TROISIÈME PARTIE

Chapitre I Le macquarie

Si jamais les chercheurs du capitaine Grant devaient désespérer de le revoir, n’était-ce pas en ce moment où tout leur manquait à la fois?

Sur quel point du monde tenter une nouvelle expédition? Comment explorer de nouveaux pays?

Le Duncan n’existait plus, et un rapatriement immédiat n’était pas même possible. Ainsi donc l’entreprise de ces généreux écossais avait échoué.

L’insuccès! Triste mot qui n’a pas d’écho dans une âme vaillante, et, cependant, sous les coups de la fatalité, il fallait bien que Glenarvan reconnût son impuissance à poursuivre cette œuvre de dévouement.

Mary Grant, dans cette situation, eut le courage de ne plus prononcer le nom de son père. Elle contint ses angoisses en songeant au malheureux équipage qui venait de périr. La fille s’effaça devant l’amie, et ce fut elle qui consola Lady Glenarvan, après en avoir reçu tant de consolations!

La première, elle parla du retour en écosse. À la voir si courageuse, si résignée, John Mangles l’admira.

Il voulut faire entendre un dernier mot en faveur du capitaine, mais Mary l’arrêta d’un regard, et, plus tard, elle lui dit:

«Non, monsieur John, songeons à ceux qui se sont dévoués. Il faut que lord Glenarvan retourne en Europe!

– Vous avez raison, miss Mary, répondit John Mangles, il le faut. Il faut aussi que les autorités anglaises soient informées du sort du Duncan. Mais ne renoncez pas à tout espoir. Les recherches que nous avons commencées, plutôt que de les abandonner, je les reprendrais seul! Je retrouverai le capitaine Grant, ou je succomberai à la tâche!»

C’était un engagement sérieux que prenait John Mangles. Mary l’accepta, et elle tendit sa main vers la main du jeune capitaine, comme pour ratifier ce traité. De la part de John Mangles, c’était un dévouement de toute sa vie; de la part de Mary, une inaltérable reconnaissance.

Pendant cette journée, le départ fut décidé définitivement. On résolut de gagner Melbourne sans retard. Le lendemain, John alla s’enquérir des navires en partance. Il comptait trouver des communications fréquentes entre Eden et la capitale de Victoria.

Son attente fut déçue. Les navires étaient rares.

Trois ou quatre bâtiments, ancrés dans la baie de Twofold, composaient toute la flotte marchande de l’endroit. Aucun en destination de Melbourne ni de Sydney, ni de Pointe-De-Galles. Or, en ces trois ports de l’Australie seulement, Glenarvan eût trouvé des navires en charge pour l’Angleterre. En effet, la Peninsular oriental steam navigation company a une ligne régulière de paquebots entre ces points et la métropole.

Dans cette conjoncture, que faire? Attendre un navire? on pouvait s’attarder longtemps, car la baie de Twofold est peu fréquentée. Combien de bâtiments passent au large et ne viennent jamais atterrir!

Après réflexions et discussions, Glenarvan allait se décider à gagner Sydney par les routes de la côte, lorsque Paganel fit une proposition à laquelle personne ne s’attendait.

Le géographe avait été rendre de son côté une visite à la baie Twofold. Il savait que les moyens de transport manquaient pour Sydney et Melbourne.

Mais de ces trois navires mouillés en rade, l’un se préparait à partir pour Auckland, la capitale d’Ikana-Maoui, l’île nord de la Nouvelle-Zélande.

Or, Paganel proposa de fréter le bâtiment en question, et de gagner Auckland, d’où il serait facile de retourner en Europe par les bateaux de la compagnie péninsulaire.

Cette proposition fut prise en considération sérieuse. Paganel, d’ailleurs, ne se lança point dans ces séries d’arguments dont il était habituellement si prodigue. Il se borna à énoncer le fait, et il ajouta que la traversée ne durerait pas plus de cinq ou six jours. La distance qui sépare l’Australie de la Nouvelle-Zélande n’est, en effet, que d’un millier de milles.

Par une coïncidence singulière, Auckland se trouvait situé précisément sur cette ligne du trente-septième parallèle que les chercheurs suivaient obstinément depuis la côte de l’Araucanie. Certes, le géographe, sans être taxé de partialité, aurait pu tirer de ce fait un argument favorable à sa proposition. C’était, en effet, une occasion toute naturelle de visiter les accores de la Nouvelle-Zélande.

Cependant, Paganel ne fit pas valoir cet avantage.

Après deux déconvenues successives, il ne voulait pas sans doute hasarder une troisième interprétation du document. D’ailleurs, qu’en eût-il tiré? Il y était dit d’une façon péremptoire qu’un «continent» avait servi de refuge au capitaine Grant, non pas une île. Or, ce n’était qu’une île, cette Nouvelle-Zélande. Ceci paraissait décisif. Quoi qu’il en soit, pour cette raison ou pour toute autre, Paganel ne rattacha aucune idée d’exploration nouvelle à cette proposition de gagner Auckland. Il fit seulement observer que des communications régulières existaient entre ce point et la Grande-Bretagne, et qu’il serait facile d’en profiter.

John Mangles appuya la proposition de Paganel. Il en conseilla l’adoption, puisqu’on ne pouvait attendre l’arrivée problématique d’un navire à la baie Twofold. Mais, avant de passer outre, il jugea convenable de visiter le bâtiment signalé par le géographe. Glenarvan, le major, Paganel, Robert et lui prirent une embarcation, et, en quelques coups d’avirons, ils accostèrent le navire mouillé à deux encablures du quai.

C’était un brick de deux cent cinquante tonneaux, nommé le Macquarie. Il faisait le cabotage entre les différents ports de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande. Le capitaine, ou, pour mieux dire, le «master», reçut assez grossièrement ses visiteurs. Ils virent bien qu’ils avaient affaire à un homme sans éducation, que ses manières ne distinguaient pas essentiellement des cinq matelots de son bord. Une grosse figure rouge, des mains épaisses, un nez écrasé, un œil crevé, des lèvres encrassées par la pipe, avec cela l’air brutal, faisaient de Will Halley un triste personnage. Mais on n’avait pas le choix, et, pour une traversée de quelques jours, il ne fallait pas y regarder de si près.

«Que voulez-vous, vous autres? demanda Will Halley à ces inconnus qui prenaient pied sur le pont de son navire.

– Le capitaine? répondit John Mangles.

– C’est moi, dit Halley. Après?

– Le Macquarie est en charge pour Auckland?

– Oui. Après?

– Qu’est-ce qu’il porte?

– Tout ce qui se vend et tout ce qui s’achète. Après?

– Quand part-il?

– Demain, à la marée de midi. Après?

– Prendrait-il des passagers?

– C’est selon les passagers, et s’ils se contentaient de la gamelle du bord.

– Ils apporteraient leurs provisions.

– Après?

– Après?

– Oui. Combien sont-ils?

– Neuf, dont deux dames.

– Je n’ai pas de cabines.

– On s’arrangera du roufle qui sera laissé à leur disposition.

– Après?

– Acceptez-vous? dit John Mangles, que les façons du capitaine n’embarrassaient guère.

– Faut voir», répondit le patron du Macquarie.

Will Halley fit un tour ou deux, frappant le pont de ses grosses bottes ferrées, puis il revint brusquement sur John Mangles.

«Qu’est-ce qu’on paye? dit-il.

– Qu’est-ce qu’on demande? répondit John.

– Cinquante livres.»

Glenarvan fit un signe d’assentiment.

«Bon! Cinquante livres, répondit John Mangles.

– Mais le passage tout sec, ajouta Will Halley.

– Tout sec.

– Nourriture à part.

– À part.

– Convenu. Après? dit Will en tendant la main.

– Hein?

– Les arrhes?

– Voici la moitié du prix, vingt-cinq livres, dit John Mangles, en comptant la somme au master, qui l’empocha sans dire merci.

– Demain à bord, fit-il. Avant midi. Qu’on y soit où qu’on n’y soit pas, je dérape.

– On y sera.»

Ceci répondu, Glenarvan, le major, Robert, Paganel et John Mangles quittèrent le bord, sans que Will Halley eût seulement touché du doigt le surouet collé à sa tignasse rouge.

«Quel butor! dit John.

– Eh bien, il me va, répondit Paganel. C’est un vrai loup de mer.

– Un vrai ours! répliqua le major.

– Et j’imagine, ajouta John Mangles, que cet ours-là doit avoir fait, dans le temps, trafic de chair humaine.

– Qu’importe! répondit Glenarvan, du moment qu’il commande le Macquarie, et que le Macquarie va à la Nouvelle-Zélande. De Twofold-Bay à Auckland on le verra peu; après Auckland, on ne le verra plus.»

Lady Helena et Mary Grant apprirent avec plaisir que le départ était fixé au lendemain. Glenarvan leur fit observer que la Macquarie ne valait pas le Duncan pour le confort. Mais, après tant d’épreuves, elles n’étaient pas femmes à s’embarrasser de si peu. Mr Olbinett fut invité à se charger des approvisionnements. Le pauvre homme, depuis la perte du Duncan, avait souvent pleuré la malheureuse mistress Olbinett restée à bord, et, par conséquent, victime avec tout l’équipage de la férocité des convicts. Cependant, il remplit ses fonctions de stewart avec son zèle accoutumé, et la «nourriture à part» consista en vivres choisis qui ne figurèrent jamais à l’ordinaire du brick. En quelques heures ses provisions furent faites.

Pendant ce temps, le major escomptait chez un changeur des traites que Glenarvan avait sur l’Union-Bank de Melbourne. Il ne voulait pas être dépourvu d’or, non plus que d’armes et de munitions; aussi renouvela-t-il son arsenal.

Quant à Paganel, il se procura une excellente carte de la Nouvelle-Zélande, publiée à Édimbourg par Johnston.

Mulrady allait bien alors. Il se ressentait à peine de la blessure qui mit ses jours en danger. Quelques heures de mer devaient achever sa guérison. Il comptait se traiter par les brises du Pacifique.

Wilson fut chargé de disposer à bord du Macquarie le logement des passagers. Sous ses coups de brosse et de balai, le roufle changea d’aspect. Will Halley, haussant les épaules, laissa le matelot faire à sa guise. De Glenarvan, de ses compagnes et de ses compagnons, il ne se souciait guère. Il ne savait même pas leur nom et ne s’en inquiéta pas. Ce surcroît de chargement lui valait cinquante livres, voilà tout, et il le prisait moins que les deux cents tonneaux de cuirs tannés dont regorgeait sa cale. Les peaux d’abord, les hommes ensuite. C’était un négociant. Quant à ses qualités de marin, il passait pour un assez bon pratique de ces mers que les récifs de coraux rendent très dangereuses.

Pendant les dernières heures de cette journée, Glenarvan voulut retourner à ce point du rivage coupé par le trente-septième parallèle. Deux motifs l’y poussaient.

Il désirait visiter encore une fois cet endroit présumé du naufrage. En effet, Ayrton était certainement le quartier-maître du Britannia, et le Britannia pouvait s’être réellement perdu sur cette partie de la côte australienne; sur la côte est à défaut de la côte ouest. Il ne fallait donc pas abandonner légèrement un point que l’on ne devait plus revoir.

Et puis, à défaut du Britannia, le Duncan, du moins, était tombé là entre les mains des convicts. Peut-être y avait-il eu combat! Pourquoi ne trouverait-on pas sur le rivage les traces d’une lutte, d’une suprême résistance? Si l’équipage avait péri dans les flots, les flots n’auraient-ils pas rejeté quelques cadavres à la côte?

Glenarvan, accompagné de son fidèle John, opéra cette reconnaissance. Le maître de l’hôtel Victoria mit deux chevaux à leur disposition, et ils reprirent cette route du nord qui contourne la baie Twofold.

Ce fut une triste exploration. Glenarvan et le capitaine John chevauchaient sans parler.

Mais ils se comprenaient. Mêmes pensées, et, partant, mêmes angoisses torturaient leur esprit. Ils regardaient les rocs rongés par la mer. Ils n’avaient besoin ni de s’interroger ni de se répondre.

On peut s’en rapporter au zèle et à l’intelligence de John pour affirmer que chaque point du rivage fut scrupuleusement exploré, les moindres criques examinées avec soin comme les plages déclives et les plateaux sableux où les marées du Pacifique, médiocres cependant, auraient pu jeter une épave.

Mais aucun indice ne fut relevé, de nature à provoquer en ces parages de nouvelles recherches.

La trace du naufrage échappait encore.

Quant au Duncan, rien non plus. Toute cette portion de l’Australie, riveraine de l’océan, était déserte.

Toutefois, John Mangles découvrit sur la lisière du rivage des traces évidentes de campement, des restes de feux récemment allumés sous des myalls isolés. Une tribu nomade de naturels avait-elle donc passé là depuis quelques jours? Non, car un indice frappa les yeux de Glenarvan et lui démontra d’une incontestable façon que des convicts avaient fréquenté cette partie de la côte.

Cet indice, c’était une vareuse grise et jaune, usée, rapiécée, un haillon sinistre abandonné au pied d’un arbre. Elle portait le numéro matricule du pénitentiaire de Perth. Le forçat n’était plus là, mais sa défroque sordide répondait pour lui.

Cette livrée du crime, après avoir vêtu quelque misérable, achevait de pourrir sur ce rivage désert.

«Tu vois, John! dit Glenarvan, les convicts sont arrivés jusqu’ici! Et nos pauvres camarades du Duncan?…

– Oui! répondit John d’une voix sourde, il est certain qu’ils n’ont pas été débarqués, qu’ils ont péri…

– Les misérables! s’écria Glenarvan. S’ils tombent jamais entre mes mains, je vengerai mon équipage!…»

La douleur avait durci les traits de Glenarvan.

Pendant quelques minutes, le lord regarda l’immensité des flots, cherchant peut-être d’un dernier regard quelque navire perdu dans l’espace. Puis ses yeux s’éteignirent, il redevint lui-même, et, sans ajouter un mot ni faire un geste, il reprit la route d’Eden au galop de son cheval.

Une seule formalité restait à remplir, la déclaration au constable des événements qui venaient de s’accomplir. Elle fut faite le soir même à Thomas Banks. Ce magistrat put à peine dissimuler sa satisfaction en libellant son procès-verbal. Il était tout simplement ravi du départ de Ben Joyce et de sa bande. La ville entière partagea son contentement. Les convicts venaient de quitter l’Australie, grâce à un nouveau crime, il est vrai, mais enfin ils étaient partis. Cette importante nouvelle fut immédiatement télégraphiée aux autorités de Melbourne et de Sydney.

Sa déclaration achevée, Glenarvan revint à l’hôtel Victoria.

Les voyageurs passèrent fort tristement cette dernière soirée. Leurs pensées erraient sur cette terre féconde en malheurs. Ils se rappelaient tant d’espérances si légitimement conçues au cap Bernouilli, si cruellement brisées à la baie Twofold!

Paganel, lui, était en proie à une agitation fébrile. John Mangles, qui l’observait depuis l’incident de la Snowy-River, sentait que le géographe voulait et ne voulait pas parler. Maintes fois il l’avait pressé de questions auxquelles l’autre n’avait pas répondu.

Cependant, ce soir-là, John, le reconduisant à sa chambre, lui demanda pourquoi il était si nerveux.

«Mon ami John, répondit évasivement Paganel, je ne suis pas plus nerveux que d’habitude.

– Monsieur Paganel, reprit John, vous avez un secret qui vous étouffe!

– Eh bien! Que voulez-vous, s’écria le géographe gesticulant, c’est plus fort que moi!

– Qu’est-ce qui est plus fort que vous?

– Ma joie d’un côté, mon désespoir de l’autre.

– Vous êtes joyeux et désespéré à la fois?

– Oui, joyeux et désespéré d’aller visiter la Nouvelle-Zélande.

– Est-ce que vous auriez quelque indice? demanda vivement John Mangles. Est-ce que vous avez repris la piste perdue?

– Non, ami John! on ne revient pas de la Nouvelle-Zélande! mais, cependant… Enfin, vous connaissez la nature humaine! Il suffit qu’on respire pour espérer! Et ma devise, c’est «spiro, spero,» qui vaut les plus belles devises du monde!»

Chapitre II Le passé du pays où l’on va

Le lendemain, 27 janvier, les passagers du Macquarie étaient installés à bord dans l’étroit roufle du brick. Will Halley n’avait point offert sa cabine aux voyageuses. Politesse peu regrettable, car la tanière était digne de l’ours.

À midi et demi, on appareilla avec le jusant. L’ancre vint à pic et fut péniblement arrachée du fond. Il ventait du sud-ouest une brise modérée. Les voiles furent larguées peu à peu. Les cinq hommes du bord manœuvraient lentement. Wilson voulut aider l’équipage. Mais Halley le pria de se tenir tranquille et de ne point se mêler de ce qui ne le regardait pas. Il avait l’habitude de se tirer tout seul d’affaire et ne demandait ni aide ni conseils.

Ceci était à l’adresse de John Mangles, que la gaucherie de certaines manœuvres faisait sourire.

John le tint pour dit, se réservant d’intervenir, de fait sinon de droit, au cas où la maladresse de l’équipage compromettrait la sûreté du navire.

Cependant, avec le temps et les bras des cinq matelots stimulés par les jurons du master, la voilure fut établie. Le Macquarie courut grand largue, bâbord amure, sous ses basses voiles, ses huniers, ses perroquets, sa brigantine et ses focs.

Plus tard, les bonnettes et les cacatois furent hissés. Mais, malgré ce renfort de toiles, le brick avançait à peine. Ses formes renflées de l’avant, l’évasement de ses fonds, la lourdeur de son arrière, en faisaient un mauvais marcheur, le type parfait du «sabot.»

Il fallut en prendre son parti. Heureusement, et si mal que naviguât le Macquarie, en cinq jours, six au plus, il devait avoir atteint la rade d’Auckland.

À sept heures du soir, on perdit de vue les côtes de l’Australie et le feu fixe du port d’Eden. La mer, assez houleuse, fatiguait le navire; il tombait lourdement dans le creux des vagues. Les passagers éprouvèrent de violentes secousses qui rendirent pénible leur séjour dans le roufle.

Cependant, ils ne pouvaient rester sur le pont, car la pluie était violente. Ils se virent donc condamnés à un emprisonnement rigoureux.

Chacun alors se laissa aller au courant de ses pensées. On causa peu. C’est à peine si lady Helena et Mary Grant échangeaient quelques paroles.

Glenarvan ne tenait pas en place. Il allait et venait, tandis que le major demeurait immobile.

John Mangles, suivi de Robert, montait de temps en temps sur le pont pour observer la mer. Quant à Paganel, il murmurait dans son coin des mots vagues et incohérents.

À quoi songeait le digne géographe? À cette Nouvelle-Zélande vers laquelle la fatalité le conduisait. Toute son histoire, il la refaisait dans son esprit, et le passé de ce pays sinistre réapparaissait à ses yeux.

Mais y avait-il dans cette histoire un fait, un incident qui eût jamais autorisé les découvreurs de ces îles à les considérer comme un continent?

Un géographe moderne, un marin, pouvaient-ils leur attribuer cette dénomination? on le voit, Paganel revenait toujours à l’interprétation du document.

C’était une obsession, une idée fixe. Après la Patagonie, après l’Australie, son imagination, sollicitée par un mot, s’acharnait sur la Nouvelle-Zélande. Mais un point, un seul, l’arrêtait dans cette voie.

«contin… Contin… Répétait-il… Cela veut pourtant dire «continent!»

Et il se reprit à suivre par le souvenir les navigateurs qui reconnurent ces deux grandes îles des mers australes.

Ce fut le 13 décembre 1642 que le hollandais Tasman, après avoir découvert la terre de Van-Diemen, vint atterrir aux rivages inconnus de la Nouvelle-Zélande.

Il prolongea la côte pendant quelques jours, et, le 17, ses navires pénétrèrent dans une large baie que terminait une étroite passe creusée entre deux îles.

L’île du nord, c’était Ika-Na-Maoui, mots zélandais qui signifient «le poisson de Mauwi». L’île du sud, c’était Mahaï-Pouna-Mou, c’est-à-dire «la baleine qui produit le jade vert.»

Abel Tasman envoya ses canots à terre, et ils revinrent accompagnés de deux pirogues qui portaient un bruyant équipage de naturels. Ces sauvages étaient de taille moyenne, bruns et jaunes de peau, avec les os saillants, la voix rude, les cheveux noirs, liés sur la tête à la mode japonaise et surmontés d’une grande plume blanche.

Cette première entrevue des européens et des indigènes semblait promettre des relations amicales de longue durée. Mais le jour suivant, au moment où l’un des canots de Tasman allait reconnaître un mouillage plus rapproché de la terre, sept pirogues, montées par un grand nombre d’indigènes, l’assaillirent violemment.

Le canot se retourna sur le côté et s’emplit d’eau.

Le quartier-maître qui le commandait fut tout d’abord frappé à la gorge d’une pique grossièrement aiguisée.

Il tomba à la mer. De ses six compagnons, quatre furent tués; les deux autres et le quartier-maître, nageant vers les navires, purent être recueillis et sauvés.

Après ce funeste événement, Tasman appareilla, bornant sa vengeance à cingler les naturels de quelques coups de mousquet qui ne les atteignirent probablement pas. Il quitta cette baie à laquelle est resté le nom de baie du massacre, remonta la côte occidentale, et, le 5 janvier, il mouilla près de la pointe du nord. En cet endroit, non seulement la violence du ressac, mais les mauvaises dispositions des sauvages, l’empêchèrent de faire de l’eau, et il quitta définitivement ces terres auxquelles il donna le nom de Staten-Land, c’est-à-dire Terre Des états, en l’honneur des états généraux.

En effet, le navigateur hollandais s’imaginait qu’elles confinaient aux îles du même nom découvertes à l’est de la Terre de Feu, à la pointe méridionale de l’Amérique. Il croyait avoir trouvé «le grand continent du sud.»

«Mais, se disait Paganel, ce qu’un marin du dix-septième siècle a pu nommer «continent», un marin du dix-neuvième n’a pu l’appeler ainsi! Pareille erreur n’est pas admissible! Non! Il y a quelque chose qui m’échappe!»

Pendant plus d’un siècle, la découverte de Tasman fut oubliée, et la Nouvelle-Zélande ne semblait plus exister, quand un navigateur français, Surville, en prit connaissance par 35° 37’ de latitude. D’abord il n’eut pas à se plaindre des indigènes; mais les vents l’assaillirent avec une violence extrême, et une tempête se déclara pendant laquelle la chaloupe qui portait les malades de l’expédition fut jetée sur le rivage de la baie du refuge. Là, un chef nommé Nagui-Nouï reçut parfaitement les français et les traita dans sa propre case. Tout alla bien jusqu’au moment où un canot de Surville fut volé.

Surville réclama vainement, et crut devoir punir de ce vol un village qu’il incendia tout entier.

Terrible et injuste vengeance, qui ne fut pas étrangère aux sanglantes représailles dont la Nouvelle-Zélande allait être le théâtre.

Le 6 octobre 1769, parut sur ces côtes l’illustre Cook. Il mouilla dans la baie de Taoué-Roa avec son navire l’Endeavour, et chercha à se rallier les naturels par de bons traitements. Mais, pour bien traiter les gens, il faut commencer par les prendre. Cook n’hésita pas à faire deux ou trois prisonniers et à leur imposer ses bienfaits par la force. Ceux-ci, comblés de présents et de caresses, furent ensuite renvoyés à terre. Bientôt, plusieurs naturels, séduits par leurs récits, vinrent à bord volontairement et firent des échanges avec les européens. Quelques jours après, Cook se dirigea vers la baie Hawkes, vaste échancrure creusée dans la côte est de l’île septentrionale. Il se trouva là en présence d’indigènes belliqueux, criards, provocateurs. Leurs démonstrations allèrent même si loin qu’il devint nécessaire de les calmer par un coup de mitraille.

Le 20 octobre, l’Endeavour mouilla sur la baie de Toko-Malou, où vivait une population pacifique de deux cents âmes. Les botanistes du bord firent dans le pays de fructueuses explorations, et les naturels les transportèrent au rivage avec leurs propres pirogues. Cook visita deux villages défendus par des palissades, des parapets et de doubles fossés, qui annonçaient de sérieuses connaissances en castramétation. Le plus important de ces forts était situé sur un rocher dont les grandes marées faisaient une île véritable; mieux qu’une île même, car non seulement les eaux l’entouraient, mais elles mugissaient à travers une arche naturelle, haute de soixante pieds, sur laquelle reposait ce «pâh» inaccessible. Le 31 mars, Cook, après avoir fait pendant cinq mois une ample moisson d’objets curieux, de plantes indigènes, de documents ethnographiques et ethnologiques, donna son nom au détroit qui sépare les deux îles, et quitta la Nouvelle-Zélande. Il devait la retrouver dans ses voyages ultérieurs.

En effet, en 1773, le grand marin reparut à la baie Hawkes, et fut témoin de scènes de cannibalisme. Ici, il faut reprocher à ses compagnons de les avoir provoquées. Des officiers, ayant trouvé à terre les membres mutilés d’un jeune sauvage, les rapportèrent à bord, «les firent cuire», et les offrirent aux naturels, qui se jetèrent dessus avec voracité. Triste fantaisie de se faire ainsi les cuisiniers d’un repas d’anthropophages!

Cook, pendant son troisième voyage, visita encore ces terres qu’il affectionnait particulièrement et dont il tenait à compléter le levé hydrographique. Il les quitta pour la dernière fois le 25 février 1777.

En 1791, Vancouver fit une relâche de vingt jours à la baie sombre, sans aucun profit pour les sciences naturelles ou géographiques. D’Entrecasteaux, en 1793, releva vingt-cinq milles de côtes dans la partie septentrionale d’Ikana-Maoui. Les capitaines de la marine marchande, Hausen et Dalrympe, puis Baden, Richardson, Moodi, y firent une courte apparition, et le docteur Savage, pendant un séjour de cinq semaines, recueillit d’intéressants détails sur les mœurs des néo-zélandais.

Ce fut cette même année, en 1805, que le neveu du chef de Rangui-Hou, l’intelligent Doua-Tara, s’embarqua sur le navire l’Argo, mouillé à la Baie Des Îles et commandé par le capitaine Baden.

Peut-être les aventures de Doua-Tara fourniront-elles un sujet d’épopée à quelque Homère maori. Elles furent fécondes en désastres, en injustices, en mauvais traitements.

Manque de foi, séquestration, coups et blessures, voilà ce que le pauvre sauvage reçut en échange de ses bons services. Quelle idée il dut se faire de gens qui se disent civilisés! on l’emmena à Londres. On en fit un matelot de la dernière classe, le souffre-douleur des équipages. Sans le révérend Marsden, il fût mort à la peine. Ce missionnaire s’intéressa au jeune sauvage, auquel il reconnut un jugement sûr, un caractère brave, des qualités merveilleuses de douceur, de grâce et d’affabilité. Marsden fit obtenir à son protégé quelques sacs de blé et des instruments de culture destinés à son pays. Cette petite pacotille lui fut volée. Les malheurs, les souffrances accablèrent de nouveau le pauvre Doua-Tara jusqu’en 1814, où on le retrouve enfin rétabli dans le pays de ses ancêtres. Il allait alors recueillir le fruit de tant de vicissitudes, quand la mort le frappa à l’âge de vingt-huit ans, au moment où il s’apprêtait à régénérer cette sanguinaire Zélande. La civilisation se trouva sans doute retardée de longues années par cet irréparable malheur. Rien ne remplace un homme intelligent et bon, qui réunit dans son cœur l’amour du bien à l’amour de la patrie!

Jusqu’en 1816, la Nouvelle-Zélande fut délaissée. À cette époque, Thompson, en 1817, Lidiard Nicholas, en 1819, Marsden, parcoururent diverses portions des deux îles, et, en 1820, Richard Cruise, capitaine au quatre-vingt-quatrième régiment d’infanterie, y fit un séjour de dix mois qui valut à la science de sérieuses études sur les mœurs indigènes.

En 1824, Duperrey, commandant la Coquille, relâcha à la Baie des Îles pendant quinze jours, et n’eut qu’à se louer des naturels.

Après lui, en 1827, le baleinier anglais Mercury dut se défendre contre le pillage et le meurtre. La même année, le capitaine Dillon fut accueilli de la plus hospitalière façon pendant deux relâches.

En mars 1827, le commandant de l’Astrolabe, l’illustre Dumont-d’Urville, put impunément et sans armes passer quelques nuits à terre au milieu des indigènes, échanger des présents et des chansons, dormir dans les huttes, et poursuivre, sans être troublé, ses intéressants travaux de relèvements, qui ont valu de si belles cartes au dépôt de la marine.

Au contraire, l’année suivante, le brick anglais Hawes, commandé par John James, après avoir touché à la Baie des Îles, se dirigea vers le cap de l’est, et eut beaucoup à souffrir de la part d’un chef perfide nommé Enararo. Plusieurs de ses compagnons subirent une mort affreuse.

De ces événements contradictoires, de ces alternatives de douceur et de barbarie, il faut conclure que trop souvent les cruautés des néo-zélandais ne furent que des représailles. Bons ou mauvais traitements tenaient aux mauvais ou aux bons capitaines. Il y eut certainement quelques attaques non justifiées de la part des naturels, mais surtout des vengeances provoquées par les européens; malheureusement, le châtiment retomba sur ceux qui ne le méritaient pas. Après d’Urville, l’ethnographie de la Nouvelle-Zélande fut complétée par un audacieux explorateur qui, vingt fois, parcourut le monde entier, un nomade, un bohémien de la science, un anglais, Earle. Il visita les portions inconnues des deux îles, sans avoir à se plaindre personnellement des indigènes, mais il fut souvent témoin de scène d’anthropophagie. Les néo-zélandais se dévoraient entre eux avec une sensualité répugnante.

C’est aussi ce que le capitaine Laplace reconnut en 1831, pendant sa relâche à la Baie des Îles. Déjà les combats étaient bien autrement redoutables, car les sauvages maniaient les armes à feu avec une remarquable précision. Aussi, les contrées autrefois florissantes et peuplées d’Ika-Na-Maoui se changèrent-elles en solitudes profondes. Des peuplades entières avaient disparu comme disparaissent des troupeaux de moutons, rôties et mangées.

Les missionnaires ont en vain lutté pour vaincre ces instincts sanguinaires. Dès 1808, Church missionary society avait envoyé ses plus habiles agents, – c’est le nom qui leur convient, – dans les principales stations de l’île septentrionale. Mais la barbarie des néo-zélandais l’obligea à suspendre l’établissement des missions. En 1814, seulement, MM Marsden, le protecteur de Doua-Tara, Hall et King débarquèrent à la Baie des Îles, et achetèrent des chefs un terrain de deux cents acres au prix de douze haches de fer. Là s’établit le siège de la société anglicane.

Les débuts furent difficiles. Mais enfin les naturels respectèrent la vie des missionnaires. Ils acceptèrent leurs soins et leurs doctrines. Quelques naturels farouches s’adoucirent. Le sentiment de la reconnaissance s’éveilla dans ces cœurs inhumains. Il arriva même en 1824, que les zélandais protégèrent leurs «arikis», c’est-à-dire les révérends, contre de sauvages matelots qui les insultaient et les menaçaient de mauvais traitements.

Ainsi donc, avec le temps, les missions prospérèrent, malgré la présence des convicts évadés de Port Jackson, qui démoralisaient la population indigène. En 1831, le journal des missions évangéliques signalait deux établissements considérables, situés l’un à Kidi-Kidi, sur les rives d’un canal qui court à la mer dans la Baie des Îles, l’autre à Paï-Hia, au bord de la rivière de Kawa-Kawa. Les indigènes convertis au christianisme avaient tracé des routes sous la direction des arikis, percé des communications à travers les forêts immenses, jeté des ponts sur les torrents. Chaque missionnaire allait à son tour prêcher la religion civilisatrice dans les tribus reculées, élevant des chapelles de joncs ou d’écorce, des écoles pour les jeunes indigènes, et sur le toit de ces modestes constructions se déployait le pavillon de la mission, portant la croix du Christ et ces mots: «rongo-pai», c’est-à-dire «l’évangile», en langue néo-zélandaise.

Malheureusement, l’influence des missionnaires ne s’est pas étendue au delà de leurs établissements.

Toute la partie nomade des populations échappe à leur action. Le cannibalisme n’est détruit que chez les chrétiens, et encore, il ne faudrait pas soumettre ces nouveaux convertis à de trop grandes tentations.

L’instinct du sang frémit en eux.

D’ailleurs, la guerre existe toujours à l’état chronique dans ces sauvages contrées. Les zélandais ne sont pas des australiens abrutis, qui fuient devant l’invasion européenne; ils résistent, ils se défendent, ils haïssent leurs envahisseurs, et une incurable haine les pousse en ce moment contre les émigrants anglais. L’avenir de ces grandes îles est joué sur un coup de dé. C’est une civilisation immédiate qui l’attend, ou une barbarie profonde pour de longs siècles, suivant le hasard des armes.

Ainsi Paganel, le cerveau bouillant d’impatience, avait refait dans son esprit l’histoire de la Nouvelle-Zélande. Mais rien, dans cette histoire, ne permettait de qualifier de «continent» cette contrée composée de deux îles, et si quelques mots du document avaient éveillé son imagination, ces deux syllabes contin l’arrêtaient obstinément dans la voie d’une interprétation nouvelle.

Chapitre III Les massacres de la Nouvelle-Zélande

À la date du 31 janvier, quatre jours après son départ, le Macquarie n’avait pas encore franchi les deux tiers de cet océan resserré entre l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Will Halley s’occupait peu des manœuvres de son bâtiment: il laissait faire. On le voyait rarement, ce dont personne ne songeait à se plaindre. Qu’il passât tout son temps dans sa cabine, nul n’y eût trouvé à redire, si le grossier master ne se fût pas grisé chaque jour de gin ou de brandy. Ses matelots l’imitaient volontiers, et jamais navire ne navigua plus à la grâce de Dieu que le Macquarie de Twofold-Bay.

Cette impardonnable incurie obligeait John Mangles à une surveillance incessante. Mulrady et Wilson redressèrent plus d’une fois la barre au moment où quelque embardée allait coucher le brick sur le flanc. Souvent Will Halley intervenait et malmenait les deux marins avec force jurons. Ceux-ci, peu endurants, ne demandaient qu’à souquer cet ivrogne et à l’affaler à fond de cale pour le reste de la traversée. Mais John Mangles les arrêtait, et calmait, non sans peine, leur juste indignation.

Cependant, cette situation du navire le préoccupait; mais, pour ne pas inquiéter Glenarvan, il n’en parla qu’au major et à Paganel. Mac Nabbs lui donna, en d’autres termes, le même conseil que Mulrady et Wilson.

«Si cette mesure vous paraît utile John, dit Mac Nabbs, vous ne devez point hésiter à prendre le commandement, ou, si vous l’aimez mieux, la direction du navire. Cet ivrogne, après nous avoir débarqués à Auckland, redeviendra maître à son bord, et il chavirera, si c’est son bon plaisir.

– Sans doute, monsieur Mac Nabbs, répondit John, et je le ferai, s’il le faut absolument. Tant que nous sommes en pleine mer, un peu de surveillance suffit; mes matelots et moi, nous ne quittons pas le pont. Mais, à l’approche des côtes, si ce Will Hallay ne recouvre pas sa raison, j’avoue que je serai très embarrassé.

– Ne pourrez-vous donner la route! demanda Paganel.

– Ce sera difficile, répondit John. Croiriez-vous qu’il n’y a pas une carte marine à bord!

– En vérité?

– En vérité. Le Macquarie ne fait que le cabotage entre Eden et Auckland, et ce Will Halley a une telle habitude de ces parages, qu’il ne prend aucun relèvement.

– Il s’imagine sans doute, répondit Paganel, que son navire connaît la route, et qu’il se dirige tout seul.

– Oh! Oh! reprit John Mangles, je ne crois pas aux bâtiments qui se dirigent eux-mêmes, et si Will Halley est ivre sur les atterrages, il nous mettra dans un extrême embarras.

– Espérons, dit Paganel, qu’il aura repêché sa raison dans le voisinage de la terre.

– Ainsi, demanda Mac Nabbs, le cas échéant, vous ne pourriez pas conduire le Macquarie à Auckland?

– Sans la carte de cette partie de la côte, c’est impossible. Les accores en sont extrêmement dangereux. C’est une suite de petits fiords irréguliers et capricieux comme les fiords de Norvège. Les récifs sont nombreux et il faut une grande pratique pour les éviter. Un navire, quelque solide qu’il fût, serait perdu, si sa quille heurtait l’un de ces rocs immergés à quelques pieds sous l’eau.

– Et dans ce cas, dit le major, l’équipage n’a d’autre ressource que de se réfugier à la côte?

– Oui, monsieur Mac Nabbs, si le temps le permet.

– Dure extrémité! répondit Paganel, car elles ne sont pas hospitalières, les côtes de la Nouvelle-Zélande, et les dangers sont aussi grands au delà qu’en deçà des rivages!

– Vous parlez des maoris, monsieur Paganel? demanda John Mangles.

– Oui, mon ami. Leur réputation est faite dans l’océan Indien. Il ne s’agit pas ici d’australiens timides ou abrutis, mais bien d’une race intelligente et sanguinaire, de cannibales friands de chair humaine, d’anthropophages dont il ne faut attendre aucune pitié.

– Ainsi, dit le major, si le capitaine Grant avait fait naufrage sur les côtes de la Nouvelle-Zélande, vous ne conseilleriez point de se lancer à sa recherche?

– Sur les côtes, si, répondit le géographe, car on pourrait peut-être trouver des traces du Britannia, mais à l’intérieur, non, car ce serait inutile. Tout européen qui s’aventure dans ces funestes contrées tombe entre les mains des maoris, et tout prisonnier aux mains des maoris est perdu. J’ai poussé mes amis à franchir les pampas, à traverser l’Australie, mais jamais je ne les entraînerais sur les sentiers de la Nouvelle-Zélande. Que la main du ciel nous conduise, fasse Dieu que nous ne soyons jamais au pouvoir de ces féroces indigènes!»

Les craintes de Paganel n’étaient que trop justifiées. La Nouvelle-Zélande a une renommée terrible, et l’on peut mettre une date sanglante à tous les incidents qui ont signalé sa découverte.

La liste est longue de ces victimes inscrites au martyrologe des navigateurs. Ce fut Abel Tasman qui, par ses cinq matelots tués et dévorés, commença ces sanglantes annales du cannibalisme. Après lui, le capitaine Tukney et tout son équipage de chaloupiers subirent le même sort. Vers la partie orientale du détroit de Foveaux, cinq pêcheurs du Sydneg-Cove trouvèrent également la mort sous la dent des naturels. Il faut encore citer quatre hommes de la goélette Brothers, assassinés au havre Molineux, plusieurs soldats du général Gates, et trois déserteurs de la Mathilda, pour arriver au nom si douloureusement célèbre du capitaine Marion Du Frène.

Le 11 mai 1772, après le premier voyage de Cook, le capitaine français Marion vint mouiller à la Baie des Îles avec son navire le Mascarin et le Castries, commandé par le capitaine Crozet. Les hypocrites néo-zélandais firent un excellent accueil aux nouveaux arrivants. Ils se montrèrent timides même, et il fallut des présents, de bons services, une fraternisation quotidienne, un long commerce d’amitiés, pour les acclimater à bord.

Leur chef, l’intelligent Takouri, appartenait, s’il faut en croire Dumont-d’Urville, à la tribu des Wangaroa, et il était parent du naturel traîtreusement enlevé par Surville, deux ans avant l’arrivée du capitaine Marion.

Dans un pays où l’honneur impose à tout maori d’obtenir par le sang satisfaction des outrages subis, Takouri ne pouvait oublier l’injure faite à sa tribu. Il attendit patiemment l’arrivée d’un navire européen, médita sa vengeance et l’accomplit avec un atroce sang-froid.

Après avoir simulé des craintes à l’égard des français, Takouri n’oublia rien pour les endormir dans une trompeuse sécurité. Ses camarades et lui passèrent souvent la nuit à bord des vaisseaux. Ils apportaient des poissons choisis. Leurs filles et leurs femmes les accompagnaient. Ils apprirent bientôt à connaître les noms des officiers et ils les invitèrent à visiter leurs villages. Marion et Crozet, séduits par de telles avances, parcoururent ainsi toute cette côte peuplée de quatre mille habitants. Les naturels accouraient au-devant d’eux sans armes et cherchaient à leur inspirer une confiance absolue.

Le capitaine Marion, en relâchant à la Baie des Îles, avait l’intention de changer la mâture du Castries, fort endommagée par les dernières tempêtes. Il explora donc l’intérieur des terres, et, le 23 mai, il trouva une forêt de cèdres magnifiques à deux lieues du rivage, et à portée d’une baie située à une lieue des navires.

Là, un établissement fut formé, où les deux tiers des équipages, munis de haches et autres outils, travaillèrent à abattre les arbres et à refaire les chemins qui conduisaient à la baie. Deux autres postes furent choisis, l’un dans la petite île de Motou-Aro, au milieu du port, où l’on transporta les malades de l’expédition, les forgerons et les tonneliers des bâtiments, l’autre sur la grande terre, au bord de l’océan, à une lieue et demie des vaisseaux; ce dernier communiquait avec le campement des charpentiers. Sur tous ces postes, des sauvages vigoureux et prévenants aidaient les marins dans leurs divers travaux.

Cependant le capitaine Marion ne s’était pas abstenu jusque-là de certaines mesures de prudence.

Les sauvages ne montaient jamais en armes à son bord, et les chaloupes n’allaient à terre que bien armées.

Mais Marion et les plus défiants de ses officiers furent aveuglés par les manières des indigènes et le commandant ordonna de désarmer les canots. Toutefois, le capitaine Crozet voulut persuader à Marion de rétracter cet ordre. Il n’y réussit pas.

Alors, les attentions et le dévouement des néo-zélandais redoublèrent. Leurs chefs et les officiers vivaient sur le pied d’une intimité parfaite.

Maintes fois, Takouri amena son fils à bord, et le laissa coucher dans les cabines. Le 8 juin, Marion, pendant une visite solennelle qu’il fit à terre, fut reconnu «grand chef» de tout le pays, et quatre plumes blanches ornèrent ses cheveux en signes honorifiques.

Trente-trois jours s’écoulèrent ainsi depuis l’arrivée des vaisseaux à la Baie des Îles. Les travaux de la mâture avançaient; les caisses à eau se remplissaient à l’aiguade de Motou-Aro. Le capitaine Crozet dirigeait en personne le poste des charpentiers, et jamais espérances ne furent plus fondées de voir une entreprise menée à bonne fin.

Le 12 juin à deux heures, le canot du commandant fut paré pour une partie de pêche projetée au pied du village de Takouri. Marion s’y embarqua avec les deux jeunes officiers Vaudricourt et Lehoux, un volontaire, le capitaine d’armes et douze matelots.

Takouri et cinq autres chefs l’accompagnaient. Rien ne pouvait faire prévoir l’épouvantable catastrophe qui attendait seize européens sur dix-sept.

Le canot déborda, fila vers la terre, et des deux vaisseaux on le perdit bientôt de vue.

Le soir, le capitaine Marion ne revint pas coucher à bord. Personne ne fut inquiet de son absence. On supposa qu’il avait voulu visiter le chantier de la mâture et y passer la nuit.

Le lendemain, à cinq heures, la chaloupe du Castries alla, suivant son habitude, faire de l’eau à l’île de Motou-Aro. Elle revint à bord sans incident.

À neuf heures, le matelot de garde du Mascarin aperçut en mer un homme presque épuisé qui nageait vers les vaisseaux. Un canot alla à son secours et le ramena à bord.

C’était Turner, un des chaloupiers du capitaine Marion. Il avait au flanc une blessure produite par deux coups de lance, et il revenait seul des dix-sept hommes qui, la veille, avaient quitté le navire.

On l’interrogea, et bientôt furent connus tous les détails de cet horrible drame.

Le canot de l’infortuné Marion avait accosté le village à sept heures du matin. Les sauvages vinrent gaiement au-devant des visiteurs. Ils portèrent sur leurs épaules les officiers et les matelots qui ne voulaient point se mouiller en débarquant. Puis, les français se séparèrent les uns des autres.

Aussitôt, les sauvages, armés de lances, de massues et de casse-tête, s’élancèrent sur eux, dix contre un, et les massacrèrent. Le matelot Turner, frappé de deux coups de lance, put échapper à ses ennemis et se cacher dans des broussailles. De là, il fut témoin d’abominables scènes. Les sauvages dépouillèrent les morts de leurs vêtements, leur ouvrirent le ventre, les hachèrent en morceaux…

En ce moment, Turner, sans être aperçu, se jeta à la mer, et fut recueilli mourant, par le canot du Mascarin.

Cet événement consterna les deux équipages. Un cri de vengeance éclata. Mais, avant de venger les morts, il fallait sauver les vivants. Il y avait trois postes à terre, et des milliers de sauvages altérés de sang, des cannibales mis en appétit, les entouraient.

En l’absence du capitaine Crozet, qui avait passé la nuit au chantier de la mâture, Duclesmeur, le premier officier du bord, prit des mesures d’urgence. La chaloupe du Mascarin fut expédiée avec un officier et un détachement de soldats. Cet officier devait, avant tout, porter secours aux charpentiers. Il partit, longea la côte, vit le canot du commandant Marion échoué à terre et débarqua.

Le capitaine Crozet, absent du bord, comme il a été dit, ne savait rien du massacre, quand, vers deux heures de l’après-midi, il vit paraître le détachement. Il pressentit un malheur. Il se porta en avant et apprit la vérité. Défense fut faite par lui d’en instruire ses compagnons qu’il ne voulait pas démoraliser.

Les sauvages, rassemblés par troupes, occupaient toutes les hauteurs. Le capitaine Crozet fit enlever les principaux outils, enterra les autres, incendia ses hangars et commença sa retraite avec soixante hommes.

Les naturels le suivaient, criant: «Takouri mate Marion!», ils espéraient effrayer les matelots en dévoilant la mort de leurs chefs.

Ceux-ci, furieux, voulurent se précipiter sur ces misérables. Le capitaine Crozet put à peine les contenir. Deux lieues furent faites.

Le détachement atteignit le rivage et s’embarqua dans les chaloupes avec les hommes du second poste.

Pendant tout ce temps, un millier de sauvage, assis à terre, ne bougèrent pas. Mais, quand les chaloupes prirent le large, les pierres commencèrent à voler.

Aussitôt, quatre matelots, bons tireurs, abattirent successivement tous les chefs, à la grande stupéfaction des naturels, qui ne connaissaient pas l’effet des armes à feu.

Le capitaine Crozet rallia le Mascarin, et il expédia aussitôt la chaloupe à l’île Motou-Aro.

Un détachement de soldats s’établit sur l’île pour y passer la nuit, et les malades furent réintégrés à bord.

Le lendemain, un second détachement vint renforcer le poste. Il fallait nettoyer l’île des sauvages qui l’infestaient et continuer à remplir les caisses d’eau. Le village de Motou-Aro comptait trois cents habitants. Les français l’attaquèrent. Six chefs furent tués, le reste des naturels culbuté à la baïonnette, le village incendié. Cependant, le Castries ne pouvait reprendre la mer sans mâture, et Crozet, forcé de renoncer aux arbres de la forêt de cèdres, dut faire des mâts d’assemblage. Les travaux d’aiguade continuèrent.

Un mois s’écoula. Les sauvages firent quelques tentatives pour reprendre l’île Motou-Aro, mais sans y parvenir. Lorsque leurs pirogues passaient à portée des vaisseaux, on les coupait à coups de canon.

Enfin, les travaux furent achevés. Il restait à savoir si quelqu’une des seize victimes n’avait pas survécu au massacre, et à venger les autres. La chaloupe, portant un nombreux détachement d’officiers et de soldats, se rendit au village de Takouri. À son approche, ce chef perfide et lâche s’enfuit, portant sur ses épaules le manteau du commandant Marion. Les cabanes de son village furent scrupuleusement fouillées. Dans sa case, on trouva le crâne d’un homme qui avait été cuit récemment. L’empreinte des dents du cannibale s’y voyait encore.

Une cuisse humaine était embrochée d’une baguette de bois. Une chemise au col ensanglanté fut reconnue pour la chemise de Marion, puis les vêtements, les pistolets du jeune Vaudricourt, les armes du canot et des hardes en lambeaux. Plus loin, dans un autre village, des entrailles humaines nettoyées et cuites.

Ces preuves irrécusables de meurtre et d’anthropophagie furent recueillies, et ces restes humains respectueusement enterrés; puis les villages de Takouri et de Piki-Ore, son complice, livrés aux flammes. Le 14 juillet 1772, les deux vaisseaux quittèrent ces funestes parages.

Telle fut cette catastrophe dont le souvenir doit être présent à l’esprit de tout voyageur qui met le pied sur les rivages de la Nouvelle-Zélande. C ’est un imprudent capitaine celui qui ne profite pas de ces enseignements. Les néo-zélandais sont toujours perfides et anthropophages. Cook, à son tour, le reconnut bien, pendant son second voyage de 1773.

En effet, la chaloupe de l’un de ses vaisseaux, l’Aventure, commandée par le capitaine Furneaux, s’étant rendue à terre, le 17 décembre, pour chercher une provision d’herbes sauvages, ne reparut plus. Un midshipman et neuf hommes la montaient. Le capitaine Furneaux, inquiet, envoya le lieutenant Burney à sa recherche. Burney, arrivé au lieu du débarquement, trouva, dit-il, «un tableau de carnage et de barbarie dont il est impossible de parler sans horreur; les têtes, les entrailles, les poumons de plusieurs de nos gens, gisaient épars sur le sable, et, tout près de là, quelques chiens dévoraient encore d’autres débris de ce genre.»

Pour terminer cette liste sanglante, il faut ajouter le navire Brothers, attaqué en 1815 par les néo-zélandais, et tout l’équipage du Boyd, capitaine Thompson, massacré en 1820. Enfin, le 1er mars 1829, à Walkitaa, le chef Enararo pilla le brick anglais Hawes, de Sydney; sa horde de cannibales massacra plusieurs matelots, fit cuire les cadavres et les dévora.

Tel était ce pays de la Nouvelle-Zélande vers lequel courait le Macquarie, monté par un équipage stupide, sous le commandement d’un ivrogne.

Chapitre IV Les brisants

Cependant, cette pénible traversée se prolongeait.

Le 2 février, six jours après son départ, le Macquarie n’avait pas encore connaissance des rivages d’Auckland. Le vent était bon pourtant, et se maintenait dans le sud-ouest; mais les courants le contrariaient, et c’est à peine si le brick étalait. La mer dure et houleuse fatiguait ses hauts; sa membrure craquait, et il se relevait péniblement du creux des lames. Ses haubans, ses galhaubans, ses étais mal ridés, laissaient du jeu aux mâts, que de violentes secousses ébranlaient à chaque coup de roulis.

Très heureusement, Will Halley, en homme peu pressé, ne forçait point sa voilure, car toute la mâture serait venue en bas inévitablement.

John Mangles espérait donc que cette méchante carcasse atteindrait le port sans autre mésaventure, mais il souffrait à voir ses compagnons si mal installés à bord de ce brick.

Ni lady Helena ni Mary Grant ne se plaignaient cependant, bien qu’une pluie continuelle les obligeât à demeurer dans le roufle. Là, le manque d’air et les secousses du navire les incommodaient fort. Aussi venaient-elles souvent sur le pont braver l’inclémence du ciel jusqu’au moment où d’insoutenables rafales les forçaient de redescendre.

Elles rentraient alors dans cet étroit espace, plus propre à loger des marchandises que des passagers et surtout des passagères.

Alors, leurs amis cherchaient à les distraire.

Paganel essayait de tuer le temps avec ses histoires, mais il y réussissait peu. En effet, les esprits, égarés sur cette route du retour, étaient démoralisés. Autant les dissertations du géographe sur les pampas ou l’Australie intéressaient autrefois, autant ses réflexions, ses aperçus à propos de la Nouvelle-Zélande laissaient indifférent et froid.

D’ailleurs, vers ce pays nouveau de sinistre mémoire, on allait sans entrain, sans conviction, non volontairement, mais sous la pression de la fatalité. De tous les passagers du Macquarie, le plus à plaindre était lord Glenarvan. On le voyait rarement dans le roufle. Il ne pouvait tenir en place. Sa nature nerveuse, surexcitée, ne s’accommodait pas d’un emprisonnement entre quatre cloisons étroites. Le jour, la nuit même, sans s’inquiéter des torrents de pluie et des paquets de mer, il restait sur le pont, tantôt accoudé à la lisse, tantôt marchant avec une agitation fébrile. Ses yeux regardaient incessamment l’espace.

Sa lunette, pendant les courtes embellies, le parcourait obstinément. Ces flots muets, il semblait les interroger. Cette brume qui voilait l’horizon, ces vapeurs amoncelées, il eût voulu les déchirer d’un geste. Il ne pouvait se résigner, et sa physionomie respirait une âpre douleur. C’était l’homme énergique, jusqu’alors heureux et puissant, auquel la puissance et le bonheur manquaient tout à coup.

John Mangles ne le quittait pas et supportait à ses côtés les intempéries du ciel. Ce jour-là, Glenarvan, partout où se faisait une trouée dans la brume, scrutait l’horizon avec un entêtement plus tenace. John s’approcha de lui:

«Votre honneur cherche la terre?» lui demanda-t-il.

Glenarvan fit de la tête un signe négatif.

«Cependant, reprit le jeune capitaine, il doit vous tarder de quitter ce brick. Depuis trente-six heures déjà, nous devrions avoir connaissance des feux d’Auckland.»

Glenarvan ne répondait pas. Il regardait toujours, et pendant une minute sa lunette demeura braquée vers l’horizon au vent du navire.

«La terre n’est pas de ce côté, dit John Mangles. Que votre honneur regarde plutôt vers tribord.

– Pourquoi, John? répondit Glenarvan. Ce n’est pas la terre que je cherche!

– Que voulez-vous, mylord?

– Mon yacht! Mon Duncan! répondit Glenarvan avec colère. Il doit être là, dans ces parages, écumant ces mers, faisant ce sinistre métier de pirate! Il est là, te dis-je, là, John, sur cette route des navires, entre l’Australie et la Nouvelle-Zélande! Et j’ai le pressentiment que nous le rencontrerons!

– Dieu nous préserve de cette rencontre, mylord!

– Pourquoi, John?

– Votre honneur oublie notre situation! Que ferions-nous sur ce brick, si le Duncan lui donnait la chasse! Nous ne pourrions pas même fuir!

– Fuir, John?

– Oui, mylord! Nous l’essayerions en vain! Nous serions pris, livrés à la merci de ces misérables, et Ben Joyce a montré qu’il ne reculait pas devant un crime. Je fais bon marché de notre vie! Nous nous défendrions jusqu’à la mort! Soit! Mais après? Songez à lady Glenarvan, mylord, songez à Mary Grant!

– Pauvres femmes! Murmura Glenarvan. John, j’ai le cœur brisé, et parfois je sens le désespoir l’envahir. Il me semble que de nouvelles catastrophes nous attendent, que le ciel s’est déclaré contre nous! J’ai peur!

– Vous, mylord?

– Non pour moi, John, mais pour ceux que j’aime, pour ceux que tu aimes aussi!

– Rassurez-vous, mylord, répondit le jeune capitaine. Il ne faut plus craindre! Le Macquarie marche mal, mais il marche. Will Halley est un être abruti, mais je suis là, et si les approches de la terre me semblent dangereuses, je ramènerai le navire au large. Donc, de ce côté, peu ou point de danger. Mais, quant à se trouver bord à bord avec le Duncan, Dieu nous en préserve, et si votre honneur cherche à l’apercevoir, que ce soit pour l’éviter, que ce soit pour le fuir!»

John Mangles avait raison. La rencontre du Duncan eût été funeste au Macquarie.

Or, cette rencontre était à craindre dans ces mers resserrées que les pirates pouvaient écumer sans risques. Cependant, ce jour-là, du moins, le yacht ne parut pas, et la sixième nuit depuis le départ de Twofold-Bay arriva, sans que les craintes de John Mangles se fussent réalisées.

Mais cette nuit devait être terrible. L’obscurité se fit presque subitement à sept heures du soir.

Le ciel était très menaçant. L’instinct du marin, supérieur à l’abrutissement de l’ivresse, opéra sur Will Halley. Il quitta sa cabine, se frottant les yeux, secouant sa grosse tête rouge.

Puis, il huma un grand coup d’air, comme un autre eût avalé un grand verre d’eau pour se remettre, et il examina la mâture. Le vent fraîchissait, et, tournant d’un quart dans l’ouest, il portait en plein à la côte zélandaise.

Will Halley appela ses hommes avec force jurons, fit serrer les perroquets et établir la voilure de nuit. John Mangles l’approuva sans rien dire.

Il avait renoncé à s’entretenir avec ce grossier marin. Mais ni Glenarvan ni lui ne quittèrent le pont. Deux heures après, une grande brise se déclara.

Will Halley fit prendre le bas ris dans ses huniers. La manœuvre eût été dure pour cinq hommes si le Macquarie n’eût porté une double vergue du système américain. En effet, il suffisait d’amener la vergue supérieure pour que le hunier fût réduit à sa moindre dimension.

Deux heures se passèrent. La mer grossissait. Le Macquarie éprouvait dans ses fonds des secousses à faire croire que sa quille raclait des roches. Il n’en était rien cependant, mais cette lourde coque s’élevait difficilement à la lame. Aussi, le revers des vagues embarquait par masses d’eau considérables. Le canot, suspendu aux portemanteaux de bâbord, disparut dans un coup de mer.

John Mangles ne laissa pas d’être inquiet. Tout autre bâtiment se fût joué de ces flots peu redoutables, en somme. Mais, avec ce lourd bateau, on pouvait craindre de sombrer à pic, car le pont se remplissait, à chaque plongeon, et la nappe liquide, ne trouvant pas par les dalots un assez rapide écoulement, pouvait submerger le navire. Il eût été sage, pour parer à tout événement, de briser les pavois à coups de hache, afin de faciliter la sortie des eaux.

Mais Will Halley refusa de prendre cette précaution. D’ailleurs, un danger plus grand menaçait le Macquarie, et, sans doute, il n’était plus temps de le prévenir.

Vers onze heures et demie, John Mangles et Wilson, qui se tenaient au bord sous le vent, furent frappés d’un bruit insolite. Leur instinct d’hommes de mer se réveilla. John saisit la main du matelot.

«Le ressac! Lui dit-il.

– Oui, répondit Wilson. La lame brise sur des bancs.

– À deux encablures au plus?

– Au plus! La terre est là!»

John se pencha au-dessus des bastingages, regarda les flots sombres et s’écria: la sonde! Wilson! La sonde!

Le master, posté à l’avant, ne semblait pas se douter de sa position. Wilson saisit la ligne de sonde lovée dans sa baille, et s’élança dans les porte-haubans de misaine.

Il jeta le plomb; la corde fila entre ses doigts. Au troisième nœud, le plomb s’arrêta.

«Trois brasses! Cria Wilson.

– Capitaine, dit John, courant à Will Halley, nous sommes sur les brisants.»

Vit-il ou non Halley lever les épaules, peu importe. Mais il se précipita vers le gouvernail, mit la barre dessous, tandis que Wilson, lâchant la sonde, halait sur les bras du grand hunier pour faire lofer le navire. Le matelot qui gouvernait, vigoureusement repoussé, n’avait rien compris à cette attaque subite.

«Aux bras du vent! Larguez! Larguez!» criait le jeune capitaine en manœuvrant de manière à s’élever des récifs.

Pendant une demi-minute, la hanche de tribord du brick les prolongea, et, malgré l’obscurité de la nuit, John aperçut une ligne mugissante qui blanchissait à quatre brasses du navire.

En ce moment, Will Halley, ayant conscience de cet imminent danger, perdait la tête. Ses matelots, à peine dégrisés, ne pouvaient comprendre ses ordres. D’ailleurs, l’incohérence de ses paroles, la contradiction de ses commandements, montraient que le sang-froid manquait à ce stupide ivrogne.

Il était surpris par la proximité de la terre, qui lui restait à huit milles sous le vent, quand il la croyait distante de trente ou quarante. Les courants avaient jeté hors de sa route habituelle et pris au dépourvu ce misérable routinier.

Cependant, la prompte manœuvre de John Mangles venait d’éloigner le Macquarie des brisants.

Mais John ignorait sa position. Peut-être se trouvait-il serré dans une ceinture de récifs.

Le vent portait en plein dans l’est, et, à chaque coup de tangage, on pouvait toucher.

Bientôt, en effet, le bruit du ressac redoubla par tribord devant. Il fallut lofer encore. John remit la barre dessous et brassa en pointe. Les brisants se multipliaient sous l’étrave du brick, et il fut nécessaire de virer vent devant pour reprendre le large. Cette manœuvre réussirait-elle avec un bâtiment mal équilibré, sous une voilure réduite?

C’était incertain, mais il fallait le tenter.

«La barre dessous, toute!» cria John Mangles à Wilson.

Le Macquarie commença à se rapprocher de la nouvelle ligne de récifs. Bientôt, la mer écuma au choc des roches immergées.

Ce fut un inexprimable moment d’angoisse. L’écume rendait les lames lumineuses. On eût dit qu’un phénomène de phosphorescence les éclairait subitement. La mer hurlait, comme si elle eût possédé la voix de ces écueils antiques animés par la mythologie païenne. Wilson et Mulrady, courbés sur la roue du gouvernail, pesaient de tout leur poids. La barre venait à toucher.

Soudain, un choc eut lieu. Le Macquarie avait donné sur une roche. Les sous-barbes du beaupré cassèrent et compromirent la stabilité du mât de misaine. Le virement de bord s’achèverait-il sans autre avarie?

Non, car une accalmie se fit tout à coup, et le navire revint sous le vent. Son évolution fut arrêtée net. Une haute vague le prit en dessous, le porta plus avant sur les récifs, et il retomba avec une violence extrême. Le mât de misaine vint en bas avec tout son gréement. Le brick talonna deux fois et resta immobile, donnant sur tribord une bande de trente degrés.

Les vitres du capot avaient volé en éclats. Les passagers se précipitèrent au dehors. Mais les vagues balayaient le pont d’une extrémité à l’autre, et ils ne pouvaient s’y tenir sans danger. John Mangles, sachant le navire solidement encastré dans le sable, les pria de rentrer dans le roufle.

«La vérité, John? demanda froidement Glenarvan.

– La vérité, mylord, répondit John Mangles, est que nous ne coulerons pas. Quant à être démoli par la mer, c’est une autre question, mais nous avons le temps d’aviser.

– Il est minuit?

– Oui, mylord, et il faut attendre le jour.

– Ne peut-on mettre le canot à la mer?

– Par cette houle, et dans cette obscurité, c’est impossible! Et d’ailleurs en quel endroit accoster la terre?

– Eh bien, John, restons ici jusqu’au jour.»

Cependant Will Halley courait comme un fou sur le pont de son brick. Ses matelots, revenus de leur stupeur, défoncèrent un baril d’eau-de-vie et se mirent à boire. John prévit que leur ivresse allait bientôt amener des scènes terribles. On ne pouvait compter sur le capitaine pour les retenir. Le misérable s’arrachait les cheveux et se tordait les bras. Il ne pensait qu’à sa cargaison qui n’était pas assurée.

«Je suis ruiné! Je suis perdu!» s’écriait-il en courant d’un bord à l’autre.

John Mangles ne songeait guère à le consoler. Il fit armer ses compagnons, et tous se tinrent prêts à repousser les matelots qui se gorgeaient de brandy, en proférant d’épouvantables blasphèmes.

«Le premier de ces misérables qui s’approche du roufle, dit tranquillement le major, je le tue comme un chien.»

Les matelots virent sans doute que les passagers étaient déterminés à les tenir en respect, car, après quelques tentatives de pillage, ils disparurent. John Mangles ne s’occupa plus de ces ivrognes, et attendit impatiemment le jour.

Le navire était alors absolument immobile. La mer se calmait peu à peu. Le vent tombait. La coque pouvait donc résister pendant quelques heures encore. Au lever du soleil, John examinerait la terre. Si elle présentait un atterrissement facile, le you-you, maintenant la seule embarcation du bord, servirait au transport de l’équipage et des passagers. Il faudrait trois voyages, au moins, car il n’y avait place que pour quatre personnes. Quant au canot, on a vu qu’il avait été enlevé dans un coup de mer.

Tout en réfléchissant aux dangers de sa situation, John Mangles, appuyé sur le capot, écoutait les bruits du ressac. Il cherchait à percer l’obscurité profonde. Il se demandait à quelle distance se trouvait cette terre enviée et redoutée tout à la fois. Les brisants s’étendent souvent à plusieurs lieues d’une côte. Le frêle canot pourrait-il résister à une traversée un peu longue?

Tandis que John songeait ainsi, demandant un peu de lumière à ce ciel ténébreux, les passagères, confiantes en sa parole, reposaient sur leurs couchettes. L’immobilité du brick leur assurait quelques heures de tranquillité. Glenarvan, John et leurs compagnons, n’entendant plus les cris de l’équipage ivre-mort, se refaisaient aussi dans un rapide sommeil, et, à une heure du matin, un silence profond régnait à bord de ce brick, endormi lui-même sur son lit de sable.

Vers quatre heures, les premières clartés apparurent dans l’est. Les nuages se nuancèrent légèrement sous les pâles lueurs de l’aube. John remonta sur le pont. À l’horizon pendait un rideau de brumes. Quelques contours indécis flottaient dans les vapeurs matinales, mais à une certaine hauteur. Une faible houle agitait encore la mer, et les flots du large se perdaient au milieu d’épaisses nuées immobiles.

John attendit. La lumière s’accrut peu à peu, l’horizon se piqua de tons rouges. Le rideau monta lentement sur le vaste décor du fond. Des récifs noirs pointèrent hors des eaux. Puis, une ligne se dessina sur une bande d’écume, un point lumineux s’alluma comme un phare au sommet d’un piton projeté sur le disque encore invisible du soleil levant. La terre était là, à moins de neuf milles.

«La terre!», s’écria John Mangles.

Ses compagnons, réveillés à sa voix, s’élancèrent sur le pont du brick, et regardèrent en silence la côte qui s’accusait à l’horizon. Hospitalière ou funeste, elle devait être leur lieu de refuge.

«Où est Will Halley? demanda Glenarvan.

– Je ne sais, mylord, répondit John Mangles.

– Et ses matelots?

– Disparus comme lui.

– Et, comme lui, ivres-morts, sans doute, ajouta Mac Nabbs.

– Qu’on les cherche! dit Glenarvan, on ne peut les abandonner sur ce navire.»

Mulrady et Wilson descendirent au logement du gaillard d’avant, et, deux minutes après, ils revinrent. Le poste était vide. Ils visitèrent alors l’entrepont et le brick jusqu’à fond de cale. Ils ne trouvèrent ni Will Halley ni ses matelots.

«Quoi! Personne? dit Glenarvan.

– Sont-ils tombés à la mer? demanda Paganel.

– Tout est possible», répondit John Mangles, très soucieux de cette disparition.

Puis, se dirigeant vers l’arrière:

«Au canot», dit-il.

Wilson et Mulrady le suivirent pour mettre le you-you à la mer. Le you-you avait disparu.

Chapitre V Les matelots improvisés

Will Halley et son équipage, profitant de la nuit et du sommeil des passagers, s’étaient enfuis sur l’unique canot du brick. On ne pouvait en douter. Ce capitaine, que son devoir obligeait à rester le dernier à bord, l’avait quitté le premier.

«Ces coquins ont fui, dit John Mangles. Eh bien! Tant mieux, mylord. C’est autant de fâcheuses scènes qu’ils nous épargnent!

– Je le pense, répondit Glenarvan; d’ailleurs, il y a toujours un capitaine à bord, John, et des matelots courageux, sinon habiles, tes compagnons. Commande, et nous sommes prêts à t’obéir.»

Le major, Paganel, Robert, Wilson, Mulrady, Olbinett lui-même, applaudirent aux paroles de Glenarvan, et, rangés sur le pont, ils se tinrent à la disposition de John Mangles.

«Que faut-il faire?» demanda Glenarvan.

Le jeune capitaine promena son regard sur la mer, observa la mâture incomplète du brick, et dit, après quelques instants de réflexion:

«Nous avons deux moyens, mylord, de nous tirer de cette situation: relever le bâtiment et reprendre la mer, ou gagner la côte sur un radeau qui sera facile à construire.

– Si le bâtiment peut être relevé, relevons-le, répondit Glenarvan. C’est le meilleur parti à prendre, n’est-il pas vrai?

– Oui, votre honneur, car, une fois à terre, que deviendrions-nous sans moyens de transport?

– Évitons la côte, ajouta Paganel. Il faut se défier de la Nouvelle-Zélande.

– D’autant plus que nous avons beaucoup dérivé, reprit John. L’incurie d’Halley nous a rejetés dans le sud, c’est évident. À midi, je ferai mon point, et si, comme je le présume, nous sommes au-dessous d’Auckland, j’essayerai de remonter avec le Macquarie en prolongeant la côte.

– Mais les avaries du brick? demanda lady Helena.

– Je ne les crois pas graves, madame, répondit John Mangles. J’établirai à l’avant un mât de fortune pour remplacer le mât de misaine, et nous marcherons, lentement, il est vrai, mais nous irons là où nous voulons aller. Si, par malheur, la coque du brick est défoncée, ou s’il ne peut être renfloué, il faudra se résigner à gagner la côte et à reprendre par terre le chemin d’Auckland.

– Voyons donc l’état du navire, dit le major. Cela importe avant tout.»

Glenarvan, John et Mulrady ouvrirent le grand panneau et descendirent dans la cale. Environ deux cents tonneaux de peaux tannées s’y trouvaient fort mal arrimés. On put les déplacer sans trop de peine, au moyen de palans frappés sur le grand étai à l’aplomb du panneau. John fit aussitôt jeter à la mer une partie de ces ballots afin d’alléger le navire.

Après trois heures d’un rude travail, on put examiner les fonds du brick. Deux coutures du bordage s’étaient ouvertes à bâbord, à la hauteur des préceintes. Or, le Macquarie donnant sa bande sur tribord, sa gauche opposée émergeait, et les coutures défectueuses étaient à l’air. L’eau ne pouvait donc pénétrer. D’ailleurs, Wilson se hâta de rétablir le joint des bordages avec de l’étoupe et une feuille de cuivre soigneusement clouée.

En sondant, on ne trouva pas deux pieds d’eau dans la cale. Les pompes devaient facilement épuiser cette eau et soulager d’autant le navire.

Examen fait de la coque, John reconnut qu’elle avait peu souffert dans l’échouage. Il était probable qu’une partie de la fausse quille resterait engagée dans le sable, mais on pouvait s’en passer.

Wilson, après avoir visité l’intérieur du bâtiment, plongea afin de déterminer sa position sur le haut-fond.

Le Macquarie, l’avant tourné au nord-ouest, avait donné sur un banc de sable vasard d’un accore très brusque. L’extrémité inférieure de son étrave et environ les deux tiers de sa quille s’y trouvaient profondément encastrés. L’autre partie jusqu’à l’étambot flottait sur une eau dont la hauteur atteignait cinq brasses. Le gouvernail n’était donc point engagé et fonctionnait librement. John jugea inutile de le soulager. Avantage réel, car on serait à même de s’en servir au premier besoin.

Les marées ne sont pas très fortes dans le Pacifique. Cependant, John Mangles comptait sur l’arrivée du flot pour relever le Macquarie.

Le brick avait touché une heure environ avant la pleine mer. Depuis le moment où le jusant se fit sentir, sa bande sur tribord s’était de plus en plus accusée. À six heures du matin, à la mer basse elle atteignait son maximum d’inclinaison, et il parut inutile d’étayer le navire au moyen de béquilles. On put ainsi conserver à bord les vergues et autres espars que John destinait à établir un mât de fortune sur l’avant.

Restaient à prendre les positions pour renflouer le Macquarie. Travail long et pénible. Il serait évidemment impossible d’être paré pour la pleine mer de midi un quart. On verrait seulement comment se comporterait le brick, en partie déchargé, sous l’action du flot, et à la marée suivante on donnerait le coup de collier.

«À l’ouvrage!» commanda John Mangles.

Ses matelots improvisés étaient à ses ordres.

John fit d’abord serrer les voiles restées sur leurs cargues. Le major, Robert et Paganel, dirigés par Wilson, montèrent à la grand’hune.

Le grand hunier, tendu sous l’effort du vent, eût contrarié le dégagement du navire. Il fallut le serrer, ce qui se fit tant bien que mal. Puis, après un travail opiniâtre et dur à des mains qui n’en avaient pas l’habitude, le mât du grand perroquet fut dépassé. Le jeune Robert, agile comme un chat, hardi comme un mousse, avait rendu les plus grands services pendant cette difficile opération.

Il s’agit alors de mouiller une ancre, deux peut-être, à l’arrière du navire et dans la direction de la quille. L’effort de traction devait s’opérer sur ces ancres pour haler le Macquarie à marée haute. Cette opération ne présente aucune difficulté, quand on dispose d’une embarcation; on prend une ancre à jet, et on la mouille au point convenable, qui a été reconnu à l’avance.

Mais ici, tout canot manquait, et il fallait y suppléer.

Glenarvan était assez pratique de la mer pour comprendre la nécessité de ces opérations. Une ancre devait être mouillée pour dégager le navire échoué à mer basse.

«Mais sans canot, que faire? demanda-t-il à John.

– Nous emploierons les débris du mât de misaine et des barriques vides, répondit le jeune capitaine. L’opération sera difficile, mais non pas impossible, car les ancres du Macquarie sont de petite dimension. Une fois mouillées, si elles ne dérapent pas, j’ai bon espoir.

– Bien, ne perdons pas de temps, John.»

Tout le monde, matelots et passagers, fut appelé sur le pont. Chacun prit part à la besogne. On brisa à coups de hache les agrès qui retenaient encore le mât de misaine. Le bas mât s’était rompu dans sa chute au ras du ton, de telle sorte que la hune put être facilement retirée.

John Mangles destinait cette plate-forme à faire un radeau. Il la soutint au moyen de barriques vides, et la rendit capable de porter ses ancres. Une godille fut installée, qui permettait de gouverner l’appareil. D’ailleurs, le jusant devait le faire dériver précisément à l’arrière du brick; puis, quand les ancres seraient par le fond, il serait facile de revenir à bord en se halant sur le grelin du navire.

Ce travail était à demi achevé, quand le soleil s’approcha du méridien.

John Mangles laissa Glenarvan suivre les opérations commencées, et s’occupa de relever sa position. Ce relèvement était très important à déterminer. Fort heureusement, John avait trouvé dans la chambre de Will Halley, avec un annuaire de l’observatoire de Greenwich, un sextant très sale, mais suffisant pour obtenir le point. Il le nettoya et l’apporta sur le pont.

Cet instrument, par une série de miroirs mobiles, ramène le soleil à l’horizon au moment où il est midi, c’est-à-dire quand l’astre du jour atteint le plus haut point de sa course. On comprend donc que, pour opérer, il faut viser avec la lunette du sextant un horizon vrai, celui que forment le ciel et l’eau en se confondant. Or, précisément la terre s’allongeait en un vaste promontoire dans le nord, et, s’interposant entre l’observateur et l’horizon vrai, elle rendait l’observation impossible.

Dans ce cas, où l’horizon manque, on le remplace par un horizon artificiel. C’est ordinairement une cuvette plate, remplie de mercure, au-dessus de laquelle on opère. Le mercure présente ainsi et de lui-même un miroir parfaitement horizontal.

John n’avait point de mercure à bord, mais il tourna la difficulté en se servant d’une baille remplie de goudron liquide, dont la surface réfléchissait très suffisamment l’image du soleil.

Il connaissait déjà sa longitude, étant sur la côte ouest de la Nouvelle-Zélande. Heureusement, car sans chronomètre il n’aurait pu la calculer.

La latitude seule lui manquait et il se mit en mesure de l’obtenir.

Il prit donc, au moyen du sextant, la hauteur méridienne du soleil au-dessus de l’horizon.

Cette hauteur se trouva de 68° 30’. La distance du soleil au zénith était donc de 21° 30’, puisque ces deux nombres ajoutés l’un à l’autre donnent 90°. Or, ce jour-là, 3 février, la déclinaison du soleil étant de 16° 30’ d’après l’annuaire, en l’ajoutant à cette distance zénithale de 21° 30’, on avait une latitude de 38°.

La situation du Macquarie se déterminait donc ainsi: longitude 171° 13’, latitude 38°, sauf quelques erreurs insignifiantes produites par l’imperfection des instruments, et dont on pouvait ne pas tenir compte.

En consultant la carte de Johnston achetée par Paganel à Eden, John Mangles vit que le naufrage avait eu lieu à l’ouvert de la baie d’Aotea, au-dessus de la pointe Cahua, sur les rivages de la province d’Auckland. La ville d’Auckland étant située sur le trente-septième parallèle, le Macquarie avait été rejeté d’un degré dans le sud. Il devrait donc remonter d’un degré pour atteindre la capitale de la Nouvelle-Zélande.

«Ainsi, dit Glenarvan, un trajet de vingt-cinq milles tout au plus. Ce n’est rien.

– Ce qui n’est rien sur mer sera long et pénible sur terre, répondit Paganel.

– Aussi, répondit John Mangles, ferons-nous tout ce qui est humainement possible pour renflouer le Macquarie

Le point établi, les opérations furent reprises. À midi un quart, la mer était pleine. John ne put en profiter, puisque ses ancres n’étaient pas encore mouillées. Mais il n’en observa pas moins le Macquarie avec une certaine anxiété.

Flotterait-il sous l’action du flot? La question allait se décider en cinq minutes.

On attendit. Quelques craquements eurent lieu; ils étaient produits, sinon par un soulèvement, au moins par un tressaillement de la carène. John conçut le bon espoir pour la marée suivante, mais en somme le brick ne bougea pas.

Les travaux continuèrent. À deux heures, le radeau était prêt. L’ancre à jet y fut embarquée. John et Wilson l’accompagnèrent, après avoir amarré un grelin sur l’arrière du navire. Le jusant les fit dériver, et ils mouillèrent à une demi-encablure par dix brasses de fond.

La tenue était bonne et le radeau revint à bord.

Restait la grosse ancre de bossoir. On la descendit, non sans difficulté. Le radeau recommença l’opération, et bientôt cette seconde ancre fut mouillée en arrière de l’autre, par un fond de quinze brasses.

Puis, se halant sur le câble, John et Wilson retournèrent au Macquarie.

Le câble et le grelin furent garnis au guindeau, et on attendit la prochaine pleine mer, qui devait se faire sentir à une heure du matin. Il était alors six heures du soir.

John Mangles complimenta ses matelots, et fit entendre à Paganel que, le courage et la bonne conduite aidant, il pourrait devenir un jour quartier-maître.

Cependant, Mr Olbinett, après avoir aidé aux diverses manœuvres, était retourné à la cuisine.

Il avait préparé un repas réconfortant qui venait à propos. Un rude appétit sollicitait l’équipage.

Il fut pleinement satisfait, et chacun se sentit refait pour les travaux ultérieurs. Après le dîner, John Mangles prit les dernières précautions qui devaient assurer le succès de l’opération. Il ne faut rien négliger, quand il s’agit de renflouer un navire. Souvent, l’entreprise manque, faute de quelques lignes d’allégement, et la quille engagée ne quitte pas son lit de sable.

John Mangles avait fait jeter à la mer une grande partie des marchandises, afin de soulager le brick; mais le reste des ballots, les lourds espars, les vergues de rechange, quelques tonnes de gueuses qui formaient le lest, furent reportés à l’arrière, pour faciliter de leur poids le dégagement de l’étrave. Wilson et Mulrady y roulèrent également un certain nombre de barriques qu’ils remplirent d’eau, afin de relever le nez du brick.

Minuit sonnait, quand ces derniers travaux furent achevés. L’équipage était sur les dents, circonstance regrettable, au moment où il n’aurait pas trop de toutes ses forces pour virer au guindeau: ce qui amena John Mangles à prendre une résolution nouvelle.

En ce moment, la brise calmissait. Le vent faisait à peine courir quelques risées capricieuses à la surface des flots. John, observant l’horizon, remarqua que le vent tendait à revenir du sud-ouest dans le nord-ouest. Un marin ne pouvait se tromper à la disposition particulière et à la couleur des bandes de nuages. Wilson et Mulrady partageaient l’opinion de leur capitaine.

John Mangles fit part de ses observations à Glenarvan, et lui proposa de remettre au lendemain l’opération du renflouage.

«Et voici, mes raisons, dit-il. D’abord, nous sommes très fatigués, et toutes nos forces sont nécessaires pour dégager le navire. Puis, une fois relevé, comment le conduire au milieu de ces dangereux brisants et par une obscurité profonde? Mieux vaut agir en pleine lumière. D’ailleurs, une autre raison me porte à attendre. Le vent promet de nous venir en aide, et je tiens à en profiter, je veux qu’il fasse culer cette vieille coque, pendant que la mer la soulèvera. Demain, si je ne me trompe, la brise soufflera du nord-ouest. Nous établirons les voiles du grand mât à masquer, et elles concourront à relever le brick.»

Ces raisons étaient décisives. Glenarvan et Paganel, les impatients du bord, se rendirent, et l’opération fut remise au lendemain. La nuit se passa bien. Un quart avait été réglé pour veiller surtout au mouillage des ancres.

Le jour parut. Les prévisions de John Mangles se réalisaient. Il vantait une brise du nord-nord-ouest qui tendait à fraîchir. C’était un surcroît de force très avantageux. L’équipage fut mis en réquisition.

Robert, Wilson, Mulrady en haut du grand mât, le major, Glenarvan, Paganel sur le pont, disposèrent les manœuvres de façon à déployer les voiles au moment précis. La vergue du grand hunier fut hissée à bloc, la grand’voile et le grand hunier laissés sur leurs cargues.

Il était neuf heures du matin. Quatre heures devaient encore s’écouler jusqu’à la pleine mer. Elles ne furent pas perdues. John les employa à établir son mât de fortune sur l’avant du brick, afin de remplacer le mât de misaine. Il pourrait ainsi s’éloigner de ces dangereux parages, dès que le navire serait à flot. Les travailleurs firent de nouveaux efforts, et, avant midi, la vergue de misaine était solidement assujettie en guise de mât.

Lady Helena et Mary Grant se rendirent très utiles, et enverguèrent une voile de rechange sur la vergue du petit perroquet. C’était une joie pour elles de s’employer au salut commun. Ce gréement achevé, si le Macquarie laissait à désirer au point de vue de l’élégance, du moins pouvait-il naviguer à la condition de ne pas s’écarter de la côte.

Cependant, le flot montait. La surface de la mer se soulevait en petites vagues houleuses. Les têtes de brisants disparaissaient peu à peu, comme des animaux marins qui rentrent sous leur liquide élément. L’heure approchait de tenter la grande opération. Une fiévreuse impatience tenait les esprits en surexcitation. Personne ne parlait. On regardait John. On attendait un ordre de lui.

John Mangles, penché sur la lisse du gaillard d’arrière, observait la marée. Il jetait un coup d’œil inquiet au câble et au grelin élongés et fortement embraqués. À une heure, la mer atteignit son plus haut point. Elle était étale, c’est-à-dire à ce court instant où l’eau ne monte plus et ne descend pas encore. Il fallait opérer sans retard.

La grand’voile et le grand hunier furent largués et coiffèrent le mât sous l’effort du vent.

«Au guindeau!» cria John.

C’était un guindeau muni de bringuebales, comme les pompes à incendie. Glenarvan, Mulrady, Robert d’un côté, Paganel, le major, Olbinett de l’autre, pesèrent sur les bringuebales, qui communiquaient le mouvement à l’appareil. En même temps, John et Wilson, engageant les barres d’abatage, ajoutèrent leurs efforts à ceux de leurs compagnons.

«Hardi! Hardi! Cria le jeune capitaine, et de l’ensemble!»

Le câble et le grelin se tendirent sous la puissante action du guindeau. Les ancres tinrent bon et ne chassèrent point. Il fallait réussir promptement.

La pleine mer ne dure que quelques minutes. Le niveau d’eau ne pouvait aider à baisser. On redoubla d’efforts. Le vent donnait avec violence et masquait les voiles contre le mât. Quelques tressaillements se firent sentir dans la coque. Le brick parut près de se soulever. Peut-être suffirait-il d’un bras de plus pour l’arracher au banc de sable.

«Helena! Mary!» cria Glenarvan.

Les deux jeunes femmes vinrent joindre leurs efforts à ceux de leurs compagnons. Un dernier cliquetis du linguet se fit entendre.

Mais ce fut tout. Le brick ne bougea pas. L’opération était manquée. Le jusant commençait déjà, et il fut évident que, même avec l’aide du vent et de la mer, cet équipage réduit ne pourrait renflouer son navire.

Chapitre VI Où le cannibalisme est traité théoriquement

Le premier moyen de salut tenté par John Mangles avait échoué. Il fallait recourir au second sans tarder. Il est évident qu’on ne pouvait relever le Macquarie, et non moins évident que le seul parti à prendre, c’était d’abandonner le bâtiment.

Attendre à bord des secours problématiques, ç’eût été imprudence et folie. Avant l’arrivée providentielle d’un navire sur le théâtre du naufrage, le Macquarie serait mis en pièces! La prochaine tempête, ou seulement une mer un peu forte, soulevée par les vents du large, le roulerait sur les sables, le briserait, le dépècerait, en disperserait les débris. Avant cette inévitable destruction, John voulait gagner la terre.

Il proposa donc de construire un radeau, ou, en langue maritime, un «ras» assez solide pour porter les passagers et une quantité suffisante de vivres à la côte zélandaise.

Il n’y avait pas à discuter, mais à agir. Les travaux furent commencés, et ils étaient fort avancés, quand la nuit vint les interrompre.

Vers huit heures du soir, après le souper, tandis que lady Helena et Mary Grant reposaient sur les couchettes du roufle, Paganel et ses amis s’entretenaient de questions graves en parcourant le pont du navire. Robert n’avait pas voulu les quitter.

Ce brave enfant écoutait de toutes ses oreilles, prêt à rendre un service, prêt à se dévouer à une périlleuse entreprise.

Paganel avait demandé à John Mangles si le radeau ne pourrait suivre la côte jusqu’à Auckland, au lieu de débarquer ses passagers à terre. John répondit que cette navigation était impossible avec un appareil aussi défectueux.

«Et ce que nous ne pouvons tenter sur un radeau, dit Paganel, aurait-il pu se faire avec le canot du brick?

– Oui, à la rigueur, répondit John Mangles, mais à la condition de naviguer le jour et de mouiller la nuit.

– Ainsi, ces misérables qui nous ont abandonnés…

– Oh! Ceux-là, répondit John Mangles, ils étaient ivres, et, par cette profonde obscurité, je crains bien qu’ils n’aient payé de leur vie ce lâche abandon.

– Tant pis pour eux, reprit Paganel, et tant pis pour nous, car ce canot eût été bien utile.

– Que voulez-vous, Paganel? dit Glenarvan. Le radeau nous portera à terre.

– C’est précisément ce que j’aurais voulu éviter, répondit le géographe.

– Quoi! Un voyage de vingt milles au plus après ce que nous avons fait dans les Pampas et à travers l’Australie, peut-il effrayer des hommes rompus aux fatigues?

– Mes amis, répondit Paganel, je ne mets en doute ni votre courage ni la vaillance de nos compagnes. Vingt milles! Ce n’est rien en tout autre pays que la Nouvelle-Zélande. Vous ne me soupçonnerez pas de pusillanimité. Le premier, je vous ai entraînés à travers l’Amérique, à travers l’Australie. Mais ici, je le répète, tout vaut mieux que de s’aventurer dans ce pays perfide.

– Tout vaut mieux que de s’exposer à une perte certaine sur un navire échoué, fit John Mangles.

– Qu’avons-nous donc tant à redouter de la Nouvelle-Zélande? demanda Glenarvan.

– Les sauvages, répondit Paganel.

– Les sauvages! répliqua Glenarvan. Ne peut-on les éviter, en suivant la côte? D’ailleurs, une attaque de quelques misérables ne peut préoccuper dix européens bien armés et décidés à se défendre.

– Il ne s’agit pas de misérables, répondit Paganel en secouant la tête. Les néo-zélandais forment des tribus terribles, qui luttent contre la domination anglaise, contre les envahisseurs, qui les vainquent souvent, qui les mangent toujours!

– Des cannibales! s’écria Robert, des cannibales!»

Puis on l’entendit qui murmurait ces deux noms:

«Ma sœur! Madame Helena!

– Ne crains rien, mon enfant, lui répondit Glenarvan, pour rassurer le jeune enfant. Notre ami Paganel exagère!

– Je n’exagère rien, reprit Paganel. Robert a montré qu’il était un homme, et je le traite en homme, en ne lui cachant pas la vérité. Les néo-zélandais sont les plus cruels, pour ne pas dire les plus gourmands des anthropophages. Ils dévorent tout ce qui leur tombe sous la dent. La guerre n’est pour eux qu’une chasse à ce gibier savoureux qui s’appelle l’homme, et il faut l’avouer, c’est la seule guerre logique. Les européens tuent leurs ennemis et les enterrent. Les sauvages tuent leurs ennemis et les mangent, et, comme l’a fort bien dit mon compatriote Toussenel, le mal n’est pas tant de faire rôtir son ennemi quand il est mort, que de le tuer quand il ne veut pas mourir.

– Paganel, répondit le major, il y a matière à discussion, mais ce n’est pas le moment. Qu’il soit logique ou non d’être mangé, nous ne voulons pas qu’on nous mange. Mais comment le christianisme n’a-t-il pas encore détruit ces habitudes d’anthropophagie?

– Croyez-vous donc que tous les néo-zélandais soient chrétiens? Répliqua Paganel. C’est le petit nombre, et les missionnaires sont encore et trop souvent victimes de ces brutes. L’année dernière, le révérend Walkner a été martyrisé avec une horrible cruauté. Les maoris l’ont pendu. Leurs femmes lui ont arraché les yeux. On a bu son sang, on a mangé sa cervelle. Et ce meurtre a eu lieu en 1864, à Opotiki, à quelques lieues d’Auckland, pour ainsi dire sous les yeux des autorités anglaises. Mes amis, il faut des siècles pour changer la nature d’une race d’hommes. Ce que les maoris ont été, ils le seront longtemps encore. Toute leur histoire est faite de sang. Que d’équipages ils ont massacrés et dévorés, depuis les matelots de Tasman jusqu’aux marins du Hawes! et ce n’est pas la chair blanche qui les a mis en appétit. Bien avant l’arrivée des européens, les zélandais demandaient au meurtre l’assouvissement de leur gloutonnerie.

Maints voyageurs vécurent parmi eux, qui ont assisté à des repas de cannibales, où les convives n’étaient poussés que par le désir de manger d’un mets délicat, comme la chair d’une femme ou d’un enfant!

– Bah! fit le major, ces récits ne sont-ils pas dus pour la plupart à l’imagination des voyageurs?

On aime volontiers à revenir des pays dangereux et de l’estomac des anthropophages!

– Je fais la part de l’exagération, répondit Paganel. Mais des hommes dignes de foi ont parlé, les missionnaires Kendall, Marsden, les capitaines Dillon, d’Urville, Laplace, d’autres encore, et je crois à leurs récits, je dois y croire. Les zélandais sont cruels par nature. À la mort de leurs chefs, ils immolent des victimes humaines. Ils prétendent par ces sacrifices apaiser la colère du défunt, qui pourrait frapper les vivants, et en même temps lui offrir des serviteurs pour l’autre vie! Mais comme ils mangent ces domestiques posthumes, après les avoir massacrés, on est fondé à croire que l’estomac les y pousse plus que la superstition.

– Cependant, dit John Mangles, j’imagine que la superstition joue un rôle dans les scènes du cannibalisme. C’est pourquoi, si la religion change, les mœurs changeront aussi.

– Bon, ami John, répondit Paganel. Vous soulevez là cette grave question de l’origine de l’anthropophagie. Est-ce la religion, est-ce la faim qui a poussé les hommes à s’entre-dévorer? Cette discussion serait au moins oiseuse en ce moment. Pourquoi le cannibalisme existe? La question n’est pas encore résolue; mais il existe, fait grave, dont nous n’avons que trop de raisons de nous préoccuper.»

Paganel disait vrai. L’anthropophagie est passée à l’état chronique dans la Nouvelle-Zélande, comme aux îles Fidji ou au détroit de Torrès. La superstition intervient évidemment dans ces odieuses coutumes, mais il y a des cannibales, parce qu’il y a des moments où le gibier est rare et la faim grande. Les sauvages ont commencé par manger de la chair humaine pour satisfaire les exigences d’un appétit rarement rassasié; puis, les prêtres ont ensuite réglementé et sanctifié ces monstrueuses habitudes. Le repas est devenu cérémonie, voilà tout.

D’ailleurs, aux yeux des maoris, rien de plus naturel que de se manger les uns les autres. Les missionnaires les ont souvent interrogés à propos du cannibalisme. Ils leur ont demandé pourquoi ils dévoraient leurs frères. À quoi les chefs répondaient que les poissons mangent les poissons, que les chiens mangent les hommes, que les hommes mangent les chiens, et que les chiens se mangent entre eux. Dans leur théogonie même, la légende rapporte qu’un dieu mangea un autre dieu. Avec de tels précédents, comment résister au plaisir de manger son semblable?

De plus, les zélandais prétendent qu’en dévorant un ennemi mort on détruit sa partie spirituelle. On hérite ainsi de son âme, de sa force, de sa valeur, qui sont particulièrement renfermés dans la cervelle. Aussi, cette portion de l’individu figure-t-elle dans les festins comme plat d’honneur et de premier choix.

Cependant, Paganel soutint, non sans raison, que la sensualité, le besoin surtout, excitaient les zélandais à l’anthropophagie, et non seulement les sauvages de l’Océanie, mais les sauvages de l’Europe.

«Oui, ajouta-t-il, le cannibalisme a longtemps régné chez les ancêtres des peuples les plus civilisés, et ne prenez point cela pour une personnalité, chez les écossais particulièrement.

– Vraiment? dit Mac Nabbs.

– Oui, major, reprit Paganel. Quand vous lirez certains passages de saint Jérôme sur les atticoli de l’écosse, vous verrez ce qu’il faut penser de vos aïeux! Et sans remonter au delà des temps historiques, sous le règne d’Élisabeth, à l’époque même où Shakespeare rêvait à son Shylock, Sawney Bean, bandit écossais, ne fut-il pas exécuté pour crime de cannibalisme? Et quel sentiment l’avait porté à manger de la chair humaine? La religion? Non, la faim.

– La faim? dit John Mangles.

– La faim, répondit Paganel, mais surtout cette nécessité pour le carnivore de refaire sa chair et son sang par l’azote contenu dans les matières animales. C’est bien de fournir au travail des poumons au moyen des plantes tubéreuses et féculentes. Mais qui veut être fort et actif doit absorber ces aliments plastiques qui réparent les muscles. Tant que les maoris ne seront pas membres de la société des légumistes, ils mangeront de la viande, et, pour viande, de la chair humaine.

– Pourquoi pas la viande des animaux? dit Glenarvan.

– Parce qu’ils n’ont pas d’animaux, répondit Paganel, et il faut le savoir, non pour excuser, mais pour expliquer leurs habitudes de cannibalisme. Les quadrupèdes, les oiseaux mêmes sont rares dans ce pays inhospitalier. Aussi les maoris, de tout temps, se sont-ils nourris de chair humaine. Il y a même des «saisons à manger les hommes», comme dans les contrées civilisées, des saisons pour la chasse. Alors ont lieu les grandes battues, c’est-à-dire les grandes guerres, et des peuplades entières sont servies sur la table des vainqueurs.

– Ainsi, dit Glenarvan, selon vous, Paganel, l’anthropophagie ne disparaîtra que le jour où les moutons, les bœufs et les porcs pulluleront dans les prairies de la Nouvelle-Zélande.

– Évidemment, mon cher lord, et encore faudra-t-il des années pour que les maoris se déshabituent de la chair zélandaise qu’ils préfèrent à toute autre, car les fils aimeront longtemps ce que leurs pères ont aimé. À les en croire, cette chair a le goût de la viande de porc, mais avec plus de fumet. Quant à la chair blanche, ils en sont moins friands, parce que les blancs mêlent du sel à leurs aliments, ce qui leur donne une saveur particulière peu goûtée des gourmets.

– Ils sont difficiles! dit le major. Mais cette chair blanche ou noire, la mangent-ils crue ou cuite?

– Eh! Qu’est-ce que cela vous fait, Monsieur Mac Nabbs? s’écria Robert.

– Comment donc, mon garçon, répondit sérieusement le major, mais si je dois jamais finir sous la dent d’un anthropophage, j’aime mieux être cuit!

– Pourquoi?

– Pour être sûr de ne pas être dévoré vivant!

– Bon! Major, reprit Paganel, mais si c’est pour être cuit vivant!

– Le fait est, répondit le major, que je n’en donnerais pas le choix pour une demi-couronne.

– Quoi qu’il en soit, Mac Nabbs, et si cela peut vous être agréable, répliqua Paganel, apprenez que les néo-zélandais ne mangent la chair que cuite ou fumée. Ce sont des gens bien appris et qui se connaissent en cuisine. Mais, pour mon compte, l’idée d’être mangé m’est particulièrement désagréable! Terminer son existence dans l’estomac d’un sauvage, pouah!

– Enfin, de tout ceci, dit John Mangles, il résulte qu’il ne faut pas tomber entre leurs mains. Espérons aussi qu’un jour le christianisme aura aboli ces monstrueuses coutumes.

– Oui, nous devons l’espérer, répondit Paganel; mais, croyez-moi, un sauvage qui a goûté de la chair humaine y renoncera difficilement. Jugez-en par les deux faits que voici.

– Voyons les faits, Paganel, dit Glenarvan.

– Le premier est rapporté dans les chroniques de la société des jésuites au Brésil. Un missionnaire portugais rencontra un jour une vieille brésilienne très malade. Elle n’avait plus que quelques jours à vivre. Le jésuite l’instruisit des vérités du christianisme, que la moribonde admit sans discuter. Puis, après la nourriture de l’âme, il songea à la nourriture du corps, et il offrit à sa pénitente quelques friandises européennes. «Hélas! répondit la vieille, mon estomac ne peut supporter aucune espèce d’aliments. Il n’y a qu’une seule chose dont je voudrais goûter; mais, par malheur, personne ici ne pourrait me la procurer. – Qu’est-ce donc? demanda le jésuite. – Ah! Mon fils! C’est la main d’un petit garçon! Il me semble que j’en grignoterais les petits os avec plaisir!»

– Ah çà! Mais c’est donc bon? demanda Robert.

– Ma seconde histoire va te répondre, mon garçon, reprit Paganel. Un jour, un missionnaire reprochait à un cannibale cette coutume horrible et contraire aux lois divines de manger de la chair humaine. «Et puis ce doit être mauvais! Ajouta-t-il. – Ah! mon père! répondit le sauvage en jetant un regard de convoitise sur le missionnaire, dites que Dieu le défend! Mais ne dites pas que c’est mauvais! Si seulement vous en aviez mangé!…»

Chapitre VII Où l’on accoste enfin une terre qu’il faudrait éviter

Les faits rapportés par Paganel étaient indiscutables.

La cruauté des néo-zélandais ne pouvait être mise en doute. Donc, il y avait danger à descendre à terre.

Mais eût-il été cent fois plus grand, ce danger, il fallait l’affronter. John Mangles sentait la nécessité de quitter sans retard un navire voué à une destruction prochaine. Entre deux périls, l’un certain, l’autre seulement probable, pas d’hésitation possible.

Quant à cette chance d’être recueilli par un bâtiment, on ne pouvait raisonnablement y compter. Le Macquarie n’était pas sur la route des navires qui cherchent les atterrages de la Nouvelle-Zélande.

Ils se rendent ou plus haut à Auckland, ou plus bas à New-Plymouth. Or, l’échouage avait eu lieu précisément entre ces deux points, sur la partie déserte des rivages d’Ika-Na-Maoui. Côte mauvaise, dangereuse, mal hantée. Les bâtiments n’ont d’autre souci que de l’éviter, et, si le vent les y porte, de s’en élever au plus vite.

«Quand partirons-nous? demanda Glenarvan.

– Demain matin, à dix heures, répondit John Mangles. La marée commencera à monter et nous portera à terre.»

Le lendemain, 5 février, à huit heures, la construction du radeau était achevée. John avait donné tous ses soins à l’établissement de l’appareil.

La hune de misaine, qui servit au mouillage des ancres, ne pouvait suffire à transporter des passagers et des vivres. Il fallait un véhicule solide, dirigeable, et capable de résister à la mer pendant une navigation de neuf milles. La mâture seule pouvait fournir les matériaux nécessaires à sa construction.

Wilson et Mulrady s’étaient mis à l’œuvre. Le gréement fut coupé à la hauteur des capes de mouton, et sous les coups de hache, le grand mât, attaqué par le pied, passa par-dessus les bastingages de tribord qui craquèrent sous sa chute. Le Macquarie se trouvait alors rasé comme un ponton.

Le bas mât, les mâts de hune et de perroquet furent sciés et séparés. Les principales pièces du radeau flottaient alors. On les réunit aux débris du mât de misaine, et ces espars furent liés solidement entre eux. John eut soin de placer dans les interstices une demi-douzaine de barriques vides, qui devaient surélever l’appareil au-dessus de l’eau.

Sur cette première assise fortement établie, Wilson avait posé une sorte de plancher en claire-voie fait de caillebotis. Les vagues pouvaient donc déferler sur le radeau sans y séjourner, et les passagers devaient être à l’abri de l’humidité. D’ailleurs, des pièces à eau, solidement saisies, formaient une espèce de pavois circulaire qui protégeait le pont contre les grosses lames.

Ce matin-là, John, voyant le vent favorable, fit installer au centre de l’appareil la vergue du petit perroquet en guise de mât. Elle fut maintenue par des haubans et munie d’une voile de fortune. Un grand aviron à large pelle, fixé à l’arrière, permettait de gouverner l’appareil, si le vent lui imprimait une vitesse suffisante.

Tel, ce radeau, établi dans les meilleures conditions, pouvait résister aux secousses de la houle. Mais gouvernerait-il, atteindrait-il la côte si le vent tournait? C’était la question. À neuf heures commença le chargement.

D’abord les vivres furent embarqués en suffisante quantité pour durer jusqu’à Auckland, car il ne fallait pas compter sur les productions de cette terre ingrate.

L’office particulière d’Olbinett fournit quelques viandes conservées, ce qui restait des provisions achetées pour la traversée du Macquarie. Peu de chose, en somme. Il fallut se rejeter sur les vivres grossiers du bord, des biscuits de mer de qualité médiocre, et deux barriques de poissons salés. Le stewart en était tout honteux.

Ces provisions furent enfermées dans des caisses hermétiquement closes, étanches et impénétrables à l’eau de mer, puis descendues et retenues par de fortes saisines au pied du mât de fortune. On mit en lieu sûr et au sec les armes et les munitions.

Très heureusement, les voyageurs étaient bien armés de carabines et de revolvers.

Une ancre à jet fut également embarquée pour le cas où John, ne pouvant atteindre la terre dans une marée, serait forcé de mouiller au large.

À dix heures, le flot commença à se faire sentir. La brise soufflait faiblement du nord-ouest. Une légère houle ondulait la surface de la mer.

«Sommes-nous prêts? demanda John Mangles.

– Tout est paré, capitaine, répondit Wilson.

– Embarque!» cria John.

Lady Helena et Mary Grant descendirent par une grossière échelle de corde, et s’installèrent au pied du mât sur les caisses de vivres, leurs compagnons près d’elles. Wilson prit en main le gouvernail. John se plaça aux cargues de la voile, et Mulrady coupa l’amarre qui retenait le radeau aux flancs du brick.

La voile fut déployée, et l’appareil commença à se diriger vers la terre sous la double action de la marée et du vent.

La côte restait à neuf milles, distance médiocre qu’un canot armé de bons avirons eût franchie en trois heures. Mais, avec le radeau, il fallait en rabattre. Si le vent tenait, on pourrait peut-être atteindre la terre dans une seule marée. Mais, si la brise venait à calmir, le jusant l’emporterait, et il serait nécessaire de mouiller pour attendre la marée suivante. Grosse affaire, et qui ne laissait pas de préoccuper John Mangles.

Cependant, il espérait réussir. Le vent fraîchissait.

Le flot ayant commencé à dix heures, on devait avoir accosté la terre à trois heures, sous peine de jeter l’ancre ou d’être ramené au large par la mer descendante.

Le début de la traversée fut heureux. Peu à peu, les têtes noires des récifs et le tapis jaune des bancs disparurent sous les montées de la houle et du flot.

Une grande attention, une extrême habileté, devinrent nécessaires pour éviter ces brisants immergés, et diriger un appareil peu sensible au gouvernail et prompt aux déviations.

À midi, il était encore à cinq milles de la côte.

Un ciel assez clair permettait de distinguer les principaux mouvements de terrain. Dans le nord-est se dressait un mont haut de deux mille cinq cents pieds. Il se découpait sur l’horizon d’une façon étrange, et sa silhouette reproduisait le grimaçant profil d’une tête de singe, la nuque renversée.

C’était le Pirongia, exactement situé, suivant la carte, sur le trente-huitième parallèle.

À midi et demi, Paganel fit remarquer que tous les écueils avaient disparu sous la marée montante.

«Sauf un, répondit lady Helena.

– Lequel? Madame, demanda Paganel.

– Là, répondit lady Helena, indiquant un point noir à un mille en avant.

– En effet, répondit Paganel. Tâchons de relever sa position afin de ne point donner dessus, car la marée ne tardera pas à le recouvrir.

– Il est justement par l’arête nord de la montagne, dit John Mangles. Wilson, veille à passer au large.

– Oui, capitaine», répondit le matelot, pesant de tout son poids sur le gros aviron de l’arrière.

En une demi-heure, on gagna un demi-mille. Mais, chose étrange, le point noir émergeait toujours des flots.

John le regardait attentivement et, pour le mieux observer, il emprunta la longue-vue de Paganel.

«Ce n’est point un récif, dit-il, après un instant d’examen; c’est un objet flottant qui monte et descend avec la houle.

– N’est-ce pas un morceau de la mâture du Macquarie? demanda lady Helena.

– Non, répondit Glenarvan, aucun débris n’a pu dériver si loin du navire.

– Attendez! s’écria John Mangles, je le reconnais, c’est le canot!

– Le canot du brick! dit Glenarvan.

– Oui, mylord. Le canot du brick, la quille renversée!

– Les malheureux! s’écria lady Helena, ils ont péri!

– Oui, madame, répondit John Mangles, et ils devaient périr, car au milieu de ces brisants, sur une mer houleuse, par cette nuit noire, ils couraient à une mort certaine.

– Que le ciel ait eu pitié d’eux!» murmura Mary Grant.

Pendant quelques instants, les passagers demeurèrent silencieux. Ils regardaient cette frêle embarcation qui se rapprochait. Elle avait évidemment chaviré à quatre milles de la terre, et, de ceux qui la montaient, pas un sans doute ne s’était sauvé.

«Mais ce canot peut nous être utile, dit Glenarvan.

– En effet, répondit John Mangles. Mets le cap dessus, Wilson.»

La direction du radeau fut modifiée, mais la brise tomba peu à peu, et l’on n’atteignit pas l’embarcation avant deux heures.

Mulrady, placé à l’avant, para le choc, et le youyou chaviré vint se ranger le long du bord.

«Vide? demanda John Mangles.

– Oui, capitaine, répondit le matelot, le canot est vide, et ses bordages se sont ouverts. Il ne saurait donc nous servir.

– On n’en peut tirer aucun parti? demanda Mac Nabbs.

– Aucun, répondit John Mangles. C’est une épave bonne à brûler.

– Je le regrette, dit Paganel, car ce you-you aurait pu nous conduire à Auckland.

– Il faut se résigner, Monsieur Paganel, répondit John Mangles. D’ailleurs, sur une mer aussi tourmentée, je préfère encore notre radeau à cette fragile embarcation. Il n’a fallu qu’un faible choc pour la mettre en pièces! Donc, mylord, nous n’avons plus rien à faire ici.

– Quand tu voudras, John, dit Glenarvan.

– En route, Wilson, reprit le jeune capitaine, et droit sur la côte.»

Le flot devait encore monter pendant une heure environ. On put franchir une distance de deux milles.

Mais alors la brise tomba presque entièrement et parut avoir une certaine tendance à se lever de terre. Le radeau resta immobile. Bientôt même, il commence à dériver vers la pleine mer sous la poussée du jusant. John ne pouvait hésiter une seconde.

«Mouille», cria-t-il.

Mulrady, préparé à l’exécution de cet ordre, laissa tomber l’ancre par cinq brasses de fond. Le radeau recula de deux toises sur le grelin fortement tendu.

La voile de fortune carguée, les dispositions furent prises pour une assez longue station.

En effet, la mer ne devait pas renverser avant neuf heures du soir, et puisque John Mangles ne se souciait pas de naviguer pendant la nuit, il était mouillé là jusqu’à cinq heures du matin. La terre était en vue à moins de trois milles.

Une assez forte houle soulevait les flots, et semblait par un mouvement continu porter à la côte.

Aussi, Glenarvan, quand il apprit que la nuit entière se passerait à bord, demanda à John pourquoi il ne profitait pas des ondulations de cette houle pour se rapprocher de la côte.

«Votre honneur, répondit le jeune capitaine, est trompé par une illusion d’optique. Bien qu’elle semble marcher, la houle ne marche pas. C’est un balancement des molécules liquides, rien de plus. Jetez un morceau de bois au milieu de ces vagues, et vous verrez qu’il demeurera stationnaire, tant que le jusant ne se fera pas sentir. Il ne nous reste donc qu’à prendre patience.

– Et à dîner», ajouta le major.

Olbinett tira d’une caisse de vivres quelques morceaux de viande sèche, et une douzaine de biscuits. Le stewart rougissait d’offrir à ses maîtres un si maigre menu. Mais il fut accepté de bonne grâce, même par les voyageuses, que les brusques mouvements de la mer, ne mettaient guère en appétit. En effet, ces chocs du radeau, qui faisait tête à la houle en secouant son câble, étaient d’une fatigante brutalité. L’appareil, incessamment ballotté sur des lames courtes et capricieuses, ne se fût pas heurté plus violemment aux arêtes vives d’une roche sous-marine. C’était parfois à croire qu’il touchait. Le grelin travaillait fortement, et de demi-heure en demi-heure John en faisait filer une brasse pour le rafraîchir. Sans cette précaution, il eût inévitablement cassé, et le radeau, abandonné à lui-même, aurait été se perdre au large.

Les appréhensions de John seront donc aisément comprises. Ou son grelin pouvait casser, ou son ancre déraper, et dans les deux cas il était en détresse.

La nuit approchait. Déjà, le disque du soleil, allongé par la réfraction, et d’un rouge de sang, allait disparaître derrière l’horizon. Les dernières lignes d’eau resplendissaient dans l’ouest et scintillaient comme des nappes d’argent liquide. De ce côté, tout était ciel et eau, sauf un point nettement accusé, la carcasse du Macquarie immobile sur son haut-fond.

Le rapide crépuscule retarda de quelques minutes à peine la formation des ténèbres, et bientôt la terre, qui bornait les horizons de l’est et du nord, se fondit dans la nuit.

Situation pleine d’angoisses que celle de ces naufragés, sur cet étroit radeau, envahis par l’ombre! Les uns s’endormirent dans un assoupissement anxieux et propice aux mauvais rêves, les autres ne purent trouver une heure de sommeil. Au lever du jour, tous étaient brisés par les fatigues de la nuit.

Avec la mer montante, le vent reprit du large. Il était six heures du matin. Le temps pressait. John fit ses dispositions pour l’appareillage. Il ordonna de lever l’ancre. Mais les pattes de l’ancre, sous les secousses du câble, s’étaient profondément incrustées dans le sable. Sans guindeau, et même avec les palans que Wilson installa, il fut impossible de l’arracher.

Une demi-heure s’écoula dans de vaines tentatives.

John, impatient d’appareiller, fit couper le grelin, abandonnant son ancre et s’enlevant toute possibilité de mouiller dans un cas urgent, si la marée ne suffisait pas pour gagner la côte. Mais il ne voulut pas tarder davantage, et un coup de hache livra le radeau au gré de la brise, aidée d’un courant de deux nœuds à l’heure.

La voile fut larguée. On dériva lentement vers la terre qui s’estompait en masses grisâtres sur un fond de ciel illuminé par le soleil levant. Les récifs furent adroitement évités et doublés. Mais, sous la brise incertaine du large, l’appareil ne semblait pas se rapprocher du rivage. Que de peines pour atteindre cette Nouvelle-Zélande, qu’il était si dangereux d’accoster!

À neuf heures, cependant, la terre restait à moins d’un mille. Les brisants la hérissaient. Elle était très accore. Il fallut y découvrir un atterrage praticable. Le vent mollit peu à peu et tomba entièrement. La voile inerte battait le mât et le fatiguait. John la fit carguer. Le flot seul portait le radeau à la côte, mais il avait fallu renoncer à le gouverner, et d’énormes fucus retardaient encore sa marche.

À dix heures, John se vit à peu près stationnaire, à trois encablures du rivage. Pas d’ancre à mouiller.

Allait-il donc être repoussé au large par le jusant?

John, les mains crispées, le cœur dévoré d’inquiétude, jetait un regard farouche à cette terre inabordable.

Heureusement, – heureusement cette fois, – un choc eut lieu. Le radeau s’arrêta. Il venait d’échouer à haute mer, sur un fond de sable à vingt-cinq brasses de la côte.

Glenarvan, Robert, Wilson, Mulrady, se jetèrent à l’eau. Le radeau fut fixé solidement par des amarres sur les écueils voisins. Les voyageuses, portées de bras en bras, atteignirent la terre sans avoir mouillé un pli de leurs robes, et bientôt tous, avec armes et vivres, eurent pris définitivement pied sur ces redoutables rivages de la Nouvelle-Zélande.

Chapitre VIII Le présent du pays où l’on est

Glenarvan aurait voulu, sans perdre une heure, suivre la côte et remonter vers Auckland. Mais depuis le matin, le ciel s’était chargé de gros nuages, et vers onze heures, après le débarquement, les vapeurs se condensèrent en pluie violente. De là impossibilité de se mettre en route et nécessité de chercher un abri.

Wilson découvrit fort à propos une grotte creusée par la mer dans les roches basaltiques du rivage.

Les voyageurs s’y réfugièrent avec armes et provisions. Là se trouvait toute une récolte de varech desséché, jadis engrangée par les flots.

C’était une literie naturelle dont on s’accommoda.

Quelques morceaux de bois furent empilés à l’entrée de la grotte, puis allumés, et chacun s’y sécha de son mieux.

John espérait que la durée de cette pluie diluvienne serait en raison inverse de sa violence.

Il n’en fut rien. Les heures se passèrent sans amener une modification dans l’état du ciel. Le vent fraîchit vers midi et accrut encore la bourrasque.

Ce contre-temps eût impatienté le plus patient des hommes. Mais qu’y faire? ç’eût été folie de braver sans véhicule une pareille tempête. D’ailleurs, quelques jours devaient suffire pour gagner Auckland, et un retard de douze heures ne pouvait préjudicier à l’expédition, si les indigènes n’arrivaient pas.

Pendant cette halte forcée, la conversation roula sur les incidents de la guerre dont la Nouvelle-Zélande était alors le théâtre. Mais pour comprendre et estimer la gravité des circonstances au milieu desquelles se trouvaient jetés les naufragés du Macquarie, il faut connaître l’histoire de cette lutte qui ensanglantait alors l’île d’Ika-Na-Maoui.

Depuis l’arrivée d’Abel Tasman au détroit de Cook, le 16 décembre 1642, les néo-zélandais, souvent visités par les navires européens, étaient demeurés libres dans leurs îles indépendantes. Nulle puissance européenne ne songeait à s’emparer de cet archipel qui commande les mers du Pacifique. Seuls, les missionnaires, établis sur ces divers points, apportaient à ces nouvelles contrées les bienfaits de la civilisation chrétienne. Quelques-uns d’entre eux, cependant, et spécialement les anglicans, préparaient les chefs zélandais à se courber sous le joug de l’Angleterre. Ceux-ci, habilement circonvenus, signèrent une lettre adressée à la reine Victoria pour réclamer sa protection. Mais les plus clairvoyants pressentaient la sottise de cette démarche, et l’un d’eux, après avoir appliqué sur la lettre l’image de son tatouage, fit entendre ces prophétiques paroles: «Nous avons perdu notre pays; désormais, il n’est plus à nous; bientôt l’étranger viendra s’en emparer et nous serons ses esclaves.»

En effet, le 29 janvier 1840, la corvette Herald arrivait à la Baie des Îles, au nord d’Ika-Na-Maoui. Le capitaine de vaisseau Hobson débarqua au village de Korora-Reka. Les habitants furent invités à se réunir en assemblée générale dans l’église protestante. Là, lecture fut donnée des titres que le capitaine Hobson tenait de la reine d’Angleterre.

Le 5 janvier suivant, les principaux chefs zélandais furent appelés chez le résident anglais au village de Païa. Le capitaine Hobson chercha à obtenir leur soumission, disant que la reine avait envoyé des troupes et des vaisseaux pour les protéger, que leurs droits restaient garantis, que leur liberté demeurait entière. Toutefois, leurs propriétés devaient appartenir à la reine Victoria, à laquelle ils étaient obligés de les vendre.

La majorité des chefs, trouvant la protection trop chère, refusa d’y acquiescer. Mais les promesses et les présents eurent plus d’empire sur ces sauvages natures que les grands mots du capitaine Hobson, et la prise de possession fut confirmée. Depuis cette année 1840 jusqu’au jour où le Duncan quitta le golfe de la Clyde, que se passa-t-il? Rien que ne sût Jacques Paganel, rien dont il ne fût prêt à instruire ses compagnons.

«Madame, répondit-il aux questions de lady Helena, je vous répéterai ce que j’ai déjà eu l’occasion de dire, c’est que les néo-zélandais forment une population courageuse qui, après avoir cédé un instant, résiste pied à pied aux envahissements de l’Angleterre. Les tribus des maoris sont organisées comme les anciens clans de l’écosse. Ce sont autant de grandes familles qui reconnaissent un chef très soucieux d’une complète déférence à son égard. Les hommes de cette race sont fiers et braves, les uns grands, aux cheveux lisses, semblables aux maltais ou aux juifs de Bagdad et de race supérieure, les autres plus petits, trapus, pareils aux mulâtres, mais tous robustes, hautains et guerriers. Ils ont eu un chef célèbre nommé Hihi, un véritable Vercingétorix. Vous ne vous étonnerez donc pas si la guerre avec les anglais s’éternise sur le territoire d’Ika-Na-Maoui, car là se trouve la fameuse tribu des Waikatos, que William Thompson entraîne à la défense du sol.

– Mais les anglais, demanda John Mangles, ne sont-ils pas maîtres des principaux points de la Nouvelle-Zélande?

– Sans doute, mon cher John, répondit Paganel. Après la prise de possession du capitaine Hobson, devenu depuis gouverneur de l’île, neuf colonies se sont peu à peu fondées, de 1840 à 1862, dans les positions les plus avantageuses. De là, neuf provinces, quatre dans l’île du nord, les provinces d’Auckland, de Taranaki, de Wellington et de Hawkes-Bay; cinq dans l’île du sud, les provinces de Nelson, de Marlborough, de Canterbury, d’Otago et de Southland, avec une population générale de cent quatre-vingt mille trois cent quarante-six habitants, au 30 juin 1864. Des villes importantes et commerçantes se sont élevées de toutes parts. Quand nous arriverons à Auckland, vous serez forcés d’admirer sans réserve la situation de cette Corinthe du sud, dominant son isthme étroit jeté comme un pont sur l’océan Pacifique, et qui compte déjà douze mille habitants. À l’ouest, New-Plymouth; à l’est, Ahuhiri; au sud, Wellington, sont déjà des villes florissantes et fréquentées. Dans l’île de Tawai-Pounamou, vous auriez l’embarras du choix entre Nelson, ce Montpellier des antipodes, ce jardin de la Nouvelle-Zélande, Picton sur le détroit de Cook, Christchurch, Invercargill et Dunedin, dans cette opulente province d’Otago où affluent les chercheurs d’or du monde entier. Et remarquez qu’il ne s’agit point ici d’un assemblage de quelques cahutes, d’une agglomération de familles sauvages, mais bien de villes véritables, avec ports, cathédrales, banques, docks, jardins botaniques, muséums d’histoire naturelle, sociétés d’acclimatation, journaux, hôpitaux, établissements de bienfaisance, instituts philosophiques, loges de francs-maçons, clubs, sociétés chorales, théâtres et palais d’exposition universelle, ni plus ni moins qu’à Londres ou à Paris! Et si ma mémoire est fidèle, c’est en 1865, cette année même, et peut-être au moment où je vous parle, que les produits industriels du globe entier sont exposés dans un pays d’anthropophages!

– Quoi! Malgré la guerre avec les indigènes? demanda lady Helena.

– Les anglais, madame, se préoccupent bien d’une guerre! répliqua Paganel. Ils se battent et ils exposent en même temps. Cela ne les trouble pas. Ils construisent même des chemins de fer sous le fusil des néo-zélandais. Dans la province d’Auckland, le railway de Drury et le railway de Mere-Mere coupent les principaux points occupés par les révoltés. Je gagerais que les ouvriers font le coup de feu du haut des locomotives.

– Mais où en est cette interminable guerre? demanda John Mangles.

– Voilà six grands mois que nous avons quitté l’Europe, répondit Paganel, je ne puis donc savoir ce qui s’est passé depuis notre départ, sauf quelques faits, toutefois, que j’ai lus dans les journaux de Maryboroug et de Seymour, pendant notre traversée de l’Australie. Mais, à cette époque, on se battait fort dans l’île d’Ikana-Maoui.

– Et à quelle époque cette guerre a-t-elle commencé? dit Mary Grant.

– Vous voulez dire «recommencé», ma chère miss, répondit Paganel, car une première insurrection eut lieu en 1845. C’est vers la fin de 1863; mais longtemps avant, les maoris se préparaient à secouer le joug de la domination anglaise. Le parti national des indigènes entretenait une active propagande pour amener l’élection d’un chef maori. Il voulait faire un roi du vieux Potatau, et de son village situé entre les fleuves Waikato et Waipa, la capitale du nouveau royaume. Ce Potatau n’était qu’un vieillard plus astucieux que hardi, mais il avait un premier ministre énergique et intelligent, un descendant de la tribu de ces Ngatihahuas qui habitaient l’isthme d’Auckland avant l’occupation étrangère. Ce ministre, nommé William Thompson devint l’âme de cette guerre d’indépendance. Il organisa habilement des troupes maories. Sous son inspiration, un chef de Taranaki réunit dans une même pensée les tribus éparses; un autre chef du Waikato forma l’association du «land league», une vraie ligue du bien public, destinée à empêcher les indigènes de vendre leurs terres au gouvernement anglais; des banquets eurent lieu, comme dans les pays civilisés qui préludent à une révolution. Les journaux britanniques commencèrent à relever ces symptômes alarmants, et le gouvernement s’inquiéta sérieusement des menées de la «land league.» Bref, les esprits étaient montés, la mine prête à éclater. Il ne manquait plus que l’étincelle, ou plutôt le choc de deux intérêts pour la produire.

– Et ce choc?… Demanda Glenarvan.

– Il eut lieu en 1860, répondit Paganel, dans la province de Taranaki, sur la côte sud-ouest d’Ika-Na-Maoui. Un indigène possédait six cents acres de terre dans le voisinage de New-Plymouth. Il les vendit au gouvernement anglais. Mais quand les arpenteurs se présentèrent pour mesurer le terrain vendu, le chef Kingi protesta, et, au mois de mars, il construisit sur les six cents acres en litige un camp défendu par de hautes palissades. Quelques jours après, le colonel Gold enleva ce camp à la tête de ses troupes, et, ce jour même, fut tiré le premier coup de feu de la guerre nationale.

– Les maoris sont-ils nombreux? demanda John Mangles.

– La population maorie a été bien réduite depuis un siècle, répondit le géographe. En 1769, Cook l’estimait à quatre cent mille habitants. En 1845, le recensement du protectorat indigène l’abaissait à cent neuf mille. Les massacres civilisateurs, les maladies et l’eau de feu l’ont décimée; mais dans les deux îles il reste encore quatre-vingt-dix mille naturels, dont trente mille guerriers qui tiendront longtemps en échec les troupes européennes.

– La révolte a-t-elle réussi jusqu’à ce jour? dit lady Helena.

– Oui, madame, et les anglais eux-mêmes ont souvent admiré le courage des néo-zélandais. Ceux-ci font une guerre de partisans, tentent des escarmouches, se ruent sur les petits détachements, pillent les domaines des colons. Le général Cameron ne se sentait pas à l’aise dans ces campagnes dont il fallait battre tous les buissons. En 1863, après une lutte longue et meurtrière, les maoris occupaient une grande position fortifiée sur le haut Waikato, à l’extrémité d’une chaîne de collines escarpées, et couverte par trois lignes de défense.

» Des prophètes appelaient toute la population maorie à la défense du sol et promettaient l’extermination des «pakeka», c’est-à-dire des blancs. Trois mille hommes se disposaient à la lutte sous les ordres du général Cameron, et ne faisaient plus aucun quartier aux maoris, depuis le meurtre barbare du capitaine Sprent. De sanglantes batailles eurent lieu.

» Quelques-unes durèrent douze heures, sans que les maoris cédassent aux canons européens. C’était la farouche tribu des Waikatos, sous les ordres de William Thompson, qui formait le noyau de l’armée indépendante. Ce général indigène commanda d’abord à deux mille cinq cents guerriers, puis à huit mille.

» Les sujets de Shongi et de Heki, deux redoutables chefs, lui vinrent en aide. Les femmes, dans cette guerre sainte, prirent part aux plus rudes fatigues.

» Mais le bon droit n’a pas toujours les bonnes armes. Après des combats meurtriers, le général Cameron parvint à soumettre le district du Waikato, un district vide et dépeuplé, car les maoris lui échappèrent de toutes parts. Il y eut d’admirables faits de guerre. Quatre cents maoris enfermés dans la forteresse d’Orakan, assiégés par mille anglais sous les ordres du brigadier général Carey, sans vivres, sans eau, refusèrent de se rendre. Puis, un jour, en plein midi, ils se frayèrent un chemin à travers le 40e régiment décimé, et se sauvèrent dans les marais.

– Mais la soumission du district de Waikato, demanda John Mangles, a-t-elle terminé cette sanglante guerre?

– Non, mon ami, répondit Paganel. Les anglais ont résolu de marcher sur la province de Taranaki et d’assiéger Mataitawa, la forteresse de William Thompson. Mais ils ne s’en empareront pas sans des pertes considérables. Au moment de quitter Paris, j’avais appris que le gouverneur et le général venaient d’accepter la soumission des tribus Taranga, et qu’ils leur laissaient les trois quarts de leurs terres. On disait aussi que le principal chef de la rébellion, William Thompson, songeait à se rendre; mais les journaux australiens n’ont point confirmé cette nouvelle; au contraire. Il est donc probable qu’en ce moment même la résistance s’organise avec une nouvelle vigueur.

– Et suivant votre opinion, Paganel, dit Glenarvan, cette lutte aurait pour théâtre les provinces de Taranaki et d’Auckland.

– Je le pense.

– Cette province même où nous a jetés le naufrage du Macquarie?

– Précisément. Nous avons pris terre à quelques milles au-dessus du havre Kawhia, où doit flotter encore le pavillon national des maoris.

– Alors, nous ferons sagement de remonter vers le nord, dit Glenarvan.

– Très sagement, en effet, répondit Paganel. Les néo-zélandais sont enragés contre les européens, et particulièrement contre les anglais. Donc, évitons de tomber entre leurs mains.

– Peut-être rencontrerons-nous quelque détachement de troupes européennes? dit lady Helena. Ce serait une bonne fortune.

– Peut-être, madame, répondit le géographe, mais je ne l’espère pas. Les détachements isolés ne battent pas volontiers la campagne, quand le moindre buisson, la plus frêle broussaille cache un tirailleur habile. Je ne compte donc point sur une escorte des soldats du 40e régiment. Mais quelques missions sont établies sur la côte ouest que nous allons suivre, et nous pouvons facilement faire des étapes de l’une à l’autre jusqu’à Auckland. Je songe même à rejoindre cette route que M De Hochstetter a parcourue en suivant le cours du Waikato.

– Était-ce un voyageur, Monsieur Paganel? demanda Robert Grant.

– Oui, mon garçon, un membre de la commission scientifique embarquée à bord de la frégate autrichienne la Novara pendant son voyage de circumnavigation en 1858.

– Monsieur Paganel, reprit Robert, dont les yeux s’allumaient à la pensée des grandes expéditions géographiques, la Nouvelle-Zélande a-t-elle des voyageurs célèbres comme Burke et Stuart en Australie?

– Quelques-uns, mon enfant, tels que le docteur Hooker, le professeur Brizard, les naturalistes Dieffenbach et Julius Haast; mais, quoique plusieurs d’entre eux aient payé de la vie leur aventureuse passion, ils sont moins célèbres que les voyageurs australiens ou africains.

– Et vous connaissez leur histoire? demanda le jeune Grant.

– Parbleu, mon garçon, et comme je vois que tu grilles d’en savoir autant que moi, je vais te la dire.

– Merci, Monsieur Paganel, je vous écoute.

– Et nous aussi, nous vous écoutons, dit lady Helena. Ce n’est pas la première fois que le mauvais temps nous aura forcés de nous instruire. Parlez pour tout le monde, Monsieur Paganel.

– À vos ordres, madame, répondit le géographe, mais mon récit ne sera pas long. Il ne s’agit point ici de ces hardis découvreurs qui luttaient corps à corps avec le minotaure australien. La Nouvelle-Zélande est un pays trop peu étendu pour se défendre contre les investigations de l’homme. Aussi mes héros n’ont-ils point été des voyageurs, à proprement parler, mais de simples touristes, victimes des plus prosaïques accidents.

– Et vous les nommez?… Demanda Mary Grant.

– Le géomètre Witcombe, et Charlton Howitt, celui-là même qui a retrouvé les restes de Burke, dans cette mémorable expédition que je vous ai racontée pendant notre halte aux bords de la Wimerra. Witcombe et Howitt commandaient chacun deux explorations dans l’île de Tawaï-Pounamou.

» Tous deux partirent de Christ-church, dans les premiers mois de 1863, pour découvrir des passages différents à travers les montagnes du nord de la province de Canterbury. Howitt, franchissant la chaîne sur la limite septentrionale de la province, vint établir son quartier général sur le lac Brunner, Witcombe, au contraire, trouva dans la vallée du Rakaia un passage qui aboutissait à l’est du mont Tyndall. Witcombe avait un compagnon de route, Jacob Louper, qui a publié dans le lyttleton-times le récit du voyage et de la catastrophe. Autant qu’il m’en souvient, le 22 avril 1863 les deux explorateurs se trouvaient au pied d’un glacier où le Rakaia prend sa source. Ils montèrent jusqu’au sommet du mont et s’engagèrent à la recherche de nouveaux passages. Le lendemain, Witcombe et Louper, épuisés de fatigue et de froid, campaient par une neige épaisse à quatre mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Pendant sept jours, ils errèrent dans les montagnes, au fond de vallées dont les parois à pic ne livraient aucune issue, souvent sans feu, parfois sans nourriture, leur sucre changé en sirop, leur biscuit réduit à une pâte humide, leurs habits et leurs couvertures ruisselants de pluie, dévorés par des insectes, faisant de grandes journées de trois milles et de petites journées pendant lesquelles ils gagnaient deux cents yards à peine. Enfin, le 29 avril, ils rencontrèrent une hutte de maoris, et, dans un jardin, quelques poignées de pommes de terre. Ce fut le dernier repas que les deux amis partagèrent ensemble. Le soir, ils atteignirent le rivage de la mer, près de l’embouchure du Taramakau. Il s’agissait de passer sur sa rive droite, afin de se diriger au nord vers le fleuve Grey. Le Taramakau était profond et large.

» Louper, après une heure de recherches, trouva deux petits canots endommagés qu’il répara de son mieux et qu’il fixa l’un à l’autre. Les deux voyageurs s’embarquèrent vers le soir. Mais à peine au milieu du courant, les canots s’emplirent d’eau.

» Witcombe se jeta à la nage et retourna vers la rive gauche. Jacob Louper, qui ne savait pas nager, resta accroché au canot. Ce fut ce qui le sauva, mais non sans péripéties. Le malheureux fut poussé vers les brisants.

» Une première lame le plongea au fond de la mer. Une seconde le ramena à la surface. Il fut heurté contre les rocs. La plus sombre des nuits était venue. La pluie tombait à torrents. Louper, le corps sanglant et gonflé par l’eau de mer, resta ainsi ballotté pendant plusieurs heures. Enfin, le canot heurta la terre ferme, et le naufragé, privé de sentiment, fut rejeté sur le rivage. Le lendemain, au lever du jour, il se traîna vers une source, et reconnut que le courant l’avait porté à un mille de l’endroit où il venait de tenter le passage du fleuve. Il se leva, il suivit la côte et trouva bientôt l’infortuné Witcombe, le corps et la tête enfouis dans la vase. Il était mort. Louper de ses mains creusa une fosse au milieu des sables et enterra le cadavre de son compagnon. Deux jours après, mourant de faim, il fut recueilli par des maoris hospitaliers, – il y en a quelques-uns, – et, le 4 mai, il atteignit le lac Brunner, au campement de Charlton Howitt, qui, six semaines plus tard, allait périr lui-même comme le malheureux Witcombe.

– Oui! dit John Mangles, il semble que ces catastrophes s’enchaînent, qu’un lien fatal unit les voyageurs entre eux, et qu’ils périssent tous, quand le centre vient à se rompre.

– Vous avez raison, ami John, répondit Paganel, et souvent j’ai fait cette remarque. Par quelle loi de solidarité Howitt a-t-il été conduit à succomber à peu près dans les mêmes circonstances? on ne peut le dire. Charlton Howitt avait été engagé par M Wyde, chef des travaux du gouvernement, pour tracer une route praticable aux chevaux depuis les plaines d’Hurunui jusqu’à l’embouchure du Taramakau. Il partit le 1er janvier 1863, accompagné de cinq hommes. Il s’acquitta de sa mission avec une incomparable intelligence, et une route longue de quarante milles fut percée jusqu’à un point infranchissable du Taramakau. Howitt revint alors à Christchurch et, malgré l’hiver qui s’approchait, il demanda à continuer ses travaux.

» M Wyde y consentit. Howitt repartit pour approvisionner son campement afin d’y passer la mauvaise saison. C’est à cette époque qu’il recueillit Jacob Louper. Le 27 juin, Howitt et deux de ses hommes, Robert Little, Henri Mullis, quittèrent le campement. Ils traversèrent le lac Brunner. Depuis, on ne les a jamais revus. Leur canot, frêle et ras sur l’eau, fut retrouvé échoué sur la côte. On les a cherchés pendant neuf semaines, mais en vain, et il est évident que ces malheureux, qui ne savaient pas nager, se sont noyés dans les eaux du lac.

– Mais pourquoi ne seraient-ils pas sains et saufs, chez quelque tribu zélandaise? dit lady Helena. Il est au moins permis d’avoir des doutes sur leur mort.

– Hélas! Non, madame, répondit Paganel, puisque, au mois d’août 1864, un an après la catastrophe, ils n’avaient pas reparu… Et quand on est un an sans reparaître dans ce pays de la Nouvelle-Zélande, murmura-t-il à voix basse, c’est qu’on est irrévocablement perdu!»

Chapitre IX Trente milles au nord

Le 7 février, à six heures du matin, le signal du départ fut donné par Glenarvan. La pluie avait cessé pendant la nuit. Le ciel, capitonné de petits nuages grisâtres, arrêtait les rayons du soleil à trois milles au-dessus du sol. La température modérée permettait d’affronter les fatigues d’un voyage diurne.

Paganel avait mesuré sur la carte une distance de quatre-vingts milles entre la pointe de Cahua et Auckland; c’était un voyage de huit jours, à dix milles par vingt-quatre heures. Mais, au lieu de suivre les rivages sinueux de la mer, il lui parut bon de gagner à trente milles le confluent du Waikato et du Waipa, au village de Ngarnavahia.

Là, passe l’» overland mail track», route, pour ne pas dire sentier, praticable aux voitures, qui traverse une grande partie de l’île depuis Napier sur la baie Hawkes jusqu’à Auckland. Alors, il serait facile d’atteindre Drury et de s’y reposer dans un excellent hôtel que recommande particulièrement le naturaliste Hochstetter.

Les voyageurs, munis chacun de leur part de vivres, commencèrent à tourner les rivages de la baie Aotea. Par prudence, ils ne s’écartaient point les uns des autres, et par instinct, leurs carabines armées, ils surveillaient les plaines ondulées de l’est. Paganel, son excellente carte à la main, trouvait un plaisir d’artiste à relever l’exactitude de ses moindres détails.

Pendant une partie de la journée, la petite troupe foula un sable composé de débris de coquilles bivalves, d’os de seiche, et mélangé dans une grande proportion de peroxyde et de protoxyde de fer. Un aimant approché du sol se fût instantanément revêtu de cristaux brillants.

Sur le rivage caressé par la marée montante s’ébattaient quelques animaux marins, peu soucieux de s’enfuir. Les phoques, avec leurs têtes arrondies, leur front large et recourbé, leurs yeux expressifs, présentaient une physionomie douce et même affectueuse. On comprenait que la fable, poétisant à sa manière ces curieux habitants des flots, en eût fait d’enchanteresses sirènes, quoique leur voix ne fût qu’un grognement peu harmonieux. Ces animaux, nombreux sur les côtes de la Nouvelle-Zélande, sont l’objet d’un commerce actif. On les pêche pour leur huile et leur fourrure.

Entre eux se faisaient remarquer trois ou quatre éléphants marins, d’un gris bleuâtre, et longs de vingt-cinq à trente pieds. Ces énormes amphibies, paresseusement étendus sur d’épais lits de laminaires géantes, dressaient leur trompe érectile et agitaient d’une grimaçante façon les soies rudes de leurs moustaches longues et tordues, de vrais tire-bouchons frisés comme la barbe d’un dandy. Robert s’amusait à contempler ce monde intéressant, quand il s’écria très surpris:

«Tiens! Ces phoques qui mangent des cailloux!»

Et, en effet, plusieurs de ces animaux avalaient les pierres du rivage avec une avidité gloutonne.

«Parbleu! Le fait est certain! répliqua Paganel. On ne peut nier que ces animaux ne paissent les galets du rivage.

– Une singulière nourriture, dit Robert, et d’une digestion difficile!

– Ce n’est pas pour se nourrir, mon garçon, mais pour se lester, que ces amphibies avalent des pierres. C’est un moyen d’augmenter leur pesanteur spécifique et d’aller facilement au fond de l’eau. Une fois revenus à terre, ils rendront ces pierres sans plus de cérémonies. Tu vas voir ceux-ci plonger sous les flots.»

Bientôt, en effet, une demi-douzaine de phoques, suffisamment lestés, se traînèrent pesamment le long du rivage et disparurent sous le liquide élément.

Mais Glenarvan ne pouvait perdre un temps précieux à guetter leur retour pour observer l’opération du délestage et, au grand regret de Paganel, la marche interrompue fut reprise.

À dix heures, halte pour déjeuner au pied de grands rocs de basalte disposés comme des dolmens celtiques sur le bord de la mer. Un banc d’huîtres fournit une grande quantité de ces mollusques. Ces huîtres étaient petites et d’un goût peu agréable. Mais, suivant le conseil de Paganel, Olbinett les fit cuire sur des charbons ardents, et, ainsi préparées, les douzaines succédèrent aux douzaines pendant toute la durée du repas.

La halte finie, on continua de suivre les rivages de la baie. Sur ses rocs dentelés, au sommet de ses falaises, s’étaient réfugiés tout un monde d’oiseaux de mer, des frégates, des fous, des goélands, de vastes albatros immobiles à la pointe des pics aigus.

À quatre heures du soir, dix milles avaient été franchis sans peine ni fatigue. Les voyageuses demandèrent à continuer leur marche jusqu’à la nuit. En ce moment, la direction de la route dut être modifiée; il fallait, en tournant le pied de quelques montagnes qui apparaissaient au nord, s’engager dans la vallée du Waipa.

Le sol présentait au loin l’aspect d’immenses prairies qui s’en allaient à perte de vue, et promettaient une facile promenade. Mais les voyageurs, arrivés à la lisière de ces champs de verdure, furent très désillusionnés. Le pâturage faisait place à un taillis de buissons à petites fleurs blanches, entremêlés de ces hautes et innombrables fougères que les terrains de la Nouvelle-Zélande affectionnent particulièrement. Il fallut se frayer une route à travers ces tiges ligneuses, et l’embarras fut grand. Cependant, à huit heures du soir, les premières croupes des Hakarihoata-Ranges furent tournées, et le camp organisé sans retard.

Après une traite de quatorze milles, il était permis de songer au repos. Du reste, on n’avait ni chariot ni tente, et ce fut au pied de magnifiques pins de Norfolk que chacun se disposa pour dormir. Les couvertures ne manquaient pas et servirent à improviser les lits.

Glenarvan prit de rigoureuses précautions pour la nuit. Ses compagnons et lui, bien armés, durent veiller par deux jusqu’au lever du jour. Aucun feu ne fut allumé. Ces barrières incandescentes sont utiles contre les bêtes fauves, mais la Nouvelle-Zélande n’a ni tigre, ni lion, ni ours, aucun animal féroce; les néo-zélandais, il est vrai, les remplacent suffisamment. Or, un feu n’eût servi qu’à attirer ces jaguars à deux pattes.

Bref, la nuit fut bonne, à cela près de quelques mouches de sable, des «ngamu» en langue indigène, dont la piqûre est très désagréable, et d’une audacieuse famille de rats qui grignota à belles dents les sacs aux provisions.

Le lendemain, 8 février, Paganel se réveilla plus confiant et presque réconcilié avec le pays. Les maoris, qu’il redoutait particulièrement, n’avaient point paru, et ces féroces cannibales ne le menacèrent même pas dans ses rêves. Il en témoigna toute sa satisfaction à Glenarvan.

«Je pense donc, lui-dit-il, que cette petite promenade s’achèvera sans encombre. Ce soir, nous aurons atteint le confluent du Waipa et du Waikato, et, ce point dépassé, une rencontre d’indigènes est peu à craindre sur la route d’Auckland.

– Quelle distance avons-nous à parcourir, demanda Glenarvan, pour atteindre le confluent du Waipa et du Waikato?

– Quinze milles, à peu près le chemin que nous avons fait hier.

– Mais nous serons fort retardés si ces interminables taillis continuent à obstruer les sentiers.

– Non, répondit Paganel, nous suivrons les rives du Waipa, et là, plus d’obstacles, mais un chemin facile, au contraire.

– Partons donc», répondit Glenarvan, qui vit les voyageuses prêtes à se mettre en route.

Pendant les premières heures de cette journée, les taillis retardèrent encore la marche. Ni chariot, ni chevaux n’eussent passé où passèrent les voyageurs.

Leur véhicule australien fut donc médiocrement regretté. Jusqu’au jour où des routes carrossables seront percées à travers ses forêts de plantes, la Nouvelle-Zélande ne sera praticable qu’aux seuls piétons. Les fougères, dont les espèces sont innombrables, concourent avec la même obstination que les maoris à la défense du sol national.

La petite troupe éprouva donc mille difficultés à franchir les plaines où se dressent les collines d’Hakarihoata. Mais, avant midi, elle atteignit les rives du Waipa et remonta sans peine vers le nord par les berges de la rivière.

C’était une charmante vallée, coupée de petits creeks aux eaux fraîches et pures, qui couraient joyeusement sous les arbrisseaux. La Nouvelle-Zélande, suivant le botaniste Hooker, a présenté jusqu’à ce jour deux mille espèces de végétaux, dont cinq cents lui appartiennent spécialement. Les fleurs y sont rares, peu nuancées, et il y a disette presque absolue de plantes annuelles, mais abondance de filicinées, de graminées et d’ombellifères.

Quelques grands arbres s’élevaient çà et là hors des premiers plans de la sombre verdure, des «métrosideros «à fleurs écarlates, des pins de Norfolk, des thuyas aux rameaux comprimés verticalement, et une sorte de cyprès, le «rimu», non moins triste que ses congénères européens; tous ces troncs étaient envahis par de nombreuses variétés de fougères.

Entre les branches des grands arbres, à la surface des arbrisseaux, voltigeaient et bavardaient quelques kakatoès, le «kakariki» vert, avec une bande rouge sous la gorge, le «taupo», orné d’une belle paire de favoris noirs, et un perroquet gros comme un canard, roux de plumage, avec un éclatant dessous d’ailes, que les naturalistes ont surnommé le «Nestor méridional.»

Le major et Robert purent, sans s’éloigner de leurs compagnons, tirer quelques bécassines et perdrix qui se remisaient sous la basse futaie des plaines.

Olbinett, afin de gagner du temps, s’occupa de les plumer en route.

Paganel, pour son compte, moins sensible aux qualités nutritives du gibier, aurait voulu s’emparer de quelque oiseau particulier à la Nouvelle-Zélande. La curiosité du naturaliste faisait taire en lui l’appétit du voyageur. Sa mémoire, si elle ne le trompait pas, lui rappelait à l’esprit les étranges façons du «tui» des indigènes, tantôt nommé «le moqueur» pour ses ricaneries incessantes et tantôt «le curé» parce qu’il porte un rabat blanc sur son plumage noir comme une soutane.

«Ce tui, disait Paganel au major, devient tellement gras pendant l’hiver qu’il en est malade. Il ne peut plus voler. Alors, il se déchire la poitrine à coups de bec, afin de se débarrasser de sa graisse et se rendre plus léger. Cela ne vous paraît-il pas singulier, Nabbs?

– Tellement singulier, répondit le major, que je n’en crois pas le premier mot!»

Et Paganel, à son grand regret, ne put s’emparer d’un seul échantillon de ces oiseaux et montrer à l’incrédule major les sanglantes scarifications de leur poitrine.

Mais il fut plus heureux avec un animal bizarre, qui, sous la poursuite de l’homme, du chat et du chien, a fui vers les contrées inhabitées et tend à disparaître de la faune zélandaise. Robert, furetant comme un véritable furet, découvrit dans un nid formé de racines entrelacées une paire de poules sans ailes et sans queue, avec quatre orteils aux pieds, un long bec de bécasse et une chevelure de plumes blanches sur tout le corps. Animaux étranges, qui semblaient marquer la transition des ovipares aux mammifères.

C’était le «kiwi» zélandais, «l’aptérix australis» des naturalistes, qui se nourrit indifféremment de larves, d’insectes, de vers ou de semences. Cet oiseau est spécial au pays. À peine a-t-on pu l’introduire dans les jardins zoologiques d’Europe. Ses formes à demi ébauchées, ses mouvements comiques, ont toujours attiré l’attention des voyageurs, et pendant la grande exploration en Océanie de l’Astrolabe et de la Zélée, Dumont-d’Urville fut principalement chargé par l’académie des sciences de rapporter un spécimen de ces singuliers oiseaux. Mais, malgré les récompenses promises aux indigènes, il ne put se procurer un seul kiwi vivant.

Paganel, heureux d’une telle bonne fortune, lia ensemble ses deux poules et les emporta bravement avec l’intention d’en faire hommage au jardin des plantes de Paris. «Donné par M Jacques Paganel», il lisait déjà cette séduisante inscription sur la plus belle cage de l’établissement, le confiant géographe!

Cependant, la petite troupe descendait sans fatigue les rives du Waipa. La contrée était déserte; nulle trace d’indigènes, nul sentier qui indiquât la présence de l’homme dans ces plaines. Les eaux de la rivière coulaient entre de hauts buissons ou glissaient sur des grèves allongées. Le regard pouvait alors errer jusqu’aux petites montagnes qui fermaient la vallée dans l’est. Avec leurs formes étranges, leurs profils noyés dans une brume trompeuse, elles ressemblaient à des animaux gigantesques, dignes des temps antédiluviens. On eût dit tout un troupeau d’énormes cétacés, saisis par une subite pétrification. Un caractère essentiellement volcanique se dégageait de ces masses tourmentées. La Nouvelle-Zélande n’est, en effet, que le produit récent d’un travail plutonien. Son émersion au-dessus des eaux s’accroît sans cesse. Certains points se sont exhaussés d’une toise depuis vingt ans.

Le feu court encore à travers ses entrailles, la secoue, la convulsionne, et s’échappe en maint endroit par la bouche des geysers et le cratère des volcans.

À quatre heures du soir, neuf milles avaient été gaillardement enlevés. Suivant la carte que Paganel consultait incessamment, le confluent du Waipa et du Waikato devait se rencontrer à moins de cinq milles. Là, passait la route d’Auckland. Là, le campement serait établi pour la nuit. Quant aux cinquante milles qui les séparaient de la capitale, deux ou trois jours suffisaient à les franchir, et huit heures, au plus, si Glenarvan rencontrait la malle-poste, qui fait un service bi-mensuel entre Auckland et la baie Hawkes.

«Ainsi, dit Glenarvan, nous serons encore forcés de camper pendant la nuit prochaine?

– Oui, répondit Paganel, mais, je l’espère, pour la dernière fois.

– Tant mieux, car ce sont là de dures épreuves pour lady Helena et Mary Grant.

– Et elles les supportent sans se plaindre, ajouta John Mangles. Mais, si je ne me trompe, Monsieur Paganel, vous aviez parlé d’un village situé au confluent des deux rivières.

– Oui, répondit le géographe, le voici marqué sur la carte de Johnston. C’est Ngarnavahia, à deux milles environ au-dessous du confluent.

– Eh bien! Ne pourrait-on s’y loger pour la nuit? Lady Helena et miss Grant n’hésiteraient pas à faire deux milles de plus pour trouver un hôtel à peu près convenable.

– Un hôtel! s’écria Paganel, un hôtel dans un village maori! Mais pas même une auberge, ni un cabaret! Ce village n’est qu’une réunion de huttes indigènes, et loin d’y chercher asile, mon avis est de l’éviter prudemment.

– Toujours vos craintes, Paganel! dit Glenarvan.

– Mon cher lord, mieux vaut défiance que confiance avec les maoris. Je ne sais dans quels termes ils sont avec les anglais, si l’insurrection est comprimée ou victorieuse, si nous ne tombons pas en pleine guerre. Or, modestie à part, des gens de notre qualité seraient de bonne prise, et je ne tiens pas à tâter malgré moi de l’hospitalité zélandaise. Je trouve donc sage d’éviter ce village de Ngarnavahia, de le tourner, de fuir toute rencontre des indigènes. Une fois à Drury, ce sera différent, et là, nos vaillantes compagnes se referont à leur aise des fatigues du voyage.»

L’opinion du géographe prévalut. Lady Helena préféra passer une dernière nuit en plein air et ne pas exposer ses compagnons. Ni Mary Grant ni elle ne demandèrent à faire halte, et elles continuèrent à suivre les berges de la rivière.

Deux heures après, les premières ombres du soir commençaient à descendre des montagnes. Le soleil, avant de disparaître sous l’horizon de l’occident, avait profité d’une subite trouée de nuages pour darder quelques rayons tardifs. Les sommets éloignés de l’est s’empourprèrent des derniers feux du jour.

Ce fut comme un rapide salut à l’adresse des voyageurs.

Glenarvan et les siens hâtèrent le pas. Ils connaissaient la brièveté du crépuscule sous cette latitude déjà élevée, et combien se fait vite cet envahissement de la nuit. Il s’agissait d’atteindre le confluent des deux rivières avant l’obscurité profonde. Mais un épais brouillard se leva de terre et rendit très difficile la reconnaissance de la route.

Heureusement, l’ouïe remplaça la vue, que les ténèbres rendaient inutile. Bientôt un murmure plus accentué des eaux indiqua la réunion des deux fleuves dans un même lit. À huit heures, la petite troupe arrivait à ce point où le Waipa se perd dans le Waikato, non sans quelques mugissements des ondes heurtées.

«Le Waikato est là, s’écria Paganel, et la route d’Auckland remonte le long de sa rive droite.

– Nous la verrons demain, répondit le major. Campons ici. Il me semble que ces ombres plus marquées sont celles d’un petit fourré d’arbres qui a poussé là tout exprès pour nous abriter. Soupons et dormons.

– Soupons, dit Paganel, mais de biscuits et de viande sèche, sans allumer un feu. Nous sommes arrivés ici incognito, tâchons de nous en aller de même! Très heureusement, ce brouillard nous rend invisibles.»

Le bouquet d’arbres fut atteint, et chacun se conforma aux prescriptions du géographe. Le souper froid fut absorbé sans bruit, et bientôt un profond sommeil s’empara des voyageurs fatigués par une marche de quinze milles.

Chapitre X Le fleuve national

Le lendemain, au lever du jour, un brouillard assez dense rampait lourdement sur les eaux du fleuve. Une partie des vapeurs qui saturaient l’air s’était condensée par le refroidissement et couvrait d’un nuage épais la surface des eaux. Mais les rayons du soleil ne tardèrent pas à percer ces masses vésiculaires, qui fondirent sous le regard de l’astre radieux. Les rives embrumées se dégagèrent, et le cours du Waikato apparut dans toute sa matinale beauté.

Une langue de terre finement allongée, hérissée d’arbrisseaux, venait mourir en pointe à la réunion des deux courants. Les eaux du Waipa, plus fougueuses, refoulaient les eaux du Waikato pendant un quart de mille avant de s’y confondre; mais le fleuve, puissant et calme, avait bientôt raison de la rageuse rivière, et il l’entraînait paisiblement dans son cours jusqu’au réservoir du Pacifique.

Lorsque les vapeurs se levèrent, une embarcation se montra, qui remontait le courant du Waikato.

C’était un canot long de soixante-dix pieds, large de cinq, profond de trois, l’avant relevé comme une gondole vénitienne, et taillé tout entier dans le tronc d’un sapin kahikatea. Un lit de fougère sèche en garnissait le fond. Huit avirons à l’avant le faisaient voler à la surface des eaux, pendant qu’un homme, assis à l’arrière, le dirigeait au moyen d’une pagaie mobile.

Cet homme était un indigène de grande taille, âgé de quarante-cinq ans environ, à la poitrine large, aux membres musculeux, armé de pieds et de mains vigoureux. Son front bombé et sillonné de plis épais, son regard violent, sa physionomie sinistre, en faisaient un personnage redoutable.

C’était un chef maori, et de haut rang. On le voyait au tatouage fin et serré qui zébrait son corps et son visage. Des ailes de son nez aquilin partaient deux spirales noires qui, cerclant ses yeux jaunes, se rejoignaient sur son front et se perdaient dans sa magnifique chevelure. Sa bouche aux dents éclatantes et son menton disparaissaient sous de régulières bigarrures, dont les élégantes volutes se contournaient jusqu’à sa robuste poitrine.

Le tatouage, le «moko» des néo-zélandais, est une haute marque de distinction. Celui-là seul est digne de ces paraphes honorifiques qui a figuré vaillamment dans quelques combats. Les esclaves, les gens du bas peuple, ne peuvent y prétendre. Les chefs célèbres se reconnaissent au fini, à la précision et à la nature du dessin qui reproduit souvent sur leurs corps des images d’animaux. Quelques-uns subissent jusqu’à cinq fois l’opération fort douloureuse du moko. Plus on est illustre, plus on est «illustré» dans ce pays de la Nouvelle-Zélande.

Dumont-d’Urville a donné de curieux détails sur cette coutume. Il a justement fait observer que le moko tenait lieu de ces armoiries dont certaines familles sont si vaines en Europe. Mais il remarque une différence entre ces deux signes de distinction:

C’est que les armoiries des européens n’attestent souvent que le mérite individuel de celui qui, le premier, a su les obtenir, sans rien prouver quant au mérite de ses enfants; tandis que les armoiries individuelles des néo-zélandais témoignent d’une manière authentique que, pour avoir le droit de les porter, ils ont dû faire preuve d’un courage personnel extraordinaire.

D’ailleurs, le tatouage des maoris, indépendamment de la considération dont il jouit, possède une incontestable utilité. Il donne au système cutané un surcroît d’épaisseur, qui permet à la peau de résister aux intempéries des saisons et aux incessantes piqûres des moustiques.

Quant au chef qui dirigeait l’embarcation, nul doute possible sur son illustration. L’os aigu d’albatros, qui sert aux tatoueurs maoris, avait, en lignes serrées et profondes, sillonné cinq fois son visage.

Il en était à sa cinquième édition, et cela se voyait à sa mine hautaine.

Son corps, drapé dans une vaste natte de «phormium» garnie de peaux de chiens, était ceint d’un pagne ensanglanté dans les derniers combats.

Ses oreilles supportaient à leur lobe allongé des penchants en jade vert, et, autour de son cou, frémissaient des colliers de «pounamous», sortes de pierres sacrées auxquelles les zélandais attachent quelque idée superstitieuse. À son côté reposait un fusil de fabrique anglaise, et un «patou-patou», espèce de hache à double tranchant, couleur d’émeraude et longue de dix-huit pouces.

Auprès de lui, neuf guerriers d’un moindre rang, mais armés, l’air farouche, quelques-uns souffrant encore de blessures récentes, demeuraient dans une immobilité parfaite, enveloppés de leur manteau de phormium. Trois chiens de mine sauvage étaient étendus à leurs pieds. Les huit rameurs de l’avant semblaient être des serviteurs ou des esclaves du chef. Ils nageaient vigoureusement. Aussi l’embarcation remontait le courant du Waikato, peu rapide du reste, avec une vitesse notable.

Au centre de ce long canot, les pieds attachés, mais les mains libres, dix prisonniers européens se tenaient serrés les uns contre les autres.

C’étaient Glenarvan et lady Helena, Mary Grant, Robert, Paganel, le major, John Mangles, le stewart, les deux matelots.

La veille au soir, toute la petite troupe, trompée par l’épais brouillard, était venue camper au milieu d’un nombreux parti d’indigènes. Vers le milieu de la nuit, les voyageurs surpris dans leur sommeil furent faits prisonniers, puis transportés à bord de l’embarcation. Ils n’avaient pas été maltraités jusqu’alors, mais ils eussent en vain essayé de résister. Leurs armes, leurs munitions étaient entre les mains des sauvages, et leurs propres balles les auraient promptement jetés à terre.

Ils ne tardèrent pas à apprendre, en saisissant quelques mots anglais dont se servaient les indigènes, que ceux-ci, refoulés par les troupes britanniques, battus et décimés, regagnaient les districts du haut Waikato. Le chef maori, après une opiniâtre résistance, ses principaux guerriers massacrés par les soldats du 42e régiment, revenait faire un nouvel appel aux tribus du fleuve, afin de rejoindre l’indomptable William Thompson, qui luttait toujours contre les conquérants. Ce chef se nommait Kai-Koumou, nom sinistre en langue indigène, qui signifie «celui qui mange les membres de son ennemi.» Il était brave, audacieux, mais sa cruauté égalait sa valeur. Il n’y avait aucune pitié à attendre de lui. Son nom était bien connu des soldats anglais, et sa tête venait d’être mise à prix par le gouverneur de la Nouvelle-Zélande.

Ce coup terrible avait frappé lord Glenarvan au moment où il allait atteindre le port si désiré d’Auckland et se rapatrier en Europe. Cependant, à considérer son visage froid et calme, on n’aurait pu deviner l’excès de ses angoisses. C’est que Glenarvan, dans les circonstances graves, se montrait à la hauteur de ses infortunes. Il sentait qu’il devait être la force, l’exemple de sa femme et de ses compagnons, lui, l’époux, le chef; prêt d’ailleurs à mourir le premier pour le salut commun quand les circonstances l’exigeraient. Profondément religieux, il ne voulait pas désespérer de la justice de Dieu en face de la sainteté de son entreprise, et, au milieu des périls accumulés sur sa route, il ne regretta pas l’élan généreux qui l’avait entraîné jusque dans ces sauvages pays.

Ses compagnons étaient dignes de lui; ils partageaient ses nobles pensées, et, à voir leur physionomie tranquille et fière, on ne les eût pas crus entraînés vers une suprême catastrophe. D’ailleurs, par un commun accord et sur le conseil de Glenarvan, ils avaient résolu d’affecter une indifférence superbe devant les indigènes. C’était le seul moyen d’imposer à ces farouches natures. Les sauvages, en général, et particulièrement les maoris, ont un certain sentiment de dignité dont ils ne se départissent jamais. Ils estiment qui se fait estimer par son sang-froid et son courage.

Glenarvan savait qu’en agissant ainsi, il épargnait à ses compagnons et à lui d’inutiles mauvais traitements.

Depuis le départ du campement, les indigènes, peu loquaces comme tous les sauvages, avaient à peine parlé entre eux. Cependant, à quelques mots échangés, Glenarvan reconnut que la langue anglaise leur était familière. Il résolut donc d’interroger le chef zélandais sur le sort qui leur était réservé.

S’adressant à Kai-Koumou, il lui dit d’une voix exempte de toute crainte:

«Où nous conduis-tu, chef?»

Kai-Koumou le regarda froidement sans lui répondre.

«Que comptes-tu faire de nous?» reprit Glenarvan.

Les yeux de Kai-Koumou brillèrent d’un éclair rapide, et d’une voix grave, il répondit alors:

«T’échanger, si les tiens veulent de toi; te tuer, s’ils refusent.»

Glenarvan n’en demanda pas davantage, mais l’espoir lui revint au cœur. Sans doute, quelques chefs de l’armée maorie étaient tombés aux mains des anglais, et les indigènes voulaient tenter de les reprendre par voie d’échange. Il y avait donc là une chance de salut, et la situation n’était pas désespérée.

Cependant, le canot remontait rapidement le cours du fleuve. Paganel, que la mobilité de son caractère emportait volontiers d’un extrême à l’autre, avait repris tout espoir. Il se disait que les maoris leur épargnaient la peine de se rendre aux postes anglais, et que c’était autant de gagné. Donc, tout résigné à son sort, il suivait sur sa carte le cours du Waikato à travers les plaines et les vallées de la province. Lady Helena et Mary Grant, comprimant leurs terreurs, s’entretenaient à voix basse avec Glenarvan, et le plus habile physionomiste n’eût pas surpris sur leurs visages les angoisses de leur cœur.

Le Waikato est le fleuve national de la Nouvelle-Zélande. Les maoris en sont fiers et jaloux, comme les allemands du Rhin et les slaves du Danube. Dans son cours de deux cents milles, il arrose les plus belles contrées de l’île septentrionale, depuis la province de Wellington jusqu’à la province d’Auckland. Il a donné son nom à toutes ces tribus riveraines qui, indomptables et indomptées, se sont levées en masse contre les envahisseurs.

Les eaux de ce fleuve sont encore à peu près vierges de tout sillage étranger. Elles ne s’ouvrent que devant la proue des pirogues insulaires. C’est à peine si quelque audacieux touriste a pu s’aventurer entre ces rives sacrées. L’accès du haut Waikato paraît être interdit aux profanes européens.

Paganel connaissait la vénération des indigènes pour cette grande artère zélandaise. Il savait que les naturalistes anglais et allemands ne l’avaient guère remonté au delà de sa jonction avec le Waipa.

Jusqu’où le bon plaisir de Kai-Koumou allait-il entraîner ses captifs? Il n’aurait pu le deviner, si le mot «taupo», fréquemment répété entre le chef et ses guerriers, n’eût éveillé son attention.

Il consulta sa carte et vit que ce nom de taupo s’appliquait à un lac célèbre dans les annales géographiques, et creusé sur la portion la plus montagneuse de l’île, à l’extrémité méridionale de la province d’Auckland. Le Waikato sort de ce lac, après l’avoir traversé dans toute sa largeur. Or, du confluent au lac, le fleuve se développe sur un parcours de cent vingt milles environ.

Paganel, s’adressant en français à John Mangles pour ne pas être compris des sauvages, le pria d’estimer la vitesse du canot. John la porta à trois milles à peu près par heure.

«Alors, répondit le géographe, si nous faisons halte pendant la nuit, notre voyage jusqu’au lac durera près de quatre jours.

– Mais les postes anglais, où sont-ils situés? demanda Glenarvan.

– Il est difficile de le savoir! répondit Paganel. Cependant la guerre a dû se porter dans la province de Taranaki, et, selon toute probabilité, les troupes sont massées du côté du lac, au revers des montagnes, là où s’est concentré le foyer de l’insurrection.

– Dieu le veuille!» dit lady Helena.

Glenarvan jeta un triste regard sur sa jeune femme, sur Mary Grant, exposées à la merci de ces farouches indigènes et emportées dans un pays sauvage, loin de toute intervention humaine. Mais il se vit observé par Kai-Koumou, et, par prudence, ne voulant pas lui laisser deviner que l’une des captives fût sa femme, il refoula ses pensées dans son cœur et observa les rives du fleuve avec une parfaite indifférence.

L’embarcation, à un demi-mille au-dessus du confluent, avait passé sans s’arrêter devant l’ancienne résidence du roi Potatau. Nul autre canot ne sillonnait les eaux du fleuve. Quelques huttes, longuement espacées sur les rives, témoignaient par leur délabrement des horreurs d’une guerre récente.

Les campagnes riveraines semblaient abandonnées, les bords du fleuve étaient déserts. Quelques représentants de la famille des oiseaux aquatiques animaient seuls cette triste solitude. Tantôt, le «taparunga», un échassier aux ailes noires, au ventre blanc, au bec rouge, s’enfuyait sur ses longues pattes. Tantôt, des hérons de trois espèces, le «matuku» cendré, une sorte de butor à mine stupide, et le magnifique «kotuku», blanc de plumage, jaune de bec, noir de pieds, regardaient paisiblement passer l’embarcation indigène. Où les berges déclives accusaient une certaine profondeur de l’eau, le martin-pêcheur, le «kotaré» des maoris, guettait ces petites anguilles qui frétillent par millions dans les rivières zélandaises. Où les buissons s’arrondissaient au-dessus du fleuve, des huppes très fières, des rallecs et des poules sultanes faisaient leur matinale toilette sous les premiers rayons du soleil. Tout ce monde ailé jouissait en paix des loisirs que lui laissait l’absence des hommes chassés ou décimés par la guerre.

Pendant cette première partie de son cours, le Waikato coulait largement au milieu de vastes plaines. Mais en amont, les collines, puis les montagnes, allaient bientôt rétrécir la vallée où s’était creusé son lit. À dix milles au-dessus du confluent, la carte de Paganel indiquait sur la rive gauche le rivage de Kirikiriroa, qui s’y trouva en effet. Kai-Koumou ne s’arrêta point. Il fit donner aux prisonniers leurs propres aliments enlevés dans le pillage du campement. Quant à ses guerriers, ses esclaves et lui, ils se contentèrent de la nourriture indigène, de fougères comestibles, le «pteris esculenta» des botanistes, racines cuites au four, et de «kapanas», pommes de terre abondamment cultivées dans les deux îles. Nulle matière animale ne figurait à leur repas, et la viande sèche des captifs ne parut leur inspirer aucun désir.

À trois heures, quelques montagnes se dressèrent sur la rive droite, les Pokaroa-Ranges, qui ressemblaient à une courtine démantelée. Sur certaines arêtes à pic étaient perchés des «pahs» en ruines, anciens retranchements élevés par les ingénieurs maoris dans d’inexpugnables positions. On eût dit de grands nids d’aigles.

Le soleil allait disparaître derrière l’horizon, quand le canot heurta une berge encombrée de ces pierres ponces que le Waikato, sorti de montagnes volcaniques, entraîne dans son cours. Quelques arbres poussaient là, qui parurent propres à abriter un campement. Kai-Koumou fit débarquer ses prisonniers, et les hommes eurent les mains liées, les femmes restèrent libres; tous furent placés au centre du campement, auquel des brasiers allumés firent une infranchissable barrière de feux.

Avant que Kai-Koumou eût appris à ses captifs son intention de les échanger, Glenarvan et John Mangles avaient discuté les moyens de recouvrer leur liberté. Ce qu’ils ne pouvaient essayer dans l’embarcation, ils espéraient le tenter à terre, à l’heure du campement, avec les hasards favorables de la nuit.

Mais, depuis l’entretien de Glenarvan et du chef zélandais, il parut sage de s’abstenir. Il fallait patienter. C’était le parti le plus prudent.

L’échange offrait des chances de salut que ne présentaient pas une attaque à main armée ou une fuite à travers ces contrées inconnues.

Certainement, bien des événements pouvaient surgir qui retarderaient ou empêcheraient même une telle négociation; mais le mieux était encore d’en attendre l’issue. En effet, que pouvaient faire une dizaine d’hommes sans armes contre une trentaine de sauvages bien armés? Glenarvan, d’ailleurs, supposait que la tribu de Kai-Koumou avait perdu quelque chef de haute valeur qu’elle tenait particulièrement à reprendre, et il ne se trompait pas.

Le lendemain, l’embarcation remonta le cours du fleuve avec une nouvelle rapidité. À dix heures, elle s’arrêta un instant au confluent du Pohaiwhenna, petite rivière qui venait sinueusement des plaines de la rive droite.

Là un canot, monté par dix indigènes, rejoignit l’embarcation de Kai-Koumou. Les guerriers échangèrent à peine le salut d’arrivée, le «aïré maira», qui veut dire «viens ici en bonne santé», et les deux canots marchèrent de conserve. Les nouveaux venus avaient récemment combattu contre les troupes anglaises. On le voyait à leurs vêtements en lambeaux, à leurs armes ensanglantées, aux blessures qui saignaient encore sous leurs haillons.

Ils étaient sombres, taciturnes. Avec l’indifférence naturelle à tous les peuples sauvages, ils n’accordèrent aucune attention aux européens.

À midi, les sommets du Maungatotari se dessinèrent dans l’ouest. La vallée du Waikato commençait à se resserrer. Là, le fleuve, profondément encaissé, se déchaînait avec la violence d’un rapide. Mais la vigueur des indigènes, doublée et régularisée par un chant qui rythmait le battement des rames, enleva l’embarcation sur les eaux écumantes. Le rapide fut dépassé, et le Waikato reprit son cours lent, brisé de mille en mille par l’angle de ses rives.

Vers le soir, Kai-Koumou accosta au pied des montagnes dont les premiers contreforts tombaient à pic sur d’étroites berges. Là, une vingtaine d’indigènes, débarqués de leurs canots, prenaient des dispositions pour la nuit. Des feux flambaient sous les arbres. Un chef, l’égal de Kai-Koumou, s’avança à pas comptés, et, frottant son nez contre celui de Kai-Koumou, il lui donna le salut cordial du «chongui». Les prisonniers furent déposés au centre du campement et gardés avec une extrême vigilance.

Le lendemain matin, cette longue remontée du Waikato fut reprise. D’autres embarcations arrivèrent par les petits affluents du fleuve. Une soixantaine de guerriers, évidemment les fuyards de la dernière insurrection, étaient réunis alors, et, plus ou moins maltraités par les balles anglaises, ils regagnaient les districts des montagnes. Quelquefois, un chant s’élevait des canots qui marchaient en ligne. Un indigène entonnait l’ode patriotique du mystérieux «Pihé», papa ra ti wati tidi i dounga nei… Hymne national qui entraîne les maoris à la guerre de l’indépendance. La voix du chanteur, pleine et sonore, réveillait les échos des montagnes, et, après chaque couplet, les indigènes, frappant leur poitrine, qui résonnait comme un tambour, reprenaient en chœur la strophe belliqueuse. Puis, sur un nouvel effort de rames, les canots faisaient tête au courant et volaient à la surface des eaux.

Un phénomène curieux vint, pendant cette journée, marquer la navigation du fleuve. Vers quatre heures, l’embarcation, sans hésiter, sans retarder sa course, guidée par la main ferme du chef, se lança à travers une vallée étroite. Des remous se brisaient avec rage contre des îlots nombreux et propices aux accidents.

Moins que jamais, dans cet étrange passage du Waikato, il n’était permis de chavirer, car ses bords n’offraient aucun refuge. Quiconque eût mis le pied sur la vase bouillante des rives se fût inévitablement perdu.

En effet, le fleuve coulait entre ces sources chaudes signalées de tout temps à la curiosité des touristes. L’oxyde de fer colorait en rouge vif le limon des berges, où le pied n’eût pas rencontré une toise de tuf solide. L’atmosphère était saturée d’une odeur sulfureuse très pénétrante. Les indigènes n’en souffraient pas, mais les captifs furent sérieusement incommodés par les miasmes exhalés des fissures du sol et les bulles qui crevaient sous la tension des gaz intérieurs. Mais si l’odorat se faisait difficilement à ces émanations, l’œil ne pouvait qu’admirer cet imposant spectacle.

Les embarcations s’aventurèrent dans l’épaisseur d’un nuage de vapeurs blanches. Ses éblouissantes volutes s’étageaient en dôme au-dessus du fleuve. Sur ses rives, une centaine de geysers, les uns lançant des masses de vapeurs, les autres s’épanchant en colonnes liquides, variaient leurs effets comme les jets et les cascades d’un bassin, organisés par la main de l’homme. On eût dit que quelque machiniste dirigeait à son gré les intermittences de ces sources. Les eaux et les vapeurs, confondues dans l’air, s’irisaient aux rayons du soleil.

En cet endroit, le Waikato coulait sur un lit mobile qui bout incessamment sous l’action des feux souterrains. Non loin, du côté du lac Rotorua, dans l’est, mugissaient les sources thermales et les cascades fumantes du Rotomahana et du Tetarata entrevues par quelques hardis voyageurs. Cette région est percée de geysers, de cratères et de solfatares.

Là s’échappe le trop-plein des gaz qui n’ont pu trouver issue par les insuffisantes soupapes du Tongariro et du Wakari, les seuls volcans en activité de la Nouvelle-Zélande.

Pendant deux milles, les canots indigènes naviguèrent sous cette voûte de vapeurs, englobés dans les chaudes volutes qui roulaient à la surface des eaux; puis, la fumée sulfureuse se dissipa, et un air pur, sollicité par la rapidité du courant, vint rafraîchir les poitrines haletantes. La région des sources était passée.

Avant la fin du jour, deux rapides furent encore remontés sous l’aviron vigoureux des sauvages, celui d’Hipapatua et celui de Tamatea. Le soir, Kai-Koumou campa à cent milles du confluent du Waipa et du Waikato. Le fleuve, s’arrondissant vers l’est, retombait alors au sud sur le lac Taupo, comme un immense jet d’eau dans un bassin.

Le lendemain, Jacques Paganel, consultant la carte, reconnut sur la rive droite le mont Taubara, qui s’élève à trois mille pieds dans les airs.

À midi, tout le cortège des embarcations débouchait par un évasement du fleuve dans le lac Taupo, et les indigènes saluaient de leurs gestes un lambeau d’étoffe que le vent déployait au sommet d’une hutte. C’était le drapeau national.

Chapitre XI Le lac Taupo

Un gouffre insondable, long de vingt-cinq milles, large de vingt, s’est un jour formé, bien avant les temps historiques, par un écroulement de cavernes au milieu des laves trachytiques du centre de l’île.

Les eaux, précipitées des sommets environnants, ont envahi cette énorme cavité. Le gouffre s’est fait lac, mais abîme toujours, et les sondes sont encore impuissantes à mesurer sa profondeur.

Tel est cet étrange lac Taupo, élevé à douze cent cinquante pieds au-dessus du niveau de la mer, et dominé par un cirque de montagnes hautes de quatre cents toises. À l’ouest, des rochers à pic d’une grande taille; au nord quelques cimes éloignées et couronnées de petits bois; à l’est, une large plage sillonnée par une route décorée de pierres ponces qui resplendissent sous le treillis des buissons; au sud, des cônes volcaniques derrière un premier plan de forêts encadrent majestueusement cette vaste étendue d’eau dont les tempêtes retentissantes valent les cyclones de l’océan.

Toute cette région bout comme une chaudière immense, suspendue sur les flammes souterraines. Les terrains frémissent sous les caresses du feu central.

De chaudes buées filtrent en maint endroit. La croûte de terre se fend en violentes craquelures comme un gâteau trop poussé, et sans doute ce plateau s’abîmerait dans une incandescente fournaise si, douze milles plus loin, les vapeurs emprisonnées ne trouvaient une issue par les cratères du Tongariro.

De la rive du nord, ce volcan apparaissait empanaché de fumée et de flammes, au-dessus de petits monticules ignivomes. Le Tongariro semblait se rattacher à un système orographique assez compliqué.

Derrière lui, le mont Ruapahou, isolé dans la plaine, dressait à neuf mille pieds en l’air sa tête perdue au milieu des nuages. Aucun mortel n’a posé le pied sur son cône inaccessible; l’œil humain n’a jamais sondé les profondeurs de son cratère, tandis que, trois fois en vingt ans, MM Bidwill et Dyson, et récemment M De Hochstetter, ont mesuré les cimes plus abordables du Tongariro.

Ces volcans ont leurs légendes, et, en toute autre circonstance, Paganel n’eût pas manqué de les apprendre à ses compagnons. Il leur aurait raconté cette dispute qu’une question de femme éleva un jour entre le Tongariro et le Taranaki, alors son voisin et ami. Le Tongariro, qui a la tête chaude, comme tous les volcans, s’emporta jusqu’à frapper le Taranaki. Le Taranaki, battu et humilié, s’enfuit par la vallée du Whanganni, laissa tomber en route deux morceaux de montagne, et gagna les rivages de la mer, où il s’élève solitairement sous le nom de mont Egmont.

Mais Paganel n’était guère en disposition de conter, ni ses amis en humeur de l’entendre. Ils observaient silencieusement la rive nord-est du Taupo où la plus décevante fatalité venait de les conduire. La mission établie par le révérend Grace à Pukawa, sur les bords occidentaux du lac, n’existait plus. Le ministre avait été chassé par la guerre loin du principal foyer de l’insurrection.

Les prisonniers étaient seuls, abandonnés à la merci de maoris avides de représailles et précisément dans cette portion sauvage de l’île où le christianisme n’a jamais pénétré.

Kai-Koumou, en quittant les eaux du Waikato, traversa la petite crique qui sert d’entonnoir au fleuve, doubla un promontoire aigu, et accosta la grève orientale du lac, au pied des premières ondulations du mont Manga, grosse extumescence haute de trois cents toises. Là, s’étalaient des champs de «phormium», le lin précieux de la Nouvelle-Zélande. C ’est le «harakeké» des indigènes. Rien n’est à dédaigner dans cette utile plante. Sa fleur fournit une sorte de miel excellent; sa tige produit une substance gommeuse, qui remplace la cire ou l’amidon; sa feuille, plus complaisante encore, se prête à de nombreuses transformations: fraîche, elle sert de papier; desséchée, elle fait un excellent amadou; découpée, elle se change en cordes, câbles et filets; divisée en filaments et teillée, elle devient couverture ou manteau, natte ou pagne, et, teinte en rouge ou en noir, elle vêtit les plus élégants maoris.

Aussi, ce précieux phormium se trouve-t-il partout dans les deux îles, aux bords de la mer comme au long des fleuves et sur la rive des lacs. Ici, ses buissons sauvages couvraient des champs entiers; ses fleurs, d’un rouge brun, et semblables à l’agave, s’épanouissaient partout hors de l’inextricable fouillis de ses longues feuilles, qui formaient un trophée de lames tranchantes. De gracieux oiseaux, les nectariens, habitués des champs de phormium, volaient par bandes nombreuses et se délectaient du suc mielleux des fleurs.

Dans les eaux du lac barbotaient des troupes de canards au plumage noirâtre, bariolés de gris et de vert, et qui se sont aisément domestiqués.

À un quart de mille, sur un escarpement de la montagne, apparaissait un «pah», retranchement maori placé dans une position inexpugnable. Les prisonniers débarqués un à un, les pieds et les mains libres, y furent conduits par les guerriers. Le sentier qui aboutissait au retranchement traversait des champs de phormium, et un bouquet de beaux arbres, des «kaikateas», à feuilles persistantes et à baies rouges, des «dracenas australis», le «ti» des indigènes, dont la cime remplace avantageusement le chou-palmiste, et des «huious» qui servent à teindre les étoffes en noir. De grosses colombes à reflets métalliques, des glaucopes cendrés, et un monde d’étourneaux à caroncules rougeâtres, s’envolèrent à l’approche des indigènes.

Après un assez long détour, Glenarvan, lady Helena, Mary Grant et leurs compagnons arrivèrent à l’intérieur du pah.

Cette forteresse était défendue par une première enceinte de solides palissades, hautes de quinze pieds; une seconde ligne de pieux, puis une clôture d’osier percée de meurtrières, enfermaient la seconde enceinte, c’est-à-dire le plateau du pah, sur lequel s’élevaient des constructions maories et une quarantaine de huttes disposées symétriquement.

En y arrivant, les captifs furent horriblement impressionnés à la vue des têtes qui ornaient les poteaux de la seconde enceinte. Lady Helena et Mary Grant détournèrent les yeux avec plus de dégoût encore que d’épouvante.

Ces têtes avaient appartenu aux chefs ennemis tombés dans les combats, dont les corps servirent de nourriture aux vainqueurs.

Le géographe les reconnut pour telles, à leurs orbites caves et privés d’yeux.

En effet, l’œil des chefs est dévoré; la tête, préparée à la manière indigène, vidée de sa cervelle et dénudée de tout épiderme, le nez maintenu par de petites planchettes, les narines bourrées de phormium, la bouche et les paupières cousues, est mise au four et soumise à une fumigation de trente heures.

Ainsi disposée, elle se conserve indéfiniment sans altération ni ride, et forme des trophées de victoire.

Souvent les maoris conservent la tête de leurs propres chefs; mais, dans ce cas, l’œil reste dans son orbite et regarde. Les néo-zélandais montrent ces restes avec orgueil; ils les offrent à l’admiration des jeunes guerriers, et leur payent un tribut de vénération par des cérémonies solennelles.

Mais, dans le pah de Kai-Koumou, les têtes d’ennemis ornaient seules cet horrible muséum, et là, sans doute, plus d’un anglais, l’orbite vide, augmentait la collection du chef maori.

La case de Kai-Koumou, entre plusieurs huttes de moindre importance, s’élevait au fond du pah, devant un large terrain découvert que des européens eussent appelé «le champ de bataille.» Cette case était un assemblage de pieux calfeutrés d’un entrelacement de branches, et tapissé intérieurement de nattes de phormium. Vingt pieds de long, quinze pieds de large, dix pieds de haut faisaient à Kai-Koumou une habitation de trois mille pieds cubes. Il n’en faut pas plus pour loger un chef zélandais.

Une seule ouverture donnait accès dans la hutte; un battant à bascule, formé d’un épais tissu végétal, servait de porte. Au-dessus, le toit se prolongeait en manière d’impluvium. Quelques figures sculptées au bout des chevrons ornaient la case, et le «wharepuni» ou portail offrait à l’admiration des visiteurs des feuillages, des figures symboliques, des monstres, des rinceaux contournés, tout un fouillis curieux, né sous le ciseau des ornemanistes indigènes.

À l’intérieur de la case, le plancher fait de terre battue s’élevait d’un demi-pied au-dessus du sol.

Quelques claies en roseaux, et des matelas de fougère sèche recouverts d’une natte tissée avec les feuilles longues et flexibles du «typha», servaient de lits. Au milieu, un trou en pierre formait le foyer, et au toit, un second trou servait de cheminée. La fumée, quand elle était suffisamment épaisse, se décidait enfin à profiter de cette issue, non sans avoir déposé sur les murs de l’habitation un vernis du plus beau noir.

À côté de la case s’élevaient les magasins qui renfermaient les provisions du chef, sa récolte de phormium, de patates, de taros, de fougères comestibles, et les fours où s’opère la cuisson de ces divers aliments au contact de pierres chauffées. Plus loin, dans de petites enceintes, parquaient des porcs et des chèvres, rares descendants des utiles animaux acclimatés par le capitaine Cook. Des chiens couraient çà et là, quêtant leur maigre nourriture.

Ils étaient assez mal entretenus pour des bêtes qui servent journellement à l’alimentation du maori.

Glenarvan et ses compagnons avaient embrassé cet ensemble d’un coup d’œil. Ils attendaient auprès d’une case vide le bon plaisir du chef, non sans être exposés aux injures d’une bande de vieilles femmes.

Cette troupe de harpies les entourait, les menaçait du poing, hurlait et vociférait. Quelques mots d’anglais qui s’échappaient de leurs grosses lèvres laissaient clairement entrevoir qu’elles réclamaient d’immédiates vengeances.

Au milieu de ces vociférations et de ces menaces, lady Helena, tranquille en apparence, affectait un calme qui ne pouvait être dans son cœur. Cette courageuse femme, pour laisser tout son sang-froid à lord Glenarvan, se contenait par d’héroïques efforts. La pauvre Mary Grant, elle, se sentait défaillir, et John Mangles la soutenait, prêt à se faire tuer pour la défendre. Ses compagnons supportaient diversement ce déluge d’invectives, indifférents comme le major, ou en proie à une irritation croissante comme Paganel.

Glenarvan, voulant éviter à lady Helena l’assaut de ces vieilles mégères, marcha droit à Kai-Koumou, et montrant le groupe hideux: «Chasse-les», dit-il.

Le chef maori regarda fixement son prisonnier sans lui répondre; puis, d’un geste, il fit taire la horde hurlante. Glenarvan s’inclina, en signe de remerciement, et vint reprendre lentement sa place au milieu des siens.

En ce moment, une centaine de néo-zélandais étaient réunis dans le pah, des vieillards, des hommes faits, des jeunes gens, les uns calmes, mais sombres, attendant les ordres de Kai-Koumou, les autres se livrant à tous les entraînements d’une violente douleur; ceux-ci pleuraient leurs parents ou amis tombés dans les derniers combats.

Kai-Koumou, de tous les chefs qui se levèrent à la voix de William Thompson, revenait seul aux districts du lac, et, le premier, il apprenait à sa tribu la défaite de l’insurrection nationale, battue dans les plaines du bas Waikato. Des deux cents guerriers qui, sous ses ordres, coururent à la défense du sol, cent cinquante manquaient au retour.

Si quelques-uns étaient prisonniers des envahisseurs, combien, étendus sur le champ de bataille, ne devaient jamais revenir au pays de leurs aïeux!

Ainsi s’expliquait la désolation profonde dont la tribu fut frappée à l’arrivée de Kai-Koumou. Rien n’avait encore transpiré de la dernière défaite, et cette funeste nouvelle venait d’éclater à l’instant.

Chez les sauvages, la douleur morale se manifeste toujours par des démonstrations physiques. Aussi, les parents et amis des guerriers morts, les femmes surtout, se déchiraient la figure et les épaules avec des coquilles aiguës. Le sang jaillissait et se mêlait à leurs larmes. Les profondes incisions marquaient les grands désespoirs.

Les malheureuses zélandaises, ensanglantées et folles, étaient horribles à voir.

Un autre motif, très grave aux yeux des indigènes, accroissait encore leur désespoir. Non seulement le parent, l’ami qu’ils pleuraient, n’était plus, mais ses ossements devaient manquer au tombeau de la famille. Or, la possession de ces restes est regardée, dans la religion maorie, comme indispensable aux destinées de la vie future; non la chair périssable, mais les os, qui sont recueillis avec soin, nettoyés, grattés, polis, vernis même, et définitivement déposés dans «l’oudoupa», c’est-à-dire «la maison de gloire». Ces tombes sont ornées de statues de bois qui reproduisent avec une fidélité parfaite les tatouages du défunt. Mais aujourd’hui, les tombeaux resteraient vides, les cérémonies religieuses ne s’accompliraient pas, et les os qu’épargnerait la dent des chiens sauvages blanchiraient sans sépulture sur le champ du combat.

Alors redoublèrent les marques de douleur. Aux menaces des femmes succédèrent les imprécations des hommes contre les européens. Les injures éclataient, les gestes devenaient plus violents. Aux cris allaient succéder les actes de brutalité.

Kai-Koumou, craignant d’être débordé par les fanatiques de sa tribu, fit conduire ses captifs en un lieu sacré, situé à l’autre extrémité du pah sur un plateau abrupt. Cette hutte s’appuyait à un massif élevé d’une centaine de pieds au-dessus d’elle, qui terminait par un talus assez raide ce côté du retranchement. Dans ce «waré-atoua», maison consacrée, les prêtres ou les arikis enseignaient aux zélandais un dieu en trois personnes, le père, le fils, et l’oiseau ou l’esprit.

La hutte, vaste, bien close, renfermait la nourriture sainte et choisie que Maoui-Ranga-Rangui mange par la bouche de ses prêtres.

Là, les captifs, momentanément abrités contre la fureur indigène, s’étendirent sur des nattes de phormium. Lady Helena, ses forces épuisées, son énergie morale vaincue, se laissa aller dans les bras de son mari.

Glenarvan, la pressant sur sa poitrine, lui répétait: «Courage, ma chère Helena, le ciel ne nous abandonnera pas!»

Robert, à peine enfermé, se hissa sur les épaules de Wilson, et parvint à glisser sa tête par un interstice ménagé entre le toit et la muraille, où pendaient des chapelets d’amulettes. De là, son regard embrassait toute l’étendue du pah jusqu’à la case de Kai-Koumou.

«Ils sont assemblés autour du chef, dit-il à voix basse… Ils agitent leurs bras… Ils poussent des hurlements… Kai-Koumou veut parler…»

L’enfant se tut pendant quelques minutes, puis il reprit:

«Kai-Koumou parle… Les sauvages se calment… Ils l’écoutent…

– Évidemment, dit le major, ce chef a un intérêt personnel à nous protéger. Il veut échanger ses prisonniers contre des chefs de sa tribu! Mais ses guerriers y consentiront-ils?

– Oui!… Ils l’écoutent… Reprit Robert. Ils se dispersent… Les uns rentrent dans leurs huttes… Les autres quittent le retranchement…

– Dis-tu vrai? s’écria le major.

– Oui, Monsieur Mac Nabbs, répondit Robert. Kai-Koumou est resté seul avec les guerriers de son embarcation. Ah! L’un d’eux se dirige vers notre case.

– Descends, Robert», dit Glenarvan.

En ce moment, lady Helena, qui s’était relevée, saisit le bras de son mari.

«Edward, dit-elle d’une voix ferme, ni Mary Grant ni moi nous ne devons tomber vivantes entre les mains de ces sauvages!»

Et, ces paroles dites, elle tendit à Glenarvan un revolver chargé.

«Une arme! s’écria Glenarvan, dont un éclair illumina les yeux.

– Oui! Les maoris ne fouillent pas leurs prisonnières! Mais cette arme, c’est pour nous, Edward, non pour eux!…

– Glenarvan, dit rapidement Mac Nabbs, cachez ce revolver! Il n’est pas temps encore…»

Le revolver disparut sous les vêtements du lord.

La natte qui fermait l’entrée de la case se souleva. Un indigène parut.

Il fit signe aux prisonniers de le suivre.

Glenarvan et les siens, en groupe serré, traversèrent le pah, et s’arrêtèrent devant Kai-Koumou.

Autour de ce chef étaient réunis les principaux guerriers de sa tribu. Parmi eux se voyait ce maori dont l’embarcation rejoignit celle de Kai-Koumou au confluent du Pohaiwhenna sur le Waikato. C’était un homme de quarante ans, vigoureux, de mine farouche et cruelle. Il se nommait Kara-Tété, c’est-à-dire «l’irascible» en langue zélandaise. Kai-Koumou le traitait avec certains égards, et, à la finesse de son tatouage, on reconnaissait que Kara-Tété occupait un rang élevé dans la tribu. Cependant, un observateur eût deviné qu’entre ces deux chefs il y avait rivalité. Le major observa que l’influence de Kara-Tété portait ombrage à Kai-Koumou. Ils commandaient tous les deux à ces importantes peuplades du Waikato et avec une puissance égale. Aussi, pendant cet entretien, si la bouche de Kai-Koumou souriait, ses yeux trahissaient une profonde inimitié.

Kai-Koumou interrogea Glenarvan:

«Tu es anglais? lui demanda-t-il.

– Oui, répondit le lord sans hésiter, car cette nationalité devait rendre un échange plus facile.

– Et tes compagnons? dit Kai-Koumou.

– Mes compagnons sont anglais comme moi. Nous sommes des voyageurs, des naufragés. Mais, si tu tiens à le savoir, nous n’avons pas pris part à la guerre.

– Peu importe! répondit brutalement Kara-Tété. Tout anglais est notre ennemi. Les tiens ont envahi notre île! Ils ont brûlé nos villages!

– Ils ont eu tort! répondit Glenarvan d’une voix grave. Je te le dis parce que je le pense, et non parce que je suis en ton pouvoir.

– Écoute, reprit Kai-Koumou, le Tohonga, le grand prêtre de Nouï-Atoua, est tombé entre les mains de tes frères; il est prisonnier des Pakekas. Notre dieu nous commande de racheter sa vie. J’aurais voulu t’arracher le cœur, j’aurais voulu que ta tête et la tête de tes compagnons fussent éternellement suspendues aux poteaux de cette palissade! Mais Nouï-Atoua a parlé.»

En s’exprimant ainsi, Kai-Koumou, jusque-là maître de lui, tremblait de colère, et sa physionomie s’imprégnait d’une féroce exaltation.

Puis, après quelques instants, il reprit plus froidement: «Crois-tu que les anglais échangent notre Tohonga contre ta personne?»

Glenarvan hésita à répondre, et observa attentivement le chef maori.

«Je l’ignore, dit-il, après un moment de silence.

– Parle, reprit Kai-Koumou. Ta vie vaut-elle la vie de notre Tohonga?

– Non, répondit Glenarvan. Je ne suis ni un chef ni un prêtre parmi les miens!»

Paganel, stupéfait de cette réponse, regarda Glenarvan avec un étonnement profond.

Kai-Koumou parut également surpris.

«Ainsi, tu doutes? dit-il.

– J’ignore, répéta Glenarvan.

– Les tiens ne t’accepteront pas en échange de notre Tohonga?

– Moi seul? Non, répéta Glenarvan. Nous tous, peut-être.

– Chez les maoris, dit Kai-Koumou, c’est tête pour tête.

– Offre d’abord ces femmes en échange de ton prêtre», dit Glenarvan, qui désigna lady Helena et Mary Grant.

Lady Helena voulut s’élancer vers son mari. Le major la retint.

«Ces deux dames, reprit Glenarvan en s’inclinant avec une grâce respectueuse vers lady Helena et Mary Grant, occupent un haut rang dans leur pays.»

Le guerrier regarda froidement son prisonnier. Un mauvais sourire passa sur ses lèvres; mais il le réprima presque aussitôt, et répondit d’une voix qu’il contenait à peine:

«Espères-tu donc tromper Kai-Koumou par de fausses paroles, européen maudit? Crois-tu que les yeux de Kai-Koumou ne sachent pas lire dans les cœurs!»

Et, montrant lady Helena:

«Voilà ta femme! dit-il.

– Non! La mienne!» s’écria Kara-Tété.

Puis, repoussant les prisonniers, la main du chef s’étendit sur l’épaule de lady Helena, qui pâlit sous ce contact.

«Edward!» cria la malheureuse femme éperdue.

Glenarvan, sans prononcer un seul mot, leva le bras.

Un coup de feu retentit. Kara-Tété tomba mort.

À cette détonation, un flot d’indigènes sortit des huttes. Le pah s’emplit en un instant. Cent bras se levèrent sur les infortunés. Le revolver de Glenarvan lui fut arraché de la main.

Kai-Koumou jeta sur Glenarvan un regard étrange; puis d’une main, couvrant le corps du meurtrier, de l’autre, il contint la foule qui se ruait sur les enfants.

Enfin sa voix domina le tumulte.

«Tabou! Tabou!» s’écria-t-il.

À ce mot, la foule s’arrêta devant Glenarvan et ses compagnons, momentanément préservés par une puissance surnaturelle.

Quelques instants après, ils étaient reconduits au waré-atoua, qui leur servait de prison. Mais Robert Grant et Jacques Paganel n’étaient plus avec eux.

Chapitre XII Les funérailles d’un chef maori

Kai-Koumou, suivant un exemple assez fréquent dans la Nouvelle-Zélande, joignait le titre d’ariki à celui de chef de tribu. Il était revêtu de la dignité de prêtre, et, comme tel, il pouvait étendre sur les personnes ou sur les objets la superstitieuse protection du tabou.

Le tabou, commun aux peuples de race polynésienne, a pour effet immédiat d’interdire toute relation ou tout usage avec l’objet ou la personne tabouée.

Selon la religion maorie, quiconque porterait une main sacrilège sur ce qui est déclaré tabou, serait puni de mort par le Dieu irrité. D’ailleurs, au cas où la divinité tarderait à venger sa propre injure, les prêtres ne manqueraient pas d’accélérer sa vengeance.

Le tabou est appliqué par les chefs dans un but politique, à moins qu’il ne résulte d’une situation ordinaire de la vie privée. Un indigène est taboué pendant quelques jours, en mainte circonstance, lorsqu’il s’est coupé les cheveux, lorsqu’il vient de subir l’opération du tatouage, lorsqu’il construit une pirogue, lorsqu’il bâtit une maison, quand il est atteint d’une maladie mortelle, quand il est mort. Une imprévoyante consommation menace-t-elle de dépeupler les rivières de leurs poissons, de ruiner dans leurs primeurs les plantations de patates douces, ces objets sont frappés d’un tabou protecteur et économique. Un chef veut-il éloigner les importuns de sa maison, il la taboue; monopoliser à son profit les relations avec un navire étranger, il le taboue encore; mettre en quarantaine un trafiquant européen dont il est mécontent, il le taboue toujours. Son interdiction ressemble alors à l’ancien «veto» des rois.

Lorsqu’un objet est taboué, nul n’y peut toucher impunément. Quand un indigène est soumis à cette interdiction, certains aliments lui sont défendus pendant un temps déterminé. Est-il relevé de cette diète sévère, s’il est riche, ses esclaves l’assistent et lui introduisent dans le gosier les mets qu’il ne doit pas toucher de ses mains; s’il est pauvre, il est réduit à ramasser ses aliments avec sa bouche, et le tabou en fait un animal.

En somme, et pour conclure, cette singulière coutume dirige et modifie les moindres actions des néo-zélandais. C’est l’incessante intervention de la divinité dans la vie sociale. Il a force de loi et l’on peut dire que tout le code indigène, code indiscutable et indiscuté, se résume dans la fréquente application du tabou.

Quant aux prisonniers enfermés dans le waré-atoua, c’était un tabou arbitraire qui venait de les soustraire aux fureurs de la tribu. Quelques-uns des indigènes, les amis et les partisans de Kai-Koumou, s’étaient arrêtés subitement à la voix de leur chef et avait protégé les captifs.

Glenarvan ne se faisait cependant pas illusion sur le sort qui lui était réservé. Sa mort pouvait seule payer le meurtre d’un chef. Or, la mort chez les peuples sauvages n’est jamais que la fin d’un long supplice. Glenarvan s’attendait donc à expier cruellement la légitime indignation qui avait armé son bras, mais il espérait que la colère de Kai-Koumou ne frapperait que lui.

Quelle nuit ses compagnons et lui passèrent! Qui pourrait peindre leurs angoisses et mesurer leurs souffrances? Le pauvre Robert, le brave Paganel n’avaient pas reparu. Mais comment douter de leur sort? N’étaient-ils pas les premières victimes sacrifiées à la vengeance des indigènes? Tout espoir avait disparu, même du cœur de Mac Nabbs, qui ne désespérait pas aisément.

John Mangles se sentait devenir fou devant le morne désespoir de Mary Grant séparée de son frère. Glenarvan songeait à cette terrible demande de lady Helena qui, pour se soustraire au supplice ou à l’esclavage, voulait mourir de sa main! Aurait-il cet horrible courage?

«Et Mary, de quel droit la frapper?» pensait John dont le cœur se brisait.

Quant à une évasion, elle était évidemment impossible. Dix guerriers, armés jusqu’aux dents, veillaient à la porte du waré-atoua.

Le matin du 13 février arriva. Aucune communication n’eut lieu entre les indigènes et les prisonniers défendus par le tabou. La case renfermait une certaine quantité de vivres auxquels les malheureux touchèrent à peine. La faim disparaissait devant la douleur. La journée se passa sans apporter ni un changement ni un espoir. Sans doute, l’heure des funérailles du cher mort et l’heure du supplice devaient sonner ensemble.

Cependant, si Glenarvan ne se dissimulait pas que toute idée d’échange avait dû abandonner Kai-Koumou, le major conservait sur ce point une lueur d’espérance.

«Qui sait, disait-il en rappelant à Glenarvan l’effet produit sur le chef par la mort de Kara-Tété, qui sait si Kai-Koumou, au fond, ne se sent pas votre obligé?»

Mais, malgré les observations de Mac Nabbs, Glenarvan ne voulait plus espérer. Le lendemain s’écoula encore sans que les apprêts du supplice fussent faits. Voici quelle était la raison de ce retard.

Les maoris croient que l’âme, pendant les trois jours qui suivent la mort, habite le corps du défunt, et, pendant trois fois vingt-quatre heures, le cadavre reste sans sépulture. Cette coutume suspensive de la mort fut observée dans toute sa rigueur. Jusqu’au 15 février, le pah demeura désert. John Mangles, hissé sur les épaules de Wilson, observa souvent les retranchements extérieurs. Aucun indigène ne s’y montra. Seules, les sentinelles, faisant bonne garde, se relayaient à la porte du waré-atoua.

Mais, le troisième jour, les huttes s’ouvrirent; les sauvages, hommes, femmes, enfants, c’est-à-dire plusieurs centaines de maoris, se rassemblèrent dans le pah, muets et calmes.

Kai-Koumou sortit de sa case, et, entouré des principaux chefs de sa tribu, il prit place sur un tertre élevé de quelques pieds, au centre du retranchement. La masse des indigènes formait un demi-cercle à quelques toises en arrière. Toute l’assemblée gardait un absolu silence.

Sur un signe de Kai-Koumou, un guerrier se dirigea vers le waré-atoua.

«Souviens-toi», dit lady Helena à son mari.

Glenarvan serra sa femme contre son cœur. En ce moment, Mary Grant s’approcha de John Mangles:

«Lord et lady Glenarvan, dit-elle, penseront que si une femme peut mourir de la main de son mari pour fuir une honteuse existence, une fiancée peut mourir aussi de la main de son fiancé pour y échapper à son tour. John, je puis vous le dire, dans cet instant suprême, ne suis-je pas depuis longtemps votre fiancée dans le secret de votre cœur? Puis-je compter sur vous, cher John, comme lady Helena sur lord Glenarvan?

– Mary! s’écria le jeune capitaine éperdu. Ah! chère Mary!…»

Il ne put achever; la natte se souleva, et les captifs furent entraînés vers Kai-Koumou; les deux femmes étaient résignées à leur sort; les hommes dissimulaient leurs angoisses sous un calme qui témoignait d’une énergie surhumaine.

Ils arrivèrent devant le chef zélandais. Celui-ci ne fit pas attendre son jugement:

«Tu as tué Kara-Tété? dit-il à Glenarvan.

– Je l’ai tué, répondit le lord.

– Demain, tu mourras au soleil levant.

– Seul? demanda Glenarvan, dont le cœur battait avec violence.

– Ah! si la vie de notre Tohonga n’était pas plus précieuse que la vôtre!» s’écria Kai-Koumou, dont les yeux exprimaient un regret féroce!

En ce moment, une agitation se produisit parmi les indigènes. Glenarvan jeta un regard rapide autour de lui. Bientôt la foule s’ouvrit, et un guerrier parut, ruisselant de sueur, brisé de fatigue.

Kai-Koumou, dès qu’il l’aperçut, lui dit en anglais, avec l’évidente intention d’être compris des captifs:

«Tu viens du camp des Pakékas?

– Oui, répondit le maori.

– Tu as vu le prisonnier, notre Tohonga?

– Je l’ai vu.

– Il est vivant?

– Il est mort! Les anglais l’ont fusillé!»

C’en était fait de Glenarvan et de ses compagnons.

«Tous, s’écria Kai-Koumou, vous mourrez demain au lever du jour!»

Ainsi donc, un châtiment commun frappait indistinctement ces infortunés. Lady Helena et Mary Grant levèrent vers le ciel un regard de sublime remerciement.

Les captifs ne furent pas reconduits au waré-atoua.

Ils devaient assister pendant cette journée aux funérailles du chef et aux sanglantes cérémonies qui les accompagnent. Une troupe d’indigènes les conduisit à quelques pas au pied d’un énorme koudi.

Là, leurs gardiens demeurèrent auprès d’eux sans les perdre de vue. Le reste de la tribu maorie, absorbé dans sa douleur officielle, semblait les avoir oubliés.

Les trois jours réglementaires s’étaient écoulés depuis la mort de Kara-Tété. L’âme du défunt avait donc définitivement abandonné sa dépouille mortelle. La cérémonie commença.

Le corps fut apporté sur un petit tertre, au milieu du retranchement. Il était revêtu d’un somptueux costume et enveloppé d’une magnifique natte de phormium. Sa tête, ornée de plumes, portait une couronne de feuilles vertes. Sa figure, ses bras et sa poitrine, frottés d’huile, n’accusaient aucune corruption.

Les parents et les amis arrivèrent au pied du tertre, et, tout d’un coup, comme si quelque chef d’orchestre eût battu la mesure d’un chant funèbre, un immense concert de pleurs, de gémissements, de sanglots, s’éleva dans les airs. On pleurait le défunt sur un rythme plaintif et lourdement cadencé.

Ses proches se frappaient la tête; ses parentes se déchiraient le visage avec leurs ongles et se montraient plus prodigues de sang que de larmes.

Ces malheureuses femmes accomplissaient consciencieusement ce sauvage devoir. Mais ce n’était pas assez de ces démonstrations pour apaiser l’âme du défunt, dont le courroux aurait frappé sans doute les survivants de sa tribu, et ses guerriers, ne pouvant le rappeler à la vie, voulurent qu’il n’eût point à regretter dans l’autre monde le bien-être de l’existence terrestre. Aussi, la compagne de Kara Tété ne devait-elle pas abandonner son époux dans la tombe. D’ailleurs, l’infortunée se serait refusée à lui survivre.

C’était la coutume, d’accord avec le devoir, et les exemples de pareils sacrifices ne manquent pas à l’histoire zélandaise.

Cette femme parut. Elle était jeune encore. Ses cheveux en désordre flottaient sur ses épaules. Ses sanglots et ses cris s’élevaient vers le ciel. De vagues paroles, des regrets, des phrases interrompues où elle célébrait les vertus du mort, entrecoupaient ses gémissements, et, dans un suprême paroxysme de douleur, elle s’étendit au pied du tertre, frappant le sol de sa tête.

En ce moment, Kai-Koumou s’approcha d’elle.

Soudain, la malheureuse victime se releva; mais un violent coup de «méré» sorte de massue redoutable, tournoyant dans la main du chef, la rejeta à terre. Elle tomba foudroyée.

D’épouvantables cris s’élevèrent aussitôt. Cent bras menacèrent les captifs, épouvantés de cet horrible spectacle. Mais nul ne bougea, car la cérémonie funèbre n’était pas achevée.

La femme de Kara-Tété avait rejoint son époux dans la tombe. Les deux corps restaient étendus l’un près de l’autre. Mais, pour l’éternelle vie, ce n’était pas assez, à ce défunt, de sa fidèle compagne. Qui les aurait servis tous deux près de Nouï-Atoua, si leurs esclaves ne les avaient pas suivis de ce monde dans l’autre?

Six malheureux furent amenés devant les cadavres de leurs maîtres. C’étaient des serviteurs que les impitoyables lois de la guerre avaient réduits en esclavage. Pendant la vie du chef, ils avaient subi les plus dures privations, souffert mille mauvais traitements, à peine nourris, employés sans cesse à des travaux de bêtes de somme, et maintenant, selon la croyance maorie, ils allaient reprendre pour l’éternité cette existence d’asservissement.

Ces infortunés paraissaient être résignés à leur sort. Ils ne s’étonnaient point d’un sacrifice depuis longtemps prévu. Leurs mains, libres de tout lien, attestaient qu’ils recevraient la mort sans se défendre.

D’ailleurs, cette mort fut rapide, et les longues souffrances leur furent épargnées. On réservait les tortures aux auteurs du meurtre, qui, groupés à vingt pas, détournaient les yeux de cet affreux spectacle dont l’horreur allait encore s’accroître.

Six coups de méré, portés par la main de six guerriers vigoureux, étendirent les victimes sur le sol, au milieu d’une mare de sang. Ce fut le signal d’une épouvantable scène de cannibalisme.

Le corps des esclaves n’est pas protégé par le tabou comme le cadavre du maître. Il appartient à la tribu. C’est la menue monnaie jetée aux pleureurs des funérailles. Aussi, le sacrifice consommé, toute la masse des indigènes, chefs, guerriers, vieillards, femmes, enfants, sans distinction d’âge ni de sexe, prise d’une fureur bestiale, se rua sur les restes inanimés des victimes. En moins de temps qu’une plume rapide ne pourrait le retracer, les corps, encore fumants, furent déchirés, divisés, dépecés, mis, non pas en morceaux, mais en miettes. Des deux cents maoris présents au sacrifice, chacun eut sa part de cette chair humaine. On luttait, on se battait, on se disputait le moindre lambeau. Les gouttes d’un sang chaud éclaboussaient ces monstrueux convives, et toute cette horde répugnante grouillait sous une pluie rouge. C’était le délire et la furie de tigres acharnés sur leur proie. On eût dit un cirque où les belluaires dévoraient les bêtes fauves. Puis, vingt feux s’allumèrent sur divers points du pah; l’odeur de la viande brûlée infecta l’atmosphère, et, sans le tumulte épouvantable de ce festin, sans les cris qui s’échappaient encore de ces gosiers gorgés de chair, les captifs auraient entendu les os des victimes craquer sous la dent des cannibales.

Glenarvan et ses compagnons, haletants, essayaient de dérober aux yeux des deux pauvres femmes cette abominable scène. Ils comprenaient alors quel supplice les attendait le lendemain, au lever du soleil, et, sans doute, de quelles cruelles tortures une pareille mort serait précédée. Ils étaient muets d’horreur.

Puis, les danses funèbres commencèrent. Des liqueurs fortes, extraites du «piper excelsum», véritable esprit de piment, activèrent l’ivresse des sauvages. Ils n’avaient plus rien d’humain. Peut-être même, oubliant le tabou du chef, allaient-ils se porter aux derniers excès sur les prisonniers qu’épouvantait leur délire? Mais Kai-Koumou avait gardé sa raison au milieu de l’ivresse générale. Il accorda une heure à cette orgie de sang pour qu’elle pût atteindre toute son intensité, puis s’éteindre, et le dernier acte des funérailles se joua avec le cérémonial accoutumé.

Les cadavres de Kara-Tété et de sa femme furent relevés, les membres ployés et ramassés contre le ventre, suivant la coutume zélandaise. Il s’agissait alors de les inhumer, non pas d’une façon définitive, mais jusqu’au moment où la terre, ayant dévoré les chairs, ne renfermerait plus que des ossements.

L’emplacement de l’oudoupa, c’est-à-dire de la tombe, avait été choisi en dehors du retranchement, à deux milles environ, au sommet d’une petite montagne nommée Maunganamu, située sur la rive droite du lac.

C’est là que les corps devaient être transportés.

Deux espèces de palanquins très primitifs, ou, pour être franc, deux civières furent apportées au pied du tertre. Les cadavres, repliés sur eux-mêmes, plutôt assis que couchés, et maintenus dans leurs vêtements par un cercle de lianes, y furent placés.

Quatre guerriers les enlevèrent sur leurs épaules, et toute la tribu, reprenant son hymne funèbre, les suivit processionnellement jusqu’au lieu de l’inhumation.

Les captifs, toujours surveillés, virent le cortège quitter la première enceinte du pah; puis, les chants et les cris diminuèrent peu à peu.

Pendant une demi-heure environ, ce funèbre convoi resta hors de leur vue dans les profondeurs de la vallée. Puis, ils le réaperçurent qui serpentait sur les sentiers de la montagne. L’éloignement rendait fantastique le mouvement ondulé de cette longue et sinueuse colonne.

La tribu s’arrêta à une hauteur de huit cents pieds, c’est-à-dire au sommet du Maunganamu, à l’endroit même préparé pour l’ensevelissement de Kara-Tété.

Un simple maori n’aurait eu pour tombe qu’un trou et un tas de pierres. Mais à un chef puissant et redouté, destiné sans doute à une déification prochaine, sa tribu réservait un tombeau digne de ses exploits.

L’oudoupa avait été entouré de palissades, et des pieux ornés de figures rougies à l’ocre se dressaient près de la fosse où devaient reposer les cadavres.

Les parents n’avaient point oublié que le «waidoua», l’esprit des morts, se nourrit de substances matérielles, comme fait le corps pendant cette périssable vie. C’est pourquoi des vivres avaient été déposés dans l’enceinte, ainsi que les armes et les vêtements du défunt.

Rien ne manquait au confort de la tombe. Les deux époux y furent déposés l’un près de l’autre, puis recouverts de terre et d’herbes, après une nouvelle série de lamentations.

Alors le cortège redescendit silencieusement la montagne, et nul maintenant ne pouvait gravir le Maunganamu sous peine de mort, car il était taboué, comme le Tongariro, où reposent les restes d’un chef écrasé en 1846 par une convulsion du sol zélandais.

Chapitre XIII Les dernières heures

Au moment où le soleil disparaissait au delà du lac Taupo, derrière les cimes du Tuhahua et du Puketapu, les captifs furent reconduits à leur prison. Ils ne devaient plus la quitter avant l’heure où les sommets des Wahiti-Ranges s’allumeraient aux premiers feux du jour.

Il leur restait une nuit pour se préparer à mourir.

Malgré l’accablement, malgré l’horreur dont ils étaient frappés, ils prirent leur repas en commun.

«Nous n’aurons pas trop de toutes nos forces, avait dit Glenarvan, pour regarder la mort en face. Il faut montrer à ces barbares comment des européens savent mourir.»

Le repas achevé, lady Helena récita la prière du soir à haute voix. Tous ses compagnons, la tête nue, s’y associèrent.

Où est l’homme qui ne pense pas à Dieu devant la mort?

Ce devoir accompli, les prisonniers s’embrassèrent.

Mary Grant et Helena, retirées dans un coin de la hutte, s’étendirent sur une natte. Le sommeil, qui suspend tous les maux, s’appesantit bientôt sur leurs paupières: elles s’endormirent dans les bras l’une de l’autre, vaincues par la fatigue et les longues insomnies. Glenarvan, prenant alors ses amis à part, leur dit:

«Mes chers compagnons, notre vie et celle de ces pauvres femmes est à Dieu. S’il est dans les décrets du ciel que nous mourions demain, nous saurons, j’en suis sûr, mourir en gens de cœur, en chrétiens, prêts à paraître sans crainte devant le juge suprême. Dieu, qui voit le fond des âmes, sait que nous poursuivions un noble but. Si la mort nous attend au lieu du succès, c’est qu’il le veut. Si dur que soit son arrêt, je ne murmurerai pas contre lui. Mais la mort ici, ce n’est pas la mort seulement, c’est le supplice, c’est l’infamie, peut-être, et voici deux femmes…»

Ici, la voix de Glenarvan, ferme jusqu’alors, s’altéra. Il se tut pour dominer son émotion. Puis, après un moment de silence:

«John, dit-il au jeune capitaine, tu as promis à Mary ce que j’ai promis à lady Helena. Qu’as-tu résolu?

– Cette promesse, répondit John Mangles, je crois avoir, devant Dieu le droit de la remplir.

– Oui, John! Mais nous sommes sans armes?

– En voici une, répondit John, montrant un poignard. Je l’ai arraché des mains de Kara-Tété, quand ce sauvage est tombé à vos pieds. Mylord, celui de nous qui survivra à l’autre accomplira le vœu de lady Helena et de Mary Grant.»

Après ces paroles, un profond silence régna dans la hutte. Enfin, le major l’interrompit en disant:

«Mes amis, gardez pour les dernières minutes ce moyen extrême. Je suis peu partisan de ce qui est irrémédiable.

– Je n’ai pas parlé pour nous, répondit Glenarvan. Quelle qu’elle soit, nous saurons braver la mort! Ah! Si nous étions seuls, vingt fois déjà je vous aurais crié: mes amis, tentons une sortie! Attaquons ces misérables! Mais elles! Elles!…»

John, en ce moment, souleva la natte, et compta vingt-cinq indigènes qui veillaient à la porte du waré-atoua. Un grand feu avait été allumé et jetait de sinistres lueurs sur le relief accidenté du pah.

De ces sauvages, les uns étaient étendus autour du brasier; les autres, debout, immobiles, se détachaient vivement en noir sur le clair rideau des flammes. Mais tous portaient de fréquents regards sur la hutte confiée à leur surveillance.

On dit qu’entre un geôlier qui veille et un prisonnier qui veut fuir, les chances sont pour le prisonnier. En effet, l’intérêt de l’un est plus grand que l’intérêt de l’autre. Celui-ci peut oublier qu’il garde, celui-là ne peut pas oublier qu’il est gardé. Le captif pense plus souvent à fuir que son gardien à empêcher sa fuite.

De là, évasions fréquentes et merveilleuses.

Mais, ici, c’était la haine, la vengeance, qui surveillaient les captifs, et non plus un geôlier indifférent. Si les prisonniers n’avaient point été attachés, c’est que des liens étaient inutiles, puisque vingt-cinq hommes veillaient à la seule issue du waré-atoua.

Cette case, adossée au roc qui terminait le retranchement, n’était accessible que par une étroite langue de terre qui la reliait par devant au plateau du pah. Ses deux autres côtés s’élevaient au-dessus de flancs à pic et surplombaient un abîme profond de cent pieds. Par là, la descente était impraticable. Nul moyen non plus de fuir par le fond, que cuirassait l’énorme rocher. La seule issue, c’était l’entrée même du waré-atoua, et les maoris gardaient cette langue de terre qui la réunissait au pah comme un pont-levis. Toute évasion était donc impossible, et Glenarvan, après avoir pour la vingtième fois sondé les murs de sa prison, fut obligé de le reconnaître.

Les heures de cette nuit d’angoisses s’écoulaient cependant. D’épaisses ténèbres avaient envahi la montagne. Ni lune ni étoiles ne troublaient la profonde obscurité. Quelques rafales de vent couraient sur les flancs du pah. Les pieux de la case gémissaient. Le foyer des indigènes se ranimait soudain à cette ventilation passagère, et le reflet des flammes jetait des lueurs rapides à l’intérieur du waré-atoua. Le groupe des prisonniers s’éclairait un instant. Ces pauvres gens étaient absorbés dans leurs pensées dernières. Un silence de mort régnait dans la hutte.

Il devait être quatre heures du matin environ, quand l’attention du major fut éveillée par un léger bruit qui semblait se produire derrière les poteaux du fond, dans la paroi de la hutte adossée au massif. Mac Nabbs, d’abord indifférent à ce bruit, voyant qu’il continuait, écouta; puis, intrigué de sa persistance, il colla, pour le mieux apprécier, son oreille contre la terre. Il lui sembla qu’on grattait, qu’on creusait à l’extérieur.

Quand il fut certain du fait, le major, se glissant près de Glenarvan et de John Mangles, les arracha à leurs douloureuses pensées et les conduisit au fond de la case.

«Écoutez», dit-il à voix basse, en leur faisant signe de se baisser.

Les grattements étaient de plus en plus perceptibles; on pouvait entendre les petites pierres grincer sous la pression d’un corps aigu et s’ébouler extérieurement.

«Quelque bête dans son terrier», dit John Mangles.

Glenarvan se frappa le front:

«Qui sait, dit-il, si c’était un homme?…

– Homme ou animal, répondit le major, je saurai à quoi m’en tenir!»

Wilson, Olbinett se joignirent à leurs compagnons, et tous se mirent à creuser la paroi, John avec son poignard, les autres avec des pierres arrachées du sol ou avec leurs ongles, tandis que Mulrady, étendu à terre, surveillait par l’entre-bâillement de la natte le groupe des indigènes.

Ces sauvages, immobiles autour du brasier, ne soupçonnaient rien de ce qui se passait à vingt pas d’eux.

Le sol était fait d’une terre meuble et friable qui recouvrait le tuf siliceux. Aussi, malgré le manque d’outils, le trou avança rapidement. Bientôt il fut évident qu’un homme ou des hommes, accrochés sur les flancs du pah, perçaient une galerie dans sa paroi extérieure. Quel pouvait être leur but?

Connaissaient-ils l’existence des prisonniers, ou le hasard d’une tentative personnelle expliquait-il le travail qui semblait s’accomplir?

Les captifs redoublèrent leurs efforts. Leurs doigts déchirés saignaient, mais ils creusaient toujours.

Après une demi-heure de travail, le trou, foré par eux, avait atteint une demi-toise de profondeur. Ils pouvaient reconnaître aux bruits plus accentués qu’une mince couche de terre seulement empêchait alors une communication immédiate.

Quelques minutes s’écoulèrent encore, et soudain le major retira sa main coupée par une lame aiguë.

Il retint un cri prêt à lui échapper.

John Mangles, opposant la lame de son poignard, évita le couteau qui s’agitait hors du sol, mais il saisit la main qui le tenait.

C’était une main de femme ou d’enfant, une main européenne!

De part et d’autre, pas un mot n’avait été prononcé. Il était évident que, de part et d’autre, il y avait intérêt à se taire.

«Est-ce Robert?» murmura Glenarvan.

Mais, si bas qu’il eût prononcé ce nom, Mary Grant, éveillée par les mouvements qui s’accomplissaient dans la case, se glissa près de Glenarvan, et, saisissant cette main toute maculée de terre, elle la couvrit de baisers.

«Toi! Toi! disait la jeune fille, qui n’avait pu s’y méprendre, toi, mon Robert!

– Oui, petite sœur, répondit Robert, je suis là, pour vous sauver tous! Mais, silence!

– Brave enfant! répétait Glenarvan.

– Surveillez les sauvages au dehors», reprit Robert.

Mulrady, un moment distrait par l’apparition de l’enfant, reprit son poste d’observation.

«Tout va bien, dit-il. Il n’y a plus que quatre guerriers qui veillent. Les autres sont endormis.

– Courage!» répondit Wilson.

En un instant, le trou fut agrandi, et Robert passa des bras de sa sœur dans les bras de lady Helena.

Autour de son corps était roulée une longue corde de phormium.

«Mon enfant, mon enfant, murmurait la jeune femme, ces sauvages ne t’ont pas tué!

– Non, madame, répondit Robert. Je ne sais comment, pendant le tumulte, j’ai pu me dérober à leurs yeux; j’ai franchi l’enceinte; pendant deux jours, je suis resté caché derrière des arbrisseaux; j’errais la nuit; je voulais vous revoir. Pendant que toute la tribu s’occupait des funérailles du chef, je suis venu reconnaître ce côté du retranchement où s’élève la prison, et j’ai vu que je pourrais arriver jusqu’à vous. J’ai volé dans une hutte déserte ce couteau et cette corde. Les touffes d’herbes, les branches d’arbustes m’ont servi d’échelle; j’ai trouvé par hasard une espèce de grotte creusée dans le massif même où s’appuie cette hutte; je n’ai eu que quelques pieds à creuser dans une terre molle, et me voilà.»

Vingt baisers muets furent la seule réponse que put obtenir Robert.

«Partons! dit-il d’un ton décidé.

– Paganel est en bas? demanda Glenarvan.

– Monsieur Paganel? répondit l’enfant, surpris de la question.

– Oui, il nous attend?

– Mais non, mylord. Comment, Monsieur Paganel n’est pas ici?

– Il n’y est pas, Robert, répondit Mary Grant.

– Quoi? Tu ne l’as pas vu? demanda Glenarvan. Vous ne vous êtes pas rencontrés dans ce tumulte? Vous ne vous êtes pas échappés ensemble?

– Non, mylord, répondit Robert, atterré d’apprendre la disparition de son ami Paganel.

– Partons, dit le major, il n’y a pas une minute à perdre. En quelque lieu que soit Paganel, il ne peut pas être plus mal que nous ici. Partons!»

En effet, les moments étaient précieux. Il fallait fuir. L’évasion ne présentait pas de grandes difficultés, si ce n’est sur une paroi presque perpendiculaire en dehors de la grotte, et pendant une vingtaine de pieds seulement. Puis, après, le talus offrait une descente assez douce jusqu’au bas de la montagne. De ce point, les captifs pouvaient gagner rapidement les vallées inférieures, tandis que les maoris, s’ils venaient à s’apercevoir de leur fuite, seraient forcés de faire un très long détour pour les atteindre, puisqu’ils ignoraient l’existence de cette galerie creusée entre le waré-atoua et le talus extérieur.

L’évasion commença. Toutes les précautions furent prises pour la faire réussir. Les captifs passèrent un à un par l’étroite galerie et se trouvèrent dans la grotte. John Mangles, avant de quitter la hutte, fit disparaître tous les décombres et se glissa à son tour par l’ouverture, sur laquelle il laissa retomber les nattes de la case. La galerie se trouvait donc entièrement dissimulée.

Il s’agissait à présent de descendre la paroi perpendiculaire jusqu’au talus, et cette descente aurait été impraticable, si Robert n’eût apporté la corde de phormium.

On la déroula; elle fut fixée à une saillie de roche et rejetée au dehors.

John Mangles, avant de laisser ses amis se suspendre à ces filaments de phormium, qui, par leur torsion, formaient la corde, les éprouva; ils ne lui parurent pas offrir une grande solidité; or, il ne fallait pas s’exposer inconsidérément, car une chute pouvait être mortelle.

«Cette corde, dit-il, ne peut supporter que le poids de deux corps; ainsi, procédons en conséquence. Que lord et lady Glenarvan se laissent glisser d’abord; lorsqu’ils seront arrivés au talus, trois secousses imprimées à la corde nous donneront le signal de les suivre.

– Je passerai le premier, répondit Robert. J’ai découvert au bas du talus une sorte d’excavation profonde où les premiers descendus se cacheront pour attendre les autres.

– Va, mon enfant», dit Glenarvan en serrant la main du jeune garçon.

Robert disparut par l’ouverture de la grotte. Une minute après, les trois secousses de la corde apprenaient que l’enfant venait d’opérer heureusement sa descente.

Aussitôt Glenarvan et lady Helena se hasardèrent en dehors de la grotte. L’obscurité était profonde encore, mais quelques teintes grisâtres nuançaient déjà les cimes qui se dressaient dans l’est.

Le froid piquant du matin ranima la jeune femme. Elle se sentit plus forte et commença sa périlleuse évasion.

Glenarvan d’abord, lady Helena ensuite, se laissèrent glisser le long de la corde jusqu’à l’endroit où la paroi perpendiculaire rencontrait le sommet du talus. Puis Glenarvan, précédant sa femme et la soutenant, commença à descendre à reculons. Il cherchait les touffes d’herbes et les arbrisseaux propres à lui offrir un point d’appui; il les éprouvait d’abord, et y plaçait ensuite le pied de lady Helena. Quelques oiseaux, réveillés subitement, s’envolaient en poussant de petits cris, et les fugitifs frémissaient quand une pierre, détachée de son alvéole, roulait avec bruit jusqu’au bas de la montagne.

Ils avaient atteint la moitié du talus, lorsqu’une voix se fit entendre à l’ouverture de la grotte:

«Arrêtez!» murmurait John Mangles.

Glenarvan, accroché d’une main à une touffe de tétragones, de l’autre, retenant sa femme, attendit, respirant à peine.

Wilson avait eu une alerte. Ayant entendu quelque bruit à l’extérieur du waré-atoua, il était rentré dans la hutte, et, soulevant la natte, il observait les maoris. Sur un signe de lui, John arrêta Glenarvan.

En effet, un des guerriers, surpris par quelque rumeur insolite, s’était relevé et rapproché du waré-atoua. Debout, à deux pas de la hutte, il écoutait, la tête inclinée. Il resta dans cette attitude pendant une minute longue comme une heure, l’oreille tendue, l’œil aux aguets. Puis, secouant la tête en homme qui s’est mépris, il revint vers ses compagnons, prit une brassée de bois mort et la jeta dans le brasier à demi éteint, dont les flammes se ravivèrent. Sa figure, vivement éclairée, ne trahissait plus aucune préoccupation, et, après avoir observé les premières lueurs de l’aube qui blanchissaient l’horizon, il s’étendit près du feu pour réchauffer ses membres refroidis.

«Tout va bien», dit Wilson.

John fit signe à Glenarvan de reprendre sa descente.

Glenarvan se laissa glisser doucement sur le talus; bientôt lady Helena et lui prirent pied sur l’étroit sentier où les attendait Robert.

La corde fut secouée trois fois, et, à son tour, John Mangles, précédant Mary Grant, suivit la périlleuse route. Son opération réussit; il rejoignit lord et lady Glenarvan dans le trou signalé par Robert.

Cinq minutes plus tard, tous les fugitifs, heureusement évadés du waré-atoua, quittaient leur retraite provisoire, et, fuyant les rives habitées du lac, ils s’enfonçaient par d’étroits sentiers, au plus profond des montagnes.

Ils marchaient rapidement, cherchant à se défier de tous les points où quelque regard pouvait les atteindre. Ils ne parlaient pas, ils glissaient comme des ombres à travers les arbrisseaux. Où allaient-ils? à l’aventure, mais ils étaient libres.

Vers cinq heures, le jour commença à poindre. Des nuances bleuâtres marbraient les hautes bandes de nuages. Les brumeux sommets se dégageaient des vapeurs matinales. L’astre du jour ne devait pas tarder à paraître, et ce soleil, au lieu de donner le signal du supplice, allait, au contraire, signaler la fuite des condamnés.

Il fallait donc, avant ce moment fatal, que les fugitifs se fussent mis hors de la portée des sauvages, afin de les dépister par l’éloignement.

Mais ils ne marchaient pas vite, car les sentiers étaient abrupts. Lady Helena gravissait les pentes, soutenue, pour ne pas dire portée, par Glenarvan, et Mary Grant s’appuyait au bras de John Mangles; Robert, heureux, triomphant, le cœur plein de joie de son succès, ouvrait la marche, les deux matelots la fermaient.

Encore une demi-heure, et l’astre radieux allait émerger des brumes de l’horizon.

Pendant une demi-heure, les fugitifs marchèrent à l’aventure. Paganel n’était pas là pour les diriger, – Paganel, l’objet de leurs alarmes et dont l’absence faisait une ombre noire à leur bonheur.

Cependant, ils se dirigeaient vers l’est, autant que possible, et s’avançaient au-devant d’une magnifique aurore. Bientôt ils eurent atteint une hauteur de cinq cents pieds au-dessus du lac Taupo, et le froid du matin, accru par cette altitude, les piquait vivement. Des formes indécises de collines et de montagnes s’étageaient les unes au-dessus des autres; mais Glenarvan ne demandait qu’à s’y perdre. Plus tard, il verrait à sortir de ce montueux labyrinthe. Enfin le soleil parut, et il envoya ses premiers rayons au-devant des fugitifs.

Soudain un hurlement terrible, fait de cent cris, éclata dans les airs. Il s’élevait du pah, dont Glenarvan ignorait alors l’exacte situation.

D’ailleurs, un épais rideau de brumes, tendu sous ses pieds, l’empêchait de distinguer les vallées basses.

Mais les fugitifs ne pouvaient en douter, leur évasion était découverte, échapperaient-ils à la poursuite des indigènes? Avaient-ils été aperçus?

Leurs traces ne les trahiraient-elles pas?

En ce moment, le brouillard inférieur se leva, les enveloppa momentanément d’un nuage humide, et ils aperçurent à trois cents pieds au-dessous d’eux la masse frénétique des indigènes.

Ils voyaient, mais ils avaient été vus. De nombreux hurlements éclatèrent, des aboiements s’y joignirent, et la tribu tout entière, après avoir en vain essayé d’escalader la roche du waré-atoua, se précipita hors des enceintes, et s’élança par les plus courts sentiers à la poursuite des prisonniers qui fuyaient sa vengeance.

Chapitre XIV La montagne tabou

Le sommet de la montagne s’élevait encore d’une centaine de pieds. Les fugitifs avaient intérêt à l’atteindre afin de se dérober, sur le versant opposé, à la vue des maoris. Ils espéraient que quelque crête praticable leur permettrait alors de gagner les cimes voisines, qui se confondaient dans un système orographique, dont le pauvre Paganel eût sans doute, s’il avait été là, débrouillé les complications.

L’ascension fut donc hâtée, sous la menace de ces vociférations qui se rapprochaient de plus en plus.

La horde envahissante arrivait au pied de la montagne.

«Courage! Courage! Mes amis», criait Glenarvan, excitant ses compagnons de la voix et du geste.

En moins de cinq minutes, ils atteignirent le sommet du mont; là, ils se retournèrent afin de juger la situation et de prendre une direction qui pût dépister les maoris.

De cette hauteur, leurs regards dominaient le lac Taupo, qui s’étendait vers l’ouest dans son cadre pittoresque de montagnes. Au nord, les cimes du Pirongia. Au sud, le cratère enflammé du Tongariro.

Mais, vers l’est, le regard butait contre la barrière de cimes et de croupes qui joignait les Wahiti-Ranges, cette grande chaîne dont les anneaux non interrompus relient toute l’île septentrionale du détroit de Cook au cap oriental.

Il fallait donc redescendre le versant opposé et s’engager dans d’étroites gorges, peut-être sans issues.

Glenarvan jeta un coup d’œil anxieux autour de lui; le brouillard s’étant fondu aux rayons du soleil, son regard pénétrait nettement dans les moindres cavités du sol. Aucun mouvement des maoris ne pouvait échapper à sa vue.

Les indigènes n’étaient pas à cinq cents pieds de lui, quand ils atteignirent le plateau sur lequel reposait le cône solitaire.

Glenarvan ne pouvait, si peu que ce fût, prolonger sa halte. épuisé ou non, il fallait fuir sous peine d’être cerné.

«Descendons! s’écria-t-il, descendons avant que le chemin ne soit coupé!»

Mais, au moment où les pauvres femmes se relevaient par un suprême effort, Mac Nabbs les arrêta, et dit:

«C’est inutile, Glenarvan. Voyez.»

Et tous, en effet, virent l’inexplicable changement qui venait de se produire dans le mouvement des maoris.

Leur poursuite s’était subitement interrompue.

L’assaut de la montagne venait de cesser comme par un impérieux contre-ordre. La bande d’indigènes avait maîtrisé son élan, et s’était arrêtée comme les flots de la mer devant un roc infranchissable.

Tous ces sauvages, mis en appétit de sang, maintenant rangés au pied du mont, hurlaient, gesticulaient, agitaient des fusils et des haches, mais n’avançaient pas d’une semelle. Leurs chiens, comme eux enracinés au sol, aboyaient avec rage.

Que se passait-il donc? Quelle puissance invisible retenait les indigènes? Les fugitifs regardaient sans comprendre, craignant que le charme qui enchaînait la tribu de Kai-Koumou ne vînt à se rompre.

Soudain, John Mangles poussa un cri qui fit retourner ses compagnons. De la main, il leur montrait une petite forteresse élevée au sommet du cône.

«Le tombeau du chef Kara-Tété! s’écria Robert.

– Dis-tu vrai, Robert? demanda Glenarvan.

– Oui, mylord, c’est bien le tombeau! Je le reconnais…»

Robert ne se trompait pas. À cinquante pieds au-dessus, à la pointe extrême de la montagne, des pieux fraîchement peints formaient une petite enceinte palissadée. Glenarvan reconnut à son tour la tombe du chef zélandais. Dans les hasards de sa fuite, il avait été conduit à la cime même du Maunganamu.

Le lord suivi de ses compagnons, gravit les derniers talus du cône jusqu’au pied même du tombeau. Une large ouverture recouverte de nattes y donnait accès.

Glenarvan allait pénétrer dans l’intérieur de l’oudoupa quand, tout d’un coup, il recula vivement:

«Un sauvage! dit-il.

– Un sauvage dans ce tombeau? demanda le major.

– Oui, Mac Nabbs.

– Qu’importe, entrons.»

Glenarvan, le major, Robert et John Mangles pénétrèrent dans l’enceinte. Un maori était là, vêtu d’un grand manteau de phormium; l’ombre de l’oudoupa ne permettait pas de distinguer ses traits. Il paraissait fort tranquille, et déjeunait avec la plus parfaite insouciance. Glenarvan allait lui adresser la parole, quand l’indigène, le prévenant, lui dit d’un ton aimable et en bonne langue anglaise:

«Asseyez-vous donc, mon cher lord, le déjeuner vous attend.»

C’était Paganel. À sa voix, tous se précipitèrent dans l’oudoupa et tous passèrent dans les bras de l’excellent géographe. Paganel était retrouvé!

C’était le salut commun qui se présentait dans sa personne! on allait l’interroger, on voulait savoir comment et pourquoi il se trouvait au sommet du Maunganamu; mais Glenarvan arrêta d’un mot cette inopportune curiosité.

«Les sauvages! dit-il.

– Les sauvages, répondit en haussant les épaules Paganel. Voilà des individus que je méprise souverainement!

– Mais ne peuvent-ils?…

– Eux! Ces imbéciles! Venez les voir!»

Chacun suivit Paganel, qui sortit de l’oudoupa. Les zélandais étaient à la même place, entourant le pied du cône, et poussant d’épouvantables vociférations.

«Criez! Hurlez! époumonez-vous, stupides créatures! dit Paganel. Je vous défie bien de gravir cette montagne!

– Et pourquoi? demanda Glenarvan.

– Parce que le chef y est enterré, parce que ce tombeau nous protège, parce que la montagne est tabou!

– Tabou?

– Oui, mes amis! Et voilà pourquoi je me suis réfugié ici comme dans un de ces lieux d’asile du moyen âge ouverts aux malheureux.

– Dieu est pour nous!» s’écria lady Helena, levant ses mains vers le ciel.

En effet, le mont était tabou, et, par sa consécration, il échappait à l’envahissement des superstitieux sauvages.

Ce n’était pas encore le salut des fugitifs, mais un répit salutaire, dont ils cherchaient à profiter. Glenarvan, en proie à une indicible émotion, ne proférait pas une parole, et le major remuait la tête d’un air véritablement satisfait.

«Et maintenant, mes amis, dit Paganel, si ces brutes comptent sur nous pour exercer leur patience, ils se trompent. Avant deux jours, nous serons hors des atteintes de ces coquins.

– Nous fuirons! dit Glenarvan. Mais comment?

– Je n’en sais rien répondit Paganel, mais nous fuirons tout de même.»

Alors, chacun voulut connaître les aventures du géographe. Chose bizarre, et retenue singulière chez un homme si prolixe, il fallut, pour ainsi dire, lui arracher les paroles de la bouche. Lui qui aimait tant à conter, il ne répondit que d’une manière évasive aux questions de ses amis.

«On m’a changé mon Paganel», pensait Mac Nabbs.

En effet, la physionomie du digne savant n’était plus la même. Il s’enveloppait sévèrement dans son vaste châle de phormium, et semblait éviter les regards trop curieux. Ses manières embarrassées, lorsqu’il était question de lui, n’échappèrent à personne, mais, par discrétion, personne ne parut les remarquer. D’ailleurs, quand Paganel n’était plus sur le tapis, il reprenait son enjouement habituel.

Quant à ses souvenirs, voici ce qu’il jugea convenable d’en apprendre à ses compagnons, lorsque tous se furent assis près de lui, au pied des poteaux de l’oudoupa.

Après le meurtre de Kara-Tété, Paganel profita comme Robert du tumulte des indigènes et se jeta hors de l’enceinte du pah. Mais, moins heureux que le jeune Grant, il alla donner droit dans un campement de maoris. Là commandait un chef de belle taille, à l’air intelligent, évidemment supérieur à tous les guerriers de sa tribu. Ce chef parlait correctement anglais, et souhaita la bienvenue en limant du bout de son nez le nez du géographe.

Paganel se demandait s’il devait se considérer comme prisonnier ou non. Mais, voyant qu’il ne pouvait faire un pas sans être gracieusement accompagné du chef, il sut bientôt à quoi s’en tenir à cet égard.

Ce chef, nommé «Hihy», c’est-à-dire «rayon du soleil», n’était point un méchant homme. Les lunettes et la longue-vue du géographe semblaient lui donner une haute idée de Paganel, et il l’attacha particulièrement à sa personne, non seulement par ses bienfaits, mais encore avec de bonnes cordes de phormium. La nuit surtout.

Cette situation nouvelle dura trois grands jours.

Pendant ce laps de temps, Paganel fut-il bien ou mal traité? «oui et non», dit-il, sans s’expliquer davantage. Bref, il était prisonnier, et, sauf la perspective d’un supplice immédiat, sa condition ne lui paraissait guère plus enviable que celle de ses infortunés amis.

Heureusement, pendant une nuit, il parvint à ronger ses cordes et à s’échapper. Il avait assisté de loin à l’enterrement du chef, il savait qu’on l’avait inhumé au sommet du Maunganamu, et que la montagne devenait tabou par ce fait. Ce fut là qu’il résolut de se réfugier, ne voulant pas quitter le pays où ses compagnons étaient retenus. Il réussit dans sa périlleuse entreprise. Il arriva pendant la nuit dernière au tombeau de Kara-Tété, et attendit, «tout en reprenant des forces», que le ciel délivrât ses amis par quelque hasard.

Tel fut le récit de Paganel. Omit-il à dessein certaine circonstance de son séjour chez les indigènes? Plus d’une fois, son embarras le laissa croire. Quoi qu’il en soit, il reçut d’unanimes félicitations, et, le passé connu, on en revint au présent. La situation était toujours excessivement grave. Les indigènes, s’ils ne se hasardaient pas à gravir le Maunganamu, comptaient sur la faim et la soif pour reprendre leurs prisonniers. Affaire de temps, et les sauvages ont la patience longue.

Glenarvan ne se méprenait pas sur les difficultés de sa position, mais il résolut d’attendre les circonstances favorables, et de les faire naître, au besoin.

Et d’abord Glenarvan voulut reconnaître avec soin le Maunganamu, c’est-à-dire sa forteresse improvisée, non pour la défendre, car le siège n’en était pas à craindre, mais pour en sortir. Le major, John, Robert, Paganel et lui, prirent un relevé exact de la montagne. Ils observèrent la direction des sentiers, leurs aboutissants, leur déclivité. La crête, longue d’un mille, qui réunissait le Maunganamu à la chaîne des Wahiti, allait en s’abaissant vers la plaine. Son arête, étroite et capricieusement profilée, présentait la seule route praticable, au cas où l’évasion serait possible. Si les fugitifs y passaient inaperçus, à la faveur de la nuit, peut-être réussiraient-ils à s’engager dans les profondes vallées des Ranges, et à dépister les guerriers maoris. Mais cette route offrait plus d’un danger. Dans sa partie basse, elle passait à portée des coups de fusil. Les balles des indigènes postés aux rampes inférieures pouvaient s’y croiser, et tendre là un réseau de fer que nul ne saurait impunément franchir.

Glenarvan et ses amis, s’étant aventurés sur la partie dangereuse de la crête, furent salués d’une grêle de plomb qui ne les atteignit pas. Quelques bourres, enlevées par le vent, arrivèrent jusqu’à eux. Elles étaient faites de papier imprimé que Paganel ramassa par curiosité pure et qu’il déchiffra non sans peine.

«Bon! dit-il, savez-vous, mes amis, avec quoi ces animaux-là bourrent leurs fusils?

– Non, Paganel, répondit Glenarvan.

– Avec des feuillets de la bible! Si c’est l’emploi qu’ils font des versets sacrés, je plains leurs missionnaires! Ils auront de la peine à fonder des bibliothèques maories.

– Et quel passage des livres saints ces indigènes nous ont-ils tiré en pleine poitrine? demanda Glenarvan.

– Une parole du Dieu tout-puissant, répondit John Mangles, qui venait de lire à son tour le papier maculé par l’explosion. Cette parole nous dit d’espérer en lui, ajouta le capitaine, avec l’inébranlable conviction de sa foi écossaise.

– Lis, John», dit Glenarvan.

Et John lut ce verset respecté par la déflagration de la poudre:

«Psaume 90. – «Parce qu’il a espéré en moi, je le délivrerai

– Mes amis, dit Glenarvan, il faut reporter ces paroles d’espérance à nos braves et chères compagnes. Il y a là de quoi leur ranimer le cœur.»

Glenarvan et ses compagnons remontèrent les abrupts sentiers du cône, et se dirigèrent vers le tombeau qu’ils voulaient examiner.

Chemin faisant, ils furent étonnés de surprendre, à de petits intervalles, comme un certain frémissement du sol. Ce n’était pas une agitation, mais cette vibration continue qu’éprouvent les parois d’une chaudière à la poussée de l’eau bouillante. De violentes vapeurs, nées de l’action des feux souterrains, étaient évidemment emmagasinées sous l’enveloppe de la montagne.

Cette particularité ne pouvait émerveiller des gens qui venaient de passer entre les sources chaudes du Waikato. Ils savaient que cette région centrale d’Ika-Na-Maoui est essentiellement volcanique.

C’est un véritable tamis dont le tissu laisse transpirer les vapeurs de la terre par les sources bouillantes et les solfatares.

Paganel, qui l’avait déjà observée, appela donc l’attention de ses amis sur la nature volcanique de la montagne. Le Maunganamu n’était que l’un de ces nombreux cônes qui hérissent la portion centrale de l’île, c’est-à-dire un volcan de l’avenir.

La moindre action mécanique pouvait déterminer la formation d’un cratère dans ses parois faites d’un tuf siliceux et blanchâtre.

«En effet, dit Glenarvan, mais nous ne sommes pas plus en danger ici qu’auprès de la chaudière du Duncan. C’est une tôle solide que cette croûte de terre!

– D’accord, répondit le major, mais une chaudière, si bonne qu’elle soit, finit toujours par éclater, après un long service.

– Mac Nabbs, reprit Paganel, je ne demande pas à rester sur ce cône. Que le ciel me montre une route praticable, et je le quitte à l’instant.

– Ah! Pourquoi ce Maunganamu ne peut-il nous entraîner lui-même, répondit John Mangles, puisque tant de puissance mécanique est renfermée dans ses flancs! Il y a peut-être, sous nos pieds, la force de plusieurs millions de chevaux, stérile et perdue! Notre Duncan n’en demanderait pas la millième partie pour nous porter au bout du monde!»

Ce souvenir du Duncan, évoqué par John Mangles, eut pour effet de ramener les pensées les plus tristes dans l’esprit de Glenarvan; car, si désespérée que fût sa propre situation, il l’oubliait souvent pour gémir sur le sort de son équipage.

Il songeait encore, quand il retrouva au sommet du Maunganamu ses compagnons d’infortune.

Lady Helena, dès qu’elle l’aperçut, vint à lui.

«Mon cher Edward, dit-elle, vous avez reconnu notre position? Devons-nous espérer ou craindre?

– Espérer, ma chère Helena, répondit Glenarvan. Les indigènes ne franchiront jamais la limite de la montagne, et le temps ne nous manquera pas pour former un plan d’évasion.

– D’ailleurs, madame, dit John Mangles, c’est Dieu lui-même qui nous recommande d’espérer.»

John Mangles remit à lady Helena ce feuillet de la bible, où se lisait le verset sacré. La jeune femme et la jeune fille, l’âme confiante, le cœur ouvert à toutes les interventions du ciel, virent dans ces paroles du livre saint un infaillible présage de salut.

«Maintenant, à l’oudoupa! s’écria gaiement Paganel. C’est notre forteresse, notre château, notre salle à manger, notre cabinet de travail! Personne ne nous y dérangera! Mesdames, permettez-moi de vous faire les honneurs de cette charmante habitation.»

On suivit l’aimable Paganel. Lorsque les sauvages virent les fugitifs profaner de nouveau cette sépulture tabouée, ils firent éclater de nombreux coups de feu et d’épouvantables hurlements, ceux-ci aussi bruyants que ceux-là. Mais, fort heureusement, les balles ne portèrent pas si loin que les cris, et tombèrent à mi-côte, pendant que les vociférations allaient se perdre dans l’espace.

Lady Helena, Mary Grant et leurs compagnons, tout à fait rassurés en voyant que la superstition des maoris était encore plus forte que leur colère, entrèrent dans le monument funèbre.

C’était une palissade de pieux peints en rouge, que cet oudoupa du chef zélandais. Des figures symboliques, un vrai tatouage sur bois, racontaient la noblesse et les hauts faits du défunt. Des chapelets d’amulettes, de coquillages ou de pierres taillées se balançaient d’un poteau à l’autre. À l’intérieur, le sol disparaissait sous un tapis de feuilles vertes. Au centre, une légère extumescence trahissait la tombe fraîchement creusée.

Là, reposaient les armes du chef, ses fusils chargés et amorcés, sa lance, sa superbe hache en jade vert, avec une provision de poudre et de balles suffisante pour les chasses éternelles.

«Voilà tout un arsenal, dit Paganel, dont nous ferons un meilleur emploi que le défunt. Une bonne idée qu’ont ces sauvages d’emporter leurs armes dans l’autre monde!

– Eh! mais, ce sont des fusils de fabrique anglaise! dit le major.

– Sans doute, répondit Glenarvan, et c’est une assez sotte coutume de faire cadeau d’armes à feu aux sauvages! Ils s’en servent ensuite contre les envahisseurs, et ils ont raison. En tout cas, ces fusils pourront nous être utiles!

– Mais ce qui nous sera plus utile encore, dit Paganel, ce sont les vivres et l’eau destinés à Kara-Tété.»

En effet, les parents et les amis du mort avaient bien fait les choses. L’approvisionnement témoignait de leur estime pour les vertus du chef. Il y avait des vivres suffisants à nourrir dix personnes pendant quinze jours ou plutôt le défunt pour l’éternité. Ces aliments de nature végétale consistaient en fougères, en patates douces, le «convolvulus batatas» indigène, et en pommes de terre importées depuis longtemps dans le pays par les européens. De grands vases contenaient l’eau pure qui figure au repas zélandais, et une douzaine de paniers, artistement tressés, renfermaient des tablettes d’une gomme verte parfaitement inconnue.

Les fugitifs étaient donc prémunis pour quelques jours contre la faim et la soif. Ils ne se firent aucunement prier pour prendre leur premier repas aux dépens du chef.

Glenarvan rapporta les aliments nécessaires à ses compagnons, et les confia aux soins de Mr Olbinett.

Le stewart, toujours formaliste, même dans les plus graves situations, trouva le menu du repas un peu maigre. D’ailleurs, il ne savait comment préparer ces racines, et le feu lui manquait.

Mais Paganel le tira d’affaire, en lui conseillant d’enfouir tout simplement ses fougères et ses patates douces dans le sol même.

En effet, la température des couches supérieures était très élevée, et un thermomètre, enfoncé dans ce terrain, eût certainement accusé une chaleur de soixante à soixante-cinq degrés. Olbinett faillit même s’échauder très sérieusement, car, au moment où il venait de creuser un trou pour y déposer ses racines, une colonne de vapeur d’eau se dégagea, et monta en sifflant à une hauteur d’une toise. Le stewart tomba à la renverse, épouvanté.

«Fermez le robinet!» cria le major, qui, aidé des deux matelots, accourut et combla le trou de débris ponceux, tandis que Paganel, considérant d’un air singulier ce phénomène, murmurait ces mots:

«Tiens! Tiens! Hé! Hé! Pourquoi pas?

– Vous n’êtes pas blessé? demanda Mac Nabbs à Olbinett.

– Non, Monsieur Mac Nabbs, répondit le stewart, mais je ne m’attendais guère…

– À tant de bienfaits du ciel! s’écria Paganel d’un ton enjoué. Après l’eau et les vivres de Kara-Tété, le feu de la terre! Mais c’est un paradis que cette montagne! Je propose d’y fonder une colonie, de la cultiver, de nous y établir pour le reste de nos jours! Nous serons les Robinsons du Maunganamu! En vérité, je cherche vainement ce qui nous manque sur ce confortable cône!

– Rien, s’il est solide, répondit John Mangles.

– Bon! Il n’est pas fait d’hier, dit Paganel. Depuis longtemps il résiste à l’action des feux intérieurs, et il tiendra bien jusqu’à notre départ.

– Le déjeuner est servi», annonça Mr Olbinett, aussi gravement que s’il eût été dans l’exercice de ses fonctions au château de Malcolm.

Aussitôt les fugitifs, assis près de la palissade, commencèrent un de ces repas que depuis quelque temps la providence leur envoyait si exactement dans les plus graves conjonctures.

On ne se montra pas difficile sur le choix des aliments, mais les avis furent partagés touchant la racine de fougère comestible. Les uns lui trouvèrent une saveur douce et agréable, les autres un goût mucilagineux, parfaitement insipide, et une remarquable coriacité. Les patates douces, cuites dans le sol brûlant, étaient excellentes. Le géographe fit observer que Kara-Tété n’était point à plaindre.

Puis, la faim rassasiée, Glenarvan proposa de discuter sans retard, un plan d’évasion.

«Déjà! dit Paganel, d’un ton véritablement piteux. Comment, vous songez déjà à quitter ce lieu de délices?

– Mais, Monsieur Paganel, répondit lady Helena, en admettant que nous soyons à Capoue, vous savez qu’il ne faut pas imiter Annibal!

– Madame, répondit Paganel, je ne me permettrai point de vous contredire, et puisque vous voulez discuter, discutons.

– Je pense tout d’abord, dit Glenarvan, que nous devons tenter une évasion avant d’y être poussés par la famine. Les forces ne nous manquent pas, et il faut en profiter. La nuit prochaine, nous essayerons de gagner les vallées de l’est en traversant le cercle des indigènes à la faveur des ténèbres.

– Parfait, répondit Paganel, si les maoris nous laissent passer.

– Et s’ils nous en empêchent? dit John Mangles.

– Alors, nous emploierons les grands moyens, répondit Paganel.

– Vous avez donc de grands moyens? demanda le major.

– À n’en savoir que faire!» répliqua Paganel sans s’expliquer davantage.

Il ne restait plus qu’à attendre la nuit pour essayer de franchir la ligne des indigènes.

Ceux-ci n’avaient pas quitté la place. Leurs rangs semblaient même s’être grossis des retardataires de la tribu.

Çà et là, des foyers allumés formaient une ceinture de feux à la base du cône. Quand les ténèbres envahirent les vallées environnantes, le Maunganamu parut sortir d’un vaste brasier, tandis que son sommet se perdait dans une ombre épaisse.

On entendait à six cents pieds plus bas l’agitation, les cris, le murmure du bivouac ennemi.

À neuf heures, par une nuit très noire, Glenarvan et John Mangles résolurent d’opérer une reconnaissance, avant d’entraîner leurs compagnons sur cette périlleuse route. Ils descendirent sans bruit, pendant dix minutes environ, et s’engagèrent sur l’étroite arête qui traversait la ligne indigène, à cinquante pieds au-dessus du campement.

Tout allait bien jusqu’alors. Les maoris, étendus près de leurs brasiers, ne semblaient pas apercevoir les deux fugitifs, qui firent encore quelques pas.

Mais soudain, à gauche et à droite de la crête, une double fusillade éclata.

«En arrière! dit Glenarvan, ces bandits ont des yeux de chat et des fusils de riflemen!»

John Mangles et lui remontèrent aussitôt les roides talus du mont, et vinrent promptement rassurer leurs amis effrayés par les détonations.

Le chapeau de Glenarvan avait été traversé de deux balles. Il était donc impossible de s’aventurer sur l’interminable crête entre ces deux rangs de tirailleurs.

«À demain, dit Paganel, et puisque nous ne pouvons tromper la vigilance de ces indigènes, vous me permettrez de leur servir un plat de ma façon!»

La température était assez froide. Heureusement, Kara-Tété avait emporté dans sa tombe ses meilleures robes de nuit, de chaudes couvertures de phormium dont chacun s’enveloppa sans scrupule, et bientôt les fugitifs, gardés par la superstition indigène, dormaient tranquillement à l’abri des palissades, sur ce sol tiède et tout frissonnant de bouillonnements intérieurs.

Chapitre XV Les grands moyens de Paganel

Le lendemain, 17 février, le soleil levant réveilla de ses premiers rayons les dormeurs du Maunganamu. Les maoris, depuis longtemps déjà, allaient et venaient au pied du cône, sans s’écarter de leur ligne d’observation. De furieuses clameurs saluèrent l’apparition des européens qui sortaient de l’enceinte profanée.

Chacun jeta son premier coup d’œil aux montagnes environnantes, aux vallées profondes encore noyées de brumes, à la surface du lac Taupo, que le vent du matin ridait légèrement.

Puis tous, avides de connaître les nouveaux projets de Paganel, se réunirent autour de lui, et l’interrogèrent des yeux.

Paganel répondit aussitôt à l’inquiète curiosité de ses compagnons.

«Mes amis, dit-il, mon projet a cela d’excellent que, s’il ne produit pas tout l’effet que j’en attends, s’il échoue même, notre situation ne sera pas empirée. Mais il doit réussir, il réussira.

– Et ce projet? demanda Mac Nabbs.

– Le voici, répondit Paganel. La superstition des indigènes a fait de cette montagne un lieu d’asile, il faut que la superstition nous aide à en sortir.

Si je parviens à persuader à Kai-Koumou que nous avons été victimes de notre profanation, que le courroux céleste nous a frappés, en un mot, que nous sommes morts et d’une mort terrible, croyez-vous qu’il abandonne ce plateau du Maunganamu pour retourner à son village?

– Cela n’est pas douteux, dit Glenarvan.

– Et de quelle mort horrible nous menacez-vous? demanda lady Helena.

– De la mort des sacrilèges, mes amis, répondit Paganel. Les flammes vengeresses sont sous nos pieds. Ouvrons-leur passage!

– Quoi! Vous voulez faire un volcan! s’écria John Mangles.

– Oui, un volcan factice, un volcan improvisé, dont nous dirigerons les fureurs! Il y a là toute une provision de vapeurs et de feux souterrains qui ne demandent qu’à sortir! Organisons une éruption artificielle à notre profit!

– L’idée est bonne, dit le major. Bien imaginé, Paganel!

– Vous comprenez, reprit le géographe, que nous feindrons d’être dévorés par les flammes du Pluton zélandais, et que nous disparaîtrons spirituellement dans le tombeau de Kara-Tété…

– Où nous resterons trois jours, quatre jours, cinq jours, s’il le faut, c’est-à-dire jusqu’au moment où les sauvages, convaincus de notre mort, abandonneront la partie.

– Mais s’ils ont l’idée de constater notre châtiment, dit miss Grant, s’ils gravissent la montagne?

– Non, ma chère Mary, répondit Paganel, ils ne le feront pas. La montagne est tabouée, et quand elle aura elle-même dévoré ses profanateurs, son tabou sera plus rigoureux encore!

– Ce projet est véritablement bien conçu, dit Glenarvan. Il n’a qu’une chance contre lui, et cette chance, c’est que les sauvages s’obstinent à rester si longtemps encore au pied du Maunganamu, que les vivres viennent à nous manquer. Mais cela est peu probable, surtout si nous jouons habilement notre jeu.

– Et quand tenterons-nous cette dernière chance? demanda lady Helena.

– Ce soir même, répondit Paganel, à l’heure des plus épaisses ténèbres.

– C’est convenu, répondit Mac Nabbs. Paganel, vous êtes un homme de génie et moi qui ne me passionne guère, d’habitude, je réponds du succès. Ah! Ces coquins! Nous allons leur servir un petit miracle, qui retardera leur conversion d’un bon siècle! Que les missionnaires nous le pardonnent!»

Le projet de Paganel était donc adopté, et véritablement, avec les superstitieuses idées des maoris, il pouvait, il devait réussir. Restait son exécution. L’idée était bonne, mais sa mise en pratique difficile. Ce volcan n’allait-il pas dévorer les audacieux qui lui creuseraient un cratère? Pourrait-on maîtriser, diriger cette éruption, quand ses vapeurs, ses flammes et ses laves seraient déchaînées? Le cône tout entier ne s’abîmerait-il pas dans un gouffre de feu? C’était toucher là à ces phénomènes dont la nature s’est réservé le monopole absolu.

Paganel avait prévu ces difficultés, mais il comptait agir avec prudence et sans pousser les choses à l’extrême. Il suffisait d’une apparence pour duper les maoris, et non de la terrible réalité d’une éruption.

Combien cette journée parut longue! Chacun en compta les interminables heures. Tout était préparé pour la fuite. Les vivres de l’oudoupa avaient été divisés et formaient des paquets peu embarrassants.

Quelques nattes et les armes à feu complétaient ce léger bagage, enlevé au tombeau du chef. Il va sans dire que ces préparatifs furent faits dans l’enceinte palissadée et à l’insu des sauvages.

À six heures, le stewart servit un repas réconfortant. Où et quand mangerait-on dans les vallées du district, nul ne le pouvait prévoir.

Donc, on dîna pour l’avenir. Le plat du milieu se composait d’une demi-douzaine de gros rats, attrapés par Wilson et cuits à l’étouffée. Lady Helena et Mary Grant refusèrent obstinément de goûter ce gibier si estimé dans la Nouvelle-Zélande, mais les hommes s’en régalèrent comme de vrais maoris. Cette chair était véritablement excellente, savoureuse, même, et les six rongeurs furent rongés jusqu’aux os.

Le crépuscule du soir arriva. Le soleil disparut derrière une bande d’épais nuages d’aspect orageux.

Quelques éclairs illuminaient l’horizon, et un tonnerre lointain roulait dans les profondeurs du ciel.

Paganel salua l’orage qui venait en aide à ses desseins et complétait sa mise en scène. Les sauvages sont superstitieusement affectés par ces grands phénomènes de la nature. Les néo-zélandais tiennent le tonnerre pour la voix irritée de leur Nouï-Atoua et l’éclair n’est que la fulguration courroucée de ses yeux. La divinité paraîtrait donc venir personnellement châtier les profanateurs du tabou. À huit heures, le sommet du Maunganamu disparut dans une obscurité sinistre.

Le ciel prêtait un fond noir à cet épanouissement de flammes que la main de Paganel allait y projeter.

Les maoris ne pouvaient plus voir leurs prisonniers.

Le moment d’agir était venu.

Il fallait procéder avec rapidité. Glenarvan, Paganel, Mac Nabbs, Robert, le stewart, les deux matelots, se mirent à l’œuvre simultanément.

L’emplacement du cratère fut choisi à trente pas du tombeau de Kara-Tété. Il était important, en effet, que cet oudoupa fut respecté par l’éruption, car avec lui eût également disparu le tabou de la montagne. Là, Paganel avait remarqué un énorme bloc de pierre autour duquel les vapeurs s’épanchaient avec une certaine intensité. Ce bloc recouvrait un petit cratère naturel creusé dans le cône, et s’opposait par son poids seul à l’épanchement des flammes souterraines. Si l’on parvenait à le rejeter hors de son alvéole, les vapeurs et les laves fuseraient aussitôt par l’ouverture dégagée.

Les travailleurs se firent des leviers avec les pieux arrachés à l’intérieur de l’oudoupa, et ils attaquèrent vigoureusement la masse rocheuse. Sous leurs efforts simultanés, le roc ne tarda pas à s’ébranler. Ils lui creusèrent une sorte de petite tranchée sur le talus du mont, afin qu’il pût glisser par ce plan incliné. À mesure qu’ils le soulevaient, les trépidations du sol s’accusaient plus violemment.

De sourds rugissements de flammes et des sifflements de fournaise couraient sous la croûte amincie. Les audacieux ouvriers, véritables cyclopes maniant les feux de la terre, travaillaient silencieusement.

Bientôt, quelques fissures et des jets de vapeur brûlante leur apprirent que la place devenait périlleuse. Mais un suprême effort arracha le bloc qui glissa sur la pente du mont et disparut.

Aussitôt la couche amincie céda. Une colonne incandescente fusa vers le ciel avec de véhémentes détonations, tandis que des ruisseaux d’eau bouillante et de laves roulaient vers le campement des indigènes et les vallées inférieures.

Tout le cône trembla, et l’on put croire qu’il s’abîmait dans un gouffre sans fond. Glenarvan et ses compagnons eurent à peine le temps de se soustraire aux atteintes de l’éruption; ils s’enfuirent dans l’enceinte de l’oudoupa, non sans avoir reçu quelques gouttes d’une eau portée à une température de quatre-vingt-quatorze degrés.

Cette eau répandit d’abord une légère odeur de bouillon, qui se changea bientôt en une odeur de soufre très marquée.

Alors, les vases, les laves, les détritus volcaniques, se confondirent dans un même embrasement. Des torrents de feu sillonnèrent les flancs du Maunganamu. Les montagnes prochaines s’éclairèrent au feu de l’éruption; les vallées profondes s’illuminèrent d’une réverbération intense.

Tous les sauvages s’étaient levés, hurlant sous la morsure de ces laves qui bouillonnaient au milieu de leur bivouac. Ceux que le fleuve de feu n’avait pas atteints fuyaient et remontaient les collines environnantes; puis, ils se retournaient épouvantés, et considéraient cet effrayant phénomène, ce volcan dans lequel la colère de leur dieu abîmait les profanateurs de la montagne sacrée. Et, à de certains moments où faiblissait le fracas de l’éruption, on les entendait hurler leur cri sacramentel:

«Tabou! Tabou! Tabou!»

Cependant, une énorme quantité de vapeurs, de pierres enflammées et de laves s’échappait de ce cratère du Maunganamu. Ce n’était plus un simple geyser comme ceux qui avoisinent le mont Hécla en Islande, mais le mont Hécla lui-même. Toute cette suppuration volcanique s’était contenue jusqu’alors sous l’enveloppe du cône, parce que les soupapes du Tongariro suffisaient à son expansion; mais lorsqu’on lui ouvrit une issue nouvelle, elle se précipita avec une extrême véhémence, et cette nuit-là, par une loi d’équilibre, les autres éruptions de l’île durent perdre de leur intensité habituelle.

Une heure après le début de ce volcan sur la scène du monde, de larges ruisseaux de lave incandescente coulaient sur ses flancs. On voyait toute une légion de rats sortir de leurs trous inhabitables et fuir le sol embrasé.

Pendant la nuit entière et sous l’orage qui se déchaînait dans les hauteurs du ciel, le cône fonctionna avec une violence qui ne laissa pas d’inquiéter Glenarvan. L’éruption rongeait les bords du cratère.

Les prisonniers, cachés derrière l’enceinte de pieux, suivaient les effrayants progrès du phénomène.

Le matin arriva. La fureur volcanique ne se modérait pas. D’épaisses vapeurs jaunâtres se mêlaient aux flammes; les torrents de lave serpentaient de toutes parts.

Glenarvan, l’œil aux aguets, le cœur palpitant, glissa son regard à tous les interstices de l’enceinte palissadée et observa le campement des indigènes.

Les maoris avaient fui sur les plateaux voisins, hors des atteintes du volcan. Quelques cadavres, couchés au pied du cône, étaient carbonisés par le feu. Plus loin, vers le pah, les laves avaient gagné une vingtaine de huttes, qui fumaient encore. Les zélandais, formant çà et là des groupes, considéraient le sommet empanaché du Maunganamu avec une religieuse épouvante.

Kai-Koumou vint au milieu de ses guerriers, et Glenarvan le reconnut. Le chef s’avança jusqu’au pied du cône, par le côté respecté des laves, mais il n’en franchit pas le premier échelon.

Là, les bras étendus comme un sorcier qui exorcise, il fit quelques grimaces dont le sens n’échappa point aux prisonniers. Ainsi que l’avait prévu Paganel, Kai-Koumou lançait sur la montagne vengeresse un tabou plus rigoureux.

Bientôt après, les indigènes s’en allaient par files dans les sentiers sinueux qui descendaient vers le pah.

«Ils partent! s’écria Glenarvan. Ils abandonnent leur poste! Dieu soit loué! Notre stratagème a réussi! Ma chère Helena, mes braves compagnons, nous voilà morts, nous voilà enterrés! Mais ce soir, à la nuit, nous ressusciterons, nous quitterons notre tombeau, nous fuirons ces barbares peuplades!»

On se figurerait difficilement la joie qui régna dans l’oudoupa. L’espoir avait repris tous les cœurs. Ces courageux voyageurs oubliaient le passé, oubliaient l’avenir, pour ne songer qu’au présent!

Et pourtant, cette tâche n’était pas facile de gagner quelque établissement européen au milieu de ces contrées inconnues. Mais, Kai-Koumou dépisté, on se croyait sauvé de tous les sauvages de la Nouvelle-Zélande!

Le major, pour son compte, ne cacha pas le souverain mépris que lui causaient ces maoris, et les expressions ne lui manquèrent pas pour les qualifier.

Ce fut un assaut entre Paganel et lui. Ils les traitèrent de brutes impardonnables, d’ânes stupides, d’idiots du Pacifique, de sauvages de Bedlam, de crétins des antipodes, etc., etc.

Ils ne tarirent pas.

Une journée entière devait encore s’écouler avant l’évasion définitive. On l’employa à discuter un plan de fuite. Paganel avait précieusement conservé sa carte de la Nouvelle-Zélande, et il put y chercher les plus sûrs chemins.

Après discussion, les fugitifs résolurent de se porter dans l’est, vers la baie Plenty. C’était passer par des régions inconnues, mais vraisemblablement désertes. Les voyageurs, habitués déjà à se tirer des difficultés naturelles, à tourner les obstacles physiques, ne redoutaient que la rencontre des maoris. Ils voulaient donc les éviter à tout prix et gagner la côte orientale, où les missionnaires ont fondé quelques établissements.

De plus, cette portion de l’île avait échappé jusqu’ici aux désastres de la guerre, et les partis indigènes n’y battaient pas la campagne.

Quant à la distance qui séparait le lac Taupo de la baie Plenty, on pouvait l’évaluer à cent milles.

Dix jours de marche à dix milles par jour. Cela se ferait, non sans fatigue; mais, dans cette courageuse troupe, nul ne comptait ses pas. Les missions une fois atteintes, les voyageurs s’y reposeraient en attendant quelque occasion favorable de gagner Auckland, car c’était toujours cette ville qu’ils voulaient gagner.

Ces divers points arrêtés, on continua de surveiller les indigènes jusqu’au soir. Il n’en restait plus un seul au pied de la montagne, et quand l’ombre envahit les vallées du Taupo, aucun feu ne signala la présence des maoris au bas du cône. Le chemin était libre.

À neuf heures, par une nuit noire, Glenarvan donna le signal du départ. Ses compagnons et lui, armés et équipés aux frais de Kara-Tété, commencèrent à descendre prudemment les rampes du Maunganamu. John Mangles et Wilson tenaient la tête, l’oreille et l’œil aux aguets. Ils s’arrêtaient au moindre bruit, ils interrogeaient la moindre lueur. Chacun se laissait pour ainsi dire glisser sur le talus du mont pour se mieux confondre avec lui.

À deux cents pieds au-dessus du sommet, John Mangles et son matelot atteignirent la périlleuse arête défendue si obstinément par les indigènes. Si par malheur les maoris, plus rusés que les fugitifs, avaient feint une retraite pour les attirer jusqu’à eux, s’ils n’avaient pas été dupes du phénomène volcanique, c’était en ce lieu même que leur présence se révélerait. Glenarvan, malgré toute sa confiance et en dépit des plaisanteries de Paganel, ne put s’empêcher de frémir. Le salut des siens allait se jouer tout entier pendant ces dix minutes nécessaires à franchir la crête. Il sentait battre le cœur de lady Helena, cramponnée à son bras.

Il ne songeait pas à reculer d’ailleurs. John, pas davantage. Le jeune capitaine, suivi de tous et protégé par une obscurité complète, rampa sur l’arête étroite, s’arrêtant lorsque quelque pierre détachée roulait jusqu’au bas du plateau. Si les sauvages étaient encore embusqués en contre-bas, ces bruits insolites devaient provoquer des deux côtés une redoutable fusillade.

Cependant, à glisser comme un serpent sur cette crête inclinée, les fugitifs n’allaient pas vite. Quand John Mangles eut atteint le point le plus abaissé, vingt-cinq pieds à peine le séparaient du plateau où la veille campaient les indigènes; puis l’arête se relevait par une pente assez roide et montait vers un taillis pendant l’espace d’un quart de mille.

Toutefois, cette partie basse fut franchie sans accident, et les voyageurs commencèrent à remonter en silence. Le bouquet de bois était invisible, mais on le savait là, et pourvu qu’une embuscade n’y fût pas préparée, Glenarvan espérait s’y trouver en lieu sûr. Cependant, il observa qu’à compter de ce moment il n’était plus protégé par le tabou. La crête remontante n’appartenait pas au Maunganamu, mais bien au système orographique qui hérissait la partie orientale du lac Taupo. Donc, non seulement les coups de fusil des indigènes, mais une attaque corps à corps était à redouter.

Pendant dix minutes, la petite troupe s’éleva par un mouvement insensible vers les plateaux supérieurs.

John n’apercevait pas encore le sombre taillis, mais il devait en être à moins de deux cents pieds.

Soudain il s’arrêta, recula presque. Il avait cru surprendre quelque bruit dans l’ombre. Son hésitation enraya la marche de ses compagnons.

Il demeura immobile, et assez pour inquiéter ceux qui le suivaient. On attendit. Dans quelles angoisses, cela ne peut s’exprimer! Serait-on forcé de revenir en arrière et de regagner le sommet du Maunganamu?

Mais John, voyant que le bruit ne se renouvelait pas, reprit son ascension sur l’étroit chemin de l’arête.

Bientôt le taillis se dessina vaguement dans l’ombre.

En quelques pas, il fut atteint, et les fugitifs se blottirent sous l’épais feuillage des arbres.

Chapitre XVI Entre deux feux

La nuit favorisait cette évasion. Il fallait donc en profiter pour quitter les funestes parages du lac Taupo. Paganel prit la direction de la petite troupe, et son merveilleux instinct de voyageur se révéla de nouveau pendant cette difficile pérégrination dans les montagnes. Il manœuvrait avec une surprenante habileté au milieu des ténèbres, choisissant sans hésiter les sentiers presque invisibles, tenant une direction constante dont il ne s’écartait pas. Sa nyctalopie, il est vrai, le servait fort, et ses yeux de chat lui permettaient de distinguer les moindres objets dans cette profonde obscurité.

Pendant trois heures, on marcha sans faire halte sur les rampes très allongées du revers oriental.

Paganel inclinait un peu vers le sud-est, afin de gagner un étroit passage creusé entre les Kaimanawa et les Wahiti-Ranges, où se glisse la route d’Auckland à la baie Haukes. Cette gorge franchie, il comptait se jeter hors du chemin, et, abrité par les hautes chaînes, marcher à la côte à travers les régions inhabitées de la province.

À neuf heures du matin, douze milles avaient été enlevés en douze heures. On ne pouvait exiger plus des courageuses femmes. D’ailleurs, le lieu parut convenable pour établir un campement. Les fugitifs avaient atteint le défilé qui sépare les deux chaînes. La route d’Oberland restait à droite et courait vers le sud. Paganel, sa carte à la main, fit un crochet vers le nord-est, et, à dix heures, la petite troupe atteignit une sorte d’abrupt redan formé par une saillie de la montagne. Les vivres furent tirés des sacs, et on leur fit honneur. Mary Grant et le major, que la fougère comestible avait peu satisfaits jusqu’alors, s’en régalèrent ce jour-là.

La halte se prolongea jusqu’à deux heures de l’après-midi, puis la route de l’est fut reprise, et les voyageurs s’arrêtèrent le soir à huit milles des montagnes. Ils ne se firent pas prier pour dormir en plein air.

Le lendemain, le chemin présenta des difficultés assez sérieuses. Il fallut traverser ce curieux district des lacs volcaniques, des geysers et des solfatares qui s’étend à l’est des Wahiti-Ranges.

Les yeux en furent beaucoup plus satisfaits que les jambes. C’étaient à chaque quart de mille des détours, des obstacles, des crochets, très fatigants à coup sûr; mais quel étrange spectacle, et quelle variété infinie la nature donne à ses grandes scènes!

Sur ce vaste espace de vingt milles carrés, l’épanchement des forces souterraines se produisait sous toutes les formes. Des sources salines d’une transparence étrange, peuplées de myriades d’insectes, sortaient des taillis indigènes d’arbres à thé. Elles dégageaient une pénétrante odeur de poudre brûlée, et déposaient sur le sol un résidu blanc comme une neige éblouissante. Leurs eaux limpides étaient portées jusqu’à l’ébullition, tandis que d’autres sources voisines s’épanchaient en nappes glacées. Des fougères gigantesques croissaient sur leurs bords, et dans des conditions analogues à celles de la végétation silurienne.

De tous côtés, des gerbes liquides, entourbillonnées de vapeurs, s’élançaient du sol comme les jets d’eau d’un parc, les unes continues, les autres intermittentes et comme soumises au bon plaisir d’un Pluton capricieux. Elles s’étageaient en amphithéâtre sur des terrasses naturelles superposées à la manière des vasques modernes; leurs eaux se confondaient peu à peu sous les volutes de fumées blanches, et, rongeant les degrés semi-diaphanes de ces escaliers gigantesques, elles alimentaient des lacs entiers avec leurs cascades bouillonnantes. Plus loin, aux sources chaudes et aux geysers tumultueux succédèrent les solfatares. Le terrain apparut tout boutonné de grosses pustules. C’étaient autant de cratères à demi éteints et lézardés de nombreuses fissures d’où se dégageaient divers gaz. L’atmosphère était saturée de l’odeur piquante et désagréable des acides sulfureux. Le soufre, formant des croûtes et des concrétions cristallines, tapissait le sol. Là s’amassaient depuis de longs siècles d’incalculables et stériles richesses, et c’est en ce district encore peu connu de la Nouvelle-Zélande que l’industrie viendra s’approvisionner, si les soufrières de la Sicile s’épuisent un jour.

On comprend quelles fatigues subirent les voyageurs à traverser ces régions hérissées d’obstacles. Les campements y étaient difficiles, et la carabine des chasseurs n’y rencontrait pas un oiseau digne d’être plumé par les mains de Mr Olbinett. Aussi fallait-il le plus souvent se contenter de fougères et de patates douces, maigre repas qui ne refaisait guère les forces épuisées de la petite troupe. Chacun avait donc hâte d’en finir avec ces terrains arides et déserts.

Cependant, il ne fallut pas moins de quatre jours pour tourner cette impraticable contrée. Le 23 février seulement, à cinquante milles du Maunganamu, Glenarvan put camper au pied d’un mont anonyme, indiqué sur la carte de Paganel. Les plaines d’arbrisseaux s’étendaient sous sa vue, et les grandes forêts réapparaissaient à l’horizon.

C’était de bon augure, à la condition toutefois que l’habitabilité de ces régions n’y ramenât pas trop d’habitants. Jusqu’ici, les voyageurs n’avaient pas rencontré l’ombre d’un indigène.

Ce jour-là, Mac Nabbs et Robert tuèrent trois kiwis, qui figurèrent avec honneur sur la table du campement, mais pas longtemps, pour tout dire, car en quelques minutes ils furent dévorés du bec aux pattes.

Puis, au dessert, entre les patates douces et les pommes de terre, Paganel fit une motion qui fut adoptée avec enthousiasme.

Il proposa de donner le nom de Glenarvan à cette montagne innommée qui se perdait à trois mille pieds dans les nuages, et il pointa soigneusement sur sa carte le nom du lord écossais.

Insister sur les incidents assez monotones et peu intéressants qui marquèrent le reste du voyage, est inutile. Deux ou trois faits de quelque importance seulement signalèrent cette traversée des lacs à l’océan Pacifique.

On marchait pendant toute la journée à travers les forêts et les plaines. John relevait sa direction sur le soleil et les étoiles. Le ciel, assez clément, épargnait ses chaleurs et ses pluies. Néanmoins, une fatigue croissante retardait ces voyageurs si cruellement éprouvés déjà, et ils avaient hâte d’arriver aux missions. Ils causaient, cependant, ils s’entretenaient encore, mais non plus d’une façon générale. La petite troupe se divisait en groupes que formait, non pas une plus étroite sympathie, mais une communion d’idées plus personnelles.

Le plus souvent, Glenarvan allait seul, songeant, à mesure qu’il s’approchait de la côte, au Duncan et à son équipage. Il oubliait les dangers qui le menaçaient encore jusqu’à Auckland, pour penser à ses matelots massacrés. Cette horrible image ne le quittait pas.

On ne parlait plus d’Harry Grant. À quoi bon, puisqu’on ne pouvait rien tenter pour lui? Si le nom du capitaine se prononçait encore, c’était dans les conversations de sa fille et de John Mangles.

John n’avait point rappelé à Mary ce que la jeune fille lui avait dit pendant la dernière nuit du Waré-atoua. Sa discrétion ne voulait pas prendre acte d’une parole prononcée dans un suprême instant de désespoir.

Quand il parlait d’Harry Grant, John faisait encore des projets de recherches ultérieures. Il affirmait à Mary que lord Glenarvan reprendrait cette entreprise avortée. Il partait de ce point que l’authenticité du document ne pouvait être mise en doute. Donc, Harry Grant existait quelque part.

Donc, fallût-il fouiller le monde entier, on devait le retrouver. Mary s’enivrait de ces paroles, et John et elle, unis par les mêmes pensées, se confondaient maintenant dans le même espoir. Souvent lady Helena prenait part à leur conversation; mais elle ne s’abandonnait point à tant d’illusions, et se gardait pourtant de ramener ces jeunes gens à la triste réalité.

Pendant ce temps, Mac Nabbs, Robert, Wilson et Mulrady chassaient sans trop s’éloigner de la petite troupe, et chacun d’eux fournissait son contingent de gibier. Paganel, toujours drapé dans son manteau de phormium, se tenait à l’écart, muet et pensif.

Et cependant, – cela est bon à dire, – malgré cette loi de la nature qui fait qu’au milieu des épreuves, des dangers, des fatigues, des privations, les meilleurs caractères se froissent et s’aigrissent, tous ces compagnons d’infortune restèrent unis, dévoués, prêts à se faire tuer les uns pour les autres.

Le 25 février, la route fut barrée par une rivière qui devait être le Waikari de la carte de Paganel.

On put la passer à gué.

Pendant deux jours, les plaines d’arbustes se succédèrent sans interruption. La moitié de la distance qui sépare le lac Taupo de la côte avait été franchie sans mauvaise rencontre, sinon sans fatigue.

Alors apparurent d’immenses et interminables forêts qui rappelaient les forêts australiennes; mais ici, les kauris remplaçaient les eucalyptus. Bien qu’ils eussent singulièrement usé leur admiration depuis quatre mois de voyage, Glenarvan et ses compagnons furent encore émerveillés à la vue de ces pins gigantesques, dignes rivaux des cèdres du Liban et des «mammouth trees» de la Californie. Ces kauris, en langue de botaniste «des abiétacées damarines», mesuraient cent pieds de hauteur avant la ramification des branches. Ils poussaient par bouquets isolés, et la forêt se composait, non pas d’arbres, mais d’innombrables groupes d’arbres qui étendaient à deux cents pieds dans les airs leur parasol de feuilles vertes.

Quelques-uns de ces pins, jeunes encore, âgés à peine d’une centaine d’années, ressemblaient aux sapins rouges des régions européennes. Ils portaient une sombre couronne terminée par un cône aigu. Leurs aînés, au contraire, des arbres vieux de cinq ou six siècles, formaient d’immenses tentes de verdure supportées sur les inextricables bifurcations de leurs branches. Ces patriarches de la forêt zélandaise mesuraient jusqu’à cinquante pieds de circonférence, et les bras réunis de tous les voyageurs ne pouvaient pas entourer leur tronc.

Pendant trois jours, la petite troupe s’aventura sous ces vastes arceaux et sur un sol argileux que le pas de l’homme n’avait jamais foulé. On le voyait bien aux amas de gomme résineuse entassés, en maint endroit, au pied des kauris, et qui eussent suffi pendant de longues années à l’exportation indigène.

Les chasseurs trouvèrent par bandes nombreuses les kiwis si rares au milieu des contrées fréquentées par les maoris. C’est dans ces forêts inaccessibles que se sont réfugiés ces curieux oiseaux chassés par les chiens zélandais. Ils fournirent aux repas des voyageurs une abondante et saine nourriture.

Il arriva même à Paganel d’apercevoir au loin, dans un épais fourré, un couple de volatiles gigantesques. Son instinct de naturaliste se réveilla. Il appela ses compagnons, et, malgré leur fatigue, le major, Robert et lui se lancèrent sur les traces de ces animaux.

On comprendra l’ardente curiosité du géographe, car il avait reconnu ou cru reconnaître ces oiseaux pour des «moas», appartenant à l’espèce des «dinormis», que plusieurs savants rangent parmi les variétés disparues. Or, cette rencontre confirmait l’opinion de M De Hochstetter et autres voyageurs sur l’existence actuelle de ces géants sans ailes de la Nouvelle-Zélande.

Ces moas que poursuivait Paganel, ces contemporains des mégathérium et des ptérodactyles, devaient avoir dix-huit pieds de hauteur. C’étaient des autruches démesurées et peu courageuses, car elles fuyaient avec une extrême rapidité. Mais pas une balle ne put les arrêter dans leur course! Après quelques minutes de chasse, ces insaisissables moas disparurent derrière les grands arbres, et les chasseurs en furent pour leurs frais de poudre et de déplacement.

Ce soir-là, 1er mars, Glenarvan et ses compagnons, abandonnant enfin l’immense forêt de kauris, campèrent au pied du mont Ikirangi, dont la cime montait à cinq mille cinq cents pieds dans les airs.

Alors, près de cent milles avaient été franchis depuis le Maunganamu, et la côte restait encore à trente milles. John Mangles avait espéré faire cette traversée en dix jours, mais il ignorait alors les difficultés que présentait cette région.

En effet, les détours, les obstacles de la route, les imperfections des relèvements, l’avaient allongée d’un cinquième, et malheureusement les voyageurs, en arrivant au mont Ikirangi, étaient complètement épuisés.

Or, il fallait encore deux grands jours de marche pour atteindre la côte, et maintenant, une nouvelle activité, une extrême vigilance, redevenaient nécessaires, car on rentrait dans une contrée souvent fréquentée par les naturels.

Cependant, chacun dompta ses fatigues, et le lendemain la petite troupe repartit au lever du jour.

Entre le mont Ikirangi, qui fut laissé à droite, et le mont Hardy, dont le sommet s’élevait à gauche à une hauteur de trois mille sept cents pieds, le voyage devint très pénible. Il y avait là, sur une longueur de dix milles, une plaine toute hérissée de «supple-jacks», sorte de liens flexibles justement nommés «lianes étouffantes. «à chaque pas, les bras et les jambes s’y embarrassaient, et ces lianes, de véritables serpents, enroulaient le corps de leurs tortueux replis. Pendant deux jours, il fallut s’avancer la hache à la main et lutter contre cette hydre à cent mille têtes, ces plantes tracassantes et tenaces, que Paganel eût volontiers classées parmi les zoophytes.

Là, dans ces plaines, la chasse devint impossible, et les chasseurs n’apportèrent plus leur tribut accoutumé. Les provisions touchaient à leur fin, on ne pouvait les renouveler; l’eau manquait, on ne pouvait apaiser une soif doublée par les fatigues.

Alors, les souffrances de Glenarvan et des siens furent horribles, et, pour la première fois, l’énergie morale fut près de les abandonner.

Enfin, ne marchant plus, se traînant, corps sans âmes menés par le seul instinct de la conservation qui survivait à tout autre sentiment, ils atteignirent la pointe Lottin, sur les bords du Pacifique.

En cet endroit se voyaient quelques huttes désertes, ruines d’un village récemment dévasté par la guerre, des champs abandonnés, partout les marques du pillage, de l’incendie. Là, la fatalité réservait une nouvelle et terrible épreuve aux infortunés voyageurs.

Ils erraient le long du rivage, quand, à un mille de la côte, apparut un détachement d’indigènes, qui s’élança vers eux en agitant ses armes. Glenarvan, acculé à la mer, ne pouvait fuir, et, réunissant ses dernières forces, il allait prendre ses dispositions pour combattre, quand John Mangles s’écria:

«Un canot, un canot!»

À vingt pas, en effet, une pirogue, garnie de six avirons, était échouée sur la grève. La mettre à flot, s’y précipiter et fuir ce dangereux rivage, ce fut l’affaire d’un instant. John Mangles, Mac Nabbs, Wilson, Mulrady se mirent aux avirons; Glenarvan prit le gouvernail; les deux femmes, Olbinett et Robert s’étendirent près de lui.

En dix minutes, la pirogue fut d’un quart de mille au large. La mer était calme. Les fugitifs gardaient un profond silence.

Cependant, John, ne voulant pas trop s’écarter de la côte, allait donner l’ordre de prolonger le rivage, quand son aviron s’arrêta subitement dans ses mains.

Il venait d’apercevoir trois pirogues qui débouchaient de la pointe Lottin, dans l’évidente intention de lui appuyer la chasse.

«En mer! En mer! s’écria-t-il, et plutôt nous abîmer dans les flots!»

La pirogue, enlevée par ses quatre rameurs, reprit le large. Pendant une demi-heure, elle put maintenir sa distance; mais les malheureux, épuisés, ne tardèrent pas à faiblir, et les trois autres pirogues gagnèrent sensiblement sur eux. En ce moment, deux milles à peine les en séparaient. Donc, nulle possibilité d’éviter l’attaque des indigènes, qui, armés de leurs longs fusils, se préparaient à faire feu.

Que faisait alors Glenarvan? Debout, à l’arrière du canot, il cherchait à l’horizon quelque secours chimérique. Qu’attendait-il? Que voulait-il? Avait-il comme un pressentiment?

Tout à coup, son regard s’enflamma, sa main s’étendit vers un point de l’espace.

«Un navire! s’écria-t-il, mes amis, un navire!

Nagez! Nagez ferme!»

Pas un des quatre rameurs ne se retourna pour voir ce bâtiment inespéré, car il ne fallait pas perdre un coup d’aviron. Seul, Paganel, se levant, braqua sa longue-vue sur le point indiqué.

«Oui, dit-il, un navire! Un steamer! Il chauffe à toute vapeur! Il vient sur nous! Hardi, mes camarades!»

Les fugitifs déployèrent une nouvelle énergie, et pendant une demi-heure encore, conservant leur distance, ils enlevèrent la pirogue à coups précipités. Le steamer devenait de plus en plus visible. On distinguait ses deux mâts à sec de toile et les gros tourbillons de sa fumée noire.

Glenarvan, abandonnant la barre à Robert, avait saisi la lunette du géographe et ne perdait pas un des mouvements du navire.

Mais que durent penser John Mangles et ses compagnons, quand ils virent les traits du lord se contracter, sa figure pâlir, et l’instrument tomber de ses mains? Un seul mot leur expliqua ce subit désespoir.

«Le Duncan! s’écria Glenarvan, le Duncan et les convicts!

– Le Duncan! s’écria John, qui lâcha son aviron et se leva aussitôt.

– Oui! La mort des deux côtés!» murmura Glenarvan, brisé par tant d’angoisses.

C’était le yacht, en effet, on ne pouvait s’y méprendre, le yacht avec son équipage de bandits!

Le major ne put retenir une malédiction qu’il lança contre le ciel. C’en était trop!

Cependant, la pirogue était abandonnée à elle-même.

Où la diriger? Où fuir? était-il possible de choisir entre les sauvages ou les convicts?

Un coup de fusil partit de l’embarcation indigène la plus rapprochée, et la balle vint frapper l’aviron de Wilson. Quelques coups de rames repoussèrent alors la pirogue vers le Duncan.

Le yacht marchait à toute vapeur et n’était plus qu’à un demi-mille. John Mangles, coupé de toutes parts, ne savait plus comment évoluer, dans quelle direction fuir. Les deux pauvres femmes, agenouillées, éperdues, priaient.

Les sauvages faisaient un feu roulant, et les balles pleuvaient autour de la pirogue. En ce moment, une forte détonation éclata, et un boulet, lancé par le canon du yacht, passa sur la tête des fugitifs. Ceux-ci, pris entre deux feux, demeurèrent immobiles entre le Duncan et les canots indigènes.

John Mangles, fou de désespoir, saisit sa hache. Il allait saborder la pirogue, la submerger avec ses infortunés compagnons, quand un cri de Robert l’arrêta.

«Tom Austin! Tom Austin! disait l’enfant. Il est à bord! Je le vois! Il nous a reconnus! Il agite son chapeau!»

La hache resta suspendue au bras de John.

Un second boulet siffla sur sa tête et vint couper en deux la plus rapprochée des trois pirogues, tandis qu’un hurrah éclatait à bord du Duncan. Les sauvages, épouvantés, fuyaient et regagnaient la côte.

«À nous! à nous, Tom!» avait crié John Mangles d’une voix éclatante.

Et, quelques instants après, les dix fugitifs, sans savoir comment, sans y rien comprendre, étaient tous en sûreté à bord du Duncan.

Chapitre XVII Pourquoi le «Duncan» croisait sur la côte est de la Nouvelle-Zélande

Il faut renoncer à peindre les sentiments de Glenarvan et de ses amis, quand résonnèrent à leurs oreilles les chants de la vieille écosse. Au moment où ils mettaient le pied sur le pont du Duncan, le bag-piper, gonflant sa cornemuse, attaquait le pibroch national du clan de Malcolm, et de vigoureux hurrahs saluaient le retour du laird à son bord.

Glenarvan, John Mangles, Paganel, Robert, le major lui-même, tous pleuraient et s’embrassaient.

Ce fut d’abord de la joie, du délire. Le géographe était absolument fou; il gambadait et mettait en joue avec son inséparable longue-vue, les dernières pirogues qui regagnaient la côte.

Mais, à la vue de Glenarvan, de ses compagnons, les vêtements en lambeaux, les traits hâves et portant la marque de souffrances horribles, l’équipage du yacht interrompit ses démonstrations. C’étaient des spectres qui revenaient à bord, et non ces voyageurs hardis et brillants, que, trois mois auparavant, l’espoir entraînait sur les traces des naufragés. Le hasard, le hasard seul les ramenait à ce navire qu’ils ne s’attendaient plus à revoir! Et dans quel triste état de consomption et de faiblesse!

Mais, avant de songer à la fatigue, aux impérieux besoins de la faim et de la soif, Glenarvan interrogea Tom Austin sur sa présence dans ces parages.

Pourquoi le Duncan se trouvait-il sur la côte orientale de la Nouvelle-Zélande? Comment n’était-il pas entre les mains de Ben Joyce? Par quelle providentielle fatalité Dieu l’avait-il amené sur la route des fugitifs?

Pourquoi? Comment? À quel propos? Ainsi débutaient les questions simultanées qui venaient frapper Tom Austin à bout portant. Le vieux marin ne savait auquel entendre. Il prit donc le parti de n’écouter que lord Glenarvan et de ne répondre qu’à lui.

«Mais les convicts? demanda Glenarvan, qu’avez-vous fait des convicts?

– Les convicts?… Répondit Tom Austin du ton d’un homme qui ne comprend rien à une question.

– Oui! Les misérables qui ont attaqué le yacht?

– Quel yacht? dit Tom Austin, le yacht de votre honneur?

– Mais oui! Tom! Le Duncan, et ce Ben Joyce qui est venu à bord?

– Je ne connais pas ce Ben Joyce, je ne l’ai jamais vu, répondit Austin.

– Jamais! s’écria Glenarvan stupéfait des réponses du vieux marin. Alors, me direz-vous, Tom, pourquoi le Duncan croise en ce moment sur les côtes de la Nouvelle-Zélande?»

Si Glenarvan, lady Helena, miss Grant, Paganel, le major, Robert, John Mangles, Olbinett, Mulrady, Wilson, ne comprenaient rien aux étonnements du vieux marin, quelle fut leur stupéfaction, quand Tom répondit d’une voix calme:

«Mais le Duncan croise ici par ordre de votre honneur.

– Par mes ordres! s’écria Glenarvan.

– Oui, mylord. Je n’ai fait que me conformer à vos instructions contenues dans votre lettre du 14 janvier.

– Ma lettre! Ma lettre!» s’écria Glenarvan.

En ce moment, les dix voyageurs entouraient Tom Austin et le dévoraient du regard. La lettre datée de Snowy-River était donc parvenue au Duncan?

«Voyons, reprit Glenarvan, expliquons-nous, car je crois rêver. Vous avez reçu une lettre, Tom?

– Oui, une lettre de votre honneur.

– À Melbourne?

– À Melbourne, au moment où j’achevais de réparer mes avaries.

– Et cette lettre?

– Elle n’était pas écrite de votre main, mais signée de vous, mylord.

– C’est cela même. Ma lettre vous a été apportée par un convict nommé Ben Joyce.

– Non, par un matelot appelé Ayrton, quartier-maître du Britannia.

– Oui! Ayrton, Ben Joyce, c’est le même individu. Eh bien! Que disait cette lettre?

– Elle me donnait l’ordre de quitter Melbourne sans retard, et de venir croiser sur les côtes orientales de…

– De l’Australie! s’écria Glenarvan avec une véhémence qui déconcerta le vieux marin.

– De l’Australie? répéta Tom en ouvrant les yeux, mais non! De la Nouvelle-Zélande!

– De l’Australie! Tom! De l’Australie!» répondirent d’une seule voix les compagnons de Glenarvan.

En ce moment, Austin eut une sorte d’éblouissement.

Glenarvan lui parlait avec une telle assurance, qu’il craignit de s’être trompé en lisant cette lettre. Lui, le fidèle et exact marin, aurait-il commis une pareille erreur? Il rougit, il se troubla.

«Remettez-vous, Tom, dit lady Helena, la providence a voulu…

– Mais non, madame, pardonnez-moi, reprit le vieux Tom. Non! Ce n’est pas possible! Je ne me suis pas trompé! Ayrton a lu la lettre comme moi, et c’est lui, lui, qui voulait, au contraire, me ramener à la côte australienne!

– Ayrton? s’écria Glenarvan.

– Lui-même! Il m’a soutenu que c’était une erreur, que vous me donniez rendez-vous à la baie Twofold!

– Avez-vous la lettre, Tom? demanda le major, intrigué au plus haut point.

– Oui, Monsieur Mac Nabbs, répondit Austin. Je vais la chercher.»

Austin courut à sa cabine du gaillard d’avant.

Pendant la minute que dura son absence, on se regardait, on se taisait, sauf le major, qui, l’œil fixé sur Paganel, dit en se croisant les bras:

«Par exemple, il faut avouer, Paganel, que ce serait un peu fort!

– Hein?» fit le géographe, qui, le dos courbé et les lunettes sur le front, ressemblait à un gigantesque point d’interrogation.

Austin revint. Il tenait à la main la lettre écrite par Paganel et signée par Glenarvan.

«Que votre honneur lise», dit le vieux marin.

Glenarvan prit la lettre et lut:

«Ordre à Tom Austin de prendre la mer sans retard et de conduire le Duncan par 37 degrés de latitude à la côte orientale de la Nouvelle-Zélande!…»

«La Nouvelle-Zélande!» s’écria Paganel bondissant.

Et il saisit la lettre des mains de Glenarvan, se frotta les yeux, ajusta ses lunettes sur son nez, et lut à son tour.

«La Nouvelle-Zélande!» dit-il avec un accent impossible à rendre, tandis que la lettre s’échappait de ses doigts.

En ce moment, il sentit une main s’appuyer sur son épaule. Il se redressa et se vit face à face avec le major.

«Allons, mon brave Paganel, dit Mac Nabbs d’un air grave, il est encore heureux que vous n’ayez pas envoyé le Duncan en Cochinchine!»

Cette plaisanterie acheva le pauvre géographe. Un rire universel, homérique, gagna tout l’équipage du yacht. Paganel, comme fou, allait et venait, prenant sa tête à deux mains, s’arrachant les cheveux. Ce qu’il faisait, il ne le savait plus; ce qu’il voulait faire, pas davantage! Il descendit par l’échelle de la dunette, machinalement; il arpenta le pont, titubant, allant devant lui, sans but, et remonta sur le gaillard d’avant. Là, ses pieds s’embarrassèrent dans un paquet de câbles. Il trébucha. Ses mains, au hasard, se raccrochèrent à une corde.

Tout à coup, une épouvantable détonation éclata. Le canon du gaillard d’avant partit, criblant les flots tranquilles d’une volée de mitraille. Le malencontreux Paganel s’était rattrapé à la corde de la pièce encore chargée, et le chien venait de s’abattre sur l’amorce fulminante. De là ce coup de tonnerre. Le géographe fut renversé sur l’échelle du gaillard et disparut par le capot jusque dans le poste de l’équipage.

À la surprise produite par la détonation, succéda un cri d’épouvante. On crut à un malheur. Dix matelots se précipitèrent dans l’entrepont et remontèrent Paganel plié en deux.

Le géographe ne parlait plus.

On transporta ce long corps sur la dunette. Les compagnons du brave français étaient désespérés. Le major, toujours médecin dans les grandes occasions, se préparait à enlever les habits du malheureux Paganel, afin de panser ses blessures; mais à peine avait-il porté la main sur le moribond, que celui-ci se redressa, comme s’il eût été mis en contact avec une bobine électrique.

«Jamais! Jamais!» s’écria-t-il; et, ramenant sur son maigre corps les lambeaux de ses vêtements, il se boutonna avec une vivacité singulière.

«Mais, Paganel! dit le major.

– Non! vous dis-je!

– Il faut visiter…

– Vous ne visiterez pas!

– Vous avez peut-être cassé… Reprit Mac Nabbs.

– Oui, répondit Paganel, qui se remit d’aplomb sur ses longues jambes, mais ce que j’ai cassé, le charpentier le raccommodera!

– Quoi donc?

– L’épontille du poste, qui s’est brisée dans ma chute!»

À cette réplique, les éclats de rire recommencèrent de plus belle. Cette réponse avait rassuré tous les amis du digne Paganel, qui était sorti sain et sauf de ses aventures avec le canon du gaillard d’avant.

«En tout cas, pensa le major, voilà un géographe étrangement pudibond!»

Cependant, Paganel, revenu de ses grandes émotions, eut encore à répondre à une question qu’il ne pouvait éviter.

«Maintenant, Paganel, lui dit Glenarvan, répondez franchement. Je reconnais que votre distraction a été providentielle. À coup sûr, sans vous, le Duncan serait tombé entre les mains des convicts; sans vous, nous aurions été repris par les maoris! Mais, pour l’amour de dieu, dites-moi par quelle étrange association d’idées, par quelle surnaturelle aberration d’esprit, vous avez été conduit à écrire le nom de la Nouvelle-Zélande pour le nom de l’Australie?

– Eh! Parbleu! s’écria Paganel, c’est…»

Mais au même instant, ses yeux se portèrent sur Robert, sur Mary Grant, et il s’arrêta court; puis il répondit:

«Que voulez-vous, mon cher Glenarvan, je suis un insensé, un fou, un être incorrigible, et je mourrai dans la peau du plus fameux distrait…

– À moins qu’on ne vous écorche, ajouta le major.

– M’écorcher! s’écria le géographe d’un air furibond. Est-ce une allusion?…

– Quelle allusion, Paganel?» demanda Mac Nabbs de sa voix tranquille.

L’incident n’eut pas de suite. Le mystère de la présence du Duncan était éclairci; les voyageurs si miraculeusement sauvés ne songèrent plus qu’à regagner leurs confortables cabines du bord et à déjeuner.

Cependant, laissant lady Helena et Mary Grant, le major, Paganel et Robert entrer dans la dunette, Glenarvan et John Mangles retinrent Tom Austin près d’eux. Ils voulaient encore l’interroger.

«Maintenant, mon vieux Tom, dit Glenarvan, répondez-moi. Est-ce que cet ordre d’aller croiser sur les côtes de la Nouvelle-Zélande ne vous a pas paru singulier?

– Si, votre honneur, répondit Austin, j’ai été très surpris, mais je n’ai pas l’habitude de discuter les ordres que je reçois, et j’ai obéi. Pouvais-je agir autrement? Si, pour n’avoir pas suivi vos instructions à la lettre, une catastrophe fût arrivée, n’aurais-je pas été coupable? Auriez-vous fait autrement, capitaine?

– Non, Tom, répondit John Mangles.

– Mais qu’avez-vous pensé? demanda Glenarvan.

– J’ai pensé, votre honneur, que, dans l’intérêt d’Harry Grant, il fallait aller là où vous me disiez d’aller. J’ai pensé que, par suite de combinaisons nouvelles, un navire devait vous transporter à la Nouvelle-Zélande, et que je devais vous attendre sur la côte est de l’île. D’ailleurs, en quittant Melbourne, j’ai gardé le secret de ma destination, et l’équipage ne l’a connue qu’au moment où nous étions en pleine mer, lorsque les terres de l’Australie avaient déjà disparu à nos yeux. Mais alors un incident, qui m’a rendu très perplexe, s’est passé à bord.

– Que voulez-vous dire, Tom? demanda Glenarvan.

– Je veux dire, répondit Tom Austin, que lorsque le quartier-maître Ayrton apprit, le lendemain de l’appareillage, la destination du Duncan

– Ayrton! s’écria Glenarvan. Il est donc à bord?

– Oui, votre honneur.

– Ayrton ici! répéta Glenarvan, regardant John Mangles.

– Dieu l’a voulu!» répondit le jeune capitaine.

En un instant, avec la rapidité de l’éclair, la conduite d’Ayrton, sa trahison longuement préparée, la blessure de Glenarvan, l’assassinat de Mulrady, les misères de l’expédition arrêtée dans les marais de la Snowy, tout le passé du misérable apparut devant les yeux de ces deux hommes. Et maintenant, par le plus étrange concours de circonstances, le convict était en leur pouvoir.

«Où est-il? demanda vivement Glenarvan.

– Dans une cabine du gaillard d’avant, répondit Tom Austin, et gardé à vue.

– Pourquoi cet emprisonnement?

– Parce que quand Ayrton a vu que le yacht faisait voile pour la Nouvelle-Zélande, il est entré en fureur, parce qu’il a voulu m’obliger à changer la direction du navire, parce qu’il m’a menacé, parce qu’enfin il a excité mes hommes à la révolte. J’ai compris que c’était un particulier dangereux, et j’ai dû prendre des mesures de précaution contre lui.

– Et depuis ce temps?

– Depuis ce temps, il est resté dans sa cabine, sans chercher à en sortir.

– Bien, Tom.»

En ce moment, Glenarvan et John Mangles furent mandés dans la dunette. Le déjeuner, dont ils avaient un si pressant besoin, était préparé. Ils prirent place à la table du carré et ne parlèrent point d’Ayrton.

Mais, le repas achevé, quand les convives, refaits et restaurés, furent réunis sur le pont, Glenarvan leur apprit la présence du quartier-maître à son bord. En même temps, il annonça son intention de le faire comparaître devant eux.

«Puis-je me dispenser d’assister à cet interrogatoire? demanda lady Helena. Je vous avoue, mon cher Edward, que la vue de ce malheureux me serait extrêmement pénible.

– C’est une confrontation, Helena, répondit lord Glenarvan. Restez, je vous en prie. Il faut que Ben Joyce se voie face à face avec toutes ses victimes!»

Lady Helena se rendit à cette observation. Mary Grant et elle prirent place auprès de lord Glenarvan. Autour de lui se rangèrent le major, Paganel, John Mangles, Robert, Wilson, Mulrady, Olbinett, tous compromis si gravement par la trahison du convict. L’équipage du yacht, sans comprendre encore la gravité de cette scène, gardait un profond silence.

«Faites venir Ayrton», dit Glenarvan.

Chapitre XVIII Ayrton ou Ben Joyce

Ayrton parut. Il traversa le pont d’un pas assuré et gravit l’escalier de la dunette. Ses yeux étaient sombres, ses dents serrées, ses poings fermés convulsivement. Sa personne ne décelait ni forfanterie ni humilité. Lorsqu’il fut en présence de lord Glenarvan, il se croisa les bras, muet et calme, attendant d’être interrogé.

«Ayrton, dit Glenarvan, nous voilà donc, vous et nous, sur ce Duncan que vous vouliez livrer aux convicts de Ben Joyce!»

À ces paroles, les lèvres du quartier-maître tremblèrent légèrement. Une rapide rougeur colora ses traits impassibles. Non la rougeur du remords, mais la honte de l’insuccès. Sur ce yacht qu’il prétendait commander en maître, il était prisonnier, et son sort allait s’y décider en peu d’instants.

Cependant, il ne répondit pas. Glenarvan attendit patiemment. Mais Ayrton s’obstinait à garder un absolu silence.

«Parlez, Ayrton, qu’avez-vous à dire?» reprit Glenarvan.

Ayrton hésita; les plis de son front se creusèrent profondément; puis, d’une voix calme:

«Je n’ai rien à dire, mylord, répliqua-t-il. J’ai fait la sottise de me laisser prendre. Agissez comme il vous plaira.»

Sa réponse faite, le quartier-maître porta ses regards vers la côte qui se déroulait à l’ouest, et il affecta une profonde indifférence pour tout ce qui se passait autour de lui. À le voir, on l’eût cru étranger à cette grave affaire. Mais Glenarvan avait résolu de rester patient. Un puissant intérêt le poussait à connaître certains détails de la mystérieuse existence d’Ayrton, surtout en ce qui touchait Harry Grant et le Britannia. Il reprit donc son interrogatoire, parlant avec une douceur extrême, et imposant le calme le plus complet aux violentes irritations de son cœur.

«Je pense, Ayrton, reprit-il, que vous ne refuserez pas de répondre à certaines demandes que je désire vous faire. Et d’abord, dois-je vous appeler Ayrton ou Ben Joyce? êtes-vous, oui ou non, le quartier-maître du Britannia

Ayrton resta impassible, observant la côte, sourd à toute question.

Glenarvan, dont l’œil s’animait, continua d’interroger le quartier-maître.

«Voulez-vous m’apprendre comment vous avez quitté le Britannia, pourquoi vous étiez en Australie?»

Même silence, même impassibilité.

«Écoutez-moi bien, Ayrton, reprit Glenarvan. Vous avez intérêt à parler. Il peut vous être tenu compte d’une franchise qui est votre dernière ressource. Pour la dernière fois, voulez-vous répondre à mes questions?»

Ayrton tourna la tête vers Glenarvan et le regarda dans les yeux:

«Mylord, dit-il, je n’ai pas à répondre. C’est à la justice et non à moi de prouver contre moi-même.

– Les preuves seront faciles! répondit Glenarvan.

– Faciles! Mylord? reprit Ayrton d’un ton railleur. Votre honneur me paraît s’avancer beaucoup. Moi, j’affirme que le meilleur juge de temple-bar serait embarrassé de ma personne! Qui dira pourquoi je suis venu en Australie, puisque le capitaine Grant n’est plus là pour l’apprendre? Qui prouvera que je suis ce Ben Joyce signalé par la police, puisque la police ne m’a jamais tenu entre ses mains et que mes compagnons sont en liberté? Qui relèvera à mon détriment, sauf vous, non pas un crime, mais une action blâmable? Qui peut affirmer que j’ai voulu m’emparer de ce navire et le livrer aux convicts? Personne, entendez-moi, personne! Vous avez des soupçons, bien, mais il faut des certitudes pour condamner un homme, et les certitudes vous manquent. Jusqu’à preuve du contraire, je suis Ayrton, quartier-maître du Britannia

Ayrton s’était animé en parlant, et il revint bientôt à son indifférence première. Il s’imaginait sans doute que sa déclaration terminerait l’interrogatoire; mais Glenarvan reprit la parole et dit:

«Ayrton, je ne suis pas un juge chargé d’instruire contre vous. Ce n’est point mon affaire. Il importe que nos situations respectives soient nettement définies. Je ne vous demande rien qui puisse vous compromettre. Cela regarde la justice. Mais vous savez quelles recherches je poursuis, et d’un mot vous pouvez me remettre sur les traces que j’ai perdues. Voulez-vous parler?»

Ayrton remua la tête en homme décidé à se taire.

«Voulez-vous me dire où est le capitaine Grant? demanda Glenarvan.

– Non, mylord, répondit Ayrton.

– Voulez-vous m’indiquer où s’est échoué le Britannia?

– Pas davantage.

– Ayrton, répondit Glenarvan d’un ton presque suppliant, voulez-vous au moins, si vous savez où est Harry Grant, l’apprendre à ses pauvres enfants qui n’attendent qu’un mot de votre bouche?»

Ayrton hésita. Ses traits se contractèrent. Mais d’une voix basse:

«Je ne puis, mylord», murmura-t-il.

Et il ajouta avec violence, comme s’il se fût reproché un instant de faiblesse:

«Non! Je ne parlerai pas! Faites-moi pendre si vous voulez!

– Pendre!» s’écria Glenarvan, dominé par un brusque mouvement de colère.

Puis, se maîtrisant, il répondit d’une voix grave:

«Ayrton, il n’y a ici ni juges ni bourreaux. À la première relâche vous serez remis entre les mains des autorités anglaises.

– C’est ce que je demande!» répliqua le quartier-maître.

Puis il retourna d’un pas tranquille à la cabine qui lui servait de prison, et deux matelots furent placés à sa porte, avec ordre de surveiller ses moindres mouvements. Les témoins de cette scène se retirèrent indignés et désespérés.

Puisque Glenarvan venait d’échouer contre l’obstination d’Ayrton, que lui restait-il à faire?

Évidemment poursuivre le projet formé à Eden de retourner en Europe, quitte à reprendre plus tard cette entreprise frappée d’insuccès, car alors les traces du Britannia semblaient être irrévocablement perdues, le document ne se prêtait à aucune interprétation nouvelle, tout autre pays manquait même sur la route du trente-septième parallèle, et le Duncan n’avait plus qu’à revenir.

Glenarvan, après avoir consulté ses amis, traita plus spécialement avec John Mangles la question du retour. John inspecta ses soutes; l’approvisionnement de charbon devait durer quinze jours au plus. Donc, nécessité de refaire du combustible à la plus prochaine relâche.

John proposa à Glenarvan de mettre le cap sur la baie de Talcahuano, où le Duncan s’était déjà ravitaillé avant d’entreprendre son voyage de circumnavigation. C’était un trajet direct et précisément sur le trente-septième degré. Puis le yacht, largement approvisionné, irait au sud doubler le cap Horn, et regagnerait l’écosse par les routes de l’Atlantique.

Ce plan fut adopté, ordre fut donné à l’ingénieur de forcer sa pression. Une demi-heure après, le cap était mis sur Talcahuano par une mer digne de son nom de Pacifique, et à six heures du soir, les dernières montagnes de la Nouvelle-Zélande disparaissaient dans les chaudes brumes de l’horizon.

C’était donc le voyage du retour qui commençait.

Triste traversée pour ces courageux chercheurs qui revenaient au port sans ramener Harry Grant!

Aussi l’équipage si joyeux au départ, si confiant au début, maintenant vaincu et découragé, reprenait-il le chemin de l’Europe. De ces braves matelots, pas un ne se sentait ému à la pensée de revoir son pays, et tous, longtemps encore, ils auraient affronté les périls de la mer pour retrouver le capitaine Grant.

Aussi, à ces hurrahs qui acclamèrent Glenarvan à son retour, succéda bientôt le découragement. Plus de ces communications incessantes entre les passagers, plus de ces entretiens qui égayaient autrefois la route. Chacun se tenait à l’écart, dans la solitude de sa cabine, et rarement l’un ou l’autre apparaissait sur le pont du Duncan.

L’homme en qui s’exagéraient ordinairement les sentiments du bord, pénibles ou joyeux, Paganel, lui qui au besoin eût inventé l’espérance, Paganel demeurait morne et silencieux. On le voyait à peine.

Sa loquacité naturelle, sa vivacité française s’étaient changées en mutisme et en abattement. Il semblait même plus complètement découragé que ses compagnons. Si Glenarvan parlait de recommencer ses recherches, Paganel secouait la tête en homme qui n’espère plus rien, et dont la conviction paraissait faite sur le sort des naufragés du Britannia.

On sentait qu’il les croyait irrévocablement perdus.

Cependant, il y avait à bord un homme qui pouvait dire le dernier mot de cette catastrophe, et dont le silence se prolongeait. C’était Ayrton. Nul doute que ce misérable ne connût, sinon la vérité sur la situation actuelle du capitaine, du moins le lieu du naufrage. Mais évidemment, Grant, retrouvé, serait un témoin à charge contre lui. Aussi se taisait-il obstinément. De là une violente colère, chez les matelots surtout, qui voulait lui faire un mauvais parti.

Plusieurs fois, Glenarvan renouvela ses tentatives près du quartier-maître. Promesses et menaces furent inutiles. L’entêtement d’Ayrton était poussé si loin, et si peu explicable, en somme, que le major en venait à croire qu’il ne savait rien. Opinion partagée, d’ailleurs, par le géographe, et qui corroborait ses idées particulières sur le compte d’Harry Grant.

Mais si Ayrton ne savait rien, pourquoi n’avouait-il pas son ignorance? Elle ne pouvait tourner contre lui. Son silence accroissait la difficulté de former un plan nouveau. De la rencontre du quartier-maître en Australie devait-on déduire la présence d’Harry Grant sur ce continent? Il fallait décider à tout prix Ayrton à s’expliquer sur ce sujet.

Lady Helena, voyant l’insuccès de son mari, lui demanda la permission de lutter à son tour contre l’obstination du quartier-maître. Où un homme avait échoué, peut-être une femme réussirait-elle par sa douce influence. N’est-ce pas l’éternelle histoire de cet ouragan de la fable qui ne peut arracher le manteau aux épaules du voyageur, tandis que le moindre rayon de soleil le lui enlève aussitôt?

Glenarvan, connaissant l’intelligence de sa jeune femme, lui laissa toute liberté d’agir.

Ce jour-là, 5 mars, Ayrton fut amené dans l’appartement de lady Helena. Mary Grant dut assister à l’entrevue, car l’influence de la jeune fille pouvait être grande, et lady Helena ne voulait négliger aucune chance de succès.

Pendant une heure, les deux femmes restèrent enfermées avec le quartier-maître du Britannia, mais rien ne transpira de leur entretien. Ce qu’elles dirent, les arguments qu’elles employèrent pour arracher le secret du convict, tous les détails de cet interrogatoire demeurèrent inconnus. D’ailleurs, quand elles quittèrent Ayrton, elles ne paraissaient pas avoir réussi, et leur figure annonçait un véritable découragement.

Aussi, lorsque le quartier-maître fut reconduit à sa cabine, les matelots l’accueillirent à son passage par de violentes menaces. Lui, se contenta de hausser les épaules, ce qui accrut la fureur de l’équipage, et pour la contenir, il ne fallut rien moins que l’intervention de John Mangles et de Glenarvan.

Mais lady Helena ne se tint pas pour battue. Elle voulut lutter jusqu’au bout contre cette âme sans pitié, et le lendemain elle alla elle-même à la cabine d’Ayrton, afin d’éviter les scènes que provoquait son passage sur le pont du yacht.

Pendant deux longues heures, la bonne et douce écossaise resta seule, face à face, avec le chef des convicts. Glenarvan, en proie à une nerveuse agitation, rôdait auprès de la cabine, tantôt décidé à épuiser jusqu’au bout les chances de réussite, tantôt à arracher sa femme à ce pénible entretien.

Mais cette fois, lorsque lady Helena reparut, ses traits respiraient la confiance. Avait-elle donc arraché ce secret et remué dans le cœur de ce misérable les dernières fibres de la pitié?

Mac Nabbs, qui l’aperçut tout d’abord, ne put retenir un mouvement bien naturel d’incrédulité.

Pourtant le bruit se répandit aussitôt parmi l’équipage que le quartier-maître avait enfin cédé aux instances de lady Helena. Ce fut comme une commotion électrique. Tous les matelots se rassemblèrent sur le pont, et plus rapidement que si le sifflet de Tom Austin les eût appelés à la manœuvre.

Cependant Glenarvan s’était précipité au-devant de sa femme.

«Il a parlé? demanda-t-il.

– Non, répondit lady Helena. Mais, cédant à mes prières, Ayrton désire vous voir.

– Ah! Chère Helena, vous avez réussi!

– Je l’espère, Edward.

– Avez-vous fait quelque promesse que je doive ratifier?

– Une seule, mon ami, c’est que vous emploierez tout votre crédit à adoucir le sort réservé à ce malheureux.

– Bien, ma chère Helena. Qu’Ayrton vienne à l’instant.»

Lady Helena se retira dans sa chambre, accompagnée de Mary Grant, et le quartier-maître fut conduit au carré, où l’attendait lord Glenarvan.

Chapitre XIX Une transaction

Dès que le quartier-maître se trouva en présence du lord, ses gardiens se retirèrent.

«Vous avez désiré me parler, Ayrton? dit Glenarvan.

– Oui, mylord, répondit le quartier-maître.

– À moi seul?

– Oui, mais je pense que si le major Mac Nabbs et Monsieur Paganel assistaient à l’entretien, cela vaudrait mieux.

– Pour qui?

– Pour moi.»

Ayrton parlait avec calme. Glenarvan le regarda fixement; puis il fit prévenir Mac Nabbs et Paganel, qui se rendirent aussitôt à son invitation.

«Nous vous écoutons», dit Glenarvan, dès que ses deux amis eurent pris place à la table du carré.

Ayrton se recueillit pendant quelques instants et dit:

«Mylord, c’est l’habitude que des témoins figurent à tout contrat ou transaction intervenue entre deux parties. Voilà pourquoi j’ai réclamé la présence de MM Paganel et Mac Nabbs. Car c’est, à proprement parler, une affaire que je viens vous proposer.»

Glenarvan, habitué aux manières d’Ayrton, ne sourcilla pas, bien qu’une affaire entre cet homme et lui semblât chose étrange.

«Quelle est cette affaire? dit-il.

– La voici, répondit Ayrton. Vous désirez savoir de moi certains détails qui peuvent vous être utiles. Je désire obtenir de vous certains avantages qui me seront précieux. Donnant, donnant, mylord. Cela vous convient-il ou non?

– Quels sont ces détails? demanda Paganel.

– Non, reprit Glenarvan, quels sont ces avantages?»

Ayrton, d’une inclination de tête, montra qu’il comprenait la nuance observée par Glenarvan.

«Voici, dit-il, les avantages que je réclame. Vous avez toujours, mylord, l’intention de me remettre entre les mains des autorités anglaises?

– Oui, Ayrton, et ce n’est que justice.

– Je ne dis pas non, répondit tranquillement le quartier-maître. Ainsi, vous ne consentiriez point à me rendre la liberté?»

Glenarvan hésita avant de répondre à une question si nettement posée. De ce qu’il allait dire dépendait peut-être le sort d’Harry Grant!

Cependant le sentiment du devoir envers la justice l’emporta, et il dit:

«Non, Ayrton, je ne puis vous rendre la liberté.

– Je ne la demande pas, répondit fièrement le quartier-maître.

– Alors, que voulez-vous?

– Une situation moyenne, mylord, entre la potence qui m’attend et la liberté que vous ne pouvez pas m’accorder.

– Et c’est?…

– De m’abandonner dans une des îles désertes du Pacifique, avec les objets de première nécessité.

Je me tirerai d’affaire comme je pourrai, et je me repentirai, si j’ai le temps!»

Glenarvan, peu préparé à cette ouverture, regarda ses deux amis, qui restaient silencieux. Après avoir réfléchi quelques instants, il répondit:

«Ayrton, si je vous accorde votre demande, vous m’apprendrez tout ce que j’ai intérêt à savoir?

– Oui, mylord, c’est-à-dire tout ce que je sais sur le capitaine Grant et sur le Britannia.

– La vérité entière?

– Entière.

– Mais qui me répondra?…

– Oh! je vois ce qui vous inquiète, mylord. Il faudra vous en rapporter à moi, à la parole d’un malfaiteur! C’est vrai! Mais que voulez-vous?

La situation est ainsi faite. C’est à prendre ou à laisser.

– Je me fierai à vous, Ayrton, dit simplement Glenarvan.

– Et vous aurez raison, mylord. D’ailleurs, si je vous trompe, vous aurez toujours le moyen de vous venger!

– Lequel?

– En me venant reprendre dans l’île que je n’aurai pu fuir.»

Ayrton avait réponse à tout. Il allait au-devant des difficultés, il fournissait contre lui des arguments sans réplique. On le voit, il affectait de traiter son «affaire» avec une indiscutable bonne foi. Il était impossible de s’abandonner avec une plus parfaite confiance. Et cependant, il trouva le moyen d’aller plus loin encore dans cette voie du désintéressement.

«Mylord et messieurs, ajouta-t-il, je veux que vous soyez convaincus de ce fait, c’est que je joue cartes sur table. Je ne cherche point à vous tromper, et vais vous donner une nouvelle preuve de ma sincérité dans cette affaire. J’agis franchement, parce que moi-même je compte sur votre loyauté.

– Parlez, Ayrton, répondit Glenarvan.

Mylord, je n’ai point encore votre parole d’accéder à ma proposition, et cependant, je n’hésite pas à vous dire que je sais peu de chose sur le compte d’Harry Grant.

– Peu de chose! s’écria Glenarvan.

– Oui, mylord, les détails que je suis en mesure de vous communiquer sont relatifs à moi; ils me sont personnels, et ne contribueront guère à vous remettre sur les traces que vous avez perdues.»

Un vif désappointement se peignit sur les traits de Glenarvan et du major. Ils croyaient le quartier-maître possesseur d’un important secret, et celui-ci avouait que ses révélations seraient à peu près stériles. Quant à Paganel, il demeurait impassible.

Quoi qu’il en soit, cet aveu d’Ayrton, qui se livrait, pour ainsi dire, sans garantie, toucha singulièrement ses auditeurs, surtout lorsque le quartier-maître ajouta pour conclure:

«Ainsi, vous êtes prévenu, mylord; l’affaire sera moins avantageuse pour vous que pour moi.

– Il n’importe, répondit Glenarvan. J’accepte votre proposition, Ayrton. Vous avez ma parole d’être débarqué dans une des îles de l’océan Pacifique.

– Bien, mylord», répondit le quartier-maître.

Cet homme étrange fut-il heureux de cette décision?

On aurait pu en douter, car sa physionomie impassible ne révéla aucune émotion. Il semblait qu’il traitât pour un autre que pour lui.

«Je suis prêt à répondre, dit-il.

– Nous n’avons pas de questions à vous faire, dit Glenarvan. Apprenez-nous ce que vous savez, Ayrton en commençant par déclarer qui vous êtes.

– Messieurs, répondit Ayrton, je suis réellement Tom Ayrton, le quartier-maître du Britannia. J’ai quitté Glasgow sur le navire d’Harry Grant, le 12 mars 1861. Pendant quatorze mois, nous avons couru ensemble les mers du Pacifique, cherchant quelque position avantageuse pour y fonder une colonie écossaise. Harry Grant était un homme à faire de grandes choses, mais souvent de graves discussions s’élevaient entre nous. Son caractère ne m’allait pas. Je ne sais pas plier; or, avec Harry Grant, quand sa résolution est prise, toute résistance est impossible, mylord. Cet homme-là est de fer pour lui et pour les autres. Néanmoins, j’osai me révolter. J’essayai d’entraîner l’équipage dans ma révolte, et de m’emparer du navire. Que j’aie eu tort ou non, peu importe. Quoi qu’il en soit, Harry Grant n’hésita pas, et, le 8 avril 1862, il me débarqua sur la côte ouest de l’Australie.

– De l’Australie, dit le major, interrompant le récit d’Ayrton, et par conséquent vous avez quitté le Britannia avant sa relâche au Callao, d’où sont datées ses dernières nouvelles?

– Oui, répondit le quartier-maître, car le Britannia n’a jamais relâché au Callao pendant que j’étais à bord. Et si je vous ai parlé du Callao à la ferme de Paddy O’Moore, c’est que votre récit venait de m’apprendre ce détail.

– Continuez, Ayrton, dit Glenarvan.

– Je me trouvai donc abandonné sur une côte à peu près déserte, mais à vingt milles seulement des établissements pénitentiaires de Perth, la capitale de l’Australie occidentale. En errant sur les rivages, je rencontrai une bande de convicts qui venaient de s’échapper. Je me joignis à eux. Vous me dispenserez, mylord, de vous raconter ma vie pendant deux ans et demi. Sachez seulement que je devins le chef des évadés sous le nom de Ben Joyce. Au mois de septembre 1864, je me présentai à la ferme irlandaise. J’y fus admis comme domestique sous mon vrai nom d’Ayrton. J’attendais là que l’occasion se présentât de m’emparer d’un navire. C’était mon suprême but. Deux mois plus tard, le Duncan arriva. Pendant votre visite à la ferme, vous avez raconté, mylord, toute l’histoire du capitaine Grant. J’appris alors ce que j’ignorais, la relâche du Britannia au Callao, ses dernières nouvelles datées de juin 1862, deux mois après mon débarquement, l’affaire du document, la perte du navire sur un point du trente-septième parallèle, et enfin les raisons sérieuses que vous aviez de chercher Harry Grant à travers le continent australien. Je n’hésitai pas. Je résolus de m’approprier le Duncan, un merveilleux navire qui eût distancé les meilleurs marcheurs de la marine britannique. Mais il avait des avaries graves à réparer. Je le laissai donc partir pour Melbourne, et je me donnai à vous en ma vraie qualité de quartier-maître, offrant de vous guider vers le théâtre d’un naufrage placé fictivement par moi vers la côte est de l’Australie. Ce fut ainsi que, tantôt suivi à distance et tantôt précédé de ma bande de convicts, je dirigeai votre expédition à travers la province de Victoria. Mes gens commirent à Camden-Bridge un crime inutile, puisque le Duncan, une fois rendu à la côte, ne pouvait m’échapper, et qu’avec ce yacht, j’étais le maître de l’océan. Je vous conduisis ainsi et sans défiance jusqu’à la Snowy-River. Les chevaux et les bœufs tombèrent peu à peu empoisonnés par le gastrolobium. J’embourbai le chariot dans les marais de la Snowy. Sur mes instances… Mais vous savez le reste, mylord, et vous pouvez être certain que, sans la distraction de M Paganel, je commanderais maintenant à bord du Duncan. Telle est mon histoire, messieurs; mes révélations ne peuvent malheureusement pas vous remettre sur les traces d’Harry Grant et vous voyez qu’en traitant avec moi vous avez fait une mauvaise affaire.»

Le quartier-maître se tut, croisa ses bras suivant son habitude, et attendit. Glenarvan et ses amis gardaient le silence. Ils sentaient que la vérité tout entière venait d’être dite par cet étrange malfaiteur. La prise du Duncan n’avait manqué que par une cause indépendante de sa volonté. Ses complices étaient venus aux rivages de Twofold-Bay, comme le prouvait cette vareuse de convict trouvée par Glenarvan. Là, fidèles aux et enfin, las de l’attendre, ils s’étaient sans doute remis à leur métier de pillards et d’incendiaires dans les campagnes de la Nouvelle-Galles du sud. Le major reprit le premier l’interrogatoire, afin de préciser les dates relatives au Britannia.

«Ainsi, demanda-t-il au quartier-maître, c’est bien le 8 avril 1862 que vous avez été débarqué sur la côte ouest de l’Australie?

– Exactement, répondit Ayrton.

– Et savez-vous alors quels étaient les projets d’Harry Grant?

– D’une manière vague.

– Parlez toujours, Ayrton, dit Glenarvan. Le moindre indice peut nous mettre sur la voie.

– Ce que je puis vous dire, le voici, mylord, répondit le quartier-maître. Le capitaine Grant avait l’intention de visiter la Nouvelle-Zélande. Or, cette partie de son programme n’a point été exécutée pendant mon séjour à bord. Il ne serait donc pas impossible que le Britannia, en quittant le Callao, ne fût venu prendre connaissance des terres de la Nouvelle-Zélande. Cela concorderait avec la date du 27 juin 1862, assignée par le document au naufrage du trois-mâts.

– Évidemment, dit Paganel.

– Mais, reprit Glenarvan, rien dans ces restes de mots conservés sur le document ne peut s’appliquer à la Nouvelle-Zélande.

– À cela, je ne puis rien répondre, dit le quartier-maître.

– Bien, Ayrton, dit Glenarvan. Vous avez tenu votre parole, je tiendrai la mienne. Nous allons décider dans quelle île de l’océan Pacifique vous serez abandonné.

– Oh! peu m’importe, mylord, répondit Ayrton.

– Retournez à votre cabine, dit Glenarvan, et attendez notre décision.»

Le quartier-maître se retira sous la garde de deux matelots.

«Ce scélérat aurait pu être un homme, dit le major.

– Oui, répondit Glenarvan. C’est une nature forte et intelligente! Pourquoi faut-il que ses facultés se soient tournées vers le mal!

– Mais Harry Grant?

– Je crains bien qu’il soit à jamais perdu! Pauvres enfants, qui pourrait leur dire où est leur père?

– Moi! répondit Paganel. Oui! moi.»

On a dû le remarquer, le géographe, si loquace, si impatient d’ordinaire, avait à peine parlé pendant l’interrogatoire d’Ayrton. Il écoutait sans desserrer les dents. Mais ce dernier mot qu’il prononça en valait bien d’autres, et il fit tout d’abord bondir Glenarvan.

«Vous! s’écria-t-il, vous, Paganel, vous savez où est le capitaine Grant!

– Oui, autant qu’on peut le savoir, répondit le géographe.

– Et par qui le savez-vous?

– Par cet éternel document.

– Ah! fit le major du ton de la plus parfaite incrédulité.

– Écoutez d’abord, Mac Nabbs, dit Paganel, vous hausserez les épaules après. Je n’ai pas parlé plus tôt parce que vous ne m’auriez pas cru. Puis, c’était inutile. Mais si je me décide aujourd’hui, c’est que l’opinion d’Ayrton est précisément venue appuyer la mienne.

– Ainsi la Nouvelle-Zélande? demanda Glenarvan.

– Écoutez et jugez, répondit Paganel. Ce n’est pas sans raison, ou plutôt, ce n’est pas sans «une raison», que j’ai commis l’erreur qui nous a sauvés. Au moment où j’écrivais cette lettre sous la dictée de Glenarvan, le mot «Zélande» me travaillait le cerveau. Voici pourquoi. Vous vous rappelez que nous étions dans le chariot. Mac Nabbs venait d’apprendre à lady Helena l’histoire des convicts; il lui avait remis le numéro de l’Australian and New Zealand gazette qui relatait la catastrophe de Camden-Bridge. Or, au moment où j’écrivais, le journal gisait à terre, et plié de telle façon que deux syllabes de son titre apparaissaient seulement. Ces deux syllabes étaient aland. Quelle illumination se fit dans mon esprit! aland était précisément un mot du document anglais, un mot que nous avions traduit jusqu’alors par à terre, et qui devait être la terminaison du nom propre Zealand.

– Hein! fit Glenarvan.

– Oui, reprit Paganel avec une conviction profonde, cette interprétation m’avait échappé, et savez-vous pourquoi? Parce que mes recherches s’exerçaient naturellement sur le document français, plus complet que les autres, et où manque ce mot important.

– Oh! oh! dit le major, c’est trop d’imagination, Paganel, et vous oubliez un peu facilement vos déductions précédentes.

– Allez, major, je suis prêt à vous répondre.

– Alors, reprit Mac Nabbs, que devient votre mot austra?

– Ce qu’il était d’abord. Il désigne seulement les contrées «australes.»

– Bien. Et cette syllabe indi, qui a été une première fois le radical d’indiens, et une seconde fois le radical d’indigènes?

– Eh bien, la troisième et dernière fois, répondit Paganel, elle sera la première syllabe du mot indigence!

– Et contin! s’écria Mac Nabbs, signifie-t-il encore continent?

– Non! Puisque la Nouvelle-Zélande n’est qu’une île.

– Alors?… Demanda Glenarvan.

– Mon cher lord, répondit Paganel, je vais vous traduire le document suivant ma troisième interprétation, et vous jugerez. Je ne vous fais que deux observations: 1) oubliez autant que possible les interprétations précédentes, et dégagez votre esprit de toute préoccupation antérieure; 2) certains passages vous paraîtront «forcés», et il est possible que je les traduise mal, mais ils n’ont aucune importance, entre autres le mot agonie qui me choque, mais que je ne puis expliquer autrement. D’ailleurs, c’est le document français qui sert de base à mon interprétation, et n’oubliez pas qu’il a été écrit par un anglais, auquel les idiotismes de la langue française pouvaient ne pas être familiers. Ceci posé, je commence.»

Et Paganel, articulant chaque syllabe avec lenteur, récita les phrases suivantes:

«Le 27 juin 1862, le trois-mâts Britannia, de Glasgow, a sombré, après une «longue agonie, dans les mers australes et sur les côtes de la Nouvelle-Zélande, – en anglais Zealand. – deux matelots et le capitaine Grant ont pu y aborder.» Là, continuellement en proie à une cruelle indigence, ils ont jeté ce document «par… De longitude et 37° 11′ de latitude. Venez à leur secours, ou ils sont perdus

Paganel s’arrêta. Son interprétation était admissible. Mais, précisément parce qu’elle paraissait aussi vraisemblable que les précédentes, elle pouvait être aussi fausse. Glenarvan et le major ne cherchèrent donc pas à la discuter.

Cependant, puisque les traces du Britannia ne s’étaient rencontrées ni sur les côtes de la Patagonie, ni sur les côtes de l’Australie, au point où ces deux contrées sont coupées par le trente-septième parallèle, les chances étaient en faveur de la Nouvelle-Zélande. Cette remarque, faite par Paganel, frappa surtout ses amis.

«Maintenant, Paganel, dit Glenarvan, me direz-vous pourquoi, depuis deux mois environ, vous avez tenu cette interprétation secrète?

– Parce que je ne voulais pas vous donner encore de vaines espérances. D’ailleurs, nous allions à Auckland, précisément au point indiqué par la latitude du document.

– Mais depuis lors, quand nous avons été entraînés hors de cette route, pourquoi n’avoir pas parlé?

– C’est que, si juste que soit cette interprétation, elle ne peut contribuer au salut du capitaine.

– Pour quelle raison, Paganel?

– Parce que, l’hypothèse étant admise que le capitaine Harry Grant s’est échoué à la Nouvelle-Zélande, du moment que deux ans se sont passés sans qu’il ait reparu, c’est qu’il a été victime du naufrage ou des zélandais.

– Ainsi, votre opinion est?… Demanda Glenarvan.

– Que l’on pourrait peut-être retrouver quelques vestiges du naufrage, mais que les naufragés du Britannia sont irrévocablement perdus!

– Silence sur tout ceci, mes amis, dit Glenarvan, et laissez-moi choisir le moment où j’apprendrai cette triste nouvelle aux enfants du capitaine Grant!»

Chapitre XX Un cri dans la nuit

L’équipage sut bientôt que la mystérieuse situation du capitaine Grant n’avait pas été éclaircie par les révélations d’Ayrton. Le découragement fut profond à bord, car on avait compté sur le quartier-maître, et le quartier-maître ne savait rien qui pût mettre le Duncan sur les traces du Britannia!

La route du yacht fut donc maintenue. Restait à choisir l’île dans laquelle Ayrton devait être abandonné.

Paganel et John Mangles consultèrent les cartes du bord. Précisément, sur ce trente-septième parallèle, figurait un îlot isolé connu sous le nom de Maria-Thérésa, rocher perdu en plein océan Pacifique relégué à trois mille cinq cents milles de la côte américaine et à quinze cents milles de la Nouvelle-Zélande. Au nord, les terres les plus rapprochées formaient l’archipel des Pomotou, sous le protectorat français. Au sud, rien jusqu’à la banquise éternellement glacée du pôle austral. Nul navire ne venait prendre connaissance de cette île solitaire. Aucun écho du monde n’arrivait jusqu’à elle. Seuls, les oiseaux des tempêtes s’y reposaient pendant leurs longues traversées, et beaucoup de cartes ne signalaient même pas ce roc battu par les flots du Pacifique.

Si jamais l’isolement absolu devait se rencontrer sur la terre, c’était dans cette île jetée en dehors des routes humaines. On fit connaître sa situation à Ayrton. Ayrton accepta d’y vivre loin de ses semblables, et le cap fut mis sur Maria-Thérésa. En ce moment, une ligne rigoureusement droite eût passé par l’axe du Duncan, l’île et la baie de Talcahuano.

Deux jours plus tard, à deux heures, la vigie signala une terre à l’horizon. C’était Maria-Thérésa, basse, allongée, à peine émergée des flots, qui apparaissait comme un énorme cétacé.

Trente milles la séparaient encore du yacht, dont l’étrave tranchait les lames avec une rapidité de seize nœuds à l’heure.

Peu à peu, le profil de l’îlot s’accusa sur l’horizon. Le soleil, s’abaissant vers l’ouest, découpait en pleine lumière sa capricieuse silhouette. Quelques sommets peu élevés se détachaient çà et là, piqués par les rayons de l’astre du jour.

À cinq heures, John Mangles crut distinguer une fumée légère qui montait vers le ciel.

«Est-ce un volcan? demanda-t-il à Paganel, qui, la longue-vue aux yeux, observait cette terre nouvelle.

– Je ne sais que penser, répondit le géographe. Maria-Thérésa est un point peu connu. Cependant, il ne faudrait pas s’étonner si son origine était due à quelque soulèvement sous-marin, et, par conséquent, volcanique.

– Mais alors, dit Glenarvan, si une éruption l’a produite, ne peut-on craindre qu’une éruption ne l’emporte?

– C’est peu probable, répondit Paganel. On connaît son existence depuis plusieurs siècles, ce qui est une garantie. Lorsque l’île Julia émergea de la Méditerranée, elle ne demeura pas longtemps hors des flots et disparut quelques mois après sa naissance.

– Bien, dit Glenarvan. Penses-tu, John, que nous puissions atterrir avant la nuit?

– Non, votre honneur. Je ne dois pas risquer le Duncan au milieu des ténèbres, sur une côte qui ne m’est pas connue. Je me tiendrai sous faible pression en courant de petits bords, et demain, au point du jour, nous enverrons une embarcation à terre.»

À huit heures du soir, Maria-Thérésa, quoique à cinq milles au vent, n’apparaissait plus que comme une ombre allongée, à peine visible. Le Duncan s’en rapprochait toujours.

À neuf heures, une lueur assez vive, un feu brilla dans l’obscurité. Il était immobile et continu.

«Voilà qui confirmerait le volcan, dit Paganel, en observant avec attention.

– Cependant, répondit John Mangles, à cette distance, nous devrions entendre les fracas qui accompagnent toujours une éruption, et le vent d’est n’apporte aucun bruit à notre oreille.

– En effet, dit Paganel, ce volcan brille, mais ne parle pas. On dirait, de plus, qu’il a des intermittences comme un phare à éclat.

– Vous avez raison, reprit John Mangles, et pourtant nous ne sommes pas sur une côte éclairée. Ah! s’écria-t-il, un autre feu! Sur la plage cette fois! Voyez! Il s’agite! Il change de place!»

John ne se trompait pas. Un nouveau feu avait apparu, qui semblait s’éteindre parfois et se ranimait tout à coup.

«L’île est donc habitée? dit Glenarvan.

– Par des sauvages, évidemment, répondit Paganel.

– Mais alors, nous ne pouvons y abandonner le quartier-maître.

– Non, répondit le major, ce serait faire un trop mauvais cadeau, même à des sauvages.

– Nous chercherons quelque autre île déserte, dit Glenarvan, qui ne put s’empêcher de sourire de «la délicatesse» de Mac Nabbs. J’ai promis la vie sauve à Ayrton, et je veux tenir ma promesse.

– En tout cas, défions-nous, ajouta Paganel. Les zélandais ont la barbare coutume de tromper les navires avec des feux mouvants, comme autrefois les habitants de Cornouailles. Or, les indigènes de Maria-Thérésa peuvent connaître ce procédé.

– Laisse arriver d’un quart, cria John au matelot du gouvernail. Demain, au soleil levant, nous saurons à quoi nous en tenir.»

À onze heures, les passagers et John Mangles regagnèrent leurs cabines. À l’avant, la bordée de quart se promenait sur le pont du yacht. À l’arrière, l’homme de barre était seul à son poste.

En ce moment, Mary Grant et Robert montèrent sur la dunette.

Les deux enfants du capitaine, accoudés sur la lisse, regardaient tristement la mer phosphorescente et le sillage lumineux du Duncan. Mary songeait à l’avenir de Robert; Robert songeait à l’avenir de sa sœur. Tous deux pensaient à leur père.

Existait-il encore, ce père adoré? Fallait-il donc renoncer? Mais non, sans lui, que serait la vie? Sans lui que deviendraient-ils? Que seraient-ils devenus déjà sans lord Glenarvan, sans lady Helena?

Le jeune garçon, mûri par l’infortune, devinait les pensées qui agitaient sa sœur. Il prit la main de Mary dans la sienne.

«Mary, lui dit-il, il ne faut jamais désespérer. Rappelle-toi les leçons que nous donnait notre père: «le courage remplace tout ici-bas», disait-il. Ayons-le donc, ce courage obstiné, qui le faisait supérieur à tout. Jusqu’ici tu as travaillé pour moi, ma sœur, je veux travailler pour toi à mon tour.

– Cher Robert! répondait la jeune fille.

– Il faut que je t’apprenne une chose, reprit Robert. Tu ne te fâcheras pas, Mary?

– Pourquoi me fâcherais-je, mon enfant?

– Et tu me laisseras faire?

– Que veux-tu dire? demanda Mary, inquiète.

– Ma sœur! Je serai marin…

– Tu me quitteras? s’écria la jeune fille, en serrant la main de son frère.

– Oui, sœur! Je serai marin comme mon père, marin comme le capitaine John! Mary, ma chère Mary! Le capitaine John n’a pas perdu tout espoir, lui! Tu auras, comme moi, confiance dans son dévouement! Il fera de moi, il me l’a promis, un bon, un grand marin, et jusque-là, nous chercherons notre père ensemble! Dis que tu le veux, sœur! Ce que notre père eût fait pour nous, notre devoir, le mien du moins, est de le faire pour lui! Ma vie a un but auquel elle est due tout entière: chercher, chercher toujours celui qui ne nous eût jamais abandonnés l’un ou l’autre! Chère Mary, qu’il était bon, notre père!

– Et si noble, si généreux! reprit Mary. Sais-tu, Robert, qu’il était déjà une des gloires de notre pays et qu’il aurait compté parmi ses grands hommes, si le sort ne l’eût arrêté dans sa marche!

– Si je le sais!» dit Robert.

Mary Grant serra Robert sur son cœur. Le jeune enfant sentit que des larmes coulaient sur son front.

«Mary! Mary! s’écria-t-il, ils ont beau dire, nos amis, ils ont beau se taire, j’espère encore et j’espérerai toujours! Un homme comme mon père ne meurt pas avant d’avoir accompli sa tâche!»

Mary Grant ne put répondre. Les sanglots l’étouffaient. Mille sentiments se heurtaient dans son âme à cette pensée que de nouvelles tentatives seraient faites pour retrouver Harry Grant, et que le dévouement du jeune capitaine était sans bornes.

«Monsieur John espère encore? demanda-t-elle.

– Oui, répondit Robert. C’est un frère qui ne nous abandonnera jamais. Je serai marin, n’est-ce pas, sœur, marin pour chercher mon père avec lui! Tu veux bien?

– Si je le veux! répondit Mary. Mais nous séparer! murmura la jeune fille.

– Tu ne seras pas seule, Mary. Je sais cela! Mon ami John me l’a dit. Mme Helena ne te permettra pas de la quitter. Tu es une femme, toi, tu peux, tu dois accepter ses bienfaits. Les refuser serait de l’ingratitude! Mais un homme, mon père me l’a dit cent fois, un homme doit se faire son sort à lui-même!

– Mais que deviendra notre chère maison de Dundee, si pleine de souvenirs?

– Nous la conserverons, petite sœur! Tout cela est arrangé et bien arrangé par notre ami John et aussi par lord Glenarvan. Il te gardera au château de Malcolm, comme sa fille! Le lord l’a dit à mon ami John, et mon ami John me l’a répété! Tu seras là chez toi, trouvant à qui parler de notre père, en attendant que John et moi nous te le ramenions un jour! Ah! Quel beau jour ce sera! s’écria Robert, dont le front rayonnait d’enthousiasme.

– Mon frère, mon enfant, répondit Mary, qu’il serait heureux, notre père, s’il pouvait t’entendre! Comme tu lui ressembles, cher Robert, à ce père bien-aimé! Quand tu seras un homme, tu seras lui tout entier!

– Dieu t’entende, Mary, dit Robert, rougissant d’un saint et filial orgueil.

– Mais comment nous acquitter envers lord et lady Glenarvan? reprit Mary Grant.

– Oh! Ce ne sera pas difficile! s’écria Robert avec sa confiance juvénile. On les aime, on les vénère, on le leur dit, on les embrasse bien, et un jour, à la première occasion, on se fait tuer pour eux!

– Vis pour eux, au contraire! s’écria la jeune fille en couvrant de baisers le front de son frère. Ils aimeront mieux cela, – et moi aussi!»

Puis, se laissant aller à d’indéfinissables rêveries, les deux enfants du capitaine se regardèrent dans la vague obscurité de la nuit. Cependant, par la pensée, ils causaient, ils s’interrogeaient, ils se répondaient encore. La mer calme se berçait en longues ondulations, et l’hélice agitait dans l’ombre un remous lumineux. Alors se produisit un incident étrange et véritablement surnaturel. Le frère et la sœur, par une de ces communications magnétiques qui lient mystérieusement les âmes entre elles, subirent à la fois et au même instant une même hallucination. Du milieu de ces flots alternativement sombres et brillants, Mary et Robert crurent entendre s’élever jusqu’à eux une voix dont le son profond et lamentable fit tressaillir toutes les fibres de leur cœur.

«À moi! à moi! Criait cette voix.

– Mary, dit Robert, as-tu entendu? Tu as entendu?»

Et, se dressant subitement au-dessus de la lisse, tous deux, penchés, interrogèrent les profondeurs de la nuit.

Mais ils ne virent rien, que l’ombre qui s’étendait sans fin devant eux.

«Robert, dit Mary, pâle d’émotion, j’ai cru… Oui, j’ai cru comme toi… Nous avons la fièvre tous les deux, mon Robert!…»

Mais un nouvel appel arriva jusqu’à eux, et cette fois l’illusion fut telle que le même cri sortit à la fois de leurs deux cœurs:

«Mon père! Mon père!…»

C’en était trop pour Mary Grant. Brisée par l’émotion, elle tomba évanouie dans les bras de Robert.

«Au secours! Cria Robert. Ma sœur! Mon père! Au secours!»

L’homme de barre s’élança pour relever la jeune fille. Les matelots de quart accoururent, puis John Mangles, lady Helena, Glenarvan, subitement réveillés.

«Ma sœur se meurt, et notre père est là!» s’écriait Robert en montrant les flots.

On ne comprenait rien à ses paroles.

«Si, répétait-il. Mon père est là! J’ai entendu la voix de mon père! Mary l’a entendue comme moi!»

Et en ce moment, Mary Grant, revenue à elle, égarée, folle, s’écriait aussi: «Mon père! Mon père est là!»

La malheureuse jeune fille, se relevant et se penchant au-dessus de la lisse, voulait se précipiter à la mer.

«Mylord! Madame Helena! répétait-elle en joignant les mains, je vous dis que mon père est là! Je vous affirme que j’ai entendu sa voix sortir des flots comme une lamentation, comme un dernier adieu!»

Alors, des spasmes, des convulsions reprirent la pauvre enfant. Elle se débattit. Il fallut la transporter dans sa cabine, et lady Helena la suivit pour lui donner ses soins, tandis que Robert répétait toujours:

«Mon père! Mon père est là! J’en suis sûr, mylord

Les témoins de cette scène douloureuse finirent par comprendre que les deux enfants du capitaine avaient été le jouet d’une hallucination. Mais comment détromper leurs sens, si violemment abusés?

Glenarvan l’essaya cependant. Il prit Robert par la main et lui dit:

«Tu as entendu la voix de ton père, mon cher enfant?

– Oui, mylord. Là, au milieu des flots! Il criait: À moi! à moi!

– Et tu as reconnu cette voix?

– Si j’ai reconnu sa voix, mylord! Oh! oui! Je vous le jure! Ma sœur l’a entendue, elle l’a reconnue comme moi! Comment voulez-vous que nous nous soyons trompés tous les deux? Mylord, allons au secours de mon père! Un canot! Un canot!»

Glenarvan vit bien qu’il ne pourrait détromper le pauvre enfant. Néanmoins, il fit une dernière tentative et appela l’homme de barre.

«Hawkins, lui demanda-t-il, vous étiez au gouvernail au moment où miss Mary a été si singulièrement frappée?

– Oui, votre honneur, répondit Hawkins.

– Et vous n’avez rien vu, rien entendu?

– Rien.

– Tu le vois, Robert.

– Si c’eût été le père d’Hawkins, répondit le jeune enfant avec une indomptable énergie, Hawkins ne dirait pas qu’il n’a rien entendu. C’était mon père, mylord! Mon père! Mon père!…»

La voix de Robert s’éteignit dans un sanglot. Pâle et muet, à son tour, il perdit connaissance.

Glenarvan fit porter Robert dans son lit, et l’enfant, brisé par l’émotion, tomba dans un profond assoupissement.

«Pauvres orphelins! dit John Mangles, Dieu les éprouve d’une terrible façon!

– Oui, répondit Glenarvan, l’excès de la douleur aura produit chez tous les deux, et au même moment, une hallucination pareille.

– Chez tous les deux! Murmura Paganel, c’est étrange! La science pure ne l’admettrait pas.»

Puis, se penchant à son tour sur la mer et prêtant l’oreille, Paganel, après avoir fait signe à chacun de se taire, écouta. Le silence était profond partout. Paganel héla d’une voix forte. Rien ne lui répondit.

«C’est étrange! répétait le géographe, en regagnant sa cabine. Une intime sympathie de pensées et de douleurs ne suffit pas à expliquer un phénomène!»

Le lendemain, 8 mars, à cinq heures du matin, dès l’aube, les passagers, Robert et Mary parmi eux, car il avait été impossible de les retenir, étaient réunis sur le pont du Duncan. Chacun voulait examiner cette terre à peine entrevue la veille.

Les lunettes se promenèrent avidement sur les points principaux de l’île. Le yacht en prolongeait les rivages à la distance d’un mille. Le regard pouvait saisir leurs moindres détails. Un cri poussé par Robert s’éleva soudain. L’enfant prétendait voir deux hommes qui couraient et gesticulaient, pendant qu’un troisième agitait un pavillon.

«Le pavillon d’Angleterre, s’écria John Mangles qui avait saisi sa lunette.

– C’est vrai! s’écria Paganel, en se retournant vivement vers Robert.

Mylord, dit Robert tremblant d’émotion, mylord, si vous ne voulez pas que je gagne l’île à la nage, vous ferez mettre à la mer une embarcation. Ah! mylord! Je vous demande à genoux d’être le premier à prendre terre!»

Personne n’osait parler à bord. Quoi! Sur cet îlot traversé par ce trente-septième parallèle, trois hommes, des naufragés, des anglais! Et chacun, revenant sur les événements de la veille pensait à cette voix entendue dans la nuit par Robert et Mary!… Les enfants ne s’étaient abusés peut-être que sur un point: une voix avait pu venir jusqu’à eux, mais cette voix pouvait-elle être celle de leur père? Non, mille fois non, hélas! Et chacun, pensant à l’horrible déception qui les attendait, tremblait que cette nouvelle épreuve ne dépassât leurs forces! Mais comment les arrêter? Lord Glenarvan n’en eut pas le courage.

«Au canot!» s’écria-t-il.

En une minute, l’embarcation fut mise à la mer. Les deux enfants du capitaine, Glenarvan, John Mangles, Paganel, s’y précipitèrent, et elle déborda rapidement sous l’impulsion de six matelots qui nageaient avec rage.

À dix toises du rivage, Mary poussa un cri déchirant.

«Mon père!»

Un homme se tenait sur la côte, entre deux autres hommes. Sa taille grande et forte, sa physionomie à la fois douce et hardie, offrait un mélange expressif des traits de Mary et de Robert Grant.

C’était bien l’homme qu’avaient si souvent dépeint les deux enfants. Leur cœur ne les avait pas trompés. C’était leur père, c’était le capitaine Grant!

Le capitaine entendit le cri de Mary, ouvrit les bras, et tomba sur le sable, comme foudroyé.

Chapitre XXI L’île Tabor

On ne meurt pas de joie, car le père et les enfants revinrent à la vie avant même qu’on les eût recueillis sur le yacht. Comment peindre cette scène? Les mots n’y suffiraient pas. Tout l’équipage pleurait en voyant ces trois êtres confondus dans une muette étreinte. Harry Grant, arrivé sur le pont, fléchit le genou. Le pieux écossais voulut, en touchant ce qui était pour lui le sol de la patrie, remercier, avant tous, Dieu de sa délivrance.

Puis, se tournant vers lady Helena, vers lord Glenarvan et ses compagnons, il leur rendit grâces d’une voix brisée par l’émotion. En quelques mots, ses enfants, dans la courte traversée de l’îlot au yacht venaient de lui apprendre toute l’histoire du Duncan.

Quelle immense dette il avait contractée envers cette noble femme et ses compagnons! Depuis lord Glenarvan jusqu’au dernier des matelots, tous n’avaient-ils pas lutté et souffert pour lui?

Harry Grant exprima les sentiments de gratitude qui inondaient son cœur avec tant de simplicité et de noblesse, son mâle visage était illuminé d’une émotion si pure et si douce, que tout l’équipage se sentit récompensé et au delà des épreuves subies. L’impassible major lui-même avait l’œil humide d’une larme qu’il n’était pas en son pouvoir de retenir. Quant au digne Paganel, il pleurait comme un enfant qui ne pense pas à cacher ses larmes.

Harry Grant ne se lassait pas de regarder sa fille. Il la trouvait belle, charmante! Il le lui disait et redisait tout haut, prenant lady Helena à témoin, comme pour certifier que son amour paternel ne l’abusait pas.

Puis, se tournant vers son fils:

«Comme il a grandi! C’est un homme!» s’écriait-il avec ravissement.

Et il prodiguait à ces deux êtres si chers les mille baisers amassés dans son cœur pendant deux ans d’absence.

Robert lui présenta successivement tous ses amis, et trouva le moyen de varier ses formules, quoiqu’il eût à dire de chacun la même chose! C’est que, l’un comme l’autre, tout le monde avait été parfait pour les deux orphelins. Quand arriva le tour de John Mangles d’être présenté, le capitaine rougit comme une jeune fille et sa voix tremblait en répondant au père de Mary.

Lady Helena fit alors au capitaine Grant le récit du voyage, et elle le rendit fier de son fils, fier de sa fille.

Harry Grant apprit les exploits du jeune héros, et comment cet enfant avait déjà payé à lord Glenarvan une partie de la dette paternelle. Puis, à son tour, John Mangles parla de Mary en des termes tels, que Harry Grant, instruit par quelques mots de lady Helena, mit la main de sa fille dans la vaillante main du jeune capitaine, et, se tournant vers lord et lady Glenarvan:

«Mylord, et vous, madame, dit-il, bénissons nos enfants!»

Lorsque tout fut dit et redit mille fois, Glenarvan instruisit Harry Grant de ce qui concernait Ayrton. Grant confirma les aveux du quartier-maître au sujet de son débarquement sur la côte australienne.

«C’est un homme intelligent, audacieux, ajouta-t-il, et que les passions ont jeté dans le mal. Puissent la réflexion et le repentir le ramener à des sentiments meilleurs!»

Mais avant qu’Ayrton fût transféré à l’île Tabor, Harry Grant voulut faire à ses nouveaux amis les honneurs de son rocher. Il les invita à visiter sa maison de bois et à s’asseoir à la table du Robinson océanien. Glenarvan et ses hôtes acceptèrent de grand cœur. Robert et Mary Grant brûlaient du désir de voir ces lieux solitaires où le capitaine les avait tant pleurés.

Une embarcation fut armée, et le père, les deux enfants, lord et lady Glenarvan, le major, John Mangles et Paganel, débarquèrent bientôt sur les rivages de l’île.

Quelques heures suffirent à parcourir le domaine d’Harry Grant. C’était à vrai dire, le sommet d’une montagne sous-marine, un plateau où les roches de basalte abondaient avec des débris volcaniques. Aux époques géologiques de la terre, ce mont avait peu à peu surgi des profondeurs du Pacifique sous l’action des feux souterrains; mais, depuis des siècles, le volcan était devenu une montagne paisible, et son cratère comblé, un îlot émergeant de la plaine liquide. Puis l’humus se forma; le règne végétal s’empara de cette terre nouvelle; quelques baleiniers de passage y débarquèrent des animaux domestiques, chèvres et porcs, qui multiplièrent à l’état sauvage, et la nature se manifesta par ses trois règnes sur cette île perdue au milieu de l’océan.

Lorsque les naufragés du Britannia s’y furent réfugiés, la main de l’homme vint régulariser les efforts de la nature. En deux ans et demi, Harry Grant et ses matelots métamorphosèrent leur îlot.

Plusieurs acres de terre, cultivés avec soin, produisaient des légumes d’une excellente qualité.

Les visiteurs arrivèrent à la maison ombragée par des gommiers verdoyants; devant ses fenêtres s’étendait la magnifique mer, étincelant aux rayons du soleil. Harry Grant fit mettre sa table à l’ombre des beaux arbres, et chacun y prit place. Un gigot de chevreau, du pain de nardou, quelques bols de lait, deux ou trois pieds de chicorée sauvage, une eau pure et fraîche formèrent les éléments de ce repas simple et digne de bergers de l’Arcadie.

Paganel était ravi.

Ses vieilles idées de Robinson lui remontaient au cerveau.

«Il ne sera pas à plaindre, ce coquin d’Ayrton! s’écria-t-il dans son enthousiasme. C’est un paradis que cet îlot.

– Oui, répondit Harry Grant, un paradis pour trois pauvres naufragés que le ciel y garde! Mais je regrette que Maria-Thérésa n’ait pas été une île vaste et fertile, avec une rivière au lieu d’un ruisseau et un port au lieu d’une anse battue par les flots du large.

– Et pourquoi, capitaine? demanda Glenarvan.

– Parce que j’y aurais jeté les fondements de la colonie dont je veux doter l’écosse dans le Pacifique.

– Ah! Capitaine Grant, dit Glenarvan, vous n’avez donc point abandonné l’idée qui vous a rendu si populaire dans notre vieille patrie?

– Non, mylord, et Dieu ne m’a sauvé par vos mains que pour me permettre de l’accomplir. Il faut que nos pauvres frères de la vieille Calédonie, tous ceux qui souffrent, aient un refuge contre la misère sur une terre nouvelle! Il faut que notre chère patrie possède dans ces mers une colonie à elle, rien qu’à elle, où elle trouve un peu de cette indépendance et de ce bien-être qui lui manquent en Europe!

– Ah! Cela est bien dit, capitaine Grant, répondit lady Helena. C’est un beau projet, et digne d’un grand cœur. Mais cet îlot?…

– Non, madame, c’est un roc bon tout au plus à nourrir quelques colons, tandis qu’il nous faut une terre vaste et riche de tous les trésors des premiers âges.

– Eh bien, capitaine, s’écria Glenarvan, l’avenir est à nous, et cette terre, nous la chercherons ensemble!»

Les mains d’Harry Grant et de Glenarvan se serrèrent dans une chaude étreinte, comme pour ratifier cette promesse.

Puis, sur cette île même, dans cette humble maison, chacun voulut connaître l’histoire des naufragés du Britannia pendant ces deux longues années d’abandon. Harry Grant s’empressa de satisfaire le désir de ses nouveaux amis:

«Mon histoire, dit-il, est celle de tous les Robinsons jetés sur une île, et qui, ne pouvant compter que sur Dieu et sur eux-mêmes, sentent qu’ils ont le devoir de disputer leur vie aux éléments!

«Ce fut pendant la nuit du 26 au 27 juin 1862 que le Britannia, désemparé par six jours de tempête, vint se briser sur les rochers de Maria-Thérésa. La mer était démontée, le sauvetage impossible, et tout mon malheureux équipage périt. Seuls, mes deux matelots, Bob Learce, Joe Bell et moi, nous parvînmes à gagner la côte après vingt tentatives infructueuses!

«La terre qui nous recueillit n’était qu’un îlot désert, large de deux milles, long de cinq, avec une trentaine d’arbres à l’intérieur, quelques prairies et une source d’eau fraîche qui fort heureusement ne tarit jamais. Seul avec mes deux matelots, dans ce coin du monde, je ne désespérai pas. Je mis ma confiance en Dieu, et je m’apprêtai à lutter résolument. Bob et Joe, mes braves compagnons d’infortune, mes amis, me secondèrent énergiquement.

«Nous commençâmes, comme le Robinson idéal de Daniel de Foe, notre modèle, par recueillir les épaves du navire, des outils, un peu de poudre, des armes, un sac de graines précieuses. Les premiers jours furent pénibles, mais bientôt la chasse et la pêche nous fournirent une nourriture assurée, car les chèvres sauvages pullulaient à l’intérieur de l’île, et les animaux marins abondaient sur ses côtes. Peu à peu notre existence s’organisa régulièrement.

«Je connaissais exactement la situation de l’îlot par mes instruments, que j’avais sauvés du naufrage. Ce relèvement nous plaçait hors de la route des navires, et nous ne pouvions être recueillis, à moins d’un hasard providentiel. Tout en songeant à ceux qui m’étaient chers et que je n’espérais plus revoir, j’acceptai courageusement cette épreuve, et le nom de mes deux enfants se mêla chaque jour à mes prières.

«Cependant, nous travaillions résolument. Bientôt plusieurs acres de terre furent ensemencés avec les graines du Britannia; les pommes de terre, la chicorée, l’oseille assainirent notre alimentation habituelle; puis d’autres légumes encore. Nous prîmes quelques chevreaux, qui s’apprivoisèrent facilement. Nous eûmes du lait, du beurre. Le nardou, qui croissait dans les creeks desséchés, nous fournit une sorte de pain assez substantiel, et la vie matérielle ne nous inspira plus aucune crainte.

«Nous avions construit une maison de planches avec les débris du Britannia; elle fut recouverte de voiles soigneusement goudronnées, et sous ce solide abri la saison des pluies se passa heureusement. Là, furent discutés bien des plans, bien des rêves, dont le meilleur vient de se réaliser!

«J’avais d’abord eu l’idée d’affronter la mer sur un canot fait avec les épaves du navire, mais quinze cents milles nous séparaient de la terre la plus proche, c’est-à-dire des îles de l’archipel Pomotou. Aucune embarcation n’eût résisté à une traversée si longue. Aussi j’y renonçai, et je n’attendis plus mon salut que d’une intervention divine.

«Ah! Mes pauvres enfants! Que de fois, du haut des rocs de la côte, nous avons guetté des navires au large! Pendant tout le temps que dura notre exil, deux ou trois voiles seulement apparurent à l’horizon, mais pour disparaître aussitôt! Deux ans et demi se passèrent ainsi. Nous n’espérions plus, mais nous ne désespérions pas encore.

«Enfin, la veille de ce jour, j’étais monté sur le plus haut sommet de l’île, quand j’aperçus une légère fumée dans l’ouest. Elle grandit. Bientôt un navire devint visible à mes yeux. Il semblait se diriger vers nous.

«Mais n’éviterait-il pas cet îlot qui ne lui offrait aucun point de relâche?

«Ah! Quelle journée d’angoisses, et comment mon cœur ne s’est-il pas brisé dans ma poitrine! Mes compagnons allumèrent un feu sur un des pics de Maria-Thérésa. La nuit vint, mais le yacht ne fit aucun signal de reconnaissance! Le salut était là cependant! Allions-nous donc le voir s’évanouir!

«Je n’hésitai plus. L’ombre s’accroissait. Le navire pouvait doubler l’île pendant la nuit. Je me jetai à la mer et me dirigeai vers lui. L’espoir triplait mes forces. Je fendais les lames avec une vigueur surhumaine. J’approchais du yacht, et trente brasses m’en séparaient à peine, quand il vira de bord!

«Alors je poussai ces cris désespérés que mes deux enfants furent seuls à entendre, et qui n’avaient point été une illusion.

«Puis je revins au rivage, épuisé, vaincu par l’émotion et la fatigue. Mes deux matelots me recueillirent à demi-mort. Ce fut une nuit horrible que cette dernière nuit que nous passâmes dans l’île, et nous nous croyions pour jamais abandonnés, quand, le jour venu, j’aperçus le yacht qui courait des bordées sous petite vapeur. Votre canot fut mis à la mer… Nous étions sauvés, et, divine bonté du ciel! Mes enfants, mes chers enfants, étaient là, qui me tendaient les bras!»

Le récit d’Harry Grant s’acheva au milieu des baisers et des caresses de Mary et de Robert. Et ce fut alors seulement que le capitaine apprit qu’il devait son salut à ce document passablement hiéroglyphique, que, huit jours après son naufrage, il avait enfermé dans une bouteille et confié aux caprices des flots. Mais que pensait Jacques Paganel pendant le récit du capitaine Grant? Le digne géographe retournait une millième fois dans son cerveau les mots du document! Il repassait ces trois interprétations successives, fausses toutes trois! Comment cette île Maria-Thérésa était-elle donc indiquée sur ces papiers rongés par la mer? Paganel n’y tint plus, et, saisissant la main d’Harry Grant:

«Capitaine, s’écria-t-il, me direz-vous enfin ce que contenait votre indéchiffrable document?»

À cette demande du géographe, la curiosité fut générale, car le mot de l’énigme, cherché depuis neuf mois, allait être prononcé!

«Eh bien, capitaine, demanda Paganel, vous souvenez-vous des termes précis du document?

– Exactement, répondit Harry Grant, et pas un jour ne s’est écoulé sans que ma mémoire ne m’ait rappelé ces mots auxquels se rattachait notre seul espoir.

– Et quels sont-ils, capitaine? demanda Glenarvan. Parlez, car notre amour-propre est piqué au vif.

– Je suis prêt à vous satisfaire, répondit Harry Grant, mais vous savez que, pour multiplier les chances de salut, j’avais renfermé dans la bouteille trois documents écrits en trois langues. Lequel désirez-vous connaître?

– Ils ne sont donc pas identiques? s’écria Paganel.

– Si, à un nom près.

– Eh bien, citez le document français, reprit Glenarvan; c’est celui que les flots ont le plus respecté, et il a principalement servi de base à nos interprétations.

Mylord, le voici mot pour mot, répondit Harry Grant.

«Le 27 juin 1862, le trois-mâts Britannia, de Glasgow, s’est perdu à quinze cents lieues de la Patagonie, dans l’hémisphère austral. Portés à terre, deux matelots et le capitaine Grant ont atteint à l’île Tabor…

– Hein! fit Paganel.

– là, reprit Harry Grant, continuellement en proie à une cruelle indigence, ils ont jeté ce document par 15°3’ de longitude et 37° 11′ de latitude. Venez à leur secours, ou ils sont perdus.»

À ce nom de Tabor, Paganel s’était levé brusquement; puis, ne se contenant plus, il s’écria:

«Comment, l’île Tabor! Mais c’est l’île Maria-Thérésa?

– Sans doute, Monsieur Paganel, répondit Harry Grant, Maria-Thérésa sur les cartes anglaises et allemandes, mais Tabor sur les cartes françaises!»

À cet instant, un formidable coup de poing atteignit l’épaule de Paganel, qui plia sous le choc. La vérité oblige à dire qu’il lui fut adressé par le major, manquant pour la première fois à ses graves habitudes de convenance.

«Géographe!» dit Mac Nabbs avec le ton du plus profond mépris.

Mais Paganel n’avait même pas senti la main du major. Qu’était-ce auprès du coup géographique qui l’accablait!

Ainsi donc, comme il l’apprit au capitaine Grant, il s’était peu à peu rapproché de la vérité! Il avait déchiffré presque entièrement l’indéchiffrable document! Tour à tour les noms de la Patagonie, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande lui étaient apparus avec une irrécusable certitude. Contin, d’abord continent, avait peu à peu repris sa véritable signification de continuelle. Indi avait successivement signifié indiens, indigènes, puis enfin indigence, son sens vrai. Seul, le mot rongé «abor» avait trompé la sagacité du géographe! Paganel en avait fait obstinément le radical du verbe aborder, quand c’était le nom propre, le nom français de l’île Tabor, de l’île qui servait de refuge aux naufragés du Britannia! Erreur difficile à éviter, cependant, puisque les planisphères du Duncan donnaient à cet îlot le nom de Maria-Thérésa.

«Il n’importe! s’écriait Paganel, s’arrachant les cheveux, je n’aurais pas dû oublier cette double appellation! C’est une faute impardonnable, une erreur indigne d’un secrétaire de la société de géographie! Je suis déshonoré!

– Mais, Monsieur Paganel, dit lady Helena, modérez votre douleur!

– Non! Madame, non! Je ne suis qu’un âne!

– Et pas même un âne savant!» répondit le major, en manière de consolation.

Lorsque le repas fut terminé, Harry Grant remit toutes choses en ordre dans sa maison. Il n’emporta rien, voulant que le coupable héritât des richesses de l’honnête homme.

On revint à bord. Glenarvan comptait partir le jour même et donna ses ordres pour le débarquement du quartier-maître. Ayrton fut amené sur la dunette et se trouva en présence d’Harry Grant.

«C’est moi, Ayrton, dit Grant.

– C’est vous, capitaine, répondit Ayrton, sans marquer aucun étonnement de retrouver Harry Grant. Eh bien, je ne suis pas fâché de vous revoir en bonne santé.

– Il paraît, Ayrton, que j’ai fait une faute en vous débarquant sur une terre habitée.

– Il paraît, capitaine.

– Vous allez me remplacer sur cette île déserte. Puisse le ciel vous inspirer le repentir!

– Ainsi soit-il!» répondit Ayrton d’un ton calme.

Puis Glenarvan, s’adressant au quartier-maître, lui dit:

«Vous persistez, Ayrton, dans cette résolution d’être abandonné?

– Oui, mylord.

– L’île Tabor vous convient?

– Parfaitement.

– Maintenant, écoutez mes dernières paroles, Ayrton. Ici, vous serez éloigné de toute terre, et sans communication possible avec vos semblables. Les miracles sont rares, et vous ne pourrez fuir cet îlot où le Duncan vous laisse. Vous serez seul, sous l’œil d’un Dieu qui lit au plus profond des cœurs, mais vous ne serez ni perdu ni ignoré, comme fut le capitaine Grant. Si indigne que vous soyez du souvenir des hommes, les hommes se souviendront de vous. Je sais où vous êtes, Ayrton, je sais où vous trouver, je ne l’oublierai jamais.

– Dieu conserve votre honneur!» répondit simplement Ayrton.

Telles furent les dernières paroles échangées entre Glenarvan et le quartier-maître. Le canot était prêt. Ayrton y descendit.

John Mangles avait d’avance fait transporter dans l’île quelques caisses d’aliments conservés, des outils, des armes et un approvisionnement de poudre et de plomb.

Le quartier-maître pouvait donc se régénérer par le travail; rien ne lui manquait, pas même des livres, et entre autres la bible, si chère aux cœurs anglais.

L’heure de la séparation était venue. L’équipage et les passagers se tenaient sur le pont. Plus d’un se sentait l’âme serrée. Mary Grant et lady Helena ne pouvaient contenir leur émotion.

«Il le faut donc? demanda la jeune femme à son mari, il faut donc que ce malheureux soit abandonné!

– Il le faut, Helena, répondit lord Glenarvan. C’est l’expiation!»

En ce moment, le canot, commandé par John Mangles, déborda. Ayrton, debout, toujours impassible, ôta son chapeau et salua gravement.

Glenarvan se découvrit, avec lui tout l’équipage, comme on fait devant un homme qui va mourir, et l’embarcation s’éloigna au milieu d’un profond silence.

Ayrton, arrivé à terre, sauta sur le sable, et le canot revint à bord.

Il était alors quatre heures du soir, et du haut de la dunette, les passagers purent voir le quartier-maître, les bras croisés, immobile comme une statue sur un roc, et regardant le navire.

«Nous partons, mylord? demanda John Mangles.

– Oui, John, répondit vivement Glenarvan, plus ému qu’il ne voulait le paraître.

– Go head!» cria John à l’ingénieur.

La vapeur siffla dans ses conduits, l’hélice battit les flots, et, à huit heures, les derniers sommets de l’île Tabor disparaissaient dans les ombres de la nuit.

Chapitre XXII La dernière distraction de Jacques Paganel

Le Duncan, onze jours après avoir quitté l’île, le 18 mars, eut connaissance de la côte américaine, et, le lendemain, il mouilla dans la baie de Talcahuano.

Il y revenait après un voyage de cinq mois, pendant lequel, suivant rigoureusement la ligne du trente-septième parallèle, il avait fait le tour du monde. Les passagers de cette mémorable expédition, sans précédents dans les annales du traveller’s club, venaient de traverser le Chili, les Pampas, la république Argentine, l’Atlantique, les îles d’Acunha, l’océan Indien, les îles Amsterdam, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, l’île Tabor et le Pacifique. Leurs efforts n’avaient point été stériles et ils rapatriaient les naufragés du Britannia.

Pas un de ces braves écossais, partis à la voix de leur laird, ne manquait à l’appel, tous revenaient à leur vieille écosse, et cette expédition rappelait la bataille «sans larmes» de l’histoire ancienne.

Le Duncan, son ravitaillement terminé, prolongea les côtes de la Patagonie, doubla le cap Horn, et courut à travers l’océan Atlantique.

Nul voyage ne fut moins incidenté. Le yacht emportait dans ses flancs une cargaison de bonheur.

Il n’y avait plus de secret à bord, pas même les sentiments de John Mangles pour Mary Grant.

Si, cependant. Un mystère intriguait encore Mac Nabbs. Pourquoi Paganel demeurait-il toujours hermétiquement renfermé dans ses habits et encravaté au fond d’un cache-nez qui lui montait jusqu’aux oreilles?

Le major grillait de connaître le motif de cette singulière manie. Mais c’est le cas de dire que, malgré les interrogations, les allusions, les soupçons de Mac Nabbs, Paganel ne se déboutonna pas.

Non, pas même quand le Duncan passa la ligne et que les coutures du pont fondirent sous une chaleur de cinquante degrés.

«Il est si distrait, qu’il se croit à Saint-Pétersbourg,» disait le major en voyant le géographe enveloppé d’une vaste houppelande, comme si le mercure eût été gelé dans le thermomètre.

Enfin, le 9 mai, cinquante-trois jours après avoir quitté Talcahuano, John Mangles releva les feux du cap Clear. Le yacht embouqua le canal Saint-Georges, traversa la mer d’Irlande, et, le 10 mai, il donna dans le golfe de la Clyde. À onze heures, il mouillait à Dumbarton. À deux heures du soir, ses passagers entraient à Malcolm-Castle, au milieu des hurrahs des highlanders.

Il était donc écrit qu’Harry Grant et ses deux compagnons seraient sauvés, que John Mangles épouserait Mary Grant dans la vieille cathédrale de Saint-Mungo, où le révérend Morton, après avoir prié, neuf mois auparavant, pour le salut du père, bénit le mariage de sa fille et de son sauveur!

Il était donc écrit que Robert serait marin comme Harry Grant, marin comme John Mangles, et qu’il reprendrait avec eux les grands projets du capitaine, sous la haute protection de lord Glenarvan!

Mais était-il écrit que Jacques Paganel ne mourrait pas garçon? Probablement.

En effet, le savant géographe, après ses héroïques exploits, ne pouvait échapper à la célébrité. Ses distractions firent fureur dans le grand monde écossais. On se l’arrachait, et il ne suffisait plus aux politesses dont il fut l’objet.

Et ce fut alors qu’une aimable demoiselle de trente ans, rien de moins que la cousine du major Mac Nabbs, un peu excentrique elle-même, mais bonne et charmante encore, s’éprit des singularités du géographe et lui offrit sa main. Il y avait un million dedans; mais on évita d’en parler.

Paganel était loin d’être insensible aux sentiments de miss Arabella; cependant, il n’osait se prononcer.

Ce fut le major qui s’entremit entre ces deux cœurs faits l’un pour l’autre. Il dit même à Paganel que le mariage était la» dernière distraction» qu’il pût se permettre.

Grand embarras de Paganel, qui, par une étrange singularité, ne se décidait pas à articuler le mot fatal.

«Est-ce que miss Arabella ne vous plaît pas? lui demandait sans cesse Mac Nabbs.

– Oh! Major, elle est charmante! s’écria Paganel, mille fois trop charmante, et, s’il faut tout vous dire, il me plairait davantage qu’elle le fût moins! Je lui voudrais un défaut.

– Soyez tranquille, répondit le major, elle en possède, et plus d’un. La femme la plus parfaite en a toujours son contingent. Ainsi, Paganel, est-ce décidé?

– Je n’ose, reprenait Paganel.

– Voyons, mon savant ami, pourquoi hésitez-vous?

– Je suis indigne de miss Arabella!» répondait invariablement le géographe.

Et il ne sortait pas de là.

Enfin, mis un jour au pied du mur par l’intraitable major, il finit par lui confier, sous le sceau du secret, une particularité qui devait faciliter son signalement, si jamais la police se mettait à ses trousses.

«Bah! s’écria le major.

– C’est comme je vous le dis, répliqua Paganel.

– Qu’importe? Mon digne ami.

– Vous croyez?

– Au contraire, vous n’en êtes que plus singulier. Cela ajoute à vos mérites personnels! Cela fait de vous l’homme sans pareil rêvé par Arabella!»

Et le major, gardant un imperturbable sérieux, laissa Paganel en proie aux plus poignantes inquiétudes.

Un court entretien eut lieu entre Mac Nabbs et miss Arabella.

Quinze jours après, un mariage se célébrait à grand fracas, dans la chapelle de Malcolm-Castle.

Paganel était magnifique, mais hermétiquement boutonné, et miss Arabella splendide.

Et ce secret du géographe fût toujours resté enseveli dans les abîmes de l’inconnu, si le major n’en eût parlé à Glenarvan, qui ne le cacha point à lady Helena, qui en dit un mot à mistress Mangles.

Bref, ce secret parvint aux oreilles de mistress Olbinett, et il éclata.

Jacques Paganel, pendant ses trois jours de captivité chez les maoris, avait été tatoué, mais tatoué des pieds aux épaules, et il portait sur sa poitrine l’image d’un kiwi héraldique, aux ailes éployées, qui lui mordait le cœur.

Ce fut la seule aventure de son grand voyage dont Paganel ne se consola jamais et qu’il ne pardonna pas à la Nouvelle-Zélande; ce fut aussi ce qui, malgré bien des sollicitations et malgré ses regrets, l’empêcha de retourner en France. Il eût craint d’exposer toute la société de géographie dans sa personne aux plaisanteries des caricaturistes et des petits journaux, en lui ramenant un secrétaire fraîchement tatoué.

Le retour du capitaine en écosse fut salué comme un événement national et Harry Grant devint l’homme le plus populaire de la vieille Calédonie.

Son fils Robert s’est fait marin comme lui, marin comme le capitaine John, et c’est sous les auspices de lord Glenarvan qu’il a repris le projet de fonder une colonie écossaise dans les mers du Pacifique.

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