Assise en tailleur face à l'écran, Nadine appuie sur «Avance rapide» pour passer le générique. C'est un vieux modèle de magnétoscope, sans télécommande.
À l'écran, une grosse blonde est ligotée à une roue, tête en bas. Gros plan sur son visage congestionné, elle transpire abondamment sous le fond de teint. Un mec à lunettes la branle énergiquement avec le manche de son martinet. Il la traite de grosse chienne lubrique, elle glousse.
Tous les acteurs de ce film ont des faciès de commerçants de quartier. Le charme déconcertant d'un certain cinéma allemand.
Une voix off de femme rugit: «Et maintenant, salope, pisse tout ce que tu sais.» L'urine sort en un joyeux feu d'artifice. La voix off permet à l'homme d'en profiter, il se précipite sur le jet avec avidité. Il jette quelques coups d'œil éperdus à la caméra, se délecte de pisse et s'exhibe avec entrain.
Scène suivante, la même fille se tient à quatre pattes et écarte soigneusement les deux globes blancs de son gros cul. Un type semblable au premier la bourre en silence.
La blonde a des minauderies de jeune première. Elle se lèche les lèvres avec gourmandise, fronce le nez et halète gentiment. La cellulite bouge par paquets en haut de ses cuisses. Elle s'est légèrement bavé sur le menton et on voit bien les boutons sous le maquillage. Une attitude de jeune fille dans un vieux corps flasque.
A force de bouger son cul du plus convaincant qu'elle peut, elle parvient même à faire oublier son ventre, ses vergetures et sa sale gueule. Tour de force. Nadine allume une clope sans quitter l'écran du regard. Impressionnée.
Changement de décor, une fille noire aux formes contenues et soulignées par une robe de cuir rouge rentre dans une allée d'immeuble. Se fait bloquer par un type cagoule qui la menotte prestement à la rampe d'escalier. Puis il l'empoigne par les cheveux et la force à le sucer.
La porte d'entrée claque, Nadine grommelle un truc concernant «cette conne qui ne devait pas rentrer manger». Au même moment, le type du film dit: «Tu verras, tu finiras par l'aimer ma queue, elles finissent toutes par l'aimer.»
Séverine hurle avant même de quitter sa veste:
– Encore en train de regarder tes saloperies.
Nadine répond sans se retourner:
– T'arrives pile au bon moment, le début t'aurait déroutée, mais même à toi cette négresse doit pouvoir plaire.
– Eteins ça tout de suite, tu sais très bien que ça me dégoûte.
– En plus, les menottes c'est toujours efficace, j'adore ça.
– Éteins cette télé. Tout de suite.
C'est le même problème qu'avec les insectes qui s'habituent à l'insecticide: il faut toujours innover pour les liquider.
La première fois que Séverine a trouvé une cassette porno qui traînait sur la table du salon, elle a été tellement choquée qu'elle n'a pas protesté. Mais elle s'est considérablement endurcie depuis et il en faut toujours davantage pour la neutraliser.
De l'avis de Nadine, c'est d'une véritable thérapie qu'elle la fait profiter. Elle se débloque du cul, progressivement.
Pendant ce temps, la Black a effectivement pris goût au phallus du type. Elle le happe goulûment et fait bien voir sa langue. Il finit par lui éjaculer en travers de la gueule et elle le supplie de la prendre par le cul.
Séverine se poste à côté d'elle, évite scrupuleusement de regarder l'écran et passe dans les aigus crispants:
– T'es vraiment malade et tu finiras par me rendre malade.
Nadine demande:
– Tu pourrais aller à la cuisine, s'il te plaît? Je préférerais me masturber devant la télé, ça me gonfle de toujours aller faire ça dans ma chambre. Remarque, tu peux rester si tu veux.
L'autre s'immobilise. Elle essaie de comprendre ce qui se passe et de trouver quoi répondre. Pas facile pour elle.
Satisfaite de l'avoir décontenancée, Nadine éteint le magnétoscope: «Je plaisantais.»
Visiblement soulagée, l'autre boude sans conviction puis se met à parler. Elle raconte quelques conneries sur sa journée de travail et file à la salle de bains voir la tête qu'elle a. Elle se traque le corps avec une vigilance guerrière, déterminée à se contraindre le poil et la viande aux normes saisonnières, coûte que coûte. Elle glapit:
– Et personne n'a appelé pour moi?
Elle s'acharne à croire que le garçon qui l'a grimpée la semaine passée va se manifester. Mais ce garçon n'avait pas l'air stupide et il est peu vraisemblable qu'il le fasse.
Séverine pose la même question tous les jours. Et tous les jours, se répand en lamentations courroucées:
– Jamais j'aurais cru qu'il était comme ça. On avait super bien discuté, je comprends pas pourquoi il rappelle pas. C'est dégueulasse, comment il s'est servi de moi.
Servi d'elle. A croire qu'elle a le con trop raffiné pour qu'on lui fasse du bien avec une queue.
Elle profère quant au sexe des inepties du genre avec une déroutante prodigalité, discours complexe et rempli de contradictions non assumées. Pour l'instant, elle répète avec véhémence «qu'elle n'est pas une fille comme ça». Pour Séverine, le générique «fille comme ça» résume correctement ce qui se fait de pire dans le genre humain. Sur ce point précis, elle mériterait d'être rassurée: elle est conne, sidérante de prétention, sordide d'égoïsme et d'une écœurante banalité dans le moindre de ses propos. Mais elle n'est pas une fille facile. Conséquemment, elle se fait très rarement besogner, elle en aurait pourtant grand besoin.
Nadine la regarde de côté, résignée à faire office de confidente. Elle suggère:
– Rédige un contrat pour une prochaine fois. Comme quoi le type s'engage à te tenir compagnie le lendemain, ou à te rappeler dans la semaine. Tant qu'il signe pas, t'écartes pas.
Il faut encore un peu de temps à Séverine pour comprendre si elle doit prendre ça pour une attaque, une boutade ou un judicieux conseil. Elle opte finalement pour un petit rire délicat. Subtilité affectée d'une effroyable vulgarité. Puis elle poursuit impitoyablement:
– Ce que je ne comprends pas, c'est que ce n'est pas le genre de mec à sauter sur n'importe quelle fille, autrement j'aurais pas voulu dès le premier soir. Il s'est vraiment passé un truc entre nous. En fait, je crois que je lui ai fait peur, faut pas croire: les garçons ont toujours peur des filles qui ont une forte personnalité.
Elle aborde volontiers le thème de sa «forte personnalité». Tout comme elle évoque facilement sa vive intelligence ou l'étendue de sa culture. Enigme du système mental, Dieu seul sait comment elle s'est mis ça en tête.
Il est vrai qu'elle soigne sa conversation. Elle l'émaille de bizarreries dûment accréditées par le milieu qu'elle fréquente. Elle se compose également une série de références culturelles qu'elle choisit comme ses accessoires vestimentaires: selon l'air du temps, avec un talent certain pour ressembler à sa voisine.
Elle s'entretient donc la personnalité comme elle entretient l'épilation du maillot, car elle sait qu'il faut jouer sur tous les tableaux pour séduire un garçon. Le but ultime étant de devenir la femme de quelqu'un et, avec le mal qu'elle se donne, elle envisage de devenir la femme de quelqu'un de bien.
L'intuition masculine aidant, les garçons se tiennent à bonne distance du bonsaï. Elle finira pourtant par s'en attacher un. C'est alors dans son crâne à lui qu'elle fera ses besoins quotidiens.
Nadine s'étire, compatit sincèrement avec le pauvre bougre qui s'y laissera prendre. Elle se lève et va chercher une bière. Séverine la suit à la cuisine sans s'interrompre. Elle en a fini avec le goujat qui ne rappelle pas, elle reprendra ça demain. Elle s'attaque avec ardeur à l'inventaire des derniers ragots.
Appuyée contre le Frigidaire, Nadine la regarde mâcher sa salade.
Elles ont emménagé ensemble pour des raisons purement pratiques. Petit à petit, la cohabitation est devenue pathologique, mais ni l'une ni l'autre n'ont les moyens d'habiter seule. De toutes façons, Nadine ne peut se présenter aux régies alors qu'elle n'a aucune fiche de paie. Et Séverine la supporte mieux qu'elle en a l'air. Fondamentalement masochiste, elle éprouve un certain plaisir à être brusquée. Perverse sans convivialité.
Nadine finit sa bière, fouille le cendrier à la recherche d'un mégot récupérable parce qu'elle a la flemme de descendre au bureau de tabac. Elle trouve un joint qu'on a laissé s'éteindre à moitié fumé. Il reste largement de quoi être raide et cette découverte la met de bonne humeur.
Elle attend patiemment que Séverine reparte travailler, lui souhaite courtoisement bonne journée. Elle fouille dans sa chambre parce qu'elle sait qu'elle y a caché du whisky. Puis elle s'en remplit un large verre et s'installe devant la télé.
Elle allume le biz, s'applique à retenir la fumée le plus longtemps qu'elle peut. Pousse le volume de la chaîne à fond et met le magnétoscope en marche sans le son.
Im tired of always doing as I’m told, your shit is starting to grow realfy old, l'm sick of dealing with all your crap, you pushed me too hard now watch me snap.
Elle sent la distance entre elle et le monde brusquement pacifiée, rien ne l'inquiète et tout l'amuse. Elle reconnaît avec joie les symptômes d'une infinie raideur.
Elle se laisse glisser au fond du fauteuil, se débarrasse de son pantalon et joue avec sa paume au-dessus du tissu de sa petite culotte. Elle regarde sa main bouger entre ses cuisses en cercles réguliers, accélère le mouvement et tend son bassin.
Elle relève les yeux sur l'écran, la fille penchée sur la rampe d'escalier secoue la tête de droite à gauche et son cul ondule pour venir engloutir le sexe du garçon.
There's an émotion in me, there’s an émotion in me. Emotion n ° 13 blows my mindaway, it blows me away.
Mais on ne peut pas rester sans rien faire.
L'enfant proteste avec véhémence. Désolé et choqué de ce que Manu se résigne aussi facilement. Il reprend sur un ton de reproche:
– C'était un de tes meilleurs amis, il est mort assassiné. Et tu restes là, sans rien faire.
Jusque-là, il s'en était tenu à un discours prudent et général sur la violence policière, l'injustice, le racisme et les jeunes qui doivent réagir et s'organiser. C'est la première fois qu'il la somme aussi directement de partager son indignation.
Il évoque les émeutes que l'accident devrait susciter avec une émotion visible. Comme d'autres parlent boxe, sexe ou corrida. Certains mots-clés déclenchent en lui une projection interne où il se voit viril face aux forces de l'ordre, renversant des voitures aux côtés de camarades très dignes et résolus. Et ces images le bouleversent. Il est sublime et héroïque.
Manu n'a pas l'âme d'une héroïne. Elle s'est habituée à avoir la vie terne, le ventre plein de merde et à fermer sa gueule.
Il n'y a strictement rien de grandiose en elle. À part cette inétanchable soif. De foutre, de bière ou de whisky, n'importe quoi pourvu qu'on la soulage. Elle en rajoute même un peu dans l'apathie et le sordide. Ne déteste pas se vautrer dans le vomi. Elle est en relative osmose avec le monde, trouve presque tous les jours de quoi boire et un garçon pour l'enfiler.
L'enfant ne se rend pas compte de ça, combien la révolution est trop loin de son trou pour l'intéresser. De plus, il faut pour s'exalter comme il le fait un sens de la sublimation et du respect de soi qui font défaut à Manu.
Elle fouille dans un tiroir à la recherche d'une bouteille de vernis à ongles. Elle l'interrompt sèchement:
– Qu'est-ce que tu viens me faire chier à domicile toi? Mais, putain, d'où tu sors pour me donner des leçons? Et comment tu peux affirmer qu'il a été assassiné?
– Tout le monde le sait, tu disais toi-même que…
– Je raconte ce que je veux et je bois assez pour qu'on y fasse pas attention. En plus, moi j'ai dit que ça lui ressemblait pas de se pendre et c'est toi qu'as traduit que c'était les flics qui l'avaient rectifié. Et je te déconseille de confondre mes conneries avec les tiennes.
Elle a trouvé sa bouteille de vernis et la tient serrée dans son poing qu'elle brandit très près du nez de l'enfant. Il se rétracte prudemment, bredouille quelque chose signifiant qu'il s'excuse, qu'il cherchait pas à la blesser. En partie, parce qu'il n'est pas méchant; en partie, parce qu'il la croit capable de lui fracasser la tête. Elle n'a pas la violence maîtrisée et elle n'attendra pas que le moment soit politiquement adéquat pour se défouler.
L'enfant a raison de battre en retraite parce qu'elle est effectivement sur le point de le cogner.
Elle sait tout aussi bien que lui que Camel ne s'est sûrement pas pendu tout seul. Il était trop fier pour ça. Et même s'il n'était pas très doué pour vivre, il y trouvait suffisamment d'agréments pour continuer encore un moment. Et surtout, Camel ne se serait pas suicidé sans égorger une bonne demi-douzaine de ses contemporains. Elle l'a assez connu pour en être persuadée. Ils s'entendaient plutôt bien, traînaient volontiers ensemble et partageaient les mêmes théories sur quoi faire pour bien rigoler.
Son corps a été découvert la veille, pendu dans un couloir. Les dernières personnes à l'avoir vu vivant sont les flics responsables de sa conditionnelle. Personne ne saura jamais ce qui s'est réellement passé. Et l'enfant a raison, c'est difficile même pour elle d'admettre ça sans rien faire. Elle y parviendra cependant.
Elle n'aime pas les ruses qu'il déploie pour l'associer à son indignation, ni qu'il cherche à s'approprier cette mort pour servir ses convictions. Il a le sentiment que ce cadavre lui revient de droit, sera politique ou ne sera pas. Il la méprise ouvertement pour sa lâcheté. Manu lui trouve la gueule singulièrement épargnée pour se permettre du mépris, elle pourrait arranger ça.
Elle prend soin d'ouvrir une bière d'avance avant de commencer à se vernir les ongles. Elle sait d'expérience qu'elle a soif bien avant qu'ils soient secs. Elle hésite, puis en propose une au morveux pour lui montrer qu'elle ne lui en veut pas plus que ça. D'ici peu de temps, elle sera trop déchirée pour que cette histoire l'affecte. Elle finit toujours par bien se faire à l'idée qu'il y a une partie de la population sacrifiée; et dommage pour elle, elle est tombée pile dedans.
Elle met autant de vernis sur la peau que sur les ongles parce que sa main tremble toujours un peu. Pourvu que ça fasse de la couleur sur les queues quand elle les branle…
L'enfant a un regard réprobateur en la voyant faire. Le vernis à ongles ne fait pas partie de ce qu'il considère comme juste. C'est une marque de soumission à la pression machiste. Mais comme Manu appartient à la catégorie des oppressés victimes d'un manque d'éducation, elle n'est pas tenue d'être éthiquement correcte. Il ne lui tient pas rigueur de ses manquements, il a juste pitié d'elle.
Elle souffle bruyamment sur sa main gauche avant de commencer la droite. L'enfant lui fait penser à une vierge égarée dans les douches d'une prison pour hommes. Le monde ambiant l'offense avec un acharnement lubrique. Il est effarouché par tout ce qui l'entoure, et le diable use de tous les coups de vice pour lui défoncer la pureté.
On sonne à la porte. Elle lui demande d'ouvrir en agitant les mains pour que ça sèche plus vite. Radouan entre.
Il connaît l'enfant de vue car ils habitent le même quartier, mais sa présence chez Manu le déconcerte un peu car ils ne s'adressent jamais la parole. Les gauchistes prennent les Arabes pour des cons réactionnaires et facilement religieux. Les Rebeux prennent les gauchistes pour des clochards imbibés d'alcool et massivement homosexuels.
Radouan déduit finement qu'elle a attiré l'enfant chez elle histoire de le prendre sur son ventre. Ça ne l'étonné pas d'elle. Il demande s'il dérange en adressant discrètement à Manu des signes de connivence grivoise. Tellement discrètement que l'enfant rougit violemment et se tortille sur sa chaise. Le sexe, encore un sujet sur lequel on ne plaisante pas.
Manu ricane bêtement avant de répondre à Radouan:
– Bien sûr que non, tu déranges pas. On s'est croisé à l'épicerie, il est monté me parler de Camel. T'as mangé? Il reste des pâtes au Frigidaire.
Radouan se sert, fait comme chez lui parce qu'il est tellement souvent là qu'il y est comme chez lui. L'enfant a repris la parole, ravi d'avoir un nouvel interlocuteur.
Il reproduit ce qu'il dénonce avec une inquiétante tranquillité d'esprit. Petit-fils de missionnaire, il entreprend de convertir les indigènes du quartier à son mode de pensée. Ne leur veut que du bien, aimerait pouvoir les éclairer.
L'enfant n'est pas très perspicace, mais il comprend néanmoins rapidement que Radouan est encore moins sensible à son discours que Manu. Profondément peiné, il prend congé.
Manu lui dit gentiment au revoir. Le pire, avec les cons, c'est qu'ils ne sont strictement antipathiques que dans les films. Dans la vraie vie, il y a toujours quelque chose qui traîne de chaleureux, d'aimable.
Et puis l'enfant n'a pas tort dans le fond. Il n'y a bien que les flics qui soient strictement détestables dans la vraie vie.
Elle passe une deuxième couche de vernis sans attendre que la première soit sèche. Parce qu'elle n'a pas que ça à foutre. Radouan sort une barre de tamien avec fierté:
– T'as des feuilles à rouler?
– Dans la corbeille derrière toi. Tu fumes maintenant, toi?
– Ça va pas, non? C'est pour toi, c'est cadeau du King Radouan.
– Il est dealer comme son grand frère maintenant, Trou-du-cul Radouan?
– T'occupes… Je fais mon business, j'ai la situation bien en main.
– Je m'en occupe pas. C'est pour ça qu'en ce moment t'es sapé comme un dur? On dirait que t'es sponsorisé par toutes les firmes de sapes de luxe de la planète. Tout le monde en parle de ton business dans le quartier, t'es tellement con que tu vas pas attendre de te faire embarquer par les flics pour t'attirer des ennuis, tu vas te faire coincer avant par les mecs du quartier…
– T'inquiètes, j'te dis, t'y connais rien. Fais confiance et goûte le tamien du King Radouan, c'est le meilleur de tout le pays et c'est cadeau pour toi.
Il colle soigneusement ses deux feuilles. Comme il ne fume pas, il n'a pas l'habitude de rouler et il fait ça avec précaution. Mouille la cigarette sur toute sa longueur et l'éventre, comme il l'a vu faire par les anciens. Il jubile parce qu'il est bien habillé et qu'il peut faire un cadeau à Manu.
Elle jubile moins parce qu'elle a entendu de sales histoires sur son compte. Des embrouilles qu'il faisait à des gens qui ont perdu l'habitude de se faire embrouiller. Elle ne trouve rien à lui dire pour le raisonner. Elle n'avait rien trouvé à dire non plus quand il a commencé à dealer. Aucun projet excitant à lui soumettre pour qu'il reste dans le droit chemin. Elle répète:
– Fais attention à toi, sers-toi de ton crâne un peu.
Et le laisse changer de sujet.
– T'as pas vu Francis récemment?
– Pas ces derniers jours, non…
– Ça fait un moment qu'il n'a pas donné de nouvelles. Tu me mets un demi?
Il fait sombre même en plein jour dans ce bar. Le long de l'interminable comptoir s'échoue une horde d'habitués hétéroclite. Kaléidoscope d'histoires, lumières artificielles et brouhaha de conversations en chasse-croisé. Les gens glissent les uns vers les autres, s'associent pour un verre, s'aident à tuer le temps jusqu'à ce qu'ils soient assez défoncés pour supporter de rentrer chez eux.
Nadine est encore en plein brouillard de raide, ça la rend perspicace et sensible aux détails. La bière est fraîche, elle vide son demi en deux temps.
Quelques étudiants révisent à la table près de l'entrée. Cahiers ouverts sur la table, psalmodient des formules en essayant de les retenir.
À l'autre bout du comptoir, un garçon discute avec le serveur tout en surveillant discrètement l'entrée, qu'aucune fille ne rentre à son insu. Il les projette mentalement dans diverses positions, savoure l'émotion déclenchée sans s'interrompre dans sa discussion. Il a la pensée conditionnée au sexe comme les poumons à la respiration. Il vient là régulièrement et Nadine ne se lasse pas de le regarder de loin.
Peut-on être lassant d'amoralité?
Dans un renfoncement de la salle, un jeune garçon juché sur un tabouret joue au jeu électronique. Une fille à ses côtés regarde les formes de couleur descendre et s'emboîter. Il lui a à peine dit bonjour, il est concentré sur sa partie. Elle tente quand même de lui parler:
– Tu sais, je viens de voir l'assistante sociale. Elle m'a dit que tu devrais passer la voir.
– Fous-moi la paix, je t'ai déjà dit que je n'avais droit à rien.
Il lui a répondu brusquement mais sans aménité. Il voudrait juste qu'elle le laisse tranquille. Elle reprend après un court silence, tenace mais s'excusant par avance:
– Il y a du courrier pour toi à la maison, tu veux que je te le ramène?
Il ne semble même pas l'avoir entendue. Elle insiste, le plus doucement qu'elle peut, parce qu'elle sait qu'elle l'agace à le déranger quand il joue, mais c'est plus fort qu'elle:
– Ça fait cinq jours que tu n'es pas rentré dormir. Si tu ne veux plus qu'on habite ensemble, tu n'as qu'à me le dire.
Elle a fait de son mieux pour qu'il n'y ait ni reproche ni tristesse dans sa voix, parce qu'elle sait que le reproche et la tristesse l'agacent. Il soupire bruyamment pour bien montrer qu'elle l'exaspère:
– J'ai fait la fête tard, ça veut pas dire que je veux déménager. Fous-moi un peu la paix, merde.
La réponse ne tranquillise aucunement la fille. Elle a l'air désolé mais ne proteste pas. Elle regarde l'écran, les formes de couleur descendent de plus en plus vite. Les mains du garçon s'activent sur les manettes avec une agilité bestiale.
Finalement, la machine annonce «Game over»; le visage de la fille s'éclaire:
– Viens, j'ai de quoi te payer un coup, ça fait longtemps qu'on a pas discuté.
Elle a fait de son mieux pour qu'il y ait de l'enthousiasme dans sa voix et pas de supplication, parce qu'elle sait qu'il apprécie l'enthousiasme et que la supplication l'agace. Il demande:
– T'as dix boules là?
– Ouais, je t'invite, je t'ai dit. On s'assoit où?
– File-les-moi, je refais une partie.
Il tend la main, elle n'ose pas protester, elle sort une pièce de sa poche. Il la rentre dans la machine en disant:
– Tu vas pas rester derrière moi toute la partie, tu me déconcentres. On discutera ce soir, si tu veux.
– Tu vas rentrer tard ce soir?
– Putain, mais j'en sais rien, laisse-moi tranquille.
Elle sait que ce soir, s'il rentre, il sera probablement trop défoncé pour discuter. Au mieux, il aura la force de la retourner pour lui en mettre un coup.
Elle s'assoit toute seule à une table, commande un café. Il n'y a aucune trace de colère dans ses yeux, mais une grande inquiétude. Nadine sait qu'elle restera jusqu'à la fermeture du bar et que, plusieurs fois dans la soirée, elle essaiera maladroitement d'attirer l'attention du garçon.
Vu le niveau de la brune qu'il attrape ces temps, elle a intérêt à avoir une bonne endurance à la douleur, parce que moins souvent il rentrera avec elle, mieux il se portera.
Mais elle attendra le temps qu'il faudra et endurera ce qu'il faudra. Patiemment et faisant de son mieux pour ne pas l'agacer, jusqu'à ce qu'il revienne.
Un type se lève de sa table et titube jusqu'au comptoir. C'est pourtant tôt pour être dans cet état. Il essaie d'obtenir un crédit du barman, se fait jeter.
Une brune fait son entrée, les yeux du garçon à l'autre bout du comptoir s'écarquillent. Celle-ci lui déclenche le grand jeu en matière d'émotion. Il sort de sa tranquille indifférence, s'agite sur son tabouret, répond au clin d'œil du serveur:
– C'est pas de notre faute, on est entouré de vicieuses.
Nadine observe la fille en question, elle cherche à la voir avec ses yeux à lui. Pourquoi celle-ci plutôt qu'une autre? Peut-être qu'elle ressemble à la première petite fille qui l'a laissé glisser un doigt dans sa fente. Ou peut-être qu'elle a le même sourire que cette fille en papier dont il aura taché la photo à force de se branler en la matant.
Il est rejoint par un collègue à lui, à qui il demande innocemment:
– Tu la connais la petite brune là-bas?
– Bibliquement. Une suceuse de première.
– Je ne demande qu'à te croire sur parole, mais je préfère vérifier par moi-même. Y a moyen que tu me présentes?
Ils prennent leurs verres et vont s'asseoir à sa table.
À côté de la porte, une métisse ultra-haute température terrorise deux garçons du haut de ses hauts talons. Sa jupe s'arrête pile où lui commence le bas-ventre, découvrant des jambes interminables et les garçons évitent d'imaginer comment elles s'enroulent autour de la taille de celui qui la travaille. Elle les écoute en souriant, main sur les hanches, bouge un peu du bassin quand elle éclate de rire. L'appel au sexe se conjugue ici à l'impératif et comprend un voyage pour l'enfer. Elle est fatale, au sens premier du terme. Tout le monde dans le bar connaît des histoires de garçons rendus fous à cause d'elle et tous les garçons du bar ne demandent qu'à y passer.
Nadine l'a vue un soir s'écrouler au bout de la rue, entre deux voitures, après une dispute avec un amant à elle. Le garçon blême se penchait sur son corps atrocement crispé, stupéfait qu'on puisse souffrir autant et terrifié par ce déchaînement de rage. Elle était possédée, cherchait à se sortir le mal en se criblant le ventre de coups, s'enroulant sur elle-même en hurlant, brûlée vive de l'intérieur.
Nadine avait été gênée d'être l'involontaire témoin de cette scène, en même temps que violemment attirée par cette fille.
– Nadine, téléphone pour toi. Je crois que c'est Francis justement.
L'évier de la cuisine est encore bouché. L'eau y croupit d'autant mieux qu'il fait très chaud. Manu entasse donc la vaisselle sale dans l'évier de la salle de bains.
Pour une fois, Radouan n'a pas exagéré: c'est du tamien de première qualité.
Elle flanque le cendrier dans l'eau sans l'avoir vidé. Une pellicule noire recouvre instantanément tout ce qui trempe. Elle insulte copieusement le cendrier et claque la porte de la salle de bains pour ne plus voir ça.
Il faut qu'elle sorte acheter à boire. Elle cherche un blouson pas trop taché dans le tas de linge sale. Elle jure d'aller faire un Lavomatic avant la fin de la semaine. En remontant la fermeture d'une veste qui pue le tabac froid, elle se rend compte qu'il fait bien trop chaud pour mettre une veste.
Elle a l'impression d'avoir décidé de sortir pour acheter à boire il y a plusieurs heures. L'appartement s'est transformé en gigantesque casse-tête.
Du tamien de première, Radouan lui en a laissé une large part.
Elle ne sait plus où sont les clés de l'appartement. Retourne tout ce qu'elle peut retourner dans l'espoir de mettre la main dessus. Cherche même dans le frigo, sait-on jamais.
Elle les trouve enfin dans une poche de jean.
Elle se retrouve dans la rue, quand même. Le soleil lui cogne à la gueule comme un projecteur pleine face, il fait chaud à s'asseoir sur le trottoir en attendant le soir. Elle plisse les yeux, se rend compte qu'elle a oublié ses lunettes, renonce à remonter les chercher.
En marchant, elle compte sa monnaie dans la paume de sa main. Il semble qu'elle a assez pour acheter deux bouteilles de bière. Elle regrette d'avoir oublié les consignes.
Elle est distraite de ces considérations en remarquant que son vernis n'a pas séché du tout comme prévu. Il fait de nombreuses petites rides sur l'ongle. C'est finalement plutôt joli.
Une fille traverse la rue pour lui dire bonjour. Elles n'ont pas grand-chose à se dire mais habitent le même quartier depuis des années. La fille a les yeux noyés dans un crachat interne, elle semble encore moins en phase avec la réalité que Manu. Défoncée modèle courant, incollable sur les heures d'ouverture des pharmacies du quartier et sur le tableau B. Constamment démangée de l'avant-bras, elle a du mal à finir ses phrases.
Quand elle est arrivée au quartier, c'était une jolie plante qui finissait des études que personne ne l'aurait crue capable de faire, pleine de projets et pouvant décemment prétendre les réaliser. C'était il y a déjà fort longtemps et la réalité l'a depuis rappelée à l'ordre et au ruisseau, mais elle considère toujours que le glauque n'est qu'une parenthèse dans sa vie et compte la refermer définitivement. Elle est la dernière personne à croire en elle-même, qu'elle peut encore s'en sortir. Manu discute un moment avec elle.
Puis, elle reprend sa route, jette un œil au bar du coin, des fois qu'il y ait quelqu'un qu'elle aurait envie de voir. L'endroit est tapissé d'une couche de crasse grasse. Cour des miracles sans éclat, ici le fétide n'a aucune connotation romanesque.
Un type sort du bar et la rattrape un peu plus loin:
– T'as pas vu Radouan?
– Non. Je sais pas où il est.
C'est une habitude chez elle, comme chez tous les habitants du quartier. Rien vu, rien entendu, qu'on la laisse tranquille. Le type s'excite brusquement:
– Putain, si tu le vois, tu lui dis qu'il est wanted ce con, on le trouve, on le tue.
– J'habite pas avec lui.
– Ben si tu le vois, tu lui dis à ce fils de pute: «On le trouve, on le tue.» C'est assez clair comme ça?
– Qu'est-ce qu'il a fait de si grave? Il a pas voulu payer ta mère?
– La putain de toi, tu me parles mieux ou c'est toi que je défonce. OK? Tout le monde sait qu'il est tout le temps fourré chez toi, alors fais pas trop la belle ou c'est chez toi qu'on débarque. OK?
– C'est clair comme ça.
Il lui parle à deux centimètres du visage, prêt à lui en coller une. Elle profite de ce qu'un autre lascar approche et veut lui parler seul à seul pour s'éclipser.
Radouan a dû faire une sacré connerie pour enflammer les esprits à ce point, bien que par ici les esprits soient toujours à la limite de l'incendie. Elle aurait quand même dû le jeter tout à l'heure, ne pas plaisanter avec lui. Elle aurait dû chercher à lui faire comprendre. Elle hausse les épaules, après tout elle n'est pas éducatrice.
Un J7 de location est garé devant l'épicerie. Une bande de jeunes le charge de matériel sono. Ils ont envahi le trottoir d'amplis, d'éléments de batterie, d'étuis guitare. Ils lui disent bien poliment bonjour, soucieux de rester abordables bien que musiciens. Profitent de ce qu'elle est là pour lui faire une démonstration de connivence, échangent des private jokes et rigolent en se tripotant au passage. Ils expliquent qu'ils descendent jouer à quelques kilomètres au sud, ça a l'air de leur faire bien plaisir.
L'un d'eux lui demande:
– Au fait, Dan s'est fait cambrioler son appart. Ils ont embarqué sa basse… Alors, si t'entends parler d'une Rickenbacker qui se refourgue, ça serait cool de nous prévenir.
– Une Rickenbacker? Sans problème, je vous fais signe.
Qu'ils aillent se faire foutre! Elle s'imagine bien aller trouver le type qui l'a tirée, lui expliquer que ce sont de gentils musiciens et qu'il faudrait la rendre. Mais qu'est-ce qu'ils font avec leur crâne tous ces gens?
L'épicerie est pleine de pancartes orange fluo, qui annoncent diverses promotions. Ecriture maladroite au marqueur, fautes d'orthographe à toutes les lignes. Le gérant a remarqué qu'ils faisaient ça dans les grandes surfaces et il a transformé sa boutique en empire de l'enseigne et de la réduction de prix. Il solde ses yaourts, brade ses pêches, jusqu'au lait qui se retrouve régulièrement en promotion. Il a lancé une véritable mode sur le quartier, tous les épiciers l’ont imité et rivalisent d'ingéniosité pour concasser les prix sur les gâteaux rassis. En tant qu'initiateur du mouvement, il est persuadé d'être un génial autodidacte du marketing et passe toutes ses journées à peiner sur de nouvelles enseignes.
Un apprenti sort de l’arrière-boutique en portant un énorme carton de paquets de biscuits. Assis à sa caisse, le gérant sort de sa transe créatrice pour l'engueuler en arabe.
Le gamin réfléchit un instant, balance son carton par terre et sort sans rien dire. Le gérant lui court après pour récupérer son tablier. Manu a le temps de remplir son Jean de tablettes de chocolat, laisse retomber son tee-shirt et passe à la caisse pour deux bouteilles de bière.
Le gérant lui lance un regard noir et encaisse en maugréant.
Il change d'apprenti toutes les semaines. Il n'emploie que des gosses en formation, pour les payer moins cher. Mais, à cet âge, on supporte mal la connerie à dose aussi massive et ils ne restent jamais longtemps.
Une fois dehors, Manu s'enfonce autant de chocolat que possible en un coup dans la bouche. Le tamien lui décuple le potentiel de jouissance des papilles gustatives. Un orifice de comblé.
Un étudiant qu'elle connaît l'arrête et lui propose de lui payer un coup. Joli garçon bien propre sur lui, il l'a prise en affection on ne sait pour quelle raison. Elle le soupçonne de la trouver délicieusement décadente et de s'encanailler à bon compte à son contact. Tant qu'il rince, elle n'a rien à redire.
Il a l'esprit borné et très peu inventif, la mémoire encyclopédique des gens privés d'émotion et de talent, persuadé que donner des noms et des dates exactes peut tenir lieu d'âme. Le genre de type qui s'en tient au médiocre et s'en tire assez bien, bêtement né au bon endroit et trop peureux pour déconner.
Elle propose qu'ils aillent chez Tony parce qu'elle y connaît du monde. Comme ça, elle n'aura pas à discuter avec lui trop longtemps. Il est trop bien élevé pour partir sans payer son verre, même si elle l'ignore dès qu'ils ont passé la porte.
En chemin, ils croisent deux types, l'un d'eux interpelle Manu:
– T'as pas vu Radouan?
– J'y crois pas, tout le monde le cherche aujourd'hui! Non, je l'ai pas vu.
– Tu vas pas y croire à ce qu'on va lui faire quand on l'aura trouvé.
Nadine attend que la cabine se libère, assise sur le banc à côté. Elle n'a pas fait cent mètres à pied, mais son dos est trempé de sueur. Trop chaud. Lumière trop blanche. Un seul aspect positif à cette exagération estivale: la bière soûle plus vite qu'à l'accoutumée. Vivement le soir quand même.
I’m screaming inside, but there's no one to hear me.
Ce putain de casque a des faux contacts de plus en plus fréquents. Heureusement, elle a une rentrée d'argent prévue pour ce soir, elle pourra en acheter un neuf avant que celui-ci ne fonctionne plus du tout. Elle essaie d'imaginer quelque chose de plus frustrant que d'être en ville sans walkman. Coupé l'air des oreilles, consternant.
Une femme en pantalon large occupe la cabine. Coquette, mais ni élégante ni affolante, sans grand intérêt. Elle tourne le dos à Nadine, pour montrer qu'elle ne l'a pas vue.
Francis lui a demandé de le rappeler tout de suite. Il avait sa voix des grands jours, celle pour les grosses conneries. Elle a hâte de savoir ce que: «Y a embrouille, y a embrouille sévère», signifie en l'occurrence. Elle n'imagine rien de précis parce qu'il a toujours une longueur d'avance sur les pires prédictions. Elle a également hâte d'apprendre pourquoi il était exclu qu'il lui dise quoi que ce soit tant qu'elle était dans un bar.
Il est ce qui ressemble le plus à un ami pour elle, bien qu'on soit encore très loin de la définition d'usage. Elle l'aime à bout portant et s'en prend plein la gueule.
Contrairement aux lois d'usage, plus elle le connaît, plus il éblouit. Il est poète, au sens très mâle du terme. À l'étroit dans son époque, incapable de se résoudre à l'ennui et au tiède. Insupportable.
Dissident systématique, paranoïaque et coléreux, veule, voleur, querelleur. Il provoque les récriminations partout où il passe. Supportable pour personne, surtout pas pour lui-même.
Il aime la vie avec une exigence qui le coupe de la vie. Il affrontera les pires terreurs et endurera la mort de son vivant plutôt que de renoncer à sa quête. Il ne retient aucune leçon puisqu'elles sont contraires à ce en quoi il croit et, obstinément, refait les mêmes erreurs.
Nadine reste à ses côtés, obstinément. Elle se fait l'effet d'être une infirmière dévouée qui ne serait capable que d'appliquer des compresses glacées sur le front d'un malade ravagé par la peste. Elle ne lui est d'aucun secours, elle ne le soulage en rien. Elle le veille comme s'il était délirant de fièvre, sans être bien sûre qu'il ait conscience de sa présence.
La connasse en pantalon finit par libérer la cabine. Nadine compose le numéro qu'elle a griffonné dans sa paume. C'est un numéro sur Paris. Qu'est-ce qu'il fout à Paris?
Il répond immédiatement, il était sans doute assis à côté de l'appareil:
– C'est moi, la cabine était occupée. Qu'est-ce qui s'est passé?
– C'est assez long à expliquer. Au final, j'ai tué quelqu'un.
– Tu as tué quelqu'un, au sens propre du terme?
– J'ai tué Bouvier. C'est assez compliqué. Il faut que je te raconte toute l'histoire. Il faudrait que je te voie.
– Ça va? T'as pas l'air trop secoué pour un meurtrier.
– J'ai pas encore eu le temps de bien rentrer dans la peau du personnage. Honnêtement, j'ai pas arrêté de dormir depuis que c'est arrivé.
– C'est arrivé quand?
– Hier.
– T'es où, là?
– Hôtel de banlieue.
– T'étais raide?
– Je voudrais pas te faire de la peine, mais je crois pas que le problème soit de savoir si j'étais positif au test. C'est un peu plus grave que ça.
– C'est la conversation la plus martienne qu'on ait eue. Tu veux que je vienne?
– Je veux bien, oui… J'ai des trucs importants à te donner, et je voudrais que tu me rapportes des choses dont j'aurais besoin.
– Tu vas faire quoi ensuite?
– Justement, j'aurais besoin de discuter avec toi. Il y a plusieurs possibilités. Mais d'abord il faut que je t'explique dans le détail, que tu aies tous les éléments en main pour bien comprendre.
– Je peux prendre le dernier TGV.
Elle sort de la cabine après qu'il lui a donné l'adresse de son hôtel ainsi que la liste des choses qu'il veut qu'elle lui rapporte. Elle remet son walkman. Elle ne pense à rien en particulier. Elle a souvent des réactions à retardement.
It’s going down in my dark side. It's an emotional wave.
En entrant dans le bar, Manu pense: «Camel n'est pas là.» Son absence est choquante, mise en évidence ici. Bien plus qu'elle ne s'y attendait. Sensiblerie d'enfant, le manque lui tire au ventre et jusque dans la gorge. Rayé une fois pour toutes et soustrait du décor.
Elle est surprise d'être aussi vulnérable, encore capable de douleur. Au début, on croit mourir à chaque blessure. On met un point d'honneur à souffrir tout son soûl. Et puis on s'habitue à endurer n'importe quoi et à survivre à tout prix. On se croit endurcie, souillée de bout en bout. L'âme en acier trempé.
Elle observe la salle et l'émotion trouve en elle un endroit intact pour y pleuvoir de la boue.
Elle s'éjecte le chagrin dans un coin du crâne et s'assoit au bar. Pas grand monde qu'elle connaisse. Des types jouent au tarot sur un tapis vert élimé, échangent des injures plus ou moins cinglantes.
Une fille s'engueule avec quelqu'un au Publiphone, fait de grands gestes de colère, tournée vers le mur. Elle porte des lunettes noires, d'autres fois elle met un foulard pour cacher son cou. Manu ne sait pas si elle habite dans le coin ou si elle y passe régulièrement pour acheter de la dope. Elle ne parle à personne. Elle ne rampe que sous les coups que son petit ami lui donne, le soir et en coulisse. Pour le reste du monde, elle est majestueuse.
Manu vide son verre d'un trait, espérant que son voisin de comptoir comprendra ce que ça signifie.
Elle voit Lakim passer sur le trottoir d'en face. Quand il l'aperçoit, il lui fait signe de sortir. Ça fait plusieurs mois qu'ils sont ensemble. Elle ne se souvient pas avoir manifesté le moindre désir d'être avec lui, mais il la récupère régulièrement et l'embarque chez lui, comme s'il l'avait adoptée d'office. Elle est trop souvent raide pour prendre une décision. Elle s'adapte aux circonstances, à lui, entre autres.
Elle l'aime bien. À ceci près qu'il ne la supporte pas telle qu'elle est. Et il a tort de croire qu'elle modifiera quoi que ce soit pour lui. Il a des idées sur la vie qu'il compte bien faire respecter. Elle a de bonnes raisons pour être ce qu'elle est. Leur histoire ressemble à une course droit contre un mur. Manu se dit que tant que ça baise plus dur que ça clashe, il n'y a pas de raison d'envisager le splitt.
Elle aime décidément bien quand il la fourre, comme s'il lui en voulait d'autant bouger son cul et de brailler si fort. Comme s'il lui en voulait, parce que c'est mal et que ça le rend fou et qu'il revient chaque fois la défoncer et la prendre à pleines mains, lui écarter son cul, lui gicler dans la gorge. C'est comme si elle réveillait la mauvaise partie de son âme, celle dont il a honte, et qu'elle la réveillait sacrement efficacement. Mais tout se paie et il a tendance à lui faire payer un peu cher pour ça.
– T'es encore à traîner dans ce bar de junkies? T'as rien de mieux à foutre de ta vie?
– Occupe-toi de ton cul.
Il lui colle une grande baffe. Elle fait un pas de côté sous le choc. Un type en voiture ralentit, le genre à intervenir si on frappe une femme. Il demande à Manu si ça va, elle crache de côté:
– Je suis encore debout et entière. Ça se voit, non?
Lakim fait signe de dégager au mec, qui obtempère. Puis il se tourne vers elle, fou furieux:
– Putain, j'ai jamais levé la main sur une femme, t'es fière de toi?
– Justement, y avait une femme au bar tout à l'heure que son mec tabasse souvent. C'est la journée. C'est pas que je trouve ça grave, mais je te déconseille de recommencer. D'ailleurs, je pense pas que tu auras l'occasion de recommencer ça.
– Tu me cherches trop, Manu, je suis désolé d'avoir fait ça, mais tu cherches trop, sérieux.
– Tu me voulais quelque chose de précis?
– Je voulais te dire bonjour. T'es ma copine, je te vois, je veux te dire bonjour… Faut toujours que ça dégénère avec toi.
– À partir de maintenant, t'as qu'à considérer que j'suis plus ta copine et qu'on a plus à se dire bonjour, ça limitera les dégâts. Au fait, tu sais ce qu'il a fait, Radouan? Tout le monde le cherche aujourd'hui, t'en as entendu parler?
– J'ai rien à voir avec ce gamin, moi. Et toi non plus, tu devrais pas le voir autant…
– Ce que je sais, c'est que toi je veux plus te voir du tout. Salut, connard, j'ai une biture à prendre, moi.
Elle le dévisage avant de s'éloigner. Aujourd'hui, il lui a pris pile assez la tête pour qu'elle fasse un effort pour s'en débarrasser. Elle lui donnerait volontiers la liste des copains à lui qu'elle s'est envoyés, alors qu'ils étaient ensemble. Avec des détails pour les fois où ça s'est passé alors qu'il n'était pas loin. Ses meilleurs copains. Ça lui ferait bizarre d'apprendre ça. L'occasion de distribuer quelques claques à bon escient. Elle hausse les épaules. Ça ferait beaucoup d'histoires pour ce que ça la ferait rigoler. Et puis elle ne lui en veut pas, elle veut juste ne plus le revoir.
Il fait un vague mouvement pour la retenir. Elle retourne dans le bar. Karla l'attend à côté de la porte. Une gamine niaise et souriante, qui boit beaucoup trop et oublie vite de rester digne. Elle a observé toute la scène par la fenêtre, elle piaille d'indignation:
– Tu t'en es pris une?
– Ouais, je vois que t'as l'œil. Peut-être que je l'avais bien cherchée, j'pense pas que t'avais le son d'ici.
– Putain, mais t'aurais dû le démolir sur place. T'aurais pas dû te laisser faire. Moi, je supporterais pas qu'un mec lève la main sur moi. Moi, mon mec me touche, je me casse aussi sec. Putain, je supporterais jamais ça.
– Moi, tu sais, tant que c'est pas du sperme avarié qu'on m'envoie dans le fond, je supporte à peu près n'importe quoi. T'as de quoi me payer un coup?
– J'ai de quoi te rincer pour la soirée, je viens de toucher le RMI, tu tombes bien.
Nadine plie le fil du casque de walkman dans tous les sens, jusqu'à avoir du son dans les deux oreilles. En marchant, elle fait attention à le maintenir dans la bonne position. Elle a changé de casque il y a moins de deux semaines. Comment font les gens pour garder le même pendant des mois?
Tuer quelqu'un. Qu'est-ce qui va se passer? Qu'est-ce qui s'est passé? Elle n'est pas surprise. Peut-être que ça devait arriver. N'importe quoi pouvait arriver. Pourquoi Bouvier? Drôle de choix de victime… Point positif: peu de gens penseront à Francis quand on découvrira le corps. Le corps… Nouveau mot. Saugrenu.
Elle essaie d'imaginer qui va le découvrir, dans combien de temps. Une femme entre dans un salon, en parlant de choses habituelles, d'embouteillages ou d'une dispute ou d'un projet de soirée. Une femme qui rentre chez elle et parle à son mari parce qu'elle sait qu'il est rentré. Elle parle du bus qui était plein à craquer, ou bien d'un coup de téléphone qui l'a agréablement surprise. Et au milieu de son salon se retrouve nez à nez avec une grosse masse ensanglantée. Parfaitement déplacée. Le cadavre de son mari. Avec son crâne tout défoncé. Comment va-t-elle réussir à se rentrer ça dans la tête, à comprendre ça, ce qu'elle est obligée de voir? La vie de la dame vient de basculer et son petit esprit ne sait pas comment enregistrer l'information. La dame hurle au milieu du salon, beugle à gros sanglots. Ou bien bégaie, ou bien va se servir un verre. Peut-être se pince-t-elle le lobe de l'oreille, un petit geste à elle qu'elle fait sans y penser. Aucune réaction décente face à un corps avec les tripes sorties, du sang épais plein la moquette. D'ailleurs, peut-être a-t-elle d'abord pensé à comment elle va faire partir cette tache. Et tout de suite après, elle aura honte d'avoir pensé à ça à ce moment-là. Ou peut-être se sentira-t-elle soulagée, peut-être qu'elle pensera à son amant qu'elle va enfin pouvoir rejoindre.
Mais peut-être aussi que Bouvier n'est pas marié. Peut-être que c'est un enfant qui joue au ballon dans le quartier qui le découvrira par hasard, comme dans une série télé. Son ballon roulera jusqu'au corps, il arrivera gambadant et braillant. Son petit visage d'enfant qui joue, grands yeux pleins d'innocence et de curiosité dénuée d'appréhension. Habits d'enfant, comme ceux que l'on voit dans les rayons de supermarché, sweat-shirt plein de couleurs, avec un bateau sur le devant. Il arrivera en courant, avec cette démarche amusante qu'ont les enfants très jeunes. Un enfant content, remuant, barbouillé tout autour de la bouche car il a mangé du Miko juste avant. Ses joues sont rondes, c'est un enfant bien nourri, bien-aimé. Il ramassera son ballon jaune vif avec des taches de sang bien rouge et encore humide. Il s'en mettra un peu sur les mains. Les taches sombres sur le ballon, qui est venu buter contre le crâne défoncé du mort au milieu du salon.
Sweat young things ain't sweat no more.
Le corps sera certainement découvert par des pompiers alertés par les voisins, à cause de l'odeur. Il paraît que ça sent très fort un cadavre en décomposition.
Saloperie de casque, elle a beau tirer sur le fil, plus moyen de rétablir le contact. Elle est presque arrivée dans sa rue. Couloir d'échafaudages, ils refont les façades des immeubles. Pourvu que Séverine ne soit pas là. Avoir la paix un moment.
Soupir de soulagement quand elle ouvre la porte, pas un bruit dans l'appartement. Elle a rendez-vous, elle est en retard. Elle fait couler de l'eau chaude dans une casserole, puis la met à bouillir. Elle s'assoit face à la gazinière, se masse la nuque. Cartes postales et photos punaisées sur la porte du placard. Il y a des taches de café le long de la porte du Frigidaire. Elle en a renversé ce matin et elle a eu la flemme de nettoyer. Elle prend une éponge, la passe sous l'eau froide et frotte pour les faire disparaître.
Bouvier devait de l'argent à Francis, beaucoup d'argent. Ça faisait longtemps, très longtemps. Ils ont arrêté de se voir à peu près à l'époque où ça a commencé à aller franchement mal pour Francis. Chute libre sur plusieurs années. Il a alterné tous les schémas de la dégringolade, quelque temps pilier de bar endetté, puis il a fait son tour dans la poudre, s'est converti au speed dans la foulée, puis à la codéine en passant par des trucs inconnus. Par moments, il se cloîtrait chez quelqu'un, refusait de sortir pendant tout un mois. D'autres fois, il faisait une arnaque puis, avec l'argent volé, il s'enfermait une semaine à l'hôtel. Pendant des années, il avait décliné avec talent toutes les figures de la descente aux enfers.
Il pensait régulièrement à cet argent que Bouvier lui devait, ne parlait que de ça pendant des jours. Cette thune résoudrait tous ses problèmes. Mais jamais il ne téléphonait à Bouvier. Il soliloquait en tournant en rond, chaque fois plus exaspéré. Il se promettait de monter à Paris le lendemain pour régler cette histoire. Il ne partait jamais. Confusément, il faisait un amalgame entre cette dette et sa situation. Bouvier devenait responsable de tout. Vu de près, ce n'était pas très surprenant que Francis finisse par lui éclater le crâne. Vu d'un peu plus loin, c'était un acte de pure démence: ils ne s'étaient pas vus depuis plusieurs années.
Nadine voyait Francis de près, de tellement près que les actes les plus insensés devenaient compréhensibles. Parce que c'est lui, elle le croira. De toutes façons. Elle l'a même aidé à tisser sa toile, à force de parler son langage et de cautionner tout ce qu'il disait. Cette fois, il est allé définitivement trop loin. Le moment est venu de comparaître devant les hommes.
Elle pense: «Si les flics l'attrapent, ils l'internent aussi sec.» Pour les néophytes, tout son comportement relève de la pathologie. Il est même devenu dangereux. Nadine verse l'eau bouillante dans un bol ébréché. Elle dit à voix basse: «C'est moi que tu appelles quand tu as vraiment besoin d'aide, parce que je me suis fait passer pour ton amie, et je suis la première à penser que tu es fou à lier.» Elle secoue la tête, comme pour chasser l'idée. À quel point Francis est seul, et comme il aurait besoin de quelqu'un qui soit capable de l'accompagner, de le secourir. À quel point, elle en est incapable.
Puis elle le voit clairement, dans un couloir d'hôpital. Il déambule au milieu d'autres malades, enfermé. Elle serre les dents, fait une grimace comme pour déglutir. L'image ne part pas. C'est ça qui va se passer. C'est ça que ça signifie. Tuer quelqu'un.
Elle ne veut pas le quitter. Elle ne veut pas le voir perdre.
Combien de temps passé à s'imprégner de lui, combien de renoncements pour qu'il consente à la garder près de lui. Elle l'a choisi contre le monde. Une fois pour toutes, et elle sait que c'était le bon choix.
Elle est en retard, déjà. Elle envisage de rester là, de poser un lapin. Mais il lui faut cet argent. Et il faut aussi qu'elle sorte, ne pas rester là à tourner en rond. Finalement, il y a beaucoup de choses qui lui viennent à l'esprit, elle se sent moins calme que juste après avoir appris la nouvelle.
Elle se change, cherche deux bas identiques dans sa commode, les enfile. La chair en haut des cuisses sort en bourrelets; quand elle grossit trop, ça frotte quand elle marche, jusqu'à devenir rouge et douloureux. Elle met du noir sur ses yeux, n'arrive pas à dessiner le même trait des deux côtés parce que sa main tremble. Elle fume trop, et puis abuse de café. À moins que ça ne soit une question de maladresse.
Elle sort, la vieille du dessous lui dit bien bonjour quand elle la croise. Depuis qu'elle l’a aidée à monter ses courses, la vieille du dessous l'a à la bonne. Elle porte toujours le même manteau noir. Souvent, elle garde sa petite-fille et lui achète toujours les mêmes bonbons.
En passant, Nadine se regarde dans la vitrine de la pharmacie. Sa jupe la serre trop, elle remonte quand elle marche. On lui voit tout son cul qui ondule et qui veut qu'on la baise.
Quand elle va travailler, elle a toujours la même tenue, toujours le même parfum, toujours le même rouge à lèvres. Comme si elle avait réfléchi à quel costume endosser et ne voulait plus en entendre parler.
Ceux qu'elle croise la regardent différemment quand elle a sa tenue de tapin. Elle dévisage les gens, tous les messieurs qu'elle croise peuvent l'avoir. Même les plus vieux et les plus sales peuvent venir sur elle. Pourvu qu'ils paient comptant, elle se couche sur le dos pour servir à n'importe qui.
Métro Charpennes. Elle marche vite. Claquent les talons de l'asphalteuse, le bruit de la salope pressée.
Des gamins l'appellent quand elle passe. Elle ne répond rien, ils la rattrapent et l'encadrent. L'un d'eux remarque:
«Elle a de bonnes jambes, des jambes pour s'en prendre plein la moule.» Ils l'escortent sur quelques mètres: «T'es sûre que tu veux pas venir faire un tour avec nous?» Elle doit se débarrasser d'eux avant l'impasse, des fois qu'ils décident de la suivre jusqu'à la porte du vieux. Il n'aimerait pas ça. Elle s'arrête net et les dévisage, elle pense que c'est une question de détermination: «Je vais travailler là. 1 000 francs pour une heure; si vous proposez mieux, j'ai du temps pour vous. Sinon vous dégagez, tout de suite.» Elle ne repart pas tout de suite, elle attend comme si elle attendait leur réponse. Elle vend son cul, ils n'ont pas les moyens. Ils ne répondent rien, elle repart. Pourvu qu'ils n'insistent pas. Ils ont fait demi-tour. Elle remercie le ciel et s'engouffre dans l'allée étroite et sombre. Ça pue la cuisine et les poubelles.
Manu se cramponne à Karla pour ne pas tomber.
– Putain, quand tu bois trop, d'un seul coup tu te rends compte que tu es déjà allée trop loin. Et c'est trop tard, tu peux déjà plus parler. Là, il faut commencer à se méfier parce que tout peut arriver. T'es capable de tout, quoi…
– Putain, j'en ai marre de traîner chez Tony. Quand je fais le bilan, je m'rends compte que je suis tout le temps là-bas et je m'emmerde. J'ai même pas vraiment de pote là-bas, je rigole pas, je m'emmerde. À part toi que j'ai rencontrée chez Tony, sinon tous les autres je m'en fous.
– T'as bien raison parce qu'ils s'en foutent de toi aussi. Les gens ça gesticule, ça se frotte, mais c'est rien que du mouvement, ils sont vides. Tous défoncés par la trouille. C'est pas chez Tony qu'il y a un blême, c'est partout pareil et ça craint.
Manu lui expliquerait volontiers ça plus en détail, mais Karla l'interrompt:
– Tu sais, je voulais pas t'en parler tellement ça m'a dégoûtée, tu sais ce qu'ils racontent sur toi maintenant?
Manu fait non de la tête et, en même temps, signe qu'elle s'en fout. Elles sont arrivées au bord de la Seine, juste au bord de l'eau. Manu braille:
– Putain, c'qu'il est chouette ce coin! Ça donnerait envie de vivre à la campagne. Pis c'est chouette les fleuves, moi j'adore ça. Putain, ça donne envie d'être à la mer! On s'en fout de chez Tony, on s'en fout de ce qu'ils disent. Il est chouette ce coin. Un pack de bière en bord de flotte, pourquoi on se prendrait la tête? Faut rester sérieux, Karla, pas s'écarter du droit chemin. Faut profiter de ce qu'ils sont pas là pour plus s'occuper des autres.
Karla ne voit pas exactement les choses comme ça. Elle reprend:
– C'est un bruit qui court en ce moment. Je sais pas quel est le salaud qui l’a lancé. Mais faut se méfier de tout le monde là-bas. Comme quoi ils t'ont vue dans des films de cul. Ils donnent même des détails dégueulasses. Je voulais pas te le dire tellement ça m'a dégoûtée. T'es tout le temps à aider tout le monde, t'es sympa comme pas deux et eux, tout ce qu'ils trouvent à dire, c'est…
– Ben, si tu voulais pas me le dire fallait pas me le dire, qu'est-ce que tu veux que je te dise?
– J' préfère te le dire. C'est trop dégueulasse. Je préfère que tu sois au courant.
– Ben, j'suis au courant. Qu'est-ce que j'en ai à foutre? Je leur chie tous dessus. Un par un, tu me les ramènes, moi je les aligne et je leur fais caca dessus. Faut pas t'en faire pour ça, Karla, t'es trop sensible.
En parlant, Manu se vautre par terre, les bras en croix, s'égosille tout en regardant le ciel. Elle croit sincèrement être en mesure d'engloutir le quartier entier d'une seule chiasse et ça la fait bien rigoler. Il fait encore soleil, c'est vraiment un chouette coin. Ça serait mieux si Karla n'était pas là en fait. Elle est bien cette fille, mais finalement elle a des toutes petites idées, rabougries. Elle a des yeux qui rapetissent, des yeux dans lesquels on peut pas faire rentrer grand-chose. Et tout ce qui dépasse la rend furieuse.
Manu aime bien ce qui dépasse, tout ce qui dérape la fait rigoler. Elle a les envies larges et déplacées. Et la baise, c'est bien tout ce qu'elle a trouvé qui mérite encore un détour et quelques efforts. Karla est comme les autres, craintive et agressive.
Une voiture s'arrête, pas loin d'où elles sont. Des portières claquent, Manu n'y prête pas attention. Elle braille:
– Sérieux Karla, faut s'élargir l'anus et l'esprit suivra. Faut te dilater l'esprit, faut voir grand, Karla, sérieux… Faut s'écarter les idées…
– Nous, les filles, c'est pas les idées qu'on vous ferait bien écarter.
Karla est debout. Manu a du mal à se redresser. Elle n'a pas envie qu'on l'emmerde. Pas envie d'avoir à faire à cette grosse voix abrutie. Ni à ces pompes pointues. Ni aux mocassins d'à côté, ni aux baskets derrière. Elles ne répondent pas, elles regardent l'eau. Les trois mecs s'approchent:
– Allez, faites pas la gueule, il a dit ça pour détendre l'atmosphère.
– Nous, on vient dans le coin pour se détendre un peu. On voit deux filles et on se dit qu'on pourrait peut-être se détendre ensemble… On veut pas vous mettre mal à l'aise, les filles, on voudrait juste faire connaissance…
Manu se lève. Elle évite de regarder les types. Pas besoin d'y regarder à deux fois pour saisir qu'ils ont vraiment de sales gueules. Petits, teigneux et avinés. Mauvais tiercé pour elles. Karla tire sur sa jupe, elle a l'air franchement gourde. Manu la prend par le bras, fait un signe de tête aux garçons en disant:
– Nous on partait justement, on a un truc à faire. Dommage, bonne continuation…
Celui qui porte des mocassins lui barre le passage:
– T'es sûre que t'as pas le temps pour une bonne partie de jambes en l'air?
Et il plaque sa main sur ses seins. Elle voit Karla par terre, sa gueule écrasée au sol et le mec sur elle – celui qui porte des baskets – lui allonge une putain de beigne en la traitant de connasse.
Elle entend Karla hurler, l'appeler. Elle sent la main de l'autre mec entre ses cuisses lui malmener la chatte. Il dit en rigolant: «Celle-là a pas l’air trop farouche» et il la balance par terre. «Baisse ta culotte et écarte tes cuisses, écarte-les bien, comme ça j'te ferai pas mal avec mon bel engin.»
Elle fait comme on lui dit. Elle se tourne quand on le lui dit. Karla pleurniche et discute, supplie les mecs de ne pas la toucher. Un des types la tient par les cheveux. Il tire sa tête en arrière en la traitant de petite pute. Elle a le visage rouge, congestionné, plein de larmes. Un peu de morve lui coule dessous le nez, et du sang plein la bouche. Quand elle essaie de parler, elle bave du sang. Entre ses dents, ça fait des traits rouges. Un autre type l'attrape par l'épaule, elle se protège la face avec ses bras et tombe à genoux. Tas rabougri et pleurnichard. Terrifié, implorant. Manu dit: «Laissez-la, foutez-lui la paix.» Le mec allongé sur elle rigole et tape avec la paume de sa main sur son nez. Explosion derrière les yeux puis douleur sourde dans tout le crâne. Les autres ont relevé Karla. Ils la tiennent contre le capot de la voiture, ses bras tordus dans son dos. Ils tapent sa tête contre la carrosserie. Plusieurs fois. Ça fait vraiment du bruit, mais personne ne passe jamais par là. Le mec sur elle chuchote:
– Alors, ma puce, qu'est-ce que t'en dis de ma queue? T'as pas l'air de détester ça, hein?
Elle entend Karla prendre des claques entre deux protestations. Elle a peur qu'ils cognent trop, qu'ils la démontent vraiment. Elle a peur qu'elle en crève. Elle lui crié: «Mais putain, laisse-toi faire, cherche pas les coups.» Ça fait rire les garçons: «De toutes façons, ces radasses-là, ça baise comme des lapins… Essaie de l'enfiler par le cul, j’parie que c'est aussi vaste que la voix légale.»
Qu'est-ce qu'ils feront après, qu'est-ce qu'ils feront à la fin? Ils ont l'air violemment raides eux aussi. Et l'alcool ne les rend pas franchement aimables. Ils sont contents d'être ensemble, ils échangent de bonnes vannes, ils ont une activité commune, un ennemi commun. Jusqu'où comptent-ils aller pour se prouver qu'ils sont ensemble? Est-ce qu'ils vont leur ouvrir le ventre ou leur enfoncer un canon de carabine bien profond et les exploser de l'intérieur? Combien de temps ça va les amuser de les mettre en racontant des conneries? Après, ils ont prévu quoi? Manu réfléchit. S'ils se sont déjà mis d'accord, s'ils ont déjà décidé de les faire morfler jusqu'à ce qu'elles ne respirent plus, c'est foutu, ils ne voudront pas se dégonfler. Mais peut-être qu'ils veulent juste les violer. Il ne faut surtout pas leur faire peur, surtout qu'ils ne paniquent pas. Surtout ne pas les provoquer à aller plus loin que des coups dans la gueule et leurs brusques coups de reins. Elle voudrait que Karla se calme, surtout qu'ils ne la butent pas, alors que c'était pas prévu. Surtout rester vivante. Faire n'importe quoi pour rester vivante.
– J'en reviens pas, comment celle-là se laisse faire.
– Faut dire qu'avec la gueule de poufiasse qu'elle se trimballe, elle doit pas se faire empaler souvent, hein?
– Méfie-toi, elle doit pas faire la différence entre sa chatte et un vide-ordures.
– On aurait dû ramener des capotes, on sait jamais… Avec des filles qui se laissent violer…
La vanne les fait rire un moment. C'est un autre type qui vient sur elle; avant de se coucher, il lui fait mieux écarter les jambes en lui donnant des coups de pied à l'intérieur des cuisses. Elle regarde le ciel. Elle attend. Quand il rentre en elle, il dit: «Bouge-toi, bouge ton cul pour bien sentir comme je te baise bien.» Juste à côté, Karla est allongée par terre, son corps secoué par des hoquets, quelqu'un bouge sur elle. Ses jambes sont toutes blanches et molles, étalées de chaque côté. De la terre et de l'herbe font des taches sur sa peau. Le cul du mec monte et descend, blanc avec des boutons rouges et quelques poils noirs. Parfois, il donne des coups plus violents et, chaque fois, Karla crie et ça a l'air de le rendre content. Il a les cheveux gras et les dents pourries sur le devant. Le troisième mec demande à Manu de se retourner. Il dit:
– Essuie ton cul, t'es pleine de terre.
Elle regarde par terre, sur l'herbe il y a un peu de sang à elle, de quand le mec lui a tapé sur le nez. Un autre debout les regarde. Celui qui s'enfonce par-derrière s'énerve:
– J'ai l'impression de baiser un cadavre. Celui qui regarde ajoute:
– Elle a même pas pleuré celle-là, regarde-la. Putain, c'est même pas une femme, ça.
Elle regarde celui qui vient de dire ça, se retourne et jette un coup d'œil à l'autre par-dessus son épaule. Elle sourit:
– Mais qu'est-ce que tu crois que t'as entre les jambes, connard?
Le mec se retire. Elle aurait dû fermer sa gueule. Qu'est-ce qu'elle a eu besoin de la ramener? Le plus petit des deux, celui qui porte des mocassins, dit:
– J'ai même plus envie, elles me dégoûtent trop ces truies. C'est de l'ordure.
Ils disent au troisième de se dépêcher de finir, qu'ils veulent se casser et trouver des filles plus baisables, celles-là sont bonnes pour les clochards et pour les chiens.
Manu est allongée sur le ventre. C'est fini. Elle sent son dos et ses genoux qui font mal. Est-ce que c'est vraiment fini? Elle est encore vivante. Ils vont partir. Elle a mal à la tête aussi. Avec sa langue, elle sent une dent qui bouge.
L'autre remet son pantalon. Ils retournent à la voiture. Manu se retourne précautionneusement sur le dos. Elle n'a pas trop mal quand elle bouge, en tout cas sûrement rien de cassé. Elle regarde le ciel. Elle entend Karla gémir à côté, vague envie de vomir. Mal aux seins aussi… Putain, pourquoi ils l’ont autant cognée alors qu'elle n'a pas résisté? Elle entend Karla ravaler sa morve. Pas envie qu'elle soit là, pas envie de lui parler. Karla réussit à articuler:
– Comment t'as pu faire ça? Comment t'as pu te laisser faire comme ça?
Manu ne répond pas tout de suite. Elle sent qu'elle dégoûte Karla encore plus que les mecs. Comment elle a pu faire ça? Quelle connerie…
Elle les entend démarrer. C'est fini. Elle répond:
– Après ça, moi je trouve ça chouette de respirer. On est encore vivantes, j'adore ça. C'est rien à côté de ce qu'ils peuvent faire, c'est jamais qu'un coup de queue…
Karla hausse le ton, annonce la crise de nerfs:
– Comment tu peux dire ça?
– Je peux dire ça parce que j'en ai rien à foutre de leurs pauvres bites de branleurs et que j'en ai pris d'autres dans le ventre et que je les emmerde. C'est comme une voiture que tu gares dans une cité, tu laisses pas des trucs de valeur à l'intérieur parce que tu peux pas empêcher qu'elle soit forcée. Ma chatte, je peux pas empêcher les connards d'y rentrer et j'y ai rien laissé de précieux…
Karla la regarde, elle a la gueule bien amochée. Elle n'arrive pas à parler. Elle est comme suffoquée. Elle va exploser. Manu corrige au plus vite. Surtout la calmer, surtout ne pas avoir à supporter la crise de nerfs:
– Excuse-moi, j' veux pas en rajouter. C'est juste des trucs qui arrivent… On est jamais que des filles. Maintenant, c'est passé, tu vas voir, ça va aller.
Elle voit Karla debout penchée au-dessus d'elle, avec du sang qui sort de sa bouche et de son nez, l'œil droit gonflé d'où dégoulinent des larmes de rimel. Ses lèvres tremblent:
– Comment t'as pu faire ça?
Elle se retourne et marche sur la voiture qui n'a toujours pas bougé. Elle brandit son poing, elle les insulte en pleurant. Elle hurle:
– Fils de putes, faut pas croire que j'suis comme ça, vous allez payer pour ça, vous allez payer pour ça!
La voiture la renverse de plein fouet. Jamais Manu ne comprendra comment elle a pu courir aussi vite jusqu'à la berge. Comment elle a pu éviter la voiture et courir dans la rue.
Il a à peine refermé la porte qu'il lui tripote déjà le derrière. Il se plaint:
– Tu sais que je préfère que tu téléphones d'en bas, des fois que mon fils ne soit pas sorti.
Billets plies sur la table. Toile cirée beige avec quelques trous de clopes et des auréoles brunes, là où ont été posées des casseroles brûlantes sans dessous de plat.
Nadine balance l'argent dans son sac, enlève sa veste et dégrafe sa jupe.
Il éteint la lumière, laisse la télé allumée, enlève son pantalon, remonte son pull et s'allonge sur le matelas à même le sol. Il a les jambes repliées, il ne la quitte pas des yeux, souriant. Pas à elle, mais parce qu'il sait qu'elle va venir sur lui et faire ce qu'on lui dit. Il ressemble à un gros poulet triste, à cause des petites cuisses et du gros bidon. Il lui demande de garder ses talons et de se caresser les seins. Comme à chaque fois. C'est un de ses plus anciens clients.
Il va encore mettre sa langue dans sa bouche. Elle l’a laissé faire une fois et maintenant c'est tous les coups qu'il veut l'embrasser. Elle se souvient d'un roman de Bukowski où il expliquait que le truc le plus intime pour lui c'était d'embrasser sur la bouche. À l'époque, elle avait pensé que c'était une réflexion toc. Maintenant, elle comprend mieux. Entre ses cuisses, ça fait loin de sa tête, y a moyen de penser à autre chose. Mais la bouche, ça te remplit vraiment.
Elle fait la conne un moment au pied du lit, et il se branle en la matant. Puis il la fait s'allonger et vient sur elle.
Il écarte ses cheveux de devant son visage, dit qu'il veut voir ses yeux. Elle se demande combien il mettrait pour lui voir les entrailles, qu'est-ce que les garçons peuvent bien s'imaginer que les filles cachent pour toujours vouloir les voir de partout?
Il la creuse, transpire abondamment et souffle bruyamment. L'haleine fétide. Enculé de vieux. Il se retient vraiment bien d'éjaculer pour que ça dure longtemps. À la fin, elle aura des poils de sa poitrine à lui collés sur elle par la sueur. À la télé, une fille essaie de répondre aux questions d'un présentateur zélé, élégant et drôle.
Nadine remue machinalement du bassin. Il dit des trucs sur son corps et comment son cul est chaud. Il l'empoigne par les hanches pour la guider, remonte ses jambes et lui écarte bien les fesses. Il fait tous les gestes auxquels il pense pour bien montrer qu'il se sert d'elle comme il veut. Il lui demande si elle jouit.
Ça lui arrive assez facilement et les clients adorent ça.
Juste après qu'il a éjaculé, elle se lève et se rhabille. C'est trop sale chez lui pour qu'elle y prenne une douche. Il dit:
– Ça fait cher à chaque fois, c'est cher pour moi, tu sais… Regarde comment je vis…
Trou à rats. Sordide. Elle a du mal à imaginer qu'il habite avec son fils là-dedans. Elle a du mal à les imaginer mangeant en tête à tête. Quelle tête il a, son fils? Est-ce qu'il se doute? Est-ce qu'il raconte à ses copains en rigolant: «Mon père se paie une pute chaque fois que je sors, toute sa thune y passe.» Elle demande:
– Tu ne veux plus que je vienne?
– Si, si, je veux que tu continues à venir. Mais ce serait bien que tu me fasses un petit prix, comme on se voit souvent, tu comprends? Et puis ces trucs que t'as dans le dos, tu les avais pas avant, ce serait logique que tu baisses un peu les tarifs, non? En plus, je te garde pas bien longtemps, c'est difficile pour un homme comme moi de réunir une somme pareille.
– Trouve un tapin moins cher.
– Attends, ce que tu comprends pas…
Nadine sort sans lui laisser le temps de finir. Ce qu'elle comprend, c'est qu'il est chiant. Dans la cage d'escalier, il crie qu'il l'attendra jeudi prochain à la même heure, qu'il se débrouillera.
Elle ne retournera plus chez lui. Ce vieux con va finir par la confondre avec une aide-soignante.
Elle entre dans le premier magasin de hi-fi qu'elle croise. Elle y achète un casque. Le moins cher dans ce qu'il y a de correct. Le vendeur est gentil; avant qu'elle sorte, il demande: «Vous avez pleuré?» Elle se retient de lui conseiller de s'occuper de son cul et le regarde sans comprendre. Il explique: «En dessous de vos yeux, le noir a coulé, comme si vous aviez pleuré.» Machinalement, elle frotte le dessous de son œil, remercie le vendeur et sort. Elle a oublié de se remaquiller avant de sortir.
Elle branche son nouveau casque. Monte le volume à fond. You can 't bring me down. Ça change tout. Mur de guitare droit dans son sang; maintenant, elle se rend bien compte que si elle shootait dans un immeuble il s'effondrerait tout de suite. Pour le prix, le casque est bien, tout n'est pas complètement pourri dans cette journée.
Assise dans le métro, elle regarde ses mains. Un type à côté d'elle lui sourit. Elle fait comme si elle ne l'avait pas vu.
N'empêche, et même si ça fait cher, le vieux con est bien content qu'il y ait des filles comme elle pour se soulager.
Se coucher pour se faire remplir, servir à tour le monde. Est-ce qu'elle a ça dans le sang?
C'est vrai que c'est beaucoup d'argent. Elle ne sait toujours pas si c'est pour pas grand-chose. Mais leur bite pue le moisi quand elle les prend dans sa bouche. Ça reste quand même moins pénible que d'aller travailler.
Quand même, pas si facile que ça, se coucher sans faire la grimace. Au début, on croit qu'il suffit d'avoir les trois trous pour se faire foutre et penser à autre chose, le temps que ça dure. Mais ça dure bien après, suffit pas de se doucher et de claquer la porte.
Désir forcené de saccager quelque chose, quelque chose de sacré. Elle aime bien ce travail.
Une voix de gamine résonne dans son crâne: «Maman, qu'est-ce que j'ai qui va pas?» Sans que Nadine se souvienne exactement de quoi il s'agit.
Le type à côté d'elle se penche pour lui dire quelque chose. Elle ne tourne pas la tête.
Elle ne parle jamais à personne de ce qu'elle fait. Elle n'a pas honte de ça. Il y a de l'orgueil à se mettre aussi bas, un héroïsme dans la déchéance. Elle a du mépris pour les autres, ceux qui ne savent rien et la prennent de haut quand elle passe, parce qu'ils s'imaginent qu'ils ont plus de dignité.
Ça lui va bien comme métier. Surtout quand le moment vient de claquer la thune. Dévaliser un supermarché, y croiser des femmes qui choisissent leurs amants, celles qu'on baise gratuitement. Celles-là comptent leurs sous pour nourrir la famille.
Elle se rend compte qu'elle sourit dans le vide. Le monsieur à côté d'elle prend ça pour lui et pose une main sur son épaule pour qu'elle ôte son walkman et l'écoute. Elle se lève et va attendre à l'autre bout du quai.
You'd better take a walk in my wood. Youd better take a walk in the real world.
Tué quelqu'un.
Elle a quand même beaucoup de mal à s'habituer à cette idée.
Elle entend Séverine hurler avant même d'avoir refermé la porte.
– Que tu te serves de mon whisky sans me demander, déjà ça me plaît moyen. Mais tu pourrais quand même le ranger, non?
– J'en ai laissé, c'est déjà un effort, non?
Nadine va dans sa chambre se changer. L'autre la suit:
– À chaque fois, c'est pareil; si je fais une réflexion, tu réponds une connerie et tu t'en vas. T'es incapable de dialoguer. Et pour cohabiter, il faut dialoguer. Ça demande du respect et des efforts, tu vois, et ça, je sais pas si tu en es capable…
Nadine enfile un pull. L'autre n'ose jamais demander franchement pourquoi elle se met en jupe et en talons plusieurs fois dans la semaine.
Qu'est-ce qu'elle dira quand elle apprendra pour Francis? Qu'est-ce qu'ils diront, tous?
Séverine continue à lui expliquer comment ça se passe quand on habite ensemble. C'est une jolie fille. Élégante, presque raffinée. Manque de grâce quand elle bouge. Pas agréable à regarder quand elle est en mouvement. Comme si son corps la gênait. Cette fille manque d'émotion. Son cou est immense, d'une parfaite blancheur. Quelle connerie elle va inventer quand elle apprendra pour Francis? Elle n'a pas le droit d'en parler, pas le droit de coller un de ses sales avis là-dessus.
Avant même qu'elle en ait l'idée, les mains de Nadine trouvent d'instinct leurs marques le long du cou de Séverine et l'enserrent avec rage, implacablement. La faire taire. À califourchon sur elle, Nadine la maintient au sol. Sans rien penser. Concentrée, appliquée. Quand elle baise, des fois, elle a l'impression d'être sortie d'elle-même, de s'oublier un moment. Elle déconnecte la partie qui observe et commente. Ça lui fait cet effet. Quand elle revient à elle, elle est en train d'étrangler Séverine.
C'est donc vrai, le truc de la langue qui dépasse un peu. Et le truc des yeux révulsés aussi.
Elle se relève et tire ses cheveux en arrière. Plusieurs fois, elle a rêvé qu'elle avait un corps à cacher. Elle le découpait en morceaux et quelqu'un arrivait; du coup, elle balançait des morceaux un peu partout et il fallait qu'elle prenne le thé avec des invités. Des membres déchirés planqués sous la banquette, glissés sous les coussins. Dans ce rêve qu'elle fait souvent, il faut qu'elle fasse la conversation, comme si de rien n'était. Alors qu'un bras arraché dépasse de sous la commode.
Elle ne peut raisonnablement pas découper le corps de Séverine pour le cacher. Ça serait pourtant le plus simple, la traîner dans la baignoire, la débiter en petits bouts, ranger tout ça dans des sacs poubelle et la mettre au Frigidaire. Puis s'en débarrasser progressivement, la répartir dans la ville…
Elle n'a pas le temps de faire ça, il faut qu'elle parte dès ce soir.
Combien de temps mettra-t-on à la découvrir, si elle laisse tout dans cet état? Combien de temps avant de forcer la porte? Qui s'inquiétera? Séverine travaille en intérim, elle vient de finir une mission. Donc personne ne s'inquiétera pour elle au travail. Sa mère a l'habitude de rester plusieurs semaines sans nouvelles. Elle ne voit personne régulièrement. Ça prendra donc un certain temps avant qu'on ne force la porte. C'est peut-être pour ça qu'elle tenait tellement à trouver un copain… Pour être sûre que quelqu'un s'inquiète au cas où elle disparaisse. Nadine peut bien la laisser pourrir sur place, personne ne souffrira assez de son absence pour s'occuper de son sort.
Dans ses affaires, Nadine cherche les trucs que Francis lui a demandé de lui rapporter. Ça lui ressemble bien de vouloir un ceinturon et un bouquin pour un départ définitif. Les choses ont l'importance qu'on leur donne. Ça le regarde. Et pour elle, pour partir pour toujours, qu'est-ce qu'elle emmène? Elle n'a pas d'idée. Déjà gamine, quand elle faisait des fugues, elle ne savait jamais quoi prendre. Elle fouille dans ses cassettes, en embarque une dizaine, elle prend aussi la bouteille de whisky et le chéquier de Séverine. Elle enjambe le cadavre plusieurs fois.
Le téléphone sonne. Le téléphone lui a toujours semblé hostile et menaçant. Pas moyen de savoir qui appelle ni pourquoi. Toujours la même sonnerie, quelle que soit la nouvelle. L'impression que les gens de dehors cherchent à la surveiller, la traquent jusque chez elle et lui font bien comprendre qu'ils peuvent rentrer quand ils veulent. À présent, elle a fait ce qu'il fallait pour que sa peur du téléphone soit légitime. Toutes ces angoisses stupides, et la peur en sourdine. Cette impression d'être sursitaire. Toutes ces choses qui lui sont familières et qui n'avaient pas de sens. À présent, elle a fait ce qu'il fallait pour que sa propre réalité et la réalité des autres coïncident un peu mieux.
Son nouveau casque lui fait un peu mal aux oreilles.
L'essence même du mal. Toutes nos grandes villes, toutes nos belles filles, autant de foyers d'infamie!
Nadine se demande si elle doit prendre le bus ou le métro pour être sûre d'avoir le dernier TGV. Elle n'a pas eu le temps de se doucher.
Putain de sa race, sa poitrine va exploser. Trop couru. Manu se demande si elle retrouvera tout son souffle un jour Ça lui revient distinctement, l'effet que ça lui a fait d'entendre ça. Le cri de Karla quand la tôle l'a cognée. Le bruit sourd du corps contre le capot. Elle n'a pas vu grand-chose, elle a couru tout de suite, presque avant que ça arrive. Au moment où elle partait, sa tête a enregistré le hurlement et le drôle de bruit.
Elle s'arrête dans un bar, fouille dans ses poches, aligne ce qui lui reste de monnaie. Compte en étalant ses pièces sur le comptoir.
– Je voudrais un whisky, et je voudrais téléphoner.
Elle appelle les flics, dit:
– Y a une fille sur les quais, à hauteur de la boîte de nuit, juste en dessous, là où il y a des arbres. Je l'ai vue se faire culbuter par une voiture. Je sais pas si elle bouge encore, mais ce serait bien d'aller voir.
Elle appelle les pompiers dans la foulée; les flics, elle n'a pas confiance parce qu'elle parle trop mal. Mais lès pompiers lui inspirent davantage confiance.
Elle vide son verre d'un trait, évite de s'attarder dans le bar, des fois que les flics rappellent. Maintenant, il s'agit de rentrer à la maison et de se mettre le compte jusqu'à tomber.
Elle rentre à pied, se méfie de toutes les voitures, des fois qu'ils la cherchent. En même temps, elle se demande à qui elle pourrait bien emprunter de la thune.
Chez Tony, ils les ont vues partir ensemble. Ça va lui faire des embrouilles quand ils vont identifier Karla. Elle prétendra qu'elle est rentrée chez elle tout de suite, qu'elle n'est pas allée au bord de l'eau. Les flics vont quand même l’emmerder.
Elle arrive chez elle et elle n'a toujours pas trouvé qui pourrait lui prêter assez d'argent pour acheter une bouteille. Pas question qu'elle rentre comme ça, elle va démolir les murs à coups de boule. Dommage qu'il n'y ait plus un seul commerçant du quartier pour lui faire crédit.
Finalement, elle reconnaît Belkacem sur un scooter flambant neuf. Elle l'appelle:
– S'il te plaît, t'as pas dix sacs à me prêter? Je te les rends demain, tu passes chez moi.
Le gamin lui tend le billet sans faire de commentaire, un chouette gosse. Il demande:
– T'as déjà l'air bien arrangée. Tu t'es battue?
– Non, je suis tombée toute seule. C'est pour ça, faut que je boive pour dormir. Tant que je marche, je tombe.
– T'es au courant pour Radouan?
– Ouais, je sais, tout le monde le cherche. Il déconne, il marche jamais droit celui-là…
– Non, c'est pas ça. Là, ils l'ont trouvé. Moustaf et ses potes l’ont coincé tout à l'heure. Et je crois bien qu'il a compris cette fois…
– Ils l'ont dérouillé?
– Sévère, oui. On sait pas exactement ce qu'il a. Il est à l'hôpital. Une chance pour lui qu'il ait encore la tête sur les épaules. C'est tout ce qui lui reste de pas brisé, je crois bien… Et encore… Ils lui ont arrangé la face au vitriol. C'est pour l'exemple, ça brassait trop ces temps sur le quartier, c'est histoire de faire passer le goût de déconner aux autres…
– T'as tout vu?
– J'ai rien vu. J'ai vu que quand l'ambulance est venue le chercher, ils savaient pas trop comment faire pour le transporter. Ça donnait pas envie d'être à sa place.
– De l'acide dans la gueule? Ça te change un parcours, ça… Tu sais ce qu'il avait fait, toi?
– Il avait pas payé des trucs, il a pas vendu où il devait… Un peu n'importe quoi, il a fait, quoi. Et, en plus, il a fait le beau les premières fois qu'ils sont venus le voir, ambiance j'ai peur de personne…
– Merci pour tes dix sacs. C'est cool, c'est excessivement cool. Ciao, Belkass.
Elle rentre dans l'épicerie du coin. Paie sa bouteille de Four Roses, Rentre chez elle. S'assoit devant la télé. Boit par grandes rasades. Le téléphone sonne. Elle va pas se laisser emmerder par le téléphone. Elle arrache la prise.
C'est des moments comme ça. Des journées catastrophes. Elle a déjà descendu plus de la moitié de la bouteille. Elle n'est même pas assommée. Ça la met dans une rage noire. Une rage inquiète. Elle veut être raide défoncée le plus vite possible; surtout ne pas avoir le temps de réfléchir à ce qui s'est passé aujourd'hui.
Elle finit la bouteille. Toujours pas endormie. Mais grandement soulagée. Ça lui a simplifié les idées, l'alcool porte conseil.
Elle enlève ses sapes toutes déchirées et maculées de terre. Elle enfile un Jean. Elle a la peau marquée, traces jaunâtres le long des bras. Demain, ça fera des mortels bleus. Elle met des lunettes noires et embarque le pied-de-biche que Radouan a laissé là il y a peu.
Elle traverse la rue, rentre quelques allées plus loin. Monte jusqu'au dernier étage et frappe à la porte de Lakim. Il n'est pas là, c'est l'heure à laquelle il fait son business. Son appartement est sous les toits. Il y a une fenêtre au-dessus de sa porte. L'échelle pour y accéder est rangée dans le placard, à côté du compteur EDF.
Manu monte sur les toits sans problème. Elle fait bien attention de ne pas se casser la gueule. Elle éclate la fenêtre avec son pied-de-biche, l'ouvre et pénètre chez Lakim.
Elle connaît bien l'endroit, elle y a passé suffisamment de temps. S'il y a un seul meuble dans cette pièce contre lequel elle ne s'est pas fait besogner, alors elle est encore vierge. Malcolm X au mur, encadré par deux boxeurs. Dans une caisse fermée à clé qu'il planque derrière le Frigidaire, il y a toute la thune qu'il a mise de côté depuis qu'il deale. C'est le seul dealer de sa connaissance capable de faire des économies. Il se méfie des banques parce qu'il craint qu'on lui demande d'où il sort tant d'argent. Manu a découvert cette planque par hasard, une fois qu'elle avait fait tomber une petite cuillère derrière le frigo et que, par pure intuition, elle avait cherché à la récupérer. Par contre, elle ne sait pas où est la clé de la caisse, elle s'occupera de ça plus tard.
Dans le dernier tiroir du bureau, il y a un flingue et des cartouches. Lakim l'a plusieurs fois emmenée faire du tir. Elle aimait bien le bruit. Mais ça ne la passionnait pas outre mesure.
Elle ressort par la porte, la caisse en fer sous le bras et le gun pèse lourd dans son sac.
À mieux y réfléchir, elle est quand même bien défoncée et elle titube légèrement en allant chez Moustaf, deux rues plus bas. Elle sonne, il ouvre immédiatement. À vrai dire, elle aurait préféré qu'il soit pas là. Mais puisque c'est comme ça que ça s'enchaîne… Il dit:
– T'as ta sale gueule de quand t'as trop bu, toi. Qu'est-ce que tu me veux?
Sans la laisser rentrer. Manu demande:
– T'es tout seul?
Le visage de Moustaf s'adoucit. Il sourit:
– Paraît que ça va pas fort entre Lakim et toi? Ça fait un bail que t'es pas venue me voir. Je te manque?
Elle le pousse dans l'appartement avec l'épaule. Plus bas, elle dit:
– Non. Je suis venue te dire que ça va pas ce que vous avez fait à Radouan. Personne a le droit de faire ça à un môme.
Elle a posé la caisse par terre et elle fouille dans son sac. Elle l'entend déclarer:
– J'ai pas de conseil à recevoir de toi. Tu t'es vue? T'es qu'une loque.
– Tu recevras plus conseil de grand monde, connard, et je suis sûrement la dernière loque que tu vois. Alors profites-en…
Elle tire une fois, à bras tendu. Ça lui secoue l'épaule, ça fait un bruit d'enfer. C'est moins spectacle qu'au cinéma. La tête qui explose, il tombe en arrière. N'importe comment, on dirait qu'il ne sait pas s'y prendre. C'est pas pareil qu'au cinéma. Elle s'approche de lui parce qu'il doit avoir de l'argent plein les fouilles. En plein dans la gueule qu'elle l'a eu. De la bouillie de visage. Elle ne peut pas se résoudre à le toucher pour le fouiller.
Elle ne pensait pas qu'elle tirerait. Elle était venue pour ça, mais elle croyait que quelque chose l'en empêcherait.
Avant de sortir, elle vide un grand sac de cuir noir et y met la caisse de Lakim. Elle fouille un peu la cuisine et trouve une bouteille de gin au frigo. Pas qu'elle aime spécialement le gin, mais c'est quand même un alcool fort.
Elle referme la porte derrière elle. Il n'y a personne dans l'allée. Les gens d'ici en entendent de toutes les couleurs, ils ne sortent pas pour un simple coup de feu. Manu dit: «Ouais, mais d'habitude c'est pas moi qui tire, tas de connards.» Elle ne sait pas exactement si elle l'a dit à voix haute ou dans sa tête. À y regarder de plus près, elle est franchement défaite.
Il commence seulement à faire nuit. Les jours sont vraiment longs en été. Dans un bar, elle cherche «Burgorg» dans l'annuaire. Note l'adresse. Elle ne sait pas où ça se trouve exactement. Le mieux serait de prendre un taxi, mais elle n'a pas un franc sur elle et c'est pas le moment d'ouvrir la caisse.
Dans la rue, elle croise un petit monsieur en costume. Elle ressort son flingue sans savoir s'il est chargé ou non et le lui colle sur le front.
– Dis-moi, petit homme, t'as bien un portefeuille? Tu me le donnes, parce que moi, contrairement à toi, c'est mon jour de chance.
Si ce mec l'emmerde, elle lui défonce son crâne légèrement dégarni à coups de crosse. Mais le monsieur est blême, il lui tend son portefeuille sans chercher à discuter.
– Alors maintenant, rentre ta tête et cours… Je veux plus te voir.
Elle s'éloigne à grands pas dès qu'il se retourne pour courir. Elle ouvre le portefeuille; c'était pas un coup de vice: il est plein de thunes. C'est donc réellement son jour de chance. Elle répète pour elle-même: «Aussi simple que ça, le secret c'est de pas hésiter.» Pourquoi ces gens qui ont une carte bleue gardent-ils du liquide sur eux? Elle a du mal à comprendre. Mais ça tombe bien… Elle se rend à la station de taxis, répète parfois pensivement: «Aussi simple que ça, ne pas hésiter.»
Burgorg, le responsable de la conditionnelle de Camel, habite un quartier résidentiel type middle class. Pas terrible, vraiment pas terrible. Pendant le voyage, Manu fait un effort pour se familiariser avec le goût du gin. Pas terrible non plus, carrément pas.
Le taxi la largue pile devant la maison. Il ne lui a pas décroché un mot de tout le trajet.
Avant de sonner, elle a la présence d'esprit de recharger le gun. Ça lui prend un moment. Elle est quand même bien dans le rouge.
Elle sonne. Le type qui vient ouvrir est grand, pas épais, la quarantaine. Elle l'imagine facilement en train de faire le beau, prendre la tête aux types en conditionnelle avec ses mots d'esprit. C'est pas qu'ils ont tous la même gueule, mais on les reconnaît quand même bien.
Elle demande:
– Monsieur Burgorg?
– Oui.
– Bonjour, je suis la petite sœur de Camel, celui qui s'est pendu il y a pas longtemps. Vous voyez?
Il fait oui de la tête. Il ne sait pas s'il doit la virer tout de suite.
– Voilà, monsieur: il y a des petits détails qui m'chiffonnent dans cette affaire.
Il s'est ressaisi. Il se tient droit et s'adresse à elle sur un ton péremptoire, typique des pros de l'autorité:
– Je ne vois pas ce que…
– Moi si. J'te vois par terre, ta sale gueule en morceaux, j’te vois bien les tripes à l'air…
Elle recule d'un pas et vise à la gorge. En fait, la balle le prend en haut du torse; du coup, elle tire une seconde fois, plus haut. Manqué. Il vacille vers l'arrière, elle s'approche et lui colle le canon contre l'estomac. Tire une nouvelle fois et le regarde s'affaler à ses pieds.
D'un point de vue strictement visuel, c'est plus probant que la première fois. Plus de couleurs. Et puis elle est moins novice, elle en profite mieux.
Une femme arrive de la maison en s'essuyant les mains avec un torchon. Elle hurle dès qu'elle le voit à terre. S'en ramasse une dans le ventre elle aussi. «Dommage que je sache pas viser; dans la glotte, ça aurait eu plus de gueule.» Manu enjambe le corps du flic, se tient à quelques pas de la femme et lui démolit le visage jusqu'à ce que le chargeur soit vide.
À chaque détonation, son corps est poussé vers l'arrière, elle pense à bien bloquer son épaule.
Elle ramasse son sac et se barre en courant. Elle prend le premier bus qu'elle croise. Et maintenant, qu'est-ce qu'elle pourrait bien faire?
Le voyage en train est interminable, l'hôtel facile à trouver. A la réception, elle demande M. Pajet. Le Rital mal rasé lui donne le numéro de chambre et ajoute:
– Mais ce n'est pas une chambre pour deux que le monsieur a pris…
– Je ne dors pas là, je passe juste pour la pipe du soir.
Elle frappe à la porte, Francis met du temps à ouvrir. Il dormait.
Il tourne en rond dans la chambre et la fait paraître trop petite. Il se masse la nuque. Il a du mal à rassembler ses esprits.
– C'est fou c'que j'dors bien maintenant que j'suis vraiment dans la merde.
Elle s'assoit au bord du lit. Attend patiemment qu'il soit en état de discuter. Elle ouvre son walkman pour changer les piles. Il dit:
– C'est pas brillant dans l'ensemble. À vrai dire, je sais pas bien quoi faire. J'ai quelques idées, je voudrais qu'on en discute. Je veux ton avis sur la question.
– T'as pas l'air trop mal.
– Ça te travaille ça, on dirait… Non, je dors comme un bébé. J'arrête pas de dormir, j't'ai dit. Mais je suis bien le premier à trouver ça surprenant.
Il a un sourire bizarre, une grimace de sourire. Puis, il reprend:
– Le premier truc à faire, c'est descendre chercher du speed pour y voir plus clair et arrêter de dormir. Faudrait qu'on fasse rapide et efficace, j'ai vraiment beaucoup de trucs à te dire.
Elle acquiesce, il lui tend une photocopie d'ordonnance vierge:
– Tu peux t'occuper de ça, s'il te plaît?
Il s'est mis en tête qu'elle a une écriture de médecin. Et puis comme ça, il la tient au courant de ce qu'il prend. Comme sans faire exprès. Elle aurait dû dire non dès le départ, refuser d'être mêlée à ça. Maintenant, c'est un peu tard pour s'en rendre compte.
– En haut à droite, tu mets…
Elle l'interrompt:
– Je crois avoir fait ça assez souvent, je devrais pouvoir la remplir toute seule. En écrivant elle demande:
– Ça s'est passé quand exactement?
– Avant-hier soir. Ça a été une semaine de dingue. Y a pas mal d'éléments nouveaux dans mon histoire, je te raconterai tout ça depuis le début, pour que tu comprennes bien.
– On peut pas non plus passer toute la semaine ici.
On ne peut pas l'arrêter une fois qu'il est lancé. Digressions incessantes. Il a l'esprit qui va trop vite et partout à la fois, il secoue la tête:
– Non, non, je vais faire bref et concis, je vais assurer, c'est important. Faudrait pas que tu sois dans la merde à cause de moi. Le truc principal, c'est que tu donnes ça à Noëlle.
Il pose un passeport et une épaisse enveloppe brune sur la table.
– J'avais rendez-vous avec elle le samedi 13 juin au buffet de la gare de Nancy. Vers 17 heures. Si elle n'y est pas, même rendez-vous le lendemain. Elle passe les frontières à vélo, elle compte sur moi. C'est méga important.
C'est comme pour ses affaires: les choses ont l'importance qu'on leur donne. Il a un sens des valeurs et des impératifs particulier mais très précis. Noëlle n'a sûrement pas besoin de ça, mais il a décidé que c'était important. Ça le regarde.
Nadine signe l'ordonnance. Il faudrait qu'elle raconte à Francis ce qui s'est passé pour elle. Ça peut changer des choses au dialogue. Elle décide d'expliquer ça plus tard.
Il dit:
– Je vais descendre à la pharma tout de suite.
Et avant de sortir:
– C'est gentil d'être venue, je suis content de te voir. Ça va m'aider à voir plus clair de pouvoir causer à quelqu'un.
– Le type à la réception était pas trop d'accord pour que je dorme là.
– Je m'en occupe. T'as vu: il y a une pharmacie de garde pile en face de l'hôtel.
– J'ai vu. Ça ne m'a pas surprise, t'es bien le genre de garçon à savoir choisir son hôtel.
Ça le fait sourire et il sort. Elle s'étend sur le lit.
Elle est contente de le voir aussi, elle se demande subitement si elle n'a pas étranglé Séverine juste pour pouvoir rester avec lui.
Elle se sent liée à lui maintenant, inexorablement.
Je sais qu'à la fin je resterai seule avec vous. Et j'attends ce moment.
Elle aurait dû penser à acheter à boire.
Il met du temps à revenir, alors que la pharmacie est vraiment juste en face. Heureusement qu'ils vont avoir du speed, elle est vraiment crevée.
Il met trop de temps. Elle ramasse ses affaires, prend l'enveloppe et le passeport – plus tard, elle sera surprise d'y avoir pensé.
Il est sûrement en train de se prendre la tête avec le réceptionniste. Il est capable de le convaincre que non seulement il n'y a pas de supplément à payer, mais encore que pour le même prix il devrait leur louer une suite.
Elle ne le trouve pas en bas, la réception est vide et la porte grande ouverte. Sur le pas de la porte, elle le voit sortir de la pharmacie en reculant et sans toucher le sol. Déflagration assourdissante. Le crâne déchiqueté dans l'air, une large gerbe sombre dans le noir. Une balle dans la tête.
Des fenêtres s'allument et quelqu'un se précipite sur le corps. Elle part vers la gare, sans réfléchir. Ça fait un drôle de grabuge dans son ventre à elle. Les jambes ne tiennent pas bien. La peur se matérialise et ricoche à l'intérieur. Elle fait caisse de résonance, l'écho en aller et retour s'amplifie en larsen. Elle pense: «Il n'y a plus de train à cette heure-ci.» C'est tout ce qui lui vient. Comme une de ces chansons stupides qu'on se retrouve à fredonner et rien à faire pour s'en débarrasser. «Il n'y a plus de train à cette heure-ci.» Elle reste debout devant la grille. «Plus de train, c'est trop tard.»
Manu a pris le train jusque chez sa mère, partie en vacances avec son nouvel amant. Encore un représentant lamentable et grande gueule. Beau gosse qui pue l'après-rasage bon marché, sûrement violent quand il a bu. Avec la vie qu'il a et la connasse qu'il tire, il ne doit pas avoir l'alcool très gai.
Dans le train, elle a gerbé dans l'allée puis s'est endormie. C'est le contrôleur qui l'a réveillée. Mal de crâne tonitruant, un pur calvaire.
Elle se souvient vaguement de ce qui s'est passé et de pourquoi elle est là. Mais trop malade pour penser à quoi que ce soit.
Dans l'appartement vide de sa mère, elle prend un bain, fouille dans l'armoire à pharmacie pour trouver de l'Aspirine. C'est plein de calmants, sa mère en prend tout le temps. Elle en abuse à l'occasion. Manu se souvient d'elle qui chante doucement devant la télé, parle toute seule et s'arrête net au milieu d'une pièce, incapable de savoir ce qu'elle était en train de faire. En pensant à elle comme ça, Manu a un éclair de tendresse triste. Mais l'agacement reprend le dessus presque aussitôt: cette femme serait moins conne, elle serait moins dépressive.
En s'essuyant, elle se voit dans la glace. Elle a le corps plein de marques, elle a plus ramassé qu'elle le croyait. Heureusement, la gueule ça va, à part la lèvre un peu gonflée. De la chance d'avoir le nez intact.
Elle réchauffe une tarte aux épinards dans le micro-ondes, boit de grands bols de café noyé dans du lait à 0 % de matière grasse.
Elle fracture le couvercle de la caisse qu'elle a prise chez Lakim. Ça lui prend un moment avant qu'il ne cède.
Les billets sont usés mais soigneusement repassés. L'ombre d'un remords l'effleure quand elle imagine Lakim en train de la remplir soir après soir. Puis elle se met à compter et les scrupules s'évanouissent.
Un peu plus de 30 000 francs, de quoi faire un bon week-end.
Manu fouille encore un peu dans la maison, trouve des Dynintel qu'elle met de côté.
Elle mange sa tarte, froide au milieu. Se rend compte qu'elle s'emmerde.
Sirène de flic. Elle a le dos trempé de sueur bien chaude en une seconde. Elle réfléchit à grande vitesse. Impossible qu'ils viennent déjà la chercher.
Pourtant, elle n'hallucine pas: il y a du grabuge dans la rue. Elle éteint la lumière et se précipite à la fenêtre.
Il s'est passé quelque chose à la pharmacie. Pas moyen de savoir quoi, mais ça brasse un tout petit peu plus loin. Des flics, des ambulanciers… De sa fenêtre, elle ne voit pas grand-chose.
Elle se rassoit. Le pharmacien est connu dans le quartier pour être à moitié taré. Mais jusqu'à maintenant, il ne s'était pas fait remarquer au point d'attirer les flics chez lui en pleine nuit.
Elle n'a plus faim. La maison lui fout le cafard. Elle parle à voix haute:
– Je ne suis pas une femme d'intérieur moi. Je suis une femme de rue et je vais aller faire un tour.
Elle vérifie que ça s'est un peu calmé dehors et elle sort.
Devant la gare, il y a une fille adossée au mur qui regarde fixement le sol. Du trottoir d'en face, Manu entend de la musique sortir de son walkman.
Elle vient peut-être de se faire plaquer par son mec et elle ne sait pas où dormir. Ou bien elle voulait visiter la banlieue la nuit. En tout cas, elle n'a pas peur pour ses oreilles.
Manu traverse et se plante en face d'elle. La fille fait bien trois têtes de plus qu'elle, et le double de son poids. Elle met un certain temps à réaliser que quelqu'un veut lui parler. Elle éteint son walkman sans avoir besoin de le regarder. Elle dit, sur un ton d'excuse:
– Y a plus de train à cette heure-ci.
– Non. T'es là pour la nuit.
– Ouais, il n'y a plus de train avant demain matin.
– Ben, au moins, t'as de la conversation. Tu vas ou?
– Plutôt vers Paris.
La fille n'a pas l'air de bien savoir où elle va. Manu a mal à la tête, elle demande:
– Tu sais conduire?
L'autre répond oui.
– Ben, si tu peux conduire, moi j'ai une voiture et je veux aller à Paris.
– Ça tombe bien, ça tombe vraiment bien.
C'est dit sans conviction. Mais elle suit Manu jusque chez elle, sans rien dire de tout le trajet. Elle n'a pas l'air très éveillée. Pourvu qu'elle sache vraiment conduire…
Manu lui demande d'attendre à la cuisine, lui propose de se faire un café. Pendant ce temps, elle rassemble ses affaires.
Quand elle braille: «On peut y aller», l'autre ne répond pas. Elle a remis son walkman et Manu est obligée de la secouer par l'épaule pour qu'elle revienne à la réalité.
Elle sort la voiture du garage sans problème, la petite est rassurée quant à ses aptitudes à conduire.
Elles roulent sans parler. La grande a des cernes qu'on dirait tracés au marqueur. Une drôle de gueule. Pas désagréable en fait, mais très surprenante.
Pourvu qu'elle ait les nerfs solides. La petite regarde la route sur le côté, les arbres défilent à toute vitesse et s'étalent comme des immeubles allongés. Elle demande:
– On t'attend à Paris?
– Non, pas spécialement.
– Ça tombe bien parce que tu n'y seras pas cette nuit.
Manu sort son flingue, juste pour que l'autre le voie mais sans la mettre en joue. Elle explique:
– Moi, je suis dans la merde et c'est dommage que ça tombe sur toi, mais j'ai besoin que tu m'emmènes en Bretagne. Là-bas, tu garderas la caisse pour rentrer, elle n'est pas déclarée volée. Et même, je peux te payer le plein pour revenir.
La grosse n'a pas sourcillé. À peine arrondi les yeux. Soit c'est une ancienne de la péripétie, soit elle ne comprend vraiment rien à ce qui se passe. Elle se renseigne:
– Tu vas où, en Bretagne?
Poliment, posément. Comme si elles s'étaient rencontrées lors d'une fête et qu'elle la ramène chez elle, alors elle demande dans quel quartier elle rentre. Manu grommelle:
– J'en sais rien où je vais, je vais voir la mer.
Ça tombe bien que la grosse le prenne comme ça parce que Manu n'avait pas envie de faire la route avec une émotive. Elle a trop mal à la tête. Elle ajoute:
– On va voir ça en route. Le seul truc que je veux que tu comprennes, c'est que si tu m'emmerdes, tu seras pas la première à qui je brûle la cervelle aujourd'hui.
Elle a dit ça pour que les choses soient bien claires et pour tester la grosse. Celle-ci a souri. Manu regarde la route. Elle n'y croit pas une seule seconde.