JAIME

Jaime fut le premier à repérer l’auberge. Le bâtiment principal occupait sur la berge sud un coude de la rivière, et ses longues ailes basses s’étiraient au bord de l’eau comme pour étreindre les voyageurs descendant le courant. De pierre grise au rez-de-chaussée, de bois chaulé à l’étage, il était couvert d’ardoise. Se discernaient aussi des écuries et une treille alourdie de grappes. « Pas de fumée aux cheminées, signala-t-il comme on approchait. Ni de lumières aux fenêtres.

— Elle était encore ouverte à mon dernier passage, dit ser Cleos Frey. On y brassait d’excellente bière. Peut-être en reste-t-il dans les celliers.

— Il risque d’y avoir des gens, dit Brienne. Qui se cachent. Ou morts.

— Peur de quelques macchabées, fillette ? » lança Jaime.

Elle le foudroya du regard. « Je m’appelle…

— Brienne, oui. Ne seriez-vous pas charmée de dormir une nuit dans un lit, Brienne ? Nous serions moins exposés qu’en pleine rivière, et peut-être serait-il prudent de nous rendre un peu compte de ce qui s’est passé là. »

Elle ne daigna répondre mais, au bout d’un moment, gouverna la barque en direction du ponton de bois noirci par les ans. Ser Cleos se dépêcha d’amener la voile puis, comme on accostait en douceur, grimpa amarrer. Jaime se hissa à sa suite, encombré par ses fers.

Au bout de la jetée se balançait à un poteau de fer une enseigne écaillée représentant un roi qui faisait, mains jointes et agenouillé, mine de jurer fidélité. Jaime éclata de rire dès qu’il l’aperçut. « Nous n’aurions pu trouver de meilleure auberge.

— Cet endroit a quelque chose de particulier ? » demanda, défiante, la fillette.

La réponse vint de ser Cleos. « C’est l’auberge de l’Homme à genoux, madame. Elle se dresse exactement sur les lieux où le dernier roi du Nord s’agenouilla aux pieds d’Aegon le Conquérant pour lui offrir sa soumission. Ce doit être lui qu’on voit là.

— Torrhen avait porté toutes ses forces au sud, après la déconfiture des deux rois sur le Champ de Feu, rappela Jaime, mais, en voyant le dragon d’Aegon et l’importance de son ost, il choisit la voie de la sagesse et ploya ses genoux gelés. » Un hennissement lui coupa la parole. « Des chevaux dans les écuries. Un, du moins. » Et je n’ai besoin que d’un seul pour semer la fillette. « Allons voir qui est là, non ? » Sans attendre de réponse, il s’avança en ferraillant, plaqua son épaule contre la porte, l’ouvrit d’une poussée…

… et se retrouva nez à nez avec le carreau d’une arbalète. Derrière se dressait un costaud de quinze ans. « Lion, poisson, loup ? jeta-t-il.

— Nous espérions un chapon. » Il entendit ses compagnons entrer derrière lui. « L’arbalète est une arme de pleutre.

— Elle t’en percera pas moins le cœur.

— Peut-être. Mais avant que tu puisses la rebander, mon cousin que voici t’aura répandu les tripes par terre.

— Hé là, n’affolez pas ce garçon…, dit ser Cleos.

— Nous ne vous voulons pas de mal, ajouta la fillette. Et nous avons de quoi payer à boire et à manger. » Elle tira de sa bourse une pièce d’argent.

Le garçon loucha d’un air soupçonneux vers la pièce puis vers les entraves de Jaime. « Pourquoi il est enchaîné, lui ?

— Tué quelques arbalétriers, dit Jaime. Tu as de la bière ?

— Oui. » Il abaissa d’un pouce son arbalète. « Détachez vos ceinturons et laissez-les tomber, peut-être qu’on vous nourrira. » Il se déporta vers l’épais vitrage en pointes de diamant pour s’assurer d’un coup d’œil qu’il n’y avait personne d’autre à l’extérieur. « C’est une voile Tully, ça.

— Nous venons de Vivesaigues. » Brienne dégrafa son ceinturon et le laissa bruyamment tomber. Ser Cleos l’imita.

Un type au teint cireux marqué de petite vérole franchit la porte du cellier, un pesant tranchoir de boucher au poing. « Trois, que vous êtes ? On a assez de cheval pour trois. La bête était vieille et coriace, mais la viande est encore fraîche.

— Il y a du pain ? demanda Brienne.

— Dur. Et des galettes d’avoine rassises. »

Jaime s’épanouit. « Voilà qui est d’un honnête aubergiste. Ils vous servent tous de la bidoche filandreuse et du pain rassis, mais la plupart ne l’avouent pas si spontanément.

— Je suis pas aubergiste. Je l’ai enterré derrière, lui et ses femmes.

— Tu les as tués ?

— Je vous dirais, si c’était moi ?» Le type cracha. « Du boulot de loups, probable, ou de lions, quelle différence ? La femme et moi, on les a trouvés morts. Vu ce qu’on voit, c’est chez nous qu’on est, maintenant.

— Où est-elle, votre femme ? » demanda ser Cleos.

Le type le regarda de travers, soupçonneux. « Et pourquoi que vous voudriez savoir ? Elle est pas ici…, pas plus que vous y serez, vous, si je sais pas le goût de votre argent. »

Brienne lui jeta la pièce. Il l’attrapa au vol, y mordit, la fit disparaître.

« Elle en a plus, déclara le garçon à l’arbalète.

— Pardi. Descends me chercher des oignons, mon gars. »

Le garçon leva son arbalète à hauteur d’épaule et, sur un dernier regard revêche aux intrus, s’engouffra dans la cave.

« Votre fils ? s’enquit ser Cleos.

— Rien qu’un gars qu’on s’est pris la charge, la femme et moi. On avait deux fils, mais les lions nous en ont tué un, et l’autre, c’est la courante. Sa mère, à çui-là, c’est les Pitres Sanglants qui l’ont eue. Par les temps qui courent, faut mieux avoir quelqu’un qui veille, quand on dort. » Son tranchoir désigna les tables. « Pourriez aussi bien vous asseoir. »

L’âtre était froid, mais Jaime s’adjugea le siège le plus proche des cendres et étendit ses longues jambes sous la table. Ses chaînes signalaient en quincaillant le moindre de ses mouvements. Agaçant, ce bruit. Avant que tout ça finisse, je ferai de ces chaînes une écharpe pour la fillette, voir si elle aime toujours autant, pour le coup.

Le type qui n’était pas aubergiste fit griller trois énormes tranches de cheval, frire les oignons dans de la graisse de lard fumé, ce qui compensa presque l’antiquité des galettes d’avoine. Jaime et Cleos buvaient de la bière, Brienne sirotait du cidre. Juché sur la barrique de cidre, le garçon gardait ses distances, son arbalète en travers des genoux, armée et chargée. Le cuistot se tira une chope de bière et s’assit à leur table. « Quelles nouvelles de Vivesaigues ? » demanda-t-il à ser Cleos, le prenant pour le chef.

Ser Cleos jeta un coup d’œil vers Brienne avant de répondre. « Lord Hoster décline, mais son fils interdit aux Lannister les gués de la Ruffurque. Il y a eu des batailles.

— Batailles partout. Vous allez où, ser ?

— Port-Réal. » Ser Cleos torcha ses lèvres graisseuses.

L’hôte renifla. « Vous êtes que des fous, alors. Aux dernières nouvelles, le roi Stannis était sous les murs de la ville. Paraît qu’il a cent milliers d’hommes et une épée magique. »

Les mains de Jaime se refermèrent sur les chaînes qui lui reliaient les poignets et les tordirent avec violence dans l’espérance de les briser. Te lui montrerais, au Stannis, moi, contre qui dégainer son épée magique… !

« Je resterais bien à l’écart de la route Royale, si j’étais vous, reprit le bonhomme. Y a pas plus pire, on dit. Loups et lions, les deux, plus des bandes de bougres en rupture de ban que ça leur fait proie, tout ce qu’ils peuvent s’attraper.

— Vermine ! lâcha ser Cleos avec un souverain mépris. Ça n’oserait jamais chercher noise à des hommes en armes.

— Sauf votre pardon, ser, je vois ici qu’un homme en armes et qui voyage avec une femme et un prisonnier enchaîné. »

Brienne regarda le cuistot d’un œil noir. La fillette déteste se voir rappeler qu’elle est une fillette, nota Jaime tout en tordant à nouveau ses chaînes. Les maillons froids lui meurtrissaient la chair, le fer restait inexorable. Les bracelets lui avaient entamé les poignets à vif.

« Je compte suivre le Trident jusqu’à la mer, dit la fillette au gargotier. A Viergétang, nous prendrons des chevaux pour emprunter la route de Sombreval et Rosby. Nous devrions par là passer très au large des pires affrontements. »

L’hôte secoua la tête. « Jamais vous atteindrez Viergétang par eau. Y a deux bateaux qu’ont brûlé et coulé à pas trente milles d’ici, et le chenal s’est ensablé tout autour. Y a un nid de bandits qu’attaquent tout ce qu’essaie de passer par là, et plein de leurs pareils, plus bas, autour des Roches-au-Saut et de l’île du Daim rouge. Et on a vu aussi dans le coin le seigneur la Foudre. Il traverse la rivière où ça lui chante, et puis il court tantôt ci, tantôt là, mais jamais tranquille.

— Et c’est qui, ce seigneur la Foudre ? interrogea ser Cleos Frey.

— Lord Béric, s’il vous plaît, ser, de le savoir. On l’appelle comme ça parce qu’il frappe là qu’on s’attend pas du tout, brusquement, comme la foudre par temps clair. Paraît qu’il est pas mortel. »

Sont tous mortels, quand tu leur passes une épée au travers du corps, songea Jaime. « Est-ce que Thoros de Myr chevauche toujours avec lui ?

— Mouais. Le magicien rouge… Il a des pouvoirs, j’ai entendu, que c’est pas normal. »

Bon, il avait le pouvoir de tenir tête à Robert Baratheon, pinte pour pinte, et ils n’étaient guère à pouvoir se targuer de ça. Devant Jaime, un jour, Thoros avait confié au roi s’être fait prêtre rouge parce que ses robes rendaient parfaitement invisibles les taches de vin. Robert s’était si fort étranglé de rire qu’il en avait éclaboussé de bière tout le mantelet de soie de Cersei. « Loin de moi la pensée d’émettre une objection, dit-il, mais peut-être le Trident n’est-il pas la voie la plus sûre pour nous.

— Je dirais pareil, abonda l’homme. Même si vous dépassez l’île du Daim rouge et si vous tombez pas sur lord Béric et le magicien rouge, vous aurez encore le gué des rubis devant vous. Aux dernières nouvelles, c’étaient des loups du seigneur Sangsues qui tenaient le gué, mais ça fait déjà quelque temps. Maintenant, ça pourrait bien être de nouveau des lions, ou lord Béric, ou n’importe qui.

— Ou personne, suggéra Brienne.

— Si m’dame a envie de parier sa peau là-dessus, je l’empêcherai pas…, mais je serais elle que je laisserais cette rivière ici pour couper par les terres. Si vous évitez les grands chemins et vous abritez la nuit sous les arbres, planqués, quoi, comme si…, bon, je voudrais quand même pas vous accompagner, mais avec une veine de cocus, peut-être… ? »

La grande fillette eut l’air d’hésiter. « Il nous faudrait des chevaux.

— Il y en a, ici, observa Jaime. J’en ai entendu un dans les écuries.

— Mouais, y en a, reconnut l’aubergiste qui n’était pas aubergiste. Trois même, que ça se trouve, mais ils sont pas à vendre. »

Jaime ne put réprimer son hilarité. « Bien sûr que non. Mais vous nous les montrerez tout de même. »

Brienne se renfrogna, mais comme l’homme qui n’était pas aubergiste soutenait son regard sans broncher, elle finit par lâcher, de mauvaise grâce : « Montrez-moi », et ils se levèrent tous.

A la puanteur qu’elles dégageaient, les écuries n’avaient pas été nettoyées depuis un bon bout de temps. Des centaines de mouches noires écumaient la litière et, bourdonnant de stalle en stalle, grouillaient partout sur d’invraisemblables monceaux de crottin, bien qu’il n’y eût là que les trois chevaux annoncés. Lesquels formaient un trio des plus disparates : un pesant cheval de labour brun, un hongre blanc, vétusté et borgne, et un fringant coursier de chevalier, gris pommelé. « Ils sont pas à vendre à aucun prix, martela leur soi-disant propriétaire.

— D’où les tenez-vous ? s’inquiéta Brienne.

— Çui de trait se trouvait là quand on est arrivés à l’auberge, la femme et moi, dit-il, avec çui que vous venez juste de manger. Le châtré, c’est une nuit qu’il s’est pointé, comme ça, tout seul, et l’autre, le garçon l’a attrapé qui vagabondait, tout sellé bridé encore. Tenez, je vais vous montrer. »

La selle qu’il leur exhiba était niellée d’argent. A damiers noirs et roses, primitivement, le tapis de selle n’était plus guère que marron pisseux. Si les couleurs d’origine ne lui disaient strictement rien, Jaime n’eut en revanche aucun mal à identifier celle du sang. « Hé bien, ce n’est toujours pas son maître qui viendra nous le réclamer de sitôt. » Il examina les jambes du coursier, compta la denture du hongre. « Donnez-lui une pièce d’or pour le gris, s’il inclut la selle, conseilla-t-il à Brienne. Une d’argent pour le percheron. Quant au blanc, c’est lui qui devrait nous payer pour l’en débarrasser.

— Ne parlez pas de votre monture en termes désobligeants, ser. » La fillette ouvrit la bourse que lui avait remise lady Catelyn et en tira trois pièces d’or. « Un dragon pour chacun. »

Le bonhomme papillota et tendit la main vers l’or, puis une hésitation la lui fit retirer. « Je sais pas. C’est pas un dragon d’or que je pourrai monter, s’il faut qu’on décampe. Ni manger, si j’ai faim.

— Vous gardez notre barque pour le même prix, dit-elle. Libre à vous de descendre ou monter la rivière.

— Laissez que je goûte un peu de cet or. » Il lui préleva dans la paume une pièce et mordit dedans. « Hm. Pas mal véritable, je dirais. Trois dragons et la barque ?

— Il est en train de vous escroquer, fillette, susurra Jaime d’un ton affable.

— Je voudrais aussi des provisions, dit-elle à l’hôte sans seulement relever l’observation. Tout ce dont il vous est possible de vous séparer.

— Y a d’autres galettes d’avoine. » Il lui rafla dans la main les deux dragons restants, et le tintement de l’or dans son poing le fit rayonner. « Mouais, et puis du poisson salé, mais ça va vous coûter de l’argent. Comme mes lits. Parce que vous allez vouloir coucher là, cette nuit.

— Non », dit-elle du tac au tac.

Il fronça les sourcils. « Femme, vous allez quand même pas cavaler de nuit dans une région inconnue sur des chevaux que vous connaissez pas. Y a pas mieux pour vous flanquer dans un marécage ou vous casser la jambe d’un canasson.

— La lune va briller, cette nuit, affirma-t-elle. Nous n’aurons aucune peine à trouver notre route. »

L’hôte rumina la chose. « Si vous avez pas l’argent, ça se pourrait toujours que de la cuivraille vous paye les lits, plus une ou deux petites couvertures pour tenir chaud. C’est pas mon genre, si vous voyez, rebuter les gens qui voyagent.

— Ça me paraît plus qu’avenant, dit ser Cleos.

— Et les couvertures, en plus, sont lavées de frais. La femme s’en est occupée avant qu’elle a dû partir. Et vous trouverez pas une puce non plus, parole de moi. » Il fit à nouveau tinter les pièces d’un air radieux.

Ser Cleos était manifestement tenté. « Un bon lit nous ferait du bien à tous, madame, plaida-t-il. Nous n’en marcherions que mieux, une fois reposés, demain. » Il quêta d’un regard l’appui de son cousin.

« Non, cousinet, la fillette a raison. Nous avons des promesses à tenir, et de longues lieues devant nous. Il faudrait reprendre la route.

— Mais, hoqueta Cleos, vous avez vous-même dit…

— Tout à l’heure. » Quand je croyais l’auberge abandonnée. « Maintenant, j’ai le ventre plein, et une chevauchée au clair de lune comblera mes vœux. » Il sourit à l’adresse de la fillette. « Toutefois, à moins que vous ne prétendiez me jeter en travers de ce percheron comme un sac de farine, il serait on ne peut plus souhaitable que l’on se souciât d’améliorer ces fers. Il n’est guère aisé, chevilles entravées, d’enfourcher sa monture. »

Le front plissé, Brienne lorgna la chaîne. L’homme qui n’était pas aubergiste se frotta la mâchoire. « Y a bien une forge, derrière l’écurie…

— Montrez-moi, dit-elle.

— Oui, reprit Jaime, et le plus tôt sera le mieux. Il y a décidément trop de merde de cheval pour mon goût, par ici. Ça m’emmerderait de marcher dedans. » Il décocha vers la fillette un regard aigu. Etait-elle assez maligne pour piger le sous-entendu ?

Il se flattait qu’elle lui délierait peut-être aussi les poignets, mais elle demeurait défiante. Armée d’une masse et d’un burin d’acier, elle rompit bien par le milieu la chaîne des chevilles en une demi-douzaine de coups rigoureux, mais, lorsqu’il évoqua la seconde, elle affecta la surdité.

« A six milles plus bas, vous verrez un village incendié », dit l’hôte tout en les aidant à seller les bêtes et charger les paquets. Désormais, c’est à Brienne qu’il s’adressait. « La route y bifurque. En tournant vers le sud, vous tomberez sur le châtelet de pierre à ser Warren. Comme ser Warren est mort, depuis son départ, je saurais pas dire qui tient maintenant sa tour, mais c’est un coin que faut mieux éviter. Faudrait mieux suivre le sentier des bois. Ça mène au sud par l’est.

— Nous le ferons, répondit-elle. Je vous remercie. »

Et d’autant plus qu’il a ton or. Sa réflexion, Jaime la garda pour lui. Il en avait marre d’être considéré comme moins que rien par cette grosse vache moche de bonne femme.

Elle prit pour elle-même le cheval de labour et, adjugeant le coursier à ser Cleos, exécuta sa menace d’infliger à Jaime le hongre borgne. Ainsi s’envolèrent les illusions qu’il avait pu nourrir de laisser la garce dans sa poussière en piquant simplement des deux.

L’homme et son gars sortirent pour assister à leur départ. Le premier leur souhaita bonne chance et les invita à revenir en des temps plus fastes ; le second, son arbalète coincée sous le bras, n’ouvrit pas la bouche. « Adopte la pique ou la masse, l’avisa Jaime, tu t’en trouveras mieux. » Le garçon ne répondit que par un regard incrédule. Tant pis pour ce conseil d’ami. Avec un haussement d’épaules, il fit pivoter son cheval et, sans un regard en arrière, démarra.

Tout au deuil de son lit de plumes, ser Cleos les saoula de lamentations tandis que, longeant la rivière baignée de lune, ils s’enfonçaient vers l’est. La Ruffurque était très large, désormais, mais basse, et des roselières bordaient ses rives bourbeuses. Le misérable bidet de Jaime allait d’un pas placide et sans autre inconvénient que de tirer toujours un peu du côté de son œil valide. C’était du reste un plaisir sensible que de monter de nouveau. Un plaisir perdu depuis que les archers de Robb Stark avaient abattu son destrier sous lui dans le Bois-aux-Murmures.

Quand ils atteignirent le village incendié, le dilemme s’offrit à eux d’itinéraires équitablement périlleux : des chemins étroits, profondément creusés par les charrettes de fermiers portant leurs grains à la rivière. Après quelques zigzags vers le sud-est, l’un ne tardait guère à se perdre parmi des arbres qui s’épaississaient au loin ; l’autre, mieux empierré, filait comme une flèche, après moins de détours, droit au sud. Après un bref examen, Brienne se décida pour le second, choix qui surprit agréablement Jaime – il aurait fait le même.

« Mais c’est la route que déconseillait l’aubergiste…, objecta ser Cleos.

— Il n’était pas aubergiste. » Elle manquait de grâce en selle, mais elle semblait y avoir une fameuse assiette. « Le bonhomme a montré par trop d’intérêt pour le trajet que nous suivrions, et ces bois…, juste le genre qui sert notoirement de repaires aux hors-la-loi. Il risque de nous avoir poussés dans un traquenard.

— Maligne, la fillette. » Jaime sourit à son cousin. « Je parierais que notre hôte a des copains par là. Ceux dont les montures ont donné à ses écuries cette fragrance mémorable.

— Il a pu nous mentir aussi pour ce qui est de la rivière, ajouta la fillette, mais je ne pouvais prendre ce risque-là. Il y aura des soldats au gué des rubis et aux carrefours. »

Hé, si moche qu’elle soit, elle n’est pas tout à fait stupide. Il la gratifia d’un sourire récalcitrant.

De vagues lueurs rougeâtres à ses fenêtres supérieures leur ayant de fort loin signalé l’approche du châtelet, Brienne fit prendre à travers champs. Ils attendirent de l’avoir largement dépassé pour obliquer de nouveau vers la route.

La moitié de la nuit s’était déjà écoulée quand la fillette accorda que leur sécurité imposait de faire halte. Ils titubaient tous trois en selle. Ils trouvèrent refuge dans un bosquet de frênes et de chênes, auprès d’un ruisseau nonchalant. La fillette ayant interdit de faire du feu, leur repas se composa de galettes d’avoine rassises et de poisson salé. La nuit était étrangement paisible. La lune en son demi trônait au sein d’un ciel de feutre noir piqueté d’étoiles. Dans le lointain hurlaient des loups. L’un des chevaux s’ébroua nerveusement. Nul autre bruit. La guerre n’a pas touché ces lieux, songea Jaime. Il était heureux de se trouver là, heureux d’être en vie, heureux de s’acheminer vers Cersei.

« Je vais prendre la première veille », eut à peine dit Brienne à ser Cleos que celui-ci ronflait déjà tout bas.

Jaime s’adossa au tronc d’un chêne et se demanda ce que Cersei et Tyrion pouvaient bien fabriquer en cet instant même. « Vous avez des frères et sœurs, madame ? » demanda-t-il.

Elle loucha vers lui, sur ses gardes. « Non. Je suis le seul… – enfant de mon père. »

Jaime émit un gloussement. « Fils, vous avez failli dire. Est-ce qu’il vous considère comme un fils ? Vous faites une drôle de fille, ça oui. »

Sans un mot, elle se détourna de lui, les doigts crispés sur la poignée de son épée. Quelle satanée créature on m’a foutue là. Elle lui rappelait bizarrement Tyrion, bien qu’il fût au premier abord difficile d’imaginer deux êtres plus dissemblables. Peut-être est-ce la pensée de son frère qui lui fit reprendre : « Je ne voulais pas vous offenser, Brienne. Pardonnez-moi.

— Vos crimes passent tout pardon, Régicide.

— Encore ce nom. » Il tortilla paresseusement sa chaîne. « Pourquoi tant de rage à mon encontre ? Je ne vous ai jamais fait de mal, que je sache.

— Vous en avez fait à d’autres. A ceux que vous aviez juré de protéger. Les faibles, les innocents…

— … le roi ? » Tout ramenait fatalement à Aerys. « Ne vous permettez pas de juger ce que vous ne comprenez pas, fillette.

— Je m’appelle…

— … Brienne, oui. Est-ce qu’on vous a jamais dit que vous étiez aussi fastidieuse que laide ?

— Vous n’arriverez pas à me mettre en colère, Régicide.

— Oh, j’y arriverais, si j’avais cure d’essayer vraiment.

— Pourquoi avoir prononcé vos vœux ? demanda-t-elle. Pourquoi avoir endossé le manteau blanc, si vous méditiez de trahir tout ce qu’il symbolise ? »

Pourquoi ? Que dire qu’elle pût à la rigueur comprendre ? « J’étais un gamin. Quinze ans. C’était un immense honneur pour quelqu’un de si jeune.

— Ce n’est pas une réponse », dit-elle avec dédain.

La vérité ne te plairait pas. C’est par amour, évidemment, qu’il était entré dans la Garde.

Leur père avait mandé Cersei à la cour quand elle avait douze ans, dans l’espoir de lui décrocher des noces royales. Il déboutait tous les prétendants, préférant la garder près de lui dans la tour de la Main tandis que, grandissant en âge et en féminité, elle devenait plus belle que jamais. Sans doute attendait-il que le prince Viserys sorte de l’enfance, voire que Rhaegar perde sa femme en couches, Elia de Dorne n’ayant pas une santé des plus florissantes.

Entre-temps, Jaime avait servi quatre ans comme écuyer de ser Sumner Crakehall et gagné ses éperons contre la Fraternité Bois-du-Roi. Mais, lors d’un bref séjour qu’il fit à Port-Réal, essentiellement pour revoir sa sœur, avant de regagner Castral Roc, elle l’attira à l’écart et lui souffla que lord Tywin, projetant de le marier à Lysa Tully, s’était avancé jusqu’à inviter lord Hoster à venir débattre de la dot… Qu’en revanche, s’il prenait le blanc, il resterait toujours près d’elle. Que ser Harlan Grandison venait justement de passer de sommeil à trépas, seule fin digne d’un vieillard dont les armoiries étaient un lion dormant. Qu’Aerys ne manquerait pas de lui vouloir pour successeur quelqu’un de jeune. Qu’enfin bref pourquoi ne pas remplacer lion comateux par lion rugissant ?

« Père n’y consentira jamais, objecta-t-il.

— Le roi ne lui demandera pas son avis. Et, la chose faite, Père n’y peut rien redire, ouvertement du moins. Aerys a fait arracher la langue à ce vantard de ser Ilyn pour avoir tout simplement dit que c’était la Main qui gouvernait réellement les Sept Couronnes. Et Père n’a rien osé tenter pour empêcher cela – pas levé le petit doigt pour le capitaine de sa propre garde ! Il n’empêchera pas davantage ceci.

— Mais, mais tu oublies Castral Roc…

— C’est un roc que tu veux, ou moi ? »

Cette nuit-là, il s’en souvenait comme si c’était hier. Ils la passèrent dans une vieille auberge du passage Anguille, bien à l’abri des fouinards. Cersei était venue l’y retrouver déguisée en simple servante, ce qui l’excita d’autant plus. Jamais il ne l’avait vue si passionnée non plus. Dès qu’il s’assoupissait, elle le réveillait. Si bien qu’au matin Castral Roc semblait un prix bien piètre à payer pour ne plus la quitter jamais. Il donna son consentement, et Cersei promit de se charger du reste.

Et, de fait, au changement de lune suivant survint à Castral Roc un corbeau royal l’informer qu’il était choisi pour la Garde et qu’il aurait à se présenter devant le roi lors du grand tournoi d’Harrenhal pour prononcer ses vœux et revêtir le manteau de l’Ordre.

Si son investiture le délivra bel et bien de Lysa Tully, rien d’autre ne tourna comme escompté. Jamais Père n’avait bouilli de pareille fureur. Quitte à ne rien manifester de sa réprobation (Cersei avait vu juste, à cet égard), il sauta sur le premier prétexte pour résigner ses fonctions de Main, repartir pour Castral Roc… et emmener sa fille. Si bien que frère et sœur échangèrent seulement leurs places respectives, au lieu d’être réunis, et que lui se retrouva seul à la cour, garde d’un roi dément, tandis que quatre demi-pointures chaussaient tour à tour pour le rigodon des couteaux les escarpins démesurés de Père. Si vite montaient alors et tombaient les Mains qu’il se rappelait mieux leurs blasons que leurs blases. Celle à la corne d’abondance et celle aux griffons dansants n’écopèrent que de l’exil, mais la masse-et-poignard périt brûlée vive dans une trempette de feu grégeois. Vint enfin lord Rossart. Le choix qu’il avait fait de la torche ardente pour armoiries manquait de bonheur, si l’on songeait au sort de son prédécesseur, mais l’alchimiste devait surtout son élévation au fait qu’il partageait la passion du roi pour le feu. J’aurais dû le noyer, au lieu de l’étriper.

Brienne attendant toujours qu’il réponde, il finit par dire : « Vous n’êtes pas assez vieille pour avoir connu Aerys Targaryen… »

Elle ne l’entendait pas de cette oreille. « Aerys était fou et cruel, nul ne l’a jamais contesté. Il n’en demeurait pas moins roi, pas moins oint, pas moins couronné. Et vous aviez juré de le protéger.

— Je connais mes serments.

— Comme vos parjures. » Elle le dominait de toute sa hauteur, six pieds de réprobation renfrognée, ganache chevaline et taches de rousseur.

« Oui, et comme les vôtres. Nous sommes ici deux régicides, s’il faut en croire la rumeur.

— Je n’ai jamais fait de mal à Renly. Je tuerai quiconque le prétend.

— Autant commencer par Cleos, alors. Et, d’après ce qu’il raconte, ça vous laissera pas mal de monde à tuer, ensuite.

— Mensonges. Lady Catelyn était présente, au moment du meurtre de Sa Majesté, elle a vu. C’était une ombre. Les chandelles se mirent à dégoutter, l’atmosphère se refroidit, et le sang…

— Oh, excellent… !» Il s’esclaffa. « Vous avez plus de présence d’esprit que moi, je le confesse. Moi, quand on m’a trouvé campé près du cadavre de mon roi, jamais je n’ai songé à dire : “Non, non, ce n’est pas moi, c’était une ombre, une ombre effroyable, d’un froid… !” » Le rire le reprit. « Dites-moi la vérité, de régicide à régicide, est-ce les Stark qui vous ont payée pour lui trancher la gorge, ou bien Stannis ? Renly avait rebuté vos avances, c’est ça ? Ou bien c’était sous l’influence de vos lunaisons ? Ne donnez jamais d’épée à une fillette lorsqu’elle saigne. »

Pendant un moment, il crut qu’elle allait le frapper. Un pas de plus, et je lui rafle son poignard pour le lui foutre dans le ventre. Il replia une jambe sous lui, prêt à bondir, mais la fillette ne bougea point. « C’est un présent rare et précieux que d’être chevalier, dit-elle, et à plus forte raison chevalier de la Garde. C’est un présent que bien peu se voient offrir, un présent que vous avez bafoué, souillé. »

Un présent que tu désires désespérément, fillette, et que tu ne pourras jamais obtenir. « J’ai conquis ma chevalerie. Rien ne me fut donné. Je remportai ma première mêlée de tournoi à l’âge de treize ans, quand j’étais encore écuyer. A quinze, j’accompagnai ser Arthur Dayne contre la Fraternité Bois-du-Roi, et c’est sur le champ de bataille qu’il m’adouba. C’est ce fichu manteau blanc qui me souilla, pas l’inverse. Epargnez-moi donc votre envie. Ce sont les dieux qui négligèrent de vous affubler d’une queue, pas moi. »

Les yeux de Brienne s’emplirent d’une répugnance sans nom. Elle me taillerait volontiers en pièces, n’était son inestimable serment, se dit-il. Bon. J’en ai par-dessus la tête des piétés débiles et des jugements virginaux. Elle s’éloigna sans un mot, à grandes enjambées. Il se pelotonna sous son manteau, tout à l’espoir de rêver de Cersei.

Mais, lorsqu’il eut fermé les yeux, c’est Aerys Targaryen qu’il vit, arpentant seul sa salle du Trône tout en épluchant ses mains encroûtées de sang. Ce fou s’esquintait sans cesse aux lames et aux barbelures du trône de fer. Vêtu de son armure d’or et l’épée au poing, Jaime venait de se faufiler par la porte privée du roi. L’armure d’or et non la blanche, mais jamais personne n’en fait état. Que n’avais-je aussi largué ce maudit manteau… !

En voyant le sang sur la lame, Aerys voulut savoir si c’était celui de lord Tywin. « Je veux qu’il meure, le félon. Je veux sa tête, et tu m’apporteras sa tête, ou tu brûleras avec tous les autres. Tous les félons. Rossart dit qu’ils sont dans nos murs ! Il est parti leur faire un accueil chaleureux. Sang de qui ? De qui ?

— De Rossart », répondit Jaime.

A ces mots, les royales prunelles violettes s’agrandirent démesurément, la lippe royale s’affaissa de stupéfaction. Lâché par ses royales tripes, Aerys virevolta, courut vers le trône de fer. Sous les orbites vides des crânes accrochés aux murs, Jaime saisit à bras-le-corps le dernier roi dragon pour l’arracher des marches, couinant comme un porc et puant comme des sentines. Et il suffit d’un simple revers en travers de gorge pour que tout s’achève. Tellement simple, se souvint-il avoir pensé. Un roi devrait mourir d’une façon plus compliquée que ça. Au moins Rossart avait-il essayé de se battre, même si, pour ne point mentir, il se battait comme un alchimiste. Bizarre, qu’on ne demande jamais qui tua Rossart…, mais cela va de soi, voyons, Rossart n’était personne, de basse extrace, Main de quinze jours, rien de plus qu’une nouvelle fantaisie folle du roi fou.

Ser Elys Ouestrelin, lord Crakehall et d’autres chevaliers de Père se ruèrent dans la salle à temps pour voir la conclusion, ce qui empêcha Jaime de disparaître et de laisser quelque fanfaron lui voler l’éloge ou le blâme. Et blâme ce serait…, il le comprit d’emblée quand il vit de quelle manière on le regardait…, mais peut-être que c’était la trouille. Lannister ou non, il faisait partie des Sept d’Aerys.

« Le château est à nous, ser, ainsi que la ville », lui dit Roland Crakehall, ce qui n’était qu’à moitié vrai. Des loyalistes Targaryens périssaient encore aux marches serpentines et dans l’armurerie, Gregor Clegane et Amory Lorch étaient en train d’escalader les murs de la citadelle de Maegor, et Ned Stark faisait juste franchir à ses gens du Nord la porte du Roi, mais Crakehall pouvait ne pas le savoir. Il ne semblait pas étonné de trouver Aerys déjà mort; Jaime était depuis bien plus longtemps le fils de lord Tywin que membre de la Garde.

« Annoncez la mort du roi fou, lui commanda Jaime. Epargnez tous ceux qui se rendent et gardez-les captifs.

— Proclamerai-je aussi le nom d’un nouveau roi ? » demanda Crakehall, ce qui signifiait clairement : s’agira-t-il de votre père ou de Robert Baratheon, ou bien comptez-vous tenter de faire un nouveau roi-dragon ? Un moment de réflexion lui montra le jeune Viserys, enfui à Peyredragon, et le nouveau-né de Rhaegar, Aegon, toujours à Maegor avec sa mère. Un nouveau roi Targaryen, et Père comme Main. De quoi faire hurler les loups et s’étouffer de rage le sire de l’Orage. Il fut tenté, le temps que ses yeux se posent sur le cadavre étendu par terre, au milieu d’une mare de sang qui s’élargissait. Son sang coule dans leurs veines à tous deux, songea-t-il. « Proclamez qui bon vous fichtre semblera », répondit-il. Puis il grimpa jusqu’au trône de fer et s’y installa, son épée en travers des genoux, pour voir qui viendrait le revendiquer. Et, d’aventure, ce fut Eddard Stark.

Tu n’avais pas le droit de me juger non plus, Stark.

Dans ses rêves, les morts survenaient, ardents, drapés de flammes vertes virevoltantes. Il dansait autour d’eux la danse de son épée d’or, mais pour un qu’il abattait se levaient sitôt deux suppléants.

Brienne l’éveilla en lui bottant les côtes. Le monde était encore noir, et il s’était mis à pleuvoir. Ils déjeunèrent de galettes d’avoine, de poisson salé qu’agrémentèrent quelques mûres découvertes par ser Cleos, et le soleil n’était pas levé qu’ils se trouvaient de nouveau en selle.

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