9

Voici comment Billy a perdu sa femme Valencia.

Il gisait sans connaissance dans la clinique du Vermont après que l’avion se fut embroché sur une montagne, et Valencia, avertie de l’accident, accourait d’Ilium dans la Cadillac familiale, le coupé Eldorado. Elle n’avait plus toute sa tête car on ne lui avait pas caché que Billy mourrait peut-être et que s’il vivait, il n’aurait pas plus de vie qu’une salade.

Valencia adorait Billy. Elle pleurait et gémissait au volant, tant et si bien qu’elle rata la sortie de l’autoroute. Elle écrasa le frein et une Mercedes l’emboutit par-derrière. Il n’y eut pas de blessés. Dieu soit loué, car les deux conducteurs avaient attaché leur ceinture de sécurité. Dieu merci, Dieu merci. La Mercedes n’y laissa qu’un phare. Mais l’arrière de la Cadillac était un rêve érotique pour carrossier. Le coffre et les ailes étaient en bouillie, la malle bâillait comme la bouche d’un idiot de village en train d’expliquer qu’il ne connaît rien à rien. Les portières haussaient les épaules. Le pare-chocs était presque vertical. « La présidence à Ronald Reagan », clamait un placard qui y adhérait encore. La lunette arrière s’étoilait. L’échappement portait sur la chaussée.

Le propriétaire de la Mercedes sortit pour s’assurer que Valencia n’était pas blessée. Elle dévidait des mots sans suite, Billy, l’avion qui capote ; puis elle engagea son levier de vitesse et fit demi-tour en abandonnant son pot d’échappement.

Quand elle arriva à la clinique, les gens se précipitèrent aux fenêtres, intrigués par tout ce bruit. La Cadillac, veuve de ses deux silencieux, grondait comme un bombardier lourd regagnant la base, soutenu par une seule aile et les prières ferventes du pilote. Valencia coupa le moteur et s’affaissa sur le volant pendant que le klaxon, coincé, se mettait à hurler. Un médecin et une infirmière dévalèrent au pas de course pour déterminer la cause de ce raffut. La pauvre Valencia était sans conscience, vaincue par les gaz d’échappement. Elle avait le teint bleu azur.

Une heure plus tard, elle trépassait. C’est la vie.


Billy ignorait tout. Il poursuivait son rêve et ses excursions dans le temps. L’hôpital était comble et Billy ne disposait pas d’une chambre particulière. Il partageait celle d’un professeur d’histoire de Harvard, Bertram Copeland Rumfoord. Rumfoord n’était pas obligé de supporter la vue de Billy qu’on avait isolé à grand renfort de paravents blancs à roulettes caoutchoutées. Mais par instants il l’entendait parler tout seul.

Rumfoord avait la jambe gauche en extension. Il se l’était fracturée dans un accident de ski. Il avait soixante-dix ans mais possédait le corps et l’esprit d’un homme de trente-cinq. C’est au cours de sa cinquième lune de miel qu’il s’était cassé la jambe. Sa plus récente épousée s’appelait Lily. Elle avait vingt-trois ans.


À la minute où s’effectuait le constat de décès de Valencia, Lily pénétrait dans la chambre commune à Billy et Rumfoord, croulant sous le poids d’une pile de livres. Rumfoord l’avait chargée de les acheter à Boston. Il travaillait à une histoire en un seul volume de l’Armée de l’Air américaine pendant la Seconde Guerre mondiale. Lily n’était même pas née quand s’étaient déroulés les bombardements et les batailles aériennes dont traitaient ces bouquins.

— Les gars, allez-y sans moi, délirait Billy quand la jolie petite Lily se présenta.

Elle était entraîneuse quand Rumfoord l’avait rencontrée et avait décidé d’en faire sa femme. Elle n’avait jamais pu terminer le lycée. Son quotient intellectuel ne plafonnait pas très haut.

— Il me flanque la chair de poule, confiât-elle à son mari au sujet de Billy Pèlerin.

— Et moi, il me rase à mourir, tonna Rumfoord. Il n’arrête pas, dans son sommeil, d’abandonner, de se rendre, de s’excuser et d’implorer qu’on lui fiche la paix.

Rumfoord était tout à la fois général de brigade en retraite des forces aériennes, historien officiel de l’Armée de l’Air, professeur titulaire d’une chaire, auteur de vingt-six ouvrages, multimillionnaire depuis sa naissance et l’un des meilleurs navigateurs de compétition de tous les temps. Son livre le plus connu traitait des règles d’or de la vie sexuelle et sportive pour tout homme de plus de soixante-cinq ans. Il en était à citer Theodore Roosevelt dont il tenait par bien des côtés :

— Je pourrais tailler un homme mieux foutu que lui dans une banane.


La liste des documents à rapporter de Boston comportait un exemplaire du discours dans lequel le président Harry S. Truman divulguait à l’humanité qu’une bombe atomique avait frappé Hiroshima. Lily s’en était procuré une copie et Rumfoord lui demanda si elle l’avait lu.

— Non.

Elle ne lisait pas couramment, et c’est une des raisons pour lesquelles elle avait renoncé à ses études.

Rumfoord la pria expressément de s’asseoir et de le parcourir sur-le-champ. Il ne savait rien de ses difficultés à déchiffrer. Il n’avait sur elle que des lumières restreintes mais elle constituait, face au monde, une preuve supplémentaire de sa vitalité.

Lily prit un siège et fit semblant de se plonger dans les élucubrations de Truman, qui donnaient à peu près ceci :

Il y a seize heures qu’un avion américain a largué une bombe sur Hiroshima, une base importante de l’armée japonaise. Cette unique bombe était plus efficace que vingt mille tonnes de T.N.T. Elle possédait plus de deux mille fois la capacité d’explosion du Grand Chelem britannique, le plus gros engin jamais utilisé dans l’histoire de la guerre. Ce sont les Japonais qui ont déclenché la première attaque aérienne à Pearl Harbor. Nous leur avons rendu la pareille, et avec les intérêts. Mais ce n’est que le début. Cette bombe ajoute une puissance de destruction radicalement nouvelle à la force de frappe grandissante de nos armées. Elle en est au stade de la production industrielle, sous la présente forme, et à celui de l’expérimentation sous des formes plus redoutables encore.

Il s’agit d’une bombe atomique. En elle est maîtrisée l’énergie fondamentale de l’univers. La puissance dont le soleil tire son pouvoir se déchaîne sur ceux qui ont porté la guerre en Extrême-Orient.

Avant 1939, les savants s’accordaient à penser qu’on pouvait en théorie libérer l’énergie atomique. Mais personne ne détenait de méthode utilisable dans la pratique. Dès 1942 cependant, nous savions que les Allemands cherchaient fiévreusement à ajouter la désintégration de l’atome à toutes les machines de guerre grâce auxquelles ils comptaient réduire le monde en esclavage. Ils ont échoué. Remercions la Providence de ce que le Reich n’a disposé de V1 et V2 que fort tard et en nombre limité, et plus encore de ce qu’il n’a jamais acquis la bombe atomique.

La bataille des laboratoires comportait des risques aussi grands pour nous que les combats terrestres, aériens ou navals ; nous l’avons emporté dans les laboratoires comme ailleurs.

Nous sommes maintenant en mesure de faire disparaître plus rapidement et plus complètement tous les centres de production que les Japonais ont érigés en surface dans n’importe quelle ville, affirmait Harry Truman. Nous raserons leurs docks, leurs usines et leurs voies de communication. Qu’on ne s’y trompe pas : nous réduirons à zéro le potentiel de guerre nippon. C’est dans le but d’épargner...

Et ainsi de suite.


Parmi les livres que Lily s’était procurés pour Rumfoord figurait La Destruction de Dresde, d’un Anglais du nom de David Irving. C’était une édition américaine publiée par Holt, Rinehart et Winston en 1964. Ce qui intéressait Rumfoord, c’était des extraits des préfaces de ses amis Ira C. Eaker, général en retraite, anciennement chef de division de l’Armée de l’Air américaine, et Sir Robert Saundby, général de l’Armée de l’Air britannique, chevalier commandeur de l’ordre du Bain, chevalier de l’ordre de l’Empire britannique, croix de guerre, Distinguished Flying Cross, Air Force Cross.

Je les trouve difficiles à comprendre ces Anglais ou ces Américains qui se lamentent sur le sort des victimes civiles ennemies mais n’ont pas une larme pour nos vaillants équipages disparus en luttant contre un adversaire féroce, écrivait quelque part son ami le général Eaker. Je maintiens que Monsieur Irving aurait bien dû, tout en traçant le tableau horrible de la mort des habitants de Dresde, garder à l’esprit le fait que des V1 et V2 se déversaient au même instant sur l’Angleterre, massacrant sans discernement les civils, hommes, femmes et enfants ; ce pour quoi d’ailleurs on les avait conçus et lancés. Peut-être serait-il bon de se souvenir aussi de Buchenwald et de Coventry. L’introduction d’Eaker se terminait ainsi : Je regrette profondément que les bombardiers britanniques et américains aient tué 135 000 personnes dans le bombardement de Dresde, mais je n’ai pas oublié qui a provoqué la dernière guerre et je déplore beaucoup plus encore la perte de cinq millions de vies alliées au cours de l’effort déployé pour vaincre le nazisme et en extirper jusqu’aux racines.

C’est la vie.

Quant au général Saundby, entre autres, il disait ceci :

Nul ne peut nier que le bombardement de Dresde fut une tragédie. Après la lecture de ce livre, peu croiront qu’il ait relevé d’une impérieuse nécessité militaire. Ce fut un de ces événements épouvantables qui se produisent parfois en temps de guerre et sont le résultat d’un malheureux concours de circonstances. Ceux qui donnèrent leur approbation n’étaient ni pervers ni cruels ; en revanche, il se peut qu’ils aient été trop éloignés des implacables réalités de la guerre pour concevoir pleinement l’impitoyable pouvoir destructeur atteint par les bombardements aériens au printemps de 1945.

Les tenants du désarmement nucléaire semblent convaincus que s’ils parvenaient à leurs fins, la guerre serait contenue dans des limites tolérables. Qu’ils étudient ce livre et se penchent sur l’exemple de Dresde où une attaque aérienne menée avec des armes conventionnelles fit 135 000 victimes. Dans la nuit du 9 mars 1945, un raid lancé sur Tokyo par des bombardiers lourds américains chargés de bombes incendiaires et explosives causa la mort de 83 793 personnes. La bombe atomique larguée sur Hiroshima en tua 71 379.

C’est la vie.

— Si jamais vous passez par Cody, dans le Wyoming, monologuait Billy derrière les blancheurs de son paravent, demandez Bob l’Enragé.

Lily Rumfoord frissonna, puis elle simula un regain de curiosité pour le machin de Harry Truman.


La fille de Billy, Barbara, débarqua dans le courant de la journée. Elle était droguée, avait les mêmes prunelles vitreuses que ce pauvre bougre d’Edgar Derby avant son exécution. Les médecins lui avaient administré des cachets pour qu’elle continue à tourner rond avec un père en morceaux et une mère défunte.

C’est la vie.

Un médecin et une infirmière l’accompagnaient. Son frère Robert était dans l’avion qui le ramenait du Vietnam.

— Papa, risqua-t-elle, papa.

Mais Billy était dix ans en arrière, en 1958. Il examinait les yeux d’un petit mongolien qui avait besoin de lunettes. La mère de l’idiot était présente et servait d’interprète.

— Combien de points vois-tu ? questionnait Billy Pèlerin.


Puis Billy traversa le temps jusqu’à l’époque de ses seize ans, dans la salle d’attente d’un médecin. Il a un panaris au pouce. Pour toute compagnie, un vieil homme. Le malheureux souffre le martyre, il a des gaz. Il pète à tout casser et bientôt rote.

— Pardonnez-moi, supplie-t-il. (Puis ça recommence.) Mon Dieu, dit-il enfin, je me doutais que ça ne serait pas drôle de vieillir. (Il secoue la tête.) Mais je n’imaginais pas que ce serait aussi moche que ça.


Billy Pèlerin a ouvert les yeux dans la clinique du Vermont, n’a rien reconnu. Son fils Robert le veillait. Robert portait l’uniforme des célèbres Bérets verts. Il avait les cheveux courts, des soies raides couleur blé mûr. Il était tiré à quatre épingles. Il arborait ses décorations : la médaille militaire, l’étoile d’argent et la croix de guerre avec palme.

Voilà un garçon qu’on avait chassé du lycée, qui se saoulait à seize ans et cavalait avec une bande de bons à rien. On l’avait même arrêté pour avoir chamboulé des centaines de pierres tombales dans un cimetière catholique. Mais il s’était assagi depuis. Il avait fière allure, ses chaussures étaient cirées, le pli de son pantalon impeccable, et c’était un meneur d’hommes.

— Papa ?

Billy Pèlerin a refermé les paupières.


Billy n’a pas pu assister à l’enterrement de sa femme car il était encore bien bas. Mais il était conscient pendant qu’on enfouissait dans le sol d’Ilium le corps de Valencia. Une fois hors du coma, Billy ne s’était guère manifesté, n’avait que fort peu réagi aux nouvelles de la mort de Valencia, du retour de Robert, etc. ; c’est pourquoi tout le monde le traitait comme une salade. On parlait de l’opérer plus tard afin d’améliorer l’afflux de sang au cerveau.

À la vérité, l’affection apparente de Billy était un trompe-l’oeil. Son apathie dissimulait un esprit qui pétillait, bondissait et jetait des éclairs. Il mettait au point des lettres à la presse et des conférences sur les soucoupes volantes, le caractère dérisoire de la mort et la vraie nature du temps.


Le Pr Rumfoord débitait des choses insupportables sur Billy, sous le nez de ce dernier, sûr qu’il était que Billy n’avait plus une once de cerveau.

— Pourquoi ne le laisse-t-on pas mourir ?

Il s’adressait à Lily.

— Je n’en sais rien.

— Ce n’est plus un être humain. Les médecins sont réservés aux humains. Ils devraient s’en décharger sur un vétérinaire ou un agronome. C’est de leur compétence. Regardez-moi ça ! C’est ça la vie, d’après le corps médical. Elle est belle, la vie !

— Je n’en sais rien, avoua Lily.


Un jour que Rumfoord relatait à Lily le bombardement de Dresde, Billy a tout entendu. Rumfoord avait des difficultés avec Dresde. Son histoire en un volume de l’Armée de l’Air américaine au cours de la Seconde Guerre mondiale était censée représenter un condensé lisible des vingt-sept tomes de l’Histoire officielle de l’armée de l’air américaine à travers la Seconde Guerre mondiale. Le problème venait de ce que l’énorme somme mentionnait à peine l’attaque de Dresde malgré son succès éclatant. L’ampleur d’une telle réussite était demeurée secrète des années après l’armistice ; secrète à l’égard des Américains. Les Allemands, évidemment, étaient au courant, et aussi les Russes qui ont occupé la ville après 1945 et y sont encore.


— Les Américains ont maintenant découvert Dresde, constatait Rumfoord vingt-trois ans après le bombardement. Beaucoup d’entre eux se rendent compte que ce fut bien pire que Hiroshima. C’est pourquoi il faut que je signale l’affaire dans mon bouquin. Selon l’optique officielle de l’armée de l’air, ce sera une révélation.

— Pourquoi un mystère pareil et pendant si longtemps ? s’enquit Lily.

— De peur qu’un tas de coeurs sensibles ne décident que ce n’était pas une chose à faire.

C’est alors que Billy Pèlerin a élevé la voix.

— J’y étais, a-t-il assené.


Rumfoord avait beaucoup de peine à prendre Billy au sérieux après l’avoir, au fil des jours, considéré comme un objet répugnant dont la mort serait une bénédiction. Maintenant que Billy s’exprimait clairement et intelligiblement, les oreilles de Rumfoord s’efforçaient d’accueillir ses paroles comme une langue étrangère qui ne valait pas l’apprentissage.

— Qu’est-ce qu’il radote ? s’impatienta Rumfoord.

Lily était promue au rang d’interprète.

— Il dit qu’il y était, annonça-t-elle.

— Lui, là-bas ?

— Je ne sais pas.

Se tournant vers Billy :

— Où est-ce que vous étiez ?

— À Dresde.

— À Dresde.

Lily transmit le message à Rumfoord.

— Il imite nos phrases, rien d’autre.

— Oh, s’étonna Lily.

— Le voilà frappé d’écholalie, maintenant.

— Oh.


L’écholalie est un désordre mental dans lequel le sujet répète immédiatement les mots que les bien-portants profèrent autour de lui. Billy n’en souffrait pas vraiment. Rumfoord le prétendait dans le but d’assurer sa propre paix d’esprit. Rumfoord raisonnait selon les normes militaires : un gêneur, dont il aurait bien aimé se débarrasser pour des raisons d’ordre pratique, était atteint d’une infirmité choquante.


Rumfoord n’en démordit pas pendant des heures. Il communiqua sa trouvaille à des infirmières et à un médecin. On tenta des expériences. Médecin et infirmières s’évertuèrent à provoquer le phénomène mais Billy n’émettait plus un son.

— Ça lui a passé maintenant, concéda Rumfoord avec mauvaise humeur. Quittez seulement la chambre et il recommencera.

Personne n’attachait d’importance au diagnostic de Rumfoord. De l’opinion de tous, c’était un vieux bonhomme cruel, plein de hargne et de vanité. Il ne manquait pas une occasion d’affirmer, sous une forme ou une autre, que les faibles devaient céder la place. Le personnel médical, au contraire, professait qu’il fallait les épauler par tous les moyens, que personne ne devait mourir.


À l’hôpital, Billy a vécu une aventure que traversent fréquemment en temps de guerre les gens sans importance : il s’est acharné à prouver à un ennemi volontairement sourd et aveugle que lui, Billy, était digne qu’on l’écoute et qu’on le regarde. Il a tenu sa langue jusqu’à ce que s’éteignent les lumières, et puis après de longues minutes vides qui ne pourraient offrir de prétexte à aucun écho, a jeté à Rumfoord :

— J’étais à Dresde pendant le bombardement. J’étais prisonnier.

Rumfoord soupira d’impatience.

— Parole d’honneur, poursuivait Billy Pèlerin, vous me croyez ?

— Il est indispensable que nous en discutions tout de suite ? grogna Rumfoord.

Il avait saisi. Il refusait de céder.

— Rien ne nous force à y revenir, a admis Billy Pèlerin. Je veux seulement que vous soyez averti : j’y étais.


La conversation en est restée là et Billy a fermé les yeux, rejoint dans le temps un après-midi de mai, deux jours après la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe. Billy et cinq autres prisonniers américains se promènent dans un tombereau vert, en forme de cercueil, trouvé abandonné, chevaux et tout, dans une banlieue de Dresde. Les chevaux les tirent, clic-clac, clic-clac, le long d’étroits sentiers dégagés au milieu des ruines lunaires. Ils sont sur le chemin des abattoirs, en quête de petits souvenirs. Les sabots chantent aux oreilles de Billy comme au temps des voitures de laitiers de son enfance, de bon matin à Ilium.

Billy est au fond du cercueil bringuebalant. Il a la tête renversée en arrière, les narines dilatées. Il nage dans le bonheur. Il a bien chaud. Il y a des provisions et du vin dans le chariot, plus un appareil photo, une collection de timbres, une chouette empaillée, une pendule qui fonctionne grâce aux changements de pression atmosphérique. Les Américains se sont glissés dans les maisons désertes de la banlieue où ils étaient prisonniers et se sont emparés de ces bricoles et de bien d’autres.

Les propriétaires, au bruit que les Russes arrivaient tuant, pillant, violant, incendiant, avaient déguerpi.

Mais pas un Russe à l’horizon deux jours après l’arrêt des combats. La paix règne sur les décombres. Billy ne rencontre qu’une seule personne dans la direction des abattoirs. Un vieil homme qui pousse une voiture d’enfant. Il y a entassé de la vaisselle, une carcasse de parapluie, les trésors variés qu’il a récupérés.


Une fois sur place, Billy paresse dans le véhicule à se dorer au soleil. Ses compagnons se lancent à la chasse aux souvenirs. Beaucoup plus tard, les Tralfamadoriens devaient conseiller à Billy de s’étendre sur les moments heureux de sa vie et de négliger les périodes déplaisantes ; ou encore de fixer les regards sur des situations agréables quand l’éternité semblait s’immobiliser. Si Billy avait été capable d’un tel choix, il est probable qu’il aurait élu comme exemple de félicité suprême son petit roupillon inondé de soleil au fond de la voiture à cheval.


Tout endormi qu’il soit, Billy était armé. C’est la première fois depuis l’instruction militaire. Ses copains l’y ont poussé, car Dieu seul sait quel genre de tueurs peuvent receler les terriers de la Lune : chiens errants, nuées de rats repus de cadavres, fous et meurtriers en fuite, soldatesque qui tuera jusqu’à ce qu’on l’abatte elle-même.

À la ceinture Billy a un imposant pistolet de cavalerie. Une relique de la Première Guerre. La crosse comporte un anneau. Il est chargé de balles de la taille d’un oeuf d’oiseau. Billy l’a déniché dans un tiroir de table de nuit. Il y a du bon dans la cessation des hostilités : quiconque a envie d’une arme n’a qu’à se servir. Il en traîne partout. Billy possède aussi un sabre. Un truc de parade de la Luftwaffe. Sur le pommeau est gravé un aigle glapissant qui enserre une croix gammée et courbe le col. Billy l’a aperçu planté dans un poteau télégraphique. Il l’a agrippé au passage.


Son sommeil se fait moins profond à mesure que l’envahissent deux timbres allemands vibrants de pitié, l’un masculin, l’autre féminin. Les voix manifestent à l’égard de quelqu’un une commisération lyrique. Entre deux eaux, Billy est tout prêt à attribuer de tels accents aux partisans de Jésus tandis qu’ils descendent de la croix son corps démantelé. C’est la vie.

Billy s’arrache à sa torpeur. Un homme d’un certain âge et sa femme apaisent les chevaux. Ils sont horrifiés par des détails qui ont échappé aux Américains : la bouche des chevaux saigne, entaillée par le mors, leurs sabots sont fendus, ce qui transforme chaque pas en supplice et la soif les rend fous. Les Américains ont traité leur mode de locomotion avec l’absence de ménagement accordée à une Chevrolet six cylindres.


Les deux amis des bêtes reculent le long des roues de façon à envelopper Billy du regard lourd de reproche des âmes d’élite ; Billy Pèlerin, dégingandé, affaibli, est d’un ridicule achevé dans sa toge d’azur et ses souliers d’argent. Il ne leur inspire aucune crainte. Rien ne les émeut. Tous deux sont médecins, obstétriciens. Ils ont mis au monde des bébés tant qu’il y a eu un hôpital debout. Pour l’instant ils pique-niquent dans les environs de ce qui fut leur appartement.

La femme est d’une beauté douce, translucide de s’être nourrie de pommes de terre depuis une éternité. Son mari est vêtu d’un complet-veston, cravate et tout. Il est aussi grand que Billy, a sur le nez des lunettes trifocales à monture métallique. Ce couple dont les nourrissons constituent le seul intérêt n’a jamais fabriqué de rejetons, bien que rien ne les en ait empêchés. Leur attitude est un commentaire captivant du concept de reproduction.

À eux deux, ils parlent neuf langues. Ils attaquent d’abord en polonais, à cause de la tenue de clown de Billy Pèlerin ; car enfin, les misérables Polonais jouent à leur corps défendant le rôle de clowns de la Seconde Guerre mondiale.

Billy s’informe en anglais de ce qu’ils désirent et ils lui font des reproches virulents sur l’état des chevaux. Ils délogent Billy, lui font constater les dégâts. Billy fond en larmes devant la triste condition de son attelage. Rien d’autre n’a provoqué ses sanglots de toute sa carrière militaire.


Par la suite, dans la peau d’un opticien frisant la cinquantaine, Billy pleurera parfois, dans l’intimité, tout bas, mais jamais à grands boohoo pareils.

Ce qui explique que ce livre débute par le quatrain tiré du célèbre cantique de Noël. Les yeux de Billy ne s’embuent que très peu, bien qu’il soit souvent témoin de spectacles affligeants et, à cet égard au moins, il rappelle le Christ du refrain :

Les boeufs se lamentent

Et l’enfant s’éveille.

Mais le roi du monde

Ne pleure, ô merveille !

Billy a repris sa course dans le temps jusqu’à la clinique du Vermont. Le petit déjeuner était terminé, la vaisselle remportée et le Pr Rumfoord, sans enthousiasme, découvrait en Billy l’être humain. À coups de questions bourrues, il acquit la certitude que Billy avait bien été à Dresde. Il exigea des détails et Billy lui raconta l’épisode des chevaux et du couple en pique-nique sur la Lune.

L’histoire se dénouait ainsi : Billy et les médecins détellent les chevaux, mais ceux-ci refusent de bouger. Leurs jambes sont trop douloureuses. Puis des Russes débarquent à motocyclette et arrêtent tout le monde, sauf les chevaux.

Deux jours plus tard, Billy est remis aux Américains qui le rapatrient sur un cargo très lent, le Lucretia A. Mott. C’est le nom d’une célèbre suffragette américaine. Décédée. C’est la vie.


— C’était inévitable, s’enflammait Rumfoord au sujet de la destruction de Dresde.

— Je sais bien.

— C’est la guerre.

— Je sais. Je ne reproche rien à personne.

— Ça devait être infernal sur le terrain.

— Infernal est le mot, a reconnu Billy Pèlerin.

— Pensez aux malheureux qu’on avait chargés de cette mission.

— J’y pense.

— Vos sentiments devaient être plutôt mitigés, là-bas, sur place.

— Ça allait. On peut tout supporter et chacun doit accomplir ce qui lui échoit. Voilà ce que j’ai appris sur Tralfamadore.


La fille de Billy Pèlerin le ramena chez lui en fin de journée, le mit au lit et brancha les « Doigts de fée ». Une garde-malade avait été engagée. On avait interdit à Billy de travailler et de quitter la maison pendant quelques jours au moins. Il était en observation.

Mais Billy a détalé discrètement pendant que l’infirmière était occupée et, en voiture, filé à New York où il espérait bien passer à la télévision. Il comptait faire profiter le monde des leçons de Tralfamadore.


Billy Pèlerin est descendu à l’hôtel Royalton dans la Quarante-Quatrième Rue. Tout à fait par hasard, on lui a donné la chambre où avait séjourné George Jean Nathan, le critique et éditeur. Celui-ci, selon la conception terrienne du temps, était mort en 1958. Mais d’après les Tralfamadoriens il était en vie quelque part et le serait à jamais.

La chambre était petite et très simple, mais elle se situait à l’étage le plus élevé et comportait des portes-fenêtres qui s’ouvraient sur une terrasse de mêmes dimensions que la pièce. De l’autre côté du parapet, le vide dominait la Quarante-Quatrième Rue. Billy s’est penché sur la balustrade, a plongé le regard vers tous ces gens qui trottinaient de-ci de-là. C’était de petites paires de ciseaux nerveux. Ils étaient irrésistibles.

Le fond de l’air était froid et Billy est rentré, a refermé. Ce geste a fait se lever des souvenirs de sa lune de miel. Leur nid d’amour du Cap Anne avait des baies semblables, autrefois, et il les a, les aura toujours.

Billy a branché la télévision, essayé successivement toutes les chaînes. Il était à la recherche d’émissions dans lesquelles on l’accepterait. Mais la soirée n’était pas assez avancée pour les productions réservées aux gens ayant des convictions bien à eux. Il n’était guère plus de 8 heures et on ne programmait que des âneries et des assassinats. C’est la vie.


Billy est allé faire une virée, a emprunté l’ascenseur, marché jusqu’à Times Square et s’est immobilisé devant la vitrine d’une librairie très spéciale. L’étalage recelait des centaines de livres sur l’art du meurtre, du baisage et de l’enculage, un plan des rues de New York et une petite statue de la Liberté ornée d’un thermomètre. Et en plus, couverts de poussière grasse et de chiures de mouches, quatre romans, dans une édition à bon marché, de l’ami de Billy, Kilgore Trout.

Tout près, les dernières nouvelles s’imprimaient en un ruban de lumière, sur un bâtiment auquel Billy tournait le dos. Les communiqués se reflétaient dans la vitrine. Ce n’était que puissance, sports, violence et mort. C’est la vie.

Billy est entré dans la librairie.


Une pancarte précise que seuls les adultes sont admis au fond du magasin. Il y a là des machines où défilent des films de jeunes femmes et d’hommes dans le plus simple appareil. Pour un quart de dollar on a droit aux jumelles pendant une minute. On vend aussi des photos de jeunes gens nus. Ces marchandises-là on peut les emporter. Les photos sont de caractère beaucoup plus tralfamadorien que les films car il est loisible de s’en repaître chaque fois que l’envie vous en prend, elles ne changent pas. Dans vingt ans, les filles seront encore jeunes, leur sourire subsistera à moins que ce ne soit leur courroux, elles sauvegarderont leur air stupide avec leurs cuisses béantes. Certaines mangent des sucettes ou des bananes. Elles les mordilleront toujours. Et le membre des jeunes gens maintiendra une perpétuelle érection, leurs muscles se gonfleront éternellement comme des boulets de canon.

Billy Pèlerin n’est en aucune façon attiré par les profondeurs de la boutique. Il jubile mais c’est à cause des romans de Kilgore Trout, là sur le devant. Tous les titres lui sont inconnus, ou du moins il le pense. Il se met à feuilleter un des livres. Il s’imagine que personne n’y verra de mal. Tous les clients tripotent quelque chose. Le roman s’intitule : Le Grand Panneau. Il parcourt les premiers paragraphes et s’aperçoit qu’il l’a déjà lu, des années auparavant, à l’hôpital militaire. C’est le récit de la capture d’un Terrien et d’une Terrienne par des créatures de l’espace. On les expose dans un zoo, sur une planète appelée Zircon-212.


Ces personnages de fiction dans leur zoo s’enorgueillissent d’un grand panneau sur l’un des murs de leur demeure qui, croient-ils, enregistre le cours de la Bourse et le prix des marchandises ; et aussi d’un téléscripteur et d’un téléphone relié en théorie au cabinet d’un agent de change sur Terre. Les habitants de Zircon-212 ont convaincu les prisonniers qu’ils ont investi en leur nom un million de dollars sur la Terre ; bien sûr c’est à eux de le faire fructifier s’ils veulent disposer d’une fortune fabuleuse quand on les renverra chez eux.

Le téléphone, le grand panneau et le téléscripteur sont factices, cela va de soi. Ce sont des stimulants destinés à secouer les Terriens pour le plaisir des visiteurs du zoo : les faire bondir, applaudir, se frotter les mains, rechigner, s’arracher les cheveux, crever de trouille ou s’épanouir comme des bébés dans les bras de leur mère.

Le couple paraît réaliser des affaires d’or. Cela fait partie du plan. Puis la religion s’en mêle. Le téléscripteur leur remet en mémoire que le président des États-Unis a inauguré la Semaine nationale de la prière et que tous doivent se recueillir. La quinzaine boursière précédente a été très mauvaise. Les spéculateurs ont englouti une petite fortune dans l’effondrement du cours de l’huile d’olive. Ils se jettent dans la prière comme des perdus.

Ils sont exaucés. On enregistre une hausse de l’huile d’olive.


Un autre des bouquins de la vitrine est l’histoire d’un homme qui a construit une machine à remonter le temps afin de rendre visite à Jésus. Elle fonctionne et il fait la connaissance d’un Jésus âgé de douze ans. L’enfant apprend de son père le métier de charpentier.

Deux soldats romains pénètrent dans l’atelier avec le plan sur papyrus d’un dispositif qu’ils exigent pour le lendemain à l’aube. C’est une croix qui doit servir à l’exécution d’un agitateur.

Jésus et son père l’assemblent. Ils sont bien contents de la commande. Et le trublion est cloué dessus.

C’est la vie.


La librairie est dirigée par des caricatures de quintuplés, cinq petits individus chauves qui mâchouillent des cigares éteints dégoulinants de salive. Ils ne rient jamais et chacun est perché sur un tabouret. Ils font de l’or avec un bordel de papier et celluloïd. Ils ne bandent pas. Billy Pèlerin non plus. Mais tous les clients s’en paient une bonne tranche. C’est un magasin grotesque où tout n’est qu’amour et moutards.

Par moments, les vendeurs recommandent à quelqu’un d’acheter ou de disparaître, au lieu de zyeuter ou de tout tripoter. Certains acheteurs en détaillaient d’autres plus qu’ils ne s’intéressaient à la littérature.

Un des libraires accoste Billy, souligne que les trucs valables sont au fond, que les livres dont Billy s’est emparé composent un étalage factice.

— Ce machin-là n’est pas ce qu’il vous faut, nom de Dieu ! Votre affaire est là-bas.

Billy s’enfonce légèrement, pas assez pour atteindre le quartier réservé. Il bouge par politesse, l’esprit absent, sans lâcher le Kilgore Trout, celui de Jésus et la machine à remonter le temps.

Si le personnage se transporte jusqu’aux temps bibliques, c’est pour éclaircir un point bien particulier : Jésus est-il ou non mort sur la croix, ou bien l’a-t-on décloué encore vivant, bien décidé à vivre ? Le héros se munit d’un stéthoscope.

Billy saute directement à la fin du livre, là où notre curieux se faufile parmi ceux qui descendent Jésus de la croix. Le voyageur dans le temps finit premier en haut de l’échelle, en costume d’époque, se penche très près de Jésus pour qu’on ne distingue pas le stéthoscope, écoute.

Pas un son dans la poitrine décharnée. Le fils de Dieu est bel et bien mort.

C’est la vie.

Lance Corwin, c’est son nom, se débrouille pour mesurer Jésus mais ne réussit pas à le peser. Jésus faisait exactement un mètre soixante-trois et demi.


Un autre vendeur fond sur Billy, voudrait bien savoir s’il se décide ou non à acheter le livre ; Billy, plein de politesse, assure que oui. Sur le rayon placé derrière son dos s’alignent des éditions à bon marché traitant des exercices bucco-génitaux de l’Égypte antique jusqu’à nos jours et le vendeur s’imagine que Billy se passionne pour l’une d’elles. Il sursaute à la vue du roman. Il sacre :

— Doux Jésus, où avez-vous déniché ça ? Et n’a de cesse d’avoir alerté ses collègues qu’un pervers s’est mis en tête d’acquérir un truc de la vitrine factice. Les autres sont déjà au courant. Ils n’ont pas quitté Billy des yeux.

La caisse enregistreuse où Billy attend sa monnaie est près d’une corbeille de vieux magazines licencieux. Mine de rien, Billy jette un regard, déchiffre ce titre sur une des couvertures : Qu’est-il réellement advenu de Montana Patachon ?


Billy ne peut résister à la revue. Bien entendu, il n’ignore pas où Montana Patachon se trouve maintenant. Elle est là-haut à Tralfamadore, à élever le bébé, mais la feuille de chou, Les Minettes de minuit, maintient qu’elle arbore une pelisse de ciment par trente pieds de fond dans la baie de San Pedro.

C’est la vie.

Billy s’amuse beaucoup. Le torchon dont l’ambition est de mettre en appétit des hommes solitaires, organise le récit de façon à intercaler des photos tirées de films cochons que Montana a tournés dans son adolescence. Billy ne les épluche pas de très près. Elles sont floues, un mélange de suie et de craie. Ça pourrait être n’importe qui.

Une fois de plus, on conseille à Billy l’arrière-boutique et cette fois il s’incline. Un marin blasé délaisse une visionneuse tandis que le film se déroule encore. Billy colle son oeil, distingue Montana Patachon seule sur un lit, en train d’éplucher une banane. L’image s’évanouit. Billy n’est pas emballé à l’idée de voir la suite et un assistant le tanne pour qu’il vienne admirer quelque chose de vraiment corsé qu’on garde sous le comptoir pour les vrais connaisseurs.

Billy ressent une vague curiosité quant à ce qu’on peut bien dissimuler dans un tel endroit. Avec un sourire graveleux, l’autre le lui montre. C’est la photo d’une femme et d’un poney Shetland. Ils essayent de s’accoupler entre deux colonnes doriques, devant des portières de velours frangées de glands.


Billy n’est pas apparu sur le petit écran à New York ce soir-là, mais il a eu plus de chance avec une émission de radio. Il y avait un émetteur tout proche de l’hôtel de Billy. Il a reconnu les initiales d’une chaîne au-dessus de la porte d’un immeuble de bureaux et il est entré. L’ascenseur automatique l’a déposé devant le studio et il s’est mêlé à des gens qui patientaient. C’était des critiques littéraires qui ont pris Billy pour un des leurs. Ils étaient là pour débattre la question de la mort ou de la survie du roman. C’est la vie.

Billy prend place avec le groupe autour d’une table de chêne blond, face à un micro pour lui tout seul. Le producteur lui fait décliner son nom et celui de son journal. Billy prétend être envoyé par La Gazette d’Ilium.

Il est tendu et euphorique.

— Si jamais vous passez par Cody, dans le Wyoming, s’exhorte-t-il tout bas, demandez Bob l’Enragé.


Billy lève la main dès que la discussion s’engage, mais on ne fait pas immédiatement appel à lui. D’autres le gagnent de vitesse. Quelqu’un avance que c’est le moment d’enterrer le roman depuis qu’un auteur virginien, cent ans après Appomattox, a publié La Case de l’oncle Tom. Un second fait valoir que les gens ne lisent plus assez bien pour extraire d’un texte imprimé les situations prenantes et que les écrivains en sont réduits à jouer leur petit Norman Mailer, à se métamorphoser sur la place publique en bateleur de leurs oeuvres écrites. Le responsable de la session demande à la ronde comment chacun conçoit le rôle du roman dans la société moderne et un participant déclare :

— Il procure des touches de couleur dans les pièces aux murs uniformément blancs.

Le suivant propose :

— Il enseigne aux femmes des jeunes cadres quels objets acquérir en priorité et comment se conduire dans un restaurant français.

Puis c’est à Billy de parler. Le voilà embarqué dans des chroniques de soucoupes volantes, de Montana Patachon et le reste, de sa voix si parfaitement étudiée.

On le pousse doucement hors du studio pendant la minute publicitaire. Il réintègre son hôtel, met en marche les « Doigts de Fée » branchés sur son lit et s’endort. Le temps le reconduit complaisamment jusqu’à Tralfamadore.

— En route une fois de plus ? le taquinait Montana.

Le dôme baignait dans une nuit artificielle. Elle donnait le sein à leur enfant.

— Hein ?

— Tu arpentes encore le temps. Je m’en aperçois toujours.

— Hum.

— Où as-tu atterri ce coup-ci ? Ce n’était pas la guerre. Ça aussi je le sais.

— New York.

— La Grosse Pomme.

— Hein ?

— C’est comme ça qu’on surnommait New York autrefois.

— Ah.

— Tu es allé au spectacle ? Pièces, films ?

— Non. J’ai fait le tour de Times Square et j’ai acheté un bouquin de Kilgore Trout.

— Veinard !

Elle n’éprouvait pas le même enthousiasme que lui pour Kilgore Trout.

Billy a mentionné d’un air détaché qu’il était tombé sur une séquence d’un des films paillards où elle tenait un rôle. Sa réaction a été on ne peut plus naturelle. Très tralfamadorienne et sans complexe :

— Oui, et moi j’ai entendu parler de toi à la guerre, du guignol que tu étais. Et du professeur qu’on a fusillé. Lui aussi a été la vedette d’un film porno avec le peloton d’exécution.

Elle transféra le bébé d’un sein à l’autre, car la structure du moment imposait qu’elle agît ainsi.

Il y eut un instant de silence.

— Ils sont encore à s’amuser avec les pendules, a remarqué Montana, à demi penchée sur le berceau du nourrisson.

Son allusion était provoquée par le fait que leurs geôliers précipitaient les horloges, les ralentissaient, les relançaient tout en épiant la petite famille terrienne au travers du judas.

Une chaîne d’argent pendait au cou de Montana Patachon. Un médaillon lové entre ses deux seins y était accroché et renfermait une photo de son ivrognesse de mère : floue, un mélange de suie et de craie. Ç’aurait pu être n’importe qui. Sur la face externe du médaillon étaient gravés ces mots :


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