7 Pièges et écueils

Rand sentait le Sceptre du Dragon dans sa main, sentait chaque ligne du Dragon gravée sur sa paume marquée au fer rouge du héron, aussi nettement que s’il passait les doigts dessus, et pourtant, cette main lui paraissait celle d’un autre. Si une lame la sectionnait, il souffrirait mais continuerait. Ce serait la souffrance d’un autre.

Il flottait dans le Néant, entouré d’un vide inexprimable, et le saidin l’emplissait, s’efforçant de le réduire en poudre sous un froid glacial, et par une chaleur où la pierre pouvait exploser en flammes, apportant la souillure du Ténébreux dans son flot, forçant la corruption à pénétrer sa moelle. Dans son âme, il craignait quelque chose. Cela ne provoquait pas chez lui une nausée aussi forte qu’auparavant, mais il avait encore plus peur. Et mêlée à ces torrents de feu, de glace et d’ordure – la vie. C’était le mot le plus juste. Le saidin essayait de le détruire. Le saidin l’emplissait de vitalité. Le saidin menaçait de l’enterrer, et l’aguichait à la fois. La guerre pour la survie, la lutte pour éviter d’être consumé, magnifiait la pure joie de vivre. Si douce, malgré la turpitude. Que serait-ce dans la pureté ? Cela dépassait l’imagination. Il voulait en tirer davantage, en tirer tout ce qu’il pouvait.

Là résidait la tentation fatale. La moindre erreur, et une cautérisation fulgurante le priverait à jamais de la capacité de canaliser, s’il n’était pas simplement détruit sur-le-champ, peut-être avec tout son entourage. Ce n’était pas folie que de se concentrer sur la lutte pour l’existence ; cela s’apparentait à traverser sur un fil, les yeux bandés, une fosse pleine de pieux acérés, en proie à une impression de vie si intense qu’y renoncer aurait été se résigner à un monde décoloré. Ce n’était pas folie.

Ses pensées tourbillonnaient au rythme de sa danse avec le saidin, glissaient à travers le Néant. Annoura le contemplait, de son regard d’Aes Sedai. À quoi jouait Berelain ? Elle n’avait jamais parlé d’une conseillère Aes Sedai. Et les autres Aes Sedai de Cairhien. D’où venaient-elles, et pourquoi ? Les rebelles hors de la cité. Qu’est-ce qui les avait enhardies ? Quelles étaient leurs intentions maintenant ? Comment pouvait-il les stopper ou les utiliser ? C’est qu’il commençait à bien savoir utiliser les gens ; parfois, il se dégoûtait. Sevanna et les shaidos. Rhuarc avait déjà des éclaireurs en route pour la Dague-du-Meurtrier-des-Siens, mais au mieux, ils ne pourraient que découvrir où ils étaient et quand. Les Sagettes, qui pouvaient découvrir le pourquoi refusaient de le faire. Sevanna suscitait beaucoup de « pourquoi ». Elayne et Aviendha. Non, il ne voulait pas penser à elles. Absolument pas. Perrin et Faile. Femme farouche, faucon de par son nom et sa nature. S’était-elle vraiment attachée à Colavaere uniquement pour rassembler des preuves ? Elle tenterait de protéger Perrin si le Dragon Réincarné tombait. De le protéger du Dragon Réincarné si elle décidait que c’était nécessaire. Faile n’était pas femme à faire docilement ce que lui disait son mari, si une telle femme existait. Yeux d’or rayonnant de défi et de provocation. Pourquoi Perrin était-il si véhément au sujet des Aes Sedai ? Il avait passé beaucoup de temps avec Kiruna et ses compagnes sur la route des Sources de Dumaï. Les Aes Sedai pouvaient-elles vraiment faire avec lui ce que tout le monde craignait ? Les Aes Sedai. Il secoua la tête sans s’en apercevoir. Jamais plus. Jamais ! Avoir confiance, c’était être trahi ; avoir confiance, c’était souffrir.

Il s’efforça d’écarter cette idée, un peu trop proche du délire. Personne ne pouvait vivre sans accorder sa confiance à quelqu’un. Mais pas aux Aes Sedai. Mat, Perrin… S’il ne pouvait pas avoir confiance en eux… Min. Pas question de se méfier de Min. Il aurait voulu qu’elle soit avec lui, au lieu d’être blottie dans son lit. Tous ces jours où elle avait été prisonnière, jours d’inquiétude – plus pour lui que pour elle, telle qu’il la connaissait –, jours d’interrogatoires par Galina, et maltraitée quand ses réponses déplaisaient – inconsciemment, il grinça des dents –, tout ça, et le stress d’être Guérie en plus, avait fini par la rattraper. Elle était restée à son côté jusqu’à ce que ses jambes se dérobent sous elle, et il avait dû la porter dans ses bras jusqu’à sa chambre, tandis qu’elle protestait d’une voix endormie qu’il avait besoin d’elle. Pas de Min ici, pas de présence réconfortante pour le faire rire, lui faire oublier le Dragon Réincarné. Seulement la guerre avec le saidin, le tourbillon de ses pensées et…

Il faut se débarrasser d’eux. Tu dois le faire. Ne te rappelles-tu pas la dernière fois ? Cet endroit près des sources, c’était une broutille. Les cités incendiées jusqu’aux fondations, ce n’était rien. Nous avons détruit le monde ! M’ENTENDS-TU ? IL FAUT LES TUER, LES EFFACER DE LA SURFACE…

Non, pas à lui, cette voix qui hurlait dans son crâne. Ce n’était pas Rand al’Thor. C’était Lews Therin Telamon, mort depuis plus de trois mille ans. Et qui parlait dans la tête de Rand al’Thor. Le Pouvoir le sortait souvent de sa cachette dans les ombres de l’esprit de Rand. Parfois, Rand se demandait comment c’était possible. Il était Lews Therin re-né, le Dragon Réincarné, il ne pouvait le nier, mais chacun était la réincarnation de quelqu’un, d’une centaine de personnes, d’un millier et plus. C’est ainsi que fonctionnait le Dessin ; chacun mourait et renaissait, encore et encore, tandis que la Roue tournait sans fin. Mais personne d’autre ne parlait avec ses incarnations précédentes. Personne d’autre n’avait des voix dans sa tête. Sauf les fous.

Et moi ? pensa Rand. Une main se resserra sur le Sceptre du Dragon, l’autre sur la poignée de son épée. Et toi ? En quoi es-tu différent d’eux ?

Seul le silence lui répondit. Assez souvent, Lews Therin ne répondait pas. Il aurait peut-être mieux valu qu’il ne réponde jamais.

Es-tu réel ? dit enfin la voix. Cette négation de l’existence de Rand était aussi habituelle que le refus de répondre. Suis-je ? J’ai parlé à quelqu’un. Je crois que j’ai parlé. Dans une boîte. Un coffre. Rire catarrheux, assourdi. Suis-je mort, fou, ou les deux ? Peu importe. Je suis sûrement damné. Je suis damné, et ceci est le Gouffre du Destin. Je suis… damné, dément, le rire, maintenant, et ce… ceci… est le G… Gouffre du…

Rand étouffa la voix qui ne fut plus qu’un bourdonnement d’insecte, chose qu’il avait apprise quand il était tassé dans ce coffre. Seul dans le noir. Juste lui, la souffrance et la soif, et la voix d’un fou mort depuis longtemps. La voix l’avait parfois réconforté, étant sa seule compagne. Son amie. Quelque chose fulgura dans son esprit. Pas des images, juste des bribes de mouvements et de couleurs. Pour une raison inconnue, elles le firent penser à Mat et à Perrin. Les éclairs avaient commencé dans sa poitrine, et aussi mille autres hallucinations. Dans le coffre, où Galina, Erian, Katerine et les autres le fourraient chaque jour après l’avoir battu. Il secoua la tête. Non. Il n’était plus dans le coffre. Ses doigts étaient douloureux d’être toujours crispés sur son sceptre et la poignée de son épée. Seuls les souvenirs demeuraient, et les souvenirs n’avaient pas de force. Il n’était pas…

— Si nous devons faire ce voyage avant votre repas, faisons-le. Tous les autres ont fini de dîner depuis longtemps.

Rand cligna des yeux, et Suline recula. Suline, qui aurait regardé un léopard dans les yeux sans flancher. Il composa son visage, essaya. Il avait l’impression que c’était un masque, le visage d’un autre.

— Vous vous sentez bien ? demanda-t-elle.

— Je réfléchissais.

Il força ses mains à se détendre, remua les épaules dans son surcot. Simple surcot bleu foncé, mieux ajusté que celui qu’il portait en quittant les Sources de Dumaï. Même après un bain, il ne se sentait pas propre, pas avec le saidin en lui.

— Parfois, je réfléchis trop.

Près de vingt Vierges de plus étaient regroupées à un bout de la pièce sans fenêtre, lambrissée de bois sombre. Contre les murs, huit torchères dorées, disposées de façon à se renvoyer la lumière, éclairaient la pièce. Il s’en réjouit ; il n’aimait plus les endroits sombres. Trois Asha’man étaient là également, les Aielles d’un côté de la pièce, les Asha’man de l’autre. Jonan Adley, Andoran malgré son nom, bras croisés, était plongé dans une profonde réflexion, ses épais sourcils ondulant comme des chenilles. D’environ quatre ans plus âgés que Rand, il travaillait ardemment à gagner l’épée d’argent des Élus. Eben Hopwil avait plus de chair sur les os et moins de bleus sur la figure que lorsque Rand l’avait vu pour la première fois, mais son nez et ses oreilles paraissaient toujours disproportionnés. Il tripotait l’épée d’argent épinglée à son col, comme surpris de la trouver là. Fedwin Morr aurait aussi épinglé l’épée à son col s’il n’avait pas été en surcot vert convenant à un riche marchand ou à un petit noble, avec des broderies d’argent aux revers et aux poignets. Du même âge qu’Eben, mais plus trapu et sans autant de bleus, il n’avait pas l’air heureux que sa veste noire fût fourrée dans la besace de cuir à ses pieds. Voilà ceux qui faisaient délirer Lews Therin, eux et les autres Asha’man. Asha’man ou Aes Sedai, quiconque pouvait canaliser le rendait fou.

— Vous réfléchissez trop, Rand al’Thor ?

Enaila serrait une courte lance dans une main, son bouclier et trois lances de plus dans l’autre, mais à son ton, on aurait cru qu’elle le menaçait du doigt comme un enfant. Les Asha’man la regardèrent en fronçant les sourcils.

— Votre problème, c’est que vous ne réfléchissez pas du tout.

Certaines Vierges rirent doucement, mais Enaila ne plaisantait pas. Plus petite d’une main que les autres Vierges, elle avait des cheveux aussi flamboyants que son caractère, et une idée bizarre de ses rapports avec Rand. Somara, son amie aux cheveux de lin, qui la dépassait d’une tête, hocha la tête avec approbation ; elle pensait la même chose.

Il ignora le commentaire mais ne put réprimer un soupir. Somara et Enaila étaient les pires, pourtant aucune des Vierges ne parvenait à décider s’il était le Car’a’carn à qui il fallait obéir, ou le fils unique d’une Vierge connue de toutes les Vierges, qu’il fallait chérir comme un frère, et tarabuster comme un fils pour certaines. Même Jalani, qui jouait encore à la poupée récemment, semblait penser qu’il était son petit frère, tandis que Corana, grisonnante et presque aussi parcheminée que Suline, le traitait comme un grand frère. Au moins, elles ne se comportaient ainsi qu’entre elles, jamais en présence d’autres Aiels. Quand c’était important, il était le Car’a’carn. Il leur était redevable.

Elles mourraient pour lui. Il leur devait tout ce qu’elles voulaient.

— Je n’ai pas l’intention de passer toute la nuit ici, pendant que vous continuerez à faire joujou, dit-il.

Suline le regarda de travers – en robe ou en cadin’sor, les femmes lançaient ces regards comme le semeur lance ses graines – mais les Asha’man, cessant de contempler les Vierges, passèrent la courroie de leur besace à leur épaule. Poussez-les à leurs limites, avait-il dit à Taim, faites-en des armes, et Taim s’était exécuté. Une bonne arme se mouvait dans la direction imposée par celui qui la tenait. Si seulement il pouvait être sûr que cette arme ne tournerait pas dans sa main.

Il se fixait trois destinations, ce soir, mais les Vierges devaient ignorer l’une d’elles. Seul lui la connaissait. Il avait décidé plus tôt laquelle des deux autres passerait en premier, mais il hésitait encore. Le voyage serait connu bien assez tôt, mais il avait des raisons d’en garder le secret aussi longtemps que possible.

Quand le portail s’ouvrit, en plein milieu de la pièce, une odeur douceâtre, familière à tous les paysans, frappa ses narines. Crottin de cheval. Fronçant le nez en se voilant, Suline le fit franchir au petit trot à la moitié des Vierges. Après l’avoir consulté du regard, les Asha’man suivirent, s’abreuvant à la Vraie Source autant qu’ils le purent.

À cause de cela, il sentit leur force quand ils passèrent devant lui. Sans cela, il aurait été difficile de dire si un homme pouvait canaliser, à moins qu’il ne coopère. Aucun n’était aussi puissant que lui, et de loin. Pas encore, en tout cas ; impossible de savoir quelle serait la puissance d’un homme avant qu’elle ne cesse de grandir. Fedwin était le plus fort des trois, mais il avait ce que Taim appelait une barre. Fedwin ne croyait pas vraiment pouvoir affecter les choses à distance avec le Pouvoir. Résultat : à cinquante pas, sa capacité commençait à faiblir, et à cent pas, il ne pouvait même pas tisser un fil de saidin. Les hommes acquéraient de la force plus vite que les femmes, semblait-il, et tant mieux. Ces trois-là étaient assez forts pour créer un portail de taille respectable, même si c’était de justesse dans le cas de Jonan. Tous les Asha’man qu’il avait gardés étaient forts.

Tue-les avant qu’il ne soit trop tard, avant qu’ils ne deviennent fous, murmura Lews Therin. Tue-les, pourchasse Sammael, Demandred et tous les Réprouvés. Je dois les tuer tous avant qu’il ne soit trop tard ! Courte lutte lorsqu’il tenta d’arracher le Pouvoir à Rand, et échoua. Dernièrement, il semblait tenter cela plus souvent, ou s’efforcer de saisir le saidin de son propre chef. Cette dernière tentative était plus dangereuse que la première. Rand doutait que Lews Therin pût lui enlever la Vraie Source une fois qu’il la tiendrait ; il n’était pas certain non plus de pouvoir l’arracher lui-même à Lews Therin, si l’autre s’en emparait le premier.

Et moi ? répéta mentalement Rand. C’était presque un grondement et non moins vicieux pour être bref. Enveloppé dans le Pouvoir comme il l’était, sa colère traversa l’extérieur du Néant comme une toile d’araignée, une dentelle embrasée. Je peux canaliser, moi aussi. La folie m’attend, mais toi, elle t’a déjà saisi ! Tu t’es tué, Meurtrier-des-Tiens, après avoir assassiné ta femme et tes enfants et la Lumière seule sait combien d’autres. Je ne tuerai pas si je n’ai pas à le faire ! Tu m’entends, Meurtrier-des-Tiens ? Le silence lui répondit.

Il prit une longue inspiration saccadée. La toile d’araignée embrasée tremblota au loin. Il n’avait jamais parlé à l’homme – c’était l’homme, pas seulement une voix ; un homme, avec ses souvenirs – il ne lui avait jamais parlé ainsi auparavant. Peut-être que ça chasserait Lews Therin définitivement. La plupart de ses délires de fou concernaient feu sa femme. Mais voulait-il chasser définitivement Lews Therin ? Son seul ami dans ce coffre.

Il avait promis à Suline de compter jusqu’à cent avant de les suivre, mais il compta par cinq, et sauta à plus de cent cinquante lieues de Caemlyn.

La nuit était tombée sur le Palais Royal d’Andor, ses flèches délicates et ses dômes dorés chatoyant sous la lune, mais la brise légère n’adoucissait pas la chaleur. La lune, presque encore pleine, éclairait les lieux. Les Vierges s’enfuirent derrière les chariots alignés derrière les plus grandes écuries du palais. L’odeur de crottin, que les chariots traînaient tout le jour, avait depuis longtemps imprégné le bois. Les Asha’man portèrent les mains à leur visage, Eben se boucha le nez.

— Le Car’a’carn compte vite, maugréa Suline, mais elle abaissa son voile.

Il n’y aurait pas de surprise ici. Personne ne restait près de ces chariots à moins d’y être forcé.

Le Portail se referma dès que les dernières Vierges furent passées, juste après Rand, et tandis qu’il disparaissait en un clin d’œil, Lews Therin murmura : Elle est partie. Presque partie. Il y avait du soulagement dans sa voix. Le lien entre Lige et Aes Sedai n’existait pas à l’Ère des Légendes.

Alanna n’était pas vraiment partie, pas plus qu’elle ne l’avait jamais été depuis qu’elle avait lié Rand contre sa volonté, mais sa présence s’était affaiblie, et c’est de cet affaiblissement que Rand prit conscience. On peut s’habituer à tout, considérer toute situation comme allant de soi. Près d’elle, il circulait avec ses émotions à elle nichées au fond de sa tête, et aussi sa condition physique, s’il y pensait, et il savait exactement où elle était aussi bien qu’il savait où était sa main, mais comme pour sa main, s’il n’y pensait pas, elle existait sans lui. Seule la distance avait un effet sur le lien, mais il sentait toujours qu’elle était quelque part à l’est d’où il se trouvait. Il voulait avoir conscience d’elle. Même si Lews Therin ne lui parlait plus, et si ses souvenirs du coffre pouvaient être extirpés de sa tête, il y aurait toujours ce lien pour les lui rappeler. « Ne jamais faire confiance à une Aes Sedai. »

Brusquement, il réalisa que Jonan et Eben tenaient aussi le saidin.

— Lâchez, dit-il sèchement – c’était le commandement dont se servait Taim –, et il sentit le Pouvoir se retirer d’eux.

Bonnes armes. Jusqu’à présent. Tue-les avant qu’il ne soit trop tard, murmura Lews Therin. Rand lâcha la Source délibérément mais à regret. Il détestait toujours renoncer à la vie, aux sens augmentés. À la lutte intérieure. Mais intérieurement, il était tendu, sauteur prêt à bondir, prêt à la saisir encore. Il était toujours prêt, maintenant.

Je dois les tuer, murmura Lews Therin.

Refoulant la voix, Rand envoya l’une des Vierges, Nerilea, au palais, et se mit à faire les cent pas le long des chariots, ses pensées se remettant à tourbillonner plus vite dans sa tête. Il n’aurait pas dû venir. Il aurait dû envoyer Fedwin, avec une lettre. Tourbillon de pensées. Elayne. Aviendha. Perrin. Faile. Annoura. Berelain. Mat. Par la Lumière, il n’aurait pas dû venir. Elayne et Aviendha. Annoura et Berelain. Faile, et Perrin, et Mat. Éclairs colorés, mouvements vifs à la limite de son champ visuel. Un fou grommelant au loin avec colère.

Lentement, il prit conscience des Vierges qui parlaient entre elles. De l’odeur. Insinuant qu’elle venait des Asha’man. Elles voulaient qu’on les entende, sinon elles auraient utilisé le langage des signes ; la lune éclairait assez pour ça. Assez pour voir qu’Eben avait rougi et que Fedwin serrait les dents. Peut-être qu’ils avaient mûri, depuis les Sources de Dumaï, mais ils n’avaient toujours que quinze ou seize ans. Jonan fronçait si fort les sourcils qu’ils semblaient frôler ses joues. Au moins, personne n’avait saisi de nouveau le saidin. Pour le moment.

Il allait marcher vers les trois hommes, mais il se ravisa et éleva la voix à la place. Que tous entendent.

— Si je peux tolérer les enfantillages des Vierges, vous le pouvez aussi.

La rougeur d’Eben s’accusa. Jonan grogna. Tous les trois saluèrent Rand, poing sur la poitrine, puis ils se tournèrent les uns vers les autres, Jonan dit quelque chose à voix basse, jetant un coup d’œil vers les Vierges, et Fedwin et Eben se mirent à rire. La première fois qu’ils avaient vu des Vierges ils avaient hésité entre aller lorgner ces créatures exotiques qu’ils ne connaissaient que par les livres, et s’enfuir avant que les Aielles meurtrières des légendes ne les tuent. Maintenant, rien ne les effrayait plus. Ils avaient besoin de réapprendre la peur.

Les Vierges regardèrent fixement Rand, et se mirent à parler avec leurs mains, riant parfois doucement. Elles se méfiaient peut-être des Asha’man, mais, les Vierges étant les Vierges – et les Aielles étant les Aielles – le risque ne faisait que pimenter les railleries. Somara murmura assez fort qu’Aviendha pouvait le calmer, et elles approuvèrent fermement de la tête. Personne n’avait une vie si compliquée dans les légendes.

Dès que Nerilea revint, disant qu’elle avait trouvé Davram Bashere et Bael, le chef de clan commandant les Aiels à Caemlyn, Rand déboucla son ceinturon, et Fedwin aussi. Jalani tendit une grande besace de cuir pour les épées et le Sceptre du Dragon, l’écartant d’elle comme si les épées étaient des serpents venimeux, ou peut-être des serpents morts et décomposés.

Quoique à la vérité, elle ne l’eût pas tenue avec autant de méfiance dans l’un et l’autre cas. Revêtant une cape à capuchon que Corana lui tendit, Rand croisa les poignets derrière son dos, et Suline les attacha avec un bout de corde. Serrant fort, tout en marmonnant entre ses dents.

— C’est stupide. Même ceux des Terres Humides trouveraient que c’est idiot.

Il s’efforça de ne pas grimacer. Elle était vigoureuse, et serrait de toutes ses forces.

— Vous vous êtes trop souvent enfui loin de nous, Rand al’Thor. Vous ne prenez aucun soin de vous.

Elle le considérait un peu comme un frère du même âge qu’elle, mais parfois irresponsable.

— Les Far Dareis Mai sont dépositaires de votre honneur, mais vous n’en prenez pas soin.

Les yeux de Fedwin flamboyèrent quand on lui attacha les mains, pourtant les Vierges ne serrèrent pas très fort. Jonan et Eben regardaient en fronçant les sourcils. Comme Suline, ils n’aimaient pas beaucoup ce plan. Et n’en comprenaient pas grand-chose. Le Dragon Réincarné n’avait pas à s’expliquer et le faisait rarement. Pourtant, aucun ne dit rien. Une arme ne se plaint pas.

Suline contourna Rand pour venir se placer devant lui, elle regarda son visage et son souffle s’arrêta.

— Ils vous ont fait ça, dit-elle doucement, et elle posa la main sur la dague à sa ceinture.

D’un pied de long ou plus, c’était presque une courte épée, quoique personne ne se serait risqué à le dire à une Aielle, sauf un fou.

— Relevez la capuche sur ma tête, dit sèchement Rand. L’idée de cette mascarade, c’est que personne ne me reconnaisse avant que j’arrive jusqu’à Bael et Bashere.

Elle hésita, le regardant dans les yeux.

— J’ai dit, relevez la capuche, gronda-t-il.

Suline pouvait tuer la plupart des hommes à mains nues, mais ses mains se firent très douces pour rabattre la capuche sur sa tête.

En riant, Jalani lui tira la capuche sur les yeux.

— Maintenant, vous pouvez être sûr que personne ne vous reconnaîtra. Rand al’Thor. Vous devez nous faire confiance pour guider vos pas.

Plusieurs Vierges se mirent à rire.

Rand se raidit, et eut envie de s’emparer du saidin, mais s’arrêta juste avant. Juste à temps. Lews Therin grondait et bafouillait. Rand se força à respirer normalement. Il n’était pas dans l’obscurité totale. Il percevait la clarté de la lune sous le bord de son capuchon. Même ainsi, il trébucha quand Enaila lui prit les bras et le fit avancer.

— Je vous croyais assez grand pour marcher mieux que ça, murmura-t-elle, feignant la surprise.

Suline bougea la main ; il lui fallut quelques instants pour réaliser qu’elle lui caressait le bras.

Il voyait à peine devant lui, les pavés de l’écurie éclairés par la lune, puis les marches de pierre, les sols de marbre, parfois couverts de tapis. Il surveillait le mouvement des ombres, tâtonnait à la recherche de la présence révélatrice du saidin, ou pire, du picotement annonçant une femme en possession de la saidar.

Aveugle comme il l’était, il pouvait réaliser trop tard qu’il était attaqué. Il entendait les murmures de quelques domestiques vaquant à leurs activités du soir, mais personne n’arrêta cinq Vierges escortant apparemment deux prisonniers. Avec Bashere et Bael résidant dans le palais et faisant régner l’ordre avec leurs hommes, on avait sans doute vu des choses plus étranges dans ces couloirs. Il avait l’impression d’avancer dans un labyrinthe, mais il n’avait jamais cessé d’évoluer dans un dédale depuis qu’il avait quitté le Champ d’Emond, même quand il se croyait sur une route bien droite.

Reconnaîtrais-je une route bien droite si j’en voyais une ? se demanda-t-il. Ou bien, après tant de vicissitudes, la prendrais-je pour un piège ?

Il n’y a pas de routes droites. Seulement des pièges, des écueils et des ténèbres, gronda Lews Therin d’un ton accablé, désespéré. Comme l’était Rand.

Quand Suline l’introduisit enfin dans une salle dont elle referma la porte, Rand rejeta violemment la tête en arrière pour se débarrasser du capuchon – et regarda, médusé. Il s’attendait à voir Bael et Davram, mais pas Deira, sa femme, ni Mélaine, ni Dorindha.

— Je vous vois, Car’a’carn.

Bael, l’homme le plus grand que Rand eût jamais vu de sa vie, assis en tailleur sur les dalles vertes et blanches, sembla prêt à bondir le temps d’un battement de cœur. Le chef de clan des Aiels Goshien n’était pas jeune – aucun chef de clan ne l’était – et ses cheveux roux foncé grisonnaient, mais quiconque l’aurait cru amolli par l’âge se serait préparé une mauvaise surprise.

— Puissiez-vous toujours trouver de l’eau et de l’ombre. Je suis avec le Car’a’carn, et mon épée est avec moi.

— L’eau et l’ombre, c’est très bien, dit Davram, accrochant une jambe à l’accoudoir doré de son fauteuil, mais personnellement, je préférerais du vin bien frais.

Un peu plus grand qu’Enaila, sa courte veste bleue déboutonnée, son visage sombre luisait de sueur. Malgré son indolence apparente, il avait l’air encore plus dur que Bael, avec ses yeux farouches et son nez en bec d’aigle surmontant des moustaches grisonnantes.

— Je vous félicite de votre évasion et de votre victoire, mais pourquoi venez-vous déguisé en prisonnier ?

— J’aimerais mieux savoir s’il amène des Aes Sedai contre nous, intervint Deira.

Corpulente dans sa robe de brocart vert, la mère de Faile était aussi grande que n’importe quelle Vierge, excepté Somara, avec de longs cheveux noirs grisonnant sur les tempes, un nez à peine moins proéminent que son mari, et l’air encore plus farouche que lui. Elle ressemblait beaucoup à sa fille sur un point : elle réservait son loyalisme à son mari, non à Rand.

— Vous avez fait les Aes Sedai prisonnières ! Est-ce à dire que toutes les sœurs de la Tour Blanche vont nous tomber dessus ?

— Dans ce cas, dit sèchement Mélaine, ajustant son châle, elles seront reçues comme elles le méritent.

Belle blonde aux yeux verts, n’ayant que quelques années de plus que Rand à en juger par son visage, c’était une Sagette, mariée à Bael. Quoi qui ait poussé les Sagettes à changer d’avis sur les Aes Sedai, c’étaient Mélaine, Amys et Bain qui avaient changé le plus.

— Ce que je voudrais savoir, dit la troisième, c’est ce que vous allez faire au sujet de Colavaere Saighan.

Deira et Mélaine avaient de la présence, beaucoup de présence, mais Bain en avait encore plus, bien qu’il fût difficile de préciser comment. La Maîtresse du Domaine des Montagnes de la Brume était une femme solide à l’air maternel, plus belle que jolie, aux yeux bleus cernés de pattes-d’oie, et avec autant de blanc dans ses cheveux roux clair que Bael avait de gris dans les siens, pourtant, il était clair pour quiconque ayant un peu de jugeote que des trois, c’était elle qui dominait.

— D’après Mélaine, Bain considère que Colavaere Saighan a peu d’importance, reprit Dorindha, mais les Sagettes peuvent être aussi aveugles que les hommes, qui voient les batailles à venir mais pas le scorpion sous leur pied.

Un sourire adressé à Mélaine adoucit ces paroles ; Mélaine sourit en retour, indiquant par là qu’elle ne s’offensait pas.

— Le travail d’une Maîtresse consiste à voir ces scorpions avant qu’ils ne piquent.

Elle aussi était mariée à Bael, ce qui déconcertait Rand, bien que ce fût leur choix à toutes les deux. Peut-être parce que c’était leur choix ; chez les Aiels, un homme n’avait pas grand-chose à dire si sa femme choisissait une épouse-sœur. Mais ce n’était pas commun, même chez eux.

— Colavaere s’est reconvertie dans l’agriculture, gronda Rand. Tous le regardèrent en clignant des yeux, se demandant s’il plaisantait.

— De nouveau, le Trône du Soleil est vide et attend Elayne.

Il avait pensé un moment à élever une barrière protectrice contre les oreilles indiscrètes, mais une barrière peut être détectée par quiconque la cherche, homme ou femme, et sa présence aurait proclamé qu’on disait ici des choses intéressantes. Bon, tout ce qui se disait ici serait bientôt connu depuis le Rempart du Dragon jusqu’à la mer.

Fedwin se frictionnait les poignets, tandis que Jalani rengainait sa dague. Personne ne leur prêtait attention, tous les yeux fixés sur Rand. Fronçant les sourcils sur Nerilea, il remua les mains jusqu’à ce que Sorilea tranche ses liens.

— Je n’avais pas réalisé que ce serait une réunion de famille. Nerilea semblait un rien décontenancée, mais c’était la seule.

— Quand vous serez marié, murmura Davram en souriant, vous apprendrez à choisir avec soin ce que vous voulez cacher à votre femme.

Deira le regarda de tout son haut, avec une moue désapprobatrice.

— Les femmes sont un grand réconfort, dit Bael en riant, si un homme ne leur en dit pas trop.

Souriante, Dorindha lui passa les doigts dans les cheveux, puis referma la main, comme si elle allait lui arracher la tête. Bael grogna, mais pas seulement à cause du geste de Dorindha. Mélaine essuya un petit couteau sur sa jupe et le rengaina. Les deux femmes se sourirent par-dessus sa tête tandis qu’il se frictionnait l’épaule, où quelques gouttes de sang tachaient son cadin’sor. Deira hocha pensivement la tête ; on aurait dit qu’elle venait d’avoir une idée.

— Quelle femme pourrais-je haïr assez pour la marier au Dragon Réincarné ? dit Rand avec froideur.

Ce qui provoqua un silence palpable.

Il s’efforça de maîtriser sa colère. Il aurait dû s’y attendre. Mélaine n’était pas seulement une Sagette, c’était aussi une Exploratrice-de-Rêves, comme Amys et Bair. Entre autres choses, elles pouvaient se parler dans leurs rêves, et parler à d’autres ; talent utile, quoiqu’elles ne l’eussent utilisé qu’une fois pour lui. C’était une affaire de Sagettes. Pas étonnant que Mélaine connût toujours tout avant tout le monde. Pas étonnant qu’elle informât Dorindha de tout. Affaire de Sagettes ou pas, les deux femmes étaient amies et sœurs à la fois. Une fois que Mélaine avait prévenu Bael de l’enlèvement, il l’avait dit à Bashere, bien entendu ; penser que Bashere cacherait cette nouvelle à sa femme, c’était penser qu’il lui cacherait que la maison brûlait. Peu à peu, il ravala sa colère, la calma de force.

— Elayne est-elle arrivée ? demanda-t-il, d’un ton qu’il s’efforça de rendre désinvolte, sans y parvenir.

Peu importait. Tout le monde savait qu’il avait des raisons de s’inquiéter. La situation en Andor n’était peut-être pas aussi préoccupante qu’à Cairhien, mais mettre Elayne sur le trône était la solution la plus rapide pour ramener le calme dans les deux pays. Peut-être la seule solution.

— Pas encore.

Bashere haussa les épaules.

— Mais du Nord nous parviennent des rumeurs selon lesquelles les Aes Sedai seraient avec une armée quelque part en Murandy, ou en Altara. Ce pourrait être le jeune Mat et sa Bande de la Main Rouge, avec la Fille-Héritière et les sœurs qui ont fui la Tour Blanche quand Siuan Sanche fut déposée.

Rand frictionna ses poignets endoloris par la corde. Il avait inventé cette mascarade de prisonnier au cas où Elayne aurait déjà été là. Elayne et Aviendha. Afin de pouvoir aller et venir sans qu’elles sachent qu’il était parti. Peut-être aurait-il trouvé un moyen de les voir… Peut-être… Il avait agi en imbécile, et là, il n’y avait pas de « peut-être ».

— Vous avez l’intention de faire prêter serment à ces sœurs, aussi ? demanda Deira, d’un ton aussi glacial que son visage.

Elle ne l’aimait pas ; d’après elle, son mari s’était engagé sur une voie où il finirait sans doute avec sa tête au bout d’une pique au-dessus de la porte de Tar Valon, et Rand avait posé le pied sur cette voie.

— La Tour Blanche ne se tiendra pas tranquille maintenant que vous avez brimé les Aes Sedai.

Rand s’inclina légèrement, et au diable si elle prenait cela comme une raillerie. Deira, comme Ghaline t’Bashere, ne lui donnait jamais un titre, ni même ne l’appelait par son nom. Elle aurait pu parler à un laquais, et un laquais pas très intelligent ni fiable, en plus.

— Si elles choisissaient de me jurer allégeance, j’accepterais leur serment, dit-il. Je doute que beaucoup soient pressées de retourner à Tar Valon. Si elles font un autre choix, elles pourront aller où elles voudront, pourvu qu’elles ne se déclarent pas contre moi.

— La Tour Blanche s’est déjà déclarée contre vous, dit Bashere, se penchant, poings sur les genoux.

Par comparaison, ses yeux bleus faisaient paraître douce la voix de Deira.

— Un ennemi qui est venu une fois, reviendra. À moins qu’il ne soit stoppé. Mes lances suivront partout où nous conduira le Car’a’carn.

Mélaine approuva de la tête, naturellement ; elle désirait sans doute voir toutes les Aes Sedai, jusqu’à la dernière, à genoux sous bonne garde, sinon pieds et poings liés. Mais Dorindha opina également, comme Suline, et Bashere se caressa pensivement la moustache. Rand ne savait pas s’il devait rire ou pleurer.

— Ne pensez-vous pas que j’aie assez de pain sur la planche sans une guerre contre la Tour Blanche ? Elaida m’a saisi à la gorge, et elle s’est fait taper sur les doigts.

Sol explosant en flammes et corps démembrés. Corbeaux et vautours se gorgeant de cadavres. Combien de morts ?

— Si elle a le bon sens de s’en tenir là, je m’arrêterai aussi.

Tant qu’ils ne lui demandaient pas de lui faire confiance. Le coffre. Il secouait la tête, à demi conscient de Lews Therin qui se plaignait de l’obscurité et de la soif. Il pouvait ignorer, il devait ignorer, mais non pas oublier, ni accorder sa confiance.

Laissant Bashere et Bael discuter si Elayne aurait le bon sens de s’arrêter maintenant qu’elle avait commencé les hostilités, il s’approcha d’une table couverte de cartes, dressée contre le mur, sous une tapisserie représentant une bataille où le Lion Blanc d’Andor était très en vue. Apparemment Bashere et Bael échafaudaient leurs plans dans cette salle. Fouillant un peu, il trouva rapidement la carte qu’il lui fallait, gros rouleau représentant tout l’Andor, depuis les Montagnes de la Brume jusqu’au fleuve Erinin, et aussi une partie des pays situés plus au sud, le Ghealdan, l’Altara et le Murandy.

— Les femmes retenues captives aux pays des Tueurs-d’arbre ne sont pas autorisées à provoquer des troubles, alors pourquoi les autres en provoqueraient-elles ailleurs ? dit Mélaine, qui répondait apparemment à quelque chose qu’il n’avait pas entendu.

Au ton, elle semblait en colère.

— Nous ferons ce que nous devons, Deira t’Bashere, dit Dorindha avec son calme habituel.

Gardez votre courage, et nous arriverons où nous devons arriver.

— Quand on saute du haut d’une falaise, répondit Deira, il est trop tard pour quoi que ce soit, sauf pour garder son courage. Et espérer qu’il y aura une meule de foin à l’atterrissage.

Son mari gloussa comme si elle plaisantait. Mais elle n’avait pas envie de rire.

Déroulant la carte et lestant les coins avec des encriers et des bouteilles de sable, Rand mesura les distances avec ses doigts… Mat n’avançait pas très vite, si la rumeur le plaçait en Altara ou au Murandy. Pourtant, il était fier de la vitesse à laquelle sa Bande pouvait se déplacer. Peut-être que les Aes Sedai le ralentissaient, avec leurs domestiques et leurs chariots. Peut-être les sœurs étaient-elles plus nombreuses qu’il ne l’avait cru. Rand réalisa qu’il serrait les poings, et se força à ouvrir les mains. Il avait besoin d’Elayne. Pour occuper le trône, ici et à Cairhien ; voilà pourquoi il avait besoin d’elle. Juste pour ça. Aviendha… Il n’avait pas besoin d’elle, pas du tout, et elle avait dit clairement qu’elle n’avait pas besoin de lui. Elle était en sécurité, loin de lui. Il pouvait les garder en sécurité toutes les deux, simplement en les maintenant aussi loin de lui que possible. Par la Lumière, s’il pouvait seulement les regarder. Mais il avait besoin de Mat, avec Perrin qui s’entêtait à ne pas vouloir commander. Il ne savait pas exactement comment Mat était soudain devenu un expert en tout ce qui concernait les batailles, mais même Bashere respectait son avis. En tout cas, sur la guerre.

— Ils l’ont traité en da’tsang, gronda Suline, et d’autres Vierges grondèrent en écho.

— Nous le savons, dit sombrement Mélaine. Ils n’ont aucun honneur.

— Restera-t-il en arrière après ce que vous venez de dire ? demanda Deira d’un ton incrédule.

L’Illian était trop au sud pour figurer sur cette carte – aucune des cartes sur la table ne montrait de région de l’Illian – mais la main de Rand descendit vers le Murandy et il pouvait imaginer les Collines de Doirlon, non loin de la frontière de l’Illian, avec une ligne de fortifications qu’aucune armée d’invasion ne pouvait se permettre d’ignorer. Et à quelque deux cent cinquante miles à l’est, de l’autre côté des Plaines de Maredo, une armée telle qu’on n’en avait pas vue depuis que les nations s’étaient rassemblées à Tar Valon pendant la Guerre des Aiels, peut-être pas depuis l’époque d’Artur Aile-de-Faucon. Tairens, Cairhienins et Aiels, tous prêts à envahir l’Illian. Si Perrin ne voulait pas commander une armée, alors Mat le devait. Sauf qu’il n’avait pas assez de temps. Il n’y avait jamais assez de temps.

— Que mes yeux brûlent ! dit Davram. Vous n’aviez jamais parlé de ça, Mélaine. Dame Caraline et le Seigneur Toram campaient juste devant la cité, et le Haut Seigneur Darlin aussi ? Ils ne sont pas arrivés ensemble par hasard, pas à ce moment précis. Pour n’importe qui, c’est un nid de vipères à sa porte.

— Laissez danser les algai’d’siswais répondit Bael. Les vipères mortes ne mordent plus.

Sammael avait toujours mieux réussi en défenseur. C’était un souvenir de Lews Therin, datant de la Guerre de l’Ombre. Avec deux hommes dans un même crâne, peut-être fallait-il s’attendre à ce que les souvenirs fassent des chassés-croisés. Lews Therin se rappelait-il parfois qu’il avait gardé les moutons, coupé du bois pour la cheminée et donné du grain aux poules ? Rand l’entendait faiblement, enragé de tuer, de détruire ; chaque fois qu’il pensait aux Réprouvés, Lews Therin perdait les pédales.

— Deira t’Bashere dit la vérité, déclara Bael. Nous devons rester sur la voie où nous nous sommes engagés jusqu’à la destruction de nos ennemis, ou la nôtre.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire, souligna Deira, ironique. Mais vous avez raison. Nous n’avons plus le choix. Jusqu’à la destruction de nos ennemis, ou la nôtre.

Rand observait la carte, son esprit empreint par la mort, la destruction et la folie. Sammael serait dans ces fortifications dès que l’armée frapperait, Sammael avec la force des Réprouvés et les connaissances de l’Ère des Légendes. Seigneur Brend, tel était le nom qu’il se donnait, et Seigneur Brend l’appelaient ceux refusant d’admettre que les Réprouvés étaient lâchés sur le monde, mais Rand le connaissait. Avec les souvenirs de Lews Therin, il connaissait le visage de Sammael, il le connaissait au plus profond.

— Qu’est-ce que Dyelin Taravin a l’intention de faire de Naean Arawn et d’Elenia Sarand ? demanda Dorindha. J’avoue que je ne comprends pas cette mise à l’écart.

— Ce qu’elle fait a peu d’importance, dit Davram. Ce sont ses rencontres avec les Aes Sedai qui me préoccupent.

— Dyelin Taravin est une imbécile, marmonna Mélaine. Elle croit la rumeur selon laquelle le Car’a’carn a plié le genou devant le Siège de l’Amyrlin. Elle ne se brossera pas les cheveux à moins que les Aes Sedai ne lui en donnent la permission.

— Vous vous trompez sur elle, dit Deira avec fermeté. Dyelin est assez forte pour gouverner l’Andor ; elle l’a prouvé à Aringill. Naturellement, elle écoute les Aes Sedai – seuls les imbéciles les ignorent – mais écouter ne veut pas dire obéir.

Il faudrait fouiller de nouveau les chariots ramenés des Sources de Dumaï. L’angreal devait s’y trouver, quelque part. Aucune des sœurs s’étant évadées ne pouvait avoir la moindre idée de ce qu’il représentait. À moins que l’une d’elles n’ait fourré un souvenir du Dragon Réincarné dans sa besace. Non. Il devait être quelque part dans un chariot. Avec ça, Rand était plus que l’égal de n’importe quel Réprouvé. Sans ça… Mort, destruction, et folie.

Soudain, tout ce qu’il avait entendu sans y prêter attention lui revint à l’esprit.

— Qu’est-ce que c’était que ça ? demanda-t-il, se détournant de la table incrustée d’ivoire.

Des visages surpris se tournèrent vers lui. Jonan, mollement appuyé contre le chambranle de la porte, se redressa. Les Vierges, assises sur leurs talons, redevinrent vigilantes. Elles avaient bavardé entre elles, mais maintenant, elles se méfiaient.

Tripotant l’un de ses colliers d’ivoire, Mélaine lança un regard décidé à Bael et à Davram, puis prit la parole.

— Il y a neuf Aes Sedai dans une auberge appelée Le Cygne d’Argent, dans ce que Davram Bashere appelle la Nouvelle Cité.

Elle prononça bizarrement le mot « auberge », et aussi celui de « cité » ; elle ne les connaissait que par les livres avant de traverser le Rempart du Dragon.

— Lui et Bael disent qu’on doit les laisser tranquilles à moins qu’elles n’agissent contre vous. Je crois que vous avez appris ce que ça veut dire, attendre les Aes Sedai.

— C’est ma faute, soupira Bashere, si faute il y a. Mais quant à ce que veut faire Mélaine, je n’en ai aucune idée. Huit sœurs sont descendues au Cygne d’Argent il y a près d’un mois, juste après votre départ. De temps en temps, quelques autres arrivent et repartent, mais il n’y en a jamais plus de dix en même temps. Elles restent entre elles, ne causent aucun problème, pour autant que nous puissions en juger, Bael et moi. Quelques Sœurs Rouges sont aussi allées dans la cité ; deux fois. Celles du Cygne d’Argent ont des Liges, mais pas les Rouges. Je suis certain que ce sont des Rouges. Deux ou trois se présentent, posent des questions sur les hommes en route pour la Tour Noire, puis elles s’en vont. Sans avoir appris grand-chose, à mon avis. Cette Tour Noire garde ses secrets aussi bien qu’une forteresse. Aucune n’a causé de problème, et j’aimerais mieux qu’on ne les dérange pas, à moins que ce ne soit absolument nécessaire.

— Je n’y pensais pas, dit lentement Rand.

Il s’assit dans un fauteuil en face de Bashere, serrant les accoudoirs sculptés à s’en faire mal aux phalanges. Des Aes Sedai rassemblées ici, des Aes Sedai rassemblées à Cairhien. Par hasard ? Lews Therin grondait comme un orage à l’horizon, parlant de mort et de trahison. Il devrait prévenir Taim. Pas au sujet des Aes Sedai du Cygne d’Argent – Taim était sans doute déjà au courant ; pourquoi ne l’avait-il pas mentionné ? – mais pour lui dire de se tenir à l’écart, d’en éloigner les Asha’man. Si les Sources de Dumaï devaient être une fin, il ne pouvait pas y avoir un nouveau commencement ici. Trop de choses semblaient échapper à son contrôle. Plus il essayait de les rassembler, plus fort et plus vite elles tourbillonnaient loin de lui. Tôt ou tard, tout allait tomber et se fracasser. À cette idée, sa gorge se dessécha. Thom Merrilin lui avait un peu appris à jongler, mais il n’avait jamais été très fort. Maintenant, il devait être très bon. Il aurait voulu s’humecter la gorge.

Il n’avait pas réalisé qu’il avait parlé tout haut jusqu’au moment où Jalani se leva, traversa la salle et alla prendre un pichet sur une petite table. Remplissant un gobelet d’argent, elle le lui rapporta en souriant, ouvrant la bouche en le lui tendant. Il s’attendait à une critique, mais son visage changea, elle dit simplement : « Car’a’carn », puis retourna à sa place près des autres Vierges, si digne qu’elle semblait imiter Dorindha, ou peut-être Deira. Somara dit quelque chose avec ses mains, et soudain, toutes les Vierges s’empourprèrent, se mordant les lèvres pour ne pas rire. Toutes sauf Jalani, qui était juste écarlate.

Le punch au vin avait un goût de prune. Rand se rappela les grosses prunes rebondies des vergers de l’autre côté de la rivière, qu’il allait cueillir lui-même dans son enfance… Renversant la tête en arrière, il vida le gobelet. Il y avait des pruniers aux Deux Rivières, mais pas de vergers, et pas de l’autre côté d’une rivière. Garde tes maudits souvenirs pour toi, gronda-t-il à l’adresse de Lews Therin. Dans sa tête, l’homme rit doucement.

Bashere lança un regard aux Vierges, puis se tourna vers Bael et ses femmes, tous impassibles comme des statues, et il secoua la tête. Il s’entendait bien avec Bael, mais les Aiels en général le plongeaient dans la perplexité.

— Puisque personne ne m’apporte à boire…

Il se leva et alla se remplir un gobelet. Il but une longue gorgée, qui lui mouilla les moustaches.

— Ah ! ça rafraîchit. Pour recruter, Taim semble ramasser tous les garçons qui aimeraient suivre le Dragon Réincarné. Il m’a amené une armée honorable, composée des hommes n’ayant pas les dons qu’il faut à vos Asha’man. Ils parlent tous d’un air ahuri de franchir des trous dans l’air, mais aucun n’a approché la Tour Noire. J’expérimente quelques idées du jeune Mat.

Rand écarta ces propos de la main.

— Parlez-moi plutôt de Dyelin.

Dyelin, de la Maison Taravin, serait la première en ligne de succession si quelque chose arrivait à Elayne, mais il lui avait dit qu’il faisait venir Elayne à Caemlyn.

— Si elle croit pouvoir prendre le Trône du Lion, je pourrai aussi lui trouver une ferme.

— Prendre le trône ? dit Deira, incrédule, et son mari éclata de rire.

— Je ne connais pas les façons de ceux des Terres Humides, dit Bael, mais je ne crois pas que c’est ce qu’elle a fait.

— Loin de là.

Davram apporta le pichet pour resservir Rand.

— Quelques petits seigneurs et dames qui cherchaient à se faire bien voir l’ont proclamée reine à Aringill. Elle agit rapidement. Dame Dyelin. En l’espace de quatre jours, elle a fait pendre les quatre meneurs pour trahison envers la Fille-Héritière Elayne, et a ordonné d’en fouetter vingt autres.

Il eut un gloussement approbateur. Sa femme renifla avec dédain. Sans doute qu’elle aurait fait dresser des gibets tout le long de la route d’Aringill à Caemlyn.

— Alors, quelle est cette rumeur selon laquelle elle gouvernerait l’Andor ? demanda Rand. Et aurait fait emprisonner Elenia et Naean ?

— C’étaient celles qui avaient tenté de revendiquer le trône, dit Deira, les yeux flamboyant de colère.

Bashere hocha la tête. Il était beaucoup plus calme.

— Il n’y a que trois jours. Quand la nouvelle du couronnement de Colavaere est arrivée, et que la rumeur de votre départ pour Tar Valon a commencé à sonner plus vrai. Avec le commerce qui reprend, il y a tellement de pigeons voyageurs entre Cairhien et Caemlyn qu’on pourrait marcher sur leurs dos.

Rapportant le pichet à sa place, il vint se rasseoir.

— Naean s’est proclamée reine le matin, Elenia avant midi, et au coucher du soleil, Dyelin, Pelivar et Luan les avaient arrêtées toutes les deux. Le lendemain matin, elles annoncèrent que Dyelin était Régente. Au nom d’Elayne, jusqu’à son retour. La plupart des Maisons d’Andor ont annoncé qu’elles soutenaient Dyelin. Certains voudraient sans doute qu’elle conserve le trône, mais Aringill sait faire tenir leur langue aux plus puissants.

Fermant un œil, il pointa le doigt sur Rand.

— Ils ne parlent pas du tout de vous. Est-ce bon ou mauvais ? Il faudrait plus sage que moi pour le dire.

Deira eut un sourire plein de froideur, les regardant de haut.

— Ces… flagorneurs… que tu as laissés quitter le palais, ont tous fui la cité, semble-t-il. Certains ont fui l’Andor, d’après la rumeur. Ils soutenaient tous soit Elenia soit Naean, vous devez le savoir.

Rand posa soigneusement son gobelet par terre près de son fauteuil. Il n’avait laissé là-bas que Lir, Arymilla et quelques autres pour essayer de convaincre Dyelin et ses partisans de coopérer avec lui. Avec le temps et le retour d’Elayne, ça pouvait marcher. Mais tout tourbillonnait de plus en plus vite, échappant à son emprise. Pourtant, il y avait encore certaines choses qu’il pouvait contrôler.

— Fedwin, ici présent, est un Asha’man, dit-il. Il peut m’apporter des messages à Cairhien, si c’est nécessaire.

Il dit cela en foudroyant Mélaine, qui lui rendit un regard terne. Deira lorgna Fedwin comme un rat qu’un chien trop empressé aurait déposé sur son tapis. Davram et Bael manifestèrent plus de considération ; Fedwin se redressa sous leur regard.

— Ne dites à personne qui il est, poursuivit Rand. À personne. C’est pour ça qu’il n’est pas en noir. Ce soir, j’en amène deux autres au Seigneur Semaradrid et an Puissant Seigneur Weiramon. Ils auront besoin d’eux quand ils affronteront Sammael dans les Monts de Doirlon. Pendant un temps, je vais être occupé à me faire les dents sur Cairhien, semble-t-il. Et sur l’Andor aussi, peut-être.

— Cela signifie-t-il que vous allez enfin envoyer les lances ? dit Bael. Vous donnez les ordres ce soir ?

Rand hocha la tête, et Bashere partit d’un rire bruyant.

— Eh bien, cela mérite une tournée de bon vin. Ou le mériterait si le vin n’était pas fort à rendre le sang épais comme du porridge.

Son rire se transforma en grimace.

— Sang et cendres, ce que je voudrais être là. Quand même, ce n’est pas rien que de tenir Caemlyn pour le Dragon Réincarné, je suppose.

— Tu veux toujours te trouver là où les épées sont dégainées, mon mari, dit Deira avec affection.

— Le cinquième, dit Bael. Autoriserez-vous le cinquième d’Illian quand Sammael sera vaincu ?

La coutume des Aiels autorisait à s’emparer du cinquième de tout ce qui se trouvait dans une place forte conquise par la force des armes. Rand l’avait interdit à Caemlyn ; il ne voulait pas donner à Elayne une cité pillée au cinquième.

— Ils auront le cinquième, dit Rand, mais ce n’était pas à Sammael ou à l’Illian qu’il pensait.

Amène Elayne rapidement, Mat, pensa-t-il avec violence, par-dessus le caquetage de Lews Therin. Amène-la vite, avant qu’Andor et Cairhien ne m’explosent au visage.

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