Henry Murger
Scènes De La Vie De Jeunesse

Nouvelles
Le souper des funérailles

I

C’était sous le dernier règne. Au sortir du bal de l’opéra, dans un salon du café de Foy, venaient d’entrer quatre jeunes gens accompagnés de quatre femmes vêtues de magnifiques dominos. Les hommes portaient de ces noms qui, prononcés dans un lieu public ou dans un salon du monde, font relever toutes les têtes. Ils s’appelaient le comte de Chabannes-Malaurie, le comte de Puyrassieux, le marquis de Sylvers, et Tristan-Tristan tout court. Tous quatre étaient jeunes, riches, menant une belle vie semée d’aventures dont le récit défrayait hebdomadairement les Courriers de Paris, et n’avaient à peu près d’autre profession que d’être heureux ou de le paraître. Quant aux femmes, qui étaient presque jeunes, elles n’avaient d’autre profession que d’être belles, et elles faisaient laborieusement leur métier.


La carte, commandée d’avance, aurait reçu l’approbation de tous les maîtres de la gourmandise.


En entrant dans le salon, les quatre femmes s’étaient démasquées. C’étaient à vrai dire de magnifiques créatures, formant un quatuor qui semblait chanter la symphonie de la forme et de la grâce.


– Avant de nous mettre à table, messieurs, dit Tristan, permettez-moi de faire dresser un couvert de plus.


– Vous attendez une femme? dirent les jeunes gens.


– Un homme? reprirent les femmes.


– J’attends ici un de mes amis qui fut de son vivant un charmant jeune homme, dit Tristan.


– Comment? de son vivant! exclama M. de Puyrassieux.


– Que voulez-vous dire? ajouta M. de Sylvers.


– Je veux dire que mon ami est mort.


– Mort? firent en chœur les trois hommes.


– Mort? reprirent les femmes en dressant la tête.


– Quel conte de fées!


– Mort et enterré, messieurs.


– Comme Marlboroug?


– Absolument.


– Ah çà, mais que signifie cela? vous êtes hiéroglyphique comme une inscription louqsorienne, ce soir, mon cher Tristan, dit le comte de Chabannes.


– Écoutez, messieurs, répliqua Tristan. La personne que j’attends ne viendra pas avant une heure; j’aurai donc le temps de vous conter l’aventure, qui est assez curieuse, et qui vous intéressera d’autant plus que vous allez en voir le héros tout à l’heure.


– Une histoire! C’est charmant. Contez! contez! s’écria-t-on de toutes parts, à l’exception d’une des femmes, qui était restée silencieuse depuis son entrée.


– Avant de commencer, dit Tristan, je crois qu’il serait bon d’absorber le premier service. Je fais cette proposition à cause de mon amour-propre de narrateur. Vous savez le proverbe…


– Non! non! dit Chabannes, l’histoire.


– Si! si! mangeons, cria-t-on d’un autre côté.


– Aux voix! – L’histoire! – Le déjeuner! – L’histoire!


– Il n’y a qu’un moyen de sortir de là, dit Tristan; c’est de voter.


– Eh bien, votons.


– Que ceux qui sont d’avis d’écouter l’histoire veuillent bien se lever, dit Tristan. Les trois hommes se levèrent.


– Très bien, fit Tristan; que ceux qui sont d’avis de déjeuner d’abord veuillent bien se lever.


Trois des femmes se levèrent, et parurent fort étonnées de voir leur compagne rester assise.


– Tiens, dit l’une d’elles, Fanny s’abstient.


– Pourquoi donc? dit une autre.


– Je n’ai pas faim, répondit Fanny.


– Eh bien, il fallait voter pour l’histoire, alors.


– Je ne suis pas curieuse, murmura Fanny avec indifférence.


– En attendant, reprit Tristan, l’épreuve n’a pas de résultat, et nous voilà aussi embarrassés qu’auparavant. Pour sortir de là et pour contenter tout le monde, je vais vous faire une proposition; c’est de raconter en mangeant.


– Adopté! Adopté!


– D’abord, dit le comte de Chabannes, le nom de votre ami?


– Feu mon ami s’appelle Ulric-Stanislas de Rouvres.


– Ulric de Rouvres, dirent les convives, mais il est mort!


– Puisque je vous dis feu mon ami, répliqua tranquillement Tristan.


– Ah çà, demanda M. de Sylvers, ce n’était donc pas une plaisanterie, ce que vous disiez?


– En aucune façon. Mais laissez-moi raconter maintenant, dit Tristan; et il commença.


– En ce temps là, – il y a environ un an, – Ulric de Rouvres tomba subitement dans une grande tristesse et résolut d’en finir avec la vie.


– Il y a un an, je me rappelle parfaitement, interrompit le comte de Puyrassieux, il avait déjà l’air d’un fantôme.


– Mais quelle était donc la cause de cette tristesse? demanda M. de Chabannes. Ulric avait dans le monde une position magnifique; il était jeune, bien fait, assez riche pour satisfaire toutes ses fantaisies, quelles qu’elles fussent. Il n’avait aucune raison raisonnable pour se tuer.


– La raison qui vous fait faire une folie n’est jamais raisonnable, dit entre ses dents M. de Sylvers.


– Folie ou raison, le motif qui détermina Ulric à mourir est la seule chose que je doive taire, continua Tristan. Ulric s’était donc décidé à mourir, et passa en Angleterre pour mettre fin à ses jours.


– Pourquoi en Angleterre? demanda un des convives.


– Parce que c’est la patrie du spleen, et que mon ami espérait qu’une fois atteint de cette maladie, il n’oserait plus hésiter au bord de sa résolution. Ulric passa donc la Manche, et, après avoir demeuré à Londres quelques jours, il alla habiter dans un petit village du comté de Sussex. Là, il recueillit tous ses souvenirs; il passa en revue tous ses jours passés, toutes ses heures de soleil et d’ombre. Il se répéta qu’il n’avait plus rien à faire dans la vie; et après avoir mis ses affaires en ordre, il prit un pistolet et s’aventura dans la campagne, où il chercha longtemps un endroit convenable pour rendre son âme à Dieu. Au bout d’une heure de marche il trouva un lieu qui réalisait parfaitement la mise en scène exigée pour un suicide. Il tira alors de sa poche son pistolet, qu’il arma résolûment, et dont il posa le canon glacé sur son front brûlant. Il avait déjà le doigt appuyé sur la détente et s’apprêtait à la lâcher, quand il s’aperçut qu’il n’était pas seul, et qu’à dix pas de lui il avait un compagnon s’apprêtant également à passer dans l’autre monde.


Ulric marcha vers ce malheureux, qui avait déjà le cou engagé dans le nœud d’une corde attachée à un arbre.


– Que faites-vous? lui demanda Ulric.


– Vous le voyez, dit l’autre, je vais me pendre. Seriez-vous assez bon pour m’aider un peu; je crains de me manquer tout seul, n’ayant pas ici les commodités nécessaires.


– Que désirez-vous de moi, et en quoi puis-je vous être utile, monsieur? demanda Ulric.


– Je vous serais infiniment obligé, répondit l’autre, si vous vouliez me tirer de dessous les pieds ce tronc d’arbre, que je n’aurai peut-être pas la force de rouler loin de moi quand je serai suspendu en l’air. Je vous prierai aussi de vouloir bien ne pas quitter ces lieux avant d’être bien sûr que l’opération a complètement réussi.


Ulric regarda avec étonnement celui qui lui parlait ainsi tranquillement au moment de mourir. C’était un homme de vingt-huit à trente ans, et dont les traits, le costume, le langage attestaient une personne appartenant aux classes distinguées de la société.


– Pardon, lui demanda Ulric, je suis entièrement à vos ordres, prêt à vous rendre les petits services que vous réclamez de moi: il faut bien s’entr’aider dans ce monde; mais pourrais-je savoir le motif qui vous détermine à mourir si jeune? Vous pouvez me le confier sans craindre d’indiscrétion de ma part, attendu que moi-même je me propose de me tuer sous l’ombrage de ce petit bois.


Et Ulric montra son pistolet à l’Anglais.


– Ah! ah! dit celui-ci, vous voulez vous brûler la cervelle, c’est un bon moyen. On me l’avait recommandé; mais je préfère la corde, c’est plus national.


– Serait-ce à cause d’un chagrin d’amour? demanda Ulric en revenant à son interrogatoire.


– Oh! non, dit l’Anglais, je ne suis pas amoureux.


– Une perte de fortune?


– Ah! non, je suis millionnaire.


– Peut-être quelques espérances d’ambition détruites?


– Je ne suis pas ambitieux,


– Ah! j’y suis, continua Ulric, c’est à cause du spleen, l’ennui…


– Ah! non, j’étais très heureux, très joyeux de vivre.


– Mais alors…


– Voici, monsieur, puisque cette confidence paraît vous intéresser, le motif de ma mort. Il y a deux ans, au milieu d’un souper, j’ai parié avec un de mes amis que je mourrais avant lui. La somme engagée est très considérable, et le pari est connu dans les trois royaumes. Et comme la mort n’a pas voulu venir à moi depuis ce temps, si je ne suis pas allé à elle dans une heure, j’aurai perdu mon pari… Et je veux le gagner… Voilà pourquoi…


Ulric resta stupéfait.


– Maintenant, monsieur, que vous avez reçu ma confidence, je vous rappellerai la promesse que vous m’avez faite, dit l’Anglais, qui, monté sur le tronc d’arbre, venait de se remettre la corde au cou.


– Un instant, monsieur, de grâce, je n’aurai jamais le courage.


– Eh! monsieur, dit l’autre, pourquoi donc m’avoir interrompu alors? Je n’ai pas de temps à perdre si je veux gagner mon pari. Il est minuit moins dix minutes, et à minuit il faut absolument que je sois mort.


En disant ces mots, voyant que l’aide d’Ulric allait lui faire défaut, l’Anglais chassa d’un coup de pied le tronc d’arbre qui l’attachait encore à la terre et se trouva suspendu.


L’agonie commença sur-le-champ. Ulric ne put assister de sang froid à cet horrible spectacle, et se sauva dans un champ voisin.


Au bout d’une demi-heure il revint près de l’arbre changé en gibet, et trouva l’Anglais roide, immobile, parfaitement mort. Cette vue donna à penser à mon jeune ami. Il trouva la mort fort laide, et renonça soudainement à aller lui demander la consolation des maux que lui faisait souffrir la vie. Seulement il se trouvait dans une situation fort embarrassée; car il avait écrit la veille à un de ses amis qu’il avait mis fin à ses jours, et il considérait comme une lâcheté un retour sur cette résolution. Il s’effrayait du ridicule qui allait rejaillir sur lui quand on apprendrait ce suicide avorté, chose aussi pitoyable à ses yeux qu’un duel sans résultat.


Il en était là de ses hésitations quand il aperçut à terre le portefeuille de l’Anglais pendu. Ulric l’ouvrit et y trouva une foule de papiers, et entre autres un passeport d’une date récente et pris au nom de sir Arthur Sydney. Ces papiers étaient ceux du défunt; et ce nom d’Arthur était également le sien; et voici l’idée qui vint à l’esprit d’Ulric: il prit son portefeuille, qui contenait les papiers attestant son identité à lui, et les glissa dans le portefeuille du mort, après en avoir retiré le passeport et les autres papiers, qu’il mit dans sa poche.


Grâce à ce stratagème, Ulric passa pour mort. Son suicide, annoncé par les feuilles anglaises, fut répété par les journaux français. Ulric assista à son convoi funèbre; et après s’être rendu lui-même les derniers honneurs, il partit pour le Mexique sous le nom de sir Arthur Sydney. Revenu à Londres il y a environ six semaines, il m’écrivait les détails que je viens de vous raconter.


– Tout cela est, en vérité, très merveilleux, dit Chabannes; mais si M. Ulric de Rouvres revient à Paris, sa position y sera au moins singulière. Sous quel nom prétend-il exister maintenant? Reprendra-t-il le sien, ou conservera-t-il celui de Sydney?


– Je crois qu’il prendra un autre nom, répondit Tristan.


– Mais, fit observer M. de Chabannes, ce sera inutile. Il ne tardera pas à être reconnu dans le monde.


– Il n’ira pas dans le monde, dit Tristan; je veux dire par là qu’il ne fréquentera pas cette partie de la société parisienne qu’on appelle le monde.


– Il aura tort, fit le comte de Puyrassieux. Dans les premiers jours son aventure pourra lui attirer quelques regards, on chuchotera peut-être sur son passage; mais au bout d’une semaine on n’y pensera pas, et on parlera d’autre chose. Sa position sera au contraire fort avantageuse. Toutes les femmes vont se l’arracher.


– Ulric ne retournera plus dans le monde, messieurs, dit Tristan.


– Mais pourquoi? demandèrent les jeunes gens.


– Pourquoi? dit tout à coup l’indifférente Fanny, en chassant du bout de ses doigts effilés les boucles de cheveux qui semblaient par instant faire à son visage un voile tramé de fils d’or: – Pourquoi? C’est bien simple. M. Ulric ne peut plus reparaître dans le monde, parce qu’il est ruiné.


– Ruiné! dirent les jeunes gens.


– Nécessairement, continua Fanny. Il n’est pas mort, c’est vrai; mais on l’a cru tel pendant six mois. Il y a eu un acte de décès; et comme M. Ulric de Rouvres n’avait d’autre parent que son oncle, le chevalier de Neuil, toute la fortune de son neveu a dû retourner entre les mains de celui-ci.


– Eh bien, dit M. de Puyrassieux, l’oncle fera une restitution d’héritage.


– Il ne le pourra plus, continua la blonde Fanny avec la même tranquillité. À l’heure où nous sommes, M. le chevalier de Neuil est aussi pauvre que les vieillards qui sont aux Petits-Ménages.


– Ah! la bonne plaisanterie, dit M. de Chabannes; mais songez donc, ma belle enfant, que ce vieillard, qui aurait remontré des ruses à tous les avares de la comédie classique, avait en main propre au moins vingt mille livres de rente; et si, comme on peut le supposer, il a hérité de son neveu, celui-ci ayant cinquante mille livres de rente, M. de Neuil, qui joue la bouillotte à un liard la carre, et qui est plus mal vêtu que son portier, est actuellement plus que millionnaire.


– J’ai dit ce que j’ai dit, répéta Fanny. M. le chevalier de Neuil n’a plus le sou.


– Ah çà! mais il avait donc un vice secret, ce vieillard? demanda Chabannes.


– Il était l’ami de madame de Villerey, répondit Fanny; et, puisque vous paraissez l’ignorer, messieurs, je vous dirai que madame de Villerey avait pour habitude d’imposer à ses favoris l’obligation d’être les clients de son mari.


– Eh bien, la maison de banque de Villerey est une bonne maison, dit M. de Puyrassieux.


– La maison de Villerey a perdu dix-sept millions à la bourse dans la quinzaine dernière, dit Fanny; si l’un de vous a des fonds dans cette maison, je lui conseille de mettre un crêpe à son portefeuille: M. de Villerey est en fuite.


– Il emporte vos regrets, n’est-il pas vrai, ma chère? fit M. de Puyrassieux avec un sourire qui était une allusion.


– Il m’emporte aussi soixante-quinze mille francs, c’est ce qui me rend un peu maussade ce soir; mais c’est une leçon, cela m’apprendra à faire des économies, ajouta la jeune femme.


En ce moment un garçon du restaurant vint avertir Tristan qu’un monsieur le faisait demander.


– C’est Ulric sans doute, dit Tristan; et, se retournant vers Fanny, il lui dit tout bas à l’oreille:


– Ma chère enfant, vous vous êtes trompée, mon ami Ulric n’est pas ruiné.


– Eh bien, qu’est-ce que cela me fait, à moi? dit Fanny.


– Remettez votre masque un instant, continua Tristan.


– Mais… pourquoi? demanda la jeune femme, en rattachant néanmoins son loup de velours.


– Qui sait? dit Tristan, peut-être pour regagner les soixante-quinze mille francs que vous avez perdus.

II

Trois jours auparavant Ulric de Rouvres était à Plymouth, et, sous le nom d’Arthur Sydney, s’apprêtait à partir pour l’Inde anglaise, où il voulait aller faire la guerre sous les drapeaux de Sa Majesté britannique. Au moment de s’embarquer il reçut de France une lettre dont la lecture changea soudainement ses projets; car il alla sur-le-champ faire une visite à l’amirauté, et il en sortit pour prendre ses passeports pour la France, où il était arrivé aussi promptement que si le paquebot et la chaise de poste qui l’avaient amené eussent eu des ailes.


Voici quel était le contenu de la lettre qui avait motivé cette arrivée si prompte:


«Mon cher Ulric,


«Vous savez si je suis votre ami. Je crois vous en avoir donné des preuves en maintes circonstances. Je vous ai vu, il y a un an, brisé par le coup de tonnerre d’un grand malheur. C’était votre première passion sérieuse. Vous avez faibli sous les coups de ces violents ouragans qui éclatent au début de la jeunesse, et vous avez roulé au fond de cet abîme où le désespoir vertigineux a plongé votre esprit dans de noirs tourbillons. Selon l’usage, vous avez voulu mourir, et pour accomplir ce projet vous êtes allé en Angleterre, la patrie du spleen. Là, vous avez mis fin à vos jours, et vous êtes maintenant convenablement enterré dans un cimetière du comté de Sussex. Selon vos vœux, on a mis sur votre tombe un saule en larmes, et on a planté de ces petites fleurs bleues qui étoilent les rives des fleuves allemands. Vous êtes on ne peut plus mort, et vos amis ne vous attendent plus qu’au jugement dernier. Ayez donc l’obligeance de ne point reparaître avant l’époque où les fanfares de l’Apocalypse convoqueront le monde à une résurrection officielle. Vous pouvez, du reste, dormir en paix. J’ai scrupuleusement accompli les ordres divers que vous avez bien voulu me donner dans votre testament. Je dois, pour votre satisfaction, vous déclarer que vous avez été généralement regretté. Votre décès a fait couler des larmes des plus beaux yeux du monde. Vous étiez certainement le meilleur valseur qui ait jamais glissé sur un parquet ciré, au milieu du tourbillon circulaire que dirige l’archet de Strauss. En apprenant votre décès, ce grand artiste a ressenti un chagrin profond; et au dernier bal qui a eu lieu au Jardin d’hiver, il avait mis, pour témoigner sa douleur, un crêpe à son bâton de chef d’orchestre.


«Ah! mon ami, si vous n’aviez pas eu d’aussi bonnes raisons, combien vous auriez eu tort de mourir! Si vous ne vous étiez pas tant pressé, peut-être seriez-vous resté parmi nous; car je sais plusieurs mains blanches qui se fussent tendues pour vous retenir dans la vie. Enfin, comme on dit, ce qui est fait est fait: vous êtes mort, et vous avez eu l’agrément d’assister à votre convoi, car je présume que vous vous étiez adressé une lettre d’invitation; vous avez répandu des larmes sur votre tombe, et vous vous êtes regretté sincèrement. À ce propos, mon cher ami, puisque vous êtes un citoyen de l’autre monde, ne pourriez-vous pas me donner quelques détails sur la façon dont on s’y comporte? La mort est-elle une personne aimable, et fait-il bon à vivre sous son règne? Dans quelle zone souterraine est situé son royaume? Y a-t-il quatre saisons et diffèrent-elles des nôtres? Quels sont, je vous prie, les agréments dont jouissent les trépassés? Quel est le mode de gouvernement? Quel est le code des lois d’outre-vie? Vous qui devez être, à l’heure qu’il est, instruit de toutes ces choses, vous devriez bien me les communiquer. Au cas où je m’ennuierais par trop sous le vieux soleil, j’irais peut-être vous rejoindre là-bas, et je l’aurais déjà fait si je ne craignais de quitter le mal pour le pire.


«Vous avez eu l’obligeance de vous inquiéter de moi et de la façon dont je menais l’existence depuis que vous m’aviez quitté. Je suis resté le même, mon ami; ce qu’on appelle un excentrique, je crois. Mes goûts et mes habitudes n’ont aucunement varié: je dors le jour et je veille la nuit. À force de volonté et de persévérance, je suis parvenu à arrêter complètement le mouvement intellectuel de mon être, et je me trouve on ne peut mieux de cette inertie qui me permet d’entendre un sot parler trois heures, sans avoir comme autrefois le méchant désir de le jeter par la fenêtre. J’assiste avec indifférence au spectacle de la vie, qui a ses quarts d’heure d’agrément. J’ai été, il y a quelques jours, forcé de recourir à ma plume pour conserver mon cheval, attendu qu’une dépêche télégraphique, arrivée je ne sais d’où, avait ruiné mon banquier, qui m’avait fait collaborer à ses spéculations. Mais heureusement, le lendemain de ce désastre, un parent à moi mourut dans un duel sans témoins, avec un pâté de faisan; et comme, peu soigneux de son caractère, il avait oublié de me déshériter, la loi naturelle m’a forcé à recueillir son bien, qui égalait au moins la perte que m’avait causée la pantomime du télégraphe. Vous avez dû, au reste, rencontrer cet excellent homme, qui avait pour maxime que la vie est un festin.


«Maintenant que je vous ai, trop longuement peut-être, parlé de moi, je vais vous entretenir d’une circonstance très bizarre qui est, à vrai dire, le motif sérieux de cette lettre.


«Il y a environ huit jours, dans un souper de jeunes gens où j’avais été convié, je suis resté foudroyé par l’étonnement en me trouvant en face d’une jeune femme qui est le fantôme vivant de cette pauvre Rosette, morte il y a un an à l’hôpital, et que vous avez voulu suivre dans la mort. Cette ressemblance était si merveilleusement frappante, si complète en tous points; cette créature enfin est tellement le sosie de votre pauvre amie, qu’un instant je suis resté tout étourdi, presque effrayé, et point éloigné de croire aux revenants. Mais le doute ne m’était pas permis: j’avais vu, comme vous, la pauvre Rosette étendue sur le lit de marbre de l’amphithéâtre; avec vous, je l’avais vue clouer dans le cercueil et descendre dans cette fosse que vous avez fait ombrager de rosiers blancs, comme pour faire à l’âme de la morte une oasis parfumée. J’ai alors interrogé cette créature, qu’un caprice de la nature a faite la jumelle de votre bien-aimée défunte; et supposant un instant qu’elle était peut-être la sœur de Rosette, je lui ai demandé si elle l’avait connue. Avec une voix qui avait les douces notes de la voix de votre amie, Fanny m’a répondu qu’elle ne l’avait point connue, et que d’ailleurs elle n’avait point de sœur. J’ai causé quelque temps avec cette fille, qui est fort recherchée dans le monde de la galanterie officielle, et je me suis convaincu que sa ressemblance avec Rosette s’arrêtait à la forme.


«Fanny est un être de perdition, une créature vierge de toute vertu. Appliquant à faire le mal une intelligence vraiment supérieure, cette fille, rouée comme un congrès de diplomates, grâce à ses relations, qui sont nombreuses, exerce dans la société où elle vit une influence qui la rend presque redoutable, et depuis qu’elle règne avec toute l’omnipotence de ses fatales perfections, elle a déjà causé la ruine de bien des avenirs et le désastre de bien des jeunesses sans qu’une simple fois son cœur, immobilisé dans sa poitrine comme un glaçon dans une mer du pôle, ait fait une infidélité à sa raison. C’est parce que je sais de quel amour profond vous aimiez Rosette; c’est parce que moi, sceptique et railleur à l’endroit des choses de sentiment, je suis convaincu que le souvenir de cette pauvre fille, qui s’est presque immolée pour vous, comme Marguerite pour Faust, vivra autant que vous vivrez, que je vous ai instruit de ma rencontre avec celle qui est sa copie. J’ai pensé que votre nature de poète trouverait peut-être un certain charme mystérieux à revoir, ne fût-ce qu’un instant, parée de toutes les grâces de la vie et dans tous les rayonnements de la jeunesse, la douce figure qu’il y a un an nous avons pu voir ensemble disparaître sous le vêtement des trépassés. Au cas où, comme je le présume, les détails que je viens de vous raconter exciteraient votre curiosité et vous amèneraient à Paris, je vous ai d’avance préparé une entrevue avec Fanny. Vous nous trouverez samedi prochain, c’est-à-dire dans quatre jours, après la sortie du bal de l’Opéra, au café de Foy, où vous rencontrerez d’anciennes connaissances.


«Pour ne pas effrayer l’assemblée, il serait peut-être convenable que vous ne vinssiez pas avec votre linceul. Quittez donc ce négligé mortuaire et mettez-vous à la mode des vivants. Pour des réunions du genre de celle où je vous convie, on s’habille volontiers de noir, avec des gants et un gilet blancs. Je vous rappelle ces détails au cas où vous les auriez oubliés dans l’autre monde, où les usages ne sont peut-être pas les mêmes que dans celui-ci,


«Tout à vous,


«Tristan.»

III

Pendant qu’Ulric de Rouvres se rend au rendez-vous que lui avait assigné Tristan, nous donnerons aux lecteurs quelques explications sur les événements qui avaient déterminé son suicide, si singulièrement avorté.


Entré de bonne heure dans la vie, car il avait été mis en possession de sa fortune avant d’avoir atteint sa majorité, Ulric, ébloui d’abord par le soleil levant de sa vingtième année, et étourdi par le bruit que faisait ce monde où il était appelé à vivre, hésita un moment; et, comme un voyageur qui, mettant pour la première fois le pied sur un sol inconnu, craint de s’y égarer, il demanda un guide.


Il s’en présenta cinquante pour un; car, ainsi qu’aux barrières des villes qui renferment des curiosités, on trouve aux portes du monde une foule de cicérones qui viennent bruyamment vous offrir leurs services.


Ulric, ivre de liberté, voulut tout voir et tout savoir; nature ardente, curieuse et impatiente, il aurait désiré pouvoir, dans une seule coupe et d’un seul coup, boire toutes les jouissances et tous les plaisirs.


Il vit et il apprit rapidement; et, à vingt-quatre ans l’expérience lui avait signé son diplôme d’homme.


L’esprit plein d’une science amère, le cœur changé en un cercueil qui renfermait les cendres de sa jeunesse, et l’âme encore tourmentée par d’insatiables désirs, il quitta ce monde où, quatre années auparavant, il était entré l’œil souriant et le front levé, en lui jetant la malédiction désolée des fils d’Obermann et de René; et sinistre et lamentable, il s’en retourna grossir le nombre de ceux qui épanchent sur toutes choses leurs doutes amers ou leurs audacieuses négations.


La brutale disparition d’Ulric fut accueillie dans la société par une banale accusation de misanthropie; et au bout de huit jours, on n’en parlait plus.


De toutes ses anciennes connaissances d’autrefois, Tristan fut le seul avec qui Ulric conserva quelques relations. Un jour il vint le voir, et lui tint des discours qui ne laissèrent point de doute à Tristan sur les idées de suicide qui germaient déjà dans son esprit.


– À vingt-quatre ans, c’est bien tôt, répondit Tristan; en tout cas vous me permettrez de ne pas vous accompagner.


– Ah! c’est donc vrai ce qu’on m’avait dit sur vous? Vous êtes atteint du mal du siècle, vous aurez trop lu Faust et les esprits chagrins qui sont venus à sa suite. C’est plutôt l’influence de ces gens-là que tout le reste qui vous amène au bord de ce moyen extrême. Vous vous croyez mort, vous n’êtes qu’engourdi, mon cher! Quand on a trop couru on est fatigué, cela est naturel. Vous êtes dans une époque de repos; mais, demain ou après, vous jetterez par la fenêtre votre résolution funeste et vos pistolets anglais, ou vous en ferez cadeau à un pauvre diable de poète incompris, qui n’aura pour se guérir des misères de ce monde que le moyen extrême de s’en aller dans l’autre.


J’ai été comme vous; plus d’une fois j’ai mis la clef dans la serrure de cette porte qui donne sur l’inconnu; mais je suis revenu sur mes pas, et j’espère que vous ferez comme moi. Vous me répondrez que vous n’avez plus ni cœur ni âme, et qu’il vous est impossible de croire à rien. D’abord, on a toujours un cœur; et pourvu qu’il accomplisse sa fonction de balancier, on n’a pas besoin de lui en demander davantage. Quant à ce qui est de l’âme, c’est un mot pour l’explication duquel on a écrit dans toutes les langues un million de volumes, ce qui fait qu’on est moins fixé que jamais sur son existence et sa signification. L’âme est une rime à flamme, voilà ce qu’il y a de plus évident jusqu’ici.


Pour ce qui touche les croyances, il en est de tellement naturelles qu’on ne peut jamais les perdre; on ne peut nier ce qu’on voit, ce qu’on touche et ce qu’on entend. À défaut de sentiments, on a toujours des sensations; et c’est n’être point mort que de posséder de bons yeux pour voir le soleil, des oreilles pour entendre la musique, et des mains pour les passer amoureusement dans la chevelure parfumée d’une femme, qui, à défaut de ces vertus idéales que réclament les jeunes gens de l’école romantique allemande, a au moins les qualités positives et plastiques de sa beauté. Vous avez fini votre temps de poésie et perdu les ailes qui vous emportaient dans les olympes de l’imagination; mais il vous reste des pieds pour marcher encore un bon bout de temps dans une prose substantielle et nourrissante; et ce qui vous reste à faire est le meilleur du chemin.


Mais en voyant que ces railleries, qui lui étaient familières, à lui poète du matérialisme et apôtre du scepticisme, semblaient provoquer Ulric au lieu de le calmer, Tristan quitta subitement le ton qu’il avait pris d’abord, et le sermonna avec une éloquence onctueuse, persuasive et presque paternelle, qui eut, du moins un instant, pour résultat de le faire renoncer à son dessein de suicide.


Cependant, à compter de ce jour, Ulric ne revint plus voir Tristan, qui, malgré tous les soins qu’il prit pour le découvrir, fut longtemps sans savoir ce qu’il était devenu.


Un jour Tristan faisait, en compagnie de quelques amis, une partie de cheval dans une campagne des environs de Paris. Ce fut là que le hasard lui fit rencontrer Ulric, après six mois de disparition. Ulric n’était pas seul; il donnait le bras à une jeune fille de dix-huit à vingt ans, ayant le costume des ouvrières. Ulric aussi, Ulric, qui jadis avait donné dans le monde l’initiative de l’élégance; Ulric, qui avait été pendant un temps le thermomètre des variations de la mode et dont les innovations, si audacieuses qu’elles fussent, étaient toujours acceptées; qui, s’il lui avait pris un jour l’idée de mettre des gants rouges, en aurait fait porter à tout le Jockey Club, Ulric était vêtu d’habits coupés sur les modèles trouvés sans doute dans les Herculanums de mauvais goût. Il était méconnaissable. Cependant Tristan le reconnut au premier regard et allait s’approcher de lui pour lui parler, quand Ulric lui fit signe de ne pas l’aborder.


– Quel est ce mystère? murmura Tristan en s’éloignant.


En voici l’explication:


Dans les naïfs récits des romanciers et des poètes du moyen âge, on rencontre beaucoup d’aventures de princes et de chevaliers mélancoliques qui, fuyant les cours et les châteaux, se mettent un jour à courir le pays, cachant leur naissance et leur fortune, et, déguisés en pauvres trouvères, s’en vont, la guitare en main, chanter l’amour, et, parmi toutes les femmes, en cherchent une qui les aime pour eux-mêmes. Ils donnent un soupir pour un sourire, et s’arrêtent aussi volontiers sous l’humble fenêtre des vassales que sous le balcon armorié des châtelaines.


Enfant de ce siècle, Ulric de Rouvres, qui comptait peut-être des aïeux parmi ces héros, demi-poètes, demi-paladins, dont sont peuplées les vieilles légendes, semblait vouloir continuer la tradition de ces temps barbares au milieu des mœurs civilisées de notre époque.


Voici ce qu’Ulric avait fait pour rompre complètement avec un monde où pendant quatre années les délicatesses trop exagérées de sa nature avaient été constamment froissées.


Après avoir réalisé toute sa fortune en rentes sur l’État, il en déposa l’inscription entre les mains d’un notaire qui fut chargé d’utiliser les intérêts comme il l’entendrait. Son mobilier, qui était le dernier mot du luxe et de l’élégance modernes, ses équipages et ses chevaux, dont quelques-uns étaient cités dans l’aristocratie hippique, furent vendus aux enchères, et les sommes que produisirent ces ventes diverses déposées chez le notaire qui avait la gestion de sa fortune. Ulric garda deux cents francs seulement.


Huit jours après, les personnes qui vinrent le demander à son logement de la Chaussée d’Antin apprirent qu’il était parti sans laisser d’adresse.


Sous le nom de Marc Gilbert, Ulric avait été se loger dans une des plus sombres rues du quartier Saint-Marceau. La maison où il habitait était une espèce de caserne populaire où du matin au soir retentissait le bruit de trois cents métiers.


Habitué au confortable recherché au milieu duquel il avait toujours vécu, Ulric passa sans transition de l’extrême opulence au dénuement extrême. Sa chambre était un de ces taudis humides et obscurs dans lesquels le soleil n’ose pas aventurer un rayon, comme s’il craignait de rester prisonnier dans ces cachots aériens. Le mobilier qui garnissait cette chambre était celui du plus pauvre artisan.


Ce fut là qu’Ulric vint se réfugier, ce fut là qu’il essaya de se retremper dans une autre existence. En voyant ses voisins, les ouvriers, partir le matin pour l’atelier la chanson aux lèvres, en les voyant rentrer le soir ployés en deux par la fatigue du labeur, mais ayant sur le visage encore trempé de sueur ce reflet de contentement pacifique qu’imprime l’accomplissement d’un devoir, Ulric s’était dit:


– Ceci est le vrai peuple, le peuple honnête, qui travaille et pétrit de sa main laborieuse le pain qu’il mange le soir. C’est là, ou jamais, que je trouverai l’homme avec ses bons instincts. C’est là, ou jamais, que je pourrai guérir cette invincible tristesse qui m’a suivi dans cette mansarde, où j’ai retrouvé le spectre du dégoût assis au pied de mon lit.


Son plan était tout tracé, et il le mit sur-le-champ à exécution. Huit jours après, Ulric, sous le nom de Marc Gilbert, avait revêtu le sarreau plébéien, et entrait comme apprenti dans un grand atelier du voisinage. Au bout de six mois, il savait assez son métier pour être employé comme ouvrier. À dessein il avait choisi dans l’industrie une des professions les plus fatigantes et exigeant plutôt la force que l’intelligence. Il s’était fait mécanique vivante, outil de chair et d’os. Et, en voyant ses doigts glorieusement mutilés par les saintes cicatrices du travail, c’est à peine s’il se reconnaissait lui-même dans le robuste Marc Gilbert, lui, l’élégant Ulric de Rouvres, dont la main aristocratique aurait jadis pu mettre, sans le rompre, le gant de la princesse Borghèse.


Cependant, malgré le rude labeur quotidien auquel il s’était voué, au milieu même de son atelier, et si bruyantes qu’elles fussent, les clameurs qui l’environnaient ne pouvaient assourdir le chœur de voix désolées qui parlaient incessamment à son esprit.


Lorsqu’il rentrait le soir dans sa chambre, après une laborieuse journée, Ulric ne pouvait même pas trouver ce lourd sommeil qui habite les grabats des prolétaires. L’insomnie s’asseyait à son chevet; et, quoi qu’il fît pour l’en détourner, son esprit descendait au fond d’une rêverie dont l’abîme se creusait chaque jour plus profondément, et d’où il ressortait toujours avec une amertume de plus et une espérance de moins.


Ulric avait au cœur cette lèpre mortelle qui est l’amour du bien et du bon, la haine du faux et de l’injuste; mais une étrange fatalité, qui semblait marcher dans ses pas, avait toujours donné un démenti à ses instincts et raillé la poésie de ses aspirations. Tout ce qu’il avait touché lui avait laissé quelque fange aux mains, tout ce qu’il avait connu lui avait gravé un mépris ou un dégoût dans l’esprit, et, comme ces soldats qui comptent chaque combat par une blessure, chacun de ses amours se comptait par une trahison.


Aussi, pendant ses heures de solitude, et quand il déroulait devant sa pensée le panorama de sa vie passée, ne pouvait-il s’empêcher de pousser des plaintes sinistres.


On est majeur à tout âge pour les passions; mais le plus grand malheur qui puisse arriver à un homme est sans contredit une majorité précoce. Celui qui vit trop jeune vit généralement trop vite; et les privilégiés sont ceux-là qui, pareils aux écoliers, peuvent prendre le long chemin et n’arriver que le plus tard possible au but où la raison enseigne la science de la vie. Mais chacun porte en soi son destin. Il est des êtres chez qui les facultés se développent avant l’heure, et qui, se hâtant d’aller demander à la réalité ses logiques démentis, toujours pleins de désenchantements, se déchirent aux épines de la vérité, à l’âge où l’on commence à peine à respirer l’enivrant parfum des mensonges.


Lorsqu’on rencontre quelques-uns de ces malheureux mutilés par l’expérience, il faut les accueillir avec une pitié secourable; on ne peut interdire la plainte aux blessés, et l’ironie et le blasphème d’un sceptique de vingt ans ne sont bien souvent que le râle de sa dernière illusion.


Le motif qui avait amené Ulric à quitter le monde pour venir se réfugier dans la vie des prolétaires était moins une excentricité romanesque qu’une tentative très sérieusement méditée, et sans doute inspirée par une espèce de philosophie mystique particulière aux esprits tourmentés par les fièvres de l’inconnu.


Spectateur épouvanté et victime souffrante de la corruption et de la fausseté qui règnent dans les relations du monde; trompé à chaque pas qu’il y faisait, comme ce voyageur qui, en traversant une contrée maudite, sentait se transformer sous sa dent, en cendre infecte ou en fiel amer, les fruits magnifiques qui avaient tenté son regard et excité son envie, Ulric voyait, dans cette corruption et cette fausseté même, un fait providentiel.


– Il est juste, pensait-il, que ceux qui, en arrivant dans la vie, y sont accueillis par le sourire doré de la fortune et trouvent dans leurs langes, brodés par la main des fées protectrices, les talismans enchantés qui leur assurent d’avance toutes les jouissances et toutes les félicités qu’on peut échanger contre l’or; il est peut-être juste que ces privilégiés, fatalement condamnés au plaisir, soient déshérités du bonheur, la seule chose qui ne s’achète pas et ne soit point héréditaire.


«Leur destin leur a dit en naissant: Toi, tu vivras parmi les puissants, dans cette moitié du monde qui fait l’éternelle envie de l’autre moitié. Tu auras la fortune et le rang. Enfant, tous tes caprices seront des lois; jeune homme, tous les plaisirs feront cortège à ta jeunesse, et chacune de tes fantaisies viendra s’épanouir en fleur au premier appel de ton désir; homme, toutes les routes seront ouvertes à ton ambition. Tu seras enfin ce qu’on appelle un heureux du monde. Mais ton bonheur n’aura que des apparences, et chacune de tes joies sera doublée d’une déception; car tu vas vivre dans une société où la corruption est presque une nécessité d’existence, et la perfidie une arme de défense personnelle qu’on doit toujours avoir à la main comme un soldat son épée.»


C’est ainsi qu’Ulric avait raisonné intérieurement, et cette singulière philosophie l’avait conduit à rêver cette singulière espérance.


«En revanche, ajoutait-il, ceux-là qui naissent abandonnés de la fortune, les malheureux qui n’ont d’autre protection qu’eux-mêmes et traversent la vie attelés à la glèbe du travail, ceux-là du moins, au milieu de la dure existence que leur impose leur destin, doivent conserver les bons instincts dont ils sont doués nativement. La bonne foi, la reconnaissance, toutes les nobles qualités humaines doivent croître dans les sillons qu’arrose la sueur du travail. L’ouvrier doit pratiquer avec la rudesse de ses mœurs la fraternité; ne possédant rien, il ne connaît point les haines que déterminent les rivalités d’intérêt; ses sympathies et ses amitiés sont spontanées et sincères, et comme celles du monde, n’ont pas seulement la durée d’une paire de gants ou d’un bouquet de bal. Ses amours ignorent les honteux alliages dont sont composés les amours du monde, amours faits d’ambition, d’orgueil, de haine même quelquefois, mais jamais d’amour. L’ignorance du peuple est une sauvegarde contre le mal, car le mal est un résultat du savoir. On fait le bien avec le cœur seulement; le mal exige la collaboration de l’esprit et de la raison.»


Mais cette suprême espérance, à laquelle Ulric s’était obstinément attaché, ne survécut pas à sa tentative. Après avoir pendant six mois vécu au milieu des hommes de labeur, l’étude et le contact des mœurs de ce monde nouveau pour lui laissa Ulric encore plus désolé; et son expérience l’amena à cette conclusion absolue que le bien et le bon n’existaient pas, ou n’existaient qu’à l’état d’instincts dont l’application et le développement n’étaient pas possibles.


Dans les classes élevées de la société, parmi le monde des cravates blanches et des habits noirs, il avait rencontré toute la hideuse famille des vices humains, mais ils étaient du moins correctement vêtus, parlaient le beau langage promulgué par décrets académiques, et n’agissaient point une seule fois sans consulter le code des convenances. Il avait souvent, dans un salon, serré avec joie la main droite d’un homme qui le trahissait de la main gauche, mais cette main était irréprochablement gantée. Souvent il avait cru au sourire de ces trahisons vivantes qu’on appelle des femmes; il s’était laissé émouvoir par les solo de sensibilité qu’elles exécutent en public après les avoir longuement étudiés, comme on fait d’une sonate de piano ou d’un air d’opéra, et il avait été dupe; mais, du moins, ces femmes qui le trompaient étaient vêtues de soie et de velours; les perles et les diamants, arrachés au mystérieux écrin de la nature, luttaient de feux et d’éclairs avec les flammes de leurs regards et resplendissaient sur leur front comme une constellation d’étoiles terrestres. Ces femmes étaient les reines du monde; elles portaient des noms qui avaient eu déjà l’apothéose de l’histoire, et quand elles traversaient un bal, laissant derrière elles un sillage de parfums et de grâces, tous les hommes faisaient sur leur passage une haie d’admirations génuflexes.


– Ulric ne tarda pas à se convaincre que les mœurs de l’atelier ne valaient pas mieux que celles du salon.


En venant pour la première fois à son travail, l’apparence chétive de sa personne, la pâleur distinguée de son visage, la blancheur de ses mains, jusque-là restées oisives, lui valurent, de la part de ses nouveaux compagnons, un accueil plein d’ironie et d’insultes. Résigné d’abord aux humbles fonctions d’apprenti, Ulric subit patiemment sans y répondre toutes les oppressions et toutes les injures dont on l’accablait à cause de sa faiblesse apparente, à cause de sa façon de parler, qui n’avait rien de commun avec le vocabulaire du cabaret. Plus tard, lorsque la pratique de son état eut développé sa force, quand la rouille du travail eut rendu ses mains calleuses et bruni son visage empreint d’un cachet de mâle virilité, ceux qui, en d’autres temps, avaient abusé de leur force pour l’opprimer, changèrent subitement de langage et de manières avec lui dès qu’ils s’aperçurent que son bras frêle soulevait les plus lourds fardeaux aussi facilement que le souffle d’orage enlève une plume du sol.


Au bout d’un an de séjour dans l’atelier, Ulric, dont l’intelligence avait été remarquée par ses chefs, fut nommé contremaître. Cette nomination excita parmi tous ses compagnons un concert de récriminations honteuses et jalouses, et le jour où Ulric se présenta pour la première fois à l’atelier avec son nouveau titre, la conspiration éclata d’une façon assez menaçante pour nécessiter l’intervention des chefs.


– Qu’y a-t-il? demanda l’un d’eux en s’avançant au milieu des ouvriers en révolte.


– Il y a, dit un des ouvriers, que nous ne voulons pas de monsieur pour contremaître, et il désignait Ulric.


– Pourquoi n’en voulez-vous pas? dit le patron.


– Parce que c’est humiliant pour nous d’être commandés par quelqu’un qui, il y a un an, était encore notre apprenti.


– Eh bien, répondit le maître, qu’est-ce que cela prouve?


– Ça prouve, continua l’ouvrier, qui commençait à balbutier, ça prouve que nous sommes tous égaux et qu’on ne doit pas faire d’injustice. Il y a des gens qui travaillent depuis dix ans dans la maison, et ça les vexe de voir entrer un étranger comme ça tout de go dans la première bonne place qui se trouve vacante.


– Oui, c’est injuste! murmurèrent tous les ouvriers, comme pour encourager l’orateur qui discutait leurs intérêts.


– À bas Marc Gilbert! s’écrièrent quelques voix, à bas le monsieur!


D’ailleurs, continua l’ouvrier qui avait déjà parlé, pourquoi avez-vous renvoyé Pierre? C’était un brave homme… qui faisait vivre sa femme et ses enfants avec sa place.


– Silence! dit le maître d’une voix impérative, et qu’on n’ajoute plus un mot. Je n’ai pas de compte à vous rendre, et je fais ce que je veux. Si Pierre a perdu sa place, il est d’autant plus coupable de s’être exposé à la perdre qu’il a une femme et des enfants. Pierre était un paresseux qui encourageait la paresse; c’était un brave homme pour vous, un bon enfant, et vous le regrettez parce qu’il vous comptait des heures de travail que vous passiez au cabaret. Pour moi, Pierre était un voleur…


Un murmure, aussitôt comprimé par un geste du maître, s’éleva parmi les ouvriers.


– J’ai dit un voleur, et je le répète, et tous ceux qui reçoivent de l’argent qu’ils n’ont pas gagné sont de malhonnêtes gens. Pierre a abusé de ma confiance; pourtant j’ai été patient, j’ai eu égard à sa position de père de famille.


Mais plus j’étais indulgent, et plus il s’est montré incorrigible. À mon tour, j’eusse été coupable envers mes associés en conservant chez moi un homme qui compromettait leurs intérêts. L’honnêteté est dans le devoir; j’ai fait le mien, donc j’ai été juste en renvoyant Pierre, et juste encore en le remplaçant par un homme honnête, laborieux, intelligent. Est-ce ma faute si, parmi tous les ouvriers qui travaillent ici depuis dix ans, je n’en ai pas trouvé un réunissant les qualités et les capacités nécessaires pour remplir l’emploi vacant? Est-ce ma faute si c’est justement l’apprenti à qui tout l’atelier commandait il y a un an qui se trouve être le seul aujourd’hui digne de commander à tout l’atelier? Vous parliez d’égalité tout à l’heure; eh bien, non, vous tous qui parlez, vous n’êtes pas les égaux de Marc Gilbert. Vous n’êtes pas égaux les uns aux autres, puisqu’il y en a parmi vous dont le salaire est différent, et ceux-là qui vous prêchent cette égalité sont des fous; et vous savez bien vous-mêmes, quand vous venez recevoir votre paye, que celui qui travaille le plus et le mieux doit être payé davantage que ceux dont le travail et l’habileté sont moindres.


Ainsi donc, à compter d’aujourd’hui, Marc Gilbert est votre contremaître. C’est un autre moi-même, et j’entends qu’on le respecte et qu’on lui obéisse comme à moi-même. Et maintenant, ceux qui ne sont pas contents peuvent s’en aller.


Pendant ce discours, tous les ouvriers étaient silencieusement retournés à leur travail.


– Cet homme est juste, pensa Ulric en regardant son patron.


– Monsieur Marc Gilbert, lui dit celui-ci, il y a un an vous êtes entré dans la maison en qualité d’apprenti; aujourd’hui, après moi, vous allez y occuper la première place. Ce n’est pas une faveur que je vous accorde, comme je le disais tout à l’heure, c’est une justice. J’espère que vous êtes content, et qu’en une année vous aurez fait du chemin. Seulement, comme vous êtes un peu jeune, et que vous n’auriez pas peut-être toute l’expérience nécessaire, nous ne vous donnerons d’abord que les deux tiers des appointements que nous donnions à votre prédécesseur. Néanmoins la part est encore belle, avouez-le.


Ulric resta profondément étonné par cette contradiction.


– Singulière justice, murmura-t-il quand il fut seul. On remplace un homme paresseux, sans intelligence et sans probité, par un homme qu’on sait être intelligent, probe et dévoué, et sans tenir compte du bénéfice que sa gestion loyale procurera à la maison, on paye l’honnête homme moins cher qu’on ne payait le voleur!


Au bout de huit jours, les nouvelles fonctions et l’autorité dont elles investissaient Ulric lui avaient attiré déjà une foule de courtisans, et ceux-là qui se montraient les plus humbles et les plus empressés autour de lui étaient les mêmes qui jadis s’étaient montrés les plus durs et les moins indulgents à son égard, les mêmes qui s’étaient le plus ouvertement déclarés hostiles à sa nomination. Il expérimenta alors sur le vif ces nobles qualités qui, disait-il autrefois, devaient croître dans les sillons arrosés par les sueurs du travail, et son cœur s’emplit d’un nouveau dégoût en voyant ces hommes qui, devant être pourtant liés par une commune solidarité, essayaient de se nuire les uns aux autres en venant dénoncer les infractions qui se commettaient dans l’atelier, espérant sans doute qu’Ulric leur payerait, en tolérant les leurs, la dénonciation des fautes commises par ceux de leurs compagnons dont ils se faisaient les espions.


– Ô fraternité! murmurait Ulric, fantôme chimérique, mot sonore qu’on fait retentir comme un tocsin pour ameuter les révoltes. On peut facilement t’inscrire sur les étendards et sur le fronton des monuments; mais les siècles futurs ajoutés aux siècles passés auront bien de la peine à te graver dans le cœur de l’homme.


Ainsi donc, dans les classes inférieures de la société, dans le monde des blouses, Ulric avait retrouvé la même corruption, le même esprit de mensonge, la même fureur d’oppression du fort contre le faible. Là, comme ailleurs, tous les vices régnaient sous la présidence de l’égoïsme, maître souverain; tous les nobles instincts étaient crucifiés sur les croix de l’intérêt; là aussi, toute vertu avait son Judas et son Pilate. Là aussi, comme ailleurs et plus qu’ailleurs, Ulric put se convaincre par sa propre expérience que l’ingratitude, celle qui de toutes les plantes humaines a le moins besoin de culture, croissait en plein cœur.


En haut, il avait trouvé le mal hypocrite, rusé, mais intelligent et presque séducteur.


En bas, il le trouva de même, mais cynique, brutal, et presque repoussant.


Un soir Ulric était seul dans sa chambre; plongé dans une misanthropie qui devenait chaque jour plus aiguë, la tête posée entre ses mains, ses yeux erraient machinalement sur un livre ouvert qui se trouvait sur une table: c’était l’Émile de Rousseau, et un signe marginal semblait annoter ce passage:


«Il faut être heureux! c’est la fin de tout être sensible; c’est le premier désir que nous imprima la nature et le seul qui ne nous quitte jamais. Mais où est le bonheur? Chacun le cherche et nul ne le trouve; on use sa vie à le poursuivre et on meurt sans l’avoir atteint.»


Pour la millième fois au moins Ulric faisait en réflexion le tour de cette phrase, dont la conclusion est si désespérée, lorsque des cris perçants qui retentissaient au dehors vinrent brusquement l’arracher à sa rêverie.


Ulric courut à sa fenêtre.


Des cris: au secours! Au secours! continuaient plus pressés et plus inquiets. Ils paraissaient sortir d’une croisée faisant face au corps de logis habité par Ulric, qui reconnut la voix d’une femme.


Il descendit en toute hâte l’escalier, et en quelques secondes il était arrivé sur le palier de l’étage supérieur, où les cris avaient atteint le diapason de l’épouvante.


– Qu’y a-t-il donc? demanda Ulric à quelques voisins assemblés sur le carré.


– Ah! dit une commère avec un accent de fausse pitié, c’est la mère Durand qui vient de trépasser, et c’est sa petite qui crie. Que c’est un enfer dans la maison depuis quinze jours, que la vieille tousse son âme par petits morceaux du matin au soir; qu’on ne peut pas fermer l’œil; que c’est bien malheureux pour de pauvres gens qui ont si besoin de repos; que la vieille n’a pas voulu aller à l’hôpital, qu’elle était trop fière; qu’elle a mieux aimé voir sa pauvre enfant s’abîmer le tempérament à la veiller; qu’elle lui disait encore des sottises par-dessus le marché; qu’enfin nous en voilà débarrassée, et que nous allons pouvoir dormir.


Ce speach avait été prononcé d’un seul trait par une horrible femme, dont la figure ignoble et la voix enrouée étaient ravagées par l’ivrognerie.


Ulric entra dans la chambre, où les sanglots avaient succédé aux cris. C’était un taudis sinistre, désolé, obscur, humide, et dont l’atmosphère étreignait la gorge. Dans un coin, sur un grabat mal caché par de misérables loques servant de rideaux, était étendue la morte, cadavre jaune et long, dont les membres roidis paraissaient encore lutter contre les attaques de l’agonie, et dont la bouche horriblement ouverte semblait vomir des blasphèmes posthumes.


Au pied du lit, tenant dans ses mains une des mains de la trépassée, une jeune fille en désordre était accroupie dans l’abrutissement de la douleur et du désespoir. Une femme du voisinage essayait de lui donner de banales consolations. À l’entrée d’Ulric la jeune fille avait à peine levé la tête, et était aussitôt retombée dans son insensibilité.


– Madame, dit Ulric à la voisine, vous devriez emmener cette jeune fille de cette chambre, ce spectacle la tue.


– C’est ce que je lui disais, mon cher monsieur, mais elle ne m’entend pas.


– Il faudrait pourtant prendre auprès d’elle quelques informations, dit Ulric, pour savoir le nom de ses parents, de ses amis, afin de les avertir.


– Ah! la pauvre fille! je la crois bien abandonnée, répondit la voisine en essayant de faire revenir l’orpheline au sentiment de la réalité.


Enfin elle rouvrit les yeux, qu’elle baissa aussitôt en apercevant un étranger, et murmura quelques paroles confuses. Puis les sanglots la reprirent, et elle tomba de nouveau à genoux au pied du lit.


– Allons, ma petite, dit la voisine, ne vous désolez donc pas comme ça! à quoi que ça sert? Nous sommes tous mortels, d’ailleurs; et puis, après tout, c’est un bien pour un mal. Elle n’était pas bonne, la défunte; méchante, hargneuse et dépensière; on ne pouvait pas la souffrir dans la maison, d’abord: demandez un peu aux voisins, vous verrez ce qu’ils vous diront.


– Madame!… dit Ulric en jetant à la voisine un regard sévère.


– Eh! c’est la vérité du bon Dieu, ce que je dis là, reprit-elle. Vous ne vous figurez pas, mon cher monsieur, quelle méchante créature c’était que la mère Durand, et combien elle a fait souffrir la pauvre Rosette, qui est bien un véritable ange de patience; qu’elle la battait comme plâtre, et lui prenait tout l’argent qu’elle gagnait pour aller boire toute seule des liqueurs qui l’ont conduite insensiblement au tombeau; que le médecin l’avait bien dit, là! Aussi, moi je dis que ça ne vaut pas la peine de tant se chagriner, et que c’est un bon débarras, comme dit cet autre…


– Silence! madame! s’écria Ulric indigné de pareils propos. Dans un tel moment, devant ce lit, c’est odieux.


Et comme la voisine continuait, Ulric, ne pouvant davantage contenir sa colère, la prit par le bras et la mit dehors.


Peu à peu Rosette sortit de son abattement, et lorsque, revenue presque entièrement à elle, elle aperçut un jeune homme dans cette chambre où elle se croyait seule, elle ne put retenir un cri d’étonnement.


– Pardonnez-moi, mademoiselle, dit Ulric très doucement, si j’ai pris la liberté d’entrer chez vous…


– Je… ne… vous connais pas… je ne sais, monsieur… répondit la jeune fille en balbutiant.


– Tout à l’heure, reprit Ulric, j’ai entendu appeler au secours, et je suis monté; voilà comment vous me trouvez ici. Veuillez m’excuser si j’ai pris la liberté de rester; dans les circonstances douloureuses où vous vous trouvez, et vous voyant seule, j’ai cru devoir rester pour me mettre à votre disposition…


– Merci, monsieur, dit Rosette. Je…


– La mort de votre mère nécessite des démarches à faire; il y a une foule de détails dont vous ne pouvez vous occuper vous-même. Il faut prévenir vos parents, vos amis, pour qu’ils viennent vous assister… Toutes ces courses, je les ferai. Ce sont là de légers services qui se proposent et qui s’acceptent entre voisins, car je suis le vôtre; je m’appelle Marc Gilbert; je suis ouvrier et je travaille dans la fabrique de M. Vincent…


– Je n’ai ni parents ni amis; je n’avais que ma mère. Ah! Mon Dieu! Comment faire? Qu’est-ce que je vais devenir? s’écria Rosette en pleurant.


Ce cri, qui révélait un abandon et une misère si profonds, émut Ulric.


– S’il en est ainsi, mademoiselle, dit-il à Rosette, par amour même pour votre mère, vous devriez accepter mes propositions, et me laisser le soin de veiller aux tristes devoirs qu’il reste à accomplir.


Après une longue hésitation, Rosette se laissa convaincre et accepta les offres de service que lui faisait Ulric.


Le lendemain un modeste corbillard emmenait à l’église le corps de la mère Durand, et de là au cimetière, où Ulric avait acquis une fosse particulière pour que l’orpheline pût y agenouiller son souvenir filial.


Deux jours après l’enterrement de sa mère, Rosette vint chez Ulric pour le remercier de ce qu’il avait fait pour elle. Elle exprima sa reconnaissance avec une franchise et une sincérité telles qu’Ulric resta encore plus ému après cette seconde entrevue qu’il ne l’avait été lors de sa première rencontre avec la jeune fille.


Quelque temps après, comme il rentrait chez lui le soir, son portier lui remit une lettre. Ulric, inquiet de savoir qui pouvait lui écrire, courut d’abord à la signature: il y trouva celle de Rosette. La lettre contenait ces mots:


«Monsieur Marc, «Excusez-moi si je prends la liberté de vous écrire; c’est que j’ai de mauvaises nouvelles à vous apprendre, et je ne puis pas aller chez vous pour vous les dire. Il y a des méchantes gens dans la maison, et on dit de vilaines choses sur nous deux à cause du service que vous m’avez rendu. J’ai beaucoup de chagrin, et je voudrais vous voir un moment. Ce soir, en revenant de mon ouvrage, je passerai par la grande allée du jardin des plantes. «Votre servante bien reconnaissante, «Rosette Durand.»


Ulric courut au rendez-vous que lui donnait l’orpheline. Elle venait seulement d’arriver. Sans parler, elle prit le bras d’Ulric, et le jeune homme s’aperçut que son cœur battait avec violence. Son visage était pâle, fatigué, et laissait voir des traces d’une rosée de larmes. Il la conduisit dans une allée peu fréquentée, et la fit asseoir auprès de lui sur un banc désert.


– Qu’est-il arrivé, Rosette? demanda Ulric.


– Ne l’avez-vous pas deviné en lisant ma lettre? répondit la jeune fille en baissant les yeux. Oh! c’est horrible, ce qu’on a dit! ajouta-t-elle précipitamment, et une rougeur d’indignation empourpra son visage.


– Et bien, dit Ulric, qu’a-t-on pu dire? que j’étais votre amant, n’est-ce pas?


– Si on n’avait dit que cela, je ne souffrirais pas tant, continua Rosette, – car ce serait seulement ma vertu qu’on attaquerait; – mais c’est plus horrible. On a dit que nous avions joué tous les deux une comédie, le jour même où ma mère est morte. Ce service que vous m’avez si généreusement rendu sans me connaître, on a dit que c’était une spéculation, un marché… conclu et payé… devant le corps de ma mère…


– C’est odieux! On a dit cela? fit Ulric.


– Et depuis quelques jours tout le monde le répète dans la maison, dit Rosette.


– Eh bien, ma pauvre enfant, que voulez-vous y faire? Ce que vous m’apprenez ne m’étonne pas. Je comprends que vous vous soyez indignée de cette monstrueuse calomnie; mais, à vrai dire, j’eusse été surpris davantage si elle n’avait pas été faite. Il y a des gens qui ne peuvent pas comprendre qu’on fasse le bien seulement pour le bien; nous avons affaire à ces gens-là, et quoi que nous disions, quoi que nous fassions, l’honnêteté de nos relations sera toujours criminelle à leurs yeux.


En ce moment une ombre passa rapidement devant le banc sur lequel ils étaient assis, et une voix leur jeta ces mots en passant: Bonsoir, les amoureux!


Rosette tressaillit et se serra auprès d’Ulric.


Tous deux venaient de reconnaître la voix d’une de leurs voisines.

IV

Peu de jours après leur entrevue au jardin des plantes, Ulric et Rosette quittaient ensemble la maison où ils s’étaient connus, et emménageaient dans un logement commun, situé dans une des rues désertes et tranquilles qui avoisinent le Luxembourg.


Sa liaison avec Rosette n’avait été dans le principe pour Ulric que le résultat d’une affection tranquille et presque protectrice que la jeune orpheline lui avait tout d’abord inspirée. Mais peu à peu, à sa grande surprise et à sa grande joie, comme un homme qui recouvre tout à coup un sens perdu, il comprit qu’il aimait Rosette.


Alors une nouvelle existence commença pour lui. Cette misanthropie amère, ce dégoût obstiné des hommes et des choses qui auparavant se trahissaient dans toutes ses réflexions et dans ses moindres paroles, s’adoucirent graduellement, et son esprit retrouva le chemin qui conduit aux bonnes pensées.


Cependant quelquefois, par une brusque transition, il lui arrivait de retomber dans les ombres de l’incertitude, un souvenir importun des jours passés apparaissait tout à coup devant lui, comme une fatale prophétie de l’avenir. Il voyait alors se dresser devant lui le fantôme jaloux des femmes qu’il avait aimées jadis, et toutes lui criaient: «Souviens-toi de nos leçons! Comme toutes celles qui ont tenté de faire battre ton cœur si bien pétrifié, ta nouvelle idole te prépare une déception: fuis-la donc aussi, celle-là qui est notre sœur à nous toutes, qui t’avons trompé. D’ailleurs, tu te trompes toi-même en croyant l’aimer: – les cadavres remuent quelquefois dans leur tombe; – tu as pris un tressaillement de ton cœur pour une résurrection, ton cœur est bien mort…»


Mais, en relevant la tête, Ulric apercevait devant lui Rosette, heureuse et belle, Rosette, dont le cœur, gonflé d’amour et de juvénile gaieté, semblait, comme un vase trop plein, déborder par ses lèvres en flots de sourires. Alors, en regardant ce doux visage, en écoutant cette voix vibrante d’une douceur sonore, Ulric croyait voir dans sa maîtresse la fée souriante de sa vingtième année, et il l’entendait lui dire:


– C’est moi qui suis ta jeunesse, ta jeunesse dont tu t’es si mal servi. Tu m’as renvoyée avant l’heure, et pourtant je reviens vers toi. J’ai de grands trésors à prodiguer, et quand tu les auras dépensés, j’en aurai encore d’autres. Laisse-toi conduire où je veux te mener: c’est à l’amour. Tu t’es trompé, et l’on t’a trompé, toutes les fois que tu as cru aimer; cette fois ne repousse pas l’amour sincère. Celle qui te l’apporte a les mains pleines de bonheur, et elle veut partager avec toi. Laisse-toi rendre heureux; il est bien temps.


Alors Ulric, couvrant de baisers insensés le visage et les mains de sa petite Rosette, entrait dans une exaltation dont la jeune fille s’étonnait et s’effrayait presque. Il lui parlait avec un langage dont le lyrisme, souvent incompréhensible pour elle, faisait craindre à Rosette que son amant ne fût devenu fou.


– Merci! mon dieu! s’écriait Ulric, vous êtes bon! La vie a longtemps été pour moi un lourd fardeau, vous le savez. Il est arrivé un moment où nulle force humaine n’aurait pu le supporter; j’ai failli fléchir et m’en débarrasser par un crime. Vous l’avez vu. J’ai douté un instant de votre justice souveraine; puis au bord de l’abîme où j’étais penché déjà, j’ai crié vers vous du fond de mon âme: «Ayez pitié de moi!» Vous m’avez entendu, vous avez envoyé cette femme à mon côté, et vous m’avez sauvé par elle. Merci! mon dieu! vous êtes bon!


– Comme tu m’as aimé à temps, ma pauvre Rosette! et comme tu as bien fait de m’aimer! si tu savais… Maintenant, je ne suis plus le même qu’autrefois. Le bain de jouvence de ton amour m’a métamorphosé. Dans moi, hors moi, tout est changé. J’ai laissé au fond de mon passé ténébreux tout ce que j’avais de flétri: passions mauvaises, instincts haineux, mépris des hommes. Je renais à la lumière du jour, pur comme un enfant; je salue la vie comme une bonne chose que j’ai longtemps maudite, dédaignée; et cela, je le dis en vérité, parce que je t’aime, et parce que tu m’aimes.


Rosette, dont l’esprit n’avait pas fréquenté le dictionnaire familier aux passions exaltées, comme l’était devenue celle d’Ulric, ne comprenait peut-être pas bien les mots dont il se servait, mais sous l’obscurité du langage elle devinait le sens, et, à défaut de paroles, elle répondait par des caresses.


Pendant près d’un an ce fut une belle vie.


Ulric et Rosette continuaient à travailler chacun de son côté; et comme ils menaient l’existence régulière et tranquille des ménages d’ouvriers laborieux et honnêtes, on les croyait mariés, et plus d’une fois leurs voisins leur firent des avances pour établir entre eux des relations de voisinage.


Mais l’un et l’autre avaient préféré rester dans la solitude de leur amour, et s’étaient obstinément efforcés à vivre en dehors de toute relation avec les étrangers.


Un jour, pendant l’absence de Rosette, Ulric reçut la visite d’un jeune homme qui lui apportait une lettre.


Cette lettre était adressée à M. le comte Ulric de Rouvres.


En lisant cette suscription, Ulric ne put s’empêcher de pâlir.


– Vous vous trompez, dit-il au jeune homme qui lui avait apporté le billet; cette lettre n’est pas pour moi… Je m’appelle Marc Gilbert.


– Pardon, monsieur le comte, répondit le jeune homme en souriant. Ne craignez point d’indiscrétion de ma part. Je suis envoyé par Me Morin, votre notaire. Des motifs très sérieux l’ont mis dans l’obligation de vous rechercher, et ce n’est qu’après bien des peines et des démarches que nous avons pu parvenir à vous découvrir… Cette lettre, qui est bien pour vous, car, ayant eu l’honneur de vous voir dans l’étude de mon patron, je puis vous reconnaître, cette lettre vous apprendra, monsieur le comte, les raisons qui ont forcé Me Morin à troubler votre incognito.


Ulric comprit qu’il était inutile de feindre plus longtemps, et prit lecture du billet que lui adressait son notaire.


Il ne contenait que ces quelques lignes:


«Monsieur le comte, «Étant sur le point de vendre mon étude, je désirerais vivement avoir avec vous un entretien pour vous rendre compte des fonds dont vous avez bien voulu me confier le dépôt il y a dix-huit mois. Depuis cette époque, les neuf cent mille francs déposés par vous entre mes mains se sont presque augmentés d’un tiers, grâce à des placements avantageux et dont je puis garantir la sûreté pour l’avenir; toute cette comptabilité est parfaitement en ordre, et je voudrais vous la soumettre avant de résigner mes fonctions. C’est pourquoi je vous prie, monsieur le comte, de vouloir bien m’assigner un rendez-vous. Selon qu’il vous plaira le mieux, j’aurai l’honneur de recevoir chez moi M. le comte Ulric de Rouvres, ou je me rendrai chez M. Marc Gilbert. «Recevez, etc. Morin.»


– Veuillez répondre à M. Morin que j’irai le voir demain, dit Ulric au clerc de son notaire quand il eut achevé la lettre dont le contenu venait brutalement lui rappeler un passé, une fortune et un nom qu’il avait complètement oubliés. Aussi la lecture de cette lettre le jeta-t-elle dans un courant d’idées qui amenèrent sur son front un nuage de tristesse et d’inquiétude dont Rosette s’aperçut le soir en rentrant.


Aux interrogations de sa maîtresse Ulric répondit par un banal prétexte d’indisposition. Le lendemain il alla voir son notaire; et, après avoir écouté très indifféremment les explications que M. Morin lui donna sur l’administration de sa fortune, Ulric le pria de transmettre à son successeur tous les pouvoirs qu’il lui avait donnés; il insista surtout pour qu’à l’avenir, et sous aucun prétexte, on ne vînt déranger son incognito, qu’il voulait encore conserver.


– Ne désirez-vous pas que je vous remette quelque argent? demanda M. Morin à son client singulier.


– De l’argent? dit Ulric; non, j’en gagne… Il rentra chez lui l’esprit plus libre, le front rasséréné, et retrouva auprès de Rosette la tranquille et charmante familiarité que l’incident de la veille avait vaguement refroidie. Mais le malheur avait fait brèche dans le ménage. Peu de temps après la fabrique dans laquelle Ulric était employé comme contremaître fut ruinée par un incendie. Ulric chercha de l’occupation dans d’autres établissements; il essaya de se placer seulement en qualité d’ouvrier; mais on était alors au milieu d’une crise commerciale, et un grand relâche s’était opéré dans les travaux de son industrie. Les patrons avaient été dans la nécessité de mettre à pied une partie de leurs ouvriers. Ulric se trouva les bras libres, – la sinistre liberté de la misère; et lui, ultra-millionnaire, il comprit l’épouvante du père de famille, pour qui la saison du chômage est aussi l’époque de la famine.


– Pourtant, pensait-il au retour de ses courses infructueuses, je n’aurais qu’un mot à dire…


Quant à Rosette, jamais peut-être elle n’avait été plus gaie, jamais ses dix-huit ans en fleur n’avaient embaumé la maison d’un plus doux parfum de jeunesse et d’amour. Seulement elle travaillait deux heures de plus soir et matin; et le petit ménage vécut heureux encore un mois, malgré les privations imposées par la nécessité.


À la nécessité succéda la misère. Plusieurs fois, le soir, à la nuit tombante, choisissant les rues désertes, Rosette s’aventura dans ces comptoirs d’usure patentés vers lesquels les premiers vents de l’hiver poussent une foule de misères frissonnantes, qui viennent, timides et honteuses, demander au prêt le maigre repas du soir ou le petit cotret de bois vert qui doit pour une heure enfumer la mansarde humide.


Peu à peu tous les tiroirs se vidèrent dans les magasins du mont-de-piété. Et cependant, durant cette lutte avec la misère, Ulric éprouvait la volupté singulière qui, chez quelques natures, résulte d’un sentiment inconnu, fût-il même douloureux. Son amour souffrait en voyant la pauvre Rosette sortir le matin, par le brouillard et le froid, vêtue d’une pauvre robe bleue à petits pois blancs, reléguée jadis pour cause de vétusté et devenue maintenant son unique vêtement. Mais l’esprit d’analyse l’emportait sur le cœur. La manie de l’expérience étouffait la voix de l’humanité, et il voulait savoir jusqu’à combien de degrés pourrait atteindre le dévouement de Rosette.


Un soir, comme il rentrait avec Rosette, qu’il allait chercher tous les soirs dans la maison où elle travaillait, Ulric entendit deux femmes marchant derrière lui, mises avec le somptueux mauvais goût des lorettes bourgeoises, railler la toilette de Rosette, qui faisait effectivement une antithèse avec la rigueur de la saison.


– Tiens, vois donc, disait l’une, une robe d’indienne; c’est original.


– Et un chapeau de paille, ajoutait l’autre, en novembre; c’est un peu tôt ou un peu tard.


Rosette avait entendu, mais elle ne le fit point paraître. Quant à Ulric, il lança aux deux femmes un coup d’œil chargé de colère et de mépris.


Quand ils furent rentrés chez eux, Ulric fut pris d’une crise violente dont l’exaltation effraya Rosette, pourtant accoutumée à ces explosions d’amour. Il se jeta aux pieds de sa maîtresse, et embrassant à pleines lèvres la petite robe bleue dont elle était vêtue, il s’écria:


– Ma pauvre fille, tu es malheureuse avec moi, tu souffres; hier et aujourd’hui tu as eu froid, demain tu auras faim peut-être. Si tu voulais, ta jeunesse pourrait s’épanouir au milieu d’une existence de joie et de plaisir, au lieu de rester emprisonnée dans la misère. Mais patience, les bons jours viendront. Toi aussi, tu seras belle, élégante, parée, tu auras de la soie, du velours, de la dentelle, tout ce que tu voudras, ma chère. Ah! quels trésors pourraient payer ton sourire? Tu ne travailleras plus… tes pauvres mains, mordues tout le jour par l’aiguille, elles ne feront plus rien que se laisser embrasser par mes lèvres. Oh! ma chère Rosette, ma pauvre fille!… patience, tu verras.


En cet instant Ulric était bien décidé à aller le lendemain chercher de l’argent chez son notaire.


Le lendemain, en effet, il se présenta chez le successeur de M. Morin, qui, prévenu d’avance sur les excentricités de son client, ne parut point surpris du costume délabré sous lequel il voyait le comte de Rouvres.


– Monsieur, dit Ulric, je viens vous prier de me remettre quelque argent.


– Je suis à votre disposition: quelle somme désirez-vous, monsieur le comte? demanda le notaire.


– J’ai besoin de cinq cents francs, répondit Ulric. Le notaire entendit cinq mille francs. Il ouvrit sa caisse et en tira cinq billets de banque, qu’il posa sur son bureau en face d’Ulric.


– Pardon, monsieur, dit celui-ci, vous me donnez trop; c’est seulement cinq cents francs que j’ai eu l’honneur de vous demander.


Le notaire resserra les billets, et compta vingt-cinq louis à Ulric, qui les mit dans sa poche après avoir signé la quittance.


Mais en entendant le bruit de cet or, qui sonnait joyeusement, Ulric fut pris de réflexions qui lui firent regretter la démarche qu’il venait de faire. Par quelles raisons pourrait-il expliquer à Rosette la possession de cette somme, qui aurait, pour la pauvre fille, l’apparence d’une fortune? Ulric lui avait trop souvent répété qu’il n’avait aucune connaissance, aucun ami, aucune protection, pour qu’il pût prétexter un emprunt fait à quelque personne. Mais ce n’était pas encore là le vrai motif qui inquiétait Ulric: le motif réel avait sa cause dans l’égoïsme dont était pétri l’amour violent qu’il éprouvait pour Rosette. Ulric se savait, plus que tout autre, habile à se créer des tourments imaginaires. Enclin à faire ce qu’on pourrait appeler de la chimie morale, il ne pouvait s’empêcher de soumettre tous ses sentiments, toutes ses sensations aux expérimentations d’une logique impitoyable. Il avait remarqué que son amour pour Rosette, amour né d’ailleurs dans des conditions particulières, avait acquis une violence nouvelle depuis qu’une misère, chaque jour plus agressive, avait assailli le ménage.


À ce dénûment Rosette avait toujours opposé non une résignation muette, tristement placide et faisant la moue, mais au contraire une indifférence en apparence si vraie, un oubli si complet, un si profond dédain du lendemain, qu’Ulric éprouvait un charme étrange à voir cette créature si insolente avec le malheur.


Quelquefois cependant, ayant remarqué la pâleur maladive qui peu à peu avait envahi le visage amaigri de la jeune fille, en écoutant cette voix dont la fraîche sérénité était souvent altérée par des éclats métalliques, Ulric se demandait avec inquiétude si ces fanfares de gaieté immodérée, ces fusées de rires fous qui s’échappaient sans motifs des lèvres de sa maîtresse, n’était point semblables aux lumières fantastiques des lampes mourantes dont les flammes, qui s’élancent par bonds capricieux et inégaux, ne répandent jamais une clarté plus vive que lorsqu’elles vont s’éteindre.


Alors son cœur se fendait de pitié. Il s’épouvantait lui-même de ce déplorable égoïsme qui s’obstinait à prolonger une situation misérable uniquement à cause d’un sentiment qui caressait son amour-propre plus encore que son amour.


Dans ces instants où il était sous l’impression d’un esprit de justice, il s’emportait contre lui-même en de violentes accusations.


– Ce que je fais est lâche, pensait-il, je joue avec cette malheureuse fille une comédie d’autant plus horrible qu’elle court le danger d’en rester victime. J’en fais froidement un holocauste à ma vanité. Pour moi, sa jeunesse s’épuise, sa santé s’altère. J’assiste tranquillement à ce martyre quotidien, et tandis qu’elle tremble sous les frissons de la fièvre, je me réchauffe à la chaleur de son sourire. – Qu’ai-je besoin d’attendre plus longtemps? ajoutait Ulric; ne suis-je pas sûr qu’elle m’aime comme je voulais être aimé? Cet amour n’a-t-il pas subi le contrôle de toutes les expériences, et de toutes les épreuves n’a-t-il pas traversé sans s’altérer la plus dangereuse, – la misère? Que me faut-il de plus? – Et si Marc Gilbert a trouvé sa perle, pourquoi Ulric de Rouvres ne s’en parerait-il pas? – Comme Lindor, errant sous le manteau d’un pauvre bachelier, j’ai rencontré ma Rosine; pourquoi ne ferais-je pas comme lui? Pourquoi, à la fin de la comédie, n’écarterais-je pas le manteau qui cache le comte Almaviva? Rosette n’en sera-t-elle pas moins Rosette? Non, sans doute… et pourtant j’hésite; pourtant je perpétue volontairement une existence dangereuse et presque mortelle pour cette pauvre fille… Et pour mon châtiment, si Dieu voulait qu’elle mourût, je l’aurais tuée moi-même avec préméditation! Et pourtant j’hésite… – pourquoi?…


Alors une voix qui sortait de lui-même lui répondait:


– Tu hésites, parce que tu sais bien qu’aussitôt après avoir révélé qui tu es réellement à ta maîtresse, ton amour sera empoisonné par les méchantes pensées que te soufflera l’esprit de doute. Ton cœur n’a pas pu se soustraire à la tutelle de ta raison, et ta raison trouvera une éloquence pleine de sophismes cruels pour te prouver que Rosette ne t’aime plus qu’à cause de ton nom, de ta fortune; tu te laisseras persuader qu’elle était lasse de toi, et qu’elle t’aurait quitté si tu ne t’étais pas fait connaître; bien plus, tu arriveras à croire qu’elle ne t’a jamais aimé, qu’elle jouait la comédie de l’amour, comme tu jouais la comédie de la misère, parce qu’elle savait qui tu étais avant même que tu la connusses. Voilà pourquoi tu hésites.


En écoutant cette voix qui l’expliquait si bien lui-même, Ulric ne pouvait s’empêcher de répondre:


– C’est vrai! Alors il concluait de cette façon laconiquement égoïste:


– L’amour de Rosette est la seule chose qui me rattache à la vie; je l’aime, et je crois à son amour, parce que je ne suis pour elle qu’un ouvrier, que son dévouement me paraît sincère. Mais si je lui révèle mon nom, mon amour sera frappé de mort, parce que je ne croirai plus à celui de Rosette. Et je ne veux pas que mon amour meure; car c’est mon amour que j’aime.


Telles étaient les réflexions d’Ulric en revenant de chez son notaire. Comme il passait sur un pont, une neige épaisse commença à tomber, dispersée par un vent glacé. Une pauvre femme qui mendiait lui tendit la main en disant:


– Mon bon monsieur, la charité; j’ai ma fille malade, elle a froid, et j’ai faim.


– Pauvre Rosette! murmura Ulric, elle aussi elle a froid… Et il mit dans la main de la mendiante le rouleau qui contenait les vingt-cinq louis. Deux jours après les craintes d’Ulric se trouvaient réalisées. Rosette tomba sérieusement malade. Aux premières atteintes du mal, Ulric la fit conduire dans un hôpital.


Quand il revint à la maison et qu’il se trouva seul dans la chambre déserte, Ulric tomba dans une prostration dans laquelle son être tout entier demeura anéanti.


Ce fut son cœur qui sortit le premier de cet anéantissement.


Au milieu de cette chambre qui avait pendant si longtemps été un paradis, il entendit s’éveiller le chœur des souvenirs qui chantaient la joie des jours passés. Comme un tableau fantasmagorique, il vit bientôt se dérouler devant lui tous les épisodes du poème de son amour. Il vit Rosette, pétulante et gaie, tournant, chantant dans la chambre, donnant ses soins au ménage, ou préparant le repas du soir qu’on prenait en commun, assis au coin du feu, l’un auprès de l’autre, et toujours à portée de lèvres.


Chaque meuble, chaque objet, lui venait rappeler la grande fête domestique dont son acquisition avait été la cause. Toutes ces choses muettes semblaient prendre une voix pour parler et lui dire avec un doux accent de reproche:


– Où donc est-elle – celle-là qui avait un si grand soin de nous? Et qu’as-tu fait de ta jeune amie?


– Ne reviendra-t-elle plus? disait la petite glace entourée d’un humble cadre de bois de sapin verni, ne reviendra-t-elle plus celle-là qui, coquette pour toi seul, venait me demander des conseils? J’étais l’innocent complice de sa beauté modeste, et quand elle ondulait devant moi ses cheveux blonds, j’aimais à lui dire: «Tu es belle, ma pauvre fille du peuple; le printemps de la jeunesse sourit dans tes yeux bleus comme le ciel d’une aube de mai, et l’amour qui bat dans ton cœur fait monter à ton front une pourpre charmante. Tu regardes tes mains, et tu fais une petite moue en voyant tes doigts mutilés par l’aiguille et les travaux du ménage. Ah! ne les cache pas ces marques de ton labeur diligent, sois-en fière et montre-les; pour celui qui t’aime elles te parent plus que les bijoux les plus chers.» – Hélas! ne reviendra-t-elle pas, et ne réfléchirai-je plus son image?


– Où donc est-elle, demandait la commode, où donc est-elle l’enfant soigneuse et économe, qui jadis était si heureuse en rangeant les frêles trésors de sa coquetterie? Il fut un temps où mes tiroirs étaient pleins, et sa joie était grande à cette époque de prospérité et d’abondance où elle avait peine à me faire contenir toutes ces petites choses qui la rendaient si heureuse. Mais tour à tour sont partis et le beau châle d’hiver, et la chaude robe de laine, et l’écharpe aux couleurs vives qui semblait un arc-en-ciel flottant, et les petits peignoirs d’été qu’elle mettait le dimanche pour aller cueillir les roses dans les plaines fleuries de Fontenay. Puis un jour mes tiroirs se sont trouvés vides, et ne contenaient plus que les papiers gris du mont-de-piété, contre lesquels toutes ces pauvres richesses avaient été échangées. Hélas! Où donc est-elle, et ne reviendra-t-elle plus, la fille sage et économe qui avait si soin de nous?


Et comme Ulric, pour fuir ces voix qui l’emplissaient de tristesse, s’était réfugié sur la terrasse, il aperçut, au milieu du petit jardin planté par son amie, un oranger en caisse dont il lui avait fait cadeau le jour de sa fête, et il entendit le frêle arbuste qui disait: «Où donc est-elle, celle à qui tu m’as donné par un beau jour de fête?» Il faut qu’elle soit malade ou morte, pour m’avoir oublié toute une nuit sur cette terrasse, où la neige glaciale m’a vêtu de blanc comme d’un linceul. Hier au matin je l’ai vue encore; elle m’avait mis là parce qu’il faisait un peu de soleil, et que j’avais froid dans la chambre où l’on ne faisait plus de feu. Où donc est-elle, pour m’avoir oublié, elle qui m’aimait tant et que j’ai rendue si heureuse à l’époque de ma floraison? Hélas! le froid de la nuit m’a tué et je ne refleurirai plus, et quand reviendra le printemps, ses premières brises trouveront mes rameaux morts et mes feuilles fanées. Hélas! où donc est-elle celle, à qui tu m’as donné par un beau jour de fête?


Sous l’impression des sentiments qu’il éprouvait en ce moment, Ulric s’épouvanta lui-même en voyant dégagé de tout raisonnement sophistique, le monstrueux égoïsme qui lui servait de mobile.


– Je suis fou, s’écria-t-il; ma conduite avec cette pauvre fille est plus que stupide, elle est odieuse… Je vais la perdre, et avec elle tout le bonheur, toute la jeunesse qu’elle avait su me rendre par cet amour dévoué qui ne s’est pas démenti jusqu’au dernier moment. Oh! non! non! ma pauvre Rosette, tu ne mourras pas!


Ulric courut tout d’une haleine chez son notaire, et le rencontra au moment même où celui-ci se disposait à aller en soirée.


– Monsieur, lui dit Ulric, les raisons pour lesquelles j’avais quitté le monde n’existent plus; je quitte mon incognito et je rentre dans la société; je reprends possession de ma fortune; je vous prie donc, dans le plus court délai qui vous sera possible, de réunir les fonds que j’ai déposés chez vous. En attendant, et pour l’heure présente, de quelle somme pouvez-vous disposer?


– Monsieur le comte, répondit le notaire, je puis sur-le-champ vous remettre vingt-cinq mille francs.


– C’est bien, dit Ulric: je vais vous en signer la quittance. Mais ce n’est pas tout, j’ai un autre service à vous demander.


– Je suis entièrement à vos ordres.


– Il faut, dit Ulric, que d’ici à deux jours vous m’ayez procuré un appartement habitable pour deux personnes. Comme je n’ai pas le temps de m’occuper de tous ces détails, je vous prierai également de me trouver un homme d’affaires intelligent, qui s’occupera de l’ameublement. Je veux que tout y soit sur le pied le plus confortable, qu’on n’épargne rien. Je ne puis pas accorder plus de deux jours.


– Je prends l’engagement de ne point dépasser ce délai d’une heure, répondit le notaire; dans deux jours, j’aurai l’honneur de vous faire prévenir.


Le lendemain matin Ulric courut à l’hôpital pour voir sa maîtresse, et lui avouer qui il était. Elle était hors d’état de le comprendre; la fièvre cérébrale s’était déclarée pendant la nuit, et elle avait le délire.


Ulric voulait l’emmener, mais les médecins s’opposèrent au transport; néanmoins ils donnèrent quelque espérance.


Au jour fixé, l’appartement du comte Ulric de Rouvres était préparé. Ulric y donna rendez-vous pour le soir même à trois des plus célèbres médecins de Paris. Puis il courut chercher Rosette.


Elle venait de mourir depuis une heure. Ulric revint à son nouveau logement, où il trouva son ancien ami Tristan, qu’il avait fait appeler, et qui l’attendait avec les trois médecins.


– Vous pouvez vous retirer, messieurs, dit Ulric à ceux-ci. La personne pour laquelle je désirais vous consulter n’existe plus.


Tristan, resté seul avec le comte Ulric, n’essaya pas de calmer sa douleur, mais il s’y associa fraternellement. Ce fut lui qui dirigea les splendides obsèques qu’on fit à Rosette, au grand étonnement de tout l’hôpital. Il racheta les objets que la jeune fille avait emportés avec elle, et qui, après sa mort, étaient devenus la propriété de l’administration. Parmi ces objets se trouvait la petite robe bleue, la seule qui restât à la pauvre défunte. Par ses soins aussi, l’ancien mobilier d’Ulric, quand il demeurait avec Rosette, fut transporté dans une pièce de son nouvel appartement.


Ce fut peu de jours après qu’Ulric, décidé à mourir, partait pour l’Angleterre.


Tels étaient les antécédents de ce personnage au moment où il entrait dans les salons du café de Foy.


L’arrivée d’Ulric causa un grand mouvement dans l’assemblée. Les hommes se levèrent et lui adressèrent le salut courtois des gens du monde. Quant aux femmes, elles tinrent effrontément pendant cinq minutes le comte de Rouvres presque embarrassé sous la batterie de leurs regards, curieux jusqu’à l’indiscrétion.


– Allons, mon cher trépassé, dit Tristan en faisant asseoir Ulric à la place qui lui avait été réservée auprès de Fanny, signalez par un toast votre rentrée dans le monde des vivants. Madame, ajouta Tristan en désignant Fanny, immobile sous son masque, madame vous fera raison. Et vous, dit-il tout bas à l’oreille de la jeune femme, n’oubliez pas ce que je vous ai recommandé.


Ulric prit un grand verre rempli jusqu’au bord et s’écria:


– Je bois…


– N’oubliez pas que les toasts politiques sont interdits, lui cria Tristan.


– Je bois à la Mort, dit Ulric en portant le verre à ses lèvres, après avoir salué sa voisine masquée.


– Et moi, répondit Fanny en buvant à son tour… je bois à la jeunesse, à l’amour. Et comme un éclair qui déchire un nuage, un sourire de flamme s’alluma sous son masque de velours.


En entendant cette voix Ulric tressaillit sur sa chaise, et, prenant dans sa main la main que Fanny lui abandonna, il lui dit:


– Répétez, répétez, madame…


Fanny reprit son verre, qu’elle n’avait achevé qu’à demi, et répéta avec un accent d’enthousiasme juvénile:


– Je bois à la jeunesse, je bois à l’amour!


– C’est impossible… Cette voix, d’où vient-elle? Ce n’est pas cette femme qui a parlé. De quelle tombe est sortie cette voix? Quelle est cette femme? murmura Ulric en interrogeant du regard Tristan, qui se borna à lui répondre: «Vous avais-je menti?»


Mais tout à coup, sur un geste de Tristan, Fanny laissa tomber le capuchon de son domino en même temps qu’elle détachait son masque, et avec une grâce adorable elle se retourna vers Ulric, et lui dit en lui parlant de si près qu’il sentit la fraîcheur de son haleine:


– Me ferez-vous raison, monsieur le comte?


En voyant le visage de Fanny, Ulric resta muet, foudroyé, presque épouvanté.


Fanny était admirablement belle ce soir-là.


Une couronne de petites roses naturelles était posée sur son front comme une auréole printanière, et les brins de son feuillage faisaient une alliance charmante avec ses beaux cheveux blonds, dont les crêpelures avaient l’éclat lumineux de l’or en fusion. C’était, comme idéalisée par un poète mystique, une de ces adorables figures qui sourient si doucement dans les toiles de Greuze.


– Rosette! ma Rosette!… c’est Rosette!… s’écria Ulric à demi fou.


– Pour tout le monde je m’appelle Fanny, dit la jeune femme en inoculant à Ulric une exaltation qui croissait à chaque coup de son regard bleu, je m’appelle Fanny; j’ai dix-huit ans, et je suis une des dix femmes de Paris pour qui les hommes les plus considérables marcheraient à deux pieds sur tous les articles du code pénal. La porte par où l’on sort de mon boudoir ouvre sur le bagne ou sur le cimetière, et pour y pénétrer, il y a des pères qui ont vendu leurs filles, il y a des fils qui ont ruiné leur père. Si je voulais, je pourrais marcher pendant cent pas sur un chemin de cadavres, et pendant une lieue sur un chemin pavé d’or; pour l’instant où je vous parle, je suis presque ruinée à cause d’un accès de confiance que j’ai eu dans un moment d’ennui. Aussi, pendant un mois, vais-je coûter très cher. Voilà quelle femme je suis, monsieur le comte, ajouta Fanny en terminant son cynique programme, et, par un dernier coup d’œil provocateur, elle sembla dire à Ulric:


– Maintenant, monsieur, que désirez-vous de moi?


Mais celui-ci avait à peine écouté ce qu’elle avait dit; il n’avait entendu que le son de la voix sans prêter d’attention aux paroles; il regardait fixement Fanny, comme on regarde un phénomène, et n’interrompait sa contemplation que pour murmurer de temps en temps:


– Rosette! Rosette!


– Eh bien! vint lui demander tout bas son ami Tristan, ce que vous avez vu ne vaut-il pas la peine du voyage que je vous ai fait faire?


– Mais, maintenant que je suis venu, je ne pourrai plus repartir, dit Ulric en montrant Fanny, qui feignait d’être indifférente à la conversation des deux hommes, bien qu’elle n’en perdît pas un mot.


– Enfin, dit Tristan en tirant Ulric à l’écart, que voulez-vous faire?


Ulric parla longuement, en baissant la voix, à l’oreille de Tristan, et quand il eut achevé, Fanny, qui redoublait d’attention, entendit Tristan qui répondait à son ami:


– Je vous assure qu’elle acceptera.


– Que d’affaires pour une chose si simple! murmura la créature en elle-même; mais elle ne put dissimuler une certaine inquiétude en voyant que le comte de Rouvres se disposait à se retirer. En effet, Ulric ne pouvant pas contenir l’émotion qu’il avait éprouvée en se trouvant en face du fantôme vivant de sa maîtresse morte, avait rapidement salué tous les convives et venait de sortir, reconduit jusqu’au dehors par son ami Tristan.


– Eh bien! ma chère, dirent les autres femmes en voyant la mine dépitée de Fanny, voilà une conquête manquée!


– Je sais bien pourquoi, répondit celle-ci. Je l’ai mis au pied du mur. Il est ruiné.


– Encore une fois, vous êtes dans l’erreur, ma belle, dit Tristan qui venait de rentrer dans le salon.


– Eh bien! alors, je ne vous fais pas compliment, mon cher, répliqua Fanny. Malgré toute la mise en scène et la bonne volonté que j’y ai mise pour ma part, votre plan me paraît complètement manqué. Votre ami ne m’a pas même fait l’honneur de demander à être reçu chez moi.


– Mon ami est un homme bien élevé et un homme de sens! il ne s’amuse pas à faire des demandes inutiles. Vous n’êtes pour lui qu’une curiosité, un objet d’art, un portrait, et rien de plus, ma chère, répondit insolemment Tristan. Il m’a chargé d’être son homme d’affaires, et voilà ce qu’il vous propose par mon entremise.


– Ah! voyons un peu.


– Je vous préviens d’avance qu’on ne vous a jamais fait de proposition semblable.


– Mais parlez donc, dirent les femmes, nous sommes sur le gril de l’impatience.


– Nous y voici. Écoutez, dit Tristan en s’adressant particulièrement à Fanny. Le comte Ulric de Rouvres renouvelle votre mobilier.


– Le mien a six mois. Soit, dit Fanny.


– C’est presque séculaire, ajouta un des hommes.


– Le comte Ulric vous loue, dans une rue qu’il a choisie lui-même, une chambre de 160 francs. – Ne m’interrompez pas. – Dans cette chambre il fait disposer un charmant ménage d’occasion, qu’il tient caché en quelque endroit. Les meubles seront garnis de tous les objets de toilette qui vous seront nécessaires; mais je vous préviens que toute cette garde-robe est d’occasion comme les meubles, et la robe la plus chère ne vaut pas vingt francs.


– Après? dit Fanny.


– Après, continua Tristan, le comte Ulric vous trouvera, dans une maison à lui connue, une occupation qui vous rapportera quarante sous par jour.


– Quelle occupation? demanda Fanny.


– Je n’en sais rien. Au reste, vous ne travaillerez qu’autant que cela pourra vous amuser; seulement vous aurez soin de vous faire sur le bout des doigts des piqûres d’aiguille. Vous irez dans cette maison depuis le matin jusqu’au soir. Mon ami, M. le comte de Rouvres, ira vous chercher pour vous reconduire au sortir de votre besogne et vous ramènera à votre chambre, où vous passerez la soirée avec lui. À dix heures vous serez libre de votre personne; mais le lendemain, dès sept heures, vous serez à la disposition de M. de Rouvres, qui vous conduira à votre travail. Le dimanche, quand le temps sera beau, vous irez avec lui à la campagne manger du lait et cueillir des fraises. En outre, vous appellerez M. de Rouvres Marc, et vous apprendrez, pour les lui chanter, quelques chansons qu’il aime à entendre. Vous lui préparerez aussi vous-même certaine cuisine dont il vous indiquera le menu.


– Est-ce tout? demanda Fanny qui ne savait pas si Tristan se moquait d’elle.


– Ce n’est pas tout, reprit celui-ci. Pendant deux mois de l’hiver vous irez travailler, – ou du moins dans la maison où vous serez censée travailler, – vêtue seulement d’une vieille petite robe d’indienne bleue semée de pois blancs.


– Mais j’aurai froid.


– Certainement, d’autant plus que pendant ces deux mois d’hiver vous ne ferez pas de feu dans votre chambre.


– Ah! dit Fanny, j’ai connu des gens singuliers, mais votre ami les surpasse; le comte de Rouvres me paraît un être ridicule. Pourquoi ne me propose-t-il pas tout de suite de me couper la tête pour la faire encadrer comme étant le portrait de sa maîtresse?


– Il y a pensé, dit tranquillement Tristan.


– Et après? reprit Fanny. Est-ce là tout?


– C’est tout, dit Tristan.


– Voilà ce qu’il exige? Et moi, que puis-je exiger en échange de cette comédie, si je consens à la jouer?


– Le comte de Rouvres vous offre le traitement d’un ministre: cent mille francs par an!


– C’est sérieux? s’écria Fanny.


– Très sérieux. On passera, si vous l’exigez, un acte notarié.


– Mais il est donc décidément bien riche?


– Il a plus d’un million de fortune.


– Et combien de temps durera cette fantaisie?


– Tant que vous le voudrez. Ah! j’oubliais de vous dire qu’en acceptant ces conditions, vous changez de nom, comme mon ami. Il s’appellera Marc Gilbert, et vous vous nommerez Rosette.


– Eh bien! Fanny, demanda à celle-ci une de ses compagnes, qu’en dis-tu?


– Mesdames, répondit Fanny, je ne vous connais plus. Je m’appelle Rosette, et je suis la maîtresse vertueuse de M. Marc Gilbert.


Le lendemain soir, dans l’ancienne chambre de la rue de l’Ouest, où Ulric avait habité pendant un an avec Rosette, Fanny, vêtue de la petite robe bleue à pois blancs, attendait la première visite du comte de Rouvres, qui ne tarda pas à arriver, revêtu de son ancien costume d’ouvrier.


Pendant la première heure, et pour mieux faire comprendre à Fanny l’esprit du personnage dont elle devait jouer le rôle, Ulric raconta à Fanny ses amours avec Rosette.


– Ce que je vous demande avant tout, dit-il, c’est de ne jamais me parler de ma fortune, et, le plus que vous pourrez feindre de l’ignorer vous-même sera le mieux.


– Alors, monsieur, répondit Fanny en tirant de la poche de sa petite robe bleue un papier qu’elle présenta à Ulric, reprenez cette lettre qui vous appartient; car, en la trouvant sous mes yeux, je ne pourrais pas m’empêcher de me rappeler que vous n’êtes pas M. Marc Gilbert, mais bien M. le comte de Rouvres.


Ulric, étonné et ne comprenant pas, prit la lettre et l’ouvrit.


C’était la lettre qu’il avait reçue de son ancien notaire, M. Morin, quand celui-ci, prêt à vendre son étude, lui demandait s’il voulait rentrer dans la possession de sa fortune, dont les chiffres se trouvaient établis dans cette lettre.


– Vous avez trouvé cette lettre dans la poche de cette robe? demanda Ulric en pâlissant.


– Oui, répondit-elle, et voyant qu’elle vous était adressée, j’ai cru devoir vous la remettre.


– Mais, continua Ulric, cette robe appartenait à Rosette, et pour que ma lettre s’y trouvât, il fallait bien qu’elle en eût pris connaissance.


Fanny répondit par un sourire.


– Alors, continua Ulric, Rosette savait qui j’étais, – elle savait que j’étais riche, – et son amour… ah! malheureux! Et il tomba anéanti sur le carreau.


Environ un mois après, comme Fanny, revenue dans son appartement, s’apprêtait à aller au bal masqué, elle vit entrer chez elle Tristan, qui tenait à la main un petit paquet.


– Que m’apportez-vous là, – un cadeau?


– C’est un legs que vous a fait avant de mourir mon ami le comte de Rouvres.


– Voyons, dit Fanny.


Mais elle devint furieuse en apercevant la petite robe bleue.


– Votre ami est un être ridicule, mort ou vivant; il m’a fait banqueroute de cent mille francs.


– Ne vous pressez pas de le calomnier, dit Tristan; et il tira de la poche de la robe un portefeuille qui contenait cent billets de banque.

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