Chapitre 10
Pouvait-on dénombrer les trésors perdus ? Hors les fourrures, des milliers de livres de marchandises de traite – anglaises évidemment – ou de bijoux et doublons espagnols – acquis par le gouverneur en échange de son influence ou de sa protection près des petits établissements perdus de la Baie qui en étaient souvent les receleurs : des armes, des munitions – à vendre à qui ? en échange de quoi ?... Les affaires du marquis de Villedavray témoignaient du vaste intérêt qu'il portait à toutes choses sous le ciel et du sens exact qu'il avait de leur valeur marchande ou artistique ou somptuaire. Vins, liqueurs, rhum des îles. Les cadeaux reçus de Peyrac à Gouldsboro étaient parmi ceux dont il déplorait la perte le plus amèrement. Seuls les éléments du poêle de faïence hollandais avaient été sauvés, car le marquis les avait débarqués récemment afin de les faire admirer à Marcelline, et aussi pour les envelopper et empaqueter de meilleure façon avant d'entreprendre le voyage de retour vers Québec, au large des côtes de la Nouvelle-Écosse, souvent fort tempétueuses.
Toute la nuit et le jour suivant, les rives du lieu où avait à demi sombré l'Asmodée ressemblèrent a une fourmilière bouleversée. Comment un tel attentat avait-il pu être commis ? On eût pu accuser la négligence, un incendie naturel allumé par quelque matelot allant s'enivrer et renversant sa lanterne ou piétiner dans les cales sans prendre garde à l'atmosphère confinée, comme cela arrivait parfois par les chaleurs sèches de fin d'été. Certaines marchandises entassées fermentaient, un « tafia » trop fort et mal bouché dans sa barrique distillait son alcool, imprégnant l'air surchauffé. Il suffisait d'une étincelle...
Mais on savait qu'il y avait eu préméditation, intention criminelle. Et l'on apporta à Villedavray un tronçon de câble assez étrange, trouvé par un Indien sur le sable d'une crique voisine. Le gouverneur l'examina, hocha la tête et dit, amer :
– Génial ! Vraiment génial !
C'était le déchet oublié ou abandonné comme négligeable d'un matériel de sabotage portatif, des plus efficaces. Il expliqua que les pirates des mers du Sud qui avaient des vengeances à assouvir sur des concurrents déloyaux, mauvais payeurs ou trop oublieux de leurs promesses, se montraient fort inventifs dans la fabrication de mèches brûlant à retardement, ne produisant ni odeur ni fumée et pouvant être placées non loin de la soute aux poudres par un complice qui aurait tout son temps pour fuir. Celle-ci était d'un modèle particulièrement « génial », consistant en un cordon de boyau de poisson, bourré, comme des minuscules saucisses, de grumeaux d'amadou « collés » par une matière noire que Villedavray hésitait à définir, mais qu'Angélique reconnut pour être du calish du Chili car c'était le matériel le plus employé dans les travaux du comte de Peyrac. Une sorte de résine indienne imprégnait le tout.
– Elle permet au contenu du boyau de brûler lentement sans émaner ni odeur ni fumée, estima le gouverneur. On a pu introduire cette mèche près de notre Sainte-Barbe et l'allumer, hier ou avant-hier. Rien ne pouvait l'éteindre ni la révéler avant qu'elle soit parvenue à son but...
– Le navire était pourtant gardé ?
– Par qui ? rugit Villedavray. Des paresseux qui se saoulent, m'exploitent, courent les sauvagesses... Et avec les allées et venues, et préparatifs de la fête, n'importe qui pouvait monter à bord, avec ce cordon en galette sous son chapeau...
Il regarda avec soupçon du côté des frères Defour.
– Hé là ! dit l'aîné. Nous accuserez-vous ?... Vous allez un peu fort, gouverneur !... Vous oubliez que nous étions à bord avec vous ce soir et que sans le Narrangasett nous aurions tous sauté ensemble...
– C'est vrai ! Où est le Narrangasett ?... Comment a-t-il été averti ! Il parlera même si je dois le faire torturer...
Angélique intervint pour épargner Piksarett et dit que c'était elle qui avait été avertie à temps de l'attentat qui se préparait et que seule la rapidité miraculeuse de l'Indien avait pu les sauver. Mais elle se refusa à livrer le nom de Clovis et à donner son signalement, bien que le marquis, tremblant et décomposé d'émotion, la pressât de questions. Le représentant du gouverneur de la Nouvelle-France en Acadie était prêt à lancer tous les sauvages de la région aux trousses de l'homme et à lui faire rôtir la plante des pieds pour lui arracher les renseignements possibles sur les vrais auteurs du désastre. Angélique reconnaissait que, depuis quelques mois, une bande de malfaiteurs rôdaient dans les parages, cherchant, semblait-il, a nuire plus particulièrement au comte de Peyrac et à ses amis. Mais elle se portait garante que celui qui avait risqué sa vie pour venir l'avertir était hors de soupçon de complicité avec eux.
– Je veux pourtant le tenir entre mes mains, criait Villedavray. Il me dira tout, tout ! Nous devons au plus tôt mettre hors de nuire ces bandits.
En cela, la population, et jusqu'aux frères Defour, partageait son avis. L'indignation grondait parmi les colons de la région et aussi parmi les Indiens, à qui l'on avait dit que les Anglais avaient fait couler un navire leur apportant des présents de la part du roi de France. Ils sortaient de la forêt prêts à se mettre en guerre contre n'importe quel ennemi que leur désignerait le gouverneur.
L'obstination d'Angélique à ne pas vouloir donner de détails sur la façon dont elle avait été renseignée mit Villedavray en rage. La perte de ses richesses, et surtout des objets qu'il collectait avec tant d'amour, lui tenait certainement plus à cœur que le salut de sa propre vie. Dans sa douleur, il s'égara.
– Qui me dit que ce n'est pas vous, madame ! qui avez fomenté ce complot. L'œuvre de vous-même ou des vôtres ?... Je crois assez que M. de Peyrac est capable de tout pour assurer son hégémonie sur les domaines français. Il a prouvé plus d'une fois que la ruse lui était familière... Et l'on sait le dévouement que vous lui portez. Supprimer le gouverneur de l'Acadie et ceux qui lui restent dévoués... Quel beau coup ! Le voici maître des lieux... Ah ! je vois clair maintenant.
– Parlez-vous de mon mari et de moi-même ? s'écria Angélique hors d'elle.
– Oui, fit-il en tapant du pied, rouge comme un coq. Ceci l'accuse !
Il brandit le bout de mèche de concentré d'amadou.
– Une chose aussi exceptionnelle ne peut sortir que de ses ateliers diaboliques. Ses ouvriers et ses mineurs sont les plus habiles, les plus industrieux que l'on puisse trouver sous le ciel. Cela se sait déjà d'un bout de l'Amérique à l'autre. Le nierez-vous ?...
Dans un éclair, Angélique comprit que la patte noire de Clovis n'était peut-être pas étrangère à la fabrication remarquable de cette mèche à combustion lente. Aux yeux des moins avertis, de telles œuvres compliquées et savantes étaient signées Gouldsboro et Wapassou. Le concours de l'Auvergnat à leurs ennemis n'avait sans doute pas consisté seulement à l'égarer, elle, sur le chemin du village anglais...
Atterrée, elle examinait le bout de cordon révélateur. Elle-même aurait pu mourir dans cet attentat, mais ne se trouvant pas présente ainsi que Cantor, sa position devenait suspecte. Soudain, la phrase lue sur le bout de papier trouvé dans la casaque du naufrageur prenait un sens terrible : Semez le malheur sous ses pas afin qu'on l'en accuse...
Voyant qu'elle se taisait, Villedavray triompha.
– Ah ! Vous voici marrie ! Il y aurait donc du vrai dans ce que je dis. Comment se fait-il que vous seuls, madame et votre fils, vous vous soyez trouvés absents au moment du festin ?
– Je vous l'ai déjà expliqué, soupira Angélique. On nous a fait mander... et réfléchissez, marquis, que si j'avais voulu vous occire tous je n'aurais pas pris la peine de vous envoyer précisément Piksarett et même mon fils, au risque de les voir sauter tous les deux, avec vous.
– Comédie... ou remords. Les femmes sont sujettes à ces sortes de retournements.
– Assez ! Vous divaguez. C'est votre faute aussi si tout cela est arrivé.
– Comment, c'est le comble, s'écria-t-il d'une voix de fausset. Je suis ruiné, désespéré, j'ai failli perdre la vie. Et vous m'accusez encore.
– Oui, car vous auriez dû nous prévenir à Gouldsboro, nous mettre en garde contre les dangers qui nous menaçaient avec la duchesse de Maudribourg.
– Mais quel rapport ? En quoi ce que je savais sur la duchesse de Maudribourg a-t-il quelque lien avec la bande de criminels dont vous me parlez et la perte de mon bateau ?...
Angélique passa la main sur son front avec égarement.
– C'est vrai ! Vous avez raison ! Et pourtant je sens qu'il y a un lien entre elle et les malheurs qui nous accablent... parce que tout cela est l'œuvre de Satan et qu'elle est possédée du Diable.
Le gouverneur regarda autour de lui avec crainte.
– Vous en parlez comme si elle allait revenir, gémit-il, il ne manquerait plus que cela.
Il s'assit sur un escabeau et s'essuya les yeux avec son mouchoir de dentelle.
– Pardonnez-moi, Angélique. Je reconnais que je me suis égaré dans mes propos. Mon impulsivité me fait commettre quelques impairs mais mon instinct est assez sûr. Pardonnez-moi. Je sais que vous n'êtes pour rien là-dedans et qu'au contraire vous avez sauvé nos vies. Mais reconnaissez que l'amitié que je vous porte à vous et à votre époux me coûte bien cher. Vous devriez au moins nous aider à retrouver l'homme.
– Je ne le peux et, de toute façon, il est loin maintenant.
C'était la première fois qu'il lui était venu à l'esprit qu'un lien pouvait exister entre Ambroisine et les inconnus qui cherchaient à leur nuire. Cela paraissait fou, sans logique, mais quelque chose d'indéfinissable dans l'enchevêtrement des faits avait sans doute peu à peu infiltré cette certitude en elle, et sous l'effet de l'émotion, son inconscient s'était exprimé.
Tout était double, incertain, les buts recherchés échappaient à la logique, mais on y retrouvait partout une sorte de volonté implacable de détruire par tous les moyens, par tous les détours, et d'atteindre au moins aussi sûrement le corps ou l'âme.
Le filet se resserrait avec habileté autour d'elle, ne lui permettant d'échapper à la mort que pour sentir se rapprocher jusqu'à l'angoisse l'épreuve qui guettait son être spirituel. Contre cela était-elle autant armée que pour défendre sa vie ?
Les coups frappés devenaient plus violents, plus cruels, plus sûrs. Et celui qu'elle reçut au cours de cette même journée qui suivit la nuit désastreuse de l'Asmodée fit vaciller sa force d'âme.