Jean Echenoz
Au Piano

I

1.

Deux hommes paraissent au fond du boulevard de Courcelles, en provenance de la rue de Rome.

L'un, de taille un peu plus haute que la moyenne, ne parle pas. Sous un vaste imperméable clair et boutonné jusqu'au cou, il porte un costume noir ainsi qu'un nœud papillon noir, et de petits boutons de manchette montés en quartz-onyx ponctuent ses poignets immaculés. Bref il est très bien habillé mais son visage livide, ses yeux fixés sur rien de spécial dénotent une disposition d'esprit soucieuse. Ses cheveux blancs sont brossés en arrière. Il a peur. Il va mourir violemment dans vingt-deux jours mais, comme il l'ignore, ce n'est pas de cela qu'il a peur.

L'autre qui l'accompagne est d'apparence tout opposée: plus jeune, nettement moins grand, menu, volubile et souriant trop, il est coiffé d'un petit chapeau à carreaux bruns et beiges, vêtu d'un pantalon décoloré par plaques et d'un chandail informe porté à même la peau, chaussé de mocassins marbrés d'humidité.

Il est bien, ton chapeau, finit par observer l'homme très bien habillé alors qu'ils vont atteindre les grilles du parc Monceau. Ce sont les premiers mots qu’il prononce depuis une heure. Vous trouvez, s'inquiète l'autre. Il est pratique en tout cas, c'est un fait, mais esthétiquement je ne sais pas trop qu'en penser. C'est de la récupération, n'est-ce pas, je n'aurais pas acheté ça moi-même. Non, non, dit l'élégant, il est bien. C'est mon beau-fils qui l'a trouvé dans le train, précise l'autre, quelqu'un avait dû l'oublier. Mais il était trop étroit pour lui, voyez-vous, la boîte crânienne de mon beau-fils est extrêmement volumineuse, d'ailleurs il a un énorme QI. Moi, c'est juste à ma taille, ce qui ne m'empêche pas d'être plus bête, je veux dire pas plus bête qu'un autre. Tiens, si on se faisait un petit tour dans le parc.

De part et d'autre de la rotonde où se tiennent les agents de surveillance du parc, les deux portails monumentaux en fer forgé surchargé d'or étaient ouverts. Les deux hommes les franchirent, pénétrèrent dans le parc et, un moment, le plus jeune parut hésiter quant à la direction à prendre.

Il masquait son hésitation en parlant sans cesse, comme s'il n'était là que pour distraire l'autre, pour tenter de lui faire oublier sa peur. Et c'était en effet son rôle mais il semblait, bien que s'y employant avec conscience, n'y parvenir pas toujours parfaitement. Avant d'arriver au parc, il avait développé divers sujets d'ordre politique, culturel et sexuel, mais sans que son monologue déclenchât le moindre échange, sans que tout cela s'épanouît en conversation. Depuis l'entrée du parc, il projeta un regard giratoire méfiant, des tulipiers de Virginie aux néfliers du Japon: cascade, rochers, pelouses. L'autre paraissait ne regarder rien d'autre que l'intérieur terrorisé de lui-même.

L'autre, qui s'appelait Max Delmarc, détenait une cinquantaine d'années. Bien que ses revenus fussent confortables, qu'il fût célèbre aux yeux d'un petit million de personnes et qu'il eût suivi depuis vingt ans toute sorte de cures psychologiques ou chimiques, il était donc mort de peur et, quand ce sentiment l'envahissait à ce point, d'ordinaire il se taisait complètement. Or voici qu'il ouvrit la bouche. J'ai soif, Bernie, dit Max, je crois que j'ai un peu soif, si on passait chez toi? Bernie le considéra gravement. Je crois qu'il ne vaudrait mieux pas, monsieur Max, dit-il, monsieur Parisy n'aimerait pas trop. Et puis vous vous souvenez de l'autre fois. Allons, insista Max, tu habites à deux pas, juste un petit verre. Non, dit Bernie, non, mais je peux appeler monsieur Parisy si vous voulez. On peut lui demander. Bon, se résigna Max, laisse tomber.

Mais comme il venait d'apercevoir à gauche un édicule où se vendaient des gaufres, des boissons fraîches et des cordes à sauter, il marcha fermement vers cet établissement. Bernie l'ayant suivi, dépassé, précédé vers la carte des consommations affichée près de la caisse, consulta rapidement cette carte avant que Max l'eût rejoint – pas d'alcool, tout va bien. Vous voulez un café, monsieur Max? Non, répondit Max déçu par la lecture de la carte, ça ira. On se remit en marche. On passa devant un buste de Guy de Maupassant surplombant une fille puis, de l'autre côté d'une pelouse, une statue d'Ambroise Thomas accompagné d'une autre fille et, encore au-delà vers l'est, Edouard Pailleron dominant une nouvelle fille de pierre en pâmoison. Il semblait que, dans ce parc, les statues des grands hommes craignissent la solitude car tous avaient une jeune femme à leurs pieds. Et de mieux en mieux, juste après la cascade, c'est pas moins de trois compagnes – l'une d'entre elles ayant perdu ses deux bras – dont avait besoin Charles Gounod. Mais Bernie préféra éviter qu'on passât devant le mémorial de ce compositeur. Pire encore, du plus loin qu'il aperçut, jouxtant l'espace de jeux réservé aux enfants, celui de Frédéric Chopin: nom de Dieu, se dit Bernie, Chopin. Surtout pas Chopin. Il changea précipitamment de direction, faisant faire volteface à Max et détournant son attention en louant la variété, l'abondance et la polychromie de la végétation, précisant le grand âge de l'érable-sycomore et la circonférence du platane d'Orient. Mais regardez un peu, monsieur Max, comme c'est beau, s'enflamma-t-il. Le monde est beau. Le monde est beau, vous ne trouvez pas? Sans ralentir le pas ni lui répondre, Max feignit de jeter un coup d'œil sur le monde et haussa légèrement les épaules. Bon, dit Bernie d'un ton penaud, d'accord. Convenez quand même qu'il est très bien éclairé.

Après que Bernie eut traîné Max dans tous les coins du parc à l'exception du secteur Chopin, qu'il eut tenté de lui faire admirer le bassin ovale, la pyramide et son pyramidon, puis qu'il eut discrètement consulté sa montre, il infléchit le parcours vers une sortie du parc en empruntant l'allée de la Comtesse-de -Ségur, le long de laquelle se tenait assis Alfred de Musset. Aucun problème avec Musset, sauf que manquait aussi le bras droit de la jeune personne qui, penchée sur lui, posait sa main gauche sur l'épaule gauche d'Alfred.

Dix-neuf heures trente-cinq, fin de printemps hésitante mais le soleil était toujours présent. Ce fut devant son coucher prochain, en empruntant l'avenue Van-Dyck vers l'ouest, que les deux hommes quittèrent le parc. Depuis sa tentative de boire un verre, Max n'avait plus desserré les dents pendant que Bernie, tenant étroitement son rôle, ne cessait de lui parler en le surveillant. Max ne s'était éloigné de lui que deux ou trois minutes, discrètement, le temps d'aller vomir de peur derrière un chêne de Hongrie. Mais, comme il avait déjà vomi deux fois depuis le début de l'après-midi, ce n'était plus que de la bile qui lui venait dans une succession de spasmes extrêmement douloureuse. Maintenant, sortis du parc, ils remontèrent une contre-allée de l'avenue Hoche, empruntèrent la première à droite – au coin de laquelle se trouvait un bar: Max tenta encore d'inviter Bernie à y entrer, Bernie refusa silencieusement – puis quelques mètres encore et c'était là, au 252. On y était.

On entra. Escaliers, corridors, passages, portes qu'on ouvrait et refermait jusqu'à parvenir dans un vaste espace sombre encombré de cordages, de poulies, de grandes caisses ouvertes et de meubles déplacés. Dans l'air flottait une rumeur de houle ou de foule. Il était alors vingt heures trente pile, Max venait d'ôter son imperméable et soudain, quand il s'y attendait le moins, Bernie le poussa vivement dans le dos au-delà d'un rideau, et la houle se transforma aussitôt en tempête et il était là, le piano.

Il était là, le terrible Steinway, avec son large clavier blanc prêt à te dévorer, ce monstrueux dentier qui va te broyer de tout son ivoire et tout son émail, il t'attend pour te déchiqueter. Manquant de broncher sous la poussée de Bernie, Max se rétablit de justesse et, noyé sous la trombe d'applaudissements de la salle comble qui s'était levée pour l'accueillir, se dirigea en titubant et suffoquant vers les cinquante-deux dents. Il s'assit devant, le chef brandit sa baguette, le silence se fit aussitôt et voilà, c'est parti, je n'en peux plus. Ce n'est pas une vie. Quoique n'exagérons rien. J'aurais pu encore naître et finir à Manille, vendeur de cigarettes à l'unité, cireur à Bogotâ, plongeur à Decazeville. Allons-y donc puisque on est là, premier mouvement, maestoso, du Concerto n°2 en fa mineur, op.21, de Frédéric Chopin.

2.

Depuis la salle, même depuis le premier rang, personne ne s'imagine que c'est si difficile. Ça paraît même aller de soi.

Et de fait, pour Max, cela va très vite rouler tout seul. Une fois que l'orchestre s'est mis à dévider la longue introduction, il s'est un peu tranquillisé. Puis dès que c'est à lui, dès qu'il est entré dans le mouvement, tout va mieux. Sa peur s'est assoupie au bout de quelques mesures, puis elle s'est évanouie dès la première fausse note – une bonne fausse note, dans un passage véloce, de celles qui se fondent dans la masse et ne comptent pas. Une fois qu'elle est arrivée, Max se sent libéré. Il a maintenant la situation en main, il se promène, il est à son affaire. Chaque demi-ton lui parle, chaque soupir est juste, les suites d'accords se posent comme des oiseaux danseurs, il aimerait bien que ça ne s'arrête plus mais voilà, fin du premier mouvement. Pause. Tout le monde y va de sa petite toux en attendant le suivant, on se racle la gorge, on boute le mucus hors de ses bronches polluées, chacun s'éclaircit comme il peut la colonne d'air et c'est parti pour le deuxième mouvement, larghetto: lent, méditatif, extrêmement exposé, pas question de se tromper, Max ne se trompe pas une fois, tout ça passe comme une lettre à la poste. On tousse encore un peu puis c'est le troisième, un allegro vivace élégant, tu vas voir comment je vais t'expédier ça, aïe une deuxième fausse note vers la mesure 200, je dérape toujours au même endroit dans le final, mais là encore c'est pris dans le mouvement, il n'ont toujours rien vu, on y arrive, on y est presque, descente et montée chromatiques, quatre ponctuations d'orchestre, deux accords conclusifs et voilà, c'est réglé, bravo, salut, bravo, rideau, bravo, pas de rappel, fin de l'histoire.

Fourmillant de fatigue mais ayant tout oublié de sa peur, Max monta vers sa loge qu'encombraient des bouquets. Mais qu'est-ce que c'est que ces fleurs, s'énerva-t-il, tu sais bien que je ne supporte pas, bazarde-moi tout ça. Oui oui, dit Bernie qui ramassa prestement les bouquets puis fila surchargé comme un corbillard pendant que Max tombait sur sa chaise, devant une console désordonnée surmontée d'un miroir au fond duquel, dans l'ombre, Parisy s'épongeait le cou à l'aide d'un Kleenex en boule. Ah, dit Max sans se retourner, tout en s'apprêtant à déboutonner sa chemise, vous êtes là. C'était excellent, sourit l'impresario. Je sais, dit Max, je crois. Mais je n'ai plus tellement envie de le jouer, ce truc, je le connais trop. Et puis la partition d'orchestre est assez faible, quand même, ça se voit tellement que Chopin n'était pas bon pour ça. Et puis d'une manière générale j'en ai un peu marre des orchestres. Et comme il défaisait le bouton du haut, celui-ci sauta de la chemise pour aller se loger dans le désordre de la console. De toute façon, dit Parisy en s'approchant, vous n'avez plus que des récitals avant l'été, vous savez. Berlin.

Toujours sans se retourner, tout en cherchant le bouton fugitif, Max vit s'amplifier dans le miroir la silhouette massive et dégarnie de Parisy, physique de loukoum rétractile à grosses lunettes, costume croisé, transpiration chronique et tessiture de ténor léger. Rappelez-moi le programme, dit Max. Vous avez donc Nantes en fin de semaine, modula Parisy, vous avez le récital salle Gaveau le 19, ensuite plus rien jusqu'à ce truc pour la télévision. Et puis le Japon a rappelé, ils veulent savoir quand vous pourrez reprendre les enregistrements pour l'intégrale Chausson, ils ont besoin d'une date pour réserver le studio chez Cerumen. J'ai besoin de temps, dit Max, je ne suis pas prêt. C'est-à-dire qu'ils voudraient savoir vite, accéntua Parisy, ils ont leur planning à monter. J'ai besoin de temps, répéta Max, j'ai soif. Il est où, le petit?

Il était revenu, moins les fleurs. Il se tenait près de la porte, il attendait qu'on lui donnât quelque chose à faire. Je prendrais bien un verre, Bernie, signala Max, toujours sans se retourner, finissant par coincer le bouton franc-tireur entre deux vases vides. Bernie ouvrit un placard pour en extraire un verre et une bouteille, matériel qu'il disposa sur un plateau devant Max, après avoir un peu déblayé la console. Je reviens, dit Bernie, je vais chercher des glaçons chez Janine. Sans attendre l'arrivée de ceux-ci, Max emplit son verre aux quatre cinquièmes sous l'œil réticent de l'impresario, toujours plein cadre dans le miroir. Ne m'emmerdez pas s'il vous plaît, Parisy, on a dit qu'après les concerts, j'ai droit. Avant je veux bien que non, mais après j'ai droit. Ce n'est pas tellement ça, nuança Parisy, c'est que vous n'aurez plus de place pour les glaçons. C'est juste, dit Max en vidant la moitié de son verre d'une gorgée. Voyez, maintenant il y a de la place. Parisy secoua la tête en cherchant dans sa poche un Kleenex neuf et grimaça en constatant que c'était le dernier. Il froissa l'emballage qu'il expédia dans une corbeille pendant que Bernie resurgissait, porteur d'un seau à glace isotherme jaune et blanc. Merci, Bernie, non non, pas besoin de pince. Au contraire. Max plongea deux glaçons dans son verre avant d'en promener un troisième sur son front, sur ses tempes, dans son cou puis, continuant de s'adresser à Parisy dans le miroir: que serais-je sans Bernie, dit-il. C'est bien, c'est bien, approuva l'impresario vaguement. À ce propos, intervint timidement Bernie. Quoi, dit Parisy. Eh bien voilà, dit Bernie. Je me vois obligé de vous demander, naturellement si c'est possible, de m'augmenter un peu. C'est tout à fait hors de question, dit roidement Parisy. C'est que j'ai des charges, argumenta Bernie, j'ai par exemple un beau-fils qui est très intelligent, il faut que je le soutienne dans ses études. Il a un très gros QI, n'est-ce pas, je dois l'inscrire dans des écoles de pointe, ce sont des cours privés extrêmement coûteux. Foutaises, jugea Parisy.

Notez par ailleurs, fit valoir Bernie, que mon rôle est délicat. Seconder monsieur Max en toutes circonstances, surveiller son régime alimentaire (Max sourit à ces mots), lui remonter le moral quand il ne se sent pas de jouer, tout ça est une grosse responsabilité. Par ailleurs, représenta-t-il, le pousser tous les soirs sur scène n'est pas toujours facile, parfois il se débat. Monsieur Max est un artiste, résuma Bernie, il se doit à son public, et comprenez que d'une certaine manière tout passe par moi. Non mais je rêve, dit Parisy. Pardonnez-moi, intervint Max, mais je soutiens à fond la revendication du petit. C'est un garçon qui m'est indispensable et je ne réponds plus de rien si je ne l'ai plus. Parisy en nage essora son Kleenex, en rechercha un autre avant de se rappeler qu'il n'en avait plus, usa de sa manche pour essuyer son front. Il faut que je réfléchisse, dit-il, il faut qu'on en reparle. Pourquoi ne pas en parler maintenant? demanda Bernie. C'est très juste, renchérit Max, pourquoi différer ce débat? Asseyons-nous, soupira Parisy en faisant surgir de sa poche un petit objet oblong, genre téléphone mobile ou rasoir électrique. Avec joie, dit Bernie pendant que Max vidait son verre en se levant. Bon, dit-il, je vous laisse vous arranger entre vous. Lorsqu'il sortit de sa loge, Parisy venait de presser un bouton sis à l'extrémité de l'objet oblong qui se révéla être un petit ventilateur portatif à piles et dont, jusqu'au bout du couloir, Max entendit décroître le cliquetis de crécelle.

3.

Quand Max revint de la salle Pleyel, Alice fit comme si de rien n'était vu qu'elle dormait. Ils occupaient dans le dix-huitième arrondissement, du côté de Château-Rouge, deux étages assez grands pour que chacun d'eux pût y vivre et travailler en toute indépendance, elle en haut lui en bas, sans même se croiser de la journée s'ils n'y tenaient pas.

Max referma silencieusement la porte d'entrée avant de passer dans son studio: un grand piano, un petit bureau et un tout petit frigo comme on en voit dans les chambres d'hôtel, des rayonnages pleins de partition et un divan. C'est là qu'il passait le plus clair de son temps, relié à l'étage du duplex par un téléphone intérieur, isolé du bruit de la rue par deux fenêtres à double vitrage. Comme tout était phoniquement bien isolé, Max pouvait faire autant de bruit qu'il voulait sans risquer de réveiller Alice et, une fois qu'il eut extrait de quoi boire du frigo, il souleva le cylindre du piano. Posant son verre sur l'instrument, il considéra le clavier. Il n'eût pas été mal de reprendre les deux erreurs d'exécution de la soirée, d'isoler ces passages, les étudier, les démonter comme des petites montres, deux petits mécanismes que l'on pourrait remonter ensuite après avoir trouvé la panne, réparé le rouage défectueux pour la prochaine fois. Mais ce concerto, dans le fond, je l'ai vraiment assez vu. Et puis je suis fatigué.

Autant donc aller prendre une douche, repasser dans le studio, récupérer son verre et l'emporter dans sa chambre. Une fois couché, Max repensa quand même à ses deux fautes, au début du premier mouvement et au deuxième tiers du troisième. C'était sans gravité, ce n'étaient pas de mauvaises fausses notes. Rater une note, rater même un accord ne porte pas à conséquence quand c'est noyé dans un grand geste, dans ces cas-là ça passe tout seul dans le torrent, personne ne le remarque à part moi. Il eût été plus embêtant d'accrocher un passage dans le deuxième mouvement qui est moins dense, plus fragile, plus nu, tout le monde s'en serait aperçu. Mais bon, n'y pense plus. Pense plutôt à Rose un moment, comme chaque soir. Et puis tu as assez bu comme ça, rien ne t'oblige à finir ce verre. Il est tard, éteins la lumière. Bien. Allez, dors, maintenant. Comment ça, ça ne marche pas? Bon, d'accord, prends ton comprimé. Avec un verre d'eau. J'ai dit: un verre d'eau. Voilà.

Le comprimé fit son effet au bout de vingt minutes, et vingt autres minutes plus tard le sommeil devint paradoxal: pendant une poignée de secondes, un rêve sans intérêt agita l'esprit de Max alors que ses yeux s'agitaient aussi rapidement sous ses paupières. Puis il s'éveilla plus tôt qu'il l'eût souhaité, tenta de se rendormir mais en vain: gardant ses paupières closes sans accéder à une vraie vigilance, il était traversé d'idées absurdes, de raisonnements bancals, d'inventaires sans but et de calculs sans fins, avec de brèves replongées dans le sommeil mais trop brèves.

Allez, debout, maintenant, il est dix heures passées. Allez. Bon, d'accord, pas tout de suite, mais pas au-delà de dix heures et demie. Mais oui, repense à Rose tant que tu veux. Pas sûr que ça te fasse du bien mais c'est ton affaire.


4.

Rose est une histoire qui remonte à l'époque du Conservatoire, à Toulouse, il y a quelque chose comme trente ans. En dernière année de classe de violoncelle et d'une beauté surnaturelle, Rose possède une Fiat blanche un peu grande pour elle et dont elle descend chaque jour à la même heure devant la même terrasse de bar où, toujours à la même table, elle ne parle qu'avec un même type barbu à l'air farouche qui n'a pourtant pas l'air d'être son amoureux pour parler vite. Elle est chaque jour plus incroyablement belle même si le seul détail, peut-être, qu'on pourrait objecter réside dans son nez, légèrement trop arqué, mais précisément ce n'en est que mieux: un nez d'impératrice égyptienne, d'aristocrate espagnole ou d'oiseau de proie, bref un nez. Max, pendant toute cette année, s'est arrangé pour être lui aussi chaque jour assis au même moment au même endroit qu'elle mais à une autre table de cette terrasse, ni trop loin ni trop près, d'où il regarde Rose sans oser lui parler – trop bien pour moi trop bien pour moi, mais qu'est-ce qu'ils peuvent se raconter.

Une seule fois que Max s'est risqué à s'installer à une table proche de la jeune femme, elle lui a demandé du feu, ce qui pouvait passer pour un geste d'approche, peut-être même un encouragement mais justement: c'est un tel cliché de geste d'approche, une conduite d'encouragement si convenue qu'elle n'est pas digne de provenir d'une telle beauté surnaturelle, et même il est déshonorant d'avoir pu seulement envisager une pareille hypothèse, oublie tout ça oublie tout ça. Max lui a donc tendu son briquet d'un geste détaché, très soigneusement indifférent, sans que l'étincelle de ce briquet mette le feu au moindre grain de poudre et on s'en est tenu là. Il a ensuite continué de la regarder quand elle-même regarde ailleurs, sans trop se faire voir d'elle, ne la quittant pas des yeux le plus discrètement possible. Croit-il. Puis, l'été venu, Rose envolée vers les vacances et le violoncelle à vie, Max vacant dans Toulouse éteinte est passé prendre un verre à cette même terrasse, également vide, où ne se trouvent que peu de clients, surtout des touristes mais aussi, tiens, le barbu farouche avec qui, faute de mieux, Max s'est mis à discuter.

Assez vite, la conversation a porté sur Rose dont Max, béant, a alors appris que c'était de lui-même, Max, qu'elle parlait perpétuellement au barbu, de lui sans cesse au point que ce barbu devait parfois lui suggérer de changer de disque. Il apparaît que Rose n'a pas plus osé aborder Max que Max Rose, celle-ci ne s'étant qu'une fois risquée à lui demander du feu. Et pire encore, selon cet informateur, si Rose fréquentait cette terrasse tous les jours, ce n'était que dans l'espoir d'y apercevoir Max, ayant remarqué qu'il y avait ses habitudes. Max, à cette nouvelle, est resté figé, en arrêt, en apnée, ne se rappelant qu'au bout d'une minute que l'homme a besoin de respirer, de reprendre son souffle, spécialement quand il est envahi par une immense envie de pleurer. Mais où est-elle à présent, comment la retrouver, existe-t-il une adresse où la joindre. Ma foi non, lui a répondu l'autre, elle est partie, maintenant, ses études achevées, pour toujours et va savoir où.

Depuis, Max passe une partie de sa vie à croire, espérer, attendre de la rencontrer par hasard. Il n'est pas une journée sans qu'il y pense quelques secondes, quelques minutes ou plus. Or ce n'est pas raisonnable. Trente ans après, Rose réside peut-être à l'autre bout du monde, ayant déjà, d'après l'informateur, quelques dispositions pour ça, ou peut-être même au fond qu'elle est morte, elle n'en avait pas moins, sur ce point, que nous tous.

5.

Debout, donc, à dix heures et demie, Max découvrant d'abord son verre à demi plein près de son lit s'en alla le vider dans l'évier puis, nu dans la cuisine, préparer du café.

Il ne ferait sa toilette qu'en fin de journée avant de sortir dans le monde, pour aller jouer ou voir des gens. Il s'habilla d'effets mous et pratiques, assez amples comme un survêtement, vieille chemise en lin beige froissé et pantalon de toile plus très blanche mais il semblait décidément qu'à cette époque tous ses boutons se mettaient à tomber l'un après l'autre, ses chemises ayant vécu le montraient. Deux ou trois fois par semaine ces temps-ci, pour un oui pour un non, lavage ou repassage trop énergiques de la femme de ménage ou de la machine à laver, étirement musculaire, faux mouvement ou chute spontanée, un fil trop usé se défaisait, le bouton quittait sa boutonnière et tombait en feuille morte, fruit mûr ou gland sec, rebondissant et tournoyant longuement sur le sol.

Ensuite c'est tous les jours pareil: après le café, le piano. Il y a bien longtemps que Max ne fait plus d'exercices avant de s'y mettre, les gammes et les arpèges ne lui servant qu'à se délier les doigts avant un concert, comme gymnastique d'assouplissement pour se chauffer doucement les muscles. Il travaille directement sur les pièces qu'il lui faudra bientôt exécuter, fignolant quelques trucs qu'il a inventés, ruses et détours techniques adaptés à tel ou tel obstacle, pendant trois ou quatre heures d'affilée. Il se tient devant son clavier dans un état fébrile d'excitation, de découragement et d'anxiété mêlés, bien qu'au bout d'un certain temps l'anxiété prenne le pas sur les deux autres mouvements et que, d'abord logée au creux du plexus, Max la sente envahir les zones circonvoisines, principalement son estomac de façon de plus en plus oppressante, convulsive et sans espoir, jusqu'à ce que, passant vers treize heures trente du psychique au somatique, cette anxiété se métamorphose en faim.

Dans la cuisine, Max recherchait maintenant des solutions dans le réfrigérateur mais, Alice n'ayant pas fait de courses, il n'y avait rien qui se proposât de façon convaincante d'assouvir solitairement cette faim. Ce qui n'était pas plus mal, manger seul chez soi ne rend pas gai, l'anxiété peut alors reprendre le pas sur l'appétit jusqu'à le détruire, jusqu'à vous empêcher de manger pendant que la faim, de son côté, grandit de plus en plus et c'est terrible. Comme la plupart du temps, Max sortirait donc déjeuner dans le quartier où le brassage ethnique avait fait naître une prolifération de restaurants africains, tunisiens, laotiens, libanais, indiens, portugais, balkaniques ou chinois. Il y avait aussi un japonais correct qui venait de s'ouvrir à deux rues de là, va pour le japonais, Max enfila une veste et se mit en route. Il sortit de son immeuble, remonta la rue et là, parvenu au carrefour, il tomba sur elle. Non, pas sur Rose. Sur une autre.

Cette autre-là, n'hésitons pas, était aussi une femme surnaturellement belle, pas le même genre que Rose encore que, oui, peut-être y avait-il quelque chose. Max qui l'avait remarquée depuis longtemps ne la connaissait pas, ne lui avait jamais parlé, n'avait jamais échangé nul regard ni sourire avec elle. Bien qu'elle vécût à l'évidence dans le quartier de Max, peut-être dans sa rue, peut-être à quelques mètres, il la croisait irrégulièrement depuis des années, on ne sait pas combien d'années au juste, quelque chose comme huit, dix, douze ans ou même plus, il ne se souvenait pas de la première fois.

Toujours seule, il se pouvait que Max l'aperçût deux fois dans une semaine mais il arrivait aussi qu'il restât plusieurs mois sans la voir. Elle était une grande femme émouvante et brune et douce et tragique et profonde et, une fois énumérés ces adjectifs dont chacun s'appliquait surtout à son sourire et à son regard, Max aurait eu les plus grandes peines du monde à la décrire. Mais ce sourire, ce regard – étroitement connectés l'un à l'autre, comme interdépendants et qui, au grand regret de Max, ne l'avaient jamais comme destinataire, étant réservés à d'autres personnes privilégiées du quartier, également inconnues de lui n'étaient pas les seuls attributs qui l'intriguaient. C'était aussi, au milieu de cette zone populaire, bruyante, multicolore et dans l'ensemble assez ingrate et fauchée, une extrême élégance dans l'allure de cette femme – dans sa démarche, son maintien, dans le choix de ses vêtements – qu'on ne pouvait imaginer qu'au sein des beaux quartiers calmes et riches, et encore. Anachronique n'était pas le mot, ce serait anatopique le mot mais il n'existe pas encore, du moins à la connaissance de Max pour qui cet être inaccessible était ainsi une variation sur le thème de Rose, une répétition de ce motif. En croisant sa personne, Max tenta de croiser son regard, n'y parvint qu'une fraction de seconde sans indice d'intérêt particulier de sa part et deux cents mètres plus loin se trouvait le japonais. Sushi ou sashimi.

Sashimi, pour changer un peu. Puis il rentra chez lui pour se remettre au piano, n'ayant aucune raison de ressortir. À deux ou trois reprises il dut répondre au téléphone qui sonnait généralement peu et qui, comme Max n'appelait presque jamais personne, sonnait de moins en moins. Vers six heures il entendit Alice rentrer, sans pour autant suspendre son travail: il passerait la fin de l'après-midi à préciser quelques nuances des deux mouvements, Pressentiment suivi de Mort, de la Sonate 1.X.1905 de Janacek, après quoi il monterait retrouver Alice affairée dans la cuisine. Tiens, dirait-il, du poisson. Oui, répondrait Alice, pourquoi? Non, rien, dirait Max en mettant la table, j'aime bien le poisson, où as-tu rangé les couverts à poisson? Puis ils dîneraient ensemble en se racontant plus ou moins leur journée, puis ils passeraient un moment devant la télévision qui diffuserait ce soir-là Artists and Models - film déjà vu par Max qui, fatigué, en interrompit le déroulement peu après que Dean Martin eut enduit de crème solaire le dos et les épaules de Dorothy Malone en lui chantant Innamorata. Puis, chacun dans sa chambre, ils partiraient se coucher.

6.

Une semaine s'étant écoulée depuis le concert de la salle Pleyel, il restait donc à Max une quinzaine de jours à vivre et nous roulions à vive allure de bon matin dans le TGV qui le ramenait à Paris depuis Nantes où, la veille au soir, il s'était donné en spectacle à l'Opéra Graslin avec un programme Fauré. Comme d'habitude, la terreur de ce récital avait à peine eu le temps de s'éteindre dans le corps et l'esprit de Max que, devant la perspective de se produire encore ce soir à la salle Gaveau, une nouvelle épouvante l'étreignait déjà. Pour tenter de la diluer, pour s'occuper un peu, Max quitta sa place et se dirigea vers le bar, déséquilibré par les mouvements du train, s'accrochant aux montants des sièges.

Il y avait très peu de chemin à faire pour accéder au bar, à cette heure-ci presque vide et d'où l'on pouvait regarder le paysage en paix bien que d'épaisses tiges horizontales au milieu des vitrages, incompréhensiblement disposées juste à hauteur des yeux, contraignent à vous pencher ou vous hausser sur la pointe des pieds pour contempler ce paysage, par ailleurs dépourvu d'intérêt. Une fois que Max eut commandé une bière, il retira de sa poche gauche un téléphone sur le clavier duquel il composa un numéro. Allô, décrocha prestement Parisy, j'écoute. Ah c'est vous, alors comment ça s'est passé à Nantes? Écoutez, pas trop mal, répondit Max, mais la chambre était un pur scandale. Ah oui, dit Parisy préoccupé, je crois que je vois. Mais qu'est-ce qui vous a pris, demanda Max, de me réserver une chambre pour handicapés?

De fait, lit spécial et toilettes surélevées, barres disposées dans tous les coins pour se maintenir, banc à claire-voie sur la baignoire, fenêtre exposée au nord et commandant un secteur de parking dont les marques au sol désignaient qu'il était, lui aussi, réservé aux handicapés, cette chambre d'aspect clinique n'avait rien pour égayer l'humeur de l'homme seul, et spécialement de l'artiste seul, et particulièrement de l'artiste seul épouvanté. Je sais, reconnut Parisy, je sais, mais vraiment on n'a rien trouvé d'autre. Il devait y avoir ces temps-ci des congrès ou quelque chose à Nantes, tous les hôtels étaient complets. Je veux bien, dit Max, mais quand même. Vous savez, développa Parisy, ça n'a pas que des mauvais côtés, ce genre de chambres, elles sont beaucoup plus grandes que les autres, par exemple. Et, vous avez vu, les portes sont plus larges. Pourquoi plus larges? demanda Max. Parce qu'il faut qu'il y ait de la place, expliqua Parisy, pour deux fauteuils roulants. Pourquoi deux? s'étonna Max. Le handicapé a droit à l'amour, rappela Parisy. Je veux bien, répéta Max, mais enfin bon, il n'y avait même pas de minibar. Le handicapé est sobre, fit remarquer froidement Parisy. Ça va, dit Max, ça va. A tout à l'heure. Et puis, ayant vidé sa bière, il fit au bar l'acquisition de trois petites bouteilles d'alcool qu'il fourra dans sa poche droite avant de regagner sa place.

En première classe, section fumeurs, Max disposait d'un fauteuil solitaire dans un arrangement de quatre sièges vides. Une des choses bien, à cette époque, dans le TGV, c'était qu'en voiture 13 la première classe fumeurs jouxtait le bar, ce qui pouvait simplifier les choses. Survenant de chez les non-fumeurs, un homme vint lui demander si l'un de ces fauteuils était libre, précisant qu'il ne resterait pas longtemps, le temps d'une ou deux cigarettes. Mais je vous en prie, dit Max avec un geste hospitalier comme s'il était chez lui. En le remerciant et produisant des cigarettes et un briquet, l'homme jeta un regard un peu trop appuyé sur Max, qui se demanda si l'autre ne l'aurait pas identifié. Après tout, comme on voyait parfois sa tête dans les journaux, dans les revues spécialisées, sur des affiches ou des pochettes de disques, il arrivait qu'on le reconnût et qu'on vînt lui parler – plus souvent, bizarrement, dans les transports en commun qu'ailleurs. Ce n'était jamais désagréable, bien sûr, même si c'était parfois embarrassant mais ce matin-là, dans ce train-là, Max qui trouvait le temps long n'aurait pas détesté un peu de conversation. Or non: sa Marlboro carbonisée, l'autre s'endormit soudain face à lui, bouche ouverte, Max distinguant nettement un plombage sombre en haut à droite de sa mâchoire. Eh bien ma foi tant pis, c'est toujours comme ça de toute façon. Quand on sait qu'on est un peu connu, c'est toujours un peu plus ou un peu moins connu qu'on ne croit, c'est selon. Qu'est-ce que je pourrais bien faire pour m'occuper? Haussant des épaules intérieures, ce fut la première des petites bouteilles d'alcool que Max alla chercher dans sa poche.

À l'arrivée du train, bien avant qu'il se fût immobilisé, les passagers s'étaient levés de leurs sièges, emparés de leurs sacs et massés aux environs des portes. Sauf Max qui descendit très lentement de la voiture après tout le monde, et Bernie, qui l'attendait sur le quai 8 de la gare Montparnasse, vit tout de suite que ça n'allait pas bien. Il accourut, s'empara du bras de Max, tâchant de tenir le cap le plus droit vers la sortie de la gare tout en parlant sans cesse, informant le pianiste que la critique du dernier concert à Pleyel avait été unanimement louangeuse (enfin c'est ce qu'on m'a dit, je ne lis jamais le journal), qu'à n'en pas douter Gaveau serait comble ce soir, que les États-Unis avaient appelé en prévision d'une tournée d'un mois, que le cachet proposé par le festival de Fougères était selon Parisy scandaleusement inacceptable et que, l'intégrale Chausson étant très attendue, le Japon insistait pour les dates de réservation des studios Cerumen (ils n'ont vraiment rien trouvé de plus drôle, comme nom?) ainsi que pas mal d'autres choses encore.

Tout cela, dans les escalators, ne provoquait chez Max que de petits ricanements entendus qui, conjugués à son haleine, ne manquèrent pas d'inquiéter supérieurement Bernie. Au fait, dit Max, comment ça s'est passé l'autre soir avec Parisy? Tu sais, ton augmentation. Eh bien pas mal, répondit Bernie, mais ça va dépendre un peu de vous. Ne t'inquiète pas, dit Max en trébuchant sur une marche, ça va aller. Si ça ne va pas, on se débarrassera de lui, de toute façon. Ça se change, un impresario. Nous formons, toi et moi, une excellente équipe et Parisy est un crétin. Quand même, objecta Bernie. Tais-toi, commanda Max, il n'entend rien à la musique, il a autant de sens artistique qu'un yaourt. De plus, insista-t-il en ratant une autre marche, il est complètement sourd. Quand même, répéta Bernie en saisissant plus fermement Max par le coude. Mais si, mais si, développa Max, il est si sourd que ses oreilles ne servent qu'à tenir les branches de ses lunettes. Et puis il ne comprend rien à mon projet. Mais de toute façon, généralisa-t-il, personne ne comprend rien à mon projet. Même pas moi.

Comme il était maintenant midi et quelque, après avoir déposé Max chez lui en taxi, Bernie descendait à pied le boulevard Barbès à la recherche d'une quelconque brasserie. L'ayant trouvée, une fois le plat du jour commandé, il gagna le sous-sol de l'établissement où se morfondaient comme toujours le téléphone et les toilettes. Ayant usé de celles-ci, il décrocha celui-là et composa le numéro de Parisy. Alors, s'inquiétait celui-ci, il est comment? Ça ne va pas trop fort, dit Bernie, j'ai l'impression qu'il n'est pas bien. Quoi, s'exclama Parisy, il est encore bourré? Déjà, à cette heure-ci? Il est fatigué, reconnut Bernie, je le trouve bien fatigué. Écoutez, Bernard, dit sèchement Parisy, ça c'est votre affaire, hein, c'est votre responsabilité. Vous vous souvenez de notre arrangement de l'autre jour? Il va de soi que si le concert est compromis, ça ne tient plus. Faites votre travail, maintenant.

Après que Max eut déjeuné chez lui à Château-Rouge, où Alice avait laissé du poulet froid dans la cuisine, il s'assoupit un moment sur le divan du studio, réveillé en sursaut par le retour de la peur qu'il essaya d'exorciser avec un verre, n'arrivant qu'à la potentialiser. Quand Bernie reparut chez lui en fin d'après-midi, pour l'escorter comme d'habitude avant le concert, Max avait l'air encore moins sûr de lui qu'à la gare et Bernie dut le guider vers sa douche avant de l'aider à s'habiller, puis, au coin de la rue Custine, il héla un taxi dans lequel on s'engouffra. Parc Monceau, annonça Bernie. Mais pourquoi le parc Monceau? protesta Max, pourquoi tu m'emmènes toujours là? C'est bien, le parc Monceau, répondit Bernie. C'est pratique, c'est joli, c'est pas mal desservi. C'est à côté de chez moi. Et puis c'est aussi que je n'ai pas beaucoup d'imagination.

Le ciel était gris sombre sur les boulevards qui défilaient, l'air était lourd avec des coups de fraîcheur, de petites gifles intermittentes qui entraient par les vitres baissées du taxi, Max ne cessait d'ouvrir et de refermer son imperméable. Tiens, observa-t-il quand le taxi se fut garé devant les grilles dorées, voilà qu'il pleut. Attendez un instant avant de descendre, avait prévu Bernie, je vais vous abriter. Vous me faites une petite fiche, s'il vous plaît, dit-il au chauffeur avant de contourner la voiture au pas de course, faisant apparaître un parapluie télescopique qu'il déploya au-dessus de Max, celui-ci chancelant en sortant du taxi sous la pluie fine.

Ils entrèrent à nouveau dans le parc. Bernie se contorsionnait un peu pour maintenir Max par un bras en continuant de brandir, au bout de son autre bras, le parapluie parfaitement centré sur le crâne de Max qui protesta: Mais protège-toi un peu, toi aussi. Tu vas être trempé. J'ai mon chapeau, rappela Bernie. Écoute, dit Max, si on passait plutôt prendre un verre chez toi, juste une petite bière, bien au chaud. Non, monsieur Max, dit Bernie d'une voix ferme. Écoute, insista Max, tu sais que la pluie ça n'est pas bon du tout pour mes mains. Ça me tue les doigts, je me gèle, je sens venir ma petite arthrose, je la sens qui vient. Je ne vais pas pouvoir jouer dans ces conditions. Monsieur Max, gémit Bernie désespérément. Sentant l'autre faiblir, Max plongea la main dans une poche de son imperméable, en retira une des petites bouteilles achetées dans le TGV, la brandit d'un air menaçant comme une grenade offensive. Regarde, dit-il, si c'est cela que tu crains, je l'ai sur moi de toute façon. Ça ne peut que me réchauffer. Alors voilà, c'est simple, ou bien une bière chez toi ou bien je bois ça ici même. Tu trouves que ce serait mieux? Ce n'est pas bien, capitula Bernie, ce n'est pas bien. Mais qu'est-ce qui n'est pas bien? s'étonna Max. Où est le mal? Et puis c'est où, déjà, chez toi, au juste? Rue Murillo, dit Bernie d'une voix morne, c'est par là. Je vois très bien, dit Max. Eh bien dis donc, ricana-t-il désagréablement, tu es dans les beaux quartiers, toi. C'est tout petit, protesta mollement Bernie, c'est au dernier étage, juste la place pour mon beau-fils et moi. Je tiens ça de ma famille. Allons-y, dit Max. Résigné, Bernie suivit Max plus qu'il ne le précéda vers le portail sud du parc, prenant quand même soin d'éviter, par principe, le monument dédié à Chopin – où l'on voit celui-ci, sculpté en pleine action à son piano, martelant on ne sait quelle mazurka pendant que l'inévitable jeune femme assise au-dessous de l'instrument, les cheveux recouverts d'un voile et curieusement dotée de très grands pieds, à l'évidence très concentrée, se couvre lés yeux d'une main sous l'emprise de l'extase – Putain mais c'est pas vrai comme c'est beau, cette musique – ou de l'exaspération – Putain mais c'est pas vrai comme j'en peux plus, de ce mec.

Le 4 rue Murillo est en effet un assez bel immeuble mais le logement de Bernie y consistait en trois chambres de bonne, réunies et donnant sur la cour. Bernie fit entrer Max dans la pièce principale cumulant les fonctions de salon, de cuisine et de salle à manger, et qui contenait également son lit. Par une porte ouverte, Max aperçut du matériel informatique perfectionné dans la chambre du beau-fils très intelligent qui paraissait absent. Bernie, comme convenu, servit à Max une bière dans laquelle, à sa consternation, l'autre vida une bonne moitié de l'alcool exhibé au parc. Puis le petit homme tenta comme d'habitude de distraire le pianiste, de lui faire oublier l'échéance du concert, cherchant des arguments et des idées avec d'autant plus de peine que l'ébriété de Max s'aggravait au fil des minutes – bien que, seul fait positif, elle parût adoucir son trac.

Et vers sept heures et demie, l'un soutenant l'autre tant bien que mal, ils descendaient doucement l'avenue de Messine en direction de la salle Gaveau. Et à huit heures pile, après bien des soucis pour faire tenir Max debout, Bernie le propulsa vers le piano selon sa technique habituelle. De manière imprévisible, l'autre marcha d'un pas ferme vers l'instrument bien que, dans sa vision troublée par l'imprégnation, le clavier ne fût plus comme d'habitude un simple maxillaire mais une authentique paire de mâchoires qui s'apprêtaient cette fois, le plus sérieusement du monde, à l'absorber pour le disloquer en le mastiquant. Or comme, à peine apparut-il sur scène, la salle entière se dressait pour l'acclamer, interminable Niagara d'applaudissements, plus vif encore que la semaine dernière, comme l'ovation plus enthousiaste que jamais se prolongeait sans faiblir, Max qui n'avait plus toute sa tête crut pouvoir en déduire que le concert était fini. Il salua donc profondément le public à plusieurs reprises avant de retourner d'un pas non moins ferme vers la coulisse sous le regard horrifié de Parisy – mais, ni une ni deux, Bernie reprit aussitôt Max par les épaules et le retourna sur lui-même et, d'une robuste poussée, le renvoya vigoureusement sur scène et allez: sonate.

Bien joué, Bernard, dit Parisy, vous avez été bon. Vous avez été vraiment bon. Ce n'est pas tous les jours facile, vous savez, fit observer Bernie. C'est quand même un métier très physique.

7.

Deux heures plus tard, dégrisé par l'épreuve du concert, le cœur en paix mais l'esprit vide, Max Delmarc somnolait à l'arrière d'un taxi. Comme celui-ci finit par s'arrêter, Max ouvrant l'œil reconnut son immeuble avant d'apercevoir, devant le portail, un très gros chien immobile qui regardait fixement dans sa direction. Une fois le chauffeur payé, le chien continua d'observer Max en train de descendre du taxi: c'était une bête vraiment volumineuse, de format terre-neuve ou mastiff, d'apparence pacifique et bonasse et qui finit par s'en aller, tiré par une longue laisse dont le regard de Max suivit en travelling le fil tendu pour aboutir à une personne de sexe féminin, envisagée de dos. Or même de dos, même de loin, même sous un réverbère en panne sur deux, Max n'eut aucun mal à reconnaître la femme surnaturellement belle qu'il lui arrivait de croiser dans le quartier. Voici qu'elle s'éloignait à présent, suivie de son animal, vers le square de la Villette. A une heure pareille.

Max n'est vraiment pas du genre qui aborde les inconnues dans la rue, surtout à une heure pareille. C'est une question de principe, bien sûr, mais pas seulement: le voudrait-il qu'il en serait incapable. Pourtant, était-ce un effet retard de tout l'alcool de la journée, sans doute mais peut-être pas seulement, le voilà qui se mit à suivre cette femme dans la ferme intention de lui parler. Il ne savait nullement ce qu'il allait lui dire, ne s'en inquiétait pas, ne s'étonnait même pas de ne pas s'en inquiéter, il trouverait au dernier moment. Hélas en arrivant à sa hauteur, soudain surpris de l'entendre parler toute seule, il s'aperçut qu'elle s'entretenait avec un téléphone mobile. Pas question de l'aborder dans ces conditions, aussi la dépassa-t-il d'un pas vif comme si de rien n'était, sans se retourner ni bien savoir où il allait, bien obligé de faire semblant d'y aller, improvisant un objectif qui serait justement le square de la Villette, à trois angles plus loin. Peu de monde à cette heure-ci dans les petites rues du quartier: le bruit de ses pas sonnait trop fort, semblait se répercuter contre les façades sombres et, comme il rendait gauche sa démarche, Max mal à l'aise s'imagina vu de dos. Puis, arrivé au square, son plan très simple était fixé: il allait rebrousser chemin pour croiser cette personne et cette fois il lui parlerait, toujours aucune idée de ce qu'il pourrait lui dire mais ce point, curieusement, lui semblait négligeable.

Donc, arrivé au square, il revint sur ses pas, l'aperçut de loin qui venait vers lui, le chien marchant cette fois devant sa maîtresse indistincte à l'état de silhouette. Comme celle-ci se précisait vite, force étant de constater qu'elle discutait toujours dans son petit téléphone, Max ne put que s'abstenir à nouveau de l'aborder. Tête baissée, considérant le bout de ses chaussures, il la croisa le plus vite possible avant de filer se réfugier chez lui – elle a dû remarquer mon petit numéro, au pire j'ai l'air cinglé, au mieux j'ai l'air idiot, dans tous les cas c'est complètement foutu. Il poussa le portail de l'immeuble après avoir enregistré sans s'y arrêter qu'il y avait encore de la lumière dans la chambre d'Alice puis, arrivé chez lui, il jeta son imperméable en vrac sur le divan du studio, sans s'y attarder un peu comme d'habitude, passant directement dans sa chambre où il ôta ses vêtements avec rage pour aller se coucher avec rage. Mais, après un instant d'immobilité, voici qu'il les renfile à toute vitesse et peut-être à l'envers, retraverse le studio en sens inverse et ressort précipitamment. Elle a dû rentrer chez elle mais on ne sait jamais, toujours aucune idée de ce que je pourrais lui raconter mais au fond qu'est-ce que je risque. Et qu'est-ce que je vois: elle est là. Elle est là, le chien est là, ils sont là.

Max s'approcha, déterminé. Le chien se remit à le regarder sans agressivité, sans émettre aucun grondement ni montrer la moitié d'une dent, semblant aussi gentil qu'il était gros – je vous demande un peu à quoi ça sert, des chiens pareils. Elle aussi regardait Max venir, l'air à peine étonné, sans froncer l'ombre d'un sourcil ni brandir le moindre spray d'autodéfense à l'extrait de poivre naturel. Ne craignez rien, bafouilla Max trop vite, j'en ai pour une seconde, voilà. Je vous croise depuis longtemps dans la rue. C'est vrai, sourit-elle. C'est bon, se dit Max, elle m'a repéré, c'est déjà ça. Et je, dit Max, voilà, je voulais juste savoir qui vous êtes. Gonflé, le type.

Eh bien, sourit-elle, j'habite au 55 et vous voyez, je sors mon chien (je suis moi-même au 59, calcula Max). Généralement ce sont mes enfants (aïe, se dit Max) qui le sortent mais ce soir ils ne sont pas là. Silence et nouveau sourire. Il était largement temps de conclure sous peine de passer pour un. Max, qui ne veut surtout pas passer pour un, s'inclina légèrement, souriant à son tour du mieux qu'il pouvait. Eh bien, dit-il, je vous souhaite une excellente nuit.

Traversant à nouveau la cour, Max aperçut encore la lumière chez Alice mais il s'abstint d'aller lui dire bonsoir. Il venait souvent la voir, pourtant, après le concert, lui raconter comment les choses s’etalent passees, et toi, ta journee, tout ça, mais ce soir non, pas possible. Il n'aurait pas pu s'empêcher de raconter ce qui venait de se passer, s'était assez ridiculisé comme ça, puis il se sentait un peu trop énervé. Donc il tourna un moment dans le studio, se servit tout naturellement un dernier verre, souleva le cylindre du piano pour aussitôt le rabattre, feuilleta un journal sans le lire et finit par aller se coucher: longue pensée pour la femme au chien, à peine une toute petite pensée pour Rose, mon somnifère et puis bonsoir.

8.

Les jours suivants, Max rencontra la femme au chien à un rythme inaccoutumé, beaucoup plus soutenu que toutes ces dernières années. Après leur brève entrevue de l'autre soir, il fallait bien se saluer, maintenant, et même se sourire puisque leur bref échange s'était déroulé dans une parfaite civilité. Ces sourires, cependant, se révélèrent d'amplitudes et de modèles variables. Un soir qu'il l'aperçut plus élégante encore que d'habitude – or pour être élégante à ce point, sans doute se rendait-elle à une soirée, et va savoir avec qui, et on peut se demander si Max ne commencerait pas à être jaloux, tout va si vite dans ce genre d'histoires -, elle lui adressa un sourire amusé, presque complice ou seulement indulgent et qui eut même l'air de se prolonger, paraissait-il, après qu'elle lui eut tourné le dos, ce qui eut pour effet chez Max de se sentir ridicule, puis flatté, puis ridicule de se sentir flatté.

Une autre fois, fin de matinée, il la vit venir de l'autre bout de la rue, vêtue d'une tenue de jogging – tenue de jogging Hermès, bien sûr, mais bon, tenue de jogging – et tirant après elle un Caddie – Caddie de chez Conran, d'accord, mais enfin Caddie. Elle était ce matin-là moins maquillée que d'habitude, moins coiffée, moins victorieuse et cambrée, elle devait simplement revenir de faire ses courses et ne pas beaucoup aimer qu'on la surprît ainsi car son sourire, infime cette fois, parut à Max nettement plus frais. Un autre jour encore, il l'aperçut devant le 55 en train d'essayer de garer sa voiture sous la pluie – une petite Audi noire, nota Max – dans un espace un peu juste pour le gabarit du véhicule. Toute retournée sur son siège vers la vitre arrière de l'Audi, apparemment en plein effort, son sourire adressé à Max était cette fois d'une nuance plus complice vu la difficulté de l'entreprise – un de ces sourires qui font douce ment lever les yeux au ciel, qui vous prennent à témoin des petites difficultés de la vie, surtout qu'en plus il pleut et que ce mouvement de lèvres est encore adouci par la buée et les reflets mobiles des vitres ruisselantes. Max, qui ne possédait pas de voiture, qui ne savait pas jusque-là que cette femme en avait une, apprit sur-le-champ par cœur son numéro d'immatriculation. Dans tous ces cas de figure on ne voyait plus le chien et, à chacune de ces occasions, Max eut à cœur de se montrer le plus discret possible, de répondre à ces sourires avec une réserve courtoise, un demi-ton juste au-dessous, bref de se comporter en parfait gentleman. Toujours ne prendre aucun risque de passer pour un.

Le jour de ce sourire connivent, Max devait recevoir la visite de Parisy. C'était la première fois que l'impresario se rendait à son domicile, soucieux de s'assurer du bon moral de l'interprète avant l'enregistrement d'un concert à la télévision. Orchestre prestigieux, solistes exceptionnels, conditions du direct dans un studio de Radio France et petit public sur invitations, mais la diffusion se déroulerait en différé, en toute fin de soirée sur une chaîne culturelle. Si Parisy, vêtu ce jour-là d'un costume sombre supposé absorber et camoufler la sueur, venait sous le prétexte de jeter un dernier coup d'œil sur les partitions, de régler quelques points techniques, il tenait en fait à s'assurer que Max, comme d'habitude nerveux depuis quelques jours dans cette perspective, n'allait pas se dissiper outre mesure en attendant l'heure du concert. L'impresario déléguait d'ordinaire ce travail de surveillance, mais l'affaire était cette fois trop importante pour être supervisée par le seul Bernie. Max se montrait cependant assez distrait, tendant à s'embrouiller entre les chiffres gravés sur la plaque de l'Audi et les numéros de mesures des partitions. Vous n'avez pas un peu soif, dit Max, vous ne voulez pas boire quelque chose? Écoutez, commença Parisy, j'aime mieux vous dire tout de suite que j'aimerais mieux que. Pas de souci, l'interrompit Max, pas d'alcool aujourd'hui, ne vous inquiétez pas. Je ne sais même pas ce qui me prend, d'ailleurs, je n'en ai pas très envie. Un café? Bien volontiers, dit l'autre.

Par le téléphone intérieur, Max pria donc Alice de préparer un peu de café, lui proposant de passer ensuite le prendre avec eux. Puis, refermant la partition, il se laissa tomber en bâillant sur le divan. Ça va? s'inquiéta Parisy, pas trop nerveux? Bizarrement non, dit Max. La télé, ça ne me fait pas le même effet que les salles. De toute façon ce n'est pas en direct, rappela Parisy, vous n'avez pas à vous en faire. À la limite on pourra toujours reprendre un passage si ça cloche. Oui oui, dit Max en se relevant pour aller jeter quelques regards maussades par la fenêtre du studio. Sous les effets conjugués de la pluie et du vent, rien ni personne à signaler dans la rue, sauf que l'on pratiquait comme d'habitude 25 % sur les rouleaux de linoléum alignés sur le trottoir, que le néon vert d'une croix de pharmacie clignotait comme toujours et qu'à la friperie voisine tout était à dix francs comme avant. Sur ce parut Alice qui portait un plateau.

Presque aussi grande, encore plus mince et deux ans de moins que Max, des cheveux aussi blancs que lui, d'une légère disgrâce à peine maquillée, juste ornée d'une fine chaîne en or autour du cou, Alice portait un ensemble gris clair très léger, très flottant, très neutralisant. Ayant posé le plateau sur une chaise près du divan, elle s'approcha en souriant de Parisy qui se leva brusquement de son fauteuil pour s'incliner avec raideur avant de se redresser. La considérant gravement, il avait l'air impressionné au point de se mettre à bafouiller et transpirer outre mesure dès qu'elle lui eut adressé un mot. Max considérait avec surprise l'impresario, peu habitué à ce qu'Alice produise un tel effet sur un homme, mais amusé de voir celui-ci déstabilisé. Comme Parisy, pour se reprendre, s'efforçait d'émettre un bon mot, Alice éclata de rire aussitôt. Comme certaines femmes pas très jolies, il lui en fallait très peu pour provoquer son hilarité, aussi riait-elle un peu trop souvent bien que son rire sonnât rauquement comme un cri de rage ou de souffrance, comme si rire lui faisait mal, comme si elle essayait d'expulser quelque chose avec difficulté.

Parisy, cependant, n'eut pas l'air choqué par ce rire autant que Max qui, d'ordinaire, le supportait si mal qu'il s'abstenait soigneusement de prononcer devant elle la moindre chose drôle – sauf qu'une chose pas drôle du tout pouvait tout aussi bien la faire éclater de rire quand même, provoquant d'autres rires en chaîne, en ricochet, de plus en plus inextinguibles et frénétiques dès que l'on tentait, par des mesures autoritaires, d'endiguer ce processus. Max, en tout cas, décida de préciser la situation. Eh bien voilà, dit-il, je vous présente ma sœur. Je ne crois pas que vous vous connaissiez.

9.

Vous, je vous connais, par contre, je vous vois d'ici. Vous imaginiez que Max était encore un de ces hommes à femmes, un de ces bons vieux séducteurs, bien sympathiques mais un petit peu lassants. Avec Alice, puis Rose, et maintenant la femme au chien, ces histoires vous laissaient supposer un profil d'homme couvert d'aventures amoureuses. Vous trouviez ce profil convenu, vous n'aviez pas tort. Eh bien pas du tout. La preuve, c'est que des trois femmes dont il a été question jusqu'ici dans la vie de cet artiste, l'une est donc sa sœur, l'autre un souvenir, la troisième une apparition et c'est tout. Il n'y en a pas d'autres, vous aviez tort de vous inquiéter, reprenons.

Après qu'on eut pris son café, que Parisy n'eut pas quitté Alice des yeux jusqu'à ce qu'elle se fût retirée, qu'il eut alors fait observer que l'heure avançait, qu'il était temps d'y aller, que sa voiture était garée rue de Clignancourt, Max s'en fut revêtir son uniforme de pianiste. Et, là encore, bien qu'il procédât sans nervosité, et même avec un calme inhabituel, deux nouveaux boutons décidèrent de déserter son vêtement, l'un courant se réfugier sous un meuble, l'autre prenant le maquis dans une fente du parquet. Ce devait être une saison dans la vie des habits de Max, quelque automne de sa garde-robe. Mais on était à présent trop pressés pour procéder à de longues recherches, Alice convoquée fit valoir qu'elle n'aurait pas le temps d'intervenir, Max dut troquer sa chemise de smoking contre un modèle plus ordinaire. C'était contrariant mais on ferait avec, et l'on partit en hâte dans la Volvo de Parisy vers le 16e arrondissement qui, partant de Château-Rouge, est pratiquement à l'autre bout de Paris, l'équivalent de la Nouvelle-Zélande intra-muros.

Temps pourri, proféra Parisy, on va tâcher d'éviter le centre. La pluie, en effet, n'ayant pas cessé, ne manquerait sans doute pas de produire comme d'habitude une coagulation d'encombrements. Pour éviter de perdre du temps en traversant Paris congestionné, on convint d'emprunter les boulevards des maréchaux.

On suivit d'abord la rue de Clignancourt rectiligne, prit à droite dans la rue Championnet pour rejoindre celle des Poissonniers avant d'accéder aux boulevards extérieurs dont les trottoirs étaient sporadiquement peuplés de très jeunes femmes nigérianes, lituaniennes, ghanéennes, moldaves, sénégalaises, slovaques, albanaises ou ivoiriennes. Court vêtues sous leur parapluie, elles étaient à peu près sans cesse observées par quatre catégories d'hommes: premièrement les proxénètes bulgares ou turcs installés çà et là non loin, bien au chaud dans de grosses cylindrées, après leur avoir fait les recommandations d'usage (Pas moins de trente passes par jour, au-dessous de vingt-cinq on te casse une jambe); deuxièmement les clients à l'intention desquels, jour et nuit, elles déclamaient sur tous les tons le même alexandrin parfait, classiquement balancé avec césure à l'hémistiche (C'est quinze euros la pipe et trente euros l'amour); troisièmement les forces de l'ordre qui se présentaient, elles, surtout la nuit mais pas trop méchamment (Bonjour bonjour, c'est la police, vous avez des papiers d'identité? Non, aucun document? Même pas de photocopie?); sans parler, quatrièmement, des équipes de télévision veillant à ce que, lors de la diffusion du millième reportage sur ce thème en deuxième partie de soirée, conformément à la loi sur la protection de l'image des personnes, les visages de ces travailleuses paraîtraient dûment floutés à l'écran. Ces jeunes femmes, ces jeunes filles qui n'avaient pas souvent dix-huit ans commencèrent à se raréfier dès le boulevard Suchet, puis il n'y en avait plus du tout rue de Boulainvilliers, le long de laquelle l'automobile de Parisy se laissa glisser jusqu'à la Maison de la Radio.

L'enregistrement devait avoir lieu à dix-huit heures, mais il faudrait un peu de temps pour se familiariser avec le studio, négocier avec les éclairagistes et les ingénieurs du son, revoir encore deux ou trois points avec l'orchestre bien que tout fût mis en place après plusieurs semaines de répétitions. Puis on passerait au maquillage, défilant par groupes de trois dans les fauteuils, devant les miroirs, sous les mains de spécialistes assez souvent jolies et qui officiaient avec une attentive indifférence. On ne maquillerait d'ailleurs que les solistes et le chef d'orchestre, le gros de la troupe demeurant à l'état de nature, avec juste un petit coup de poudre approprié pour les mélancoliques et les sanguins. Bien qu'un espace minimum fût nécessaire pour contenir l'orchestre, le studio était quand même beaucoup plus exigu qu'il n'en aurait l'air sur l'écran, mais c'est aussi toujours la même histoire avec la télévision: espace, écran, idées, projets, tout y est plus petit que dans le monde normal.

Après que des voix surgies de nulle part eurent énoncé le compte à rebours, le concert pouvait commencer. Le chef d'orchestre était assez exaspérant, tout en rictus maniérés, mouvements onctueux et enveloppants, petits signes codés adressés aux différentes catégories d'exécutants, doigt sur les lèvres et déhanchements hors de propos. Du coup, les instrumentistes se mirent à faire eux aussi les malins: profitant d'un détour de partition qui lui permettait de briller un peu, d'émerger de la masse le temps de quelques mesures, un hautboïste manifesta une concentration extrême, la surjouant même pour avoir droit à un gros plan. À la faveur de quelques phrases en relief qui leur étaient allouées, deux cors anglais firent eux aussi leur numéro un peu plus tard. Et Max, qui avait très vite perdu le peu de trac qui le tenait ce jour-là et qui commençait meme a s’ennuyer un peu, se mit lui-même à faire des mines de pianiste à son tour, lancer des regards habités, rentrer sa tête excessivement dans ses épaules ou se cambrer outre mesure selon le tempo, sourire à l'instrument, à l'œuvre, à l'essence même de la musique et à lui-même, il faut bien s'occuper un peu.

Puis, tout cela emballé, il était temps de rentrer. Profitant de ce qu'on pouvait lui trouver pour une fois bonne mine, Max prit le parti de ne pas se faire démaquiller. Parisy s'étant excusé de ne pas pouvoir le raccompagner, il s'en alla à pied, la pluie s'était calmée, il traversa le pont de Grenelle jusqu'à l'allée des Cygnes, fragment d'épine dorsale du fleuve meublé de bancs et d'arbres et qu'il longea jusqu'au pont de Bir-Hakeim, par lequel il rejoignit la station Passy, son projet étant d'emprunter la ligne 6 du réseau métropolitain pour changer à Étoile et, de là, regagner Barbès. Elle est très jolie, la station Passy, elle est très aérée, très chic, surplombée de hauts immeubles aussi distingués que des vaisseaux amiraux, si beaux qu'ils ont l'air vides et strictement décoratifs. Max y attendit en paix que le métro se présentât.

Alors qu'il arrivait, se vidant et s'emplissant de quelques usagers, une autre rame arriva elle aussi en sens inverse, dans la direction de la Nation, s'arrêta, fit comme l'autre un peu de vide et de plein. Et Max, une fois monté, debout contre une porte vitrée, qui vit-il, du moins crut-il voir dans la voiture d'en face, juste à la hauteur de la sienne qui s'apprêtait à repartir? Rose, bien sûr.

Rose, vêtue d'un tailleur gris foncé sous un imperméable beige clair, assez plissé, apparemment léger, taillé dans ce que l'on doit appeler de la popeline souple et serré à la ceinture. Max ne lui connaissait pas ce vêtement, bien sûr, mais à part ça, trente ans après, elle n'avait pas l'air tellement changée.

10.

Urgence. Bien que le signal sonore vînt de se déclencher, Max se rua périlleusement hors de la voiture: il en bondit de profil, à l'égyptienne, pour éviter les portes qui heurtèrent brièvement ses épaules en se refermant avant qu'il rebondît sur le quai. De là, il essaya encore de distinguer Rose, à travers les vitrages superposés des deux rames dont l'une, la sienne, venait de s'ébranler vers l'Étoile. Elle laissa l'autre un instant mieux visible avant que celle-ci démarrât direction Nation deux secondes plus tard, et sans que Max pût vérifier qu'elle contenait effectivement Rose. Il n'était pas tout à fait certain que ce fût elle mais, l'espace d'un instant, la ressemblance lui avait paru évidente: une ressemblance vêtue de cet imperméable dans lequel Max, s'il ne l'avait donc jamais vu, reconnaissait bien là ce qu'il avait cru deviner des goûts vestimentaires de Rose, dans le temps.

Rien n'est sûr, donc, mais on ne sait jamais: Max se mit à courir le long du quai vers les couloirs de correspondance, avalant quatre à quatre les escaliers pour rejoindre le quai adverse où il attendit l'arrivée de la rame suivante. Ce qui lui prit un temps fou. L'entreprise est absurde. On ne suit pas un métro. Mais au fond pourquoi pas. En attendant, pour accélérer le temps, il relut fiévreusement le règlement intérieur du métro – vérifiant que parmi les cinq catégories d'usagers pour lesquels c'est gratuit figuraient bien toujours, quoique en dernier, les amputés des deux mains non accompagnés. La rame arriva, Max monta dedans. Bien que cette rame fût très riche en sièges inoccupés, Max resta debout, se postant contre une porte par la vitre de laquelle il pourrait inspecter les quais des stations à venir. Dès qu'on eut quitté Passy par le pont de Bir-Hakeim, il lui fut d'abord loisible d'examiner la Seine après quoi, entre les stations successives, il put aussi considérer la ville.

C'est que cette ligne Étoile-Nation, qui assure la jonction entre quartiers chic et populaires – quoique ces adjectifs, se brouillant jusqu'à se grimper l'un sur l'autre au point de se prendre l'un pour l'autre, ne soient plus ce qu'ils étaient -, est aérienne en grande partie: elle bénéficie comme aucune autre de la lumière du jour, dont profite près d'une station sur deux. Elle sort sans cesse de terre pour s'y renfoncer en sinusoïde, serpent de mer ou montagne russe, train fantôme ou coït.

Mais déjà, sur le quai de Bir-Hakeim, premier arrêt après que l'on a franchi le fleuve, nulle trace d'imperméable beige. À Dupleix, station claire et blanche sous son ciel de verre à double pente, aucune touche de beige non plus et, alors que l'on se mettait à rouler fort près des immeubles, à hauteur des cuisines et des salles de bains, des salons et des chambres, chambres d'hôtel incluses où, comme la fin du jour s'annonçait, les lumières électriques menaçaient de s'allumer, Max commença de penser que son entreprise était hautement douteuse. Bien que les fenêtres fussent très souvent masquées par des voilages, des rideaux ou des stores, il distinguait fugitivement des scènes dans les appartements. Trois hommes assis autour d'une table. Un enfant sous un lampadaire. Une femme passant d'une pièce à l'autre. Un chat, peut-être un chien couché sur un coussin. Après qu'il n'eut trouvé la moindre trace de Rose à La Motte-Picquet -Grenelle, Max se mit à douter de plus en plus de l'issue de son projet. Il en eût presque été à renoncer mais non, il poursuivit. Ça ou autre chose.

Peu à peu, il ne considéra plus que d'un œil distrait les quais des stations qui défilaient. C'est entre elles qu'il inventoria plutôt les objets et les personnes ornant les balcons, les terrasses que le métro longeait en contrebas – linge étendu sur fil ou sur séchoir, vélos rangés contre un volet baissé, Caddies, poussettes et machines à laver hors d'usage, cartons d'emballage ayant pris l'eau, fauteuils de jardin, tapis, échelles, escabeaux, plantes vertes et bacs à fleurs où le géranium se taillait la part du lion, vieux jouets cassés, bassines, cuvettes et seaux en plastique d'où surgissaient obliquement de longs manches à balai. Sans parler, des mois après la fin de l'année, des vieux arbres de Noël dont ne restait plus qu'une arête rousse, ni des antennes paraboliques, toutes orientées dans la même direction comme des champs verticaux de tournesols, ni de quelques femmes inoccupées, plus ou moins habillées, accoudées aux barres d'appui et qui regardaient passer le métro aérien plein de types seuls comme Max, qui les regardaient en retour.

Passé Pasteur, Max ayant perdu tout espoir quant à Rose et fini par s'asseoir sur un strapontin ne projetait plus que des coups d'œil absents sur les quais. Tant que le métro restait aérien, il observait le paysage et, quand on plongeait sous terre, il considérait les deux hommes assis sur les strapontins d'en face, mais à cet égard rien de bien gai: l'un, une valise à ses pieds, présentait une plaie au cuir chevelu; l'autre, au visage éteint, consultait une brochure intitulée L'Aide au recouvrement des pensions alimentaires. Max préféra vite regarder son ticket.

Comme il ne se passe pas grand-chose dans cette scène, on pourrait l'occuper en parlant de ce ticket. C'est qu'il y aurait pas mal de choses à dire sur ces tickets, sur leurs usages annexes – curedents, cure-ongles ou coupe-papier, plectre ou médiator, marque-page et ramasse-miettes, cale ou cylindre pour produits stupéfiants, paravent de maison de poupée, microcarnet de notes, souvenir, support de numéro de téléphone que vous gribouillez pour une fille en cas d'urgence – et leurs divers destins – pliés en deux ou en quatre dans le sens de la longueur et susceptibles alors d'être glissés sous une alliance, une chevalière, un bracelet-montre, pliés en six et jusqu'en huit en accordéon, déchirés en confettis, épluchés en spirale comme une pomme, puis jetés dans les corbeilles du réseau, sur le sol du réseau, entre les rails du réseau, puis jetés hors du réseau, dans le caniveau, dans la rue, chez soi pour jouer à pile ou face: face magnétisée, pile section urbaine -, mais ce n'est peut-être pas le moment de développer tout cela..

Quand le métro redevenait aérien, Max aurait aussi pu s'intéresser aux viaducs que l'on empruntait, chers bons et beaux viaducs, chère vieille architecture de fer intelligente et digne, et puis non: comme son projet de poursuite se défaisait à vue d'œil, vite fané comme un coquelicot, voici qu'il descendit du métro à la station Nationale. Puis comme il n'avait plus rien à faire il se mit à marcher, sans imagination, suivant toujours la ligne 6 mais à l'air libre, en arpentant l'espace barbare, sommaire et mal aménagé, qui se prolonge au-dessous de ces viaducs comme une piste. Là se tiennent parfois des marchés, des brocantes ou des étals divers, de petits terrains de basket, mais c'est surtout un lieu de stationnement plus ou moins anarchique de voitures: froid chemin étroit, no man's land où jamais l'on ne se risque, sous le bruit de ferraille épineuse des convois, sans une vague inquiétude. Max marcha donc en suivant ce parcours jusqu'à la Seine, la refranchit dans l'autre sens que tout à l'heure puis continua jusqu'à Bel-Air où, fatigué, il remonta dans le métro suivant.

11.

Bel-Air est une station aérienne isolée entre deux tunnels, une île qui surplomberait en oasis la rue du Sahel dépeuplée. Soutenus par deux rangs de cinq colonnes, des auvents de bois peint que des marquises prolongent abritent ses quais. Ceux-ci ont l'air plus courts que dans les autres stations et, plus généralement, Bel-Air paraît humble. On dirait une station de village, cousine provinciale ou sœur mal aimée de George-V.

On aurait à première vue peu de raisons de s'appesantir sur cette station sauf que c'est là, contre toute vraisemblance, que Max a cru reconnaître à nouveau Rose. Et ça s'est passé comme ça. Max arrivait sur le quai désert, direction Nation, quand une rame s'est présentée qui venait en sens inverse, vers Étoile – ces histoires de rames, ça n'en finit pas. Des passagers sont descendus, presque aucun n'est monté puis la rame s'est éloignée.

Max a distraitement posé son regard sur les voyageurs se dirigeant vers la sortie du quai avant de disparaître dans l'escalier. Or parmi eux, de dos, trois quarts dos, on aurait bien dit que c'était encore elle, à ceci près qu'elle était cette fois vêtue d'un pantalon marine et d'un blouson pomme zippé, quelque chose comme ça, pas eu le temps de bien voir, tout s'est encore passé en peu de secondes. Cependant Max n'a pas pris le temps de raisonner, de juger anormal que Rose descendît d'une rame dans ce sens alors que lui, moins d'une heure avant, entreprenait de la poursuivre dans l'autre – d'autant plus qu'elle n'était même pas habillée pareil. Ni l'espace ni le temps ni les vêtements ne collaient mais tant pis, allons-y. Courons.

Il se mit à courir sous les vingt-quatre paires de néons sans protection qui lui arrivaient juste au-dessus des cheveux, il courut en longeant les accessoires classiques des quais du métro, écrans de contrôle, extincteurs, sièges en plastique, miroirs et pictogrammes prévenant des dangers de l'électrocution, poubelles – quatre poubelles direction Etoile alors que seulement deux direction Nation, pourquoi? Jetterait-on moins quand on revient des beaux quartiers? Max n'eut pas le temps de se poser cette question mais quand même, en ressortant du métro, l'idée l'effleura qu'il venait de dépenser un ticket pour rien.

Quand il se retrouva rue du Sahel, à nouveau rien en vue, ni à gauche ni à droite. Il décida d'emprunter, en marge de la station, une passerelle enjambant les voies protégées par une grille où reposaient des conditionnements vides et plus ou moins cabossés (Orangina, Cola, Yoplait), six cailloux, un litre étoilé brisé, une paire d'espadrilles bleu pétrole inutilisables, une petite pelle en plastique vert pour bac à sable et tout autour c'était le silence, le grand silence, le célèbre silence du 12e arrondissement.

Et dans ce silence, rien ni personne à perte de vue. Bien. Analysons la situation. De quatre choses l'une. Soit c'était, à Passy, Rose en imperméable beige. Soit c'était, à Bel-Air, Rose en blouson vert. Soit c'était Rose dans les deux cas, s'étant changée en moins d'une heure pour emprunter le métro dans deux sens différents, ce qui était très peu vraisemblable. Soit ce n'était elle dans aucun cas, ce qui n'était que trop vraisemblable. Allez, laisse tomber. Rentre chez toi. Reprends le métro, replonge sous terre. C'est ça, rachète un ticket. Et ne fais pas cette tête.

Et tout le temps que durerait son long retour, quatorze stations et deux changements, le métro lui paraîtrait plus sale, plus déprimant que jamais, quel que fût le zèle des services de nettoiement. On sait bien qu'au départ, point d'histoire, le carrelage immaculé du réseau, calqué sur celui des cliniques, avait pour but d'affaiblir sinon d'annuler les idées inquiétantes injectées par la profondeur – obscurité, moiteur, miasmes, humidité, maladies, épidémies, effondrements, rats – en déguisant ce terrier en impeccable salle de bains. Sauf qu'on aboutissait à l'effet inverse. Car il existe une malédiction des salles de bains. Une salle de bains un petit peu sale a toujours l'air plus sale que n'importe quelle non-salle de bains beaucoup plus sale. C'est qu'il suffit d'un rien sur une étendue blanche, banquise ou drap, d'un minuscule détail suspect pour que tout vire, comme il suffit d'une mouche pour que tout le sucrier soit en deuil. Rien n'est triste comme un cerne entre deux carreaux blancs, comme du noir sous les ongles, du tartre sur les dents. Rentré chez lui, Max n'aurait même plus à cœur d'aller prendre une douche.

Mais le lendemain matin, comme il sortait de chez lui, Max croisa de nouveau la femme au chien. Elle déployait cette fois son élégance de base – élégance de quartier, à mi-chemin de celle de ses soirées supposées et de sa tenue pour aller faire ses courses – et à peine l'eut-elle vue qu'elle marcha fermement vers lui. Ah, monsieur, dit-elle aussitôt, je vous ai vu hier soir à la télévision, par hasard, en zappant. Elle s'interrompit un instant en souriant, comme pour se faire pardonner l'usage de ce verbe. Ah, reprit-elle, je ne savais pas que nous avions un grand musicien dans le quartier. Je vais dire à mon mari (aïe, se dit encore Max) d'acheter vos disques. Elle lui sourit encore, différemment cette fois de toutes les autres avant de s'en aller sur ses talons très fins et Max, se retournant puis la regardant longuement s'éloigner, pensait qu'on dira ce qu'on voudra, la musique a du bon.

12.

À quelques jours de là, Max dut participer à un gala de bienfaisance au bénéfice d'il ne savait trop quoi mais dont Parisy jugeait qu'en termes d'image ça ne pouvait pas nuire. Une série d'interprètes devraient se succéder sur scène pour une petite intervention, Max connaissait la plupart d'entre eux, pratiquement rien que des copains, atmosphère détendue, zéro trac. L'ambiance dans la salle était également beaucoup plus décontractée qu'à l'ordinaire dans une salle de concert: public très familial et très peu concerné, énormément d'enfants, pas du tout le profil habituel du public de la musique classique. Quand vint le tour de Max, qui devait justement jouer les Scènes d'enfants de Schumann, il s'assit au piano dans une étonnante confusion: de la salle émanait un désordre d'interpellations, de bavardages, de rires et de bruits d'emballages froissés qu'il n'avait jamais affronté lors d'une exécution – car, quoi qu'on dise, le public de la musique classique est en général assez bien élevé, même quand il désapprouve en principe il se tait.

Sans pour autant se vexer, Max avait donc attaqué Des pays mystérieux dans cet environnement de kermesse, au point qu'il s'entendit à peine lui-même dans les premières mesures. Cependant, comme il continuait de jouer, il sentit la rumeur commencer à se dissoudre ainsi qu'un nuage, dégageant un ciel bleu silencieux, il perçut qu'il était en train de circonvenir l'auditoire, de l'amener à lui comme un taureau, de le concentrer, le tenir, le tendre. Bientôt le silence de la salle était aussi sonore, magnétique et nerveux que la musique elle-même, ces deux flux se renvoyaient l'un à l'autre et vibraient en commun – sans que Max maîtrisât aucunement ce que faisaient ses dix doigts sur ce clavier, sans qu'il sût d'où cela venait, de son travail ou de son expérience ou bien d'ailleurs comme un éclair, comme une grande lumière imprévue. Le phénomène est rare mais il peut se produire et vingt minutes plus tard, à peine eut-il achevé Le Poète parle qu'après un temps d'arrêt, un instant de stupeur suspendue, jaillit une ovation que Max n'aurait pas échangée contre un triomphe au Théâtre des Champs- Élysées.

Champagne. C'est la moindre des choses, il faut se remettre un peu. Champagne, bien sûr, mais, très vite, les organisateurs vinrent prier Max de dédicacer quelques disques à la demande générale. Bien sûr, dit Max, encore une petite coupe et je suis à vous. Il regagna la salle où l'on avait dressé une petite table, derrière laquelle était une chaise, devant laquelle une file d'attente assez considérable s'était en effet mise en place. Très vite, les Scènes d'enfants enregistrées par Max deux ans auparavant seraient en rupture de stock, presque aussi vite Schumann en général puis tout ce que l'on aurait sous le coude en musique romantique, ce serait un long défilé d'hommes intimidés au sourire suffisant, de femmes émues au sourire accessible et même d'enfants très bien coiffés au sourire grave et Max signait, signait, signait, ah toutes les fois dans une vie qu'on doit écrire son nom.

Or bientôt, dans cette petite foule, vint le tour d'un homme d'assez belle apparence, visage ouvert et complet sur mesure, qui déposa trois disques devant Max tout en se penchant vers lui. Vous ne me connaissez pas, dit-il, lui, sans sourire, mais vous connaissez ma femme et mon chien. Max, comprenant tout de suite de quoi il retournait, crut sa dernière heure arrivée. Nous-mêmes, sachant que sa mort est proche, serions fondés à croire que c'est maintenant qu'il va y passer mais non, pas du tout, on dirait même que tout se déroule plutôt bien. L'épouse de cet homme a dû lui raconter leur rapide rencontre nocturne, apparemment sans que se déclenche en lui quelque réaction de jalousie ni de vengeance homicide. L'homme exerce lui-même, explique-t-il, une profession qui n'est pas sans relation avec l'univers des beaux-arts. À quel nom dois-je les signer? demande Max plein d'espoir. C'est pour moi, dit l'homme, mon nom est Georges et je suis venu seul, sans ma femme et sans mes enfants. Ce ne sera pas ce jour-là que Max connaîtra le prénom de la femme au chien.

Tout ne se passa donc pas mal mais Max était un peu nerveux en quittant le cadre du gala de bienfaisance. S'il n'avait, faute de trac, guère eu besoin de boire avant de jouer, il avait par contre descendu après pas mal de champagne avec les collègues, de moins en moins nombreux jusqu'à ce qu'il n'y eût plus personne et qu'il dût à son tour s'en aller, traversant ensuite solitairement quelques bars desquels il fit aussi la fermeture jusqu'au dernier après quoi, ma foi, il faut bien rentrer se coucher.

Il est tard, il fait froid, il pleuvine ou pleuvote, c'est d'un pas encore assez droit que Max avance dans sa rue déserte à cette heure-ci puis, comme avant d'arriver chez lui il passe devant le 55, il jette un coup d'œil semi-circulaire devant lui pour vérifier que le mari de la femme au chien ne s'est pas dissimulé dans un recoin, ayant changé d'avis et guettant le retour de Max pour lui nuire. Non, personne. Mais que ne l'a-t-il plutôt jeté, ce coup d' œil, derrière lui, car soudain il se sent empoigné par le col de son manteau, renversé sur le trottoir et le voilà couché sur le dos de tout son long avec deux types montés sur lui, masqués par des foulards – de toute façon, foulards ou pas, Max a ramené son avant-bras sur son visage pour le protéger -, et qui entreprennent de le fouiller systématiquement. Pour ce faire, on lui ouvre son imperméable avec violence, avec si peu d'égards que deux ou trois nouveaux boutons en sautent et roulent ensemble vers le caniveau – décidément cela se précise, c'est vraiment la saison des boutons.

Les types extraient avec méthode tout ce qu'ils trouvent dans les poches de Max et, au bout d'un moment, comme celui-ci estime que tout ça trame un peu en longueur, il lui vient à l'idée de crier, oh pas crier vraiment, crier juste un petit peu, sait-on jamais, pour la forme, si cela pouvait faire venir quelqu'un. Mais, d'abord, il ne parvient à émettre qu'un cri faible et timide, une sorte de plainte un peu geignarde – et, ensuite, il sent une main se plaquer sur sa bouche pour le faire taire. Certes il pourrait, cette main, la repousser pour continuer de crier, ce n'est qu'une petite main d'allure adolescente. Mais, d'abord, il craint qu'une autre main, pas forcément plus grande mais armée, lui administre un traitement plus radical et, surtout, il sent le goût sale et salé de cette main sur ses lèvres, qu'il préfère clore par un réflexe d'hygiène.

Puis d'ailleurs à vrai dire voici qu'il s'abandonne, qu'il aime mieux prendre le parti de se laisser aller, de se laisser faire, enveloppé soudain par une résignation presque confortable, presque honteusement voluptueuse, dans le renoncement à tout et la vanité de tout. Il en va de même quand on aime autant, foutu pour foutu, se laisser faire par l'anesthésiste qui plaque un masque sur votre visage, dans la lumière parfaite du scialytique et le calme idéal du bloc opératoire, sous les regards des chirurgiens cagoulés. Et corrélativement, bien que cette opération se déroule à toute allure, le temps paraît à Max se distendre, se démultiplier, comme si tout cela se passait au ralenti malgré la fièvre nerveuse des deux types installés sur lui.

Pourtant, il ne devrait pas le faire mais on a quelquefois des réflexes fâcheux: il cesse de se protéger les yeux pour voir qui sont ces types, sans doute sont-ils très jeunes mais à quoi peuvent-ils ressembler. Or, comme des foulards cachent leurs visages, Max pris d'un sursaut d'exaspération, sans se rendre compte de son geste, arrache un de ces foulards. Il découvre un visage assez flou, très jeune en effet, sur lequel il n'a que le temps d'apercevoir une expression effarée mais aussitôt furieuse, indignée puis vengeresse, suivi du temps d'apercevoir à peine au-dessus de lui un bras levé, prolongé d'un long stylet que le jeune homme démasqué, sans doute non moins affolé que Max, lui plante profondément dans la gorge, juste au-dessous de la pomme d'Adam. Le stylet transperce d'abord l'épiderme de Max puis traverse dans le mouvement la trachée artère et l'œsophage, endommageant au passage de gros vaisseaux de type carotide et jugulaire après quoi, se glissant entre deux vertèbres – septième cervicale et première dorsale -, il sectionne la moelle épinière de Max et personne n'est là pour voir ça.

Tout est éteint dans les maisons voisines, toutes les fenêtres sont obscures, personne ne regarde rien sauf le chien de la femme au chien, encore debout à cette heure-ci au quatrième étage du 55. C 'est un chien méditatif et doux, Max l'avait tout de suite remarqué, c'est un bon chien pensif qui, souffrant d'insomnies, regarde la nuit par la fenêtre pour se distraire et qui vient d'assister à ce regrettable tableau. Si la nature songeuse de cette bête la prédispose à des visions, peut-être va-t-elle voir maintenant, en complément de spectacle, l'âme de Max s'élever en douceur vers l'éther accueillant.

Загрузка...