Chapitre 4
Le jeune garçon avait exagéré en pensant que « l'Assemblée au désert », à laquelle se rendait Angélique, réunirait dix mille fervents.
La crainte retenait beaucoup de ceux-ci et le fond de cette saline asséchée et entourée de digues, sur lesquelles s'entassaient encore des monceaux considérables de sel, pouvait tenir difficilement quelques milliers de pèlerins au plus.
La saline désaffectée avait été choisie parce qu'elle formait un ravin isolé, limité par deux arêtes rocheuses, dissimulant ce repli à ceux qui traversaient la plaine marécageuse autour de La Rochelle. La mer était proche et apportait l'accompagnement de sa rumeur au bourdonnement des voix. On se saluait au fur et à mesure des arrivées, on s'installait en échangeant quelques commentaires.
Un demi-cercle de pierres calcaires formait un grossier amphithéâtre autour d'une petite table devant laquelle devait parler le prédicateur.
– Ceci est la chaire, et l'autre qu'où apporte est la table de la communion, lui expliqua Martial.
Il avait tenu à l'accompagner, fier de l'avoir « recrutée ». Avec lui, elle avait pris place dans la carriole du boulanger du quartier, dont le mitron de fils, Anasthase, était un autre ami du jeune Berne.
Tante Anna et Séverine qui arrivaient dans une autre carriole transportant le papetier, sa femme et sa fille, eurent un haut-le-corps en apercevant « la Papiste ». On les vit, de loin, discuter avec maître Gabriel qui les escortait à cheval, en lui démontrant sans doute les dangers de cette présence. Le marchand haussait les épaules. Un remous de la foule cacha le groupe. On apportait un plat d'étain recouvert d'un linge blanc sous lequel on devinait la forme d'une tourte de pain, puis deux coupes d'étain. Au pied de la table fut déposée une cruche de grès également protégée d'un linge.
Angélique avait beaucoup hésité à se rendre à cette assemblée. Elle risquait les plus graves sanctions si une chose pareille s'ébruitait. Mais ici, presque tout le monde risquait quelque chose, qui des amendes ruineuses, qui la prison, qui la mort même, comme ces « convertis », lesquels se glissaient tristement, honteusement parmi leurs anciens coreligionnaires, n'ayant pu résister aux tourments qui les poursuivaient depuis leur abjuration.
Tous ces gens traqués étaient vêtus de noir ou de couleurs sombres. L'un des plus grands armateurs de La Rochelle, Manigault, apparut au contraire, très digne dans un habit de velours prune, bas noirs et souliers à boucles d'argent. Chacun le trouva fort bel homme, suivi de son nègre Siriki. Il tenait par la main son fils Jérémie, dont il était très fier, un charmant séraphin aux longues boucles blondes que ses quatre sœurs et sa mère adulaient comme un petit roi.
La famille de l'avocat Carrère était là également, au grand complet. L'ampleur de Mme Carrère annonçait une onzième maternité.
Quelques authentiques gentilhommes se reconnaissaient à leurs épées. Ils se groupaient entre eux et ils se mirent à parlementer.
– Place, place pour Mme de Rohan !
Des valets apportaient, au premier rang, un fauteuil en tapisserie dans lequel prit place une vieille dame autoritaire, la main montrant des serres de vieille chouette, sur sa canne à pommeau d'argent.
L'affluence était maintenant à son comble. Mais tout se passait dans l'ordre. Des jeunes gens circulaient présentant une poche de toile où l'on déposait la contribution demandée pour l'entretien des ministres du culte. La plupart des gens étaient assis par terre, parmi les résidus poisseux de sel marin. Les plus riches ou les plus prévoyants avaient apporté des coussins, des sacs et, certains, des chaufferettes à charbon de bois, car il faisait fort frais et venteux.
Sur la lande, on pouvait apercevoir, attachés aux maigres tamaris ou gardés par des garçons obligeants, les chevaux, les ânes, les mulets de tous les assistants. Les garçons devaient aussi servir de sentinelles pour signaler l'approche possible de dragons du Roi. Les charrettes, brancards levés, attendaient la fin de la cérémonie.
Un cantique s'éleva bientôt, repris par le chœur sourd et puissant de la foule.
Trois personnages vêtus de noir et coiffés d'immenses chapeaux ronds, également noirs, s'avancèrent vers le centre occupé par les tables.
L'un d'eux était le pasteur Beaucaire. Mais Angélique examina avidement le plus grand et le plus âgé du groupe. Malgré les cheveux blancs qui encadraient ce visage hâlé et ridé, elle reconnaissait « l'Homme noir », le voyageur légendaire de son enfance. Sa vie vagabonde, les dangers affrontés dans ses multiples pérégrinations semblaient avoir conservé bien droit son corps sec et maigre.
Le troisième pasteur était un personnage trapu et rougeaud, au regard vif et autoritaire. Ce fut lui qui prit la parole d'une voix forte et qui portait loin.
– Mes frères, le Seigneur a voulu faire tomber mes chaînes et c'est pénétré d'un profond bonheur que je puis à nouveau élever la voix parmi vous. Ma personne n'a aucune importance. Je ne suis qu'un serviteur de Dieu, mais écrasé par une tâche immense : le souci de mon petit troupeau, c'est-à-dire de vous tous, réformés de La Rochelle, qui cherchez la voie du salut parmi des embûches clique jour plus rudes...
À son discours, Angélique comprit qu'il s'agissait du pasteur Tavenaz, responsable du Colloque de La Rochelle, c'est-à-dire de l'ensemble des églises protestantes de la ville. Lui aussi, il était sorti récemment de prison où il avait été retenu six mois.
– Certains d'entre vous sont venus me trouver en me disant : « Devons-nous prendre les armes, comme nos pères l'ont fait jadis ? »... question que, peut-être, beaucoup se posent dans le secret, cédant à la tentation dangereuse de la haine qui n'est pas toujours aussi bonne conseillère que la prudence. Je commencerai donc par vous donner mon jugement : je suis pour la non-violence. Loin de moi l’idée de minimiser l'héroïsme de nos pères qui ont su affronter les horreurs du siège de 1628, mais notre confession est-elle sortie grandie de cette immense et fière rébellion ? Hélas ! non ! Peu ne s'en est fallu qu'il n'y eût plus un seul huguenot dans La Rochelle et que notre foi devînt à jamais absente de ces murs !
Le pasteur Tavenaz continua longtemps sur ce ton. Il évoqua le synode national qui devait se réunir à Montélimar l'année suivante et au cours duquel un mémoire serait rédigé sur les tracasseries administratives et autres dont les huguenots français étaient victimes, mémoire qui serait remis au Roi en main propre. Il termina par un dernier appel à la confiance et au calme, prenant exemple de son propre cas et de celui du pasteur Beaucaire.
La vieille duchesse de Rohan avait marqué à plusieurs reprises son impatience pendant ce long discours. Elle hochait la tête, frappait le sol de sa canne. Ces conseils bourgeois ne devaient pas lui plaire. Mais elle dut songer qu'elle était trop vieille pour jouer aux frondeuses et se tut avec un profond soupir.
Un murmure d'approbation s'élevait de l'assistance. Il n'y eut qu'un homme pour se dresser, un paysan à la frange basse, son chapeau plaqué à deux mains sur sa chemise blanche.
– Moi, dit-il, je suis du pays de Jarans dans la Gâtine. Les dragons du Roi sont venus dans notre hameau. Ils ont mis le feu à notre temple. Et puis ils m'ont pris mes jambons, mes pains, mes deux vaches, mon âne et ma femme. Alors, des fois, je pense que si je pouvais prendre une hache et les tuer tous, ça me soulagerait ben !...
Quelques rires, vite étouffés, avaient fusé à l'énumération qu'avait donnée le pauvre homme de la perte de ses biens.
Le paysan sinistré regardait autour de lui. Son regard cherchait à comprendre.
– Ma femme, ils l'ont traînée par les cheveux sur le chemin... Ce qu'ils lui ont fait, je n'suis pas près de l'oublier... Après, ils l'ont jetée dans le puits...
La voix se perdit dans les premiers déferlements d'un psaume qui s'élevait, repris en chœur, par des milliers de voix.
Le pasteur Rochefort avait pris la parole. Il rappelait aux fidèles le récit de l'Exode et comment les Juifs se voyant poursuivis par les Égyptiens avaient supplié Moïse : « Laisse-nous servir les Égyptiens plutôt que de périr au désert... » Mais l'Éternel avait manifesté sa puissance en noyant les armées du Pharaon et les Juifs avaient finalement atteint la terre de Canaan. Plus tôt l'auraient-ils atteinte s'ils n'avaient pas douté de la bonté de l'Éternel qui ne les entraînait vers le désert que pour les arracher à un esclavage infamant où ils risquaient d'oublier la Foi de leurs pères.
Le pasteur Rochefort entama vaillamment ce chant de Moïse :
Je chanterai à l'Éternel, car il a fait éclater sa gloire
Il a précipité dans la mer le cheval et son cavalier
L'Éternel est ma force et le sujet de ma louange
C'est lui qui m'a sauvé...
Sa voix, légèrement cassée par l'âge, était encore forte. Mais il chantait presque seul. Les gens fatigués, transis, ne reprenaient que mollement le psaume que d'ailleurs ils semblaient mal connaître.
Décontenancé, le vieil homme s'arrêta, jeta un regard étonné sur l'assistance et reprit d'un ton pressant.
– N'avez-vous pas compris, mes frères, le sens de ce récit ? À vivre sous le boisseau, la chandelle s'éteint. À vivre en esclavage, les Juifs auraient fini par adorer les dieux égyptiens. Voici le danger qui nous guette tous. On vous a demandé tout à l'heure si vous vouliez prendre les armes pour vous défendre ou bien subir avec résignation les persécutions dont vous êtes l'objet. J'ai pris la parole pour vous proposer une troisième solution : partir ! Des pays neufs, immenses, vous offrent le refuge d'une terre vierge que vous pourriez faire prospérer pour la gloire du Seigneur, tout en vous épanouissant l'âme dans l'exercice respecté de votre religion...
Ses paroles se perdaient dans un brouhaha de fin de séance. Autour d'Angélique, des gens s'étaient mis à parler entre eux à mi-voix :
– Alors et votre affaire de garance en Languedoc ?...
– Si nous salions la marée, comme au Portugal, on vendrait le double de notre pêche, c'est sûr !... mais voilà, c'est interdit par la gabelle.
– Pour une grande assemblée comme celle-ci, tu aurais pu mettre tes beaux habits, Josias Merlut.
– Avec cette boue !...
Les suggestions du pasteur Rochefort n'intéressent apparemment personne.
Le son d'une crécelle, agitée par un jeune servant, ramena le silence. Le pasteur Tavenaz, jetant un regard à son collègue, qui signifiait « Je vous l'avais bien dit », reprit la parole.
L'assemblée ne pouvait s'achever sans qu'on eût procédé à un vote à main levée qui déterminerait nettement quelle devait être la ligne de conduite des Rochelais à l'avenir.
Quels étaient ceux qui désiraient la résistance armée ?
Personne ne bougea.
Quels étaient ceux qui désiraient partir ?
– Moi !... Moi !... crièrent une dizaine de gamins assis au premier rang.
– Moi, hurla Martial en se dressant près d'Angélique.
Les protestations indignées des parents couvrirent les voix juvéniles et l'avocat Carrère envoya une gifle à son fils le plus proche.
Le sieur Manigault se leva, déploya sa vigoureuse stature sur un fond d'océan grisâtre et étendit la main pour apaiser les remous.
– Monsieur le Pasteur, dit-il, en s'adressant avec un profond respect au vieux et célèbre voyageur, cela a été pour nous un grand honneur de vous entendre, mais ne vous étonnez pas qu'à La Rochelle l'idée de l'émigration ait peu d'adeptes...
Il posa la main sur son cœur.
– ... La Rochelle, nous l'avons là, dit-il avec force, c'est notre citadelle, la ville fondée par nos pères et pour laquelle ils sont morts. Aucun de nous ne peut l'abandonner.
– Vaut-il mieux abandonner votre foi ? s'écria le vieux pasteur d'une voix tremblante.
– Il n'en est pas question. La Rochelle appartient aux huguenots. Elle restera toujours aux huguenots. Son âme est née de la Réforme. On ne change pas l'âme d'une cité.
Il y eut des applaudissements. Manigault avait parlé un langage sain et qui allait droit au cœur des Rochelais.
– Que peut-on contre nous ? entendait-on murmurer. C'est nous qui possédons l'argent !
– C'est évident : tout s'effondrerait sans nous.
– Il paraît que M. Colbert a demandé des réformés pour lancer des manufactures.
Angélique demeurait pensive, le regard fixé sur le morceau d'océan gris, moucheté de blanc, que l’on apercevait entre les dunes.
À quelques pas d'elle le pasteur Rochefort, lui aussi, regardait la mer. Elle l'entendit murmurer :
– Ils ont des yeux et ils ne voient pas. Ils ont des oreilles et ils n'entendent pas...
Lui, que voyait-il, de son regard d'homme éclairé ? Dans ce troupeau qui s'éloignait, dénombrait-il déjà les martyrs, les renégats ?... Tous condamnés !...
La peur, qui un moment avait fait trêve, s'insinuait dans le cœur d'Angélique. « Il faut partir ». Le rivage n'était pas sûr. La marée continuerait à monter et l'atteindrait aussi un jour, avec Honorine. Seule, par lassitude, elle se serait peut-être laissé atteindre. Mais elle devait sauver Honorine. La sueur perla à son front à la seule pensée que les dragons du Roi pourraient un jour s'emparer d’Honorine, la torturer avec leurs gros rires, la jeter par la fenêtre, sur les piques.
Elle se mit à marcher, en toute hâte, pour retrouver sa fille.
La pluie tombait. Des flaques sur le chemin reflétaient le ciel blanchâtre. Un cavalier la dépassa et se retourna à demi sur sa selle. C'était maître Gabriel.
– Vous prendrai-je en croupe, dame Angélique ?
Elle eut un choc bizarre. Elle se voyait sur une route défoncée dans un décor semblable, un cavalier se tournait vers elle et il avait le sourire de maître Gabriel.
– Non, s'entendit-elle répondre après un instant assez long. Je ne suis que votre servante, maître Gabriel. On jaserait...
– Il est vrai que nous ne sommes pas ici aux abords de Paris, sur la route de Charenton.
Le voile se déchira. La Polak était à ses côtés. Elle avait les pieds glacés comme aujourd'hui2.
Comme aujourd'hui, elle avait au cœur l'angoisse d'un enfant menacé : Cantor enlevé par les Bohémiens. Des cavaliers avaient fait halte. L'un d'eux l'avait prise en croupe pour la ramener vers Paris. C'était un jeune homme protestant fils d'un marchand de La Rochelle.
– Me reconnaissez-vous, à présent ? demanda le marchand.
– Oui, vous êtes le cavalier qui m'avez secourue un soir d'hiver, il y a des années.
Elle demeurait figée sous la pluie. Douze années s'abolissaient. Les deux scènes étaient proches, jumelles. Elles avaient le même goût de détresse, de solitude infinie. Dans l'abandon total, un visage d'homme étranger, un sourire compatissant apportait un fugitif réconfort.
Ce qui la frappait d'abord dans cette découverte, c’était surtout cela. La similitude des deux situations, avec, entre elles, les sommets vertigineux d’honneurs et de richesses à la cour de France.
« Ainsi, se dit-elle, il a fallu que tu boucles, par deux fois, le cercle infernal pour comprendre ?... pour comprendre que tu n'avais nulle place en ce royaume, et qu'il te fallait partir... partir au-delà des mers... »
Avec un mélange de soulagement et d'humiliation, elle songeait en pensant à maître Gabriel : « Heureusement, il ne m'a connue que misérable... »
Il avait dû garder le souvenir d'une pauvresse des faubourgs, il avait retrouvé une brigande des grands chemins. Il n'y avait rien là de bien rassurant. La générosité avec laquelle il l'avait accueillie sous son toit n'en était que plus admirable. Cela correspondait mal à la morale, prudente à l'excès, de son caractère.
– Pourquoi avez-vous fait cela ? dit-elle d'un élan, je veux dire : comment avez-vous eu assez confiance en moi pour m'ouvrir votre maison ?
II avait suivi sans peine le raisonnement qu'elle n’énonçait pas, et il comprit le sens de sa question.
– Je crois à la valeur de certains signes, répondit il. Le visage entrevu un soir d'hiver, comme le symbole ravissant et déchirant de la grande ville cruelle, me poursuivait et, au cours des années, j'avais fini par me persuader qu'il aurait un autre sens que celui d'un souvenir, que cette rencontre avait été comme un avertissement... ce coup de glas qui sonne quelque part dans l'éternité du destin, dont l’écho se perd... Mais quelque chose arrive et l'on « souvient d'avoir été averti.... Quand je vous ai reconnue au cours de cette échauffourée, cela ne m'a pas paru tellement étonnant. C'était écrit. Je ne pouvais faire autrement que de m'intéresser à vous et à votre enfant. Je sentais que c'était mon devoir de faire tout pour vous sortir de cette prison avant qu'il ne soit trop tard. J'ai bénéficié de l'absence du juge catholique.
Il remarqua, rêveur :
– ... Pourquoi ai-je dit ces mots : avant qu'il ne soit trop tard ?... Il est vrai que j'étais persuadé que le temps pressait, que c'était pour vous une question d'heures. J'étais hanté par ces paroles de la Bible : « Délivre ceux qu'on traîne à la mort. Ceux qu'on va égorger, sauve-les... » Je sens que votre présence parmi nous a une immense portée mais laquelle ?
– Je crois savoir laquelle, dit Angélique poussée elle aussi par l'atmosphère insolite de ces confidences et de cette lande désolée, battue de vent et déserte maintenant autour d'eux. C'est que je dois vous sauver un jour, vous et les vôtres, comme vous m'avez sauvée...