CHAPITRE 8

Au moment où Yoninne parvint à son logis, qui tenait à la fois du chalet et de la cellule, le crépuscule avait cédé la place à la nuit. Une des lunes, presque pleine, s’était levée au-dessus du pourtour de l’ancien cratère et sa lumière blafarde faisait étinceler les vaguelettes du lac intérieur, enluminait le flanc bombé des bateaux qui flottaient à sa surface et métamorphosait la plage, dont elle suivait le tracé en un pâle ruban incurvé. De l’autre côté du lac, toujours plongé dans l’ombre que projetait la paroi du cône volcanique, lui parvenaient des rires et des bruits d’éclaboussures, ainsi qu’une odeur agréable qui ne pouvait provenir que d’un barbecue.


L’un de ses gardiens — ou fallait-il dire « guides ? » — la conduisit à l’écart du sable, vers un sentier qui gravissait la pente de la colline au milieu d’arbres aux allures de palmiers. La lueur de la lune s’éparpillait en fragments triangulaires argentés en s’infiltrant à travers le feuillage et une senteur de végétation gorgée de sève régnait alentour. À cause de la saturation de l’atmosphère, sa robe commençait seulement à sécher, mais l’étoffe en était si douce et légère qu’elle remarquait à peine que celle-ci était encore mouillée — alors que sa combinaison de vol qu’elle portait à la main restait lourde d’humidité, bien qu’elle fût demeurée étendue toute la journée sur l’appui de la fenêtre.

Un changement frappant s’était produit dans la façon dont on la traitait depuis que, le matin du même jour, on l’avait transférée d’un bat-flanc à une cellule dépourvue de porte, avant de la traîner sans ménagement d’un bassin au suivant. À présent, ses gardiens se montraient presque empressés ; après que Pelio lui eut souhaité une bonne nuit, ils avaient même accepté de la raccompagner à pied jusqu’à ses quartiers au lieu de la téléporter.

Ajao ne s’était pas trompé au sujet de ce garçon. Son comportement d’enfant gâté découlait indiscutablement de sa situation de fils aîné du plus gros bonnet de tout le continent, mais il n’était guère difficile de deviner que ses rodomontades cachaient en fait une sorte de naïveté sentimentale. Cet aspect l’avait intriguée presque toute la journée, avant de recevoir dans cette étrange salle glaciale l’aveu de son incapacité à se téléporter, qu’il partageait avec elle. Il avait eu l’air d’avouer une maladie honteuse. Pauvre garçon ! Peut-être était-ce le cas, en un sens.

Cette confession n’avait fait que corroborer son intuition de l’inutilité de toute super technologie aux yeux des Azhiris. Ceux-ci maîtrisaient naturellement certaines techniques élémentaires — tel le travail du fer, — mais tous les prodiges qu’ils accomplissaient résultaient de ce seul « Talent » que la plupart d’entre eux possédaient dès leur naissance. Elle en avait été convaincue en voyant les installations auxquelles on donnait le nom de commodités dans les classes supérieures ; si le marbre et le quartz s’y rencontraient à profusion, le système d’évacuation ne dépassait pas en efficacité une simple fosse septique.

À tout prendre, il lui avait paru prudent de dire à Pelio qu’aucun membre de sa race n’était apte à la téléportation. Cette révélation semblait d’ailleurs l’avoir rendu… heureux.

À travers les branches entrelacées et les troncs d’arbres qui se dressaient en face d’elle, elle aperçut une lueur jaune. Le chemin serpentait encore sur une quinzaine de mètres, avant de déboucher dans une clairière à flanc de colline. À la clarté de la lune, elle distingua une grande cabane construite dans le style général, alliant le bois à la pierre — mais l’édifice possédait uneporte sommairement pratiquée dans un mur. La lumière tremblotante qui provenait de l’intérieur dessinait un trapèze jaunâtre sur le sol moussu.

Au moment où elle apparut dans l’embrasure récemment percée, Ajao Bjault détourna les yeux de la torche murale qu’il était en train d’examiner. « Yoninne ! » À la fin d’une journée peuplée de visages vert-de-gris, l’épiderme chocolat et les cheveux blancs et crépus de son compagnon lui parurent saugrenus. Le regard du vieil homme glissa de Yoninne jusqu’aux deux Azhiris qui étaient restés dehors, où régnait une relative obscurité. « Je ne vous ai pas entendue arriver. Tout va bien ? »

Yoninne sourit. Ajao avait une si mauvaise ouïe qu’il raterait probablement l’annonce du Jugement dernier. En entrant dans la pièce, elle entendit derrière elle les deux gardes reprendre en sens inverse le petit sentier. « Mais oui, ça va. »

L’homme l’observait d’un air bizarre. « Qu’est-ce que vous dites de l’endroit ? » dit-il. « On m’y a amené juste avant le coucher du soleil. Je trouve qu’il y a un progrès. » Yoninne promena ses regards autour d’elle. Comme la plupart des bâtiments isolés qu’elle avait vus dans la journée, celui-ci se réduisait à une seule pièce, équipée en son centre d’un bassin de transit. Pelio avait tenu parole : pour n’être pas aussi luxueux que ses propres quartiers, leur nouveau logement n’en paraissait pas moins confortable. Yoninne se blottit dans un fauteuil garni de coussins et se sentit soudain très lasse, ou pour mieux dire repue. Le dîner avait étéexcellent. Si le plomb et le mercure contenus dans les « comestibles » locaux devaient être mortels à long terme, ils n’altéraient en aucune façon le goût des aliments.

Ajao ne s’était toujours pas départi de son attitude perplexe. « J’ai cherché à faire donner plus de lumière à ces torches, dit-il. Ce ne sont pas de simples morceaux de bois : leur texture est celle d’une mèche… » Il s’écarta de la torchère murale et alla scruter l’obscurité régnant à l’extérieur. Puis il se retourna vers Yoninne. « Je ne sais pas pourquoi je suis si méfiant ; ils ne comprennent pas un mot de ce que je dis. » En le regardant maintenant plus attentivement, elle s’aperçut qu’il commençait à donner des signes de fatigue et d’agitation. En outre, son air de ne pas arriver à en croire ses yeux ne l’avait pas quitté. « Vous avez réussi, Yoninne ?

— Réussi ? »

Il fronça les sourcils. « Le maser, Yoninne, le maser.

— Oh ! Non. Mais ne vous inquiétez pas, nous l’aurons une autre… » Les mots moururent sur ses lèvres et son humeur sereine s’évanouit aussi subitement que si elle eût reçu une gifle. Elle avait finalement compris le sens du regard intrigué de son compagnon et venait de prendre conscience du spectacle qu’elle lui offrait, elle, Yoninne Leg-Wot, le gros pilote à la poitrine plate. Elle baissa les yeux sur sa propre personne et s’aperçut que ce qu’elle avait pris pour une robe n’était en fait qu’un minuscule kilt vert, à peine assez ample pour contenir ses larges hanches. Elle s’était trimbalée toute la journée dans cette tenue, telle une grosse mémère ridicule. Leg-Wot se leva d’un bond, sentant le rouge de la honte lui monter au front. Et ce sénile salaud qui la prenait en pitié !

« Allez-vous faire f…, Bjault », éructa-t-elle en traversant la pièce d’un pas mal assuré pour gagner le cabinet de toilette. Elle tira d’un coup sec le rideau de velours et se dépouilla rageusement de son kilt étriqué. Bien que la combinaison de vol fût encore humide, elle l’enfila en quelques mouvements rapides et fit coulisser la longue fermeture Éclair oblique. Elle se contempla ensuite silencieusement dans le miroir pendant plusieurs secondes. Une fois vêtue de sa combinaison, elle retrouvait son aplomb habituel.

Elle fit glisser le rideau et rentra dans la pièce ; l’eau restée dans ses bottes produisait un léger bruit de succion. Le vieil homme déambulait toujours nerveusement de long en large devant le mur opposé. « Vous savez, Yoninne », dit-il sur ce ton d’hésitation qui lui était particulier, « vous n’êtes pas la seule à avoir passé une fichue journée. Je suis resté claquemuré dans cette cellule jusqu’à ce soir, en me demandant ce qui vous était arrivé… et ce qu’on allait me faire. Je… »

Leg-Wot leva une main maigre. « D’accord, Ajao, je m’excuse de vous avoir engueulé. Oublions ça. » Elle se carra dans les coussins et sentit avec plaisir contre son dos le contact du matériau froid de sa combinaison. « Voulez-vous maintenant savoir ce que j’ai fait de ma journée ? »

L’autre acquiesça et s’assit en face d’elle dans un fauteuil au moment où elle prit la parole. « Pour commencer, je suis convaincue que vos idées touchant la téléportation chez les Azhiris sont parfaitement justes. On m’a fait faire aujourd’hui la navette dans tout le pays. La plupart du temps, j’ai réussi à ne pas perdre de vue le soleil et j’ai pu ainsi évaluer approximativement la longueur et la direction de nos déplacements ; or cette estimation concorde parfaitement avec le nombre d’“embardées” que j’ai subies — tout à fait comme vous l’aviez prédit. » Si Yoninne n’était qu’une électronicienne passable, elle possédait en revanche d’exceptionnelles qualités de manœuvrière qui faisaient d’elle le meilleur pilote de la colonie novamérikaine. Elle était dotée d’un sens étonnant du rythme d’accélération requis par des systèmes de référence changeants, et c’est de cette capacité qu’elle avait tiré parti pour relever sa position au cours de la journée. Yoninne regrettait parfois de n’avoir pas vécu à l’époque de la Dernière Guerre de l’Interrègne qui s’était déroulée sur Mèreplanète, lorsque les combats aériens firent leur unique apparition dans l’histoire de l’astre. Elle aurait pu en remontrer à ces fameux « as ».

« Bref, le jeune Pelio m’a fait visiter ce parc géant qu’il appelle un palais. » Leg-Wot procéda à la description des différents endroits qu’elle avait vus, sans oublier le flanc de la montagne ceinturé de haies ni la gigantesque cabane dans les branches. Les questions de Bjault suscitaient de sa part une débauche de détails et ils parlèrent pendant des heures — au point qu’elle finit par avoir l’impression que l’archéologue devait finalement s’être fait une idée plus nette que la sienne de ce qu’elle avait eu sous les yeux.

Les torches étaient à peu près consumées lorsqu’il revint à la question qu’il lui avait posée au début de la soirée. Mais vous n’avez pas réussi à obtenir de ce Pelio qu’il vous fasse voir notre équipement.

— Euh, non… et c’est d’ailleurs assez étrange. Je vous ai dit que ce garçon est un solitaire et qu’il est incapable de se téléporter comme les autres. Je crois bien que j’ai fait sa conquête. Nous étions en fait sur le point de pénétrer dans un secteur de haute sécurité, où ont été planquées nos affaires, quand ces deux types sont arrivés. Ils occupent un rang inférieur à celui de Pelio et l’un d’eux est son frère. Je ne sais pas pourquoi, mais il avait l’air gêné de les voir, un peu comme si on l’avait surpris en train de faire une chose interdite. Il a inventé une histoire à mon sujet, mais je n’ai pas tout compris. »

Bjault était enfin à court de questions. Au dehors, la nuit fraîchissait peu à peu. Dans le silence ambiant, la discrète stridulation produite par les minuscules mammifères du lagon s’entendait distinctement. « Vous avez fait du bon travail, Yoninne, lui dit-il. Je ne crois pas que ma réclusion forcée ait compromis notre situation. Si vous pouvez rester dans les bonnes grâces de Pelio suffisamment longtemps pour avoir accès à ce maser, nous finirons par être secourus. » Il s’interrompit et un air espiègle vint adoucir les rides que l’âge et la fatigue dessinaient sur son visage. « Je suis bien content que vous ne parliez pas mieux l’azhiri.

— Hein ? Et pourquoi donc ?

— Parce que vous perdez ainsi l’occasion de collectionner des gros mots. Votre vocabulaire — comme le mien, d’ailleurs — est aussi innocent que celui d’un enfant. Et pour cause, puisque nous ne sommes pratiquement parvenus qu’à écouter les conversations des enfants. »

Leg-Wot réprima une envie de répliquer vertement, car elle préférait ne pas lui laisser voir à quel point ce genre de remarque la rendait furieuse. « Ne vous en faites pas, Bjault. J’apprends. »

Sur ce, le comité bicéphale ajourna son débat. Ils tentèrent vainement de tendre un rideau devant l’entrée et durent en fin de compte se résoudre à engager le plus volumineux des fauteuils dans l’ouverture. Si le siège ne bouchait qu’incomplètement le passage, il opposerait du moins un obstacle à toute créature qui s’aviserait de vouloir entrer. Le bassin de transit était plus difficile à obstruer, car ils ne voyaient pas comment l’assécher. Ils y renoncèrent finalement et Bjault souffla les torches qui coulaient, avant de se séparer pour la nuit. Leg-Wot tira le couvre-lit par-dessus sa tête et ôta tranquillement sa combinaison encore humide.


Elle resta éveillée longtemps après que la respiration du vieil homme fut devenue lourde et régulière. À présent que les torches étaient éteintes, le paysage visible dans l’embrasure à demi barricadée paraissait inondé de lumière. La première lune était toujours suspendue au dessus du rebord incurvé du volcan, mais la seconde, d’un diamètre supérieur, venait de faire son apparition et brillait à plusieurs degrés au-dessus de l’autre. Toutes deux possédaient cette teinte d’un brun grisâtre commune aux satellites basaltiques de milliers de planètes, mais elles se trouvaient à présent si proches l’une de l’autre que Yoninne pouvait distinguer entre elles une subtile différence de couleur. Bien qu’elles eussent atteint leur dernier quartier, leur éclat restait si vif qu’elles projetaient un complexe réseau d’ombres doubles sur les rangées d’arbres à larges feuilles couvrant la pente partant de la cabane. Les frôlements et les bruits d’éclaboussures, qui persistaient avec la même intensité qu’auparavant, engendraient une musique qui, pour être très différente de celle que faisaient naître les reptiles nocturnes de Mèreplanète ou les insectes qu’elle avait entendus sur Novamérika avant de venir ici, n’en était pas pour autant dépourvue de séduction.

Comment agirait-elle le lendemain ? Elle repensa au morceau de tissu vert qu’elle avait jeté. Si l’agrafe n’était pas abîmée, la robe serait encore mettable. Mais elle voulait bien être damnée si elle se ridiculisait une fois de plus ! Cet enfant gâté n’aurait qu’à s’habituer à la voir porter une combinaison de vol. Leg-Wot se surprit à grincer des dents et essaya de se détendre. Elle n’ignorait pas la gravité de l’enjeu ni l’importance du rôle qu’elle allait devoir jouer en face de Pelio. Sans lui, toute protection leur ferait défaut et, qui plus est, ils seraient dans l’impossibilité de récupérer leur matériel. Si la nouvelle n’atteignait pas Novamérika, il faudrait sans doute attendre plus de un siècle avant que la jeune colonie n’engage ses ressources dans une autre tentative d’atterrissage, plus de un siècle avant qu’elle ne découvre le fabuleux secret de cette planète.

Elle jeta un regard sur le paysage baigné par la clarté lunaire. Il n’y avait vraiment pas moyen d’y échapper. Est-ce qu’elle en était morte, après tout, de porter ce chiffon ? Pelio ne l’avait manifestement pas trouvée ridicule, or c’était lui et nul autre qu’elle devait manipuler. Si une journée d’humiliation supplémentaire représentait le prix à payer pour mettre la main sur le maser, eh bien, elle le paierait.

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