ce qui est charmant.


On l'applaudit longuement. Quelques voix demandent l'auteur. Le petit Chose se lève, rouge comme un pépin de grenade, et s'incline avec modestie, Acclamations générales. Le petit Chose devient le héros de la fête. Le principal veut l'embrasser. De vieux professeurs lui serrent la main d'un air entendu.


Le régent de seconde lui demande ses vers pour les mettre dans le journal. Le petit Chose est très content: tout cet encens lui monte au cerveau avec les fumées du vin de Limoux. Seulement, et ceci le dégrise un peu, il croit entendre l'abbé Germane murmurer: «L'imbécile!» et les clefs de son rival grincer férocement.


Ce premier enthousiasme apaisé, M. le principal frappe dans ses mains pour réclamer le silence.


«Maintenant, Viot, à votre tour! après la Muse badine, la Muse sévère.»


M. Viot tire gravement de sa poche un cahier relié, gros de promesses, et commence sa lecture en jetant sur le petit Chose un regard de côté.


L'œuvre de M. Viot est une idylle, une idylle toute virgilienne en l'honneur du règlement. L'élève Ménalque et l'élève Dorilas s'y répondent en strophes alternées… L'élève Ménalque est d'un collège où fleurit le règlement; l'élève Dorilas, d'un autre collège d'où le règlement est exilé… Ménalque dit les plaisirs austères d'une forte discipline; Dorilas, les joies infécondes d'une folle liberté.


À la fin, Dorilas est terrassé. Il remet entre les mains de son vainqueur le prix de la lutte, et tous deux, unissant leurs voix, entonnent un chant d'allégresse à la gloire du règlement.


Le poème est fini… Silence de mort!… Pendant la lecture, les enfants ont emporté leurs assiettes à l'autre bout de la prairie, et mangent leurs pâtés, tranquilles, loin, bien loin, de l'élève Ménalque et Dorilas. M. Viot les regarde de sa place avec un sourire amer… Les professeurs ont tenu bon, mais pas un n'a le courage d'applaudir… Infortuné M. Viot! C'est une vraie déroute… Le principal essaie de le consoler.


«Le sujet était aride, messieurs, mais le poète s'en est bien tiré.», «Moi, je trouve cela très beau», dit effrontément le petit Chose, à qui son triomphe commence à faire peur.


Lâchetés perdues! M. Viot ne veut pas être consolé.


Il s'incline sans répondre et garde son sourire amer…


Il le garde tout le jour, et le soir, en rentrant, au milieu des chants des élèves, des couacs de la musique et du fracas des tapissières roulant sur les pavés de la ville endormie, le petit Chose entend dans l'ombre, près de lui, les clefs de son rival qui grondent d'un air méchant: «Frinc! frinc! frinc! monsieur le poète, nous vous revaudrons cela!»

IX L'AFFAIRE BOUCOYRAN

Avec la Saint-Théophile, voilà les vacances enterrées.


Les jours qui suivirent furent tristes; un vrai lendemain de Mardi gras. Personne ne se sentait en train, ni les maîtres, ni les élèves. On s'installait…


Après deux grands mois de repos, le collège avait peine à reprendre son va-et-vient habituel. Les rouages fonctionnaient mal, comme ceux d'une vieille horloge, qu'on aurait depuis longtemps oublié de remonter. Peu à peu, cependant, grâce aux efforts de M. Viot, tout se régularisa. Chaque jour, aux mêmes heures, au son de la même cloche, on vit de petites portes s'ouvrir dans les cours et des litanies d'enfants, roides comme des soldats de bois, défiler deux par deux sous les arbres; puis la cloche sonnait encore, ding! dong! – et les mêmes enfants repassaient sous les mêmes petites portes. Ding! dong! Levez-vous. Ding! dong! Couchez-vous. Ding! dong! Instruisez-vous! Ding! dong! Amusez-vous. Et cela pour toute l'année.


O triomphe du règlement! Comme l'élève Ménalque aurait été heureux de vivre, sous la férule de M. Viot, dans le collège modèle de Sarlande…


Moi seul, je faisais ombre à cet adorable tableau.


Mon étude ne marchait pas, Les terribles moyens m'étaient revenus de leurs montagnes, plus laids, plus âpres, plus féroces que jamais. De mon côté, j'étais aigri; la maladie m'avait rendu nerveux et irritable; je ne pouvais plus rien supporter… Trop doux l'année précédente, je fus trop sévère cette année… J'espérais ainsi mater ces méchants drôles, et, pour la moindre incartade, je foudroyais toute l'étude de pensums et de retenues…


Ce système ne me réussit pas. Mes punitions, à force d'être prodiguées, se déprécièrent et tombèrent aussi bas que les assignats de l'an IV'… Un jour, je me sentis débordé. Mon étude était en pleine révolte, et je n'avais plus de munitions pour faire tête à l'émeute, Je me vois encore dans ma chaire, me débattant comme un beau diable, au milieu des cris, des pleurs, des grognements, des sifflements: «À la porte!… Cocorico!… kss!… kss!… Plus de tyrans!… C'est une injustice!…» Et les encriers pleuvaient, et les papiers mâchés s'épataient sur mon pupitre, et tous ces petits monstres – sous prétexte de réclamations – se pendaient par grappes à ma chaire, avec des hurlements de macaques.


Quelquefois, en désespoir de cause, j'appelais M. Viot à mon secours. Pensez, quelle humiliation! Depuis la Saint-Théophile, l'homme aux clefs me tenait rigueur et je le sentais heureux de ma détresse. Quand il entrait dans l'étude brusquement, ses clefs à la main, c'était comme une pierre dans un étang de grenouilles: en un clin d'œil tout le monde se retrouvait à sa place, le nez sur les livres.


On aurait entendu voler une mouche. M. Viot se promenait un moment de long en large, agitant son trousseau de ferraille, au milieu du grand silence; puis il me regardait ironiquement et se retirait sans rien dire.


J'étais très malheureux. Les maîtres, mes collègues, se moquaient de moi. Le principal, quand je le rencontrais, me faisait mauvais accueil; il y avait sans doute du M. Viot là-dessous… Pour m'achever, survint Boucoyran.


Oh! Cette affaire Boucoyran! Je suis sûr qu'elle est restée dans les annales du collège et que les Sarlandais en parlent encore aujourd'hui… Moi aussi, je veux en parler de cette terrible affaire. Il est temps que le public sache la vérité…


Quinze ans, de gros pieds, de gros yeux, de grosses mains, pas de front, et l'allure d'un valet de ferme: tel était le marquis de Boucoyran, terreur de la cour des moyens et seul échantillon de la noblesse cévenole au collège de Sarlande. Le principal tenait beaucoup à cet élève, en considération du vernis aristocratique que sa présence donnait à l'établissement. Dans le collège, on ne l'appelait que le «marquis». Tout le monde le craignait; moi même je subissais l'influence générale et je ne lui parlais qu'avec des ménagements.


Pendant quelque temps, nous vécûmes en assez bons termes, M. le marquis avait bien par-ci par-là certaines façons impertinentes de me regarder ou de me répondre qui rappelaient par trop l'Ancien Régime, mais j'affectais de n'y point prendre garde, sentant que j'avais affaire à forte partie.


Un jour cependant, ce faquin de marquis se permit de répliquer, en pleine étude, avec une insolence telle que je perdis toute patience.


«Monsieur de Boucoyran, lui dis-je en essayant de garder mon sang-froid, prenez vos livres et sortez sur-le-champ.» C'était un acte d'autorité inouï pour ce drôle. Il en resta stupéfait et me regarda, sans bouger de sa place, avec des gros yeux.


Je compris que je m'engageais dans une méchante affaire, mais j'étais trop avancé pour reculer.


«Sortez, monsieur de Boucoyran!…» commandai-je de nouveau.


Les élèves attendaient, anxieux. Pour la première fois, j'avais du silence.


À ma seconde injonction, le marquis, revenu de sa surprise, me répondit, il fallait voir de quel air:


«Je ne sortirai pas!» Il y eut parmi toute l'étude, un murmure d'admiration. Je me levai dans ma chaire, indigné.


«Vous ne sortirez pas, monsieur?… C'est ce que nous allons voir.» Et je descendis…


Dieu m'est témoin qu'à ce moment-là toute idée de violence était bien loin de moi! Je voulais seulement intimider le marquis par la fermeté de mon attitude; mais, en me voyant descendre de ma chaire, il se mit à ricaner d'une façon si méprisante, que j'eus le geste de le prendre au collet pour le faire sortir de son banc. Le misérable tenait cachée sous sa tunique une énorme règle en fer. À peine eus-je levé la main, qu'il m'assena sur le bras un coup terrible. La douleur m'arracha un cri.


Toute l'étude battit des mains.


«Bravo, marquis!».


Pour le coup, je perdis la tête. D'un bond, je fus sur la table, d'un autre sur le marquis; et alors, le prenant à la gorge, je fis si bien, des pieds, des poings, des dents, de tout, que je l'arrachai de sa place et qu'il s'en alla rouler hors de l'étude jusqu'au milieu de la cour… Ce fut l'affaire d'une seconde; je ne me serais jamais cru tant de vigueur.


Les élèves étaient consternés. On ne criait plus:


«Bravo, marquis!» On avait peur Boucoyran, le fort des forts, mis à la raison par ce gringalet de pion! Quelle aventure!… Je venais de gagner en autorité ce que le marquis venait de perdre en prestige.


Quand je remontai dans ma chaire pâle encore et tremblant d'émotion, tous les visages se penchèrent vivement sur les pupitres. L'étude était matée. Mais le principal, M. Viot, qu'allaient-ils penser de cette affaire? Comment! j'avais osé lever la main sur un élève! Je voulais donc me faire chasser! Ces réflexions, qui me venaient un peu tard, me troublèrent dans mon triomphe. J'eus peur, à mon tour. Je me disais: «C'est sûr, le marquis est allé se plaindre.» Et, d'une minute à l'autre, je m'attendais à voir entrer le principal. Je tremblai jusqu'à la fin de l'étude; pourtant personne ne vint.


À la récréation, je fus très étonné de voir Boucoyran rire et jouer avec les autres. Cela me rassura un peu; et, comme toute la journée se passa sans encombres, je m'imaginai que mon drôle se tiendrait coi et que j'en serai quitte pour la peur.


Par malheur, le jeudi suivant était jour de sortie, M. le marquis ne rentra pas au dortoir. J'eus comme un pressentiment et je ne dormis pas de toute la nuit.


Le lendemain, à la première étude, les élèves chuchotaient en regardant la place de Boucoyran qui restait vide. Sans en avoir l'air je mourais d'inquiétude! Vers les sept heures, la porte s'ouvrit d'un coup sec. Tous les enfants se levèrent.


J'étais perdu…


Le principal entra le premier, puis M. Viot derrière lui, puis enfin un grand vieux, boutonné jusqu'au menton dans une longue redingote et cravaté d'un col de crin haut de quatre doigts. Celui-là, je ne le connaissais pas, mais je compris tout de suite que c'était M. de Boucoyran le père. Il tortillait sa longue moustache et bougonnait entre ses dents.


Je n'eus pas même le courage de descendre de ma chaire pour faire honneur à ces messieurs; eux non plus, en entrant, ne me saluèrent pas. Ils prirent position tous les trois au milieu de l'étude et jusqu'à leur sortie, ne regardèrent pas une seule fois de mon côté.


Ce fut le principal qui ouvrit le feu.


«Messieurs, dit-il en s'adressant aux élèves, nous venons ici remplir une mission pénible, très pénible.


Un de vos maîtres s'est rendu coupable d'une faute si grave, qu'il est de notre devoir de lui infliger un blâme public.» Là-dessus le voilà parti à m'infliger un blâme qui dura au moins un grand quart d'heure. Tous les faits dénaturés: le marquis était le meilleur élève du collège; je l'avais brutalisé sans raison, sans excuse.


Enfin j'avais manqué à tous mes devoirs.


Que répondre à ces accusations?


De temps en temps, j'essayais de me défendre.


«Pardon, monsieur le principal!…» Mais le principal ne m'écoutait pas, et il m'infligea son blâme jusqu'au bout. Après lui, M. de Boucoyran, le père, prit la parole et de quelle façon!… Un véritable réquisitoire. Malheureux père! On lui avait presque assassiné son enfant. Sur ce pauvre petit être sans défense, on s'était rué comme… comme… comment dirait-il?… comme un buffle, comme un buffle sauvage. L'enfant gardait le lit depuis deux jours. Depuis deux jours, sa mère en larmes, le veillait…


Ah! s'il avait eu affaire à un homme, c'est lui, M. de Boucoyran le père, qui se serait chargé de venger son enfant! Mais On n'était qu'un galopin dont il avait pitié. Seulement qu'on se le tînt pour dit: si jamais On touchait encore à un cheveu de son fils, On se ferait couper les deux oreilles tout net…


Pendant ce beau discours, les élèves riaient sous cape, et les clefs de M. Viot frétillaient de plaisir.


Debout, dans sa chaire, pâle de rage, le pauvre On écoutait toutes ces injures, dévorait toutes ces humiliations et se gardait bien de répondre. Si On avait répondu, On aurait été chassé du collège; et alors où aller?


Enfin, au bout d'une heure, quand ils furent à sec d'éloquence, ces trois messieurs se retirèrent. Derrière eux, il se fit dans l'étude un grand brouhaha.


J'essayai, mais vainement, d'obtenir un peu de silence; les enfants me riaient au nez. L'affaire Boucoyran avait achevé de tuer mon autorité.


Oh! ce fut une terrible affaire! Toute la ville s'en émut… Au Petit-Cercle, au Grand-Cercle, dans les cafés, à la musique, on ne parlait pas d'autre chose. Les gens bien informés donnaient des détails à faire dresser les cheveux. Il paraît que ce maître d'étude était un monstre, un ogre. Il avait torturé l'enfant avec des raffinements inouïs de cruauté… En parlant de lui, on ne disait plus que «le bourreau».


Quand le jeune Boucoyran s'ennuya de rester au lit, ses parents l'installèrent sur une chaise longue, au plus bel endroit de leur salon, et pendant huit jours, ce fut à travers ce salon une procession interminable. L'intéressante victime était l'objet de toutes les attentions.


Vingt fois de suite, on lui faisait raconter son histoire, et à chaque fois, le misérable inventait quelque nouveau détail. Les mères frémissaient; les vieilles demoiselles l'appelaient «pauvre ange!» et lui glissaient des bonbons. Le journal de l'opposition profita de l'aventure et fulmina contre le collège un article au profit d'un établissement religieux des environs…


Le principal était furieux; et, s'il ne me renvoya pas, je ne le dus qu'à la protection du recteur… Hélas! il eût mieux valu pour moi être renvoyé tout de suite. Ma vie dans le collège était devenue impossible. Les enfants ne m'écoutaient plus; au moindre mot, ils me menaçaient de faire comme Boucoyran, d'aller se plaindre à leur père. Je finis par ne plus m'occuper d'eux.


Au milieu de tout cela, j'avais une idée fixe: me venger des Boucoyran. Je revoyais toujours la figure impertinente du vieux marquis, et mes oreilles étaient restées rouges de la menace qui leur avait été faite, D'ailleurs eussé-je voulu oublier ces affronts, je n'aurais pas pu y parvenir; deux fois par semaine, les jours de promenade, quand les divisions passaient devant le café de l'Évêché, j'étais sûr de trouver M. de Boucoyran, le père, planté devant la porte, au milieu d'un groupe d'officiers de la garnison, tous nu-tête et leurs queues de billard à la main. Ils nous regardaient venir de loin avec des rires goguenards; puis, quand la division était à portée de la voix, le marquis criait très fort, en me toisant d'un air de provocation: «Bonjour, Boucoyran!» «Bonjour, mon père!» glapissait l'affreux enfant du milieu des rangs. Et les officiers, les élèves, les garçons du café, tout le monde riait…


Le «Bonjour, Boucoyran!» était devenu un supplice pour moi, et pas moyen de m'y soustraire. Pour aller à la Prairie, il fallait absolument passer devant le café de l'Evêché, et pas une fois mon persécuteur ne manquait au rendez-vous. J'avais par moments des envies folles d'aller à lui et de le provoquer; mais deux raisons me retenaient: d'abord toujours la peur d'être chassé, puis la rapière du marquis, une grande diablesse de colichemarde qui avait fait tant de victimes lorsqu'il était dans les gardes du corps.


Pourtant, un jour, poussé à bout, j'allai trouver Roger, le maître d'armes et, de but en blanc, je lui déclarai ma résolution de me mesurer avec le marquis. Roger, à qui je n'avais pas parlé depuis longtemps, m'écouta d'abord avec une certaine réserve; mais, quand j'eus fini, il eut un mouvement d'effusion et me serra chaleureusement les deux mains.


«Bravo! monsieur Daniel! Je le savais bien, moi, qu'avec cet air-là vous ne pouviez pas être un mouchard. Aussi, pourquoi diable étiez-vous toujours fourré avec votre M. Viot? Enfin, on vous retrouve; tout est oublié. Votre main! Vous êtes un noble cœur! Maintenant, à votre affaire! Vous avez été insulté? Bon! Vous voulez en tirer réparation? Très bien! Vous ne savez pas le premier mot des armes?


«Bon! bon! très bien! très bien! Vous voulez que je vous empêche d'être embroché par ce vieux dindon?


«Parfait! Venez à la salle, et, dans six mois, c'est vous qui l'embrocherez.» D'entendre cet excellent Roger épouser ma querelle avec tant d'ardeur, j'étais rouge de plaisir. Nous convînmes des leçons: trois heures par semaine; nous convînmes aussi du prix qui serait un prix exceptionnel (exceptionnel en effet! j'appris plus tard qu'on me faisait payer deux fois plus cher que les autres). Quand toutes ces conventions furent réglées, Roger passa familièrement son bras sous le mien.


«Monsieur Daniel, me dit-il, il est trop tard pour prendre aujourd'hui notre première leçon; mais nous pouvons toujours aller conclure notre marché au café Barbette. Allons! voyons, pas d'enfantillage! Est-ce qu'il vous fait peur, par hasard, le café Barbette?… Venez donc, sacrebleu! tirez-vous un peu de ce saladier de cuistres. Vous trouverez là-bas des amis, de bons garçons, triple nom! de nobles cœurs, et vous quitterez vite avec eux ces manières de femmelette qui vous font tort.» Hélas! je me laissai tenter. Nous allâmes au café Barbette. Il était toujours le même, plein de cris, de fumée, de pantalons garance; les mêmes shakos, les mêmes ceinturons pendaient aux mêmes patères.


Les amis de Roger me reçurent à bras ouverts. Il avait bien raison, c'étaient tous de nobles cœurs! Quand ils connurent mon histoire avec le marquis et la résolution que j'avais prise, ils vinrent, l'un après l'autre, me serrer la main «Bravo, jeune homme, très bien.» Moi aussi j'étais un noble cœur. Je fis venir un punch, on but à mon triomphe, et il fut décidé entre nobles cœurs que je tuerais le marquis de Boucoyran à la fin de l'année scolaire.

X LES MAUVAIS JOURS

L'hiver était venu, un hiver sec, terrible et noir, comme il en fait dans ces pays de montagnes. Avec leurs grands arbres sans feuilles et leur sol gelé plus dur que la pierre, les cours du collège étaient tristes à voir. On se levait avant le jour, aux lumières; il faisait froid; de la glace dans les lavabos…


Les élèves n'en finissaient plus; la cloche était obligée de les appeler plusieurs fois. «Plus vite, messieurs!» criaient les maîtres en marchant de long en large pour se réchauffer… On formait les rangs en silence, tant bien que mal, et on descendait à travers le grand escalier à peine éclairé et les longs corridors où soufflaient les bises mortelles de l'hiver.


Un mauvais hiver pour le petit Chose! Je ne travaillais plus. À l'étude, la chaleur malsaine du poêle me faisait dormir. Pendant les classes, trouvant ma mansarde trop froide, je courais m'enfermer au café Barbette et n'en sortais qu'au dernier moment. C'était là maintenant que Roger me donnait ses leçons; la rigueur du temps nous avait chassés de la salle d'armes et nous nous escrimions au milieu du café avec les queues de billard, en buvant un punch. Les sous-officiers jugeaient. les coups; tous ces nobles cœurs m'avaient décidément admis dans leur intimité et m'enseignaient chaque jour une nouvelle botte infaillible pour tuer ce pauvre marquis de Boucoyran. Ils m'apprenaient aussi comment on édulcore une absinthe, et quand ces messieurs jouaient au billard, c'était moi qui marquais les points…


Un mauvais hiver pour le petit Chose!


Un matin de ce triste hiver, comme j'entrais au café Barbette – j'entends encore le fracas du billard et le ronflement du gros poêle en faïence -, Roger vint à moi précipitamment: «Deux mots, monsieur Daniel!» et m'emmena dans la salle du fond, d'un air tout à fait mystérieux. Il s'agissait d'une confidence amoureuse… Vous pensez si j'étais fier de recevoir les confidences d'un homme de cette taille. Cela me grandissait toujours un peu. Voici l'histoire. Ce sacripant de maître d'armes avait rencontré par la ville, en un certain endroit qu'il ne pouvait pas nommer, certaine personne dont il s'était follement épris, Cette personne occupait à Sarlande une situation tellement élevée.


– Hum! hum! vous m'entendez bien! – tellement extraordinaire, que le maître d'armes en était encore à se demander comment il avait osé lever les yeux si haut.


Et pourtant, malgré la situation de la personne situation tellement élevée, tellement, etc. – il ne désespérait pas de s'en faire aimer, et même il croyait le moment venu de lancer quelques déclarations épistolaires. Malheureusement les maîtres d'armes ne sont pas très adroits aux exercices de la plume.


Passe encore s'il ne s'agissait que d'une grisette; mais avec une personne dans une situation tellement, etc., ce n'était pas du style de cantine qu'il fallait, et même un bon poète ne serait pas de trop.


«Je vois ce que c'est, dit le petit Chose d'un air entendu; vous avez besoin qu'on vous trousse quelques poulets galants pour envoyer à la personne, et vous avez songé à moi.


– Précisément, répondit le maître d'armes.


– Eh bien, je suis votre homme, et nous commencerons quand vous voudrez; seulement, pour que nos lettres n'aient pas l'air d'être empruntées au Parfait secrétaire, il faudra me donner quelques renseignements sur la personne…» Le maître d'armes regarda autour de lui d'un air méfiant, puis tout bas il me dit, en me fourrant ses moustaches dans l'oreille:


«C'est une blonde de Paris. Elle sent bon comme une fleur et s'appelle Cécilia.» Il ne put pas m'en confier davantage, à cause de la situation de la personne, situation tellement, etc.


– Mais ces renseignements me suffisaient, et le soir même – pendant l'étude – j'écrivis ma première lettre à la blonde Cécilia.


Cette singulière correspondance entre le petit Chose et cette mystérieuse personne dura près d'un mois. Pendant un mois, j'écrivis en moyenne deux lettres de passion par jour. De ces lettres, les unes étaient tendres et vaporeuses comme le Lamartine d'Elvire, les autres enflammées et rugissantes comme le Mirabeau de Sophie. Il y en avait qui commençaient par ces mots: «O Cécilia, quelquefois, sur un rocher sauvage…» et qui finissaient par ceux-ci:


«On dit qu'on en meurt…, essayons!» Puis, de temps en temps, la Muse s'en mêlait:


«Oh! la lèvre, ta lèvre ardente! Donne-la-moi! donne-la-moi!»


Aujourd'hui, j'en parle en riant; mais à l'époque, le petit Chose ne riait pas, je vous le jure, et tout cela se faisait très sérieusement. Quand j'avais terminé une lettre, je la donnais à Roger pour qu'il la recopiât de sa belle écriture de sous-officier; lui, de son côté, quand il recevait des réponses (car elle répondait, la malheureuse!), il me les apportait bien vite, et je basais mes opérations là-dessus.


Le jeu me plaisait en somme; peut-être même me plaisait-il un peu trop. Cette blonde invisible, parfumée comme un lilas blanc, ne me sortait plus de l'esprit. Par moments, je me figurais que j'écrivais pour mon propre compte; je remplissais mes lettres de confidences toutes personnelles, de malédictions contre la destinée, contre ces êtres vils et méchants au milieu desquels j'étais obligé de vivre:


«O Cécilia, si tu savais comme j'ai besoin de ton amour!» Parfois aussi, quand le grand Roger venait me dire en frisant sa moustache: «Ça mord! ça mord!… continuez!» j'avais de secrets mouvements de dépit, et je pensais en moi-même: «Comment peut-elle croire que c'est ce gros réjoui, ce Fanfan la Tulipe, qui lui écrit ces chefs d'œuvre de passion et de mélancolie?» Elle le croyait pourtant; elle le croyait si bien qu'un jour, le maître d'armes, triomphant, m'apporta cette réponse qu'il venait de recevoir: «À neuf heures, ce soir, derrière la sous préfecture!» Est-ce à l'éloquence de mes lettres ou à la longueur de ses moustaches que Roger dut son succès? Je vous laisse, mesdames, le soin de décider. Toujours est-il que cette nuit-là, dans son dortoir mélancolique, le petit Chose eut un sommeil très agité. Il rêva qu'il était grand, qu'il avait des moustaches, et que des dames de Paris – occupant des situations tout à fait extraordinaires – lui donnaient des rendez-vous derrière les sous-préfectures…


Le plus comique, c'est que le lendemain, il me fallut écrire une lettre d'actions de grâces et remercier Cécilia de tout le bonheur qu'elle m'avait donné:


«Ange qui as consenti à passer une nuit, sur la terre…» Cette lettre, je l'avoue, le petit Chose l'écrivit avec la rage dans le cœur. Heureusement la correspondance s'arrêta là, et pendant quelque temps, je n'entendis plus parler de Cécilia ni de sa haute situation.

XI MON BON AMI LE MAITRE D'ARMES

Ce jour-là, le 18 février, comme il était tombé beaucoup de neige pendant la nuit, les enfants n'avaient pas pu jouer dans les cours. Aussitôt l'étude du matin finie, on les avait casernés tous pèle mêle, dans la salle, pour y prendre leur récréation à l'abri du mauvais temps en attendant l'heure des classes.


C'était moi qui les surveillais.


Ce qu'on appelait la salle était l'ancien gymnase du collège de la Marine. Imaginez quatre grands murs nus avec de petites fenêtres grillées; çà et là des crampons à moitié arrachés, la trace encore visible des échelles, et, se balançant à la maîtresse poutre du plafond, un énorme anneau en fer au bout d'une corde, Les enfants avaient l'air de s'amuser beaucoup en regardant la neige qui remplissait les rues et les hommes armés de pelles qui l'emportaient dans des tombereaux. Mais tout ce tapage, je ne l'entendais pas.


Seul, dans un coin, les larmes aux yeux, je lisais une lettre, et les enfants auraient à cet instant démoli le gymnase de fond en comble, que je ne m'en fusse pas aperçu. C'était une lettre de Jacques que je venais de recevoir; elle portait le timbre de Paris, – mon Dieu! oui, de Paris, – et voici ce qu'elle disait:


«Cher Daniel,


«Ma lettre va bien te surprendre. Tu ne te doutais pas, hein? que je fusse à Paris depuis quinze jours.


«J'ai quitté Lyon sans rien dire à personne, un coup de tête… – Que veux-tu? je m'ennuyais trop dans cette horrible ville, surtout depuis ton départ.


«Je suis arrivé ici avec trente francs et cinq ou six lettres de M. le curé de Saint-Nizier. Heureusement la Providence m'a protégé tout de suite, et m'a fait rencontrer un vieux marquis chez lequel je suis entré comme secrétaire. Nous mettons en ordre ses mémoires, je n'ai qu'à écrire sous sa dictée, et je gagne à cela cent francs par mois. Ce n'est pas brillant, comme tu vois; mais, tout compte fait, j'espère pouvoir envoyer de temps en temps quelque chose à la maison sur mes économies.


«Ah! mon cher Daniel, la jolie ville que ce Paris! Ici – du moins – il ne fait pas toujours du brouillard; il pleut bien quelquefois, mais c'est une petite pluie gaie, mêlée de soleil, et comme je n'en ai jamais vu ailleurs. Aussi je suis tout changé, si tu savais! Je ne pleure plus du tout, c'est incroyable.»


J'en étais là de la lettre, quand tout à coup, sous les fenêtres, retentit le bruit sourd d'une voiture roulant dans la neige. La voiture s'arrêta devant la porte du collège, et j'entendis les enfants crier à tue-tête:


«Le sous-préfet! le sous-préfet!» Une visite de M, le sous-préfet présageait évidemment quelque chose d'extraordinaire. Il venait à peine au collège de Sarlande une ou deux fois chaque année, et c'était alors comme un événement. Mais, pour le quart d'heure, ce qui m'intéressait avant tout, ce qui me tenait à cœur plus que le sous-préfet de Sarlande et plus que Sarlande tout entier, c'était la lettre de mon frère Jacques. Aussi, tandis que les élèves, mis en gaieté, se culbutaient devant les fenêtres pour voir M. le sous-préfet descendre de voiture, je retournai dans mon coin et je me remis à lire.


«Tu sauras, mon bon Daniel, que notre père est en Bretagne, où il fait le commerce du cidre pour le compte d'une compagnie. En apprenant que j'étais le secrétaire du marquis, il a voulu que je place quelques tonneaux de cidre chez lui. Par malheur, le marquis ne boit que du vin, et du vin d'Espagne, encore! J'ai écrit cela au père; sais-tu ce qu'il m'a répondu:


«Jacques, tu es un âne!» comme toujours. Mais c'est égal, mon cher Daniel, je crois qu'au fond il m'aime beaucoup.


«Quant à maman, tu sais qu'elle est seule maintenant. Tu devrais bien lui écrire, elle se plaint de ton silence.


«J'avais oublié de te dire une chose qui, certainement, te fera le plus grand plaisir: j'ai ma chambre au Quartier latin… au Quartier latin! pense un peu!…


«Une vraie chambre de poète, comme dans les romans, avec une petite fenêtre et des toits à perte de vue. Le lit n'est pas large, mais nous y tiendrons deux au besoin; et puis, il y a dans un coin une table de travail où on serait très bien pour faire des vers.


«Je suis sûr que si tu voyais cela, tu voudrais venir me trouver au plus vite; moi aussi je te voudrais près de moi, et je ne te dis pas que quelque jour je ne te ferai pas signe de venir.


«En attendant, aime moi toujours bien et ne travaille pas trop dans ton collège, de peur de tomber malade.


«Je t'embrasse. Ton frère «JACQUES.»


Ce brave Jacques! quel mal délicieux il venait de me faire avec sa lettre! je riais et je pleurais en même temps. Toute ma vie de ces derniers mois, le punch, le billard, le café Barbette, me faisaient l'effet d'un mauvais rêve, et je pensais: «Allons! c'est fini. Maintenant je vais travailler, je vais être courageux comme Jacques.» À ce moment, la cloche sonna. Mes élèves se mirent en rang, ils causaient beaucoup du sous-préfet et se montraient, en passant, sa voiture stationnant devant la porte. Je les remis entre les mains des professeurs; puis, une fois débarrassé d'eux, je m'élançai en courant dans l'escalier. Il me tardait tant d'être seul dans ma chambre avec la lettre de mon frère Jacques!


«Monsieur Daniel, on vous attend chez le principal.» Chez le principal?… Que pouvait avoir à me dire le principal?… Le portier me regardait avec un drôle d'air. Tout à coup, l'idée du sous-préfet me revint.


«Est-ce que M. le sous-préfet est là-haut?» demandai-je.


Et le cœur palpitant d'espoir je me mis à gravir les degrés de l'escalier quatre à quatre.


Il y a des jours où l'on est comme fou. En apprenant que le sous-préfet m'attendait, savez-vous ce que j'imaginai? Je m'imaginai qu'il avait remarqué ma bonne mine à la distribution, et qu'il venait au collège tout exprès pour m'offrir d'être son secrétaire.


Cela me paraissait la chose la plus naturelle du monde. La lettre de Jacques avec ses histoires de vieux marquis m'avait troublé la cervelle, à coup sûr. Quoi qu'il en soit, à mesure que je montais l'escalier, ma certitude devenait plus grande: secrétaire du sous-préfet! je ne me sentais pas de joie, En tournant le corridor, je rencontrai Roger, Il était très pâle; il me regarda comme s'il voulait me parler; mais je ne m'arrêtai pas: le sous-préfet n'avait pas le temps d'attendre.


Quand j'arrivai devant le cabinet du principal, le cœur me battait bien fort, je vous jure. Secrétaire de M. le sous-préfet! Il fallut m'arrêter un instant pour reprendre haleine; je rajustai ma cravate, je donnai avec mes doigts un petit tour à mes cheveux et je tournai le bouton de la porte doucement.


Si j'avais su ce qui m'attendait!


M. le sous-préfet était debout, appuyé négligemment au marbre de la cheminée et souriant dans ses favoris blonds. M. le principal, en robe de chambre, se tenait près de lui humblement, son bonnet de velours à la main et M. Viot, appelé en hâte, se dissimulait dans un coin.


Dès que j'entrai, le sous-préfet prit la parole.


«C'est donc monsieur, dit-il en me désignant, qui s'amuse à séduire nos femmes de chambre?» Il avait prononcé cette phrase d'une voix claire, ironique et sans cesser de sourire. Je crus d'abord qu'il voulait plaisanter et je ne répondis rien, mais le sous-préfet ne plaisantait pas; après un moment de silence, il reprit en souriant toujours:


«N'est-ce pas à monsieur Daniel Eyssette que j'ai l'honneur de parler, à monsieur Daniel Eyssette qui a séduit la femme de chambre de ma femme?» Je ne savais de quoi il s'agissait; mais en entendant ce mot de femme de chambre, qu'on me jetait ainsi à la figure pour la seconde fois, je me sentis rouge de honte, et ce fut avec une véritable indignation que je m'écriai:


«Une femme de chambre, moi!… Je n'ai jamais séduit de femme de chambre.» À cette réponse, je vis un éclair de mépris jaillir des lunettes du principal, et j'entendis les clefs murmurer dans leur coin: «Quelle effronterie!»


Le sous-préfet, lui, ne cessait pas de sourire; il prit sur la tablette de la cheminée un petit paquet de papiers que je n'avais pas aperçus d'abord, puis se tournant vers moi et les agitant négligemment:


«Monsieur, dit-il, voici des témoignages fort graves qui vous accusent. Ce sent des lettres qu'on a surprises chez la demoiselle en question. Elles ne sont pas signées, il est vrai, et, d'un autre côté, la femme de chambre n'a voulu nommer personne. Seulement, dans ces lettres il est souvent parlé du collège, et, malheureusement pour vous, M. Viot a reconnu votre écriture et votre style…» Ici les clefs grincèrent férocement et le sous-préfet, souriant toujours, ajouta: «Tout le monde n'est pas poète au collège de Sarlande.» À ces mots, une idée fugitive me traversa l'esprit: je voulus voir de près ces papiers. Je m'élançai; le principal eut peur d'un scandale et fit un geste pour me retenir. Mais le sous-préfet me tendit le dossier tranquillement. «Regardez!» me dit-il.


Miséricorde! ma correspondance avec Cécilia.


… Elles y étaient toutes, toutes! Depuis celle qui commençait: «O Cécilia, quelquefois sur un rocher sauvage…» jusqu'au cantique d'actions de grâces:


«Ange qui as consenti à passer une nuit sur la terre…» Et dire que toutes ces belles fleurs de rhétorique amoureuse, je les avais effeuillées sous les pas d'une femme de chambre!… dire que cette personne, d'une situation tellement élevée, tellement, etc, décrottait tous les matins les socques de la sous-préfète!… On peut se figurer ma rage, ma confusion.


«Eh bien, qu'en dites-vous, seigneur don Juan? ricana le sous-préfet, après un moment de silence.


Est-ce que ces lettres sont de vous, oui ou non?»


Au lieu de répondre, je baissai la tête. Un mot pouvait me disculper; mais ce mot, je ne le prononçai pas. J'étais prêt à tout souffrir plutôt que le dénoncer Roger… Car remarquez bien qu'au milieu de cette catastrophe, le petit Chose n'avait pas un seul instant soupçonné la loyauté de son ami. En reconnaissant les lettres, il s'était dit tout de suite: «Roger aura eu la paresse de les recopier; il a mieux aimé faire une partie de billard de plus et envoyer les miennes.» Quel innocent, ce petit Chose! Quand le sous-préfet vit que je ne voulais pas répondre, il remit les lettres dans sa poche et, se tournant vers le principal et son acolyte:


«Maintenant, messieurs, vous savez ce qui vous reste à faire.» Sur quoi les clefs de M. Viot frétillèrent d'un air lugubre, et le principal répondit en s'inclinant jusqu'à terre, «que M. Eyssette avait mérité d'être chassé sur l'heure; mais qu'afin d'éviter tout scandale, on le garderait au collège encore huit jours»: Juste le temps de faire venir un nouveau maître.


À ce terrible mot «chassé», tout mon courage m'abandonna. Je saluai sans rien dire et je sortis précipitamment. À peine dehors, mes larmes éclatèrent… Je courus d'un trait jusqu'à ma chambre, en étouffant mes sanglots dans mon mouchoir…


Roger m'attendait; il avait l'air fort inquiet et se promenait à grands pas, de longs en large.


En me voyant entrer, il vint vers moi:


«Monsieur Daniel!…» me dit-il, et son œil m'interrogeait. Je me laissai tomber sur une chaise sans répondre «Des pleurs, des enfantillages! reprit le maître d'armes d'un ton brutal, tout cela ne prouve rien.


Voyons… vite!… Que s'est-il passé?» Alors je lui racontai dans tous ses détails toute l'horrible scène du cabinet a mesure que je parlais, je voyais la physionomie de Roger s'éclaircir; il ne me regardait plus du même air rogue, et à la fin, quand il eut appris comment, pour ne pas le trahir, je m'étais laissé chasser du collège, il me tendit ses deux mains ouvertes et me dit simplement:


«Daniel, vous êtes un noble cœur.» À ce moment, nous entendîmes dans la rue le roulement d'une voiture; c'était le sous-préfet qui s'en allait.


«Vous êtes un noble cœur, reprit mon bon ami le maître d'armes en me serrant les poignets à les briser, vous êtes un noble cœur, je ne vous dis que ça… Mais vous devez comprendre que je ne permettrai à personne de se sacrifier pour moi.» Tout en parlant, il s'était rapproché de la porte:


«Ne pleurez pas, monsieur Daniel, je vais aller trouver le principal, et je vous jure que ce n'est pas vous qui serez chassé.» Il fit encore un pas pour sortir; puis, revenant vers moi comme s'il oubliait quelque chose:


«Seulement, me dit-il à voix basse, écoutez bien ceci avant que je m'en aille… Le grand Roger n'est pas seul au monde; il a quelque part une mère infirme dans un coin… Une mère!… pauvre sainte femme!… Promettez-moi de lui écrire quand tout sera fini.» C'était dit gravement, tranquillement, d'un ton qui m'effraya.


«Mais que voulez-vous faire?» m'écriai-je.


Roger ne répondit rien; seulement il entrouvrit sa veste et me laissa voir dans sa poche la crosse luisante d'un pistolet.


Je m'élançai vers lui, tout ému:


«Vous tuer, malheureux? vous voulez vous tuer?» Et lui, très froidement:


«Mon cher, quand j'étais au service, je m'étais promis que si jamais, par un coup de ma mauvaise tête, je venais à me faire dégrader, je ne survivrais pas à mon déshonneur. Le moment est venu de me tenir parole… Dans cinq minutes je serai chassé du collège, c'est-à-dire dégradé; une heure après, bonsoir! J'avale ma dernière prune.» En entendant cela, je me plantai résolument devant la porte.


«Eh bien, non! Roger, vous ne sortirez pas… J'aime mieux perdre ma place que d'être cause de votre mort.


– Laissez-moi faire mon devoir», me dit-il d'un air farouche, et, malgré mes efforts, il parvint à entrouvrir la porte.


Alors, j'eus l'idée de lui parler de sa mère, de cette pauvre mère qu'il avait quelque part, dans un coin.


Je lui prouvai qu'il devait vivre pour elle, que moi j'étais à même de trouver facilement une autre place, que d'ailleurs, dans tous les cas, nous avions encore huit jours devant nous, et. que c'était bien le moins qu'on attendit jusqu'au dernier moment avant de prendre un parti si terrible… Cette dernière réflexion parut le toucher. Il consentit à retarder de quelques heures sa visite au principal et ce qui devait s'ensuivre.


Sur ces entrefaites, la cloche sonna; nous nous embrassâmes, et je descendis à l'école.


Ce que c'est que de nous! J'étais entré dans ma chambre désespéré, j'en sortis presque joyeux… Le petit Chose était si fier d'avoir sauvé la vie à son bon ami le maître d'armes.


Pourtant, il faut bien le dire, une fois assis dans ma chaire et le premier mouvement de l'enthousiasme passé, je me mis à faire des réflexions, Roger consentait à vivre, c'était bien; mais moi-même, qu'allais-je devenir après que mon beau dévouement m'aurait mis à la porte du collège! La situation n'était pas gaie, je voyais déjà le foyer singulièrement compromis, ma mère en larmes, et M. Eyssette bien en colère. Heureusement je pensai à Jacques; quelle bonne idée sa lettre avait eue d'arriver précisément le matin! C'était bien simple, après tout, ne m'écrivait-il pas que dans son lit il y avait place pour deux? D'ailleurs, à Paris, on trouve toujours de quoi vivre…


Ici, une pensée horrible m'arrêta: pour partir, il fallait de l'argent; celui du chemin de fer d'abord, puis cinquante-huit francs que je devais au portier, puis dix francs qu'un grand m'avait prêtés, puis des sommes énormes inscrites à mon nom sur le livre de compte du café Barbette, Le moyen de se procurer tout cet argent?


«Bah! me dis-je en y songeant, je me trouve bien, naïf de m'inquiéter pour si peu; Roger n'est-il pas là? Roger est riche, il donne des leçons en ville, et il sera trop heureux de me procurer quelque cent francs à moi qui viens de lui sauver la vie.».


Mes affaires ainsi réglées, j'oubliai toutes les catastrophes de la journée pour ne songer qu'à mon grand voyage de Paris. J'étais très joyeux, je ne tenais plus en place, et M. Viot, qui descendit à l'étude pour savourer mon désespoir, eut l'air fort déçu en voyant ma mine réjouie. À dîner, je mangeai vite et bien; dans la cour, je pardonnai les arrêts des élèves. Enfin l'heure de la classe sonna.


Le plus pressant était de voir Roger; d'un bond, je fus à sa chambre; personne à sa chambre. «Bon! me dis-je en moi-même, il sera allé faire un tour au café Barbette», et cela ne m'étonna pas dans des circonstances aussi dramatiques. Au café Barbette, personne encore: «Roger, me dit-on, était allé à la Prairie avec les sous-officiers.»


Que diable pouvaient-ils faire là-bas par un temps pareil? Je commençais à être fort inquiet; aussi, sans vouloir accepter une partie de billard qu'on m'offrait, je relevai le bas de mon pantalon et je m'élançai dans la neige, du côté de la Prairie, à la recherche de mon bon ami le maître d'armes.

XII L'ANNEAU DE FER

Des portes de Sarlande à la Prairie il y a bien une bonne demi-lieue; mais, du train dont j'allais, je dus ce jour-là faire le trajet en moins d'un quart d'heure.


Je tremblais pour Roger. J'avais peur que le pauvre garçon n'eût, malgré sa promesse, tout raconté au principal pendant l'étude; je croyais voir encore luire la crosse de son pistolet. Cette pensée lugubre me donnait des ailes.


Pourtant, de distance en distance, j'apercevais sur la neige la trace de pas nombreux allant vers la Prairie, et de songer que le maître d'armes n'était pas seul, cela me rassurait un peu.


Alors, ralentissant ma course, je pensais à Paris; à Jacques, à mon départ… Mais au bout d'un instant, mes terreurs recommençaient.


«Roger va se tuer évidemment. Que serait-il venu chercher, sans cela, dans cet endroit désert, loin de la ville? S'il amène avec lui ses amis du café Barbette, c'est pour leur faire ses adieux, pour boire le coup de l'étrier, comme ils disent… Oh! ces militaires!…» Et me voilà courant de nouveau à perdre haleine.


Heureusement j'approchais de la Prairie dont j'apercevais déjà les grands arbres chargés de neige.


«Pauvre ami, me disais-je, pourvu que j'arrive à temps!» La trace des pas me conduisit ainsi jusqu'à la guinguette d'Espéron. Cette guinguette était un endroit louche et de mauvais renom, où les débauchés de Sarlande faisaient leurs parties fines. J'y étais venu plus d'une fois en compagnie des nobles cœurs, mais jamais je ne lui avais trouvé une physionomie aussi sinistre que ce jour-là. Jaune et sale, au milieu de la blancheur immaculée de la plaine, elle se dérobait, avec sa porte basse, ses murs décrépis et ses fenêtres aux vitres mal lavées, derrière un taillis de petits ormes. La maisonnette avait l'air honteuse du vilain métier qu'elle faisait.


Comme j'approchais, j'entendis un bruit joyeux de voix, de rires et de verres choqués.


«Grand Dieu! me dis-je en frémissant, c'est le coup de l'étrier.» Et je m'arrêtai pour reprendre haleine.


Je me trouvais alors, sur le derrière de la guinguette; je poussai une porte à claire-voie, et j'entrai dans le jardin. Quel jardin! Une grande haie dépouillée, des massifs de lilas sans feuilles, des tas de balayures sur la neige, et des tonnelles toutes blanches qui ressemblaient à des huttes d'esquimaux.


Cela était d'un triste à faire pleurer.


Le tapage venait de la salle du rez-de-chaussée, et la ripaillage devait chauffer à ce moment, car, malgré le froid, on avait ouvert toutes grandes les deux fenêtres.


Je posais déjà le pied sur la première marche du perron, lorsque j'entendis quelque chose qui m'arrêta net et me glaça: c'était mon nom prononcé au milieu de grands éclats de rires. Roger parlait de moi, et, chose singulière, chaque fois que le nom de Daniel Eyssette revenait, les autres riaient à se tordre.


Poussé par une curiosité douloureuse, sentant bien que j'allais apprendre quelque chose d'extraordinaire, je me rejetai en arrière et, sans être entendu de personne, grâce à la neige qui assourdissait comme un tapis le bruit de mes pas, je me glissai dans une des tonnelles, qui se trouvait fort à propos juste au-dessous des fenêtres.


Je la reverrai toute ma, vie, cette tonnelle; je reverrai toute ma vie la verdure morte qui la tapissait, son sol boueux et sale, sa petite table peinte en vert et ses bancs de bois tout ruisselants d'eau… À travers la neige dont elle était chargée, le jour passait à peine; la neige fondait lentement et tombait sur ma tête goutte à goutte.


C'est là, c'est dans cette tonnelle noire et froide comme un tombeau, que j'ai appris combien les hommes peuvent être méchants et lâches; c'est là que j'ai appris à douter, à mépriser, à haïr… O vous qui me lisez, Dieu vous garde d'entrer jamais dans cette tonnelle!… Debout, retenant mon souffle, rouge de colère et de honte, j'écoutais ce qui se disait chez Espéron.


Mon bon ami le maître d'armes avait toujours la parole… Il racontait l'aventure de Cécilia, la correspondance amoureuse, la visite de M. le sous-préfet au collège, tout cela avec des enjolivements et des gestes qui devaient être bien comiques, à en juger par les transports de l'auditoire.


«Vous comprenez, mes petits amours, disait-il de sa voix goguenarde, qu'on n'a pas joué pour rien la comédie pendant trois ans sur le théâtre des zouaves.


«Vrai comme je vous parle! j'ai cru un moment la partie perdue, et je me suis dit que je ne viendrais plus boire avec vous le bon vin du père Espéron… Le petit Eyssette n'avait rien dit, c'est vrai; mais il était temps de parler encore; et, entre nous, je crois qu'il voulait seulement me laisser l'honneur de me dénoncer moi-même. Alors je me suis dit: “Ayons l'œil”, Roger, et en avant la grande scène!» Là-dessus, mon bon ami le maître d'armes se mit à jouer ce qu'il appelait la grande scène, c'est-à-dire ce qui s'était passé le matin dans, ma chambre entre lui et moi. Ah! le misérable, il n'oublia rien… Il criait: «Ma mère! ma pauvre mère!» avec des intonations de théâtre. Puis il imitait ma voix: «Non, Roger! non! vous ne sortirez pas!…» La grande scène était réellement d'un haut comique, et tout l'auditoire se roulait. Moi, je sentais de grosses larmes ruisseler le long de mes joues, j'avais le frisson, les oreilles me tintaient, je devinais toute l'odieuse comédie du matin, je comprenais vaguement que Roger avait fait exprès d'envoyer mes lettres pour se mettre à l'abri de toute mésaventure, que depuis vingt ans sa mère, sa pauvre mère, était morte, et que j'avais pris l'étui de sa pipe pour une crosse de pistolet.


«Et la belle Cécilia? dit un noble cœur.


– Cécilia n'a pas parlé, elle a fait ses malles, c'est une bonne fille.


– Et le petit Daniel que va-t-il devenir?


– Bah!» répondit Roger.


Ici, un geste qui fit rire tout le monde.


Cet éclat de rire me mit hors de moi. J'eus envie de sortir de la tonnelle et d'apparaître soudainement au milieu d'eux comme un spectre. Mais je me contins: j'avais déjà été assez ridicule. Le rôti arrivait, les verres se choquèrent:


«À Roger! À Roger!» criait-on.


Je n'y tins plus, je souffrais trop. Sans m'inquiéter si quelqu'un pouvait me voir, je m'élançai à travers le jardin. D'un bond je franchis la porte à claire-voie et je me mis à courir devant moi comme un fou.


La nuit tombait, silencieuse; et cet immense champ de neige prenait dans la demi-obscurité du crépuscule je ne sais quel aspect de profonde mélancolie.


Je courus ainsi quelque temps comme un cabri blessé; et si les cœurs qui se brisent et qui saignent étaient autre chose que des façons de parler, à l'usage des poètes, je vous jure qu'on aurait pu trouver derrière moi, sur la plaine blanche, une longue trace de sang.


Je me sentais perdu. Où trouver de l'argent? Comment m'en aller? Comment rejoindre mon frère Jacques? Dénoncer Roger ne m'aurait même servi de rien… Il pouvait nier, maintenant que Cécilia était partie.


Enfin, accablé, épuisé de fatigue et de douleur, je me laissai tomber dans la neige au pied d'un châtaignier. Je serais resté là jusqu'au lendemain peut-être, pleurant et n'ayant pas la force de penser, quand tout à coup, bien loin, du côté de Sarlande, j'entendis une cloche sonner. C'était la cloche du collège. J'avais tout oublié; cette cloche me rappela à la vie: il me fallait rentrer et surveiller la récréation des élèves dans la salle… En pensant à la salle, une idée subite me vint. Sur le champ, mes larmes s'arrêtèrent; je me sentis plus fort, plus calme. Je me levai, et, de ce pas délibéré de l'homme qui vient de prendre une irrévocable décision, je repris le chemin de Sarlande.


Si vous voulez savoir quelle irrévocable décision vient de prendre le petit Chose, suivez-le jusqu'à Sarlande, à travers cette grande plaine blanche; suivez-le dans les rues sombres et boueuses de la ville; suivez-le sous le porche du collège; suivez-le dans la salle pendant la récréation, et remarquez avec quelle singulière persistance il regarde le gros anneau de fer qui se balance au milieu; la récréation finie, suivez-le encore jusqu'à l'étude, montez avec lui dans sa chaire, et lisez par-dessus son épaule cette lettre douloureuse qu'il est en train d'écrire au milieu du vacarme et des enfants ameutés:


«Monsieur Jacques Eyssette, rue Bonaparte, à Paris.


«Pardonne-moi, mon bien-aimé Jacques, la douleur que je viens te causer. Toi qui ne pleurais plus, je vais te faire pleurer encore une fois; ce sera la dernière par exemple… Quand tu recevras cette lettre, ton pauvre Daniel sera mort…»


Ici, le vacarme de l'étude redouble; le petit Chose s'interrompt et distribue quelques punitions de droite et de gauche, mais gravement, sans colère, Puis il continue:


«Vois-tu! Jacques, j'étais trop malheureux. Je ne pouvais pas faire autrement que de me tuer. Mon avenir est perdu: on m'a chassé du collège: – c'est pour une histoire de femme, des choses trop longues à te raconter; puis, j'ai fait des dettes, je ne sais plus travailler, j'ai honte, je m'ennuie, j'ai le dégoût, la vie me fait peur… J'aime mieux m'en aller…»


Le petit Chose est obligé de s'interrompre encore:


«Cinq cents vers à l'élève Soubeyrol! Fouque et Loupi en retenue dimanche!» Ceci fait, il achève sa lettre:


«Adieu, Jacques! J'en aurais encore long à te dire, mais je sens que je vais pleurer, et les élèves me regardent. Dis à maman que j'ai glissé du haut d'un rocher, en promenade, ou bien que je me suis noyé, en patinant. Enfin, invente une histoire, mais que la pauvre femme ignore toujours la vérité!… Embrasse-la bien pour moi, cette chère mère; embrasse aussi notre père, et tâche de leur reconstruire vite un beau foyer… Adieu! je t'aime. Souviens-toi de Daniel.»


Cette lettre terminée, le petit Chose en commence tout de suite une autre ainsi conçue:


«Monsieur l'abbé, je vous prie de faire parvenir à mon frère Jacques la lettre que je laisse pour lui. En même temps, vous couperez de mes cheveux, et vous en ferez un petit paquet pour ma mère.


«Je vous demande pardon du mal que je vous donne. Je me suis tué parce que j'étais trop malheureux ici. Vous seul, monsieur l'abbé, vous êtes toujours montré très bon pour moi. Je vous en remercie.


«DANIEL EYSSETTE.»


Après quoi, le petit Chose met cette lettre et celle de Jacques sous une même grande enveloppe, avec cette suscription: «La personne qui trouvera la première mon cadavre, est priée de remettre ce pli entre les mains de l'abbé Germane.» Puis, toutes ses affaires terminées, il attend tranquillement la fin de l'étude.


L'étude est finie. On soupe, on fait la prière, on monte au dortoir.


Les élèves se couchent; le petit Chose se promène de long en large, attendant qu'ils soient endormis.


Voici maintenant M. Viot qui fait sa ronde; on entend le cliquetis mystérieux de ses clefs et le bruit sourd de ses chaussons sur le parquet. «Bonsoir, monsieur Viot! murmure le petit Chose. – Bonsoir, monsieur!» répond à voix basse le surveillant; puis il s'éloigne, ses pas se perdent dans le corridor.


Le petit Chose est seul. Il ouvre la porte doucement et s'arrête un instant sur le palier pour voir si les élèves ne se réveillent pas; mais tout est tranquille dans le dortoir.


Alors il descend, il se glisse à petits pas dans l'ombre des murs. La tramontane souffle tristement par-dessous les portes. Au bas de l'escalier, en passant devant le péristyle, il aperçoit la cour blanche de neige, entre ses quatre grands corps de logis tout sombres.


Là-haut, près des toits, veille une lumière: c'est l'abbé Germane qui travaille à son grand ouvrage. Du fond de son cœur le petit Chose envoie un dernier adieu, bien sincère à ce bon abbé; puis il entre dans la salle…


Le vieux gymnase de l'école de marine est plein d'une ombre froide et sinistre. Par les grillages d'une fenêtre un peu de lune descend et vient donner en plein sur le gros anneau de fer – oh! cet anneau, le petit Chose ne fait qu'y penser depuis des heures -, sur le gros anneau de fer qui reluit comme de l'argent… Dans un coin de la salle, un vieil escabeau dormait. Le petit Chose va le prendre, le porte sous l'anneau, et monte dessus; il ne s'est pas trompé, c'est juste à la hauteur qu'il faut. Alors il détache sa cravate, une longue cravate en soie violette qu'il porte chiffonnée autour de son cou, comme un ruban.


Il attache la cravate à l'anneau et fait un nœud coulant… Une heure sonne. Allons! il faut mourir… Avec des mains qui tremblent, le petit Chose ouvre le nœud coulant. Une sorte de fièvre le transporte.


«Adieu, Jacques! Adieu Mme Eyssette!…»


Tout à coup un poignet de fer s'abat sur lui. Il se sent saisi par le milieu du corps et planté debout sur ses pieds, au bas de l'escabeau. En même temps une voix rude et narquoise, qu'il connaît bien, lui dit:


«En voilà une idée, de faire du trapèze à cette heure!» Le petit Chose se retourne, stupéfait.


C'est l'abbé Germane, l'abbé Germane sans sa soutane, en culotte courte, avec son rabat flottant sur son gilet. Sa belle figure laide sourit tristement, à demi éclairée par la lune… Une seule main lui a suffi pour mettre le suicidé par terre; de l'autre main il tient encore sa carafe qu'il vient de remplir à la fontaine de la cour. De voir la tête effarée et les yeux pleins de larmes du petit Chose, l'abbé Germane a cessé de sourire, et il répète, mais cette fois d'une voix douce et presque attendrie:


«Quelle drôle d'idée, mon cher Daniel, de faire du trapèze à cette heure!» Le petit Chose est tout rouge, tout interdit.


«Je ne fais pas du trapèze, monsieur l'abbé, je veux mourir.


– Comment!… mourir?:… Tu as donc bien du chagrin?


– Oh!… répond le petit Chose avec de grosses larmes brûlantes qui roulent sur ses joues.


– Daniel, tu vas venir avec moi», dit l'abbé.


Le petit Daniel fait signe que non et montre l'anneau de fer avec la cravate… L'abbé Germane le prend par la main: «Voyons! monte dans ma chambre; si tu veux te tuer, eh bien, tu te tueras là-haut: il y a du feu, il fait bon.» Mais le petit Chose résiste: «Laissez-moi mourir, monsieur l'abbé. Vous n'avez pas le droit de m'empêcher de mourir.» Un éclair de colère passe dans les yeux du prêtre:


«Ah! c'est comme cela!» dit-il. Et prenant brusquement le petit Chose par la ceinture, il l'emporta sous son bras comme un paquet, malgré sa résistance et ses supplications…


… Nous voici maintenant chez l'abbé Germane: un grand feu brille dans la cheminée, près du feu, il y a une table avec une lampe allumée, des pipes et des tas de papiers chargés de pattes de mouche.


Le petit Chose est assis au coin de la cheminée. Il est très agité, il parle beaucoup, il raconte sa vie, ses malheurs et pourquoi il a voulu en finir. L'abbé l'écoute en souriant; puis, quand l'enfant a bien parlé, bien pleuré, bien dégonflé son pauvre cœur malade, le brave homme lui prend les mains et lui dit très tranquillement:


«Tout cela n'est rien, mon garçon, et tu aurais été joliment bête de te mettre à mort pour si peu… Ton histoire est fort simple: on t'a chassé du collège ce qui, par parenthèse, est un grand bonheur pour toi… – eh bien, il faut partir, partir tout de suite, sans attendre tes huit jours… Tu n'es pas une cuisinière, ventrebleu!… Ton voyage, tes dettes, ne t'en inquiète pas! je m'en charge… L'argent que tu voulais emprunter à ce coquin, c'est moi qui te le prêterai.


Nous réglerons tout cela demain… À présent, plus un mot! j'ai besoin de travailler, et tu as besoin de dormir… Seulement je ne veux pas que tu retournes dans ton affreux dortoir: tu aurais froid, tu aurais peur; tu vas te coucher dans mon lit, de beaux draps blancs de ce matin!… Moi, j'écrirai toute la nuit, et si le sommeil me prend, je m'étendrai sur le canapé… Bonsoir! ne me parle plus.» Le petit Chose se couche, il ne résiste pas… Tout ce qui lui arrive lui fait l'effet d'un rêve. Que d'événements dans une journée! Avoir été si près de la mort, et se retrouver au fond d'un bon lit, dans cette chambre tranquille et tiède!… Comme le petit Chose est bien!… De temps en temps, en ouvrant les yeux, il voit sous la clarté douce de l'abat-jour le bon abbé Germane qui, tout en fumant, fait courir sa plume, à petit bruit, du haut en bas des feuilles blanches…


… Je fus réveillé le lendemain matin par l'abbé qui me frappait sur l'épaule. J'avais tout oublié en dormant… Cela fit beaucoup rire mon sauveur.


«Allons! mon garçon, me dit-il, la cloche sonne, dépêche-toi; personne ne se sera aperçu de rien, va prendre tes élèves comme à l'ordinaire; pendant la récréation du déjeuner je t'attendrai ici pour causer.» La mémoire me revint tout d'un coup. Je voulais le remercier; mais positivement le bon abbé me mit à la porte.


Si l'étude me parut longue, je n'ai pas besoin de vous le dire… Les élèves n'étaient pas encore dans la cour, que déjà je frappais chez l'abbé Germane. Je le retrouvai devant son bureau, les tiroirs grands ouverts, occupé à compter les pièces d'or, qu'il alignait soigneusement par petits tas.


Au bruit que je fis en entrant, il retourna la tête, puis se remit à son travail, sans rien me dire; quand il eut fini, il referma ses tiroirs; et me faisant signe de la main avec un bon sourire:


«Tout ceci est pour toi, me dit-il. J'ai fait ton compte. Voici pour le voyage, voici pour le portier, voici pour le café Barbette, voici pour l'élève qui t'a prêté dix francs… J'avais mis cet argent de côté pour faire un remplaçant à Cadet; mais Cadet ne tire au sort que dans six ans, et d'ici là nous nous serons revus.» Je voulus parler, mais ce diable d'homme ne m'en laissa pas le temps: «À présent, mon garçon, fais-moi tes adieux… voilà ma classe qui sonne, et quand j'en sortirai je ne veux plus te retrouver ici. L'air de cette Bastille ne te vaut rien… File vite à Paris, travaille bien, prie le Bon Dieu, fume des pipes, et tâche d'être un homme. – Tu m'entends, tâche d'être un homme. Car vois-tu! mon petit Daniel, tu n'es encore qu'un enfant, et même j'ai bien peur que tu sois un enfant toute ta vie.» Là-dessus, il m'ouvrit les bras avec un sourire divin; mais, moi, je me jetai à ses genoux en sanglotant. Il me releva et m'embrassa sur les deux joues.


La cloche sonnait le dernier coup.


«Bon! voilà que je suis en retard», dit-il en rassemblant à la hâte ses livres et ses cahiers. Comme il allait sortir, il se retourna encore vers moi.


«J'ai bien un frère à Paris, moi aussi, un brave homme de prêtre, que tu pourrais aller voir… Mais, bah! à moitié fou comme tu l'es, tu n'aurais qu'à oublier son adresse…» Et sans en dire davantage, il se mit à descendre l'escalier à grands pas. Sa soutane flottait derrière lui; de la main droite il tenait sa calotte, et, sous le bras gauche, il portait un gros paquet de papiers et de bouquins… Bon abbé Germane! Avant de m'en aller, je jetai un dernier regard autour de sa chambre; je contemplai une dernière fois la grande bibliothèque, la petite table, le feu à demi-éteint, le fauteuil où j'avais tant pleuré, le lit où j'avais dormi si bien; et, songeant à cette existence mystérieuse dans laquelle je devinais tant de courage, de bonté cachée, de dévouement et de résignation, je ne pus m'empêcher de rougir de mes lâchetés, et je me fis le serment de me rappeler toujours l'abbé Germane.


En attendant, le temps passait… J'avais ma malle à faire, mes dettes à payer, ma place à retenir à la diligence…


Au moment de sortir, j'aperçus sur un coin de la cheminée plusieurs vieilles pipes toutes noires. Je pris la plus vieille, la plus noire, la plus courte, et je la mis dans ma poche comme une relique; puis je descendis.


En bas, la porte du vieux gymnase était encore entrouverte. Je ne pus m'empêcher d'y jeter un regard en passant, et ce que je vis me fit frissonner.


Je vis la grande salle sombre et froide, l'anneau de fer qui reluisait, et ma cravate violette avec son nœud coulant, qui se balançait dans le courant d'air au-dessus de l'escabeau renversé.

XIII LES CLEFS DE M. VIOT

Comme je sortais du collège à grandes enjambées, encore tout ému de l'horrible spectacle que je venais de voir, la loge du portier s'ouvrit brusquement, et j'entendis qu'on appelait:


«Monsieur Eyssette! monsieur Eyssette!» C'étaient le maître du café Barbette et son digne ami M. Cassagne, l'air effaré, presque insolents.


Le cafetier parla le premier.


«Est-ce vrai que vous partez, monsieur Eyssette?


– Oui, monsieur Barbette, répondis-je tranquillement, je pars aujourd'hui même.»


M. Barbette fit un bond, M. Cassagne en fit un autre; mais le bond de M. Barbette fut bien plus fort que celui de M. Cassagne, parce que je lui devais beaucoup d'argent.


«Comment! aujourd'hui même!


– Aujourd'hui même, et je cours de ce pas retenir ma place à la diligence.» Je crus qu'ils allaient me sauter à la gorge.


«Et mon argent? dit M. Barbette.


– Et le mien?» hurla M. Cassagne.


Sans répondre, j'entrai dans la loge, et tirant gravement, à pleines mains, les belles pièces d'or de l'abbé Germane, je me mis à leur compter sur le bout de la table ce que je leur devais à tous les deux.


Ce fut un coup de théâtre! Les deux figures renfrognées se déridèrent, comme par magie… Quand ils eurent empoché leur argent, un peu honteux des craintes qu'ils m'avaient montrées, et tout joyeux d'être payés, ils s'épanchèrent en compliments de condoléances et en protestations d'amitié:


«Vraiment, monsieur Eyssette, vous nous quittez?… Oh! quel dommage! Quelle perte pour la maison!» Et puis des oh! des ah! des hélas! des soupirs, des poignées de main, des larmes étouffées…


La veille encore, j'aurais pu me laisser prendre à ces dehors d'amitié! mais maintenant j'étais ferré à glace sur les questions de sentiment.


Le quart d'heure passé sous la tonnelle m'avait appris à connaître les hommes – du moins je le croyais ainsi – et plus ces affreux gargotiers se montraient affables, plus ils m'inspiraient de dégoût.


Aussi, coupant court à leurs effusions ridicules, je sortis du collège et m'en allai bien vite retenir ma place à la bienheureuse diligence qui devait m'emporter loin de tous ces monstres.


En revenant du bureau des messageries, je passai devant le café Barbette, mais je n'entrai pas; l'endroit me faisait horreur. Seulement, poussé par je ne sais quelle curiosité malsaine, je regardai à travers les vitres… Le café était plein de monde; c'était jour de poule au billard. On voyait parmi la fumée des pipes flamboyer les pompons des shakos et les ceinturons qui reluisaient pendus aux patères. Les nobles cœurs étaient au complet, il ne manquait que le maître d'armes.


Je regardai un moment ces grosses faces rouges que les glaces multipliaient, l'absinthe dansant dans les verres, les carafons d'eau-de-vie tout ébréchés sur le bord; et de penser que j'avais vécu dans ce cloaque je me sentis rougir… Je revis le petit Chose roulant autour du billard, marquant les points, payant le punch, humilié, méprisé, se dépravant de jour en jour, et mâchonnant sans cesse entre ses dents un tuyau de pipe ou un refrain de caserne… Cette vision m'épouvanta encore plus que celle que j'avais eue dans la salle du gymnase en voyant flotter la petite cravate violette. Je m'enfuis…


Or, comme je m'acheminais vers le collège, suivi d'un homme de la diligence pour emporter ma malle, je vis venir sur la place le maître d'armes, sémillant, une badine à la main, le feutre sur l'oreille, mirant sa moustache fine dans ses belles bottes vernies… De loin je le regardais avec admiration en me disant:


«Quel dommage qu'un si bel homme porte une si vilaine âme!…» Lui, de son côté, m'avait aperçu et venait vers moi avec un bon sourire bien loyal et deux grands bras ouverts… «Oh! la tonnelle! Je vous cherchais, me dit-il… Qu'est-ce que j'apprends? Vous…».


Il s'arrêta net. Mon regard lui cloua ses phrases menteuses sur les lèvres. Et dans ce regard qui le fixait d'aplomb, en face, le misérable dut lire bien des choses, car je le vis tout à coup pâlir, balbutier, perdre contenance; mais ce ne fut que l'affaire d'un instant: il reprit aussitôt son air flambant, planta dans mes yeux deux yeux froids et brillants comme l'acier, et, fourrant ses mains au fond de ses poches d'un air résolu, il s'éloigna en murmurant que ceux qui ne seraient pas contents n'auraient qu'à venir le lui dire…


Bandit, va! Quand je rentrai au collège, les élèves étaient en classe. Nous montâmes dans ma mansarde. L'homme chargea la malle sur ses épaules et descendit. Moi, je restai encore quelques instants dans cette chambre glaciale, regardant les murs nus et salis, le pupitre noir tout déchiqueté, et, par la fenêtre étroite, les platanes des cours qui montraient leurs têtes couvertes de neige… En moi-même, je disais adieu à tout ce monde.


À ce moment, j'entendis une voix de tonnerre qui grondait dans les classes: c'était la voix de l'abbé Germane. Elle me réchauffé le cœur et fit venir au bord des cils quelques bonnes larmes.


Après quoi, je descends lentement, regardant attentif autour de moi, comme pour emporter dans mes yeux l'image, toute l'image, de ces lieux que je ne devais plus jamais revoir. C'est ainsi que je traversai les longs corridors à hautes fenêtres grillagées où les yeux noirs m'étaient apparus pour la première fois.


Dieu vous protège, mes chers yeux noirs!… Je passai aussi devant le cabinet du principal, avec sa double porte mystérieuse; puis, à quelques pas plus loin, devant le cabinet de M. Viot…! A, je m'arrêtai subitement… O joie, à délices! les clefs, les terribles clefs pendaient à la serrure, et le vent les faisait doucement frétiller. Je les regardai un moment, ces clefs formidables, je les regardai avec une sorte de terreur religieuse; puis, tout à coup, une idée de vengeance me vint. Traîtreusement, d'une main sacrilège, je retirai le trousseau de la serrure, et, le cachant sous ma redingote je descendis l'escalier quatre à quatre.


Il y avait au bout de la cour des moyens un puits très profond. J'y courus d'une haleine. À cette heure la cour était déserte; la fée aux lunettes n'avait pas encore relevé son rideau. Tout favorisait mon crime.


Alors, tirant les clefs de dessous mon habit, ces misérables clefs qui m'avaient tant fait souffrir, je les jetai dans le puits de toutes mes forces… frinc! frinc! frinc! Je les entendis dégringoler, rebondir contre les parois et tomber lourdement dans l'eau qui se referma sur elles; ce forfait commis, je m'éloignai souriant.


Sous le porche, en sortant du collège, la dernière personne que je rencontrai fut M. Viot, mais un M. Viot sans ses clefs, hagard, effaré, courant de droite et de gauche. Quand il passa près de moi, il me regarda un moment avec angoisse. Le malheureux avait envie de me demander si je ne les avais pas vues. Mais il n'osa pas… À ce moment, le portier lui criait du haut de l'escalier en se penchant: «Monsieur Viot, je ne les trouve pas!» J'entendis l'homme aux clefs faire tout bas: «Oh! mon Dieu!»


– Et il partit comme un fou à la découverte.


J'aurais été heureux de jouir plus longtemps de ce spectacle, mais le clairon de la diligence sonnait sur la place d'Armes, et je ne voulais pas qu'on partît sans moi. Et maintenant, adieu pour toujours, grand collège enfumé, fait de vieux fer et de pierres noires; adieu, vilains enfants! adieu, règlement féroce! Le petit Chose s'envole et ne reviendra plus. Et vous, marquis de Boucoyran, estimez-vous heureux: On s'en va, sans vous allonger ce fameux coup d'épée, si longtemps médité avec les nobles cœurs du café Barbette… Fouette, cocher! Sonne, trompette! Bonne vieille diligence, fais feu de tes quatre roues… Emporte le petit Chose au galop de tes trois chevaux… Emporte le bien vite dans sa ville natale, pour qu'il embrasse sa mère chez l'oncle Baptiste, et qu'ensuite il mette le cap sur Paris et rejoigne au plus vite Eyssette (Jacques) dans sa chambre du Quartier latin!…

XIV L'ONCLE BAPTISTE

Un singulier type d'homme que cet oncle Baptiste, le frère de Mme Eyssette! Ni bon ni méchant, marié de bonne heure à un grand gendarme de femme avare et maigre qui lui faisait peur, ce vieil enfant n'avait qu'une passion au monde: la passion du coloriage. Depuis quelque quarante ans, il vivait entouré de godets, de pinceaux, de couleurs, et passait son temps à colorier des images de journaux illustrés. La maison était pleine de vieilles illustrations, de vieux charivari, de vieux magasins pittoresques, de cartes géographiques, tout cela fortement enluminé. Même dans ses jours de disette, quand la tante lui refusait de l'argent pour acheter des journaux à images, il arrivait à mon oncle de colorier des livres.


Ceci est historique: j'ai tenu dans mes mains une grammaire espagnole que mon oncle avait mise en couleurs d'un bout à l'autre, les adjectifs en bleu, les substantifs en rose, etc.


C'est entre ce vieux maniaque et sa féroce moitié que Mme Eyssette était obligée de vivre depuis six mois. La malheureuse femme passait toutes ses journées dans la chambre de son frère, assise à côté de lui et s'ingéniait à être utile. Elle essuyait les pinceaux, mettait de l'eau dans les godets… Le plus triste, c'est que, depuis notre ruine, l'oncle Baptiste avait un profond mépris pour M. Eyssette, et que du matin au soir, la pauvre mère était condamnée à entendre dire: «Eyssette n'est pas sérieux! Eyssette n'est pas sérieux!» Ah! le vieil imbécile! il fallait voir de quel air sentencieux et convaincu il disait cela en coloriant sa grammaire espagnole! Depuis, j'en ai souvent rencontré dans la vie, de ces hommes soi disant très graves, qui passaient leur temps à colorier des grammaires espagnoles et trouvaient que les autres n'étaient pas sérieux.


Tous ces détails sur l'oncle Baptiste et l'existence lugubre que Mme Eyssette menait chez lui, je ne les connus que plus tard; pourtant, dès mon arrivée dans la maison, je compris que, quoi qu'elle en dit, ma mère ne devait pas être heureuse… Quand j'entrai, on venait de se mettre à table pour le dîner.


Mme Eyssette bondit de joie en me voyant, et, comme vous pensez, elle embrassa son petit Chose de toutes ses forces. Cependant la pauvre mère avait l'air gênée; elle parlait peu – toujours sa petite voix douce et tremblante, les yeux dans son assiette. Elle faisait peine à voir avec sa robe étriquée et toute noire.


L'accueil de mon oncle et de ma tante fut très froid. Ma tante me demanda d'un air effrayé si j'avais dîné. Je me hâtai de répondre que oui… La tante respira; elle, avait tremblé un instant pour son dîner. Joli, le dîner! des pois chiches et de la morue.


L'oncle Baptiste, lui, me demanda si nous étions en vacances… Je répondis que je quittais l'Université, et que j'allais à Paris rejoindre mon frère Jacques, qui m'avait trouvé une bonne place. J'inventai ce mensonge pour rassurer la pauvre Mme Eyssette sur mon avenir et puis aussi pour avoir l'air sérieux aux yeux de mon oncle.


En apprenant que le petit Chose avait une bonne place, la tante Baptiste ouvrit de grands yeux.


«Daniel, dit-elle, il faudra faire venir ta mère à Paris… La pauvre chère femme s'ennuie loin de ses enfants; et puis, tu comprends! c'est une charge pour nous, et ton oncle ne peut pas toujours être la vache à lait de la famille.


– Le fait est, dit l'oncle Baptiste, la bouche pleine, que je suis la vache à lait…» Cette expression de vache à lait l'avait ravi, et il la répéta plusieurs fois avec la même gravité…


Le dîner fut long, comme entre vieilles gens. Ma mère mangeait peu, m'adressait quelques paroles et me regardait à la dérobée; ma tante la surveillait.


«Vois ta sœur! disait-elle à son mari, la joie de retrouver Daniel lui coupe l'appétit. Hier elle a pris deux fois du pain, aujourd'hui une fois seulement.» Ah! chère Mme Eyssette, comme j'aurais voulu vous emporter ce soir-là, comme j'aurais voulu vous arracher à cette impitoyable vache à lait et à son épouse; mais, hélas! je m'en allais au hasard moi même, ayant juste de quoi payer ma route, et je pensais bien que la chambre de Jacques n'était pas assez grande pour nous tenir tous les trois. Encore si j'avais pu vous parler, vous embrasser à mon aise; mais non! On ne nous laissa pas seuls une minute… Rappelez-vous: tout de suite après dîner, l'oncle se remit à sa grammaire espagnole, la tante essuyait son argenterie, et tous deux ils nous épiaient du coin de l'œil… L'heure du départ arriva, sans que nous eussions rien pu nous dire. Aussi le petit Chose avait le cœur bien gros, quand il sortit de chez l'oncle Baptiste; et en s'en allant, tout seul, dans l'ombre de la grande avenue qui mène au chemin de fer, il se jura deux ou trois fois très solennellement de se conduire désormais comme un homme et de ne plus songer qu'à reconstruire le foyer.

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