SECONDE PARTIE MURMURES DE L’ANCIEN MONDE

CHAPITRE 16

1. Teresa n’aurait pas été en sécurité s’il l’avait ramenée dans son studio près des usines marémotrices, aussi Byron trouva-t-il un minuscule balsa au fond des Flottes et dépensa-t-il le reste de son argent brésilien pour en payer le loyer.

Cet endroit lui plaisait. Seules les hauteurs de San Gabriel au loin lui rappelaient l’existence du continent, seuls les brises salées et le brouillard matinal lui rappelaient celle de l’océan. Sans eux, cela aurait pu être n’importe quel confluent du bois et de l’eau, avec des maisons en carton sur les fondations des pontons, des passerelles oscillantes, des lanternes vénitiennes, des moulins à vent tournant comme des fouets à cuisine devant le ciel. À l’est, un canal marchand permettait de s’approvisionner en œufs et légumes frais. La population, cosmopolite, comptait peut-être davantage de Latinos et de natifs des Indes orientales. Il y avait quelques emplois corrects disponibles sur les quais derrière l’usine marémotrice et la violence restait modérée. Un bon endroit, pensa Byron.

Il l’appréciait davantage qu’il ne l’aurait dû. L’endroit l’apaisait, ce qui était dangereux. Il lui fallait désormais penser à l’avenir… pour le bien de Teresa aussi bien que pour le sien.

Elle n’était pas en sécurité, ici. Plus terrifiant, elle pouvait bien ne l’être nulle part.


Il pensa à elle sur la promenade qui, longeant le canal, passait entre les vieilles baraques flottantes dressées comme des échassiers au-dessus de l’eau. Il pensa à Teresa.

Elle se livrait très peu. Il trouvait blessante cette manière de se dissimuler à lui. Depuis sa transe avec la pierre, à Belém, elle restait distante, subtilement éteinte, et se détournait quand il la touchait. Elle posait souvent les yeux sur Keller, mais celui-ci se montrait tout aussi distant, comme si une électricité bizarre les avait mis dans des spins opposés. Quelque chose a passé entre eux ce jour-là, songea-t-il, dans cette chambre d’hôtel donnant sur le Vero-Peso. Une intimité trop affreuse à supporter.

Dont la douleur crevait les yeux.

Elle s’accrochait toutefois à l’onirolithe. Elle l’avait à nouveau dissimulé dans son bagage à main et le gardait désormais caché dans une commode de l’Armée du Salut au fond du balsa. Gage de quelque chose. De son passé, de son avenir.

Byron en était venu à détester la pierre.

Il la détestait pour la tristesse qu’elle créait en Teresa, et il la détestait en tant que témoignage de son propre passé. Il avait connu des périodes où sa vie lui avait semblé une longue crise de somnambulisme. Tiré par la conscription d’un centre de formation professionnelle du Midwest, il s’était porté volontaire pour effectuer son service comme Ange. Les psys du service de santé l’avaient estimé « apte à la tâche ». Et peut-être avaient-ils raison, peut-être y était-il apte. Peut-être cela expliquait-il pourquoi, une fois son service terminé, il avait choisi de se faire enlever sa prise. Avec le sentiment que c’était trop facile, d’une certaine manière, qu’il aurait pu continuer à traverser tant bien que mal la vie dans un agréable brouillard de wu-nien – comme Keller – ou, pire, finir avec une puce-plaisir enfoncée dans la prise. Il était venu dans les Flottes avec deux compagnons d’armes sous la tutelle d’un ancien officier appelé Trujillo cherchant de l’aide pour monter un laboratoire clandestin. Byron se retira au dernier moment : il ne se voyait pas synthétiser des enképhalines et de fausses adénosines pour une population de drogués amochés. Les pierres de rêve l’attiraient, par contre, parce qu’en comparaison elles semblaient saines, et parce qu’elles avaient du succès auprès des artistes dont la présence commençait à se faire sentir dans les Flottes. Il contacta Cruz Wexler, qui l’aida à se lancer. Un travail simple et lucratif qui, néanmoins, finit par lui peser sur la conscience. Il apprit à respecter l’étrangeté des oniros. Ils possédaient un pouvoir curatif, et peut-être un autre plus énigmatique. Il en vint à se demander s’il était bien sage de les vendre comme un banal remontant aux continentaux aisés qui venaient tous les samedis soirs dans les clubs les moins sauvages des Flottes.

Achetez une pierre de rêve à l’ancien combattant Ange : c’était audacieux et de bon ton. Il entendait son nom dans les conversations. « Il a sans doute perdu ses couilles à la guerre », dit l’un de ses clients. Et le plus épouvantable, s’aperçut-il, était que l’homme pouvait bien avoir raison, sa vie dans les Flottes pouvait bien être une variation supplémentaire sur le thème du wu-nien, une espèce de castration. D’une certaine manière, importante, il avait été châtré.

Teresa lui permit de retrouver le monde.

Il ne l’avait pas choisie consciemment pour ce rôle, mais il ne s’agissait pas non plus d’une pure coïncidence. Plutôt d’une espèce de mélange des deux. Elle se présenta un jour à sa porte parce qu’elle avait besoin de lui ; il était tombé amoureux d’elle parce qu’il avait besoin de tomber amoureux.

Il n’avait pas été un seul instant question d’indifférence. Une télégraphie dans la forme du visage ou la couleur des yeux de Teresa avait communiqué son besoin à Byron. Elle était décharnée, malade, lui était un Ange démobilisé, une parodie d’ancien combattant. Cela aurait pu être comique. Mais il s’occupa d’elle.

Sauf qu’elle mourait.

La pierre lui sauva la vie, ce qui était bien ; il ne se demanda que longtemps après s’il n’avait pas simplement retardé l’inévitable. Elle voulait vraiment mourir. Il le comprit. Elle se punissait pour un péché qu’elle ne pouvait se rappeler consciemment, une énormité enfouie, égarée dans le traumatisme de l’incendie. Mais il y avait aussi d’autres forces, et il ne doutait pas d’avoir réveillé l’une d’entre elles : une étincelle de résistance, son désir rebelle de vivre. Comme s’il existait deux Teresa entremêlées, chacune s’employant à subvenir et tromper l’autre : la mort trompée pour devenir vie, la vie trompée pour devenir mort.

Dans tout cela, l’onirolithe restait un mystère, une canalisation entre deux fractions d’elle-même, indispensable mais dangereuse. Il avait eu peur de la pierre des profondeurs parce qu’elle menaçait un équilibre délicat, ce qu’elle avait bel et bien semblé faire : l’étincelle en Teresa était désormais presque éteinte.

Il n’y avait donc rien d’autre à faire que trouver cet endroit pour qu’elle s’y cache, une cabane de ponton dans les Flottes où elle serait au moins à l’abri des Agences. Peut-être arriverait-elle à en sortir. C’est ce qu’il se dit.

Mais ce qui le mettait en colère – une colère vaste et profonde qu’il doutait de pouvoir contrôler plus longtemps –, c’était la froideur manifestée par Keller vis-à-vis de Teresa.

Keller qu’elle aimait. Keller qui aurait pu la sauver.

Keller qui voulait retourner sur le continent.


Il le rencontra devant un étal du marché et ils longèrent l’usine marémotrice dans un silence gêné. « Je n’ai plus rien à faire ici, finit par dire Keller. Tu dois bien t’en rendre compte, maintenant.

— Elle a besoin de toi », se contenta de répondre Byron.

Il suivit le regard de Keller qui se perdait au-delà de la promenade et du mur lisse du barrage. Là-bas, sur la ligne bien droite de l’horizon, un pétrolier thaï semblait immobile. Les mouettes tourbillonnaient au-dessus de leurs têtes. « Je ne peux rien faire pour elle.

— Tu lui dois d’essayer. »

Il secoua la tête. « Je ne lui dois rien du tout. »

Une espèce de savoir secret passait dans son regard. Byron se sentit en colère, exclu, impuissant. Il reconnut l’attitude distante de Keller : c’était le Palais des Glaces, les instincts d’Ange, une vacance glacée et délibérée de l’âme. « J’ai un travail à accomplir, annonça Keller.

— Rien à foutre. » Ils avancèrent de quelques pas, sans rien dire, enveloppés par cette colère. « Retourner là-bas pourrait être dangereux pour toi, finit-il par ajouter. Les Agences pourraient te retrouver.

— Je télécharge, je fais tout passer par un processeur d’image, je détruis l’enregistrement mémoriel original. Même s’ils me trouvent, il n’y a rien qui puisse servir de preuve. Rien qu’ils puissent utiliser contre elle.

— Tu tiens tant que ça à elle ? »

La question sembla troubler Keller, qui ne répondit pas.

« Si tu tenais à elle, insista Byron, tu resterais.

— Je ne peux pas.

— Alors quoi ? Un nouveau nom ? Un nouveau travail quelque part ? »

Il haussa les épaules.

« Tu le lui dis toi-même, fit Byron avec lassitude.

Laisse-moi en dehors de ça. C’est toi qui lui annonces que tu pars.

— D’accord », répondit Keller.


2. Elle regardait la télé au fond de la cabane flottante.

Keller jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. C’était un feuilleton sentimental scandinave, un programme satellite rediffusé par le Réseau. Mais Teresa ne regardait pas vraiment. Ses yeux ne fixaient pas l’écran. Elle les leva vers lui et ils se retrouvèrent un instant seuls dans le silence de la petite pièce dont le sol montait et descendait sous l’effet de la houle. « Tu t’en vas », dit-elle.

Cela l’étonna. Mais elle avait pu deviner. Cela n’avait rien de surprenant. L’évidence des petits silences, des regards évités, des mains non touchées. Par un acte de volonté, il se fit distant. « J’ai du travail », dit-il.

Elle sourit vaguement. « Télécharger des souvenirs ? »

Il hocha la tête.

« Et ensuite, dit-elle, ils deviennent de la vidéo. Pas vrai ? Tu n’as plus besoin de vivre avec eux. » Elle se leva, se passa la main dans les cheveux. « Tu reviendras ? »

La question le gêna. Sans doute pas. Une partie de lui tenait désespérément à ne plus jamais revenir, à ne plus jamais la revoir. Mais il n’était pas entièrement dépourvu d’adhyasa, de puissantes et traîtresses impulsions. « Je n’en sais rien. »

Elle hocha la tête, comme pour dire : d’accord, oui, merci d’être honnête, en tout cas. Elle tendit la main, il la prit dans la sienne. Mais lorsqu’il voulut se détourner, elle ne le lâcha pas. Elle le regardait avec intensité et le serrait avec une force douloureuse. « Ça n’a aucune importance, dit-elle farouchement. Tout ce qui s’est passé n’a pas d’importance pour moi. Ce qui s’est passé avec Meg… n’a pas d’importance. »

Il se dégagea. Un instant, il voulut la croire, accepter ce qu’elle lui offrait. Mais elle n’avait pas le pouvoir de pardonner.

Elle savait. Et c’était insupportable.

« Ça n’a pas d’importance. » Elle le suivit à la porte. « Souviens-t’en, Ray. Fais-le pour moi, s’il te plaît. Souviens-t’en, c’est tout. »


3. Il se rendit en bateau-taxi à l’autre bout du canal marchand, là où les grandes clôtures en grillage marquaient le continent. Le temps qu’il retrouve sa voiture – restée le mois entier dans un garage sécurisé –, la nuit était tombée. Les routes d’accès à la zone urbaine étaient bondées, l’autoradio déversait des rondos de musique vibrante, musclée et sinistre. La ville, fleuve de lumière et de béton, allait de la frontière mexicaine jusqu’aux banlieues aqueduc desséchées, de l’océan au désert ; il se dit qu’il aurait dû trouver cela intimidant, après le Brésil. Ce n’était pas le cas. Cela le grisait.

Dans ces canyons nocturnes, il n’était qu’un élément de la multitude, enfin anonyme : il pouvait perdre sa culpabilité, ses souvenirs, son passé, lui-même.

CHAPITRE 17

1. Un bateau-taxi thaï conduisit Oberg au studio vide près de l’usine marémotrice.

C’était un balsa impressionnant, vers lequel Oberg leva les yeux du minuscule quai de canal prenant appui sur la passerelle flottante. « Elle vit ici ? demanda-t-il.

— Vivait, répondit laconiquement le chauffeur. Elle y vit peut-être encore. Mais je ne l’ai pas vue depuis un moment. » Il attendit d’une manière ostentatoire. Oberg lui fourra quelques coupures passées dans la main et l’homme hocha la tête avant de s’éloigner dans le ronronnement de son moteur.

Une fois seul, Oberg grimpa un escalier de béton moussu et força tranquillement la porte.

Il y avait de la poussière à l’intérieur.

Il s’y attendait. Ils ne seraient pas revenus là. Pas si bêtes. Retrouver la trace de Teresa ne lui avait pas posé la moindre difficulté : elle connaissait des dizaines de personnes parmi les marchands d’art du continent et dans les galeries de l’autoroute côtière.

Au dire de tous, c’était une femme aux habitudes prévisibles.

Elle n’était donc pas revenue chez elle, et si cela n’étonnait pas Oberg, il restait toutefois convaincu de deux choses : qu’elle avait trouvé refuge quelque part dans les Flottes, et qu’il la retrouverait – c’était à peu près inéluctable.

Ce qu’il cherchait là, dans cette retraite fermée en bambou vert qu’elle avait habitée, relevait autant du domaine mystique que du domaine pratique : une notion de sa présence, un gage de sa vie.

L’air tranquille bougea autour de lui. Sans un bruit, cette fois, il monta les escaliers.


Il s’était renseigné sur les Flottes.

Elles ne se limitaient pas à une seule communauté. Il fallait utiliser ce nom au pluriel. Des années auparavant, dans une infusion de financement étatique et fédéral ayant duré une décennie, on avait construit les usines marémotrices au large de la côte californienne. Cet exploit technique d’une ambition égale à l’érection de la Grande Muraille montrait de quelle manière un besoin pressant en ressources énergétiques prenait le pas sur toute une série d’objections d’ordre pratique et écologique. Mises en service après des années de dépassement budgétaire et l’extinction d’une demi-douzaine de petites espèces marines, les installations continuaient à produire la majeure partie de l’électricité absorbée par la conurbation. Elles n’en produisaient pas assez, forcément, mais on disposait des générateurs photiques de Baja et Sonora pour assumer la surcharge, des technologies concrétisées grâce aux pierres des Exotiques.

Du point de vue d’Oberg, le demi-monde s’étant développé à l’ombre du barrage revêtait davantage d’importance. Les eaux littorales, étales, clôturées, constituaient au départ une sorte de zone franche industrielle. Il y avait d’énormes projets d’ensevelissement de déchets au large de Long Beach, avec des zones de réception en eau profonde s’appuyant sur le barrage. Des gens n’avaient pas manqué d’emménager pour fournir le marché en main-d’œuvre spécialisée. Avec, bien entendu, parmi eux, beaucoup de semi-clandestins munis de papiers douteux. Les premiers taudis flottants, grossiers, virent le jour à l’abri des usines, mais la population se stabilisa lorsque les nouvelles industries durent faire face tant bien que mal à la concurrence des technologies des Exotiques. Des squatteurs occupèrent les carcasses des entrepôts abandonnés.

Les émeutes de chômeurs des années 30 établirent pour la première fois un périmètre d’autonomie, une frontière au-delà de laquelle tant les polices municipale que portuaire refusèrent ensuite de s’aventurer. Le comté de Los Angeles renonça officiellement à exercer son autorité sur les Flottes dans une série d’accords négociés avec les meneurs de la grève. Cela créa un précédent. Même après l’incendie qui ravagea les ghettos flottants à la fin des années 30, la seule administration gouvernementale disposant d’un véritable pouvoir dans les Flottes fut le ministère des Travaux Publics.

Les Flottes étaient donc devenues un refuge pour quiconque tombait dans les failles du monde continental : artistes, criminels, drogués, marché noir, immigrés sans papiers et personnes n’arrivant pas à sortir de la misère. Une douzaine de communautés autonomes cœxistaient dans sa vaste superficie de pontons, de balsas et de canaux. Les taudis débordaient depuis la zone urbaine continentale, endroits dangereux dans lesquels, Oberg en avait conscience, n’importe quelle vie était négociable. Ailleurs, et plus particulièrement à cet endroit dans le Nord, plus spacieux, de véritables communautés avaient vu le jour. Il y avait de l’argent, des emplois, un commerce limité avec le monde extérieur. Les gens allaient et venaient. Un endroit où vivre, pensa Oberg. Et surtout, songea-t-il, un endroit où se cacher.

Mais aucune cachette ne pourrait la dissimuler bien longtemps. Il comprit, en montant l’escalier, qu’il avait été à la fois nécessaire et inévitable de se séparer des Agences. Il n’était plus tenu de suivre leurs protocoles. Il pouvait évoluer dans cette zone floue, loin du continent. Il était un franc-tireur. Il pouvait aller où bon lui semblait.

Il sourit à cette pensée. Regardez donc où je vais.


Il avança à pas légers sur le parquet de la pièce ayant servi de studio à Teresa.

C’était une grande salle entourée de fenêtres. Des biseaux de soleil parallèles divisaient le parquet. Il ouvrit les tiroirs, jeta un coup d’œil au dos des miroirs. Il accomplit tout cela avec méthode et dans un état de concentration établi avec soin. Il n’était pas sûr de savoir ce qu’il cherchait, juste qu’il le reconnaîtrait quand il le verrait.

Il le vit, enfin, niché au fond du tiroir de la commode derrière une chemise en coton pastel. Une petite fiole en plastique opaque, sans la moindre mention, de la taille d’une boîte à pellicule. Quand il s’en saisit, quelque chose fit du bruit à l’intérieur.

Il souleva le couvercle de l’ongle du pouce.

L’odeur était légère, acre, séduisante. Il fit tomber la minuscule pilule noire dans la paume de sa main. Il n’y en avait qu’une, devenue résineuse avec le temps.

Quelque chose qu’elle a mis de côté, songea-t-il. Une espèce d’assurance, ou la preuve de quelque chose, une démonstration.

Du bout du doigt, il toucha le résidu huileux au fond de la fiole et s’effleura la langue.

Un goût amer, astringent. Mais une très légère sensation de bien-être parcourut son organisme.

Des enképhalines, reconnut-il. Très concentrées.

Il remit la pilule dans le récipient, dont il referma le couvercle avec un bruit sec.

Pour la seconde fois, il sourit tout seul.


2. Ses rêves empirèrent après le départ de Keller.

La fillette s’y trouvait, bien entendu. Mais la tonalité du rêve avait changé. La pierre de Pau Seco lui en avait trop appris. La petite fille réapparut devant un terrifiant montage de l’incendie : flammes, fumée et visages terrorisés. Des traînées de suie passaient sur ses yeux écarquillés ; seule, coupée du continent, elle craignait pour sa vie.

« J’ai besoin de toi, dit la fillette. Je t’ai sauvée, autrefois ! Ce n’est que justice ! Tu ne peux pas me laisser mourir là ! »

Mais dans les rêves Teresa ne pouvait que lui tourner le dos.

Les rêves la mirent en sueur. Elle s’éveilla seule à l’arrière de son nouveau balsa tout au fond des Flottes, un instant perdue dans l’obscurité, dans les volumes peu familiers. Byron dormait dans la pièce de devant, qui servait aussi de cuisine, et elle à l’arrière. En remuant, elle se sentit aussi vide qu’une bouteille rejetée par la mer. Le sol bougea au passage d’une houle temporaire, comme si une main soulevait le bateau. Teresa referma les yeux avec détermination et pria pour ne pas rêver à nouveau.

Le matin se présenta quelques heures plus tard, lumière dans l’unique et haute fenêtre de la pièce.

Elle se redressa, se drapa dans un peignoir, inspira à fond. Depuis Belém, elle se sentait presque tout le temps engourdie. Engourdie, sans racines, vide. Peut-être Keller se sentait-il lui aussi comme cela. Fugue d’Ange. Sauf qu’elle n’était pas un Ange. Elle n’était qu’elle-même, évoluant dans ce brouillard. Elle se demandait de temps en temps ce qu’elle ressentait, ce qu’elle ressentait vraiment, mais c’était comme tâter du bout de la langue l’abcès d’une dent : la douleur submergeait la curiosité.

Elle alla dans la cuisine faire frire un œuf pour Byron sur le vieux gril électrique. Il ne leur restait pas d’autre nourriture.

Byron portait un pantalon de treillis kaki et sa veste de combat mangée aux mites. Elle le regarda mais ne trouva rien à lui dire. Elle ne lui avait pas beaucoup parlé – pas vraiment parlé – depuis Belém. Une barrière de culpabilité ou de honte s’était dressée entre eux. Elle n’avait même pas fait allusion à ce qu’elle avait vu lors de sa transe avec l’oniro, aux complexités du temps et du passé, celles du monde ou les siennes. Lorsqu’il eut mangé, il se leva et accrocha ses lunettes derrière ses oreilles en annonçant qu’il sortait.

« Où ?

— Prendre des contacts, expliqua-t-il vaguement. On a besoin de liquide, pour rester ici. Certaines personnes me doivent de l’argent.

— Tu es obligé de sortir ? »

Il hocha la tête.

« Eh bien, se résigna-t-elle, sois prudent. »

Il haussa les épaules.


Il n’y avait rien de pire que se retrouver seule.

Elle fut surprise de détester cela à ce point. Mieux valait avoir de quoi s’occuper. Cela aidait de ne pas rester inactive.

Byron lui avait laissé un peu d’argent pour acheter des provisions. Elle pensa donc aller le dépenser, se promener sur le canal marchand jusqu’aux grands éventaires près de l’usine marémotrice. Ce serait bien. Elle enfouit le liquide dans la poche de sa chemise, boutonna cette dernière. Jette un coup d’œil dans le frigo, pensa-t-elle. Un réfrigérateur de location bon marché, fourni avec cette cabane de ponton bon marché. Il y avait une bouteille d’eau fraîche et une miche de pain rassis. Il leur fallait, voyons, des fruits, des légumes, peut-être même un peu de viande. De quoi permettre au corps et à l’esprit de rester ensemble.

Elle-même n’avait pas pris de petit déjeuner.

Le canal marchand, donc. Mais elle retourna d’abord dans la petite pièce qu’elle avait faite sienne, regarda le lit en désordre puis, avec plus de soin, la vieille commode de l’Armée du Salut. Elle en ouvrit négligemment le tiroir du haut.

La pierre brésilienne s’y trouvait.

Elle semblait petite et peu avenante dans son nid de vêtements. Ordinaire… jusqu’à ce que vous la regardiez de près, que vous laissiez ses angles vous séduire l’œil, que vous l’examiniez jusqu’à ne plus pouvoir en détourner le regard. Une partie de Teresa fut tentée de prendre la pierre dans la main.

Une autre ne le fut pas. La jeune femme referma le tiroir d’un coup sec.

Elle sentait à nouveau à quel point la pierre était étrangère. C’est la pierre, songea-t-elle, qui a fait partir Keller. Dans cette chambre d’hôtel de Belém, elle avait vu au plus profond de lui, elle y avait vu cette affreuse culpabilité qu’il accumulait depuis tant d’années. La femme qui mourait au Rondônia, celle qui s’appelait Meg. L’hésitation de Keller. Pire, le sentiment caustique de sa propre lâcheté.

Elle comprenait, bien entendu. Ce n’était pas un péché bien difficile à pardonner.

Mais il ne pouvait supporter qu’elle ait vu.

Sans compter le reste. La fillette, l’incendie, le terrible Carlos. Elle avait tant perdu : pas seulement Ray mais un sentiment de but, son intimité avec les pierres, l’idée d’un avenir…

Elle se sortit cela de l’esprit. Elle y penserait plus tard. Elle quitta la cabane, verrouilla la porte à double tour, se mêla à la foule sur le ponton à côté du grand canal. Le soleil brillait, elle leva le visage vers lui, les paupières bien fermées. Dommage qu’elle ne puisse pas voir l’océan.


Marcher était si agréable qu’elle en oublia ses courses. Elle dépassa les grands éventaires aux bannes colorées, dépassa les bateaux marchands amarrés à la promenade, se tournant instinctivement vers la mer.

La passerelle vira vers le nord, parallèle à la digue. Elle grimpa par une série de marches en grille métallique jusqu’à parvenir au niveau de l’épaisse lèvre en béton du barrage. Il appartenait aux Travaux Publics, isolé dans ses douves remuantes au fond desquelles, quelque part, tournaient d’énormes turbines. Au sud, elle voyait une ligne d’usines et d’entrepôts abandonnés, piles de débris d’un noir austère devant le ciel sans nuages. À l’est, derrière l’enchevêtrement des Flottes, un bout du continent ; les monts effilés de San Gabriel. Au nord, d’autres baraques flottantes… l’usine marémotrice se terminant en fuseau du côté de la terre. Et à l’ouest, l’océan.

Des mouettes volaient en cercles dans le ciel et plongeaient en piqué sur un transporteur de déchets. Le vent sentait le sel et le varech. Elle aurait dû emporter un pull.

Keller était parti, bien entendu. L’effrayant étant qu’elle le savait et le comprenait à la fois. À cause de ce qu’elle avait vu, il ne pouvait pas supporter sa présence. Logique et inévitable.

Mais elle ressentait cette perte plus profondément qu’elle ne s’y attendait.

Les choses avaient une bien curieuse manière de changer. Pendant un temps, elle avait su ce qu’elle voulait : le mystère des pierres de rêve, un accès à son passé. Mais c’était comme ce proverbe sur les prières exaucées. Elle en savait sans doute davantage sur les Exotiques que n’importe qui en dehors des programmes de recherche fédéraux ; sur leurs origines, sur leur passé. Ils étaient encore bien vivants dans son esprit. Mais il restait quelque chose de fondamentalement étranger en eux, une dissonance profonde entre leur monde et le sien. Elle le ressentait, comme un élancement poignant en elle, comme un silence là où des voix auraient pu résonner.

Le mystère de son propre passé ne se montrait pas moins récalcitrant. Elle était la petite fille, bien entendu : la fillette était Teresa. Teresa avant l’incendie. Elle le savait, maintenant. Mais ce savoir ne suffisait pas. Le souvenir était celui d’une ancienne douleur. Elle s’aperçut qu’elle voulait en réalité guérir. Mais l’oniro ne pouvait faire cela. La pierre ne pouvait que se souvenir. Cela semblait impliquer que le processus de guérison incombait à Teresa : une espèce de réconciliation dont elle n’avait pas la moindre idée.

Peut-être une telle chose n’existait-elle pas. Peut-être le passé était-il toujours et uniquement le passé. Sarcastique, fixé, imprenable. On ne pouvait s’adresser au passé.

Elle avança vers le nord entre des cabanes flottantes peu familières. Elle ne savait pas trop où elle allait. Elle se contentait de marcher… « de suivre ses pieds », aurait dit Rosita. Ses pieds la conduisirent au bout de pontons, au-delà d’éventaires bondés de marchandises. Elle ne prêta aucune attention aux voix anglaises ou espagnoles tournoyant autour d’elle. Elle pensa un peu à ce qu’on voulait et ce qu’on obtenait. À ce paradoxe. En voulant la pierre de rêve, elle avait trouvé Keller. Maintenant, elle voulait Keller… mais la pierre l’avait fait partir.

Le passé l’avait fait partir.

« Je suis désolée, Ray. »

Elle s’aperçut avec embarras avoir parlé à voix haute. Mais seules les mouettes l’entendirent.

L’endroit où elle était arrivée lui rappelait quelque chose. Elle réprima ce sentiment de familiarité, mais son cœur battit plus fort. Elle n’était pas venue sans raison à cet endroit. Ses pieds l’y avaient conduite. Astucieux pieds. Mais mieux ne valait pas trop y penser.

La cabane flottante n’avait guère changé. La même gîte à l’air dangereux, la même pompe crachant de l’eau de cale huileuse dans un canal d’eaux usées. Elle descendit l’antique volée de marches en grille métallique et frappa, à bout de souffle.

Le vieillard creux était encore plus vieux et encore plus creux qu’avant. Elle fut surprise qu’il la reconnaisse. Il plissa les yeux d’un air d’amusement fatigué dans la pénombre de son seuil. « C’est toi », dit-il.

Il avait toujours des pilules au fond de sa cabane.

CHAPITRE 18

1. Il restait la possibilité de vendre la pierre. Byron n’était pas en mesure de produire des copies : il n’osait même pas prendre le risque de passer à son laboratoire de fond de cale dans les Flottes. Ils n’avaient que cet onirolithe-là, et il se demandait comment réagirait Teresa s’il suggérait de le vendre… mais il pourrait s’occuper de ce problème plus tard. Pour l’instant, il leur fallait de l’argent.

Il loua un bateau dans lequel il marauda jusqu’à trouver une cabine téléphonique des Travaux Publics en état de marche. Il composa un numéro privé, mais ne fut pas surpris qu’il ne fonctionne pas. Il y eut un temps d’arrêt de mauvais augure, puis le logo de Bell/Calstate en pixels grossiers affublé d’un message défilant : CE NUMÉRO N’EST PLUS EN SERVICE. MERCI DE RESTER EN LIGNE, NOUS REDIRIGEONS VOTRE APPEL.

Vers les Agences, pensa Byron, lugubre. Il enfonça la touche échappement, remonta dans sa barque de location, et se perdit en quelques minutes dans la circulation.

Dans une deuxième cabine, au fond du quartier industriel, il passa un autre appel, cette fois dans les Flottes : un ami, un artiste local du nom de Montoya. Il n’arrivait pas à joindre la propriété de Cruz Wexler à Carmel, Montoya savait-il pourquoi ?

Les yeux de son interlocuteur s’écarquillèrent. « Tu as peut-être été idiot de l’appeler. Tu rentres de voyage ? Les Agences ont fait une descente chez Wexler il y a quelques semaines. Le bâtiment est fermé et ses documents sous scellés. »

Byron réfléchit. Cela avait dû se produire peu après leur départ pour le Brésil. Ce n’est pas une coïncidence, pensa-t-il.

« Ils ont même fait une descente à certains endroits des Flottes, précisa Montoya. Ça a été une période difficile. Il y avait des gens très bien à Carmel quand le couperet est tombé. » Il secoua la tête.

« Ils ont pris Wexler ? »

Montoya plissa les yeux et se lécha les lèvres. « Ce n’est pas que je n’ai pas confiance en toi, hein ? Mais il se pourrait que quelqu’un t’ait demandé de poser la question. »

Byron saisit l’objectif de la caméra et força celle-ci à pivoter à gauche puis à droite sur son axe rouillé. « Tu vois quelqu’un avec moi ?

— Demande à Cat », suggéra Montoya avant de quitter l’écran.


Katsuma alias Cat était une petite habitante des Flottes, une Flotteuse de deuxième génération qui peignait des cristaux pour les galeries du continent.

Elle connaissait Byron et Teresa depuis des années et se déclara ravie de le revoir. « J’ai entendu de vilaines rumeurs, dit-elle. Je suis heureuse que tu ailles bien.

— Ça va à peu près, répondit Byron. Parle-moi de Wexler.

— Tu as vraiment besoin de discuter avec lui ?

— Cela me permettrait d’éclaircir certaines choses. » Même si la perspective de trouver de l’argent s’éloignait.

« Dans ce cas, retrouve-moi cet après-midi. » Et elle nomma un café près de la digue sud des usines.


Il s’imaginait que Wexler lui devait au moins une explication.

En partant vers le sud dans sa barque de location, il récapitula tout ce qu’il savait de Cruz Wexler.

La plus grande partie était de notoriété publique, Wexler étant, ou ayant été, une célébrité. Durant les années de guerre, les oniros avaient commencé à circuler en sous-main parmi les drogués, et bénéficié d’une espèce d’effet de mode au cours duquel la curiosité publique avait atteint son zénith. Docteur en dynamique du chaos, Wexler fut toutefois renvoyé lorsqu’il commença à publier des articles dans lesquels il décrivait les pierres de rêve comme une « manne psychique envoyée par une civilisation plus ancienne et plus saine d’esprit ». Il perdit donc son poste mais gagna des disciples. Il avait occupé quelques années durant une place éminente dans les cercles bohèmes, possédé à un moment une propriété dans les Flottes. Mais sa renommée avait décliné et Wexler vivait désormais plus ou moins en retraite dans sa propriété de Carmel, où il se battait contre un emphysème progressif et jouait au sage devant qui s’obstinait à lui rester fidèle. Il comptait toujours des partisans parmi les artistes des Flottes puisant leur inspiration dans les pierres. Ceux-ci lui rendaient régulièrement visite à Carmel pour profiter de sa soi-disant édification. Aux yeux de Byron, cela relevait plus ou moins du n’importe quoi… Mais c’est Wexler qui avait garanti son labo, et seul Wexler pourrait expliquer la débâcle de Pau Seco.

Il amarra son embarcation à un quai payable à l’heure derrière les ruines d’une raffinerie avant de marcher jusqu’au café indiqué par Cat. Le quartier était dangereux. Pas horrible, mais sous l’influence évidente des taudis plus au sud. Dans le périmètre délimité par un grillage, il reconnut Cat assise à une table haute donnant sur le canal. Un homme l’accompagnait. Malgré la casquette de marin enfoncée jusqu’aux oreilles et la barbe de plusieurs jours, on reconnaissait sans mal Wexler. Désormais nerveux et concentré, Byron commanda une bière qu’il emporta à la table.

« Byron », le salua chaleureusement Cat.

Mais il regardait Wexler. Celui-ci ne dit rien, lui retournant toutefois son regard. Un regard calme et bleu. Il restait une figure charismatique. Les gens ne croyaient pas qu’on pouvait mentir avec des yeux comme ceux-là.

Il inspirait et expirait avec un bruit rauque.

Cat se leva en soupirant. « Bon, à plus tard. »

Elle effleura l’épaule de Byron et se pencha sur lui. « Vas-y mollo avec lui, d’accord ? Je le loge dans ma flottante. Il n’a nulle part où aller et les poumons dans un sale état. »

Une fois Cat trop loin pour les entendre, Byron dit d’une voix blanche : « J’ai toutes les raisons de penser que tu nous as baisés. »

Wexler hocha la tête. « Je vois très bien ce qui t’amène à le penser.

— Une balade, que tu disais. Des vacances.

— Des circonstances imprévues. Teresa va bien ?

— Plus ou moins. » Il n’appréciait pas la question.

« Vous avez la pierre ? »

Non, pensa Byron. Tu n’es pas autorisé à obtenir cette information. Pas encore. Il sourit. « Tu aimerais bien le savoir », dit-il.

Wexler s’appuya à son dossier et sirota son café. « Je ne suis pas là…», dit-il enfin – en voulant parler des Flottes, comprit Byron – «… par choix. Tu l’as peut-être remarqué.

— Tu t’es fait dégommer, d’après Cat.

— Ils ont débarqué en force. Je ne m’y attendais pas.

— Mais tu n’étais pas chez toi ? Quelle heureuse coïncidence.

— Je ne m’attendais à rien de tout cela. Sinon, je ne vous aurais pas envoyé dans le Sud. Je peux expliquer, ou tu préfères me casser le nez ? »

Byron s’aperçut qu’il avait les poings serrés. Encore des conneries, songea-t-il amèrement. Mais autant écouter. Il réalisa alors qu’il était venu là non pour obtenir argent ou réparation, mais pour le bien de Teresa. Sa tristesse, flagrante, effrayante, avait un lien étroit avec la pierre. Si quelqu’un pouvait le comprendre, c’était peut-être bien Wexler.

Une mouette piailla qui décrivait des cercles au-dessus de leurs têtes. Byron jeta une miette prise sur la table et observa l’oiseau se précipiter à la poursuite du résidu vers l’eau noire du canal. « Je t’écoute », dit-il.


Wexler raconta que les Agences étaient venues fermer sa propriété. Une rafle radicale. Elles l’avaient toujours ignoré jusqu’ici. Les pierres de rêve étaient de la contrebande, sur le plan légal, mais personne ne s’occupait d’appliquer vraiment cette loi : vu l’insignifiance du crime, l’appliquer à grande échelle aurait été trop coûteux. « Ils ont changé d’avis avec les nouveaux oniros, expliqua Wexler. Les oniros des profondeurs.

— Tu savais, accusa Byron.

— On m’avait prévenu, admit l’autre. J’ai mes propres contacts. De toute évidence.

— Il y avait des gens bien, à Carmel.

— On n’a pas eu le temps de les faire sortir. Ils sont en détention, mais j’ai cru comprendre qu’on ne tarderait pas à les relâcher. » Il but une gorgée de café, inspira tant bien que mal. « Il faut que tu comprennes, pour les pierres. »

Wexler disposait d’un contact dans les installations de recherche gouvernementales en Virginie, un chercheur haut placé qui lui fournissait des informations sur les onirolithes des profondeurs. « Et c’était des informations enivrantes. Il faut que tu le comprennes. C’était tout ce qu’on voulait. Tout ce qu’on avait obtenu jusque-là, si impressionnant que ce soit, semblait flou ou obscur en comparaison. Pendant des années, on a décodé des données dans lesquelles le temps avait effacé un bit sur trois. On les reconstruisait, en réalité. Ce qui ne nous a pas empêchés d’en apprendre beaucoup. Mais rien de vraiment substantiel sur les Exotiques eux-mêmes. Comme s’ils restaient à distance, hors de portée. »

Mais maintenant, poursuivit Wexler, les données arrivaient à torrents. L’équipe de Virginie avait de surcroît commencé à travailler sérieusement sur ce qu’elle appelait « l’interface humaine », pour la plupart des détenus recrutés à Vacaville. Il s’agissait de données qu’on ne pouvait qualifier de tangibles, des données « de provenance douteuse » et parfois contradictoires, mais qui, pour l’essentiel, confirmaient les nouvelles traductions sorties des superordinateurs. Un début de compréhension des Exotiques commençait à se former.

« La question a toujours été : pourquoi avons-nous ces artefacts ? Pourquoi ont-ils été enterrés dans le Mato Grosso ? Avons-nous affaire à un cadeau ou à un accident ? Le grand mystère.

— Il y a une réponse ? demanda Byron.

— Des débuts de réponse. » Wexler se pencha alors en avant, sa fascination évidente et intacte. « Nous avons décrypté un peu de leur histoire. Et surtout de l’histoire de leur technologie de l’information.

— Je ne comprends pas.

— Eh bien…» Wexler marqua un temps d’arrêt pour reprendre sa respiration. « Il y a d’abord les histoires autour du feu. Le stockage de données néolithiques. Le passé est enregistré, mais ce n’est pas très efficace. Des erreurs surviennent. Puis arrive l’écriture. Le début de la véritable histoire… une meilleure prise sur le passé. Comparé à l’histoire orale, c’est un moyen assez dense et incorruptible. Puis l’imprimerie, le livre. Encore mieux. La photographie, les enregistrements audio et vidéo… et soudain le passé est complètement avec nous. Nous avons la technologie numérique, nous avons la mémoire moléculaire. Nous avons des gens comme toi. » Il regarda un instant les couleurs passées du tatouage d’Ange de Byron. « Du stockage de données sur pattes. Les Exotiques nous ressemblaient, de ce point de vue, mais en plus concentré… tu pourrais dire obsédés. L’idée de perdre le passé les terrifiait. Ils avaient une peur profonde, ontologique d’oublier. Sans mémoire, pas de sens, sans sens… le chaos. » Il se cala contre le dossier. « Les onirolithes sont le produit logique de cette obsession : enfouis de manière complexe dans l’espace-temps, reliés directement d’une manière ou d’une autre à la conscience intelligente. Tu peux dire qu’ils contiennent une espèce d’enregistrement du passé vécu lui-même, une archive de toute vie humaine depuis leur arrivée sur notre planète. Mieux vaut peut-être dire qu’ils nous donnent accès au vécu du passé… le seul genre de machine à voyager dans le temps dont nous sommes susceptibles de disposer un jour. »

Eh bien, songea Byron. Il avait vu comment procédait Teresa avec les personnes âgées qui lui rendaient visite : d’une pierre, elle extrayait le passé. Étrange, mais pas stupéfiant. Il le dit à Wexler.

« Mais cela élude la question, affirma celui-ci. Selon nos meilleures estimations actuelles, les Exotiques ont découvert notre planète quelques milliers d’années avant la naissance du Christ. Elle les a fascinés. Forcément. Ils ont dû se poser les questions que nous nous posons à leur sujet : à quel point ces créatures nous ressemblent-elles ? À quel point sont-elles différentes de nous ? »

Il but une gorgée de café, temporairement à bout de souffle. Byron patienta.

« À mon avis, reprit Wexler, ils nous ont considérés comme déficients. Suppose que nous nous rendions sur une autre planète, où nous faisons la connaissance d’une espèce myope. Voilà à quoi on a dû ressembler pour eux. On avait manifestement accédé à l’intelligence, on se servait d’outils, on pensait. Nos organismes ressemblent assez aux leurs, avec des pouces opposables, comme eux. Ce qui nous différencie, c’est…» Il se tapota le front. «… la mémoire. » Il sourit vaguement. « Tout ce dont on dispose à ce jour laisse supposer que les Exotiques bénéficiaient de ce que nous appellerions une mémoire éidétique. Un esprit humain ne peut parvenir à cela : les quelques cas de mnémonisme humain attestés concernaient des personnes très dérangées. On est câblés de cette manière. Il nous faut supposer que les Exotiques pouvaient oublier, dans le sens que le passé ne brillait pas toujours de manière très frappante dans leur esprit… aucune créature vivante ne pourrait supporter cela. Mais ils pouvaient se remémorer à volonté n’importe quel instant pleinement vécu… et pouvaient aussi décider de le supprimer définitivement ou non. On peut supposer que leur obsession pour les technologies de l’information vient de là. À leurs yeux, l’idée d’oubli était indissociable du concept de la mort. Perdre le souvenir était perdre la vie. Conserver la mémoire revenait à conférer l’immortalité. »


Byron se promena un moment avec Wexler le long de la digue.

L’endroit leur assurait une meilleure confidentialité. L’océan semblait rendre plus crédible ce discours sur le temps, l’immortalité et la mémoire.

Byron en crut la plus grande partie. La discussion enflammait le visage ridé de Wexler d’un ancien enthousiasme trop direct pour être feint. Rien de tout ce qu’il dit ne répondait au problème de trahison, d’argent, de Teresa. Mais dans un premier temps, Byron se contenta de le laisser parler.

« Bien entendu, j’ai voulu une de ces nouvelles pierres. Il me semblait qu’on pourrait accomplir tant de choses avec. Ils se sont servis de sujets humains en Virginie, mais en général de déments criminels, qui ont mal réagi à l’expérience : hypermnésie, surtout de choses refoulées. Tandis qu’à Carmel, la réaction était presque tout le temps positive… du moins avec les oniros traditionnels. Pourquoi pas avec les nouveaux ? Ce serait plus grand, plus fort, mieux. Avec un véritable contact, cette fois. Un contact avec une intelligence étrangère. Je ne peux pas t’expliquer à quel point cette perspective était enivrante. Pas d’échange de mathématiques, mais un véritable contact… un contact spirituel.

— Spirituel ? » releva Byron avec calme.

À nouveau le sourire vague. « J’avais un usage plus libre de mots tels que celui-là. Mais oui, spirituel. C’est ce que nous voulions. Le contact authentique. Par-dessus ce gouffre. » Il désigna le ciel de la main. « Sauf que bien entendu, tout cela était surveillé de très près. Les Agences en avaient peur. Au cours des trente dernières années, les gouvernements nationaux ont dominé quelques changements sociaux plutôt tumultueux. Une production directe d’onirolithes. Des fortunes faites et défaites. Ce genre d’instabilité effraie. L’idée d’un changement accéléré… eh bien, ça les rendait nerveux.

— Tu as donc arrangé un achat à Pau Seco.

— Je croyais vraiment que ce ne serait pas dangereux. J’ai dépensé de grosses sommes d’argent pour cela. J’ai acheté des coopérations aux plus hauts niveaux de la bureaucratie de la SUDAM. Bien entendu, il y avait un risque. Je l’ai dit à Teresa quand elle s’est portée volontaire. Mais même en cas d’ennuis légaux, j’aurais pu vous tirer de là avec de l’argent… le régime Valverde est extrêmement accommodant.

— C’était pire que ça. »

Wexler détourna le regard. « C’est ce que j’ai compris. Mon contact en Virginie a été mis en danger. Puis ma propriété de Carmel. Et tout le château de cartes s’est effondré. Je n’ai aucune influence sur les Agences… J’ignorais qu’elles seraient impliquées. » Il regarda Byron. « Vous avez réussi à rentrer avec la pierre ?

— Oui. » Inutile de le cacher plus longtemps.

« Vous l’avez toujours ? »

Il hocha la tête.

« Teresa s’en est servie ?

— Oui.

— Et la réaction n’a pas été positive ?

— Non », répondit Byron.

Wexler hocha la tête, assimilant l’information. Il reporta son regard sur la mer. La mer large et profonde qui s’étendait jusqu’à l’infini, pensa Byron. Comme le ciel. Comme les étoiles.

« Je ne crois pas qu’ils nous comprennent complètement, lança Wexler. Les Exotiques, je veux dire. Ils nous ont donné les pierres, en cadeau, cachées jusqu’à ce que nous puissions tirer profit de leur décodage et de leur reproduction. Du code binaire se propageant sur des axes de symétrie. Des microtensions électriques chatouillant les replis de l’espace-temps. Mais avec cet autre aspect…» Il sourit à nouveau… mais avec tristesse, cette fois, nota Byron. « « Spirituel ». Je pense qu’ils voulaient juste nous rendre complets… soigner ce qu’ils considéraient comme un défaut tragique. Défaut de mémoire. Qui est défaut de conscience. Ils ont été surpris, je pense, par notre côté agressif. Notre côté impitoyable, notre capacité à infliger la douleur. La conscience est la mémoire… et les pierres la restaureraient.

— Sauf que cela ne fonctionne pas de cette manière.

— Parce que nous sommes divisés entre nous d’une manière qu’ils ne peuvent pas imaginer, à mon avis. Nous supprimons les souvenirs : ils ont une vie à eux. Nous créons des images de nous-mêmes et les images prennent vie. Nous avons des noms pour elles. Le conscient et le subconscient. Le ça et l’ego. Et cætera. Dans tous les cas, l’acte crucial est l’oubli. Être forcé à affronter le passé, à lui faire vraiment face…» Il secoua la tête. « Il faudrait avoir une force immense.

— Je m’inquiète pour elle », dit Byron.

Wexler répliqua paisiblement : « Je ne peux rien pour toi. »


Le soleil n’était plus très haut dans le ciel lorsqu’ils s’éloignèrent de l’océan.

« Si tu avais la pierre, demanda Byron, si tu l’avais là, maintenant, qu’est-ce que tu en ferais ? »

Wexler avançait comme un vieillard. Dans cette lumière, il n’avait plus rien de stimulant. Il marchait les jambes arquées et la tête baissée. « Je n’en sais rien.

— Tu la toucherais ?

— Je ne sais pas… Je ne crois pas.

— Pourquoi ? »

Il mit longtemps à répondre, restant les lèvres pincées et le regard vague. « Il y a peut-être des choses dont je n’aimerais pas me souvenir.

— Par exemple ? »

Le silence.

« Il n’y a que toi qui savais, dit Byron. C’est toi qui nous as envoyés à Pau Seco, qui as tout arrangé. Personne d’autre ne savait. »

Wexler répondit d’une voix désormais éteinte et tremblante : « Suppose que j’aie menti. Suppose que j’aie bel et bien été arrêté durant la rafle. Suppose que les Agences m’aient interrogé. » Il ferma les yeux. « Suppose que j’aie eu peur et qu’à cause de cette peur j’aie avoué, je les aie informées des dispositions prises par mes soins au Brésil. Et suppose que, parce que j’avais parlé, elles m’aient libéré. » Son sourire était maintenant sombre et sans joie. « Ce ne serait pas quelque chose que j’aimerais oublier ? »


Le temps qu’ils arrivent au café, la nuit était tombée, la température avait baissé de quelques degrés et on ne voyait presque plus personne installé aux tables. Wexler commanda une boisson, Byron annonça qu’il devait partir.

« Je peux te dire un truc qui pourrait s’avérer utile », lui lança Wexler.

Byron attendit. L’expression épuisée de Wexler commençait à le rendre nerveux.

« Je suis toujours en contact avec les gens des installations de Virginie. Il y a quelques flux de bits non surveillés, quand on sait où les trouver. Il semblerait que les Agences soient nettement plus calmes, maintenant. La pierre a quitté Pau Seco et cela ne les intéresse pas de suivre sa piste. Elles ont décidé que la pierre n’avait pas grand avenir sur le marché noir… et d’après ce que tu m’as raconté, elles ont sans doute raison. L’incident est clos, à part qu’elles vont installer une force militaire à Pau Seco pour superviser les Brésiliens.

« Mais vous avez peut-être quand même un problème. À cause d’un type de ces installations de Virginie, un employé des Agences, un sociopathe latent des années de guerre. Il s’appelle Stephen Oberg. Il était chargé d’empêcher la pierre de sortir de Pau Seco. J’ai entendu dire qu’il souffrait d’une peur obsessive des onirolithes… et qu’il a continué la chasse en solitaire quand la pierre a quitté le Brésil. » Wexler le regarda, la respiration sifflante. « Il est peut-être toujours sur vos traces.

— Oberg », répéta Byron. Le nom lui semblait vaguement familier. Il éveillait un écho sinistre.

Wexler s’assit parmi les ombres. Il remonta son col, comme pour se protéger d’un vent froid que lui seul sentait. « D’après la rumeur, ajouta-t-il, ce type est complètement cinglé. »


2. Byron fit progresser sa barque de location dans les canaux, dépassant dans la nuit des cabanes de danse illuminées au néon et des constellations de lanternes de papier.

Le tatouage d’Ange sur son bras le préoccupait : Wexler en avait parlé. J’ai passé tant de temps à essayer de l’effacer, pensa-t-il. D’effacer non le symbole mais la chose, le fait, ce que je suis devenu durant la guerre.

Ce qu’il avait raconté à Keller à Belém était exact. Il ne voulait pas être une machine ; il avait compris qu’il en était devenu une, que le chemin pour retrouver une place dans le monde serait traître et douloureux. Teresa était ce chemin. Tout ce qu’il avait toujours voulu, c’était vivre avec elle. Cela lui suffirait. Mais sinon, au moins les cicatrices de l’humanité : la douleur d’un engagement dont il ne pourrait se défaire.

La question qu’il se posait désormais, qu’il se posait pour la première fois, était : quand cela suffît-il ?

Quel degré de douleur constituait la preuve ? Quand cela devenait-il trop ?

Je pourrais disparaître, songea-t-il. Acheter des papiers et disparaître sur le continent. Quitter les Flottes, abandonner le trafic de pierres de rêve, ne laisser aucune trace que puisse suivre cet Oberg. Commencer une nouvelle vie et disparaître en elle, se dit-il, peut-être trouver une femme susceptible de m’aimer et lui faire des enfants. Le vieux tatouage avait beaucoup pâli. Une manche suffisait à le recouvrir.

Pensée enivrante, mais dangereuse. Il se força à la chasser de son esprit tandis qu’il amarrait son embarcation. Trop d’affaires à régler. Elle avait encore besoin de lui. Peut-être pouvait-il encore faire quelque chose pour elle.

L’obscurité régnait à l’intérieur du balsa. Au moment où il passait la porte, il entendit un gémissement sortir de la chambre du fond.

Il actionna un interrupteur mural : une vieille ampoule à incandescence irradia une lumière stérile et soudaine. « Teresa ? » Mais il n’obtint pour seule réponse qu’un nouveau gémissement, de plaisir ou de douleur.

Il franchit le chiffon séparant les deux pièces.

Seule sur le lit, elle cilla dans la lumière, les pupilles dilatées à l’extrême.

Byron ramassa la petite bouteille à large goulot gisant par terre à proximité du lit. Elle était pleine aux trois quarts de minuscules pilules noires. Des enképhalines, reconnut-il. Concentrées, puissantes. « Mon Dieu », murmura-t-il.

Le gémissement de Teresa exprimait un plaisir préoccupé. Elle avait manifestement honte – dans un coin de son esprit – qu’il l’ait trouvée ainsi. Elle détourna le visage. Mais sa honte ne pouvait neutraliser le déferlement de bien-être chimique. Des gouttelettes de sueur s’accrochaient à son front.

À peine conscient de ses actes, Byron s’assit sur le lit et serra doucement la tête de Teresa contre lui.

Elle s’écarta. « Désolée », dit-elle. D’une voix faible, creuse, à des océans de là. « Désolée. Désolée. »

Mais il n’y avait rien à dire. Rien qui vaille la peine d’être dit.

Il la tint contre lui tandis que la houle soulevait le bateau.

CHAPITRE 19

Keller contacta Vasquez, le producteur du Réseau, pour négocier un versement sur l’un de ses comptes fantômes. Vasquez lui fournit aussi des papiers d’identité temporaires et un accès aux équipements de téléchargement dans le complexe technique du Réseau. « Mais ne traînez pas, lui intima Vasquez. Mon planning est plutôt serré. Les rushes sont bons ? »

Keller se rappela Pau Seco, la mine et la vieille ville, les bars et les bordels. Il hocha la tête.

« Bien, se réjouit Vasquez. Vous avez rendez-vous avec Leiberman. »

Leiberman, le neurochirurgien du Réseau, débrancha la puce-mémoire de Keller et referma avec des adhésifs la plaie de la prise. Dans un mois, on ne verrait même pas une cicatrice. « Vous revoilà à nouveau simplement humain », dit Leiberman avec mépris avant de tendre à Keller une minuscule boîte à pilules transparente dans laquelle, sur son lit de coton, la puce-mémoire semblait aussi banale qu’une dent arrachée. Keller se rendit aussitôt au complexe du Réseau, montra ses nouveaux papiers d’identité à la machine gardant l’entrée et s’appropria une cabine de montage. Le complexe technique, bunkers, abris préfabriqués en tôle ondulée et chapelet de paraboles braquées avec solennité sur le ciel du Sud, s’étalait sur une vaste étendue de désert à l’ouest de Barstow. En plus d’un personnel tournant de techniciens employés par le Réseau, on y trouvait principalement des sous-traitants – à l’instar de Keller sous sa nouvelle identité – se partageant le temps de calcul des superordinateurs du Réseau.

La cabine était individuelle, petite pièce bondée de moniteurs et de mixeurs. Keller enficha sa mémoire dans une machine, lui attribua un nom et un code d’accès. Il tira le clavier sur ses genoux et posa les pieds sur le mixeur.

DURÉE, tapa-t-il.

Quarante et un jours, vingt-huit minutes et quinze secondes, répondit la machine. Le temps écoulé depuis l’activation de la mémoire. Keller en fut un peu surpris : cela lui avait semblé plus long.

Il ordonna au programme de montage d’installer des repères toutes les vingt-quatre heures – des repères quotidiens – et de les diviser ensuite en heures. On appelait cette opération « mise en place temporelle ». Il plaça des repères spéciaux aux jours 7 (ARRIVÉE À RIO), 15 (ARRIVÉE À PAU SECO) et 25 (ARRIVÉE À BELÉM). Il pourrait si nécessaire installer des repères supplémentaires : ceux-là étaient les principaux, carte grossière qui lui permettrait de retrouver aussitôt un jour ou une heure particuliers, de l’entrer dans la mémoire du superordinateur en tant que composante de la ROM qu’il livrerait à Vasquez.

Mais tout d’abord, la protection. Il lança le sous-programme protection d’identité, puis partit du JOUR 2 jusqu’à trouver une image en pied de Byron Ostler.

Le moniteur central de 30 pouces montra Byron devant son énorme balsa délabré au fond des Flottes. Keller figea l’image, zooma sur le visage, entra ALTÉRER. Le visage fut abruptement remplacé par sa propre image fantôme en lignes topographiques sur un fond ambre éclatant.

Keller se servit d’un pointeur lumineux pour déplacer les lignes. Remonter les pommettes, rétrécir le menton. Il fit pivoter l’image pour procéder aux mêmes modifications sur le profil. Il revint à l’image réelle et voilà que Byron se tenait à nouveau devant sa cabane, sauf que ce n’était plus Byron, mais un homme plus âgé, corpulent, dur, au visage très différent, passe-partout, ni avenant ni malveillant, GARDER, entra Keller. L’image authentique n’apparaîtrait pas dans le montage final.

Il passa ensuite à Teresa.

L’opération fut plus douloureuse. La revoir remua en lui de vieux sentiments, une envie qu’il étouffa avec peine. Elle se déplaçait sur le moniteur en le regardant.

Je ne peux entreprendre ce voyage avec quelqu’un en qui je n’ai pas confiance… pour l’instant, je ne peux me baser que sur mon intuition, vous comprenez ?

La voix de la jeune femme résonnait dans la cabine, recréation en 16 bits de la trace qu’elle avait laissée dans cette puce. Elle semblait le regarder droit dans les yeux. D’un mouvement convulsif, il entra ALTÉRER.

Elle se transforma en matrice de lignes, en artefact de géographie.

Cela valait mieux ainsi.

Pris de sueur, il modifia les lignes à l’aide de son pointeur lumineux, maniant celui-ci avec un instinct professionnel pour aplatir la bouche, arrondir le nez et raccourcir les cheveux. Les yeux plissés, il laissait ses mains agir à leur guise. Wu-nien. Il suffisait de ne pas s’en soucier.

Il pratiqua des altérations du même genre sur Ng et Meirelles, peut-être encore vulnérables – il mettait un point d’honneur à protéger ses sources – puis avança rapidement jusqu’aux images les plus significatives, celles voulues par Vasquez, celles de Pau Seco.

JOUR 16. L’image frémit au moment où il sortait du camion de Ng. FIGER CADRE PANORAMIQUER. Il rejoua la séquence. Le mouvement était devenu fluide, aisé. L’image tremblota lorsqu’il cilla pour chasser la poussière de ses yeux, et il corrigea ce défaut d’un coup de FIGER RECTIFIER. Cela commençait à ressembler à une vidéo. Le point de vue remonta vers le bord de la mine, plongea dans ses profondeurs, entama un lent panoramique, AUDIO, entra-t-il.

Le son surgit d’un coup. Le choc de vieux outils. Des voix humaines résonnant au loin sur les falaises. Un gouffre de temps. Des formigas remontant en lignes d’insectes les steppes de glaise et les échelles de corde : scènes pouvant se dérouler la veille, le jour même ou le lendemain. En avançant la main vers l’atténuateur, Keller accrocha le coulisseau du volume. Le vacarme des voix et des outils devint aussitôt assourdissant, rugissement dans la cabine. Les yeux sur l’écran, il se crut durant un instant vertigineux de retour dans le passé, revenu d’une manière ou d’une autre à Pau Seco, capable en se tournant de découvrir Teresa à ses côtés.

Il écrasa la touche ENTRÉE.

La lecture cessa. Le silence envahit la cabine.


Lorsqu’il ne put supporter de travailler davantage, il se déconnecta et partit en voiture vers l’ouest. Il avait utilisé une partie de l’avance de Vasquez pour louer une chambre d’hôtel, mais il n’y rentra pas tout de suite. Il roula vers l’ouest sur une artère de circulation rapide, et tourna vers le nord une fois au bord de la mer. Sur sa gauche, les Flottes s’étalaient jusqu’à la ligne grise tracée au loin par l’usine marémotrice. Il traversa des villes-centres commerciaux et des zones industrielles, colonies et avant-postes du citéplexe. Il lui fallut bien des kilomètres pour comprendre où il se rendait.

Mauvaise idée, songea-t-il. Il avait été conduit là par un mauvais coup de tête : le péché d’Ange. Il quitta néanmoins l’autoroute en voyant l’enseigne. ART DU BORD DE MER. Elle avait mentionné ce nom, un jour, longtemps auparavant.

Ce n’était ni le plus récent ni le meilleur dans sa catégorie. Murs en bambou plantés dans une dalle de béton fendu, toit de tuiles espagnoles d’un rouge crayeux. Il poussa la porte, déclenchant une sonnette. À l’intérieur, sur un parquet gondolé, des étagères et des vitrines d’épais verre protecteur grisonné par le passage du temps.

Les articles exposés étaient, de l’opinion de Keller, de l’art des Flottes assez banal. Des gravures de stéatite, des collages de déchets, quelques onéreuses peintures de cristal, sous verre. Il contempla quelques instants un paysage de transe stylisé, des collines en forme de miches de pain sous un ciel azuré, avec, au premier plan, des groupes de cabanes ressemblant à des pagodes dans les arbres. Un endroit réel, pensa Keller, un lieu des Exotiques arraché au temps. Il le regardait quand la propriétaire franchit le rideau isolant l’arrière-boutique.

C’était une femme potelée aux cheveux gris vêtue d’une jupe à volants pastel. Elle regarda Keller par-dessus un abîme de soupçon. « Vous intéressiez-vous à quelque chose de particulier ?

— À une artiste, répondit-il. J’ai cru comprendre que vous vendiez une partie de son œuvre. Elle s’appelle Teresa… Teresa Rafaël. »

Elle le regarda avec plus d’attention, inspectant son visage et sa tenue. « Non, finit-elle par affirmer. Nous n’avons rien. »

Keller sortit la Gold Card de la Pacific Crédit que Vasquez lui avait obtenue. Son crédit était en réalité strictement limité, mais la carte elle-même ne manquait pas d’impressionner. Il la fit glisser sur le comptoir et la femme parcourut des doigts la micropuce enchâssée dans le plastique. « Elle n’a pas exposé ici depuis des années. Son travail a pris de la valeur. Vous comprenez ? Elle a une réputation, maintenant. Des gens qui suivent sa carrière.

— Je comprends. »

La femme se lécha les lèvres. « À l’arrière », indiqua-t-elle.

Keller la suivit de l’autre côté du rideau. La pièce, plus petite, renfermait une douzaine d’articles, tous « de valeur », supposa Keller : il n’était pas rare qu’un vendeur public conserve les travaux d’un nouveau venu prometteur. Mais il reconnut aussitôt, parmi ces œuvres, celles de Teresa. « Voici quelques travaux de ses débuts », dit la femme avec dédain.

Elle a dû créer cela encore enfant, se dit Keller. Il fut impressionné. Certaines œuvres paraissaient maladroites, mais sans la moindre naïveté. D’autres témoignaient de l’habileté manifeste et de la passion réprimée auxquelles Teresa devait son succès. Il s’agissait pour l’essentiel de sculptures de déchets, d’assemblages de tuyaux et câbles en cuivre avec des articles mécaniques dépareillés récupérés dans les vieilles usines des Flottes étripées par l’incendie, mais elle avait poli et façonné ce matériau jusqu’à ce qu’il semble presque vivant, davantage liquide que solide.

« Vous connaissez son œuvre ?

— Non… pas vraiment. »

Sous le regard inquiet de la femme, il saisit une petite sculpture. Il l’examina et s’aperçut que l’enchevêtrement métallique représentait un visage. Non… plutôt deux. Il fit pivoter la sculpture dans sa main.

Un visage de femme, émacié mais curieusement puéril dans sa tristesse.

Et celui d’une enfant, avec une expression adulte de détermination farouche.

La propriétaire lui reprit l’œuvre. Keller sursauta et réprima son envie de la récupérer. Elle mentionna une somme, qui correspondait à peu près, minoré du minimum vital, au montant crédité par Vasquez sur le compte de Keller. Une somme énorme. Qu’il paya toutefois sans discuter.

Confus et quelque peu scandalisé par son propre comportement, il repartit en automobile, la sculpture sur le siège passager. Il se faisait l’impression d’un somnambule, d’agir comme en rêve. Il savait juste qu’il voulait quelque chose de cet enchevêtrement de métal, quelque chose de tangible : une partie d’elle-même, songea-t-il, une relique, ou bien cette chose interdite et en fin de compte dangereuse : un souvenir.


Le lendemain matin, revenu au complexe technique du Réseau, il afficha son travail de la veille sur le moniteur.

Ce qu’il vit le secoua. S’appuyant, dans le silence cloîtré de la cabine de montage, au dossier de son siège, il fixa des yeux le moniteur.

Il avait modifié les traits de Teresa afin de protéger son anonymat. Procédure standard, effectuée sans réfléchir, par automatisme. Et avec succès : la femme ne ressemblait plus à Teresa.

Sauf qu’il lui avait donné le visage de Megan Lindsey.

CHAPITRE 20

Stephen Oberg avait souvent outrepassé les règles de la bienséance depuis la débâcle à Pau Seco, mais il ne se sentit vraiment hors la loi que le jour où il loua un balsa bon marché dans les Flottes.

C’était un endroit hors la loi, dans lequel lui-même était un hors-la-loi. Il voyait sur les canaux marchands des visages furtifs, dissimulés, cachés. Il imaginait que le sien l’était tout autant. Désormais chose de l’ombre, à l’écart des artères illuminées de la loi et du droit. La seule lumière consistait en celle sortant de la balise de son désir intense ; le gouffre de l’océan était d’une proximité déconcertante.

Cela l’inquiéta un peu. Le soir où il emménagea dans le balsa, il déroula son matelas sur le parquet taché et se demanda s’il n’était pas allé trop loin. Il avait toujours dépendu d’une structure externe pour la discipline, les règles. L’armée, d’une certaine manière, d’une manière qui comptait, avait fait de lui ce qu’il était. Elle lui avait donné un nom. Une magie puissante. C’était un Agressif Latent. Ce qui constituait davantage un talent, une bizarrerie de caractère utile, qu’une pathologie. On pouvait compter sur lui pour certains actes. Bien que dépourvu de conscience, il était loyal, d’une loyauté qui n’avait jamais fléchi.

Jusqu’à ce jour. Il était devenu un hors-la-loi, un franc-tireur. Il avait endossé une mission, l’avait faite sienne, et ne voyait pas plus loin que cela. Sans lui, la pierre des profondeurs sortie de Pau Seco pourrait être simplement reproduite, pourrait se répandre – ce qui ne pouvait manquer d’être l’intention de ses obscurs créateurs – parmi la population furtive et marginale des Flottes. Oberg ne pouvait permettre cela.

Parce qu’il comprenait, et il ne doutait pas d’être le seul dans ce cas. Il comprenait la nature de la pierre, son caractère autre, ses pouvoirs mémoriels. Il avait touché Tavitch, et par l’intermédiaire de celui-ci, la pierre. Et la pierre l’avait touché.

C’était quelque chose de mauvais et de dangereux, une espèce d’arme. Elle rongeait la moelle de l’âme. Il ne fallait pas la laisser exister.

Il en était davantage persuadé qu’il ne l’avait jamais été de quoi que ce soit.

La force de sa croyance justifiait celle-ci. Cela le réconforta.

Dans cette jungle, c’était un feu qui le réchauffait.


Au matin, il appela un bureaucrate de l’Agence sur la côte est, un homme de son âge dénommé Tate. Qui, en découvrant Oberg sur son écran, marqua un temps d’arrêt. « Toi ! » dit-il.

Oberg sourit. « Moi.

— Une minute. »

Oberg patienta le temps que son correspondant lance un programme de sécurité excluant son terminal des circuits standards de surveillance et d’enregistrement. « Quel acte stupide ! » lança Tate en réapparaissant, une expression tourmentée sur son visage grêlé.

« J’ai besoin de ton aide.

— Tu n’y as pas vraiment droit. Tout le monde sait que tu nous as lâchés au Brésil. Putain, Steve, ça ne se fait pas.

— Ce n’est pas un appel officiel.

— On n’est pas amis.

— On est de vieux amis, contra Oberg.

— N’importe quoi. »

Mais Oberg avait raison. Du moins, ils l’étaient presque : camarades, collègues. Tate avait été homme de pointe dans la section d’Oberg.

Cela ne les rapprochait pas : ils ne s’étaient guère revus depuis la guerre. Mais ils avaient suivi des carrières parallèles, et Oberg estimait qu’il existait entre eux un lien tacite, basé sur d’anciennes loyautés. « Je veux tout ce que tu as sur les trois Américains, exigea-t-il. Je suppose que vous avez traité les fichiers de la SUDAM. Ils doivent contenir quelque chose.

— Cela ne me concerne en rien.

— Tu as les autorisations nécessaires.

— Je ne suis pas ton chien. Je ne vais pas chercher quand tu dis « rapportes ». » Il sembla peiné. « Cette affaire n’est plus la tienne.

— Je te le demande comme un service personnel.

— Pour autant que je sache, dit Tate, il n’y a rien de substantiel. Deux habitants des Flottes, sans autres identifications venues jusqu’à nous que celles qu’ils se sont achetées. Je ne t’apprends rien.

— Et le troisième homme ?

— Keller. Eh bien, nous avons son nom. Mais tout cela est parti dans les limbes quand tu t’es tiré. Tu m’écoutes, Steve ? Tout le monde s’en fout.

— Renseigne-toi là-dessus. S’il te plaît.

— Donne-moi un numéro où te joindre. Je te rappellerai.

— Non, c’est moi », dit Oberg avant de couper la communication.


Il explora le voisinage deux jours durant.

C’était un quartier minable au sud de la zone industrielle, près du continent urbain, sur lequel la plupart des habitants travaillaient dans la journée. La nuit, les passerelles s’illuminaient de lanternes en papier, les bars et cabanes de danse s’ouvraient aux clients. À la nuit tombée, le commerce venait de l’autre direction : d’aventureux continentaux désireux d’acquérir les plaisirs illicites des Flottes. Plaisirs plus légendaires que réels, comprit Oberg. Mais on trouvait certaines marchandises à acheter.

Des drogues, par exemple. Bon, il y en avait partout. Nul n’ignorait que l’économie ne pourrait fonctionner – du moins de manière compétitive – sans le vaste éventail de stimulants, d’améliorateurs de QI et de neuropeptides complexes en vente dans la rue ou sur ordonnance. Ayant travaillé avec la lutte antidrogue, Oberg savait que personne ne se souciait véritablement d’empêcher ce trafic. La plupart des agents de terrain de sa connaissance soit étaient neurochimiquement améliorés, soit récupéraient un peu d’argent dans ce trafic. Ou les deux à la fois. C’était ce qu’on appelait la libre entreprise.

Mais les Flottes donnaient un peu de souplesse au trafic. On n’y trouvait aucun fonctionnaire gouvernemental pour prendre son pourcentage, même si, semblait-il, des gangs originaires des Philippines ou des Indes orientales intervenaient parfois. Mais de manière générale, c’était un réseau de distribution lâche, passant par des amis d’amis… ce qui arrangeait Oberg.

Trois soirs durant, il fréquenta un bar appelé « Chez Neptune », dont la clientèle se composait presque exclusivement de continentaux. Il observa la circulation sur le canal, les serveuses, les flots d’alcool passant par-dessus le comptoir. Il observa plus particulièrement un adolescent pâle et dégingandé qui occupait un box dans le fond – le même box les trois soirs – et empruntait de temps en temps une petite porte pour accompagner un ou deux clients sur une passerelle surplombant un canal d’eaux usées. Le garçon ne se prostituait pas, commerce assuré par d’autres, plus raffinés. Mais il correspondait à l’image qu’un continental se faisait d’un dealer, et Oberg devina qu’il s’agissait là d’un avantage : cela lui servait d’enseigne, de publicité.

L’adolescent gardait les mains dans sa veste trop grande, et quand il les en sortait, imaginait Oberg, elles tenaient des pilules, des poudres, des buvards.

Lors de sa quatrième soirée dans les Flottes, Oberg alla le trouver.

« J’aimerais acheter de la drogue », lui confia-t-il à voix basse.

L’adolescent le regarda d’un air amusé. « T’aimerais quoi ? »

Oberg lui montra la fiole récupérée dans le studio de Teresa. Il fit tomber la pilule noire résineuse dans sa paume, qu’il montra au garçon.

Celui-ci rit et détourna le regard. « Merde, dit-il.

— Je suis sérieux, affirma Oberg.

— Je n’en doute pas. » L’adolescent tapota la table avec nervosité.

Il a lui-même dû prendre, songea Oberg, un stimulant du système nerveux central, qui extrait de l’énergie chimique de ses neurones. Il s’effondrait tous les matins, se relevait tous les soirs. Oberg trouvait cela pathétique et n’appréciait pas la condescendance du garçon. « Je peux payer », assura-t-il.

Le garçon le regarda une nouvelle fois. « T’es prêt à acheter en quantité ? Je ne suis pas vendeur de bonbons.

— Comme tu veux.

— Bien. »

Le garçon le conduisit à l’extérieur.

La passerelle, étroite et sombre, servait sans doute à se débarrasser des ordures dans le canal d’eaux usées, flots sombres conduits à l’océan par des canalisations à ciel ouvert. Il y avait une unique lampe à vapeur de sodium au-dessus de leurs têtes, et rien d’autre de l’autre côté du canal que le mur de stuc nu d’un entrepôt vide. Un filet de musique sortait du bar par la porte refermée, bruit anémique qui semblait distant.

Plongeant la main dans les profondeurs de sa veste, le garçon en ressortit une poignée de petites pilules moites dont la couleur noire luisait dans la lumière crue. « Je n’ai que ça », indiqua le garçon, que la transaction ennuyait déjà, « mais si tu reviens mardi, peut-être que… hé ! »

Oberg venait de lancer le poing dans la main du garçon. Les pilules s’élevèrent en arc de cercle, scintillèrent un instant, et tombèrent sans bruit dans le canal.

Le garçon le regarda, ébahi et un peu effrayé. « Espèce d’enfoiré ! » Personne ne lui a jamais fait cela, songea Oberg. Oberg aurait pu être n’importe qui, un gros bras des gangs, un nouveau concurrent. Mais le garçon n’avait jamais traité qu’avec des continentaux. Il était surpris et désorienté.

Oberg patienta.

Le garçon plissa les yeux. « Tu peux les jeter si tu veux, putain, finit-il par dire, mais tu les paies de toute manière. Allez, crache ton fric, connard. » Il sortit un couteau de sa ceinture.

Oberg s’y attendait. Il se pencha sur le garçon, lui plia le bras et lui arracha l’arme, dont il lui pressa la lame sur la gorge.

Il ressentit ce faisant un plaisir qu’il n’avait pas éprouvé depuis des années. Il comprit qu’il aimait cela, qu’il aimait cette précipitation, que cela lui avait manqué tout ce temps. Un plaisir profond, ancien. Mais ce n’était pas une pensée valant la peine qu’on s’y attarde.

Un franc-tireur, pensa-t-il avec insouciance.

Le garçon, pâle, écarquillait les yeux.

« Dis-moi où tu te fournis, exigea Oberg.

— Va te faire foutre ! » jeta l’adolescent d’une voix éteinte.

Oberg laissa la lame tracer une ligne de sang. Un sang huileux et brillant dans la lumière dure. Il sentit le garçon se débattre entre ses bras. « Dis-moi. »

Cela prit du temps, mais il finit par obtenir quatre noms et quatre adresses de canal approximatives. Cela lui servirait pour retrouver la femme, surtout si Tate n’arrivait pas à lui fournir d’informations utiles. Le garçon se détendit, sentant qu’Oberg avait ce qu’il voulait : son épreuve touchait à sa fin.

Ce qui était le cas. Mais pas de la manière à laquelle il s’attendait. Oberg enfonça profondément la lame dans la gorge de l’adolescent et, d’un seul mouvement, souleva le corps par-dessus la rambarde pour le jeter dans le canal d’eaux usées. Il y eut quelques instants d’agitation, un bruit étranglé et, tout de suite après, le silence.

C’était agréable. C’était extrêmement plaisant.

Il nettoya la lame à l’aide d’un mouchoir, qu’il jeta à la suite du corps.

Il emporta le couteau.


Le passé est mort et enterré, comme il se doit, songea-t-il.

Il avait parfois du mal à dormir. Ce soir-là, par exemple. En partie à cause de l’adrénaline libérée en lui par la mort du garçon. En partie à cause d’une stimulation moins évidente.

Dans ses pires cauchemars, il se retrouvait au Brésil, à faire la guerre, à exécuter ce que ses ordres appelaient « des expéditions punitives » sur des fermes et des villages ayant abrité la guérilla. Dans ses rêves, il tuait des gens, mais ceux-ci refusaient de rester sagement morts : ils se relevaient en tendant vers lui des doigts accusateurs, ils protestaient de leur innocence. Il les tua à nouveau, encore et encore. Ils se relevaient obstinément pour prononcer son nom.

En Virginie, il avait touché Tavitch quand celui-ci touchait la pierre, et Tavitch en le regardant dans les yeux y avait vu ces rêves. Mais ce n’était pas des rêves. Ce qui lui paraissait encore plus terrifiant. D’une manière ou d’une autre, par l’intermédiaire de Tavitch, par celui de la pierre de Pau Seco, cela s’était vraiment produit. Les morts s’étaient relevés obstinément, les morts avaient prononcé son nom.

Hanté par le souvenir, il resta allongé dans le noir. Cela n’était pas naturel, c’était extraterrestre, une ruse extraterrestre, un stratagème de l’esprit. Le passé avait disparu, les morts étaient morts, ils ne parlaient pas, et tout le monde mourait, Oberg mourrait lui aussi un jour, et il ne dirait alors plus rien, cela serait, comme il se devait, le vaste et accueillant océan de l’oubli. Cela rendait la vie supportable. C’était sacré. Il ne fallait pas y toucher.

Cette nouvelle pensée lui permit de trouver le soulagement, puis, enfin, un sommeil aussi calme que cet océan vaste et silencieux ; il ne rêva pas et s’éveilla encore plus déterminé.


Au matin, il rappela Tate.

« Keller est un Ange, lui apprit celui-ci. Il travaille pour un producteur indépendant du nom de Vasquez. Il est à L.A., en ce moment, sans doute en train de télécharger dans un complexe du Réseau. » Il regarda Oberg d’un air coupable. « Je suppose que c’est ce que tu voulais.

— Oui.

— Tu es fou, Steve, tu sais ? T’es vraiment complètement cinglé, putain. »

Peut-être avait-il raison. Aucune importance.

Le moniteur s’éteignit. Oberg y contempla longuement son propre reflet.

CHAPITRE 21

1. Byron savait qu’il était en train de la perdre. Il ne pouvait pas ne pas s’en apercevoir.

Il ne parla pas des pilules. Ils ne parlèrent d’ailleurs presque pas. La discussion était superflue, pire, elle aurait pu les conduire au mensonge. Il la regardait lorsqu’elle jeta son flacon de pilules dans un canal d’eaux usées, acte qui suscita en lui une lueur d’espoir. Plus tard, il trouva les pilules elles-mêmes accumulées dans un coin de sa commode : elle n’avait jeté que le flacon. Exprès pour qu’il la voie faire.

Il comprit que c’était l’ancienne Teresa, celle qu’il avait trouvée plusieurs années auparavant devant sa porte, mourante et aussi effrayée que désireuse de mourir. La partie de la jeune femme ayant besoin de survivre avait été réduite au silence – ce jour-là dans la chambre d’hôtel donnant sur le Ver-o-Peso, devina-t-il – et Byron ne pouvait rien pour la faire revenir. Il ne pouvait pas la toucher de cette manière, parce qu’elle ne l’aimait pas.

Il n’avait pas l’habitude de penser à ces choses-là si franchement, mais les faits étaient aussi évidents que douloureux.

Il dîna en sa compagnie de pain (des miches inégales en provenance de l’étal du boulanger) et d’un morceau de vrai bœuf. Ce repas représentait quasiment le reste de leur argent. Teresa mangea machinalement et annonça ensuite qu’elle allait se promener. « Je t’accompagne », proposa Byron. Mais elle secoua la tête. Elle voulait être seule.

Seule avec ses pilules, pensa-t-il. Seule pour regarder les Flottes s’illuminer, seule pour regarder affluer les vagues. Elle sortit en refermant la porte et Byron se retrouva lui-même seul dans la cabane flottante avec le cliquetis de la pompe de fond de cale et le gémissement des parquets agités par la houle.

Il pensa à Keller.

Keller sur le continent. Keller qui revenait doucement à son travail pour le Réseau, qui succombait à l’inertie de celui-ci.

Keller, qu’elle aimait.

Keller, qui aurait pu l’aider.

Une pensée humiliante, mais à laquelle il ne put résister.

Par le passé, il avait plaint Keller, qui, comme lui-même aurait pu l’être, était victime, mon Dieu, de toute une série de choses : son enfance, l’armée, sa propre lâcheté. Des péchés pardonnables, avait un jour dit Teresa. Mais Keller était parti, acte quant à lui inexcusable.

D’où l’ironie de la situation, pensa Byron avec amertume : Teresa souffre… et la seule chose que je puisse faire pour elle, c’est appeler Keller pour le supplier de revenir.

Pour le supplier de me l’enlever.

C’était humiliant. Mais il pensa au tatouage d’Ange sur son bras, à sa signification, et était sur le point de le faire, de transmettre un message à Keller par l’intermédiaire de Vasquez, son producteur du Réseau, quand on frappa à la porte.

Il ouvrit avec prudence.

Cruz Wexler se tenait sur le seuil. Dans le crépuscule, il semblait âgé de mille ans. L’air salé lui posait des problèmes de respiration, comme s’il ne pouvait rien en tirer de nourrissant.

« Il faut que je lui parle », déclara-t-il.


2. Quand Teresa revint de la passerelle, elle le trouva qui l’attendait. Sa première réaction fut une joie instinctive et immédiate : il représentait un lien avec une meilleure période de sa vie.

Elle le serra dans ses bras, s’assit en face de lui, et ne s’aperçut qu’alors à quel point il avait vieilli au cours des dernières semaines. Bien entendu, il déclinait depuis des années à Carmel, ex-célébrité devenue excentrique local, et elle comprit que cette partie – peut-être importante – de lui qui se donnait en spectacle et trompait son auditoire n’avait guère apprécié ce déclin. Mais elle l’avait toujours cru sincère en ce qui concernait les onirolithes, sincère dans sa conviction qu’ils appartenaient au monde, pas seulement à un cénacle de scientifiques gouvernementaux. Il ne cessait de parler de ce qu’il appelait la gnose, le Mystère, une espèce de sagesse victorieuse : son optimisme avait été aussi vaste que naïf. Ces derniers jours avaient dû le secouer.

Ils parlèrent jusque tard dans la nuit. Elle avait pris une pilule pendant sa promenade, mais rien qu’une, qui lui procurait une légère allégresse grâce à laquelle elle parvenait à masquer sa fatigue. (Mais elle ne voulait pas penser à cela.) Byron s’excusa et emporta son couchage dans la pièce du fond. Wexler l’interrogea ensuite sur le Brésil, et elle se retrouva à lui raconter, l’histoire se déversa de ses lèvres. Elle lui raconta Ray. Elle lui dit des choses, peut-être à cause de la pilule, qui la surprirent elle-même. Elle parla du nouvel onirolithe, de sa puissance, des terribles souvenirs qu’il avait ranimés en elle comme en Ray. De la brouille que cette connaissance avait créée entre eux. Elle exprima sa douleur et sa surprise, fut étonnée de sentir une larme lui couler sur la joue : étrange. Elle n’était pas triste. Elle se sentait bien.

Wexler hocha la tête d’un air songeur. Il arborait une barbe grise de plusieurs jours et respirait d’une manière bruyante et forcée, comme si la respiration n’était pas pour lui un réflexe mais une tâche qu’il devait préparer et accomplir. Une légère inquiétude emplissait son regard.

Il parla des Exotiques.

Il avait consacré sa vie à ce genre de conjectures. Elle comprit que telle était sa nature, qu’il posait les questions que personne d’autre ne voulait poser. Tout le monde extrayait des données techniques des oniros, mais personne ne posait les questions plus profondes : peut-être, avança-t-il, parce qu’elles faisaient peur. Mais Wexler avait vu les paysages de transe, avait aperçu le tourbillon de l’histoire.

« Si quelqu’un me demandait mon avis, continua-t-il, je dirais que tout était préparé. Tout. Il existe une espèce de pierre, très banale, avec ses microtensions binaires : en gros, elle parle aux machines. Elle dit quelque chose de complètement différent à des gens comme nous. Il y a des visions, un sentiment d’importance, d’imminence. Et puis il existe cette pierre plus rare. Elle en a encore davantage à raconter. Mais il faut y mettre le prix. »

Elle secoua la tête. « Je ne comprends pas.

— Moi non plus. Vraiment. Mais je peux deviner. Cela dépend, n’est-ce pas, de ce que les Exotiques pensaient de nous, du genre de créatures pour lequel ils nous prenaient. Et je pense que pour eux, nous étions des choses cassées. Fracturées. Divisées. » Il marqua un temps d’arrêt pour reprendre sa respiration. « Divisées contre nous-mêmes. Non seulement collectivement, mais individuellement. L’esprit contre lui-même. Je pense que cela les a surpris.

— Ils étaient différents ?

— Entiers, d’une certaine manière, d’une manière qui compte, là où nous sommes brisés. Mais tu as dû le sentir. »

Elle l’avait senti, en effet. Ce souvenir lui parut agréable mais quelque peu décourageant, comme une espèce de reproche. L’effet de la pilule s’estompe, pensa-t-elle. Elle sentait venir la morsure de la sobriété.

« Ils nous ont devancés, disait Wexler. Ils ont compris notre habileté avec les outils. Ils ont deviné, je pense, ce que nous pourrions accomplir avec notre technologie. »

Elle secoua la tête, encore embrouillée.

« Eh bien, dit-il, qu’avons-nous fait, au juste ? Nous pouvons manipuler l’esprit lui-même. Mais nous ne le soignons pas. Nous ne le rendons pas entier. Au contraire, nous le fracturons. Nous le divisons. Nous avons des soldats de crèche, nous avons des bataillons de névrosés. Nous formons nos psychoses, nous les dressons comme des chiens à faire des tours pour nous. Nous nous modifions pour correspondre à notre fonction.

— Comme Ray, dit Teresa.

— Comme Ray. Comme tout le monde. Et ce n’est pas bien, c’est dangereux. Cela nous prive de conscience et, plus grave encore, je pense que, d’une manière ou d’une autre, cela nous prive de notre âme. »

Mais il avait déjà dit la plus grande partie de tout cela par le passé. Elle se souvint d’un de ses discours dans sa propriété de Carmel – un ranch de style espagnol plein de coins et de recoins acquis grâce à l’argent de ses premiers succès et entretenu, mais tant bien que mal, avec celui des producteurs d’oniros comme Byron – devant une foule d’artistes des Flottes tous plus miteux les uns que les autres. Il avait parlé avec tout autant de panache de Paracelse, des Gnostiques et de sagesse cryptique. De grandioses absurdités. Qui avaient abouti à cela : un vieillard malade dans une cabane flottante délabrée. Cette pensée la déprima.

Il dut remarquer son scepticisme. Il baissa la tête et posa sur la table ses mains âgées à la peau pâle et parcheminée, aux ongles rongés. « Je suis désolé, dit-il. Je me laisse emporter.

— Je ne la supportais pas, avoua-t-elle. La pierre. La pierre de Pau Seco. Je voulais cela. Vraiment. Me souvenir. Moi-même. Mais… je ne la supportais pas.

— Je me demande si c’est vrai. »

Elle le regarda avec colère. « Tu n’étais pas là.

— Bien entendu. Mais je pense que c’est ce qu’ils exigent de nous. » Il ajouta doucement : « Logique. »

Elle se sentit offensée et vaguement menacée.

« C’est la partie d’eux-mêmes qu’ils ont cachée, dit-il. La partie d’eux-mêmes qu’ils n’ont pas voulu donner aux machines. Une profusion de connaissances véritables. Le temps et l’histoire. Mais seulement d’esprit à esprit, tu comprends ? Entre esprits entiers.

— Je ne la voulais pas tant que ça.

— Peut-être en avais-tu besoin », dit-il doucement.

Elle se leva. Elle commençait à avoir mal à la tête. Il était venu lui embrouiller les idées, ce qui ne lui plaisait pas. « Fais-le, lança-t-elle avec mauvaise humeur. Fais-le, toi. »

Il répondit d’une voix faible. « Cela m’effraie. » Une confession. « Pénible. Après tout ce temps. La gnose. La chose véritable. Mais elle me fait peur. » Il eut un sourire creux. « Il n’y a pas que cela. Je pense qu’il faut une espèce d’innocence. Dont je ne dispose pas.

— Tu crois que moi, oui ? Tu crois que moi, je l’ai ? » Sans savoir pourquoi, elle criait. Les mots jaillissaient de sa bouche, sans source. « Je ne suis pas innocente ! » Elle paniquait. Il lui fallait une pilule. La tranquillité. La paix. Son corps la réclamait. « Je ne suis pas quelqu’un de bon. »

Elle se précipita vers la porte.

Byron les avait écoutés de l’autre pièce.

Wexler se leva lorsque le chimiste en ressortit. « Je suis désolé, dit-il aussitôt. Je pensais…

— Elle est comme ça, l’interrompit Byron.

— Je voulais l’aider.

— Je comprends.

— Eh bien… Je ferais mieux de partir.

— Tu le pensais vraiment ? Ce que tu lui as dit ? »

Wexler hocha la tête.

« Nous ne pouvons pas l’aider.

— Il semble que non.

— Mais Ray pourrait ? »

Le vieillard haussa les épaules. « Peut-être. »


Wexler laissa Byron lui dérouler un matelas dans le coin de la cabane. Il était trop tard pour rentrer chez Cat et sa respiration l’inquiétait. Aussi accepta-t-il la proposition. Trois personnes dans cette cabane de deux pièces.

Il ne dormait pas quand Teresa rentra. Elle traversa la pièce obscure avec la grâce aérienne que lui conférait son trip aux enképhalines. Elle retombait à une vitesse terrifiante dans la dépendance dont elle était sortie.

Peut-être avait-il fait preuve d’un peu de légèreté en l’envoyant à Pau Seco. Mais il n’avait vraiment pas prévu tout cela… tout juste soupçonné que si une crise se déclarait, elle se déclarerait à l’intérieur du pays et qu’il vaudrait mieux en tenir Teresa à l’écart, pour sa sécurité. Il avait méticuleusement pris des dispositions, dans lesquelles il avait investi une importante somme d’argent sans douter un seul instant garantir ainsi la sécurité de la jeune femme.

Mais il n’avait pas compté sur sa propre faiblesse.

Aussi lui redevait-il toute l’aide dont il était capable. Aussi était-il venu dans cette cabane.

Mais comme l’avait fait remarquer Byron, l’aide qu’il fallait à Teresa n’était pas en son pouvoir.

Il dormit, rêva d’un avenir terrible et oppressant, de demi-hommes comme Oberg partant en vaisseaux de guerre à la conquête des étoiles, corps chitineux de métal mêlé à la chair, circuits protéiniques fichés dans le système nerveux. Il s’agissait davantage d’une prophétie que d’un rêve, dont il s’éveilla avec un sentiment d’imminence, une impression que ce conflit – entre Oberg et Teresa, entre Teresa et ses peurs – se déroulerait un jour à bien plus grande échelle. Que ce qu’ils faisaient là préfigurait une énormité.

Une idée pesante. À laquelle il ne voulait pas croire.

Il s’éveilla avec la lumière crue du matin dans les yeux.

Quelle horreur, pensa-t-il, d’être si vieux et d’avoir si peur.

Teresa préparait le petit déjeuner et il résolut de ne pas revenir sur leur conversation de la veille. Il se déplaça avec prudence dans le voisinage de la jeune femme, qui consacrait toute son attention à la nourriture.

Elle lui dit que c’était pour lui. Qu’elle-même n’avait pas faim.

« Byron est parti ? interrogea-t-il.

— Oui, sur le continent. » Elle le regarda par-dessus la table. « Je crois qu’il est parti chercher Ray. »

CHAPITRE 22

1. Quand Byron le retrouva, Keller était seul dans la cabine de montage à l’éclairage tamisé.

Les moniteurs déversaient une cascade d’images dans l’espace exigu : le Mato Grosso vu par la fenêtre d’un bus, Pau Seco, le Ver-o-Peso. On entendait vaguement la bande audio de toutes ces sources, murmures spectraux d’un monde antique. « Je m’étonne que tu aies réussi à me retrouver.

— J’ai discuté avec Vasquez. Il m’a donné un passe du Réseau. »

Keller continua à travailler pendant que Byron lui parlait. Ses doigts couraient avec habileté sur la table de montage. Il se sentait désormais très profondément plongé dans sa formation d’Ange, à glisser sur ce paysage mémoriel qui l’entourait comme un archéologue au milieu des ruines de son propre passé. Sur une douzaine de moniteurs, la Teresa modifiée regardait sans grand intérêt les quais de Belém ou un pétrolier japonais progressant avec une grâce muette vers son port de destination. Tous ces événements convergent, pensa Keller, nous essayions nous aussi d’arriver à bon port.

Il avait un peu bu.

Byron parla à voix basse et persuasive des Flottes, de la cabane qu’il y avait louée, de Cruz Wexler (dorénavant pauvre et seul)… et enfin, de Teresa. « Tu sais, dit-il, elle n’est pas vraiment là. Tu l’as modifiée au montage, tu as fait passer tes programmes sur elle, tu l’as archivée et tu penses maintenant que c’est elle, cette image que tu as créée. Mais tu te trompes. Je connais bien ce processus. C’est facile, et agréable. Mais elle n’est pas là. » Il fit un geste dédaigneux en direction des écrans. « Elle est là-bas, Ray, dans les Flottes, être de chair et de sang. Et je pense qu’elle aimerait te revoir. » Il hésita avant d’ajouter, avec fermeté : « Elle a besoin de te revoir. »

Keller se détourna de la table de montage. « Tu ne comprends pas.

— Non, en effet. Pas du tout. Mais je vais te dire ce que je comprends. Je comprends qu’elle est dans une situation désespérée, et que je ne peux pas l’aider, et qu’elle te veut à un point qui fait mal.

— Je ne peux pas l’aider non plus.

— Tu te trompes peut-être. »

Keller dit d’une voix éteinte – cela le désolait de l’admettre : « On était ensemble. Dans cette chambre d’hôtel avec la pierre. Ensemble d’une manière que tu ne peux pas imaginer. Elle a vu des choses…

— Tu penses…» Une indignation pure dans la voix. « Tu penses que c’est important ! »

Le silence régna un moment. Sur les parois, des nombres luminescents décomptaient les secondes, les minutes, les heures. Le temps passé, pensa Keller, le temps passé qui s’écoule.

La nuit précédente, il n’avait pas fermé l’œil mais observé la sculpture achetée dans la galerie du littoral, les visages jumeaux qu’elle représentait, la femme avec l’enfant en revers. L’objet le fascinait et le mettait mal à l’aise à la fois. Elle avait besoin d’aide. Eh bien, de toute évidence, elle en avait besoin. Peut-être en avait-elle toujours eu besoin.

J’irais, pensa Keller, lugubre, si je pouvais faire face à certaines choses. Les peurs de la jeune femme et les siennes étaient entrées en contact d’une manière ou d’une autre. Par l’intermédiaire de la pierre. Teresa ne pouvait faire face à l’enfant dans la sculpture, lui-même ne pouvait faire face à Teresa.

Il n’imaginait pas que cela puisse changer.

Mais… si quelqu’un souffre, on l’aide.

Wu-nien, pensa-t-il avec désespoir. Le Palais des Glaces. Il lui manquait, il n’arrivait plus à y accéder depuis quelque temps.

Byron dit lentement, comme s’il extrayait les mots d’un four en lui-même : « Elle s’est remise aux pilules. Elle reprend des enképhalines, Ray. Elle est sur la pente descendante, une vilaine pente qui finira par la tuer, si on ne fait rien. » Il regarda Keller, qui fut surpris par son expression de douleur profonde et manifeste. « Si tu ne fais rien. »

Mais c’était impossible.

Elle ne pouvait pas mourir.

Il l’avait là. Tout autour de lui. Elle était de la vidéo, maintenant. Elle était substantielle.

Elle commençait tout juste à exister.


Byron se leva.

Il n’aimait pas l’endroit dans lequel Keller se trouvait. C’était un mauvais endroit, un endroit d’Ange, qui lui rappelait beaucoup trop la prise qu’il portait autrefois. Il avait passé les années de guerre dans le même genre d’effarement câblé dans lequel Keller était entré, l’agréable et arachnéen territoire d’absence d’empathie, que des gens comme Keller appelaient « objectivité ». Il en comprenait l’attrait, mais ce devait être le même genre d’attrait que Teresa pour les pilules : une capitulation. Il le détestait surtout parce qu’il en avait envie. Après toutes ces années, il n’en avait pas perdu le goût.

Mais il avait prouvé quelque chose, ce jour-là. Peut-être n’était-ce qu’une maigre consolation, mais il avait le sentiment d’avoir effacé le tatouage d’Ange sur son bras : s’il le cherchait, il aurait disparu. Il avait supplié Keller – devenu l’amant de Teresa – d’aller la retrouver, et on ne pouvait sûrement pas attendre d’autre travail de lui après celui-là… cette douleur suffisait, à coup sûr. Il avait fait cela pour elle, et il n’y avait rien d’autre qu’il puisse faire. Il avait gagné un moyen de réintégrer le monde.

Mais elle mourrait de toute manière, fait terrible, irréductible, qu’il voulait peut-être si désespérément ignorer : on a beau faire tout son possible, cela n’empêche pas toujours les mauvaises choses de se produire.

« Écoute, dit soudain Keller, tu n’es pas obligé de partir. Tu…»

Mais cela ne servait à rien. Ils n’avaient pas réussi à établir la communication. Byron ressentit plus ou moins de la pitié pour Keller, émacié dans sa chaise de peluche, les mains en suspens au-dessus des potentiomètres. « C’est bon, dit-il avec lassitude. Fais ce que tu as à faire. »

Dehors, dans le monde, le soleil brillait sans pitié.


2. Keller se retrouva seul.

Les souvenirs ruisselaient autour de lui en une calme lumière cristalline. Des voix murmuraient.

Un jour, en parlant de Byron, Teresa avait dit : « C’est le meilleur d’entre nous. » Keller n’avait pas compris. Une étincelle de compréhension vacillait maintenant en lui. Mais c’était le genre de bonté qu’il ne comprenait pas vraiment, troublante, absolue. La vieille phrase résonna en lui : quand quelqu’un souffre, on l’aide. S’il avait eu affaire à un souvenir vidéo, il aurait pu l’exciser, l’exclure de l’existence, mais ce souvenir persistait, et il l’effrayait.

Au bout d’un certain temps, il quitta la cabine de montage.

Sa chambre d’hôtel donnait sur une des vieilles artères de banlieue, avec une circulation bruyante toute la nuit et des bruits de robinet de dix heures du soir à dix heures du matin. Il se servit un verre, prit une longue douche, se regarda dans le miroir. Son reflet – qu’il évalua avec objectivité – semblait crispé et hagard. Une barbe de plusieurs jours couvrait ses joues creuses. Qui était cet homme ? On aurait dit un câblé. Un ancien combattant flétri en train de mourir dans les Flottes.

Il ferma les yeux.

Dans la nuit, il but encore, et appela Lee Anne, avec laquelle il avait autrefois signé un contrat de tendresse. Il se souvenait avec un certain plaisir de l’odeur de son parfum. Elle apparut toujours aussi parfaite sur le moniteur, nette dans son maquillage blanc, les lèvres d’un rouge piquant. Elle le dévisagea froidement sur l’écran à cristaux liquides. Keller s’obligea à sourire. « On avait passé un contrat, il y a quelques mois, dit-il. Tu te souviens ? On…»

Mais elle secoua la tête. « Je ne vous connais pas », affirma-t-elle.

Le moniteur s’éteignit.


Au matin, il retourna dans la cabine de montage.

C’était presque insupportable. Il se détourna en grimaçant de l’image de Pau Seco, de la mine d’onirolithes à ciel ouvert qui semblait une blessure dans la terre. Tout cela était trop vivant. Il sentait la saleté de la vieille ville, la poussière, la chaleur fétide. C’était terrifiant : cela semblait sur le point de sortir des moniteurs pour l’entourer.

Si quelqu’un souffre, on l’aide.

Elle souffrait, Byron l’avait dit. Keller tourna autour de ce fait sans oser s’en approcher. Elle souffrait. Elle était blessée. Mais cela avait une résonance trop horrible à reconnaître.

Il se dépêcha de terminer le montage. Il livrerait à Vasquez un travail d’une froide objectivité, un panoramique, un aperçu des entrailles du marché des pierres de rêve, de Pau Seco, de la SUDAM, des garimpeiros et des formigas, de cette dernière et si étrange frontière. Le reste – le simplement personnel – serait effacé. Effacé, il cesserait d’une certaine et importante manière d’exister. Effacé, il deviendrait supportable.

Sa main s’apprêtait à entrer une commande MONTAGE lorsque la porte s’ouvrit.

Il pivota sur sa chaise, pensant que Byron revenait. Mais il s’agissait d’un homme soigneusement vêtu, avec un front qui se dégarnissait et un sourire générique. Un cadre du Réseau, peut-être. L’homme s’approcha toutefois, si bien que Keller sentit soudain son haleine mentholée et décela un soupçon de son énorme et horrible hostilité. L’homme continua à sourire alors même que ses poings se serraient. « Je m’appelle Oberg », annonça-t-il.

CHAPITRE 23

Tuer Keller aurait été superflu, bien que satisfaisant, d’une certaine façon, et Oberg voulait se comporter du mieux possible sur le plan professionnel. Un décès dans le complexe du Réseau aurait inquiété trop de monde. Aussi avait-il préparé sa venue.

Il frappa l’Ange qui, étourdi, tomba sur le sol. Oberg lui entrava aussitôt les mains avec du gros ruban adhésif, dont il lui colla aussi un morceau sur les lèvres. Keller avait les yeux fermés. Voilà l’Ange aveuglé, pensa Oberg, le voilà réduit au silence. Il se mit méthodiquement à l’œuvre. Il retourna Keller sur le ventre et le maintint immobile en lui posant le pied au creux des reins. De sa sacoche de hanche, il sortit un scalpel miniature et une minuscule puce à ergots.

Un neurotechnicien travaillant dans les Flottes lui avait vendu ces objets au marché noir. Le circuit intégré était une puce-plaisir, légèrement modifiée. Reliée à la prise que Keller avait sur la nuque, elle déverserait une tension électrique dans le câblage neural, stimulant le centre du plaisir dans son cerveau. Sauf qu’Oberg avait demandé au neurotechnicien d’utiliser une source électrique plus puissante.

« C’est de la folie, avait protesté le neurotech. Vous risquez de griller le type. Ce ne sera pas du plaisir, mais de la douleur… une douleur incommensurable ! Et de la désorientation. En plus, la victime – je ne vois pas comment l’appeler autrement – grillera en quelques heures. Quelques jours au maximum. Elle se retrouvera presque aussitôt aux derniers stades de la psychose câblée. Ce serait du meurtre. »

Du coup, évidemment, Oberg avait dû payer plus cher.

Il se servit du scalpel pour accéder à la prise de Keller, ce qui s’avéra assez simple, la chair ayant été ouverte peu auparavant. Il épongea le sang à l’aide d’un mouchoir. Sous le derme, la prise luisait d’une couleur grasse et cuivrée. Keller avait tressailli de douleur au moment de l’incision, mais sans se réveiller vraiment. Oberg se dépêcha d’installer la puce-plaisir, sans toutefois l’activer.

Il abandonna Keller et activa le banc de montage mémoire.

Il lui fallut plusieurs minutes pour se repérer dans la mise en place temporelle de Keller et isoler un moment particulier. Il espéra que ce qu’il cherchait n’avait pas été effacé. Mais c’était la couche mémorielle la plus récente, intacte, non montée. Il accéléra le défilement sans quitter des yeux le moniteur devant lui.

Le temps fila comme de l’eau. Les jours passaient en un éclair. Il arrêtait le mouvement de temps à autre, reconnaissant les quais de Belém, l’aérogare, un vol jusqu’à un minuscule terrain d’atterrissage au Costa Rica, un antédiluvien avion de ligne américain arrivant au terminal portuaire de L.A. Visages et somatotypes avaient été modifiés partout, mais il parvint à identifier Byron Ostler et Teresa Rafaël à la fréquence de leurs apparitions. Il arriva au moment critique : une cabane quelque part dans les Flottes, avec du mauvais mobilier et des fenêtres crasseuses : l’endroit, supposa Oberg, où ils s’étaient terrés. Il fit défiler l’enregistrement à contresens jusqu’à trouver le continent, puis repartit en avant, lentement, établissant l’itinéraire. Quelque part dans le nord des Flottes. Aucune véritable adresse parmi cet enchevêtrement de canaux et de masures flottantes, mais l’itinéraire était assez simple à mémoriser. Ce qu’il fit.

Il jeta un coup d’œil à Keller.

Celui-ci avait repris conscience et l’observait, les yeux écarquillés de peur.

Oberg se tourna vers le clavier pour taper une commande d’effacement global. Marquant un temps d’arrêt, la machine demanda s’il était vraiment certain de vouloir détruire tout le contenu du fichier. Il confirma et observa une espèce d’apocalypse parcourir les moniteurs : Cuiabá se dissipa, l’Amazone se noya dans des pixels morts, Pau Seco disparut, Belém aussi, tout se fondit en chaos, les signaux se transformèrent en bruit, l’enregistrement mémoriel de Keller se volatilisa comme s’il n’avait jamais existé.

Oberg sourit.

Pâle, Keller clignait des yeux.

Oberg avait garé son automobile juste devant la cabine de montage, aussi n’eut-il aucun mal à remettre Keller debout et le pousser dehors sans se faire remarquer. Le garde posté devant le portail, à l’entrée du complexe, ne leva même pas les yeux au passage de la voiture. Ils s’éloignèrent sans être inquiétés.

Oberg s’enfonça d’environ un kilomètre et demi sur une route coupe-feu dans les collines. Quand il le put sans risques, il s’arrêta sur le bas-côté et ouvrit la portière du côté de Keller. Ils avaient atteint un terrain vague planté de derricks pétroliers rouillés : luisant au soleil, des bouteilles en verre et des canettes en aluminium jonchaient la route près de l’automobile. Keller le regardait, désormais, en attente, d’un calme étrange.

Oberg glissa la main derrière la tête de Keller en un geste presque tendre, et de l’ongle du pouce, activa la puce-plaisir.

Le visage de Keller se tordit soudain de douleur.

Levant les pieds, Oberg propulsa son passager hors du véhicule.

Keller tomba parmi les mauvaises herbes, dissimulé par leur haute taille, mourant.

Oberg referma la portière, essuya son pouce ensanglanté sur son mouchoir et entama le long trajet jusqu’à l’océan.

CHAPITRE 24

Teresa regardait le soleil se coucher lorsqu’elle recourut une nouvelle fois aux pilules.

Elle était montée sur le toit de la misérable cabane flottante avec les pilules dans la poche, sans intention d’en avaler – le désir n’était jamais aussi explicite – mais juste pour les avoir en réserve, pour se délecter de leur rassurante proximité. Elle portait un pull. L’hiver approchait. Les nuits, plus fraîches, tombaient de bonne heure. Elle s’étendit sur le toit métallique, le dos contre un échangeur de chaleur, sentant la vibration des pompes de fond de cale, et regarda le ciel se teinter de rouge à l’ouest.

Elle sortit une poignée de pilules qu’elle observa.

Elles étaient petites, noires, sans marques, un peu résineuses. Un peu sordides. Elles ont été fabriquées dans un laboratoire des Flottes, se dit-elle, mises en forme dans une presse à comprimer primitive, vendues furtivement à des personnes dépendantes… à moi.

Mais elle en avait besoin. Pas par complaisance envers elle-même, mais comme si le traumatisme subi lors de sa transe d’oniro, sur le Ver-o-Peso, avait rouvert de vieilles blessures : il lui fallait l’anesthésie qu’elles procuraient. Elle avait rêvé de la fillette, qui lui paraissait une présence de plus en plus tangible, exigeante, prompte à la réprimande. Comme en ce moment, par exemple. En ce moment, la fillette lui ordonnait de jeter les pilules, lui parlait vraiment, d’une voix faible mais distincte.

Je t’ai sauvé la vie.

Mais c’était dément.

Dans l’incendie. Tu serais morte. Tu voulais mourir. Je t’ai sauvé la vie.

Elle était mystérieusement devenue deux personnes.

Je t’ai sauvé la vie. Tu as pris les pilules. J’ai fait les sculptures. Tu les as vendues…

Non, pensa Teresa.

Elle se mit dans la bouche plusieurs pilules qu’elle avala à sec, en s’étranglant un peu. Peut-être en avait-elle trop pris. Mais elles étouffèrent la voix.

L’euphorie arriva comme un sentiment de légèreté se répandant à partir de l’estomac. Teresa eut ce sentiment en elle, jusqu’à ce qu’il atteigne sa tête et qu’elle se retrouve à l’intérieur, qu’il la contienne à la perfection. Le ciel était désormais sombre et le vent venu de l’usine marémotrice, glacial, mais elle ne s’en souciait pas. Elle serra son pull sur ses épaules et se cala contre l’échangeur de chaleur, respirant profondément, à un rythme régulier. D’un bout à l’autre des Flottes, des lanternes s’allumaient. Un brouillard se répandait sur les canaux.

La voix de Byron qui entrait dans la cabane, Cruz Wexler sur les talons, lui fit reprendre conscience du monde qui l’entourait. La conversation des deux hommes – qui ignoraient sans doute où elle se trouvait – semblait un duo fatigué de deux instruments brisés. Ils ont vraiment l’air tristes, songeât-elle, c’est marrant. Vraiment désespérés et résignés. Elle ferma les yeux et écouta leurs voix ainsi que les derniers cris des mouettes rejoignant leurs nids pour la nuit. Il y avait d’importantes marées lunaires derrière les usines marémotrices, et l’eau douce lâchée par les déversoirs créait une légère houle. La cabane oscilla sous ses pieds. Elle soupira, seule dans cette lumineuse obscurité. Toutes les voix se sont tues, se dit-elle, bénissant le silence.

Mais à ce moment-là, alertée par un vague sentiment d’inquiétude venu du plus profond de son être, elle se redressa et vit un homme seul approcher par l’est sur une passerelle.

Il était plus tard qu’elle ne le pensait, la lumière ne brillait plus que dans quelques balsas et seule une vague lueur se déversait des cabanes de danse le long de la digue. L’homme avançait méthodiquement avec une attention intense, effrayante. Il arriva près de la cabane flottante. S’immobilisa. Sur le toit métallique plat, Teresa plongea hors de son champ de vision.

La mort est sur le seuil, songea-t-elle.

Idée étrange, à laquelle elle réfléchit pourtant avec calme. La mort avait toujours été sur le seuil, depuis l’incendie, tant d’années auparavant. Teresa l’avait courtisée. Séduite. Le plus étonnant était qu’il ait fallu si longtemps à la Mort pour arriver là. Teresa l’écouta frapper à la porte.

CHAPITRE 25

Keller resta un certain temps au bord de la route près de l’ancien gisement de pétrole.

Le soleil lui labourait les paupières : il vit comme des explosions d’étoiles. Sous son corps, le gravier semblait d’un tranchant de couteaux et de rasoirs. Lorsqu’un avion à réaction passa dans le ciel, son rugissement parut une musique prise de folie.

Il voulut bouger, en fut incapable.

Il connaissait parfois quelques instants de lucidité, mais même celle-ci lui était douloureuse : une sobriété aiguë, exagérée, dans laquelle le monde envahissait ses cinq sens.

Il comprit ce qui lui arrivait. Oberg avait branché quelque chose dans sa prise, une espèce de puce-plaisir en plus intense, quelque chose qui le grillerait rapidement. C’était astucieux. Une manière astucieuse de tuer quelqu’un. Si personne ne le trouvait, il mourrait et, mort, il ressemblerait à n’importe quel grillé. Si on le découvrait là avant, on le croirait en phase terminale et on le transférerait dans un mouroir. Pas de culpabilité, rien qui indique un crime.

C’était une perspective si intimidante qu’elle le terrassa. La tension électrique parcourant son câblage agissait tel un amplificateur, stimulant le flot d’acétylcholines, inondant son organisme de dopamine. Tout suscitait la douleur. Respirer était douloureux. Il sentit l’air entrer et sortir de sa poitrine comme du feu. Le moindre mouvement, le moindre tressaillement était un supplice. À un moment, il ouvrit les yeux, et le soleil lui parut un coup de bistouri. Il hurla.


Il connut plusieurs crises de délire. Dans celles-ci, il se croyait de retour au Brésil, durant la guerre, dans le champ de manioc au Rondônia. La tension électrique appliquée à son câblage extrayait ces souvenirs ensevelis. Il fut pris de convulsions, et déchira durant l’une d’elles le large ruban adhésif avec lequel Oberg lui avait entravé les mains. Du sang lui entoura les poignets. Cela faisait mal, mais pas davantage qu’une autre sensation. Il roula à l’écart de la route et se sentit dégringoler une pente.

Lorsqu’il rouvrit les yeux, l’obscurité régnait dans le ciel. Une lumière d’un jaune blafard se déversait des lampes à vapeur de sodium longeant le coupe-feu. Il avait abouti dans un bosquet de mauvaises herbes au bas d’un talus. Il avait les poignets déchirés et le visage éraflé.

La douleur était atroce mais supportable un court instant, du moins pour le moment. Il s’assit en gémissant.

Il savait que cet interlude de rationalité ne durerait guère. Se passant la main sur la nuque, il effleura la blessure à vif qu’y avait laissée Oberg, sentit l’angle grêle de la puce-plaisir. Qui n’en était pas une. Cela me ronge, songea-t-il, cela me consume de l’intérieur. L’idée l’effraya, menaçant de le faire retomber dans une panique aveugle. Il ne pouvait ni attraper ni retirer la puce glissante de sang : elle était enfichée trop profondément dans la prise. La toucher suffisait à lui expédier des harpons de douleur dans le corps.

Il ferma les yeux, les rouvrit. Ses paupières lui râpèrent la cornée. Le battement de son cœur l’assourdissait. Il se trouvait au milieu d’un terrain vague : les formes d’insectes des derricks immobiles depuis plusieurs décennies, leur corrosion comme un ornement parchemineux dans la lumière sinistre. Il essaya de se lever, retomba en hurlant. La terre tournait vertigineusement sous lui.

Il ne savait pas trop de combien de temps il disposait. Impossible de connaître la puissance de la puce d’Oberg. Elle me tuera, pensa-t-il, mais avant même de me tuer, elle commencera à détruire du tissu neural. Il avait vu des accros au câblage-plaisir, secourus trop tard de leur dépendance, tombés dans un état de démence incurable. Cela pouvait avoir déjà commencé pour lui. Avait peut-être commencé. Il tremblait…

Mais c’était une mauvaise pensée, qu’il étouffa. Oberg avait vu l’enregistrement mémoriel, Oberg savait comment retrouver Teresa. Accroche-toi à ça, s’intima-t-il. Oberg la tuerait. C’était indéniable. Oberg se trouvait peut-être déjà là-bas.

Personne d’autre que Keller ne le savait. Personne d’autre ne pouvait intervenir.

Quand quelqu’un souffre, on l’aide.

Mais il se sentait lui-même glisser à nouveau dans le délire.

Il fouilla frénétiquement la terre et les mauvaises herbes autour de lui. Il savait ce qu’il lui fallait. Il y avait des éclats de verre un peu partout, des tessons de bouteille, mais tous émoussés, décolorés par le soleil. Cela ne convenait pas. Secoué par les sanglots, il tâtonna dans le noir. Il y a forcément, pensa-t-il, forcément quelque chose dans toutes ces ordures…

… il toucha alors quelque chose, sa main rencontrant un tranchant aigu…

… mais la douleur et le délire le précipitèrent à nouveau dans les ténèbres. Il roula au sol, prostré.


Cela aurait pu durer une éternité.

Il était de retour au Rondônia depuis une éternité, et Megan Lindsey tendait depuis une éternité la main vers lui, l’appelant, le visage marqué par la peur, par la douleur, par une terrible et affligeante déception… une éternité, jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il ne s’agissait pas du visage de Megan, mais de celui de Teresa.

Sauf que c’était impossible. Il avait supprimé Megan de sa mémoire : elle ne pouvait plus l’atteindre. Et il avait supprimé Teresa. Formation d’Ange. Wu-nien. Elles étaient expulsées, extirpées, disparues.

Mais alors, pensa-t-il avec un léger vertige, cela va recommencer. Telle était la malédiction. De même que Megan était morte, Teresa allait mourir. Teresa n’était pas Megan, mais comme Megan, il l’aimait et il la laissait mourir. En mourant là, Keller autorisait Oberg à la tuer. Ce fait-là, il ne pouvait ni l’effacer ni le couper au montage, ce fait-là était écrit sur un parchemin plus grand, un parchemin indélébile.

Elle pouvait être en train de mourir en ce moment même.

Cette pensée le secoua au point de lui faire reprendre conscience.

Il ignorait combien de temps s’était écoulé. Quelques étoiles brillaient faiblement et il distinguait une traînée lumineuse, à des kilomètres derrière le terrain vague, celle d’une artère de communication. Ses membres tressautaient spasmodiquement et il comprit qu’il n’aurait peut-être pas d’autre période de lucidité : la puce-plaisir d’Oberg pouvait l’avoir déjà irrémédiablement endommagé. Mais cela n’avait aucune importance. Seule Teresa comptait.

Il comprit cela, d’une manière soudaine et avec une précision calme et brillante. Étrange, pensa-t-il : brûlé dans l’innocence. Tout s’était dissipé, sa formation d’Ange, le wu-nien, l’architecture de toute sa vie, tout cela parti en fumée, et il restait pourtant cette chose lumineuse : son amour pour elle. Un amour que, brûlant, il comprit et admit.

Il rampa dans les herbes pour retrouver la lame repérée quelques instants ou quelques heures plus tôt. Il la trouva lorsqu’elle s’enfonça dans la chair de son pouce : une douleur atroce, amplifiée. Il la ramassa avec un gémissement, l’observa. C’était, arraché des mois ou des années auparavant à un repas tout prêt, un couvercle en aluminium assombri par l’oxydation, mais pas excessivement rouillé. Il brilla dans la dure lumière des vapeurs de sodium. Keller ne savait pas trop s’il serait capable d’en faire ce qu’il fallait. La douleur…

Mais il ne pouvait pas l’éviter.

Il plaça le morceau d’aluminium derrière sa tête et l’enfonça d’un coup sur la prise installée en bas de sa nuque.

La douleur résonna comme une cloche en lui. Sa main trembla, rendant l’opération plus difficile. La deuxième tentative faillit lui faire perdre conscience. Sa tête lui semblait une calebasse sèche, vidée de tout sauf de douleur. Il songea à la chair entaillée et saignante, aux filaments neuraux sectionnés à l’endroit où ils rejoignaient la colonne vertébrale, à la douleur distillée et purifiée dans les ganglions de la base. Il se dit que c’était impossible, même pour elle, même pour Teresa, qu’il aimait, même pour elle, c’était impossible… mais la troisième tentative d’extraction réussit et il sentit la prise tomber comme une dent souffrant d’abcès.


Le soulagement le parcourut avec un frisson. Le soulagement ainsi qu’une énorme et inévitable lassitude. Il voulut dormir. Il était épuisé. Il fallait qu’il dorme.

Mais il ne pouvait pas. Pas encore. Il poussa un soupir et tremblant, couvert de sang, il remonta d’un pas mal assuré le talus en direction de la route.

CHAPITRE 26

Dans un état second, sur une impulsion, Teresa descendit du toit de la cabane flottante jusque dans la pièce du fond, puis franchit la porte de la cuisine.

À l’intérieur, l’homme tenait un pistolet.

Byron et Wexler, attablés, ne bougeaient pas. Pâle, les yeux écarquillés, la respiration laborieuse, Wexler observait l’homme armé. Byron se tourna lentement vers Teresa. Il l’avertissait du regard – ne tente rien, ne bouge pas –, mais il y avait dans son mouvement un manque de fermeté et un désespoir qui effrayèrent la jeune femme.

Les enképhalines étaient puissantes, mais elle les avait ingurgitées plusieurs heures auparavant : son cœur battait désormais fort, le bout de ses doigts la picotait. Le stress déversa des hormones dans son système sanguin. Elle se dit vaguement qu’elle était devenue une espèce de champ de bataille chimique.

Elle regarda l’homme armé debout dans l’embrasure de la porte entrebâillée. Il avait à peu près l’âge de Byron, le front qui se dégarnissait et une étroite bouche pincée. Ainsi qu’un regard fixe, imperturbable, distant. Il gardait son calme dans une situation qui aurait angoissé n’importe quelle personne normale, ce qui était inquiétant, car empêchait de juger ses réactions éventuelles.

La mort, pensa Teresa, la mort en habits ternes sur mon seuil.

L’homme la regarda. « Je veux l’onirolithe », dit-il.

Elle répondit sans réfléchir : « Je ne l’ai pas. Il n’est plus là. » Un mensonge.

Elle trouva étrange de pouvoir mentir.

L’homme – qui ne pouvait être que l’ancien employé de l’Agence, Oberg, celui dont Wexler avait parlé – fit légèrement pivoter son pistolet pour tenir Byron en ligne de mire. « Apportez-moi la pierre, sinon je tue ces deux hommes.

— Elle est dans la pièce du fond. » Pas d’hésitation, cette fois, parce qu’elle comprenait qu’il ne bluffait pas.

« Allez la chercher, ordonna-t-il. En laissant la porte ouverte. »

Elle trébucha sur le seuil, puis se dirigea à pas lents et distraits vers la vieille commode de l’Armée du Salut.


Sur sa chaise, Cruz Wexler observait la situation tout en reprenant haleine.

Il ne pouvait que fixer Oberg des yeux. Oberg avec son pistolet. Oberg qui avait réussi à les retrouver. L’arme était presque directement braquée sur lui, et il imaginait beaucoup trop facilement de quelle manière une balle jaillirait du canon, s’enfoncerait en lui et y provoquerait des dommages.

Mais de toute façon, il n’allait pas tarder à mourir. Son emphysème en était à un stade avancé et il n’avait plus d’argent, l’Agence ayant bloqué tous ses comptes, aussi ne pouvait-il se payer ni nouveaux poumons ni traitement à long terme. Pourquoi la manière dont il mourrait aurait-elle de l’importance, quand la mort s’avérait inévitable ?

Sauf que bien entendu, cela avait de l’importance. Beaucoup d’importance.

Il avait passé les dernières décennies de sa vie à poursuivre des mystères. Sagesse, gnose, pierre philosophale. Cela avait été un jeu et une entreprise lucrative, mais menés avec sincérité. Les onirolithes lui avaient toujours inspiré ce sentiment, celui de se trouver, tout tremblant, au bord d’une révélation.

Mais la mort – le mystère ultime, la gnose la plus absolue – l’effrayait horriblement.

Il regarda Oberg, qui regardait Teresa. « Apportez-la-moi, maintenant », intima Oberg. En parlant de la pierre. Il faudrait renoncer aussi à ce mystère-là : craignant la pierre, Oberg allait la détruire.

Il y eut alors un mouvement dans l’obscurité, sur le seuil derrière Oberg, un soupçon de mouvement… et en le décelant, Wexler sentit soudain son cœur lui marteler les côtes.


Prends-la.

Teresa baissa les yeux vers l’artefact de Pau Seco enveloppé de toile cirée, dans les profondeurs sombres du tiroir en bois.

Prends-la. Touche-la.

C’était la voix ancienne et nouvelle en elle, la voix que les enképhalines auraient dû réduire au silence. La voix de la fillette morte dans l’incendie quatorze ans plus tôt, inexplicablement vivante en elle. Presque véritablement morte, maintenant, pensa Teresa, mais ranimée une fois encore par cette crise : Prends-la, tiens-la, touche-la.

La pierre de rêve. Ce puits de souvenirs.

Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule à l’homme armé, Oberg. Il lui fit signe de se presser.

Elle plongea la main dans le tiroir. Pendant une seconde hors du temps, elle imagina un scénario dans lequel elle remettait la pierre à Oberg, qui s’en emparait et les laissait tous en vie, elle-même serait mieux sans cette pierre, après tout, libérée du joug du souvenir, libre d’habiter les entrailles opaques mais confortables de sa dépendance aux enképhalines : elle rêva que cela arrivait, qu’Oberg les laissait vivre.

Tout en sachant cela impossible. Oberg était la Mort, il lui ressemblait et avait son odeur. Il les tuerait tous les trois. Inéluctablement.

Prends-la. La voix insistait davantage, réclamait.

Eh bien, pensa Teresa. C’est la fille qui veut vivre. Pour qui cela compte. Pas moi. Jamais moi.

Elle prit la pierre, d’abord par son emballage, mais la vieille toile cirée s’effilocha et la pierre retomba nue dans le tiroir. Elle s’en empara par réflexe.

Lorsque Teresa se retourna, le pouvoir de l’onirolithe palpita dans son bras.

CHAPITRE 27

Lorsque Keller arriva dans les Flottes, le mouchoir qu’il s’était noué autour de la gorge pour dissimuler le saignement était lui-même trempé de sang.

Il avait conscience du temps écoulé. Il avait parcouru ce qui lui avait semblé des kilomètres le long de la route, traversant le champ pétrolifère à sec jusqu’à un minuscule quartier hispanique, une bodega ouverte toute la nuit où il put téléphoner à un taxi. Sale, ensanglanté et vêtu d’habits en lambeaux, il lui fallut montrer sa carte de crédit et une pièce d’identité au chauffeur pour que celui-ci le laisse monter. Quand il redescendit, il laissa des taches de sang sur la banquette.

Accablé de fatigue, en proie à un sentiment d’urgence qui ne le lâchait pas, il se perdit à deux reprises dans les Flottes – s’aventurant trop loin dans un canal obscur, dépassant les lumières jaunes de cafés vides et les bateaux marchands qui grinçaient dans la houle nocturne. Un vent froid et salé s’insinuait dans ses vêtements. Perdu, il lui fallut rebrousser chemin jusqu’à reconnaître un ponton ou une intersection de canaux et repartir dans la bonne direction, reprendre sa marche, tandis qu’au-dessus de lui les étoiles tournoyaient comme les aiguilles d’une horloge. Le temps, pensa-t-il. Mais peut-être en restait-il assez pour la sauver.


Puis, enfin, il reconnut le canal affluent qui longeait la cabane flottante louée par Byron. C’était un ancien et étroit droit de passage commercial : de l’eau entre des clôtures contre lesquelles se pressaient des cabanes, délimitée par des grillages, des barbelés et des piliers de béton maculé de sel. Une passerelle bordait le canal côté continent, donnant accès à une série de baraques, dont celle de Byron : l’une des rares dans lesquelles on voyait encore de la lumière à cette heure tardive. Tout était sombre et calme. Sur les toits, les moulins gémissaient dans la brise arrivant par intermittence de l’usine marémotrice.

Fatigué au-delà des mots, mais désormais prudent, Keller s’avança sans bruit sur la passerelle.

La porte était entrebâillée.

Il s’efforça de retenir sa respiration. Il ne se trouvait plus dans l’état de sensibilité intense créé par la fausse puce-plaisir d’Oberg, mais souffrait beaucoup. La blessure qu’il s’était pratiquée dans la nuque et les épaules, profonde, avait beaucoup saigné. Il pouvait s’évanouir à tout moment… mais tiens le coup encore un peu, s’ordonna-t-il. Juste un peu.

Oberg se trouvait à l’intérieur.

Keller frissonna en le reconnaissant de dos, en voyant le pistolet qu’il tenait à la main. De sa position, au bord de cette passerelle, près d’un épais pilier en béton et d’une petite barrière en grillage, il voyait Oberg et, un peu plus loin, la petite table à laquelle Byron et Cruz Wexler restaient assis sans bouger. Il ne voyait pas Teresa. Mais, pensa-t-il obscurément, cela ne signifie pas qu’elle est morte. Elle est peut-être toujours en vie.

Il fallait absolument y croire.

Il s’aperçut avec une incrédulité croissante qu’il ne disposait d’aucune arme, d’aucun moyen de menacer Oberg. Même pas d’un simple canif. Il ne pouvait rien faire. Il avait effectué tout ce chemin, mais trop tard. C’en était presque drôle. Il eut envie de rire.

Il préféra calculer l’angle de cette porte entrouverte, la probabilité d’arriver à se jeter dedans, à faire tomber Oberg, à rendre possible une action de Byron ou de Wexler. Un espoir minime, ridicule. Avec lequel, toutefois, il inspira profondément et fit un pas en avant.

Mais de la rosée s’était condensée sur le vieux bois moussu de la passerelle, et Keller était extrêmement fatigué : il glissa en avant, son genou se déroba.

Il se retrouva accroupi, les yeux sur la porte, mais le claquement de ses paumes sur le bois humide retentit dans la nuit, et il ne put qu’observer avec impuissance Oberg se retourner, son arme pivoter au bout de son bras.

Wexler se leva au moment où Oberg faisait volte-face.

Il en fut le premier surpris. Il n’avait pas prévu cela. Il n’y avait pas une once d’héroïsme en lui, rien que cette peur écrasante. Et pourtant, il se retrouvait en mouvement. Son corps se rebellant contre son impuissance.

Une fois debout, il n’hésita pas. Il renversa la table en bois léger, qu’il vit basculer en avant. Byron le regarda, bouche bée. Une douleur lui transperça la poitrine, son corps réclama désespérément de l’air. Mais il arrivait, pour le moment, à ignorer tout cela.

Il s’avança vers Oberg.

Ce dernier s’éloigna de la porte. Il avait perdu de son impassibilité, semblant surpris et, un instant, effrayé. Le bras qui tenait le pistolet s’abaissa. Il cilla au moment où la table se fracassa sur le sol.

Wexler avait acquis une certaine vitesse. Son inertie le portait en direction d’Oberg. Il avait tout oublié, à part cette ruée démente en avant, les bras ouverts comme pour une accolade. Il eut vaguement conscience que Byron se levait, que Teresa se déplaçait dans la pièce du fond, mais tout cela n’était que distractions : il consacrait toute son attention à Oberg.

Celui-ci recula dos au mur. Son expression changea alors, se fit plus résolue, plus dure. Il releva le pistolet en un mouvement rapide.

En retard, pensa Wexler. L’un de nous est en retard.

Le coup de feu claqua, assourdissant dans l’espace exigu.

La douleur et l’impact le repoussèrent en arrière.


Keller fit irruption – si quelqu’un souffre, on l’aide – mais s’immobilisa en voyant Wexler en sang sur le sol. Il regarda Oberg qui, un sourire distrait aux lèvres, pointait son pistolet sur Keller.

« Oh mon Dieu, fit Byron. Oh mon Dieu. »

Keller s’affaissa contre le mur. Le monde s’était résumé à cet homme, à cette arme, et on ne pouvait plus le contourner, il n’y avait plus d’échappatoire. Il ferma les yeux un instant.

Lorsqu’il les rouvrit, il vit Teresa, la pierre à la main, approcher d’Oberg.

CHAPITRE 28

Perdue entre les mondes, entre le bourdonnement des enképhalines et l’électricité de la pierre de rêve, Teresa ouvrit les yeux.

Elle vit la cabane flottante de Byron. Elle se souvint d’une cabane similaire, longtemps auparavant. L’homme dans la pièce voisine s’appelait Oberg. L’homme dans la pièce voisine aurait pu s’appeler Carlos.

Elle tenait la pierre à la main.

Et si je regarde dans le miroir, pensa-t-elle alors que la tête lui tournait, je vais voir des chaussures lacées avec une ficelle sale et un vieux jean déchiré aux genoux. C’était ce à quoi elle avait résisté, ce qu’elle avait redouté, la vision qui l’avait hantée depuis cette journée dans la chambre d’hôtel sur le Ver-o-Peso.

Elle tomberait dans le miroir, basculerait dans le passé, redeviendrait elle-même.

La voix de la fillette s’élevait maintenant en elle, plus forte et plus pressante que jamais. La voix l’avertissait qu’elle mourrait, que l’homme armé la tuerait, qu’il fallait agir, et agir maintenant.

C’était la voix qui l’avait soutenue au milieu de l’incendie, qui l’avait maintenue à flot quand elle voulait mourir, quand elle savait qu’elle méritait de mourir.

Mais la mort n’était pas si accommodante. La mort venait enfin terminer ce qu’elle avait commencé. Il ne s’agissait guère que d’un rendez-vous manqué longtemps auparavant par Teresa. La jeune femme l’attendait, peut-être même – elle pouvait l’admettre, désormais – la voulait-elle, et ce depuis des années. La cherchant dans des flacons de pilules, cherchant sa tranquillité, un terme, enfin, à cette dispute avec elle-même…

Non, fit la voix.

Et un instant, le souvenir s’empara d’elle. Elle sentit la fumée la priver de son souffle, la chaleur de l’incendie lui cuire le dos. Carlos était mort, Maman était morte et elle-même aurait dû mourir aussi, parce qu’elle n’était pas et ne serait jamais une gentille fille. Voilà ce sur quoi elle s’était construite : cette culpabilité.

Sois moi, insista la voix. Ramène-moi.

Non, pensa Teresa…

Mais il y eut alors le fracas du bois dans la cuisine, la table se fendant et se brisant, Cruz Wexler se jetant en avant… puis le coup de feu, Wexler en sang sur le parquet… et la porte s’ouvrit, la porte s’ouvrit sur Ray, il était revenu, un miracle l’avait fait revenir, et Teresa sentit son cœur battre à tout rompre en le voyant… mais Ray en sang, l’air épuisé, et voilà qu’Oberg braquait son pistolet sur lui…

Aussi se laissa-t-elle fléchir : d’accord, oui, pensa-t-elle, et en un mouvement qui n’avait rien de physique, elle étreignit la fillette, s’abandonna de tout cœur à la pierre, se sentit remonter le temps jusqu’à redevenir jeune, entière, et pleine d’une envie désespérée de vivre, que Ray vive, et voilà qu’elle se précipitait vers Oberg (ou Carlos), des tennis lacées de ficelle aux pieds et un jean troué aux genoux, ayant enfin le droit de le haïr, de le haïr avec tout ce qui se trouvait en elle, lui hurlant cette ancienne vérité oubliée, qu’elle n’était pas mauvaise, pas mauvaise, pas mauvaise.

CHAPITRE 29

1. En voyant Teresa se ruer hors de la pièce du fond, conscient qu’Oberg la tuerait s’il arrivait à braquer son arme sur elle, Keller rassembla ses dernières forces et bondit de côté.

Il entendit le coup de feu derrière lui. Il tomba contre le mur en un accroupissement bizarre, indemne mais momentanément impuissant. La balle suivante ne pouvait manquer de venir très vite. Trop épuisé pour avoir peur, il leva les yeux vers Oberg.

Il vit Teresa avancer vers l’homme de l’Agence.

Elle se déplaçait d’une manière bizarre, les yeux écarquillés et le visage curieusement transformé. On dirait celui d’un enfant, songea Keller.

Elle tenait la pierre de Pau Seco dans sa main gauche. De la droite, elle toucha Oberg.

Elle tomba contre lui.

Oberg gardait les yeux fixés sur Keller, qui sentit à ce moment-là une partie de l’horreur jaillissant de lui. C’était blessant, terrifiant…

« Le flingue, dit Byron en s’extrayant de sa chaise. Pour l’amour du ciel, Ray, prends-lui son flingue ! »


2. Oberg fut pris au dépourvu.

Il braquait son arme sur Keller – qui avait réussi, il ne savait comment, à se débarrasser de sa prise neurale et à le retrouver ici – quand la femme s’élança vers lui depuis la pièce du fond.

Il l’avait sentie approcher et avait tendu le bras pour la repousser. Cela n’aurait dû poser aucun problème. Mais la pierre…

Elle le toucha avec la pierre.

Il eut l’impression qu’un courant électrique parcourait son corps.

C’était comme la fois où Tavitch l’avait touché. Non, pire. Il se sentit basculer dans les souvenirs, les secondes s’étirant en minutes, tout se déroulant au ralenti à part ce jaillissement de culpabilité, un village brésilien avec des corps tout autour de lui, mais pas morts : leur douleur, leur rage leur avaient survécu d’une manière ou d’une autre et lui sautaient maintenant au visage depuis la main de cette femme.

Clignant des yeux, il vit Keller se relever. Keller, apparition sanglante qui aurait dû mourir… et l’avait peut-être bel et bien fait : il pouvait s’agir d’un autre fantôme, d’un autre cadavre têtu venu porter des accusations.

Bouche bée, Oberg resta figé sans défense dans un torrent de haine antique.

Il sentit le pistolet lui échapper des mains.

Le corps de Teresa le plaquait contre le mur de la cabane. Son visage flottait devant lui, transfiguré par une espèce d’innocence à laquelle il put à peine croire. Rien de tel n’existait dans le monde qu’il habitait. Et cela représentait un reproche de plus, lumineux et atroce ; il se tortilla pour essayer d’échapper à la jeune femme en un spasme de mépris envers lui-même.

Sans signe avant-coureur, il comprit ce qu’il était.

Monstre, avait dit Ng.

La voix résonna en descendant par une géométrie tordue des gibets de Pau Seco. Monstre. Mais c’était vrai. Il le sentit en Teresa. Elle était irréprochable, elle était comme une enfant, au-delà des mensonges. Il flétrit dans la féroce lumière de sa haine.

Il hurla et la repoussa.

Le pistolet… mais Keller le lui avait arraché des mains avant qu’il puisse le relever.

Oberg se précipita par la porte ouverte.


3. Keller braqua aussitôt l’arme, mais n’eut pas le temps d’en presser la détente.

Paniqué, Oberg fit dans l’obscurité deux longues enjambées en direction du petit grillage, par-dessus lequel il bascula.

Keller courut à sa poursuite, cillant dans les ténèbres. Des chiens aboyaient, quelques lumières s’étaient allumées dans les balsas du voisinage.

Il baissa les yeux sur le canal en arrivant au niveau de la barrière. L’aube n’était pas encore là, mais il y avait assez de lumière pour distinguer le corps d’Oberg, bras et jambes écartés, à la base d’un pilier en béton… pour voir l’eau sombre du canal monter et s’emparer de lui, pour voir la traînée de sang d’Oberg se délayer dans la faible houle, l’eau monter et redescendre dans la nuit froide.


Un vent venu de l’océan arriva par l’usine marémotrice. Keller se retourna pour chercher Teresa, et soudain, en larmes, elle se jetait dans ses bras, pressait sa chaleur contre lui.

CHAPITRE 30

Plus tard, après les discrètes funérailles de Wexler dans les Flottes, Byron supposa venu le moment de partir.

Il en avait discuté quelques jours auparavant avec Teresa. Ils se dirent adieu en privé, il la serra contre lui. Elle dit : « Tu n’es pas obligé de partir. » Il le fallait pourtant. Il était temps de revenir dans le monde.

Elle lui donna la pierre.

« Je n’en ai pas besoin », dit-elle, avec cette nouvelle expression sur le visage : un sourire presque puéril. « J’y suis déjà allée. »


Keller et lui longèrent le canal. C’était une journée claire et radieuse, avec le ciel qui descendait en voûte pour venir intersecter l’océan. Byron hissa son sac marin sur son épaule. Keller lui tendit la main.

Byron la serra, vit Keller grimacer. « Comment tu te sens ?

— Ça s’améliore. » Keller s’efforça de sourire. « Tu as la pierre ? »

Il hocha la tête. Il l’avait mise dans son sac.

Il n’était pas sûr de savoir pourquoi il l’avait prise. Il avait juste l’impression, l’instinct, qu’elle pourrait s’avérer utile.

Étrange, pensa-t-il. Wexler avait passé sa vie à chercher parmi ces pierres quelque chose d’étranger, une sagesse supérieure, un moyen de sortir du monde. Mais en fin de compte, ce n’était pas cela. Byron avait vu Teresa changer depuis cette rencontre nocturne avec Oberg dans la cabane flottante, comme si quelque chose de cassé avait guéri. C’était subtil, une légèreté, la manière de bouger les yeux, mais également profond : il avait découvert n’avoir plus peur pour elle. Il ne s’agissait donc pas d’un moyen de sortir du monde, mais d’y entrer.

Toutes dettes réglées. « Elle va bien. » Il ajouta, sur une impulsion, et non sans une certaine mélancolie : « Prends soin d’elle, Ray, d’accord ? Fais-le pour moi. »

Keller hocha la tête.

Il fit résolument face au continent, mais se retourna un pas plus loin pour considérer Keller… Keller aux yeux remplis d’une ancienne douleur, Keller s’appuyant le genou plié à une clôture en grillage avec les Flottes étalées dans son dos. Il dit : « Tu vis ici, maintenant. »


Et peut-être était-ce la vérité.

Keller rentra le long du canal. Il ressentit à nouveau cette étrange légèreté. Mes filaments d’Ange, pensa-t-il : coupés de leur prise, ils se flétrissent et meurent en moi. Mais il n’y avait pas que cela.

Tu vis ici, maintenant.

Il monta par une rampe en grille métallique voir l’océan derrière l’usine marémotrice. L’océan implacable, sombre, plus vaste que ce que lui-même pouvait appréhender ; et la mémoire est comme ça, se dit-il, en pensant non à la mémoire vidéo mais à la sienne, à celle de Meg, de Teresa, de Byron, de sa vie : large, profonde et mystérieuse au-delà des mots. Elle le contenait plus qu’il ne la contenait, et elle ne tolérait pas la trahison ; mais il y a des jours, songea-t-il, des jours comme aujourd’hui, où l’océan calme semble augurer par ses marées une radieuse période de bonheur.

Il redescendit par la passerelle jusqu’à la vieille baraque flottante, au seuil de laquelle Teresa l’attendait calmement au soleil. Une brise venue de la digue le fit frissonner et Teresa ouvrit plus grand la porte. « Tu ferais mieux de rentrer, dit-elle. Il fait froid, dehors. »


FIN
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