La religion du Moncle.
L’étymologie du mot « monclal », contraction du mot « monoclonal » qui signifie « appartenant à un même clone cellulaire », suffit à se faire une idée pertinente de l’Église du Moncle…
[Paragraphe illisible.]
…pense que le premier fondateur de l’Église fut Nuphaël, un homme ayant appartenu à la première génération des clones de la nef des origines, un contemporain de Xion, d’Avox, d’Ellula et d’Eulven Kropt. On croit également savoir qu’il participa à la guerre menée contre les partisans d’Ellula et qu’il s’établit, lorsque les Kroptes eurent déserté le continent Nord, non loin des monts noirs ; après de longues recherches, il finit par trouver la source miraculeuse qui avait permis à Ellula de réveiller ses compagnons endormis. Il parvint à en détourner le cours jusqu’à la cité de Vrana où il fonda le premier temple d’une religion qui rejetait les hommes et leurs valeurs. Nuphaël récupéra également les appareils servant à fabriquer les clones, les couveuses artificielles, détruisit la nef des origines et conçut, dans le laboratoire souterrain qu’il avait installé près de la source dans les anciennes galeries qvals, des clones à partir de ses propres cellules. Il les abreuva de l’eau miraculeuse de manière à leur donner une excellente santé et à prolonger leur espérance de vie. Ils devinrent bien entendu ses premiers disciples, d’autant qu’il les éduqua dans les dogmes qu’il avait lui-même institués, ces mêmes dogmes qui traversèrent les siècles pour régir encore aujourd’hui l’existence des membres du clergé. Le but de Nuphaël était de fonder une descendance de purs clones, d’êtres qui ne seraient pas les fruits de l’union d’un homme et d’une femme, mais des répliques biologiques de lui-même qui lui permettraient de prolonger son rêve à travers le temps. Nous, les moncles, gardons tous une trace du premier d’entre nous dans notre patrimoine génétique. Je dis bien une trace, car si les premiers clones furent fabriqués à partir des cellules du fondateur, des clones d’une autre origine se convertirent, accédèrent aux responsabilités de l’Église et crurent bon de mélanger leurs gènes à ceux de Nuphaël afin de créer leur propre descendance. À partir de cet instant, il fut impossible de reconstituer l’ADN du princeps, et la croyance se répandit parmi les adeptes du Moncle que l’Un, l’Unique ou encore le Principe-source reviendrait un jour s’incarner dans le corps d’un moncle qui rendrait sa pureté originelle à l’Église et chasserait les derniers vestiges humains d’Ester.
À l’issue de ce préambule, il n’est guère difficile de deviner que tous les membres du clergé sans exception sont des enfants de l’éprouvette, qu’ils n’ont pas franchi le col étroit qui sépare l’ombre de la lumière, l’eau de l’air, qu’ils n’ont pas connu la douleur initiatique de la naissance, qu’ils…
[Deux lignes illisibles.]
…suis, comme mes frères, une réplique des cellules conservées dans les cryptes souterraines du grand temple de Vrana. Les techniciens concepteurs de l’Église ont trouvé le moyen de se passer des ovules fécondateurs, ne me demandez pas comment, je ne suis pas un spécialiste des choses de la biologie. Nous sommes des fragments de Nuphaël et de tous ces dioncles qui, par orgueil sans doute, ont souhaité marquer de leur empreinte génétique les serviteurs de l’Un. Nous ne connaissons ni parents ni famille, ni ces sentiments qui rattachent les humains à leurs semblables. Nous avons été éduqués par l’Église et pour l’Église, nous n’avons pas habité d’autre demeure que le grand temple de Vrana, les dortoirs, les réfectoires et les salles de connaissance où nous avons appris le service de l’Un et l’écriture. Nos professeurs nous enseignèrent la haine, la violence, le mépris de tous les êtres ayant séjourné dans les testicules d’un homme et dans le ventre d’une femme, et que nous appelions avec mépris les « hasardeux » ou encore les « mêlés ». J’avoue bien volontiers, tellement ma foi me brûlait, que je me suis pris, enfant, pour l’incarnation de l’Un. La réalité m’a apporté le plus cinglant des démentis mais je reste persuadé que chacun d’entre nous a un jour caressé le rêve intime d’être celui qui rendrait sa virginité monoclonale à un monde infesté par les partages génétiques.
Les ennemis jurés du Moncle n’étaient pas les Astafériens, ni les frères omniques ni les officiants des autres cultes, mais les Kroptes, même s’ils vivaient sur une terre séparée du continent Nord par l’océan bouillant, large de douze mille kilomètres. Les humbles serviteurs de l’Un n’en étaient pas conscients, car on les envoyait dans les rues des cités égorger les ancils astafériens ou les fidèles omniques, mais le conseil supérieur de l’Église poursuivait en secret le dessein d’exterminer le peuple kropte, ces hasardeux qui abominaient le clonage et professaient un retour à l’ordre naturel incontrôlable, intolérable. C’est l’une des raisons pour lesquelles les dioncles acceptèrent de financer la construction de l’Estérion : ils voyaient dans ce projet la possibilité de débarrasser la surface d’Ester des Kroptes et, en même temps, d’établir une civilisation entièrement dédiée à l’Un sur un monde vierge, de perpétuer le grand dessein de Nuphaël. Ils intriguèrent donc auprès du gouvernement estérien et muselèrent l’opposition mentaliste pour imposer une délégation monclale à bord du vaisseau. Ils ne se doutaient pas que le conditionnement de certains de leurs représentants, qu’il fût génétique ou culturel, inné ou acquis, volerait en éclats dans le contexte singulier de l’Estérion.
Mais revenons sur l’écriture, car elle n’est pas davantage dissociable de l’histoire du Moncle que la conception monoclonale. Au bout de trois siècles d’existence, la corruption avait gangrené l’Église, au point que certains dioncles envisageaient d’introduire des femmes dans le clergé. Ils éprouvaient ce que le Livre des vertus et révélations dénonce comme le désir de la dualité génétique, qu’on pourrait également traduire par la tentation de l’humain. Ils se complaisaient dans un tel état de paresse mentale qu’ils prêtaient une oreille attentive aux idées nouvelles de l’Astafer et de l’Omni, des religions qui, créées en réaction contre le dogme de l’unicité, exhumaient une mythologie foisonnante illustrant une recherche inconsciente de la multiplicité.
Le grand dioncle Jahern, probablement l’un de ceux qui, sans être l’incarnation parfaite de l’Un, se rapprochèrent le plus près du modèle génétique de Nuphaël, décida de reprendre l’Église en main. Il égorgea un à un ses confrères du conseil supérieur et cloua leur tête sur le portail monumental du grand temple. Ensuite, à l’aide de ses partisans, des clones conçus à partir de ses propres cellules, il déclara une guerre sans merci aux moncles qui avaient renié l’enseignement de l’Un pour s’adonner à la débauche. Plus de dix mille d’entre eux furent ainsi traqués par les légions du renouveau, jetés dans des puits bouillants ou crucifiés sur les portes des édifices publics des cités. Puis le grand dioncle Jahern résolut de réinstaurer l’écriture, alors pratiquement disparue, au sein de l’Église nettoyée de ses éléments corrompus. Il y voyait plusieurs avantages : d’abord, l’enseignement écrit s’assimile à un travail de gravure et imprime dans le cerveau de celui qui le reçoit des traces plus profondes et plus durables que l’oral. Ensuite, l’exercice régulier de la plume permet, de par la relation intime qu’il noue avec le scripteur, d’explorer les zones les plus profondes, les plus pures de l’esprit. Il requiert en outre une volonté quotidienne qui éloigne le spectre de la facilité, de l’indolence mentale guettant chacun sur ce bas monde. Enfin, le message écrit offrait une alternative aux communications télémentale ou téléorale en plein essor au IIIe siècle de notre ère.
Le grand dioncle Jahern fonda le réseau des messagers afin d’étendre l’influence de l’Église dans les cercles du pouvoir estérien de l’époque, alors constitué d’un présidiaire de vingt hommes et de cent conseillers. Les missives transmises par le réseau monclal étaient un gage de secret pour les expéditeurs et les récipiendaires, une garantie indispensable dans un monde instable où la moindre indiscrétion pouvait se traduire par la disgrâce ou la mort. Forte du succès des messagers, forte également de l’eau de l’immortalité qui conférait à ses membres une espérance de vie très nettement supérieure à la moyenne, l’Église du Moncle devint le partenaire privilégié et indéracinable des gouvernements qui se succédèrent au cours des siècles. Ses légions purent massacrer en toute impunité les officiants des cultes rivaux et semer la terreur dans les cités du continent Nord. Elle gagna de nombreux adeptes, le plus souvent de pauvres bougres désorientés par l’annonce de l’extinction de l’A, par la violence et la misère qui régnaient dans les mégapoles du Nord, attirés par la promesse de purification génétique d’Ester et par l’espoir de gagner leur rédemption dans la fusion avec l’Un.
Cependant, le grand dioncle Jahern n’avait pas prévu que l’écriture, pratiquée à haute dose, aurait les effets inverses de ceux qu’il avait escomptés. La danse de la plume sur le papier engendre en effet un recul sur les événements qui modifie le champ de perception. Et les vérités présentées comme intangibles ne résistent pas à l’exploration quotidienne de la conscience, les dogmes se fissurent lorsqu’ils se confrontent à l’introspection sincère, aux mythes originels, aux archétypes, le centre de la vérité se déplace (un tic de langage, j’en suis conscient). J’en veux pour preuve le peu de goût affiché par le moncle Gardy pour la pratique scripturaire : il n’ignorait pas que les mots surgis de son moi profond remettraient en cause les croyances qui avaient guidé son existence, et il ne voulait pas prendre le risque d’invalider ses choix.
Notre devoir nous commande de les tuer, déclara le moncle Gardy en dévisageant tour à tour Abzalon, Elaïm et le Taiseur. Parlementer ne sert à rien. » Alignés contre la cloison d’une cabine, les trois deks guettaient la moindre faute d’attention de sa part pour se précipiter sur lui et lui arracher son foudroyeur. Quelques minutes plus tôt, croyant que la vigilance de l’ecclésiastique s’était relâchée, Elaïm avait esquissé un pas en avant mais une rafale foudroyante avait creusé un trou fumant dans le plancher à quelques centimètres de ses pieds. Le moncle Gardy paraissait vieux comme le monde avec son visage et son crâne parcheminés, avec ses mains aux veines saillantes et parsemées de taches brunes, mais la vivacité de ses gestes, de son regard, et la fermeté de sa voix restaient celles d’un jeune homme. Les autres, les aspirants et le moncle plus jeune, semblaient tous avoir été façonnés dans le même moule, une impression qui ne reposait pas seulement sur leur robe noire identique ou leur crâne rasé, mais sur l’absence d’expression de leurs traits soulignés par la lumière dure des appliques.
« Nous ne sommes pas dans les rues de Vrana, objecta le moncle Artien. Ces hommes ne sont pas nos ennemis mais nos compagnons de voyage. Et nous pouvons avoir besoin d’eux, de leurs connaissances…
— De leurs connaissances ? ricana le moncle Gardy. Ce sont des détenus, des criminels de la pire engeance, des résidus de la diversité génétique !
— Nous n’avons pas reçu l’ordre d’exterminer les anciens détenus de Dœq ni les Kroptes.
— Nous n’avons effectivement reçu aucun ordre, moncle Artien ! C’est à nous, et à nous seuls, qu’il revient de juger de la situation. Et si nous laissons repartir ces trois-là, ils reviendront avec d’autres pour nous massacrer. Dois-je vous rappeler qu’ils sont cinq mille de l’autre côté ? »
Le moncle Artien s’avança de manière à se placer entre les deks et le moncle Gardy. Les neuf aspirants restaient impassibles, comme ils étaient restés impassibles en découvrant le corps de leur coreligionnaire dans la coursive. Les moncles n’avaient pas rejeté la responsabilité de sa mort sur les intrus. Tout juste avaient-ils constaté le décès, s’étaient-ils étonnés de la position verticale du cadavre, avaient-ils marmonné une brève prière afin que l’Un accueille en son sein son serviteur décédé.
Ils n’avaient manifesté aucune émotion, aucune douleur, ils n’avaient même pas pris le temps de lui refermer les paupières, encore moins de le transporter dans sa cabine, ils l’avaient laissé dans la coursive, comme si sa mort, dont la singularité aurait dû les intriguer, ne les concernait pas.
« Les autres finiront par trouver à leur tour le passage, argumenta le moncle Artien. La réserve de votre foudroyeur n’est pas inépuisable. Tôt ou tard, nous devrons négocier avec eux, ou nous succomberons sous le nombre. Autant commencer tout de suite et préserver toutes nos chances de porter la Parole de l’Un sur le nouveau monde.
— Négocier avec des criminels revient à essayer d’apprivoiser une horde d’aros sauvages ! glapit le moncle Gardy. Je pense au contraire que si ces trois-là disparaissent leurs semblables n’oseront plus sortir de leurs quartiers. Au cours de son histoire, l’Église n’a jamais négocié avec quiconque, et c’est ce qui lui a permis de devenir la première religion d’Ester. »
Le moncle Artien écarta les bras et prit une profonde inspiration. Petit homme tout en arêtes et en angles, il avait la même apparence inexpressive que ses coreligionnaires mais quelque chose dans son visage, une douceur insolite dans les yeux sombres peut-être, le différenciait du moncle Gardy et des aspirants. Le Taiseur, recouvrant ses anciens réflexes de mentaliste, avait immédiatement deviné que ses deux compagnons et lui comptaient un allié sur le territoire où ils s’étaient imprudemment aventurés, mais il s’abstenait pour l’instant de se mêler de la discussion entre les robes-noires, comprenant que la moindre intervention de sa part serait sanctionnée par une rafale de foudroyeur en pleine tête. Quelques minutes plus tôt, il aurait volontiers étranglé Elaïm dont la réaction stupide avait offert au vieux moncle le prétexte qu’il cherchait pour les abattre. Du coin de l’œil, il surveillait Abzalon qui serrait ses énormes poings au bout de ses bras ballants. Réputé pour ses pulsions incontrôlables, le grand Ab gardait jusqu’à présent la maîtrise de ses nerfs. Aiguisé par des années de détention à Dœq, son instinct lui commandait de rester immobile. L’éclat intense de ses yeux globuleux montrait toutefois qu’il saisirait la première occasion pour bondir sur le râble du vieil ecclésiastique et lui briser la nuque d’un coup de patte.
« Le rapport des forces nous était favorable sur Ester, il ne l’est plus dans L’Estérion, déclara le moncle Artien d’une voix calme. D’un côté cinq mille deks, de l’autre cinq mille Kroptes…
— Nous n’avons rien à craindre des Kroptes, l’interrompit le moncle Gardy. D’autant que les femmes sont deux ou trois fois plus nombreuses que les hommes.
— Détrompez-vous : l’être le plus pacifique peut se métamorphoser en fauve dans le contexte du vaisseau. Quoi que vous en pensiez, notre seule chance est de proclamer notre neutralité et de nous entendre avec l’un et l’autre groupe.
— La neutralité ne vous ressemble pas, Artien. Ou plus exactement ne vous ressemblait pas lorsque vous plongiez votre poignard dans la gorge ou dans le cœur des ennemis de l’Un. »
Les traits du moncle Artien se crispèrent. Le Taiseur l’observa avec une attention redoublée : en général, les assassins de l’Église n’éprouvaient pas de remords.
« Nous avons laissé notre passé sur Ester, articula le moncle Artien d’une voix sourde.
— Nous n’y avons pas laissé nos principes, notre foi, notre appartenance au Moncle. Ces trois-là (le moncle Gardy braqua le canon de son foudroyeur sur les deks, qui se tendirent dans l’attente de l’onde fatale) sont des aros enragés, des ennemis de l’Un, et, en tant que tels, je n’ai pas d’autre choix que de les exécuter. »
Le moncle Artien se rapprocha de son aîné jusqu’à ce que le tissu de sa robe frôle l’extrémité du foudroyeur.
« Pouvez-vous, au moins une fois dans votre vie, essayer de réfléchir autrement ? Les tuer équivaudrait à déclarer la guerre aux cinq mille autres ! Donnons-leur une chance, donnons-nous une chance de ne pas transformer ce voyage en un bain de souffrance et de sang. »
Du canon de l’arme, le moncle Gardy percuta sans ménagement la poitrine de son vis-à-vis.
« C’est peut-être vous que je devrais foudroyer en premier ! rugit-il, les yeux hors de la tête. Vous dont le goût du compromis vous classe parmi les ennemis les plus dangereux de l’Un. »
Le moncle Artien ne recula pas. Regroupés dans un coin de la cabine, les aspirants assistaient à l’affrontement de leurs supérieurs hiérarchiques sans émotion apparente. Ils ressemblaient aux androïdes des premières générations, de grossières reproductions d’êtres humains dont la fabrication remontait à cinq siècles.
« Vous avez cédé aux sirènes de la multiplicité, Artien, reprit le moncle Gardy. Comment un légionnaire aussi fidèle et féroce que vous a-t-il pu devenir ce chantre de la mollesse ?
— J’essaie seulement de préserver nos chances de parvenir au terme de ce voyage. Dans le Livre des vertus et révélations, il est stipulé que… »
Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Une ombre s’était glissée dans son dos, qui le contourna, saisit le canon du foudroyeur et le releva avant que le moncle Gardy n’ait eu le temps de presser la détente. Un éclair jaillit de la bouche ronde et alla percuter le plafond de la cabine, semant sur le métal lisse une corolle flamboyante d’où dégringolèrent des éclats calcinés. Abzalon, car c’était lui, arracha l’arme des mains du vieil ecclésiastique et le projeta d’un coup d’épaule sur la cloison opposée. Puis, du bras, il poussa le moncle Artien et l’envoya heurter les aspirants qui se renversèrent comme des quilles. Cette succession de gestes n’avait pas duré deux secondes. Il avait aussitôt exploité le léger relâchement engendré par la querelle entre les deux robes-noires, se glissant, avec une habileté et une vivacité d’aro en chasse, dans l’angle mort du champ visuel du vieil ecclésiastique en partie occulté par le corps du moncle Artien.
Abzalon brandit le foudroyeur comme un trophée et se tourna vers le moncle Gardy, recroquevillé sur le plancher, étourdi par la violence du choc contre la cloison. La haine déformait sa face, arrondissait ses yeux, retroussait ses lèvres. Le Taiseur comprit qu’il était traversé – possédé eût été le terme exact – par l’une de ces colères ravageuses qui avaient fait sa sinistre réputation à Dœq. Les aspirants, empêtrés dans un enchevêtrement de membres et d’étoffe noire, tentaient de se relever avec une maladresse d’insectes couchés sur leur carapace. Abzalon se dirigea d’un pas pesant vers le moncle Gardy. S’opposer à lui lorsqu’il était dans cet état, fermé au monde, muré dans sa folie, relevait purement et simplement du suicide, et pourtant le Taiseur décida de s’interposer. Il étouffa la petite voix qui lui conseillait de se tenir tranquille, rejoignit Abzalon en trois foulées et lui agrippa l’épaule.
« Est-ce que tu as vraiment besoin de lui vider la tête, Ab ? » dit-il d’une voix qu’il aurait souhaitée plus ferme.
Abzalon ne parut pas prendre conscience de sa présence dans un premier temps, puis il pivota sur lui-même avec une telle rapidité que le canon du foudroyeur frôla le ventre du Taiseur. N’importe quel autre homme aurait pissé sur lui devant son regard de dément et son rictus effrayant, mais l’ancien mentaliste garda son sang-froid.
« Fous-moi la paix, Taiseur ! »
Le Taiseur estima que les choses n’étaient pas si mal engagées.
« Tu lui as donné une sacrée leçon, Ab, tu lui as piqué son flingue, tu pourrais décider que ça suffit. »
Abzalon secoua vigoureusement la tête. Il soufflait comme un yonak, la sueur ruisselait à nouveau sur son torse, collait sa chemise à sa peau. Derrière eux, trois aspirants aidaient le moncle Artien à se relever. Elaïm ne bougeait pas, car lui n’était pas assez fou, ou pas assez sage, pour tenter d’amadouer le monstre que les circonstances lui avait donné pour compagnon.
« Il voulait nous zigouiller, merde ! gronda Abzalon. Et j’ai vu, de mes yeux vu, des ordures de son espèce étriper des gosses à Vrana.
— Tu as raison, concéda le Taiseur. La plupart des robes-noires sont des putain de salopards, mais ceux-là auront sûrement compris qu’il valait mieux ne pas se mêler de nos affaires. On ne gagnerait rien à s’en faire des ennemis. Il y en a sûrement d’autres dans le vaisseau, armés eux aussi.
— Tu les as pas entendus ? rétorqua Abzalon. Ils ont dit que le rapport des forces n’était pas en leur faveur.
— On a mieux à foutre que de s’engager dans une guerre inutile. Il y a des femmes dans ce vaisseau et… »
Il s’interrompit, s’apercevant qu’il venait de commettre une erreur.
« Des Kroptes, corrigea-t-il aussitôt.
— Les moncles sont comme les femmes, cracha Abzalon avec une moue qui accentuait la difformité de son visage. Ils portent des robes et ils ont le même genre de saloperie dans le ventre. »
Il avait baissé le canon du foudroyeur, et une forme de mélancolie avait supplanté la colère dans ses yeux. Elaïm et les ecclésiastiques retenaient leur souffle.
« Tu ne peux pas dire que toutes les femmes ont de la cruauté dans le cœur parce que tu as connu de mauvaises femmes, argumenta le Taiseur. Tu n’as jamais rencontré de femmes kroptes. Je te propose d’aller leur rendre visite et de juger sur place. »
Abzalon demeura silencieux, le regard penché sur le moncle Gardy qui gémissait en sourdine à ses pieds.
« Elles me rejetteront comme toutes les autres avant elles, murmura-t-il d’une voix imprégnée de tristesse.
— La vie n’a jamais été facile pour toi, n’est-ce pas ? »
Le Taiseur ressentait de la compassion, un sentiment qu’on ne lui avait pas enseigné dans les écoles mentalistes, pour ce géant dont le corps – la carapace – abritait une blessure incurable.
« On y va, Ab ? »
Abzalon resta quelques secondes immobile, les yeux rivés sur le moncle Gardy, puis il leva lentement la tête. Le Taiseur l’entraîna avec douceur vers la porte de la cabine. Elaïm leur emboîta le pas. Les aspirants se collèrent contre la cloison lorsque les trois deks passèrent devant eux : la peur était la réaction de base qui les différenciait des premiers modèles d’androïdes.
Avant de sortir, le Taiseur se retourna et s’adressa au moncle Artien, affairé à rajuster sa robe et sa ceinture de corde.
« Vous êtes intervenu pour l’empêcher de nous tuer, déclara-t-il en désignant le moncle Gardy. Nous vous avons épargnés, je considère que nous sommes quittes. Nous gardons le foudroyeur au cas où vous ne respecteriez pas votre neutralité. Nous serons amenés à traverser souvent votre territoire. Je m’engage à ce qu’il n’y ait aucun heurt, aucune exaction, si vous ne vous mettez pas en travers de notre chemin. »
Un pâle sourire s’afficha sur la face émaciée du petit ecclésiastique.
« De mon côté, je m’engage à raisonner Gardy, fit-il d’une voix légèrement tremblante. Et je regrette, croyez-le bien, qu’il ait introduit cette arme dans l’univers clos de L’Estérion. J’ai cru deviner que vous n’étiez pas au fait de la présence des Kroptes à bord…
— De même sans doute qu’il n’ont pas été avertis de la nôtre. Un plan foireux de mentalistes. C’est comme s’ils nous avaient enfermés dans un baril de poudre avec une boîte d’allumettes. La plupart des détenus n’ont pas touché une femme depuis au moins cinq ou six ans.
— Qu’avez-vous l’intention de faire ?
— Nous ne pouvons pas prendre une décision pour les autres. »
Le Taiseur salua le moncle Artien d’un mouvement de tête et sortit dans la coursive, suivi d’Elaïm et d’Abzalon.
La vitesse à laquelle la rumeur se répandit dans les cabines et dans les coursives inquiéta le Taiseur. L’annonce de la présence de femmes à bord de L’Estérion risquait à tout moment de ranimer les instincts primaires qui avaient prévalu à Dœq et qui s’étaient atténués pendant les premiers mois de voyage.
Les deks étaient tous sortis des cabines, s’étaient répandus dans les coursives et sur les places où ils s’apostrophaient, se défiaient du regard et du geste. Ils réendossaient leurs antagonismes d’antan puisque, n’ayant plus besoin de se battre pour la nourriture, l’espace, l’air et l’eau, un nouveau sujet de rivalité leur était proposé. Ils avaient cru que ce voyage se résumerait à une lente agonie dans cet espace qu’ils ne voyaient pas, qui ne revêtait aucune réalité concrète, et voici que l’horizon s’élargissait, s’éclaircissait, que la situation se débloquait, qu’ils n’étaient pas appelés à se supporter entre eux jusqu’à leur extinction, que se profilait l’espoir d’une vie un peu moins aride, un peu moins inutile. Les éclats de voix, de rires, de querelles crevaient les cloisons et les plafonds, notes allègres ou discordantes d’un bouillonnement intérieur que le Taiseur ressentait lui-même, bien que son expérience avec les femmes se résumât à deux passades décevantes, l’une à l’âge de seize ans avec une amie de sa mère et l’autre, une vingtaine d’années plus tard, avec une mentaliste nymphomane.
Il se tenait, en compagnie d’Abzalon et de Lœllo, dans la cabine de Torzill, devant le dessin qui représentait le vaisseau et que l’ancien architecte, assis sur sa couchette, complétait en se basant sur leurs descriptions. Au cercle approximatif originel s’était à présent ajoutée une partie étranglée qui s’évasait en son extrémité et donnait à l’ensemble une vague allure de cruche.
« Si les Kroptes sont vraiment cinq mille, commenta Torzill en se reculant pour avoir une vue d’ensemble de son œuvre, la deuxième partie du vaisseau est aussi grande que celle-ci. »
L’hémiplégie avait figé la moitié de son visage et il ne parlait que du coin des lèvres. Un de ses yeux restait fixe tandis que l’autre, à demi occulté par ses cheveux épars et gris, avait la mobilité d’une zihote.
« Les mentalistes n’ont pas favorisé notre rencontre, mais ils l’ont prévue, dit le Taiseur. Ils ont probablement évalué que nous devions nous débarrasser de nos pulsions agressives avant d’entrer en contact avec la deuxième population du vaisseau, et, à en juger par les réactions des deks, je ne suis pas loin de partager leur avis. Je suis étonné, en revanche, qu’ils aient cru qu’un labyrinthe aussi minable et une poignée de RS paralysants réussiraient à nous maintenir pendant des années dans nos quartiers.
— Ils nous ont sous-estimés », avança Lœllo.
Il avait été tellement heureux de retrouver Abzalon, lorsque les trois hommes avaient entrouvert la porte du sas, qu’il lui était tombé dans les bras sans lui laisser le temps de retirer sa combinaison. Il avait passé des heures interminables à les attendre, regrettant de ne pas les avoir accompagnés, repoussant à plusieurs reprises la tentation de retourner dans les quartiers pour prévenir les autres. Assis contre une cloison, engourdi par la vibration incessante du réacteur du vaisseau, il avait pensé à sa mère, à ses sœurs, à l’atmosphère moite et brûlante de X-art, aux assemblées du partage omnique, à la violence des parfums des mauvettes, aux levers et aux couchers le l’A, à la brume perpétuelle, à la surface frémissante du bouillant, et les larmes avaient roulé silencieusement sur ses joues. Il ne caressait plus l’espoir de s’évader, de regagner le littoral, de s’enivrer du vent du large, de marcher dans ses souvenirs, de briser la malédiction omnique. Aussi, dans les heures noires qu’il traversait, il n’aurait pas supporté la disparition d’Abzalon, sa seule famille désormais, et son soulagement de le revoir en vie avait été à la hauteur de son inquiétude.
« Je ne crois pas qu’ils nous aient sous-estimés, reprit le Taiseur après quelques secondes de réflexion. Pas le genre de la maison. Je pencherais plutôt pour des problèmes de communication entre eux et les fabricants de ce vaisseau.
— À quoi ça sert d’en causer ? intervint Abzalon. Ce qui a été fait ne peut plus être défait.
— Juste, j’essaie seulement de trouver une solution à un problème mal défini par les mentalistes.
— Quel problème ? demanda Torzill. Les Kroptes ne feraient pas de mal à une zihote. Du genre à te tendre leur deuxième femme quand tu leur piques la première. Ils peuvent : il leur en reste encore deux ou trois… »
Un rire enroué s’échappa de la gorge de l’infirme. Le Taiseur se leva, se rendit près de la porte restée ouverte, resta un moment à écouter les cris et les rires provenant des coursives et des places. Tenaillé par la faim, il guettait avec une certaine impatience le passage des chariots automatiques. Le vacarme enflait, ponctué par des coups sourds, des insultes, des hurlements. On se battait quelque part, avec une ardeur, une volonté de détruire que les deks n’avaient plus manifestées depuis leur transfert dans L’Estérion.
« Ce serait une erreur que d’entamer avec les Kroptes une relation basée sur la domination, murmura le Taiseur. D’une part ils finiraient par oublier leur idéaux pacifiques pour défendre leur peau, d’autre part nous entrerions dans une spirale de violence qui risquerait de nous emporter nous-mêmes.
— Il n’y a pas d’autre façon de traiter avec eux, insista Torzill. Ces fanatiques religieux ne s’inclineront que par la force ! »
Par-dessus son épaule, le Taiseur lui lança un regard sévère.
« Tu oublies une chose, Torzill : nous sommes habitués à l’exil, à l’enfermement, à la privation, eux n’avaient jamais encore quitté le continent Sud.
— Et alors ?
— Alors, dans les situations instables, les repères se modifient, les morales les plus intransigeantes se désagrègent, les esprits les plus fermés s’entrouvrent. Ils ne nous accueilleront pas nécessairement avec hostilité, à la condition que nous nous comportions comme une société organisée et que nous expédions une ambassade restreinte chargée de nouer les premiers contacts.
— L’aro ne palabre pas avec le yonak, il se jette sur lui pour l’égorger ! »
L’expression du Taiseur se modifia, redevint ce masque dur et impénétrable qu’il n’avait jamais abaissé dans l’enceinte du pénitencier.
« Nous pousser à la guerre contre les Kroptes ne te vengera pas de ton infirmité, Torzill, lança-t-il d’un ton cassant, presque menaçant. Le petit moncle avait raison tout à l’heure : nous avons une occasion de repartir sur de nouvelles bases, ne la gâchons pas.
— Le problème, c’est de convaincre les autres et de décider du nombre d’hommes qui formeront la première ambassade, intervint Lœllo.
— À mon avis, quarante est le bon nombre : il est assez imposant pour créer un effet de masse, assez restreint pour ne pas déclencher une réaction de panique.
— Tout le monde va vouloir en être, avança Abzalon. Qui les choisira ? »
Du plat de la main, le Taiseur essaya de discipliner ses rares cheveux rebelles sur son crâne et sur son front.
« Quelqu’un qui sache manipuler les esprits, répondit-il.
— Quelqu’un comme toi, pas vrai ? »
Le Taiseur acquiesça d’un signe de tête.
« Une tête pensante n’est rien sans un bras puissant. J’ai besoin de toi, Ab, de la crainte que tu leur inspires.
— Tu paraissais plutôt en avoir peur chez les robes-noires. »
Le Taiseur s’avança vers la couchette sur laquelle était assis Abzalon et lui posa la main sur l’épaule.
« La violence n’est ni une bonne ni une mauvaise chose, elle te sert ou te nuit. Tout à l’heure, elle te nuisait parce que tu en étais la première victime…
— Ce vieux taré de moncle voulait nous tuer, merde !
— Quand tu lui as arraché son flingue, ta violence te servait, Ab. Quand tu as voulu lui vider le crâne, ce sont tes propres fantômes que tu pourchassais. Tu as massacré plus de cent femmes à Vrana, et pourtant tu n’as pas réussi à éliminer celle qui t’a fait si mal, n’est-ce pas ?
— J’la connais pas !
— Bien sûr que non, elle se terre dans ton inconscient, comme un démon qui se serait installé dans ton cerveau et qui appuierait sur le levier de ta colère à chaque fois que tu croises quelqu’un qui lui ressemble.
— Le Qval… » commença Abzalon.
Il ne put en dire davantage, sa voix s’étrangla dans sa gorge, il se pencha vers l’avant, enfouit son visage dans ses mains.
« Qu’est-ce que t’en dis, Ab ? » demanda doucement le Taiseur.
Abzalon se redressa, un sourire timide sur les lèvres. Il saisit le foudroyeur et le brandit avec gravité, comme s’il levait l’une des innombrables reliques de la religion astaférienne.
« Si j’peux servir à quelque chose une fois dans ma vie, je suis ton homme. »
Rassembler et convaincre les cinq mille deks s’avéra une entreprise malaisée. Il fallut d’abord trouver un endroit assez grand pour les contenir tous. Lœllo suggéra les salles aux alvéoles, une proposition acceptée bien que le trajet fût parsemé d’embûches, de puits antigravitationnels, de RS volants, de coursives leurres qui ne donnaient sur nulle part. Ils durent ensuite réfléchir à un moyen de convoquer les autres et de s’assurer que la majorité d’entre eux participeraient à l’assemblée. Ils chargèrent de cette tâche leurs voisins de cabine, qu’ils promirent d’inclure dans la première ambassade. Lorsque les messagers se furent dispersés dans les différents niveaux, le Taiseur, Lœllo et Abzalon s’engagèrent dans le labyrinthe et se dirigèrent vers la salle aux alvéoles afin, selon le Taiseur, d’étudier la disposition des lieux, laissant Torzill seul avec son croquis, ses pointes de fourchette, ses pots d’encre, sa détresse et ses récriminations.
Ils traversèrent sans encombre les trois coursives contrôlées par les RS, ayant observé, au cours de leurs explorations précédentes, que les sentinelles automatiques n’intervenaient pas pourvu qu’on franchît leurs zones de surveillance en rampant très lentement, en s’immobilisant au besoin si l’une d’entre elles, alertée par un mouvement un peu trop brusque ou un grincement inhabituel du plancher, se détachait du plafond et les survolait dans un faible grésillement qui résonnait alors comme un épouvantable vacarme. Il leur suffit de suivre les signes gravés sur le métal pour atteindre sans encombre la première salle des alvéoles. Avec ses soixante-dix mètres de long et ses quarante de large, le Taiseur évalua sa capacité d’accueil à trois mille cinq cents hommes environ. Éclairée par des rampes lumineuses moins agressives que dans les quartiers, elle offrait une hauteur suffisante, six mètres, pour donner un tour solennel à l’assemblée. La vingtaine de piliers qui soutenaient l’ensemble accentuaient sa ressemblance avec un temple. Le métal y était moins omniprésent, moins oppressant que dans les coursives et les cabines.
Le Taiseur choisit de s’installer sur un relief de forme alvéolaire un peu plus haut que les autres et situé au fond de la pièce, à la place habituelle des autels et des chaires. Les alvéoles n’étaient pas de simples éléments d’assemblage, encore moins des motifs décoratifs, mais les toits de salles localisées au niveau inférieur et qui, étant donné leur herméticité, contenaient probablement des chargements précieux, inaccessibles en tout cas aux passagers du vaisseau.
Ils attendirent une bonne heure avant que les premiers deks ne fassent leur apparition. Elaïm se détacha du groupe, traversa la salle d’une allure furieuse, se planta devant l’alvéole où se tenait le Taiseur. Abzalon déverrouilla discrètement le cran de sûreté du foudroyeur. Il ne portait pas l’ancien pilote dans son cœur depuis qu’il s’était moqué des perceptions extrasensorielles de Lœllo.
« À quoi rime tout ce cirque ? aboya Elaïm dont la voix puissante se répercuta sur le plafond et sur les piliers de la salle. Qu’est-ce qui t’a pris de convoquer les hommes dans cette salle ? Plus d’une centaine ont été touchés par les rayons paralysant des RS ! »
Le Taiseur marqua un temps de silence avant de répondre.
« Il me semble important, essentiel même, que nous nous réunissions pour prendre une décision.
— Chacun est assez grand ici pour prendre ses décisions. Nous avons assez reçu d’ordres dans notre putain de vie !
— Qui te parle d’ordres ? Je n’ai nullement l’intention de prendre la place de ce fumier d’Erman Flom, je souhaite seulement que nous discutions de la nouvelle situation, que nous cherchions ensemble une solution. »
Les deks continuaient d’affluer, se répartissaient dans les différents recoins de la salle, s’entassaient sur les alvéoles ou s’asseyaient à même le plancher.
« La solution est simple, grogna Elaïm. Chacun est maintenant au courant de ce qu’il y a de l’autre côté et chacun est libre d’aller y faire son marché.
— Tu oublies une chose : les femmes kroptes ne sont ni des légumes ni des morceaux de viande ! »
Le Taiseur observa l’assistance qui grossissait de minute en minute.
« Tu crois vraiment qu’elles nous suivront si nous ne les y obligeons pas ? avança Elaïm.
— On peut toujours le leur proposer.
— Tu ne convaincras personne : tous ici ne pensent qu’à fourrer leur queue dans une chatte.
— Laisse-moi au moins essayer. »
Elaïm leva un index rageur sur son interlocuteur.
« Tu resteras toute ta vie un mentaliste, un manipulateur, un de ces maudits mutants qui veulent tout régenter ! »
Le Taiseur s’abstint de répliquer. Il n’avait pas d’énergie à dépenser pour tenter de convaincre un homme qui ne représentait que lui-même et se montrait un peu trop pressé de toucher les dividendes de ses actions. Elaïm parut un moment sur le point de sauter sur l’estrade, mais il n’insista pas lorsqu’il vit Abzalon se détendre comme un ressort et braquer l’extrémité du foudroyeur en direction de sa poitrine. Il recula et s’assit sagement sur le rebord d’une alvéole.
Lorsque plus de trois mille deks se furent entassés dans la salle, le Taiseur écarta les bras pour réclamer le silence. Au-delà des premiers rangs, la lumière douce des rampes enflammait les nuées de poussière soulevées par le remue-ménage et associaient les piliers et les visages dans une brume diffuse. Debout au pied de l’alvéole, Abzalon et Lœllo faisaient face à une mer humaine qui pouvait à tout instant se soulever et les submerger.
« Vous savez maintenant que nous ne sommes pas seuls à bord de ce vaisseau, déclara le Taiseur d’une voix forte après que les murmures se furent apaisés. Les moncles nous ont appris que cinq mille Kroptes avaient été embarqués en même temps que nous. Comme les patriarches kroptes sont polygames, nous pouvons en déduire que trois mille femmes au moins nous attendent de l’autre côté. »
Des cris, des sifflets, des rires montèrent de l’assistance, des vagues houleuses agitèrent la mer et s’échouèrent au pied des alvéoles. L’enceinte métallique métamorphosait les clameurs en mugissements de tempête. Nerveux, Abzalon résista tant bien que mal à l’impulsion de tirer dans le tas. Il avait jadis assisté aux lynchages d’Astafériens ou de frères omniques orchestrés par les robes-noires du Moncle. Les multitudes en furie lui inspiraient de l’aversion. Il avait toujours ressenti la nécessité d’être seul pour traquer et décortiquer ses proies : à ses yeux, un rituel perdait toute signification dans l’anonymat de l’hystérie collective.
Les deks finirent par réintégrer leur place et le calme se rétablit peu à peu.
« Nous avons été trop longtemps privés de femmes pour ne pas saisir l’occasion », reprit le Taiseur.
Des approbations, des grognements ponctuèrent sa phrase, mais ne provoquèrent pas l’indescriptible charivari qui avait suivi son entrée en matière.
« Nous avons deux façons de procéder : la première, c’est de nous armer et de passer immédiatement dans l’autre partie du vaisseau. À la condition que nous disposions de combinaisons isothermes en quantité suffisante pour franchir tous ensemble les sas. Ensuite, nous massacrons les Kroptes et nous violons leurs femmes. »
Abzalon et Lœllo s’attendirent à un nouveau déferlement d’enthousiasme, mais ce furent de simples murmures, des bourdonnements de zihotes, qui se répandirent de bouche en bouche d’un coin à l’autre de la salle.
« C’est évidemment la solution la plus simple, poursuivit le Taiseur. Les Kroptes sont des êtres pacifiques, et nous, nous sommes les rescapés de Dœq, nous avons survécu à tous les combats, à toutes les saloperies, et même cette ordure d’Erman Flom n’a pas réussi à nous achever ! »
Un bref tollé souligna la prononciation du nom de l’ancien directeur du pénitencier.
« Cependant, en y réfléchissant d’un peu plus près, je me suis aperçu que cette victoire facile serait aussi la plus cuisante de nos défaites, ajouta le Taiseur. D’abord, les femmes kroptes ne nous pardonneraient jamais d’avoir massacré leurs maris, leurs enfants, de les avoir prises par la force. Elles exploiteraient nos moindres faiblesses, notre sommeil, notre abandon, pour se venger, nous égorger, nous empoisonner ou encore nous castrer. La suite de notre voyage se déroulerait dans un climat permanent de suspicion et de peur. Ensuite, nous plongerions dans une spirale infernale de violence et nous recréerions les mêmes conditions d’existence qu’à l’intérieur des murs de Dœq. Ceux qui auraient été privés de femme estimeraient juste d’être servis à leur tour et n’hésiteraient pas à tuer pour parvenir à leurs fins, de la même manière que nous nous sommes entre-tués à Dœq pour une couchette ou un morceau de rondat. Enfin, nous aurions manqué l’opportunité de nous libérer de notre passé et de nous engager dans une voie nouvelle. Hormis les victimes de l’injustice, et ceux-là n’avaient pas assez de rage pour survivre à Dœq, nous avons tous été condamnés pour des crimes. Moi-même je… »
Le Taiseur n’avait jamais parlé à quiconque des motifs de son incarcération, et il lui était visiblement pénible d’extraire l’aveu de sa gorge. Aucun bruit, pas même un chuchotement, pas même le ronronnement diffus du réacteur, ne troubla le silence irrespirable qui ensevelissait la salle aux alvéoles.
« J’ai eu un moment de folie au cours duquel j’ai égorgé toute la population d’un village des montagnes noires, hommes, femmes et enfants. Ils ne m’avaient rien fait, mais je sortais d’une solitude de vingt ans et je ne supportais plus de les entendre parler, rire et chanter. » Il tourna légèrement la tête et fixa Abzalon : « Je ne me supportais plus moi-même, je suppose, mais je n’ai pas eu le courage de me donner la mort et je me suis vengé sur la population de ce village. Le résultat, c’est que je n’ai pas encore fini de me vomir… »
Il n’était plus en cet instant le personnage énigmatique, inquiétant, qui avait traversé la vie pénitentiaire retranché dans ses secrets, mais un homme qui acceptait de partager l’horreur de son passé.
« La deuxième solution ? cria quelqu’un.
— Elle sera plus compliquée, plus longue, plus féconde également. Nous formons une ambassade de quarante unités, nous nouons un contact officiel avec les Kroptes, nous leur exposons nos problèmes et nous négocions avec eux une solution équitable.
— Conneries ! gronda Elaïm en se levant et en se tournant vers l’assemblée. Les Kroptes n’accepteront jamais de nous recevoir. Ils sont encore plus fanatiques que les robes-noires ! Ils méprisent les Estériens du Nord. Ils refuseront même d’ouvrir la bouche devant nous de peur d’être souillés. »
Elaïm avait été jusqu’alors un compagnon plutôt agréable, voire important de par sa connaissance des engins spatiaux, mais le triomphe qu’il avait remporté auprès des deks en s’empressant de leur annoncer la présence de femmes à bord avait réveillé en lui des penchants belliqueux. Sa fonction de pilote lui avait valu un certain prestige sur Ester, et il ne tolérait pas que le Taiseur, formé à l’école de la manipulation mentale, s’approprie son succès.
Tiraillé entre ses propres pulsions et les recommandations du Taiseur, Abzalon regrettait de s’être écarté de la ligne de conduite qu’il s’était fixée à Dœq. Là-bas, il n’aurait même pas laissé à Elaïm le temps d’ouvrir la bouche.
« Garde tes conseils pour toi ! siffla l’ancien pilote. Nous sommes assez grands pour nous débrouiller seuls ! »
Déjà des hommes se levaient, brandissaient un poing menaçant, se dirigeaient vers le fond de la salle.
« Qu’est-ce que tu cherches à prouver ? riposta le Taiseur.
— Ni toi ni le monstre que tu as choisi comme aro domestique ne nous dicteront notre conduite ! »
Un voile rouge tomba sur les yeux d’Abzalon. Il entrevit les courants qui convergeaient vers l’alvéole. Certaines zones de la mer restaient calmes. La plupart des deks attendaient que la tempête s’apaise pour se prononcer.
« J’crois bien que ce connard t’a traité de monstre », souffla Lœllo, calé derrière Abzalon.