Je me suis longtemps interrogé sur l’opportunité de relater l’histoire des maudits d’Ester. Je me propose en l’occurrence de tenir le rôle de chroniqueur, ou d’historien, et la mémoire est un matériau malléable, volatil, dangereux, dont se servent trop souvent les conquérants et les fanatiques pour enfermer les populations dans des prisons ou dans des dogmes – je suis des mieux placés pour en parler, étant moi-même issu de l’Église monclale, l’une des religions les plus manipulatrices et meurtrières qu’aient connues Ester et ses deux satellites. Aujourd’hui je franchis le pas, estimant que les chances sont minces, pour ne pas dire inexistantes, que mes écrits soient un jour portés à la connaissance d’éventuels lecteurs. Au cours de ces dernières années, tant de sensations, tant d’émotions se sont accumulées dans mon cerveau et mon corps que je ressens le besoin pressant de me purger et que, comme je n’ai plus de larmes ni de sang à verser, l’encre est le seul liquide qui puisse encore s’écouler de mes plaies. Le mode écrit, tombé en désuétude depuis bien longtemps mais cultivé avec ferveur par l’Église monclale, ne me servira pas seulement d’exutoire. Il offre un double avantage sur les modes parlé et pensé en vogue sur Ester : il permet d’une part d’avoir des événements une vision pénétrante, ralentie par le geste, filtrée par ces tamis très fins que sont la mémoire cellulaire et le subconscient, il établit d’autre part une relation directe de soi à soi sans interférences parasites, en autoréférence, dans un état silencieux qui n’est pas sans évoquer la description des extases mystiques des Kroptes. En bons moncles, mon coreligionnaire et moi-même ne nous sommes pas embarqués pour ce long périple sans de solides réserves de plumes, de papier et d’encre. L’Église n’a jamais eu confiance dans les systèmes usuels de transmissions télémentale ou téléorale mis au point par les techniciens estériens. La voix ou les pensées, même protégées par des codes de reconnaissance complexes, n’offrent aucune garantie d’inviolabilité. La preuve en est que le gouvernement d’Ester a gagné la bataille décisive contre les insurgés de Xion, le plus petit des deux satellites de la planète, grâce à l’interception d’une communication télémentale entre deux généraux des armées rebelles. Certes, un texte couché sur le papier peut être également dérobé, déchiffré, interprété, mais il n’en reste pas moins vrai qu’au moment de sa rédaction l’auteur garde la maîtrise totale de ses actes et de ses pensées. À lui ensuite de prendre ses précautions, de faire en sorte que ses mots, comme des flèches, atteignent le cœur de sa cible. Ainsi, pendant des siècles, le réseau des messagers monclal a transporté des millions et des millions de missives dont pas une ne fut interceptée, hormis, bien entendu, celles qui relevaient de la sécurité de l’Église. Les interminables exercices d’écriture dans les salles glaciales des temples s’apparentaient à des séances de torture, mais je reconnais aujourd’hui qu’ils m’ont appris à dépouiller mon esprit, qu’ils m’ont permis de garder avec les événements cette distance qui m’a évité à maintes reprises de sombrer dans la folie.
Je me suis installé à la table minuscule de ma cabine, j’ai ouvert mon nécessaire d’écriture avec une solennité enfantine, les odeurs d’encre et de papier ont ravivé une foule de souvenirs, mais, bien que séparé de mon monde natal par des milliards de kilomètres, je ne me suis pas attendri pour autant sur un passé que j’ai un temps rejeté avec une violence effrayante. Je n’ai pas la nostalgie des jours malheureux.
J’ai renoncé depuis peu à boire l’eau de l’immortalité, une eau de source aux vertus miraculeuses réservée au seul usage du clergé monclal et qui prolonge l’espérance de vie de deux ou trois cents ans. Je sens à présent la mort rôder autour de moi, s’immiscer dans les menues douleurs de mes os, dans mes insomnies, dans mes troubles digestifs, dans mes arythmies cardiaques, dans mon amaigrissement, dans mes dents déchaussées. Ni le moncle Gardy, mort depuis maintenant une décennie à l’âge très vénérable de deux cent soixante-seize ans, ni moi-même n’accomplirons la mission secrète que nous avait confiée l’Église. Le moncle Gardy aurait certainement vécu cet échec comme un drame : jusqu’à la fin, il a fait preuve d’une détermination sans faille, d’une fidélité et d’un sens du devoir qui auraient forcé l’admiration de tout le clergé monclal, de l’Un jusqu’aux plus humbles novices.
Dans le silence de la cabine, la course de ma plume prend une résonance inhabituelle, tragique, comme si les mots souffraient d’être débusqués et piégés dans la matière. Ma main n’a plus la fermeté ni la souplesse d’autrefois, les lettres n’ont ni l’élégance ni l’amplitude dont je m’enorgueillissais devant mes professeurs et condisciples, mais les lignes défilent à une vitesse qui me donne le vertige. Le temps m’est compté, je le sais, l’encre jaillit à flots d’une blessure qui ne se refermera pas, la vie me déserte pour habiter le texte, une translation qui n’est pas un sacrifice mais une offrande, un acte de grâce. Si je parviens à fixer sur le papier un dixième, un centième de ce que j’ai vécu avec les maudits d’Ester, alors je me serai réconcilié avec mon passé et je me dissoudrai dans le vide avec une telle joie que mon rire retentira d’un bout à l’autre de l’univers.
Mais, puisqu’il faut un point de départ à toute histoire, revenons sur Ester, septième planète du système d’Aloboam, une petite étoile jaune dont les astrophysiciens ont annoncé les premières manifestations d’instabilité dans une vingtaine de milliers d’années, prémices d’une agonie très proche sur l’échelle du temps cosmique. Les origines de la population estérienne – des populations estériennes, devrais-je dire – font l’objet de controverses qui n’en finissent pas d’agiter les ethnologues, les historiens et les religieux. J’ai moi-même étudié les mythes dans l’espoir de trouver une réponse qui me conforterait dans ma foi, mais je n’ai réussi qu’à m’égarer dans des labyrinthes symboliques qui affaiblissaient ma pensée et, par extension, mon ministère. J’en ai retenu que les mythologies et les religions principales se divisent en deux grandes tendances, les unes privilégiant la thèse d’une lente évolution de l’humanité estérienne vers une ère technologique avancée, les autres, dont l’Église monclale, affirmant que des êtres venus d’une lointaine planète ont immigré sur Ester et se sont enfoncés dans une décadence technologique dont leurs descendants commencent tout juste à se relever. Les deux thèses, diamétralement opposées comme on peut le constater, à la fois dans leur logique et leur trajectoire, présentent toutes les deux des avantages et des inconvénients, des zones de clarté et des zones d’ombre. La polémique a provoqué de nombreux ravages au cours du dernier millénaire, des millions d’hommes, de femmes et d’enfants ont été massacrés au nom d’idéaux qui reposaient sur les bases fragiles des seules convictions.
La querelle a épargné le peuple kropte, pourtant réputé pour son extrême rigueur morale, pour son intransigeance, pour son fanatisme (l’aventure avec les maudits d’Ester m’a permis de constater que le fanatisme n’était pas toujours du côté où on le pensait). Les deux thèses cohabitent en effet dans la cosmogonie kropte, sinon en toute harmonie du moins en toute insouciance. Dans les hymnes de l’Amvâya, par exemple, les héros incarnent de manière explicite la théorie évolutionniste : Aloboam souffle sur la matière inerte, transforme les hommes de pierre en hommes de chair, les soutient dans leur combat titanesque contre les Qvals, apparaît à Eulan Kropt pour lui remettre les rouleaux de la Loi, lui conseille de traverser l’océan bouillant avant que les catastrophes ne s’abattent sur le continent Nord. La légende d’Ellula (Ellula, Eulan, les deux noms semblent avoir la même étymologie : l’héroïne ne serait-elle que la variante archétypique féminine du prophète ?) raconte quant à elle l’histoire d’une nef céleste qui transporte la jeune Ellula et Xion, un prince endormi. Guidée par le souffle divin d’Aloboam, la nef atterrit sur Ester au cœur des monts Qvals. Pendant sept ans, sept mois et sept jours, Ellula tente en vain de réveiller le prince Xion. Désespérée, elle supplie Aloboam de lui venir en aide : le dieu se fait alors rayon d’étoile, vient se nicher dans le creux de sa main et lui conseille d’explorer les montagnes environnantes. Je renonce à narrer par le détail les nombreux exploits d’Ellula, il nous suffira de savoir qu’après avoir triomphé des terribles Qvals elle découvre la source du renouveau (l’eau d’immortalité de l’Église monclale ne proviendrait-elle pas de la source décrite dans la légende kropte ?), en recueille quelques gouttes dans un gobelet d’argile qu’elle verse dans la bouche de Xion. Le prince se réveille, l’épouse, sept enfants naissent de leur union, un garçon et six filles qui fondent la cité de Kropt. Après une série de catastrophes provoquées par le maître déchu des Qvals, ils traversent l’océan bouillant sur de simples radeaux pour s’installer sur les terres plus fécondes du Sud.
Je pourrais multiplier les exemples mais ces deux-là, puisés au sein d’une communauté cohérente, solidaire, illustrent mieux que tout discours les incertitudes qui pèsent sur l’apparition de la vie humaine sur Ester, et je souhaite bien du plaisir à l’historien qui s’acharnerait à rassembler les pièces du puzzle. Pour ma part, je commence à me faire une opinion sur la question et je me hasarderai à présenter ma version des faits si le temps me laisse un peu de répit. En aucun cas je ne prétends à la vérité, car j’en suis arrivé à conclure que la vérité n’existe pas, ou plus exactement qu’elle n’a pas de centre localisable, fiable, qu’elle est le produit, toujours mobile, toujours fuyant, d’un simple faisceau de convergences, qu’elle se déplace au gré des regards que lui accordent les chercheurs, mais j’éprouve le besoin de recréer, à ma manière, la genèse de ma planète natale, conscient qu’une grande part d’orgueil et de puérilité sous-tend ce projet. Ce sera, je l’espère, le dernier coup porté à mon passé, la mise à mort d’une mémoire qui a grevé mon existence. Le sang sur mes mains ne séchera pas, les injustices perpétrées au nom de l’Un et de l’Église monclale ne seront pas réparées, mais mes victimes me pardonneront puisque j’aurai extirpé tout jugement de mon cœur, puisque j’aurai réintégré le cercle…
[Suivent dix lignes indéchiffrables.]
…civilisation dominante d’Ester, indubitablement technologique, industrielle, laborieuse, matérialiste. Maintenant que je la contemple depuis un lointain observatoire, je m’aperçois qu’il ne fait pas bon vivre sur cette petite planète perdue dans l’un des bras spiraux de la galaxie Endrome – mais peut-être cette situation s’est-elle modifiée ? Si je ne me trompe pas dans mes calculs, trois siècles se sont écoulés sur Ester depuis notre départ. D’abord il y règne une chaleur accablante tout au long de l’année, hormis pendant les deux derniers cycles de Vox où les températures atteignent moins trente degrés. Ensuite l’océan qui sépare les deux continents et ceinture de part en part la planète sur une largeur de douze mille kilomètres entre régulièrement en ébullition, réchauffé par des éruptions volcaniques sous-marines qui rendent la navigation quasiment impossible et entraînent la formation de brumes perpétuelles. Son véritable nom est Osqval mais il a bien mérité le surnom usuel de « bouillant » et les divers sobriquets dont l’affublent les gens du peuple, la marmite, le chaudron, la chaude-pisse qval ou encore l’ébouillanteur. Enfin, l’activité humaine a achevé de déséquilibrer une nature déjà ingrate, hostile. Les villes, les mines, les industries ont proliféré au point qu’on ne trouve plus une seule bande de terre vierge sur le continent Nord, que les réserves de minerais et les énergies fossiles sont pratiquement épuisées. La population s’est accrue dans des proportions inquiétantes ces deux derniers siècles – les deux derniers siècles avant notre départ. Les Qvals, ces créatures non humaines chez qui l’Église monclale a fini par reconnaître une forme d’intelligence à défaut d’une âme, ont été chassés de leur territoire et repoussés vers les déserts arides du pôle, mais le gain de place n’a pas suffi et, les satellites étant eux-mêmes saturés, le gouvernement estérien n’avait pas d’autre choix que de se tourner vers le continent Sud, vers la terre des Kroptes, pourtant protégée par le Traité fondamental des littoraux. Je me demande ce que sont devenues ces immenses étendues presque vierges sous l’égide des administrateurs du Nord, des agents gouvernementaux dont le seul but est d’épuiser systématiquement les ressources d’Ester, comme des voleurs saccageant une maison avant de s’enfuir, ne voulant pas laisser à d’autres, encore moins à leurs descendants, les trésors qu’ils ne peuvent emporter. La manière dont les Estériens exploitent – exploitaient ? – leur monde a – avait ? – quelque chose d’un suicide collectif. Il leur restait deux cents siècles avant la dilatation d’Aloboam, soit largement le temps de se préparer au départ, ou à cette autre forme de départ qu’est la mort, mais l’agonie annoncée de leur monde les emplissait d’une rage destructrice qui se traduisait par une quête forcenée des plaisirs et une criminalité galopante.
L’Église monclale a d’ailleurs tiré profit de cette période de troubles pour tenter d’éliminer les religions rivales, qu’elles soient mineures, comme la Fraternité omnique, ou majeures, comme l’Astafer. Les légions secrètes du Moncle se sont répandues comme des serpents dans les rues des mégapoles nordiques, ont frappé les ennemis de l’Un et disséminé sur les lieux de leur forfait des indices accusant leurs adversaires. J’ai moi-même égorgé des prêtres astafériens avec le poignard traditionnel des frères omniques, j’ai torturé des femmes et tracé sur leur corps le symbole d’Astafer, l’étoile à six branches, j’ai soutenu de fausses accusations contre les ermites du culte de Vox… J’en retirais à l’époque du plaisir et de la fierté, persuadé que j’agissais dans l’intérêt de l’Un. J’œuvrais pour l’horreur avec le zèle impudent des exaltés, je croyais gagner ma place parmi les élus, brûlais du feu sacré de ma mission, jouissais des coups que je donnais, du sang qui m’éclaboussait, des ultimes souffles qui m’effleuraient. Lorsque le dégoût a brisé la digue érigée par ma foi, il m’a balayé avec la force d’un torrent. Je me demande encore comment j’ai réussi à surnager au milieu de ces flots d’amertume, de ces remords froids qui me rongeaient comme des acides. Les exactions des moncles passèrent inaperçues au milieu des vagues criminelles qui submergeaient le continent Nord, les satellites, et jetaient autant de coupables que d’innocents dans les prisons dont la plus célèbre est – était – celle de Dœq.
Le culte d’Astafer, qui avait empoisonné l’Église monclale pendant plus de quinze siècles, disparut pratiquement de la surface d’Ester en moins de vingt ans. Je fus convoqué par le conseil des dioncles au début de l’hiver de Vox en l’an 2781 du calendrier monclal. Je m’imaginais que mes supérieurs, satisfaits de mes bons et loyaux services, m’élèveraient à la dignité de dioncle. J’étais loin de la vérité, mais le centre de la vérité, je le répète, est insaisissable…