La maîtresse aux mains rouges

Depuis quelque temps Théodore était beaucoup plus assidu chez sa tante la lingère qu’aux cours de l’école de médecine; on ne le voyait plus au café et il n’allait plus au bal.


Quel était ce mystère?


Théodore était tout simplement amoureux d’une ouvrière entrée depuis peu dans l’atelier de sa tante. Jolie, douce, laborieuse et ne manquant point d’un certain esprit naturel, – telle était Clémence. Elle arrivait de sa province, où elle avait été élevée fort rigoureusement par une parente vieille et dévote.


Et la première fois qu’il vit cette jeune fille, Théodore, qui en amour était un garçon très improvisateur, en était tombé subitement épris. Mais Clémence n’était pas une fille à ranger au nombre des conquêtes faciles, comme il s’en fait tant les soirs de bal, à l’aide de deux ou trois lieux communs madrigalisés et d’une bouteille d’Aï frappée. Aussi Théodore comprit qu’il devait cette fois laisser de côté la devise Veni, vidi, vici, qu’il avait coutume d’arborer dans ses campagnes galantes.


Voici donc notre amoureux forcé d’étudier la géographie du pays de Tendre, qu’il avait jusque-là fort peu parcouru. Néanmoins Théodore ne se désespéra pas… et tous les jours il venait passer de longues heures chez sa tante, et, de ses yeux chargés d’une mitraille d’amour, il assiégeait le cœur de la petite provinciale… qui tâchait de se défendre de son mieux.


Cependant la situation commençait à devenir critique. Clémence avait dix-huit ans, âge où les rêves des jeunes filles ont ordinairement des moustaches, – brunes ou blondes. Clémence jura de se défendre. Mais d’avance elle sentait qu’elle était vaincue. Elle avait beau baisser les yeux devant Théodore, elle le voyait mieux, et le jeune homme de se dire tout bas: Voici qui va bien, à bientôt l’assaut définitif! En effet, le moment était venu où il ne pouvait être tenté qu’avec succès.


Malgré toutes les précautions qu’elle prenait pour le fermer, Clémence oublia un jour la clef sur la porte de son cœur, – et l’amour entra.


Quelque temps plus loin, Clémence oubliait une autre clef sur une porte, – celle de sa chambre, et un matin on en vit sortir Théodore.


Théodore fut pendant trois mois très enthousiasmé de sa maîtresse; mais au bout de ce temps, son amour tomba à quelques degrés au-dessous de l’estime sincère, – point qui, au thermomètre de la passion, équivaut à l’indifférence.


Pourtant, Clémence était toujours la même, soumise, aimante, fidèle et coquette, juste ce qu’il fallait pour plaire à Théodore, qui, de son côté, devenait de plus en plus insensible à ses coquetteries.


Enfin, résolu d’en finir avec cet amour, Théodore fit un soir à sa maîtresse un de ces outrages que toute autre femme n’eût jamais pardonné. Au milieu d’une conversation paradoxale d’art et d’amour comparés, et devant une nombreuse compagnie, Théodore déclara qu’il lui était impossible d’aimer une femme qui n’aurait pas les mains blanches et les ongles opalisés. Cette brutale épigramme adressée aux mains rouges et meurtries de la pauvre Clémence lui entra plus avant et plus douloureusement dans le cœur que ne l’eût fait un coup de poignard; car cette méchanceté aiguë atteignait plus encore son amour que son amour-propre.


Cependant, comme elle avait beaucoup d’orgueil, son parti fut pris sur-le-champ. Elle résolut de quitter l’étudiant avant qu’il lui eût fait comprendre d’une manière plus significative que leur liaison devait avoir une fin.


Le lendemain, pendant que Théodore était au cours, Clémence réunit en un paquet tous les objets qui lui appartenaient et les fit transporter dans un hôtel des environs, où elle avait choisi une chambre. Cependant, comme elle ne se sentait pas le courage de quitter Théodore avant de l’avoir revu, la jeune fille attendit son retour. Peut-être espérait-elle qu’il essayerait de lui faire oublier l’offense de la veille; et, si banale qu’eût été l’excuse, la pauvre enfant était toute prête à l’accueillir par un pardon.


À minuit Théodore fit prévenir qu’il ne rentrerait pas. Il voulait en effet éviter d’avoir avec sa maîtresse une de ces explications qui, sans qu’on le veuille, vous acheminent si souvent à un raccommodement.


Clémence comprit que tout était fini. Elle écrivit à la hâte un mot d’adieu, et sortit de sa chambre en jetant au portrait de Théodore, qui au moins avait l’air de lui sourire, un long regard humide de larmes.


Le matin, en rentrant, Théodore trouva le billet de sa maîtresse.


– Vive la liberté! s’écria-t-il quand il l’eut achevé; et il courut dans un café rejoindre ses amis et leur raconter de quelle façon ferme et brillante il venait de rompre sa chaîne.


Cependant, les premiers jours qui suivirent sa séparation d’avec Clémence, Théodore trouva que sa petite chambre était bien grande, et les premières nuits il lui sembla que son lit était bien large. Mais au bout de deux semaines la lacune était comblée.


Cependant Clémence n’avait pas de nouvel amour et se souvenait encore de Théodore. Elle avait du reste conservé l’espérance que son amant reviendrait à elle; et pour un pas qu’il eût fait, elle était toute disposée à en faire dix. Dans cet espoir d’un rapprochement prochain, la pauvre délaissée s’était surtout attachée à corriger, autant qu’il lui serait possible, le défaut physique que Théodore lui avait si brutalement reproché. Elle tenait à montrer à l’ingrat qu’elle pouvait avoir les mains aussi blanches que n’importe quelle lionne de n’importe quelle aristocratie. Elle commença donc à prendre des soins qu’elle avait négligés jusqu’alors. Elle eut des savons, des poudres, des eaux qui lui coûtaient le plus clair de son gain modique. Enfin elle alla même jusqu’à mettre des gants la nuit, elle qui en mettait à peine le jour.


Chaque matin, en se levant, elle regardait avec inquiétude le progrès de ses remèdes. Hélas! Ils n’opéraient pas vite! Les soins du ménage, qu’elle tenait sur un point de propreté flamande; les travaux de couture surtout, tout cela neutralisait l’action de ses soins coquets; et si ses mains avaient gagné quelque délicatesse comme forme, elles étaient restées, comme devant, – rouges, ainsi que des cerises.


La pauvre Clémence ignorait que la meilleure pâte pour blanchir les mains s’appelle l’oisiveté, et l’eût-elle su d’ailleurs, elle n’eût point pu en faire usage. C’était là un remède qui lui eût coûté trop cher.


Elle resta donc avec ses mains rouges.


Un soir Clémence se rappela que, dans le beau temps de leur amour, elle avait promis à Théodore de lui broder une bourse pour le jour de sa fête, – et ce jour n’était pas éloigné.


– Ah! pensa la jeune fille en recueillant avec bonheur ce souvenir, j’aurai encore le temps; en recevant mon cadeau, il verra que je ne l’ai pas oublié, et il reviendra peut-être. Dès le lendemain elle se mit à l’œuvre.


Il lui restait presque toute une semaine devant elle pour ce travail; c’était plus qu’il ne fallait, si elle avait pu disposer de tout son temps. Mais comme ses journées ne lui appartenaient point, huit jours devaient à peine suffire. Clémence travailla la nuit.


On était dans l’hiver, – il faisait grand froid, – et le budget de la jeune ouvrière ne lui permettait pas de faire grand feu; souvent même n’en faisait-elle point du tout. C’est alors que ses pauvres mains devenaient rouges, grand Dieu! Mais quand au matin elle avait avancé sa bourse de quelques mailles, elle oubliait froid et fatigue, et trouvait dans l’espérance qu’elle avait d’une réconciliation prochaine de nouvelles forces pour aller à son travail du jour. Cependant ses veilles prolongées, dans une chambre humide et mal close, les émotions qui l’avaient agitée depuis quelque temps, altéraient visiblement la santé de la jeune fille, qui n’y apportait aucune attention.


Enfin le petit chef-d’œuvre de patience et de bon goût sortit achevé de ses mains, hélas! toujours aussi rouges que les mains de l’Aurore quand elle ouvre les portes d’un ciel d’hiver. En admirant cette bourse, dans laquelle elle avait mis tant de superstitieuses espérances, Clémence eut un bon moment de joie. Elle jeta un coup d’œil sur les murs tristes de cette chambre où elle vivait dolente et solitaire, et elle ne put s’empêcher de dire:


– Avant peu, je n’y serai plus – ou je n’y serai pas seule! La veille de la Saint-Théodore, Clémence enveloppa soigneusement sa bourse dans une boîte garnie de coton et alla chez une bouquetière prendre un bouquet où elle fit entrer toutes les fleurs qu’elle savait préférées par Théodore; elle fit ajouter aussi toutes celles dont le langage emblématique pouvait éveiller le souvenir. – Hélas! réveille-t-on les morts?


Au coin d’une rue, Clémence confia son cadeau à un commissionnaire.


– Y a-t-il une réponse? demanda celui-ci.


– Non, répondit la jeune fille. – Théodore viendra lui-même, pensait-elle.


Comme elle rentrait chez elle, elle rencontra en chemin un jeune homme qu’elle avait vu quelquefois chez son amant.


– Tiens, vous voilà, Clémence, lui dit l’étudiant; que devenez-vous donc?


– Vous savez bien ce qui est arrivé, répondit-elle.


– Ah oui, c’est vrai! vous êtes fâchée avec Théodore.


– Fâchée! dit Clémence, oh! fâchée!


– Ah! c’est égal… il vous regrette, allez.


– Il me regrette? fit la jeune fille, en rougissant de plaisir: il vous l’a dit?


– Non, pas précisément, mais je le devine. – Nous allons ce soir au bal de l’Opéra, ajouta l’étudiant. Théodore y sera. Viendrez-vous?


– Oh! dit Clémence. Je ne crois pas… Adieu.


– Adieu, dit l’étudiant, qui continua son chemin en sifflant.


– Il me regrette! murmura Clémence quand elle fut rentrée, j’en étais bien sûre, moi! – Quand il verra que je me souviens encore de lui, il reviendra; – c’est l’amour-propre qui l’aura empêché de revenir plus tôt… il ne voulait point faire le premier pas… tous les hommes sont orgueilleux…


Et Clémence se mit à chanter d’une voix souvent interrompue par une toux douloureuse la jolie chanson:


«Rosine à moi revient fidèle.»


Seulement, sans s’inquiéter de la mutilation qu’elle faisait subir au vers, elle y substitua le nom de Théodore.


Vers le milieu de la journée, – heure à laquelle elle savait l’étudiant libre, – Clémence fit une jolie toilette. Elle soigna surtout ses mains, qu’elle avait du moins su préserver des engelures.


– Ah! disait-elle en les regardant, elles ne sont pas trop rouges aujourd’hui. Et elle attendit.


Or, pendant qu’elle attendait, la nouvelle maîtresse de Théodore, qui en ce moment était seule chez l’étudiant, recevait l’envoi de Clémence. Mademoiselle Coralie, qui était une personne rusée, devina de suite que ces cadeaux venaient d’une femme, et en voyant le C qui était brodé sur la bourse avec un T, elle pensa que cette femme devait être Clémence, – qu’elle avait du reste connue.


– Elle veut revenir. C’est bon, dit Coralie. Je sais ce que j’ai à faire.


Et elle se mit à machiner tout bas une de ces vengeances doublées de fourberie, – comme savent en trouver les femmes qui ont une rivale en face de leur amour ou de leur vanité.


Une heure après Théodore entra. En l’entendant monter, Coralie s’était cachée derrière les rideaux de l’alcôve, après avoir eu soin de laisser en évidence le bouquet et la bourse, pour qu’ils tombassent d’abord sous les yeux de Théodore, – ce qui arriva.


– Tiens, fit le jeune homme étonné, qu’est-ce que c’est que ça?


– Quoi, tu ne le devines pas? s’écria Coralie en venant lui sauter au cou; quel jour sommes-nous aujourd’hui? Théodore songea à sa fête.


– Comment, c’est toi?… tu t’es souvenue, dit-il en regardant sa maîtresse, qui ne baissa pas les yeux.


– Et qui donc veux-tu que ce soit? fit-elle.


– Allons, se dit Théodore en lui-même, je ne pouvais pas manquer d’avoir une bourse, cette pauvre Clémence m’en avait promis une. Mais, demanda-t-il à Coralie, quand donc as-tu fait cela?


– Eh bien donc, et ma surprise? répondit Coralie. J’ai fait la bourse pendant la nuit – quand tu dormais. J’ai eu joliment froid va… Regarde donc… il y a un C et un T… nos deux noms…


– Pauvre chérie… dit Théodore… Elle est charmante, ta bourse… Je veux que tu l’étrennes ce soir au bal… Tiens, voilà pour la garnir… Et comme il venait de recevoir sa pension, Théodore donna à Coralie une belle pièce d’or…


– Ah! pensa celle-ci en prenant les vingt francs, j’ai une fière idée… En effet, le cerveau de cette fille, qui était une fine mécanique à perfidie, venait d’inventer quelque chose de bien noir sans doute, car les yeux de Coralie brillèrent d’un éclat extraordinaire… Oh! la bonne idée, fit-elle encore tout bas. – La vipère se réjouissait de son abondance de venin.


Cependant Clémence attendait toujours… à minuit elle attendait encore… À une heure du matin, n’y pouvant plus tenir, elle se décida à aller au bal de l’Opéra, – où on lui avait dit qu’elle trouverait Théodore. Elle voulait le voir… il fallait qu’elle le vît…


Elle prit un peu d’argent – le reste de ses économies – et sortit pour aller louer un domino. Comme elle passait devant la loge du portier, celui-ci l’appela.


– Mademoiselle, j’ai quelque chose à vous remettre. – Clémence était déjà dans la rue.


À deux heures elle entrait au bal de l’Opéra, le visage soigneusement caché par un loup de velours. Comme elle traversait la salle, elle aperçut d’abord à quelques pas d’elle deux masques qui s’apprêtaient à se mêler à un quadrille… c’étaient Théodore et Coralie, et Clémence avait reconnu son amant. Elle poussa un cri sourd et s’appuya contre une banquette pour ne point tomber. Mais elle fit tant d’efforts qu’elle parvint à comprimer la souffrance atroce qui venait de se mettre à crier au fond de son cœur, et seule elle en entendit le bruit…


Théodore avait donné la bourse et le bouquet qu’elle lui avait envoyés à sa maîtresse nouvelle… En effet, la bourse pendait à la ceinture de Coralie, et le bouquet fleurissait sa main gantée de blanc.


Clémence resta cinq minutes à regarder Coralie et Théodore danser devant elle. – À chaque figure du quadrille ils s’embrassaient. – Au moment de s’élancer pour le galop, Coralie laissa tomber le bouquet à terre. Elle voulut se baisser pour le ramasser, mais Théodore l’enleva dans ses bras.


– Il était tout fané, lui dit-il, je t’en achèterai un plus beau… Et ils s’envolèrent dans le tourbillon. Clémence vit son bouquet foulé sous les mille pieds du gigantesque galop.


Elle sortit du bal avec précipitation – la tête perdue, le cœur brisé, ne sachant pas d’où elle sortait, ignorant où elle allait… Au bout de deux heures de marche par une neige abondante et glacée, le hasard ramena Clémence dans sa rue et devant sa porte.


– Tiens! vous voilà, mademoiselle, lui dit le portier; j’ai quelque chose pour vous depuis hier. Je voulais vous le remettre quand vous êtes partie pour le bal, mais vous ne m’avez pas répondu… C’est un commissionnaire qui m’a apporté cela de la part de M. Théodore.


– Théodore! dit Clémence; donnez vite, et elle arracha une petite boîte des mains du portier.


À peine arrivée dans sa chambre, elle ouvrit la boîte et y trouva un papier dans lequel était enveloppée une pièce d’or toute neuve, qui s’en alla rouler à terre avec un bruit sonore. Sur le papier ces mots avaient été écrits au crayon: – J’ai reçu votre bourse, voici pour vos peines.


C’était la belle idée de mademoiselle Coralie.


Clémence tomba à terre en poussant un gémissement. Une voisine l’entendit et vint lui porter secours. Elle eut toutes les peines du monde à retenir la jeune fille, qui, prise du délire, voulait se jeter par la fenêtre.


Le soir un médecin fut appelé. En voyant Clémence il secoua la tête:


– Ceci est grave, dit-il, mais il est encore temps. Le lendemain Clémence se réveillait dans un hôpital. Pendant huit jours, on eut des espérances. Mais le matin du neuvième, en faisant sa visite, le médecin se pencha à l’oreille de la sœur de charité, qui s’approcha tristement du lit de Clémence.


– Je sais ce que vous voulez me dire, ma sœur… murmura la malade. Et elle demanda les sacrements.


Le soir, comme la religieuse s’apprêtait à quitter la salle, Clémence la fit appeler.


– Tenez, ma sœur, lui dit-elle en lui mettant dans la main une pièce d’or qui était cachée sous son oreiller, vous mettrez ceci dans le tronc des pauvres malades. C’est toute ma fortune. Adieu!


– Couvrez-vous, mon enfant, lui dit la sœur, en voyant qu’elle gardait ses bras hors du lit. Vous allez avoir froid.


– Oh! qu’est-ce que cela fait maintenant? dit Clémence. Et elle se prit à sourire en regardant ses mains que la maladie avait rendues pâles et transparentes. – Si Théodore me voyait! murmura-t-elle. Puis elle s’endormit et fit son dernier rêve.


Vers le milieu de la nuit elle se réveilla pour mourir. L’agonie fut brève. On avait, comme d’habitude, envoyé chercher l’interne de garde pour y assister. Quand l’infirmier vint le demander, il achevait une partie avec un de ses camarades.


– Qu’est-ce qu’il y a? demanda-t-il.


– C’est la jeune fille du numéro 15 qui se meurt.


– C’est bon, j’y vais… Théodore, prends donc ma partie. Dix minutes après, l’interne remontait.


– Eh bien, lui dit Théodore, qui était venu passer cette nuit avec ses amis les carabins, et le numéro 15?


– La petite est morte, dit l’interne en reprenant son jeu: le roi!… c’est dommage, elle était bien jolie; – valet… dix-huit ans; – passe trèfle…; des yeux noirs et des mains blanches… oh! mais blanches… Tiens, à propos, elle s’appelait Clémence, comme ton ancienne maîtresse, je crois, Théodore.


– Ah! reprit celui-ci, Clémence! celle qui avait les mains rouges. Je ne sais pas ce qu’elle est devenue. – Atout, atout et atout. Mon petit, ça me fait la vole et le point.

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