Oreste, Pylade
Oreste
Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle,
Ma fortune va prendre une face nouvelle;
Et déjà son courroux semble s’être adouci
Depuis qu’elle a pris soin de nous rejoindre ici.
Qui l’eût dit, qu’un rivage à mes vœux si funeste
Présenterait d’abord Pylade aux yeux d’Oreste?
Qu’après plus de six mois que je t’avais perdu,
À la cour de Pyrrhus tu me serais rendu?
Pylade
J’en rends grâces au ciel qui, m’arrêtant sans cesse,
Semblait m’avoir fermé le chemin de la Grèce,
Depuis le jour fatal que la fureur des eaux
Presque aux yeux de l’Épire écarta nos vaisseaux.
Combien, dans cet exil, ai-je souffert d’alarmes!
Combien à vos malheurs ai-je donné de larmes,
Craignant toujours pour vous quelque nouveau danger
Que ma triste amitié ne pouvait partager!
Surtout je redoutais cette mélancolie
Où j’ai vu si longtemps votre âme ensevelie.
Je craignais que le ciel, par un cruel secours,
Ne vous offrît la mort que vous cherchiez toujours.
Mais je vous vois, Seigneur; et si j’ose le dire,
Un destin plus heureux vous conduit en Épire:
Le pompeux appareil qui suit ici vos pas
N’est point d’un malheureux qui cherche le trépas.
Oreste
Hélas! qui peut savoir le destin qui m’amène?
L’amour me fait ici chercher une inhumaine.
Mais qui sait ce qu’il doit ordonner de mon sort,
Et si je viens chercher ou la vie ou la mort?
Pylade
Quoi? votre âme à l’amour en esclave asservie
Se repose sur lui du soin de votre vie?
Par quel charme, oubliant tant de tourments soufferts,
Pouvez-vous consentir à rentrer dans ses fers?
Pensez-vous qu’Hermione, à Sparte inexorable,
Vous prépare en Épire un sort plus favorable?
Honteux d’avoir poussé tant de vœux superflus,
Vous l’abhorriez; enfin vous ne m’en parliez plus.
Vous me trompiez, Seigneur.
Oreste
Je me trompais moi-même!
Ami, n’accable point un malheureux qui t’aime.
T’ai-je jamais caché mon cœur et mes désirs?
Tu vis naître ma flamme et mes premiers soupirs.
Enfin, quand Ménélas disposa de sa fille
En faveur de Pyrrhus, vengeur de sa famille,
Tu vis mon désespoir; et tu m’as vu depuis
Traîner de mers en mers ma chaîne et mes ennuis.
Je te vis à regret, en cet état funeste,
Prêt à suivre partout le déplorable Oreste,
Toujours de ma fureur interrompre le cours,
Et de moi-même enfin me sauver tous les jours.
Mais quand je me souvins que parmi tant d’alarmes
Hermione à Pyrrhus prodiguait tous ses charmes,
Tu sais de quel courroux mon cœur alors épris
Voulut en l’oubliant punir tous ses mépris.
Je fis croire et je crus ma victoire certaine;
Je pris tous mes transports pour des transports de haine.
Détestant ses rigueurs, rabaissant ses attraits,
Je défiais ses yeux de me troubler jamais.
Voilà comme je crus étouffer ma tendresse.
En ce calme trompeur j’arrivai dans la Grèce,
Et je trouvai d’abord ses princes rassemblés,
Qu’un péril assez grand semblait avoir troublés.
J’y courus. Je pensai que la guerre et la gloire
De soins plus importants rempliraient ma mémoire;
Que mes sens reprenant leur première vigueur,
L’amour achèverait de sortir de mon cœur.
Mais admire avec moi le sort dont la poursuite
Me fit courir alors au piège que j’évite.
J’entends de tous côtés qu’on menace Pyrrhus;
Toute la Grèce éclate en murmures confus;
On se plaint qu’oubliant son sang et sa promesse
Il élève en sa cour l’ennemi de la Grèce,
Astyanax, d’Hector jeune et malheureux fils,
Reste de tant de rois sous Troie ensevelis.
J’apprends que pour ravir son enfance au supplice
Andromaque trompa l’ingénieux Ulysse,
Tandis qu’un autre enfant, arraché de ses bras,
Sous le nom de son fils fut conduit au trépas.
On dit que peu sensible aux charmes d’Hermione
Mon rival porte ailleurs son cœur et sa couronne.
Ménélas, sans le croire, en paraît affligé,
Et se plaint d’un hymen si longtemps négligé.
Parmi les déplaisirs où son âme se noie,
Il s’élève en la mienne une secrète joie:
Je triomphe; et pourtant je me flatte d’abord
Que la seule vengeance excite ce transport.
Mais l’ingrate en mon cœur reprit bientôt sa place:
De mes feux mal éteints je reconnus la trace;
Je sentis que ma haine allait finir son cours,
Ou plutôt je sentis que je l’aimais toujours.
Ainsi de tous les Grecs je brigue le suffrage.
On m’envoie à Pyrrhus; j’entreprends ce voyage,
Je viens voir si l’on peut arracher de ses bras
Cet enfant dont la vie alarme tant d’États.
Heureux si je pouvais, dans l’ardeur qui me presse,
Au lieu d’Astyanax, lui ravir ma princesse!
Car enfin n’attends pas que mes feux redoublés
Des périls les plus grands puissent être troublés.
Puisque après tant d’efforts ma résistance est vaine,
Je me livre en aveugle au destin qui m’entraîne.
J’aime: je viens chercher Hermione en ces lieux,
La fléchir, l’enlever, ou mourir à ses yeux.
Toi qui connais Pyrrhus, que penses-tu qu’il fasse?
Dans sa cour, dans son cœur, dis-moi ce qui se passe.
Mon Hermione encor le tient-elle asservi?
Me rendra-t-il, Pylade, un bien qu’il m’a ravi?
Pylade
Je vous abuserais si j’osais vous promettre
Qu’entre vos mains, Seigneur, il voulût la remettre.
Non que de sa conquête il paraisse flatté;
Pour la veuve d’Hector ses feux ont éclaté;
Il l’aime. Mais enfin cette veuve inhumaine
N’a payé jusqu’ici son amour que de haine;
Et chaque jour encore on lui voit tout tenter
Pour fléchir sa captive, ou pour l’épouvanter.
De son fils qu’il lui cache il menace la tête,
Et fait couler des pleurs qu’aussitôt il arrête.
Hermione elle-même a vu plus de cent fois
Cet amant irrité revenir sous ses lois,
Et de ses vœux troublés lui rapportant l’hommage,
Soupirer à ses pieds moins d’amour que de rage.
Ainsi n’attendez pas que l’on puisse aujourd’hui
Vous répondre d’un cœur si peu maître de lui:
Il peut, Seigneur, il peut, dans ce désordre extrême,
Épouser ce qu’il hait, et punir ce qu’il aime.
Oreste
Mais dis-moi de quel œil Hermione peut voir
Son hymen différé, ses charmes sans pouvoir.
Pylade
Hermione, Seigneur, au moins en apparence,
Semble de son amant dédaigner l’inconstance,
Et croit que trop heureux de fléchir sa rigueur
Il la viendra presser de reprendre son cœur.
Mais je l’ai vue enfin me confier ses larmes;
Elle pleure en secret le mépris de ses charmes.
Toujours prête à partir, et demeurant toujours,
Quelquefois elle appelle Oreste à son secours.
Oreste
Ah! si je le croyais, j’irais bientôt, Pylade,
Me jeter…
Pylade
Achevez, Seigneur, votre ambassade.
Vous attendez le roi: parlez, et lui montrez
Contre le fils d’Hector tous les Grecs conjurés.
Loin de leur accorder ce fils de sa maîtresse,
Leur haine ne fera qu’irriter sa tendresse.
Plus on les veut brouiller, plus on va les unir.
Pressez, demandez tout, pour ne rien obtenir.
Il vient.
Oreste
Eh bien! va donc disposer la cruelle
À revoir un amant qui ne vient que pour elle.
Pyrrhus, Oreste, Phœnix
Oreste
Avant que tous les Grecs vous parlent par ma voix,
Souffrez que j’ose ici me flatter de leur choix,
Et qu’à vos yeux, Seigneur, je montre quelque joie
De voir le fils d’Achille et le vainqueur de Troie.
Oui, comme ses exploits nous admirons vos coups:
Hector tomba sous lui, Troie expira sous vous;
Et vous avez montré, par une heureuse audace,
Que le fils seul d’Achille a pu remplir sa place.
Mais, ce qu’il n’eût point fait, la Grèce avec douleur
Vous voit du sang troyen relever le malheur,
Et vous laissant toucher d’une pitié funeste,
D’une guerre si longue entretenir le reste.
Ne vous souvient-il plus, Seigneur, quel fut Hector?
Nos peuples affaiblis s’en souviennent encor.
Son nom seul fait frémir nos veuves et nos filles,
Et dans toute la Grèce il n’est point de familles
Qui ne demandent compte à ce malheureux fils
D’un père ou d’un époux qu’Hector leur a ravis.
Et qui sait ce qu’un jour ce fils peut entreprendre?
Peut-être dans nos ports nous le verrons descendre,
Tel qu’on a vu son père embraser nos vaisseaux,
Et, la flamme à la main, les suivre sur les eaux.
Oserai-je, Seigneur, dire ce que je pense?
Vous-même de vos soins craignez la récompense,
Et que dans votre sein ce serpent élevé
Ne vous punisse un jour de l’avoir conservé.
Enfin de tous les Grecs satisfaites l’envie,
Assurez leur vengeance, assurez votre vie;
Perdez un ennemi d’autant plus dangereux
Qu’il s’essaiera sur vous à combattre contre eux.
Pyrrhus
La Grèce en ma faveur est trop inquiétée.
De soins plus importants je l’ai crue agitée,
Seigneur, et sur le nom de son ambassadeur,
J’avais dans ses projets conçu plus de grandeur.
Qui croirait en effet qu’une telle entreprise
Du fils d’Agamemnon méritât l’entremise;
Qu’un peuple tout entier, tant de fois triomphant,
N’eût daigné conspirer que la mort d’un enfant?
Mais à qui prétend-on que je le sacrifie?
La Grèce a-t-elle encor quelque droit sur sa vie?
Et seul de tous les Grecs ne m’est-il pas permis
D’ordonner d’un captif que le sort m’a soumis?
Oui, Seigneur, lorsqu’au pied des murs fumants de Troie
Les vainqueurs tout sanglants partagèrent leur proie,
Le sort, dont les arrêts furent alors suivis,
Fit tomber en mes mains Andromaque et son fils.
Hécube près d’Ulysse acheva sa misère;
Cassandre dans Argos a suivi votre père;
Sur eux, sur leurs captifs, ai-je étendu mes droits?
Ai-je enfin disposé du fruit de leurs exploits?
On craint qu’avec Hector Troie un jour ne renaisse;
Son fils peut me ravir le jour que je lui laisse:
Seigneur, tant de prudence entraîne trop de soin;
Je ne sais point prévoir les malheurs de si loin.
Je songe quelle était autrefois cette ville
Si superbe en remparts, en héros si fertile,
Maîtresse de l’Asie; et je regarde enfin
Quel fut le sort de Troie, et quel est son destin.
Je ne vois que des tours que la cendre a couvertes,
Un fleuve teint de sang, des campagnes désertes,
Un enfant dans les fers; et je ne puis songer
Que Troie en cet état aspire à se venger.
Ah! si du fils d’Hector la perte était jurée,
Pourquoi d’un an entier l’avons-nous différée?
Dans le sein de Priam n’a-t-on pu l’immoler?
Sous tant de morts, sous Troie, il fallait l’accabler.
Tout était juste alors: la vieillesse et l’enfance
En vain sur leur faiblesse appuyaient leur défense;
La victoire et la nuit, plus cruelles que nous,
Nous excitaient au meurtre, et confondaient nos coups.
Mon courroux aux vaincus ne fut que trop sévère.
Mais que ma cruauté survive à ma colère?
Que malgré la pitié dont je me sens saisir,
Dans le sang d’un enfant je me baigne à loisir?
Non, Seigneur: que les Grecs cherchent quelque autre proie;
Qu’ils poursuivent ailleurs ce qui reste de Troie:
De mes inimitiés le cours est achevé;
L’Épire sauvera ce que Troie a sauvé.
Oreste
Seigneur, vous savez trop avec quel artifice
Un faux Astyanax fut offert au supplice
Où le seul fils d’Hector devait être conduit.
Ce n’est pas les Troyens, c’est Hector qu’on poursuit.
Oui, les Grecs sur le fils persécutent le père;
Il a par trop de sang acheté leur colère,
Ce n’est que dans le sien qu’elle peut expirer,
Et jusque dans l’Épire il les peut attirer.
Prévenez-les.
Pyrrhus
Non, non. J’y consens avec joie!
Qu’ils cherchent dans l’Épire une seconde Troie;
Qu’ils confondent leur haine, et ne distinguent plus
Le sang qui les fit vaincre et celui des vaincus.
Aussi bien ce n’est pas la première injustice
Dont la Grèce d’Achille a payé le service.
Hector en profita, Seigneur; et quelque jour
Son fils en pourrait bien profiter à son tour.
Oreste
Ainsi la Grèce en vous trouve un enfant rebelle?
Pyrrhus
Et je n’ai donc vaincu que pour dépendre d’elle?
Oreste
Hermione, Seigneur, arrêtera vos coups:
Ses yeux s’opposeront entre son père et vous.
Pyrrhus
Hermione, Seigneur, peut m’être toujours chère,
Je puis l’aimer, sans être esclave de son père;
Et je saurai peut-être accorder quelque jour
Les soins de ma grandeur et ceux de mon amour.
Vous pouvez cependant voir la fille d’Hélène:
Du sang qui vous unit je sais l’étroite chaîne.
Après cela, Seigneur, je ne vous retiens plus,
Et vous pourrez aux Grecs annoncer mon refus.
Pyrrhus, Phœnix
Phœnix
Ainsi vous l’envoyez aux pieds de sa maîtresse?
Pyrrhus
On dit qu’il a longtemps brûlé pour la princesse.
Phœnix
Mais si ce feu, Seigneur, vient à se rallumer?
S’il lui rendait son cœur, s’il s’en faisait aimer?
Pyrrhus
Ah! qu’ils s’aiment, Phœnix! J’y consens. Qu’elle parte.
Que charmés l’un de l’autre ils retournent à Sparte!
Tous nos ports sont ouverts et pour elle et pour lui.
Qu’elle m’épargnerait de contrainte et d’ennui!
Phœnix
Seigneur…
Pyrrhus
Une autre fois je t’ouvrirai mon âme:
Andromaque paraît.
Pyrrhus, Andromaque, Phœnix, Céphise
Pyrrhus
Me cherchiez-vous, Madame?
Un espoir si charmant me serait-il permis?
Andromaque
Je passais jusqu’aux lieux où l’on garde mon fils.
Puisqu’une fois le jour vous souffrez que je voie
Le seul bien qui me reste et d’Hector et de Troie,
J’allais, Seigneur, pleurer un moment avec lui:
Je ne l’ai point encore embrassé d’aujourd’hui.
Pyrrhus
Ah, Madame! les Grecs, si j’en crois leurs alarmes,
Vous donneront bientôt d’autres sujets de larmes.
Andromaque
Et quelle est cette peur dont leur cœur est frappé,
Seigneur? Quelque Troyen vous est-il échappé?
Pyrrhus
Leur haine pour Hector n’est pas encore éteinte.
Ils redoutent son fils.
Andromaque
Digne objet de leur crainte!
Un enfant malheureux qui ne sait pas encor
Que Pyrrhus est son maître, et qu’il est fils d’Hector.
Pyrrhus
Tel qu’il est, tous les Grecs demandent qu’il périsse.
Le fils d’Agamemnon vient hâter son supplice.
Andromaque
Et vous prononcerez un arrêt si cruel?
Est-ce mon intérêt qui le rend criminel?
Hélas! on ne craint point qu’il venge un jour son père;
On craint qu’il n’essuyât les larmes de sa mère.
Il m’aurait tenu lieu d’un père et d’un époux;
Mais il me faut tout perdre, et toujours par vos coups.
Pyrrhus
Madame, mes refus ont prévenu vos larmes.
Tous les Grecs m’ont déjà menacé de leurs armes,
Mais dussent-ils encore, en repassant les eaux,
Demander votre fils avec mille vaisseaux,
Coûtât-il tout le sang qu’Hélène a fait répandre,
Dussé-je après dix ans voir mon palais en cendre,
Je ne balance point, je vole à son secours.
Je défendrai sa vie aux dépens de mes jours.
Mais parmi ces périls où je cours pour vous plaire,
Me refuserez-vous un regard moins sévère?
Haï de tous les Grecs, pressé de tous côtés,
Me faudra-t-il combattre encor vos cruautés?
Je vous offre mon bras. Puis-je espérer encore
Que vous accepterez un cœur qui vous adore?
En combattant pour vous, me sera-t-il permis
De ne vous point compter parmi mes ennemis?
Andromaque
Seigneur, que faites-vous, et que dira la Grèce?
Faut-il qu’un si grand cœur montre tant de faiblesse?
Voulez-vous qu’un dessein si beau, si généreux,
Passe pour le transport d’un esprit amoureux?
Captive, toujours triste, importune à moi-même,
Pouvez-vous souhaiter qu’Andromaque vous aime?
Quels charmes ont pour vous des yeux infortunés
Qu’à des pleurs éternels vous avez condamnés?
Non, non; d’un ennemi respecter la misère,
Sauver des malheureux, rendre un fils à sa mère,
De cent peuples pour lui combattre la rigueur,
Sans me faire payer son salut de mon cœur,
Malgré moi, s’il le faut, lui donner un asile:
Seigneur, voilà des soins dignes du fils d’Achille.
Pyrrhus
Hé quoi! votre courroux n’a-t-il pas eu son cours?
Peut-on haïr sans cesse? et punit-on toujours?
J’ai fait des malheureux, sans doute; et la Phrygie
Cent fois de votre sang a vu ma main rougie;
Mais que vos yeux sur moi se sont bien exercés!
Qu’ils m’ont vendu bien cher les pleurs qu’ils ont versés!
De combien de remords m’ont-ils rendu la proie!
Je souffre tous les maux que j’ai faits devant Troie.
Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé,
Brûlé de plus de feux que je n’en allumai,
Tant de soins, tant de pleurs, tant d’ardeurs inquiètes…
Hélas! fus-je jamais si cruel que vous l’êtes?
Mais enfin, tour à tour, c’est assez nous punir:
Nos ennemis communs devraient nous réunir.
Madame, dites-moi seulement que j’espère,
Je vous rends votre fils, et je lui sers de père;
Je l’instruirai moi-même à venger les Troyens;
J’irai punir les Grecs de vos maux et des miens.
Animé d’un regard, je puis tout entreprendre:
Votre Ilion encor peut sortir de sa cendre;
Je puis, en moins de temps que les Grecs ne l’ont pris,
Dans ses murs relevés couronner votre fils.
Andromaque
Seigneur, tant de grandeurs ne nous touchent plus guère.
Je les lui promettais tant qu’a vécu son père.
Non, vous n’espérez plus de nous revoir encor,
Sacrés murs que n’a pu conserver mon Hector!
À de moindres faveurs des malheureux prétendent,
Seigneur: c’est un exil que mes pleurs vous demandent.
Souffrez que, loin des Grecs, et même loin de vous,
J’aille cacher mon fils, et pleurer mon époux.
Votre amour contre nous allume trop de haine.
Retournez, retournez à la fille d’Hélène.
Pyrrhus
Et le puis-je, Madame? Ah! que vous me gênez!
Comment lui rendre un cœur que vous me retenez?
Je sais que de mes vœux on lui promit l’empire;
Je sais que pour régner elle vint dans l’Épire;
Le sort vous y voulut l’une et l’autre amener:
Vous, pour porter des fers, elle, pour en donner.
Cependant ai-je pris quelque soin de lui plaire?
Et ne dirait-on pas, en voyant au contraire
Vos charmes tout-puissants, et les siens dédaignés,
Qu’elle est ici captive et que vous y régnez?
Ah! qu’un seul des soupirs que mon cœur vous envoie,
S’il s’échappait vers elle y porterait de joie.
Andromaque
Et pourquoi vos soupirs seraient-ils repoussés?
Aurait-elle oublié vos services passés?
Troie, Hector, contre vous, révoltent-ils son âme?
Aux cendres d’un époux doit-elle enfin sa flamme?
Et quel époux encore! Ah! souvenir cruel!
Sa mort seule a rendu votre père immortel;
Il doit au sang d’Hector tout l’éclat de ses armes,
Et vous n’êtes tous deux connus que par mes larmes.
Pyrrhus
Eh bien, Madame, eh bien! il faut vous obéir:
Il faut vous oublier, ou plutôt vous haïr.
Oui, mes vœux ont trop loin poussé leur violence
Pour ne plus s’arrêter que dans l’indifférence;
Songez-y bien: il faut désormais que mon cœur,
S’il n’aime avec transport, haïsse avec fureur.
Je n’épargnerai rien dans ma juste colère:
Le fils me répondra des mépris de la mère;
La Grèce le demande, et je ne prétends pas
Mettre toujours ma gloire à sauver des ingrats.
Andromaque
Hélas! il mourra donc. Il n’a pour sa défense
Que les pleurs de sa mère et que son innocence.
Et peut-être après tout, en l’état où je suis,
Sa mort avancera la fin de mes ennuis.
Je prolongeais pour lui ma vie et ma misère;
Mais enfin sur ses pas j’irai revoir son père.
Ainsi, tous trois, Seigneur, par vos soins réunis,
Nous vous…
Pyrrhus
Allez, Madame, allez voir votre fils.
Peut-être, en le voyant, votre amour plus timide
Ne prendra pas toujours sa colère pour guide.
Pour savoir nos destins j’irai vous retrouver.
Madame, en l’embrassant, songez à le sauver.