Jamais je n’ai voyagé à bord d’un appareil aussi luxueux, aussi confortable.
Les fauteuils sont tellement moelleux que l’on a l’impression d’être étendu sur un nuage. Le whisky servi par l’hôtesse est fameux et l’hôtesse est gironde. En prenant le glass qu’elle me tend, je lui chope le bout des doigts, ce qui paraît l’amuser. M’est avis que cette souris a contracté de mauvaises habitudes à force de vadrouiller à deux mille mètres, cela lui a collé l’envie de s’envoyer en l’air.
Je suis tout mou, tout plein de laisse-moi-tranquille. Et, pourtant, sous mon chapiteau, y’a un de ces numéros de cirque dont vous ne pouvez pas vous faire une idée !
Franchement, j’ai l’impression d’être malade, très malade.
J’ai beau essayer de gamberger à autre chose, toujours mes pensées viennent percuter le même butoir.
« San-Antonio, me dis-je, tu n’es qu’un sale dégonflé. T’as les jetons dès qu’un seigneur fait les gros yeux. Tu t’es laissé posséder par les Ricains, par leur police d’abord, qui a voulu se servir de toi comme produit d’entretien : la machine à faire reluire l’opinion publique. Et tu t’es laissé posséder aussi par ses truands. »
Vraiment, ça devient intenable.
« Dégonflé ! Dégonflé ! T’es tout juste bon à servir de tête de lard dans un jeu de massacre à la foire du Trône.
« Tu viens d’abdiquer pour la première fois de ta carrière. Tu sucres les fraises comme une pauvre cloche que t’es ! T’es fini avant d’avoir vraiment commencé. Mort à la fleur de l’âge comme une fleur de nave ! »
— Un autre whisky ! Fais-je à l’hôtesse.
Vous croyez peut-être que l’alcool me calme ?
Va te faire foutre ! Il m’énerve, au contraire. Il me rend fébrile.
Grane, Maresco…
Deux beaux spécimens ! Ils m’ont eu, l’un et l’autre. Tout ce que j’ai réussi à faire, c’est d’allonger un sous-fifre du caïd et de calcer la secrétaire du flic. Maigrichonne, la revanche !
Je fais claquer mes doigts.
Et j’ai les poches pleines d’artiche ! Moi, San-Antonio, j’ai empoché les fafs d’une crapule. On m’a eu pour quelques morceaux de papier !
Ah ! Non, je vous le jure !
Au fur et à mesure que je m’éloigne de Chicago, ma rancœur contre moi-même se fait plus âpre !
Ça devient cuisant !
— Dites donc, fais-je à l’hôtesse, où faisons-nous escale avant New York ?
— Cleveland.
— Combien d’arrêt ?
— Vingt minutes.
— On peut se dégourdir les jambes ?
— Pourquoi pas ?
— Il y a un bon bar à l’aéroport ?
— Sûr.
Je fais un petit signe d’acquiescement et je me tasse sur mon fauteuil-nuage.
Le petit lutin qui habite mon subconscient — j’ai dû vous en parler par ailleurs, de ce tordu — émet un léger ricanement.
« Alors, San-Antonio, le champion, gazouille-t-il, on a envie de faire une couennerie, pas vrai ? On est peinard, les poches bourrées, on va retrouver Paname, sa vieille maman, sa petite amie, son bistrot. Mais ça ne suffit pas, hé ? »
« Ta hure ! » je lui crie intérieurement.
Il rigole et la ferme.
L’avion se met à décrire un vaste viron, puis il pique du pif. Je bigle par le hublot. Tout en bas, sur la planète Terre, je bigle un terrain d’aviation. Des appareils sont posés, des hommes s’activent.
— Cleveland ! annonce l’hôtesse.
Le signal vert s’allume pour les ceintures. Un instant après, le pilote nous pose sur le pré avec une infinie douceur…
Je descends du zinc. Mes tempes cognent à se rompre.
J’ai vingt minutes pour me décider.
Je marche en direction du bar. J’en commande un double, c’est toujours comme ça qu’il faut pratiquer avant de prendre une décision héroïque.
« Que fais-je ? »
Je serre mes poings, mes doigts font des nœuds. Tonnerre, c’est la pommade ! Pas moyen de se décider. Et, soudain, j’éclate de rire. Il s’agit d’être franco vis-à-vis de moi. Du moment que j’hésite, c’est que ma décision est prise.
Tant pis pour mes bagages. Et, du reste, c’est encombrant. J’ai le paquet d’artiche que m’a refilé Maresco. Avec ça, je peux voir venir !
Je cigle mes consos et je file aux toilettes. Là, j’allume une sèche. Je la fume doucement, le regard perdu sur un distributeur de papier hygiénique. Lorsqu’elle est achevée, j’en allume une autre.
Des haut-parleurs aboient. Des moteurs vrombissent. J’attends, l’œil toujours perdu. Puis je quitte ce petit endroit.
Il fait plus beau encore qu’à Chi… A la place où se trouvait mon coucou, il n’y a plus qu’un praticable que des hommes en combinaison roulent en direction d’un hangar. Un point argenté dans le ciel. Je pousse un soupir tellement copieux qu’il fait frissonner l’herbe rase.
« Maintenant, tu l’as voulu, mon bonhomme, me dis-je. C’est à toi de jouer, planque tes pinceaux ! »
Vers le milieu de l’après-midi, je descends du train de luxe à South Bend, une assez grande ville à l’est de Chicago.
Je débarque, les mains aux poches. Pourtant, en cours de route, j’ai eu le temps de réfléchir et de dresser mon plan d’attaque !
J’entre dans un grand magasin de confection et je m’offre des fringues ahurissantes : un costard verdâtre, une chemise mauve, une cravate jaune. Un chapeau imperméable bis, avec une bordure blanche. Une fois fringué, on dirait que je vais tourner un film. Je ressemble à un Sud-Américain moyen. Une paire de lunettes noires sans monture et vous ne reconnaîtriez plus votre vieux San-Antonio.
En quittant le marchand de loques, je gagne un garage où on vend des tires d’occase. Je m’offre une vieille Bentley assortie à mon costume, avec des housses de cuir et un volant chromé.
Comment que je te les fais valser, les pions du vieux Maresco !
Le garagiste m’explique le maniement de l’autobus. C’est d’un facile ! Vitesse automatique. Cette guinde, rien que de penser à elle, ça suffit à la faire fonctionner.
Au volant de ça, je me sens un autre homme. Dommage que je ne puisse pas rentrer ce toboggan en France ; c’est pour le coup que les potes ouvriraient des châsses grands comme des gobe-mouches !
Je me lance sur la route de Chicago. Seulement, comme dans ce pays la vitesse est limitée, je ne peux faire grimper l’aiguille du compteur à ma convenance. Force m’est donc de rouler à une allure de père de famille. Au moins, ça autorise la méditation !
Je me dis que la première chose à faire, c’est de m’occuper de Maresco. Voilà un type qui détient un secret. Et ce secret, je vous parie une jambe articulée contre un séjour en Floride qu’il a trait aux meurtres des souris.
Seulement, le gros hic est le suivant : comment puis-je m’occuper du vieux Rital étant donné que je ne parle pas l’anglais et que je ne bénéficie plus de la protection de la police ?
Une enquête dans ces conditions est pratiquement impossible, et pourtant c’est à cet impossible-là que je m’attaque. Je n’ai pour moi qu’une chose : du fric… C’est un bon interprète. Je suis bien décidé à le faire fonctionner au maximum.
J’en suis là de mes réflexions lorsque j’avise, en bordure de la route, un petit gars qui fait du stop. C’est un touriste : sac tyrolien, short, jambes sales. Vous voyez le topo ?
Il n’a pas vingt ans. Il est blond, joufflu, il a des taches de rousseur plein la trogne. Je le détaille, car je viens de stopper. Il me sort un baratin sans doute pour me demander de le charger. Comme il vient de prononcer le mot « Chicago », je dis « yes, come on », et je lui ouvre la portière.
Il se perd en remerciements. Il balance son sac tyrolien à la volée, derrière le paquebot, puis il s’installe.
Il essaie de tailler une bavette.
— I do not speak english ! Fais-je.
Il interroge :
— Spanish ?
Evidemment, avec mon complet vert pomme, on pense tout de suite à ça.
— No, French…
— Comment ! S’écrie-t-il avec un accent traînant, vous êtes français ?
— Tu parles, Charles !
— Je suis belge ! s’écrie-t-il.
Je fais un saut de joie qui manque nous foutre dans le fossé.
— T’es belge !
Vue d’ici, la Belgique, c’est comme qui dirait la petite banlieue de Pantruche.
— Oui, dit-il, je suis de Namur. Je fais mes études à Bruxelles. Pour mes vacances, j’ai décidé de visiter les États-Unis en stop. J’ai pris à Anvers un bateau en stop, et j’arrive à New York ! Je voudrais essayer de gagner San Francisco de cette façon. Puis de faire un crochet par le Mexique. Si je réussis, j’écrirai mon odyssée pour un journal belge.
Je sens une bouffée d’allégresse qui m’inonde.
— Belge ! M…, autant dire presque Français. Serre-en cinq !
Je lui tends la pogne, il me broie les phalanges ! Il me plaît, ce petit gars. Il est sain, gonflé, épatant. Bref, moi avec quinze piges de moins !
En toute modestie, bien entendu.
Il me parle de ses ressources qui sont chétives : en tout et pour tout, il possède une centaine de dollars. Mais il a confiance, tout se passera bien. Il parle, il parle. Il se raconte : il a vécu à Paris en étant mouflet, son vieux marnait à l’ambassade comme gratte-papier. Il a voyagé à travers l’Europe. Il est heureux de vivre et fier de son âme de coureur de grands chemins.
— Et vous, demande-t-il enfin, vous habitez les U.S.A. ?
— Non.
— Touriste ?
J’hésite.
En moi s’agglomèrent des petits bouts d’idées.
— Non, je travaille.
— Représentant ?
— En quelque sorte, je représente la police française.
— Pas possible ?
— Si…
Comme je le sens sceptique, je lui tends mon portefeuille ouvert sur ma carte d’identité.
— Sans blague, vous êtes commissaire ?
— Tout juste. Je suis ici pour mettre au net une affaire à laquelle un Français serait soi-disant mêlé. Mais Chicago est le pays des caïds ; ceux-ci n’aiment pas qu’on s’occupe d’eux. Bref, j’ai fait semblant de les mettre. Et, maintenant, je reviens incognito. Un seul handicap : je ne connais pas l’anglais. C’est moche !
Il rougit.
— Si je pouvais vous rendre service, murmure-t-il timidement.
Je lui pose la main sur l’épaule.
— Figure-toi que j’étais en train d’y songer, justement. Écoute, on va faire un marché. Je t’engage comme interprète pour deux ou trois jours. Ça te permettra de visiter Chicago. Tu verras, c’est une sacrée ville ! Comme dédommagement, je te filerai mille dollars !
Il bredouille.
— Co… comment ?..
— Mille dollars ; ainsi, tu pourras faire ton viron en pullman comme un pape. Ça te botte ?
— Bien sûr, dit-il, mais c’est trop.
— Fais pas la bête. Il ne faut jamais refuser les présents du ciel. Alors, d’accord ?
— Bien sûr !
— Tiens, voilà cent dollars pour sceller le marché. Comment t’appelles-tu ?
— Robert Dauwel.
— Moi, c’est San-Antonio. Tu peux me tutoyer.
Nous nous arrêtons afin de casser une graine dans une cafétéria sur la route. Puis nous fonçons sur Chicago qui est tout proche.
Il fait encore grand jour lorsque nous y parvenons. Je décide de déplacer mon P.C. par rapport à mon précédent débarquement.
C’est-à-dire qu’au lieu de m’installer dans le centre de la ville, je débarque dans le sud de la cité.
Robert et moi descendons dans le même hôtel, une boîte de troisième ordre. Je m’inscris sous un nom d’emprunt et je me donne comme étant de nationalité belge.
— Dis donc, gamin, tu n’as pas un autre déguisement, dans ton sac ? Je me propose de rendre certaines petites visites et tu ne peux pas te présenter chez les gens fringué en boy-scout !
— J’ai un pantalon et un blouson de daim.
— Parfait. Prends une douche, comme moi, et viens me retrouver. Et surtout, la ferme quant à ma profession, hein ?
— N’ayez pas peur, commissaire.
Lorsqu’il réapparaît, je l’examine avec satisfaction.
Il est bien comme ça. Bénard gris foncé, chemise blanche, foulard, blouson, mocassins de cuir. Il ressemble à ce qu’il est, c’est-à-dire à un brave petit étudiant en vadrouille.
— Que faisons-nous ? S’inquiète-t-il, frémissant comme un œuf en gelée.
— Voilà, des taxi-girls ont été assassinées. J’aimerais rendre visite à leurs logeurs ou à leurs voisins. J’ai des questions à poser. Je te les dirai au fur et à mesure. Partout, tu nous présenteras de la façon suivante : moi, je suis un vieil ami belge de la fille défunte. J’ai appris que la petite est morte et je voudrais des détails. Tu es mon cousin. Tu me sers d’interprète. Vu ?
— Vu !
— Tu peux ajouter des variantes, si tu veux. L’essentiel est que nous n’éveillions pas la méfiance des gens interrogés. Autre chose : dis tout de suite que je suis prêt à dédommager ceux qui ont des choses intéressantes à raconter. Tu piges ?
— D’accord…
Il a les yeux brillants. Faut dire que c’est formidable pour un adolescent de se mettre à jouer les inspecteurs à Chicago. Il va en avoir long à raconter, Robert, lorsqu’il écrira ses mémoires pour le bulletin des écoliers.
J’extrais de ma poche intérieure les feuillets contenant le résumé de l’affaire du « Français ». C’est à ces détails que je comprends que ma décision était prise avant même que je grimpe dans l’avion.
Si j’avais eu un seul instant l’intention de laisser choir Chicago, j’aurais commencé par foutre ces paperasses en l’air. Non ? Au lieu de ça, je les ai soigneusement pliées en quatre et rangées avec les fafs dans mes profondes. Histoire de les avoir sous la main.
Non, voyez-vous, les mecs, il ne faut pas essayer de tricher avec soi-même !
C’est pas correct. C’est s’abaisser… Se prendre pour un tocasson !
Je parcours les papzingues à toute pompe.
Il y a sept noms, là-dessus. Sept noms qui ne me disent absolument rien. Par quel bout commencer ? Je m’en remets à l’ordre alphabétique. La souris qui vient en tête dans cet ordre-là s’appelait Molly Dayton, vingt-six ans… Elle créchait 117, Peterson Avenue, et elle a été farcie d’une balle dans la nuque.
J’achète à la brave dame de la réception un plan de la ville et je me mets à chercher Peterson Avenue.
Molly Dayton, si elle est première dans l’ordre alphabétique, est la troisième dans l’ordre des décès.
Elle créchait dans un immeuble assez bien, quoiqu’un peu désuet. La taule est une espèce de pension de famille… Une pension de famille où les pensionnaires ne seraient pas nourris.
Mrs. Morton, la taulière, nous explique qu’elle n’assure que le petit déjeuner à ses gens.
Elle, c’est une vioque de soixante carats, avec des deuils plein son passé, des poils plein son menton et des filets de vinaigre plein sa voix.
Elle paraît accepter le truc du vieux copain qui désire tous les détails. Par le truchement de Robert, la conversation s’engage donc.
Au début, c’est un peu réticent, mais ensuite (dès que j’ai posé un billet de dix dollars sur sa table) ça devient plus nourri.
J’apprends donc que Molly était une petite blonde gentillette qui gagnait largement sa vie, à en juger par le nombre de ses toilettes, de ses bijoux et sa voiture sport.
Pour une taxi-girl, ça me paraît extravagant.
— Elle a été tuée ici ?
— Oui, dans sa chambre.
— Elle ramenait des hommes ?
— Je ne voulais pas, bien entendu. Mais, comme elle rentrait très tard, je ne pouvais pas vérifier, n’est-ce pas ?
Robert Dauwel traduit très vite, très bien, en mettant jusqu’à l’intonation.
Ce que je vois là-dedans, c’est que la vioque essaie de cacher la crotte au chat ! Elle tolérait fort bien que sa pensionnaire rentre des hommes, car elle devait se faire graisser la patte pour fermer les yeux.
— Avait-elle un ami attitré ?
— Non.
— Des relations ?
Je crois remarquer une hésitation.
— Dis à cette brave dame que, si la mémoire lui revient, je lui refilerai un billet de mieux.
J’attends que mon indication soit parvenue à bon port. Je découvre un éclat de convoitise dans le regard de Mrs. Morton.
— Je crois, fait-elle, qu’un monsieur venait la voir assez souvent. Mais il s’agissait certainement d’une relation d’affaires. Il restait fort peu de temps. Il avait un livre à la main… et il le laissait à la petite. Oui, une relation d’affaires.
— A quoi ressemblait-il, ce monsieur ?
— Il était grand, maigre, entre deux âges. Il ressemblait à un clergyman.
— Est-il venu ici la nuit où la petite est morte ?
— Je ne l’ai pas vu.
— Avez-vous vu quelqu’un ?
— Non.
— Entendu quelque chose ?
— Personne n’a rien entendu. Vous pouvez interroger mes autres locataires.
— Pourtant, elle a été tuée d’un coup de feu ?
— La police prétend que le revolver était muni d’un silencieux.
— Avez-vous parlé de cet homme à la police ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Parce que j’ai assez d’ennuis avec ça sans aller compliquer encore les choses.
— Est-il possible de sortir de chez vous la nuit ?
— Oui, chacun de mes pensionnaires possède une clef de la porte d’entrée.
— A-t-on retrouvé la clef de Molly ?
— Oui. Mais le meurtrier avait dû entrer avec elle et veiller à ce que la porte ne soit pas fermée complètement. C’est du moins ce qu’ont dit les inspecteurs.
Je danse d’un pied sur l’autre.
— Ça va merci. Excusez le dérangement.
— Y’a pas de mal.
Non, en effet, y’a pas de mal, pas trop pour vingt dollars. Elle doit se dire que c’est de l’osier vite gagné.
— Je peux jeter un coup d’œil à la chambre qu’elle occupait ?
— Si vous voulez.
Elle nous guide à une gentille piaule luxueusement meublée.
— Le mobilier appartenait à Molly, dit-elle. J’attends que sa famille le fasse enlever. C’est bien ennuyeux, car je ne peux pas louer en attendant et, pourtant, j’ai besoin de vivre. Voyez, elle était là, en travers du lit, à plat ventre. C’est la femme de peine qui l’a découverte.
J’inspecte la chambre. Du moderne cossu. Un poste de télé, un de radio, des objets de mauvais goût, mais coûteux. Sur les murs, des tableaux qui flanqueraient de l’urticaire à Picasso. Et quelques publications d’amour à vingt-cinq cents.
— C’était ça, les lectures offertes par le clergyman ?
— Oh ! Non, il apportait de beaux livres reliés.
— Où sont-ils ?
— Je l’ignore. Sans doute Molly les a-t-elle donnés à des amies à elle ? Donnés ou prêtés…
— On peut parler à la femme de peine ?
— Facile !.. Violet ! Vio-let ! crie la vieille femme de sa voix qui écorcherait le tympan d’un sourdingue. Une morue de cent dix kilos s’annonce en soufflant comme une baleine.
La mère Morton lui parle. Elle fait un signe de tête affirmatif.
Je l’entreprends toujours par le truchement de mon petit Belge.
— Vous faisiez la chambre de Molly Dayton ?
— Oui.
— Avez-vous remarqué qu’elle eût de beaux livres ? Des livres reliés ?
— Oui… Mais elle les mettait dans son sac à main et ne les laissait jamais ici. Elle les emportait avec elle.
— Merci, c’est tout…
Je salue les deux grognaces et je fais signe à Robert de me suivre.
Une fois dans la voiture, il me pose cette innocente question :
— Vous êtes content ?
Je lui donne une bourrade.
— Si tu veux parler de tes services, je suis ravi. Tu es un interprète de première catégorie. De l’enquête aussi je suis content. Attends que je résume : cette Molly Dayton était taxi-girl, mais elle avait des ronds, beaucoup de ronds, beaucoup plus que n’en ont ordinairement ses consœurs. Elle recevait des hommes la nuit, des gars qui venaient prendre du bon temps, des pigeons à faire reluire, quoi ! Peut-être est-ce là l’origine de son aisance. Elle s’envoyait en l’air pour son confort. Marrant ! Mais elle recevait aussi un escogriffe à gueule de pasteur qui lui apportait de mystérieux bouquins reliés qu’elle ne laissait pas traîner. Et elle ne lisait que des romans à la mords-moi le chose. Tout ça est assez bizarre. Je m’étonne que la police d’ici ne se soit pas rencardée davantage.
Nous démarrons.
— Où allons-nous ?
Ce qu’il est frémissant, le petit gars.
— Attends. Quelle heure est-il ?
— Huit heures.
— Bon, on peut encore en faire une.
Je range la guinde le long du trottoir. Je tire ma liste.
Voyons maintenant le numéro 2, par ordre alphabétique toujours.
La souris en question se nommait Katharine Fellow, 1020. Laramie Ave.
C’est la morte numéro 6.
Elle a été sucrée d’une balle dans la tête. Morte sur le trottoir, devant sa cabane, alors qu’elle s’apprêtait à y entrer.
Pas de logeuse, cette fois. Nous sommes dans une maison basse. Une des rares cahutes à un étage de cette ville sensationnelle.
La bicoque termine l’avenue. Elle se perd dans une sorte de no man’s land qui tient du terrain vague et du square abandonné. Assez minable, comme quartier. De la marmaille grouille un peu partout. Des chiens faméliques circulent avec l’air de savoir où ils vont et pourquoi ils y sont.
Drôle de coin.
Katharine Fellow créchait dans la moitié de la maison, l’autre partie est occupée par un vieux violoniste qui gratte dans un bastringue.
L’homme en question se pointe juste au moment où nous venons de nous rencarder chez le teinturier du coin.
C’est un petit juif frileux. Il est très dégarni sur le couvercle ; il porte des lunettes cerclées de cuivre, un complet noir avec des poches aux genoux et aux coudes. Et il a des poches sous les yeux aussi.
Il se nomme Povicci.
— Fais-lui le baratin de départ, fais-je à Robert Dauwel.
Le petit musico ajuste sa boîte à violon.
— Je parle le français, affirme-t-il.
Robert se renfrogne parce qu’il va devenir inutile. C’est comme un acteur dans le rôle duquel un metteur en scène impitoyable se met à tailler.
— Je suis un vieil ami de cette pauvre Katharine, dis-je. Je vis en Europe, il y a très longtemps que je ne l’avais pas vue. J’ai appris ce qui lui est arrivé, c’est affreux. Je voudrais avoir tous les détails sur les circonstances de sa mort.
— En ce cas, allez à la police, me dit-il assez sèchement. Moi, je ne sais rien.
— La police en sait encore moins que vous. Je n’ai pas l’intention de vous importuner pour la peau. Si vous pouvez m’accorder un petit quart d’heure, je suis prêt à payer ce petit quart d’heure un bon prix. Vraiment, il existe des formules magiques.
Il dresse l’oreille. C’est littéralement vrai. Ses oreilles ont bougé.
— En ce cas, dit-il, entrez chez moi, mais je crains que vous ne soyez déçu.
Il nous introduit dans une pièce qui abrite un formidable capharnaüm. Des pupitres, des partitions de musique, des instruments, des bouquins, des bustes de compositeurs.
Il débarrasse deux chaises branlantes.
— Asseyez-vous.
— Merci, M. Povicci. Parlez-moi un peu de votre voisine. Quelle sorte de fille était-ce ?
— Je croyais que vous étiez un de ses bons amis ? objecte-t-il doucement.
Je me mords les baveuses.
— C’est-à-dire que je suis détective, détective belge. J’agis pour le compte d’un ami très cher à Katharine. Ce monsieur aimerait avoir des détails…
— Oui, oui, fait le petit homme.
Il est méfiant. Il a peur que je lui tire les vers du naze pour balpeau. C’est le moment de lui montrer les talbins.
J’en pose un de dix sur une pile de livres.
— Ça, fais-je, c’est l’ouverture. Elle vaut celle d’Aïda. Non ?
Il rafle l’artiche comme un caméléon gobe une mouche. Rappelez-vous que, pour ce pèlerin, il enfouraille tout ce qui est ni trop chaud ni trop froid avec une dextérité qui rendrait malade le président des prestidigitateurs.
— Bon, murmuré-je, alors, parlons. Quelle vie menait la donzelle ?
— Ma foi, une vie de noctambule. Son métier…
— Je sais. Rentrait-elle des mâles en chaleur, le soir ?
— Très rarement.
— Mais cela arrivait ?
— Rarement, je vous le répète, et fort discrètement. Je ne m’occupais du reste pas de ça. Chacun sa vie…
— Hum ! Philosophe, hé ?
— Indépendant, simplement.
— Pour être indépendant on n’en a pas moins des yeux ; des yeux et des oreilles…
— Évidemment…
— Elle n’avait pas d’amis ?
— Féminin ou masculin, le mot ami ?
— A vous de me le dire.
— Elle avait des amies. Des copines, quoi ! Je n’ai jamais remarqué d’homme parmi ses relations intimes.
— Pas même un grand type maigre aux allures de clergyman défroqué ?
Là, il sourcille.
— Tiens, fait-il, je ne pensais pas à ce bonhomme. Mon cœur joue Monte là-dessus.
— Donc, vous le connaissez ?
— Je ne le connais pas. Je me souviens qu’elle a reçu la visite d’un type comme vous dites à plusieurs reprises. Mais ça ressemblait à une visite d’affaires plus qu’à une visite d’ami. Je pensais que ce gars était un assureur, ou quelque chose comme ça. Il ne restait jamais longtemps.
— Ah ?
— Oui.
— Il n’avait pas de livre à la main, en arrivant ?
— Au fait, peut-être bien. Oui, et c’est pour cela que j’ai pensé à un homme de loi.
Je soupire.
— C’est bien lui.
Le moment est revenu d’arroser.
J’extirpe un nouveau bif de ma fouille.
— Ouvrez grandes vos manettes, M. Povicci. Ce billet vous appartient d’ores et déjà. Mais je vous en allonge un autre de cinquante si vous parvenez à me donner un détail qui me permettrait de retrouver cet homme. J’ai dit cinquante ! Vous auriez réalisé une chouette journée. Non ?
Il fait oui de la tête, très gravement ; il paraît soucieux. Il veut à tout prix cet artiche, mais il craint de ne pouvoir le gagner ; alors il réfléchit. Il réfléchit ferme. Il me semble voir de la fumée lui sortir par les oreilles.
Puis il s’écrie :
— Ça y est !
— Qu’est-ce qui y est ?
— Je me rappelle un détail.
— O.K. !
— Un après-midi, il est venu. La petite n’était pas là. Il a sonné, re-sonné. Puis il a écrit quelque chose sur un morceau de carton et l’a glissé sous la porte. Je n’y ai pas pris garde. Seulement, je suis sorti une heure plus tard. J’ai aperçu ce morceau de papier. Machinalement, je l’ai ramassé, sans penser que j’avais vu l’homme l’écrire.
— Vous l’avez vu ?
— Oui…
Il a le regard qui fiche un peu le camp, Povicci. Pour le championnat de discrétion, il se pose là !
— Vous vous souvenez du texte ?
Il fronce les sourcils.
— Je crois qu’il lui donnait rendez-vous dans un bar de Blue Island Avenue. Un bar qui doit s’appeler Le Perroquet ou La Perruche, il me semble.
— Il vous semble ou vous en êtes certain ?
— On n’est jamais certain de rien ; mais je le crois fortement.
— La nuit où Katharine a été effacée, vous avez entendu quelque chose ?
— Oui, car j’ai le sommeil léger. J’ai perçu comme un bruit d’échappement. Évidemment, je n’y ai pas pris garde. C’est seulement un peu plus tard, lorsqu’un passant a découvert le corps, que j’ai compris qu’il s’agissait d’un coup de revolver. Un revolver avec silencieux.
— O.K. ! Personne n’occupe l’appartement de la môme ?
— Non, le propriétaire veut faire construire un magasin dans la maison. Justement, il tenait à ce que nous la libérions. La petite morte, il ne lui reste qu’à me trouver un autre logement. Je ne suis pas exigeant.
— Je peux jeter un coup d’œil ?
— Où ça ? Chez elle ?
— Oui.
— C’est fermé à clef.
— C’est le genre de truc qui ne m’impressionne pas.
— Moi, je veux bien, murmure-t-il, pourvu que ça ne m’attire pas d’ennuis.
— Je ne veux absolument rien dérober, si c’est ce que vous craignez.
— Alors…
Je défouille un talbin de cinquante.
— Chose promise, chose due, mon cher Paganini. J’espère avoir le droit au silence pardessus le lot. Non ?
— Bien entendu.
— Autre chose, vous m’avez l’air dégourdoche du côté des cellules grises. A votre avis, le clergyman était-il homme à envoyer la purée à la fillette ?
Il réfléchit.
— Peut-on porter un jugement efficace sur ses semblables ? murmure-t-il en épongeant le billet.
— Oh ! Ne nous jouez pas les penseurs. Je vous demande votre avis.
— Non, dit-il, cet homme n’avait rien d’un tueur. Et puis, ça ne peut être lui le criminel, car il n’était certainement pas français, lui !
Et il me bigle.
— Écoutez, Toto, je rouscaille, vos sous-entendus ne m’atteignent pas. Si j’ai un conseil à vous donner, c’est de vous calmer. Au cas où vous ne sauriez pas où mettre votre nase, carrez-le dans votre tire-gomme. Vu ?
Sur ce, j’entraîne Robert de l’autre côté de la strasse. En deux temps et pas de mouvements, mon sésame a raison de la serrure.
L’appartement de la Katharine est gentiment arrangé. Les tentures sont lourdes, les meubles chérots. Encore une qui devait secouer pas mal d’artiche à ses clilles ! Ou alors qui avait une rente quelconque.
Je farfouille un peu partout. Sur un rayon, j’avise quelques bouquins. Ce sont des publications comme chez l’autre, genre Mon cœur est à tes pieds ou La Gondole du rêve. Ces sœurs avaient l’âme bleu pastel.
Soudain, je tombe en arrêt devant un bouquin à reliure de cuivre. Ça c’est du sérieux. Je le tends à Robert.
— Qu’est-ce que c’est, comme livre, ça ?
Il ligote le titre.
— C’est un ouvrage de sociologie.
— Pas possible !
La grognace qui suit la collection printemps et qui se farcit des ouvrages aussi trapus ! Non, passez-moi la paluche !
Je vais pour feuilleter le livre et je pousse une exclamation. Ce bouquin est déguisé en Bible. L’intérieur a été évidé et une boîte y est planquée. Elle est vide. Je renifle, une odeur douceâtre s’en échappe.
Une odeur que j’ai déjà reniflée quelque part en France. Je mets le livre sous mon brandillon.
— Ce sera un petit souvenir, dis-je à mon petit Belgicot. Allez, traçons, maintenant.
Le violoneux d’à côté nous regarde grimper dans la tire par la fenêtre. Je lui adresse un petit signe d’adieu. Son rideau retombe.
— C’est formidable, déclare Robert Dauwel avec son magnifique accent d’outre-Quiévrain.
Il ajoute, exalté :
— Où allons-nous, maintenant ?
— Maintenant, dis-je, je t’offre à boire dans un bar qui s’appelle Le Perroquet.
— … Ou La Perruche, complète-t-il.
Et il récite comme une prière :
— Blue Island Avenue.
— Toi, lui dis-je, t’es un sacre petit champion !
Nous parcourons tout Blue Island Avenue qui est une voie populeuse tracée en diagonale au beau milieu de la ville.
Pas plus de Perroquet ou de Perruche que de beurre dans le slip de Nixon.
— T’es sûr de ton anglais ? Fais-je à mon jeune collègue.
— Oui, oui, dit-il. J’ai ma licence.
— Écoute, on va refaire le chemin en sens inverse. Le zig n’avait pas l’air absolument certain de l’enseigne. Peut-être a-t-il confondu avec quelque chose d’approchant ?
— D’accord…
Il se détranche, mon pote. Mon père, biglez à gauche, mon père, biglez à droite. Je vais au pas, comme si je suivais un enterrement ou un défilé militaire. Ça ne fait pas l’affaire des autres conducteurs qui m’invectivent copieusement ; seulement, comme je ne pige rien à leur jargon, je m’en bats les flancs.
— Attendez ! s’écrie Dauwel.
Je ralentis encore davantage. Il a les mirettes qui lui pendent sur la poitrine comme des jumelles de courses.
— Quoi ? Fais-je.
— Il y a là un bar qui s’appelle The Cockatoo.
— Et alors, ça veut dire perroquet ?
— Non, ça veut dire cacatoès.
Je case ma tire et nous entrons dans le bar. L’établissement est arrangé en navire, à l’intérieur. Le navire boîte de nuit, vous voyez le tableau ? Ça existe sous tous les cieux, dans toutes les villes de plus de dix mille tranches.
On s’installe au bar.
— Qu’est-ce que tu bois ? Whisky ?
— Je veux bien.
— Alors, deux doubles. Vas-y, commande ! Et, par la même occase, interroge le garçon. Tâche de savoir s’il connaît un zig du style clergyman.
Mon petit pote se débarbouille tandis que je file un coup de saveur à ce tapis. Y’a des clients ordinaires, c’est-à-dire des glands qui ont filé rencard à leur secrétaire. Ça se bouffe la gueule dans tous les angles. La salle est plongée dans la pénombre. Elle est divisée en petits boxes cernant une piste de danse grande comme un couvercle de lessiveuse. Chaque box est éclairé par une lampe à abat-jour très discrète. Seul, le bar est à peu près éclairé.
Mon gars Dauwel baratine sec. Je lis sur la hure du barman les réponses. Oui, il connaît le gars. Ça se sent à la façon dont il jacte.
— Alors ? Je demande lorsque l’entretien est terminoché.
— Ça va, affirme Robert. Il connaît. Le type vient tous les soirs ici. Il a rendez-vous avec des filles. Il leur parle à peine. Il leur apporte un bouquin.
— Au poil… A quelle heure radine-t-il ?
Robert traduit ma question.
— Vers les dix heures.
— Parfait. Tiens, allonge cinq dollars au barman en lui disant qu’il ne parle pas de nous au mec lorsqu’il s’annoncera.
Je consulte ma tocante : neuf plombes. Nous avons tout le temps !
— Qu’est-ce qu’on fait ? Insiste ce frénétique de Belgicot.
— Rien, dis-je. On écluse encore un godet, ensuite tu rentres à la casbah pour faire dodo, car tu as besoin de repos.
— Mais non, pensez-vous.
— Si. Je peux être amené à faire des choses plus ou moins… mettons légales, et je ne tiens pas à compromettre un type aussi choucard que toi.
Il insiste encore, mais je me montre inflexible.
— Tiens, bonhomme, voilà cinq cents pions en plus à valoir sur ton cacheton. Fais une petite java seulâbre, mais méfie-toi des souris. Elles ont la main plus leste que le derche.
Nous sortons.
— Tu connais notre adresse ?
— Évidemment.
— Eh bien ! Va.
Il s’éloigne, tout déconfit. Moi, je grimpe dans le bahut et je me mets à guetter les allées et venues de la clientèle du Cockatoo.
Pour passer le temps, je fume.
Et comme fumer incite à la méditation, je me mets à penser que cette fois je tiens le bon bout. M’est avis qu’avant longtemps je serai au parfum de toute l’histoire.
Alors, peut-être que j’irai dire deux mots à Grane, trois à Maresco et le reste aux journaleux du patelin. Oui, peut-être bien.
A force de cligner dans la fumée pour ne pas rater les entrées du bar, mes roberts se mettent à chialer. On dirait que j’ai du chagrin.
Il est à peine dix plombes lorsque se radine un mec correspondant au signalement que la mère Morton et le Paganini des faubourgs m’ont donné.
L’homme en question ressemble en effet à un pasteur. Il est loqué de noir. Il porte une chemise blanche — ce qui est assez rare ici — et une cravate gris perle.
Son bada est noir, à larges bords plats.
Il est grand, maigre, blanc, triste.
Il tient à la main un livre truqué sans doute, ce qui renforce son air austère. Au fond, c’est ce bouquin qui complète sa ressemblance avec un clergyman. Ça lui fout l’air intellectuel constipé.
Il entre dans le bar d’une démarche solennelle. Puis il disparaît.
Moi, j’hésite à entrer derrière lui. Tout compte fait, j’y renonce ; le barman me connaît et il pourrait vendre la mèche même sans le vouloir, car l’autre endeuillé doit avoir l’œil vif.
J’attends un instant… Puis je descends de carriole. A ce moment-là, une belle souris débarque d’un taxi et plonge vers le bar en remuant du culbuteur. Mon petit doigt me dit que c’est une poufiasse qui vient au rambour pour chercher le fameux livre.
Et je ne me goure pas. Passant devant la lourde, je les aperçois, tous les deux, installés à une table devant deux verres de Coca.
Je reviens à ma bagnole.
Je suis perplexe.
Et je le suis parce que j’hésite sur la conduite à adopter. En somme, deux pistes se présentent. J’ai à ma disposition le « clergyman », d’une part, c’est-à-dire l’élément le plus important, et la souris avec qui il parle, d’autre part.
Seulement, lui, peut-être ai-je intérêt à le ménager, car il doit se méfier. Si je rate mon entrevue avec sa pomme, il sera paré et je pourrai toujours lui chanter le premier acte de Manon, je serai marron. Alors qu’en questionnant la fille, j’en apprendrai peut-être assez pour le cravater sérieusement. D’autant plus que, lui, je sais où l’épingler, puisqu’il vient tous les soirs ici.
Bon, c’est dit, je me charge de la fillette.
Comme j’ai pris cette décision, elle sort du bar. En effet, les relations sont schématiques avec le clergyman. Elle tient un bouquin sous le bras.
Je la vois héler un taxi.
S’agit de pas louper le coche !
Mais le pilote du bolide est raisonnable, il conduit en père peinard. Le suivre, c’est du biscuit !
Nous enfilons des avenues, puis d’autres avenues, sous un flamboiement d’enseignes au néon.
C’est fatigant, à la longue, ces lumières aveuglantes ! Enfin nous stoppons.
La fille casque la course et pénètre dans une boîte de danse qui s’appelle The flying dancer.
J’y entre à sa suite.
Je prends des jetons à la caisse, car je commence à avoir l’habitude de ces sortes d’endroits, et je file le train à la souris qui a pénétré par une petite porte située derrière le vestiaire.
Comme il y a du trèpe au vestiaire, je contourne celui-ci sans me faire remarquer. Je fonce par la fameuse petite porte. Elle donne sur un couloir où s’ouvrent les loges des filles, des musiciens et des chanteurs à la gomme qui se produisent dans la strasse.
Le coincetot est désert.
Pourtant, la môme vient d’entrer laga !
Je pénètre dans un réduit à instruments, un local dans le genre de celui où j’ai bouclé l’escogriffe de Seruti, la veille.
J’attends en renouchant par le trou de serrure. Si jamais je me fais harponner ici, ça va hurler à la mort dans le patelin !
Mais l’orchestre fait rage et le public afflue. C’est l’heure où les pigeons viennent se faire reluire au lieu d’aller se zoner.
Quelques minutes s’écoulent. La donzelle que je file ressort d’une loge du fond. Elle a troqué sa pelure contre une robe du soir en lamé, coupe Uniprix ! Elle ferme soigneusement sa lourde et se carre la clé de la loge dans le soutien-gorge. Elle n’a plus son bouquin.
Je la laisse se tailler, je compte jusqu’à treize, parce que ça porte bonheur, et je m’annonce en face de la lourde. Il ne me faut pas douze secondes pour l’ouvrir. J’entre dans la loge et je referme.
La pièce est exiguë. Grande comme deux guérites, on a envie d’y monter la faction.
Mais je ne me mets pas au garde-à-vous, ça, je vous l’annonce !
Rapidos, je fais l’inventaire du lieu. Je ne trouve pas de bouquin. Pourtant, elle l’a bien planqué quelque part, elle a tout de même pas pu s’en servir comme suppositoire.
J’ouvre le tiroir de la table à maquillage : balpeau ! Je bigle par terre : zéro. Enfin, je me mets à sourire. L’unique siège est recouvert de velours. Je soulève la partie rembourrée et je constate que la chaise peut servir de boîte à couture. Sous le capitonnage de velours, il y a une cavité renfermant le bouquin.
J’ouvre celui-ci, il est truqué comme celui que j’ai trouvé chez Katharine. Et à l’intérieur, il y a un tas de petits paquets. Je flaire ces derniers. L’odeur me renseigne cette fois. C’est de l’opium. Je glisse les paquets dans ma vague et je remets tout en place.
Me voici affranchi, cette fois. Je commence à y voir tellement clair qu’on peut éteindre l’électricité ! Toutes les souris assassinées faisaient du trafic de stups ! Il y en a une par boîte de danse. C’est le lieu idéal pour refiler de la came. Tous les désœuvrés qui draguent dans les parages tirent sur le bambou ou se bourrent le pif !
Ce trafic n’est pas passé inaperçu de Maresco. Et c’est lui « le Français… ». Ou du moins un de ses hommes.
Pourtant, cette explication ne me satisfait pas. Maresco a d’autres moyens d’action. Il n’aurait pas besoin de faire cette mise en scène à grand spectacle.
Et puis, si j’ai découvert l’existence du clergyman avec autant de facilité, il l’aurait décelée encore plus vite, lui, avec les moyens dont il dispose.
Alors ?..
Je remets le gros gambergeage à plus tard. L’essentiel, maintenant, est de sortir d’ici sans se faire remarquer.
Je dénoue ma cravate, je prends une démarche titubante pour maller des loges… ceci au cas où je rencontrerais quelqu’un. Et bien m’en prend car, justement, je me trouve pif à pif avec un serveur noir.
J’exhale un formidable hoquet et, d’une voix mourante, j’implore :
— Lavatory, please, lavatory !
Le type se fend la gueule et me montre un clavier étincelant. Toutes ses chailles sont présentes à l’appel.
Il me guide obligeamment vers les gogues.
— Thanks, balbutié-je en lui fourrant un billet de cinq dans la patte à mangave.
Il en a le vertige, le zouave.
Sur le coup, il ne doute plus un instant que je sois miron.
Lorsqu’il a calté, j’évacue les ouatères.
Je plonge dans la salle de danse où toute une humanité en péril se frotte la membrane sous prétexte de danser.
Un tango, y’a rien de tel pour amorcer les séances de pointage.
Je cherche ma donzelle du regard. Elle est dans les brandillons d’un troufion qui s’en fait un nœud autour de l’estom. Ma parole, il la confond avec sa ceinture Rasurel !
J’attends que la danse soit finie. Puis je m’avance vers la poulette. Un ticket brandi me sert d’entrée en matière. Au moins, c’est pratique !
Le troufion, vaguement gabouillé, m’écarte d’un revers de main.
— She’s mine ! déclare-t-il.
Moi, que voulez-vous, je ne peux pas entraver les façons cavalières. C’est pourquoi j’attrape le militaire par son revers et lui file un coup de boule dans la marganette. Il avale un grondement de rage et de douleur… plus une demi-douzaine de dents.
Et il se répand sur le parquet.
K.-O., le frangin !
Les spectateurs se gondolent. Deux serveurs qui en ont vu d’autres le bichent par les pattes et par les bras et l’évacuent vers la sortie.
Je tends mes abattis à la petite fille. Elle les accepte avec un beau sourire.
Les gonzesses sont toujours bonnes pour les vainqueurs. Surtout lorsque la bataille a eu lieu pour elles.
Elle se met à me roucouler des gentillesses.
— I am Belgium…, dis-je pour couper court.
— Oh ! Gazouille-t-elle. Ju parlant oune little française…
Et elle m’explique qu’elle a connu un Français pendant la dernière guerre. Un gars qui était journaliste. Ils ont vécu deux mois ensemble et ça a laissé des traces dans son éducation.
Décidément, les Français se manifestent toujours dans la vie d’une greluse.
On fait plusieurs danses. Lorsque je regagnerai Paris, je vais cavaler à l’Opéra m’inscrire comme petit rat ! Ce voyage m’aura appris à me servir de mes gambettes, je vous l’assure !
Lorsque je n’ai plus de jetons, je vais en acheter d’autres. Bref, ça devient la grosse passion, nous deux. Je lui susurre des trucs à la guimauve. Elle biche. Lorsque je lui demande si on peut passer la nuit ensemble, elle me dit qu’elle est d’accord.
La soirée est longue comme un rapport d’expert.
Je suis vanné lorsque la carrée boucle.
— Allant attendre in rue ! me fait la poule.
Je la quitte à regret. J’ai eu tort de lui chauffer son « noir ». Si elle s’aperçoit de la chose, maintenant, elle va en avoir sec et la suite de nos relations sera compromise. Or je ne voudrais pas qu’elle le soit. Le coup est admirablement amorcé. Parti comme je suis, j’ai toutes les chances de mon côté pour lui tirer les vers du nase. Et aussi pour lui faire le coup qu’Adam a si bien réussi.
Elle vaut l’exercice !
Elle est rousse comme une couverture de revue déshabillée. Elle a les yeux verts — c’est ce qui va le mieux aux rousses ! — et ses jambes sont parfaites. Le brancard idéal, quoi !
Je monte dans ma tire et j’attends. Qui vivra verra, comme le dit si pertinemment Félicie, ma brave femme de mère !
L’attente se prolonge. Je vois calter les compagnes de ma bergère. Mais elle tarde et ça m’inquiète.
Sans doute s’est-elle aperçue du larcin et est-elle affolée.
J’attends encore. Enfin, la voilà. Le valseur ondulant. Elle me sourit si gentiment que mes craintes s’évaporent comme de la rosée d’avril.
Elle s’avance vers ma guindé. Elle est belle, ma foi ! Elle a renforcé son maquillage et s’est vaporisé un parfum pas tellement désagréable.
Elle est gentillette.
Une fois à mes côtés, je ne peux attendre ; je la serre contre moi et je lui file un patin maison. Après ça, elle peut faire de la pêche sous-marine, elle a acquis l’entraînement nécessaire.
Je démarre.
— Où habitez-vous ? Fais-je.
Elle me bonnit un nom de rue que j’ignore totalement.
Ça va être coton pour y aller, à moins qu’elle ne me guide sérieusement.
— Give me… le…
Elle touche le volant.
— O.K., ma poupée, fais-je.
Je descends de la voiture et je la contourne tandis qu’elle s’installe à ma place.
— Vous savez conduire, au moins ?… je demande une fois que je suis réinstallé à sa droite.
— Oh ! yes !
Ça, pour savoir conduire, elle sait…
Elle démarre en souplesse et fonce dans la ville.
Cette décapotable est follement agréable. L’air de la nuit me fait un bien immense. C’est bon de sentir la caresse de la brise sur son visage.
Dites, vous vous rendez compte de la somme de poésie qui stagne dans mon âme ?
Le jour où j’aurai remisé mon colt, je me lancerai dans la poésie.
Je publierai des plaquettes à compte d’auteur ; il n’y a rien qui fasse davantage plaisir à un éditeur !
Oui, il fait doux et frais. En sortant de la fournaise où nous étions, c’est une vraie thérapeutique, je vous l’affirme.
La môme pilote à moyenne allure. C’est reposant. Soudain, au tournant d’une rue, je vois se dresser devant nous un immeuble que je reconnais.
— Mais… fais-je.
Je n’ai pas le temps d’en dire plus long. Je reçois derrière le crâne un de ces gnons qui volatiliseraient Notre-Dame.
« Tiens, pensé-je avant de sombrer dans le sirop, il y avait un mec à l’arrière de la voiture. »
Oui, il y en avait un. Et ce gnace sait se servir d’un gummi, moi je vous le dis, parce que je suis bien placé pour le savoir.
Le bâton de caoutchouc renforcé, c’est son instrument de travail. Oh ! Ma douleur ! Des badaboums pareils, ça vous ramollit la matière grise !
Pourtant, bien que je flotte dans une demi-inconscience, je me sens véhiculé. Des mains me saisissent. On grimpe des escadrins ; on suit des couloirs… Et puis, plouf ! On me jette à terre.
Là, je lâche les pédales.
Mon cirage ne doit cependant pas durer très longtemps. Une rasade de whisky me ramène au grand jour. Je m’ébroue comme un caniche qui a reçu la flotte et je me mets sur mon séant.
Je suis sur la carpette du bureau de Maresco. Lui est assis à sa table de travail. Il écrit sans s’occuper de rien. Ses pieds nickelés m’entourent. A l’arrière-plan se tiennent le clergyman et la souris rousse.
— Salut ! Dis-je. Excusez-moi pour ce petit voyage, mais, après le coup que j’ai dérouillé sur la noix, il s’imposait.
Je porte la main à mon crâne. J’ai l’impression que mon bocal a changé de consistance et qu’il est maintenant devenu mou comme du chewing-gum mâché.
Maresco relève la tête.
— Tiens, fait-il, il récupère vite.
Il contourne son bureau et me dit :
— Asseyez-vous là.
Il donne un ordre. Ses boy-scouts m’agrippent et m’assoient dans le fauteuil pivotant qui fait face au sien.
Des cloches aux notes graves sonnent vachement sous mon dôme. Je dodeline du but comme un malheureux. Puis, enfin, je me ressaisis. En me tenant le menton, je parviens à lutter contre le vertige qui me déséquilibre. Et alors mes yeux tombent sur la feuille de papier que noircissait Maresco. Et je tique en constatant que son écriture est exactement la même que celle du gars qui a écrit les fameux billets : le Français. Pas moyen de se gourer, ce sont bien ces mêmes lettres un peu pointues, aux pleins appuyés.
Du coup, j’ai un éblouissement. Maresco serait le Français ? Il aurait la connerie de signer ses meurtres de son écriture ? J’en suis ratabois ! Brusquement, je réalise qu’il est en train de me parler. Faut croire que j’ai un drôle de coup de vapeur.
— Hmm ? Grommelé-je lourdement.
Maresco s’assied en face de moi.
— Vous m’avez joué, dit-il. Vous avez empoché l’argent que je vous proposais pour partir et, au lieu de cela, vous avez quitté l’avion à Cleveland… et vous êtes revenu…
— C’est de la maniaquerie professionnelle, lui fais-je. Que voulez-vous, il y a des ménagères qui ne peuvent pas sortir de leur appartement si les lits ne sont pas faits, et vous avez des flics qui ne peuvent pas lâcher un os sans savoir de quelle couleur est la moelle. J’appartiens à cette catégorie-là. Quant aux ronds que vous m’avez refilés, rendez-moi cette justice que je les ai refusés. Je ne les ai empochés que lorsque vous m’avez eu dit que vous les considériez comme des dommages pour l’attentat dont j’ai été victime.
— Ne finassez pas, San-Antonio…
— Je ne finasse pas !
— On a trouvé sur vous une certaine marchandise.
— L’opium que votre clergyman distribue aux petites filles de vos boîtes ?
— C’est ça.
— Et alors ?
— Alors, j’aimerais que vous me disiez de quelle façon vous êtes arrivé à mettre la main dessus. Cela revêt une certaine importance pour moi…
— Vous avez les chocottes, hein, Maresco ? Je commence à piger votre combine.
« Les stups, c’est une branche annexe de votre activité. Vous ne voulez pas la confondre avec le consortium des boîtes qui est une chose légale. Alors, vous avez organisé un trafic clandestin comme si les taules ne vous appartenaient pas. De cette façon, en cas de coup dur, vous ne risquez rien. C’est ça ? »
— Exactement.
— Seulement, il y a des filles, vos détaillantes, qui vous font du contrecarre ; alors vous les liquidez… Et c’est ça, les crimes du sadique français.
Il abat son poing sur la table.
— Non ! fait-il sèchement.
— Si… La preuve !
J’attrape la feuille de papier.
— C’est la même écriture, Maresco !
Il ne bronche pas. Ses yeux froids et incisifs me scrutent.
— Vous n’êtes décidément pas un crétin, fait-il. Mais vous vous trompez. Je ne suis pour rien dans ces morts qui, au contraire, troublent… mes affaires. Il est exact pourtant que les billets sont de ma main. J’ai affaire à un adversaire rusé.
— Cela me paraît difficilement admissible. Comment diantre avez-vous écrit ces billets ?
Il hausse les épaules :
— De la façon la plus stupide qui soit… J’avais, l’an dernier, dans mon équipe, un Canadien nommé Le Français. C’était son nom patronymique. Or je tiens une comptabilité de mes collaborateurs officiels. Chacun d’eux figure sur un gros carnet où ses opérations sont inscrites. Ce carnet m’a été dérobé. L’assassin des filles a découpé l’en-tête des pages sur lesquelles j’avais écrit le nom du Canadien.
— Je comprends. Vous me racontez tout cela pourquoi, Maresco ?
— Parce que vous n’êtes pas bête et qu’on profite toujours de l’opinion d’un homme intelligent.
— Je vois. Alors, pourquoi avez-vous cherché à m’éloigner au lieu de m’engager ?
— Je n’engage pas les flics trop perspicaces.
— Ils peuvent en découvrir trop ?
— C’est ça.
— Et, maintenant, vous ne craignez plus que j’en découvre trop sur votre compte ?
— Non, puisque je vous tiens.
— Ça va se terminer de quelle façon, nos relations ?
— Oh ! Ça dépend d’un tas de facteurs… Parlons d’autre chose.
— De votre affaire ?
— Par exemple…
— Vous ne savez pas qui a étouffé ce carnet ?
— Si.
— Quelqu’un de votre entourage immédiat ?
— Oui.
— Et qu’a-t-il dit ?
— Il n’a rien dit. On l’a trouvé mort dans un fossé, sur la route de Toledo. Le gars pour qui il a fait ça ne faisait confiance qu’aux morts.
— Quel intérêt a l’assassin de tuer vos messagères ?
— Il leur prend la camelote.
— Donc, c’est par cupidité qu’il agit… Pourquoi signer ce meurtre : le Français ?
— Afin de juguler la police.
— Je ne pige pas.
— Ces billets ont été rédigés par moi, donc cela me mêle à l’affaire. Or, je ne tiens pas à être mêlé à une affaire de meurtres directement branchée sur une affaire de stupéfiants que je dirige.
— La police sait que les billets sont de vous ?
— Oui, la police d’ici, c’est-à-dire celle que je peux museler. Il m’a été du reste facile de me disculper. D’autant plus facile que je dînais en compagnie du chef de la police l’un des soirs où l’on tuait une de mes filles. Seulement, si le F.B.I. s’en mêle, cela deviendra plus délicat. Le F.B.I. trouverait à coup sûr l’assassin, mais, du même coup, mettrait à jour cette affaire d’opium. Comme je ne veux pas qu’on parle de l’affaire, j’ai intérêt à ce que l’assassin ne soit pas identifié. Du moins, pas par la police.
— Votre rêve serait de le trouver vous-même ?
— Voilà !
— Je comprends.
— Vous pouvez m’aider ! Si vous avez découvert mon trafic, vous devez découvrir le meurtrier.
Ça lui en a mis plein les carreaux, mon enquête éclair.
— Comment avez-vous fait ? demande-t-il.
— J’ai fureté chez certaines filles mortes et j’ai déniché la piste de monsieur.
Je désigne le clergyman.
— Ensuite, la routine, la bonne vieille routine française…
— Bravo !
— Merci. Et vous, comment avez-vous déniché ma trace ?
— Oh ! Facile. Maintenant, je fais filer toutes mes petites livreuses. Le fileur de celle-ci vous a repéré. Il vous a suivi sans que vous vous en doutiez. C’est un Noir.
Je souris.
— En effet, j’ai eu affaire à lui.
— Il m’a prévenu aussitôt que quelqu’un filait la petite. Pendant que vous dansiez avec elle, un de mes hommes est allé vous voir ; il vous a reconnu. Par mesure de précaution, j’ai téléphoné à la compagnie aérienne qui m’a dit que vous aviez abandonné l’avion à Cleveland.
— Bon. Eh bien ! Je crois que nous nous sommes mis à jour, Maresco !
— Je le crois aussi.
— Je sens que vous allez me proposer un marché.
— Vous « sentez » très bien. En effet, voilà ce que j’ai à vous dire : vous collaborez avec moi pour dénicher l’assassin ou bien vous refusez. Si vous refusez, mes hommes vous emmènent faire un tour. Si vous acceptez et si vous réussissez — j’insiste sur ce dernier point —, je vous laisse l’argent que je vous ai remis et un de mes gars vous raccompagne jusqu’à New York. Cette fois, il vous met dans l’avion pour la France !
Je pense :
« Parle, beau merle. »
Car ces promesses-là sont des promesses de dentiste.
Mais il faut que je gagne du temps.
— D’accord, je suis à votre disposition.
— A la bonne heure ! Donnez-moi votre passeport. Je lui tends le carnet demandé. Il le glisse dans un tiroir.
— Votre revolver, je l’ai déjà, votre argent aussi. Vous voici donc sans papiers, désarmé, désargenté. Pas moyen de faire grand-chose ici dans de telles conditions. De plus, vous aurez deux collaborateurs. Il fait signe à deux hommes.
— Voici Dick et Jo. Dick parle un peu de français. Vous vous entendrez très bien. Je vous prie également de ne rien tenter sur leur personne, car il vous en cuirait… N’oubliez pas que vous êtes l’assassin de Seruti. Son collaborateur, que vous avez quelque peu malmené est prêt à témoigner que vous l’avez descendu. Donc, une fausse manœuvre et je vous fais passer à la chambre à gaz, aussi vrai que je m’appelle Maresco !
Il a tout prévu, le Rital. Pour un fortiche, c’est un fortiche !
— A propos de Seruti, dis-je, que s’est-il passé avec la souris morte soi-disant dans son taxiphone ?
— Elle a été assassinée dans son bureau pendant son absence. Ça la fichait mal. Alors, après la fermeture de l’établissement, il l’a installée dans la cabine.
— C’est ce que je pensais. Dites voir, la huitième môme est de vous. Non ?
— Non, de lui. Seruti a fait du zèle. Lorsque vous lui avez dit qu’une fille brune du salon de danse voisin vous avait fait certaines confidences, il a eu peur. Il m’a téléphoné, mais je n’étais pas chez moi, ce soir-là. Alors, il s’est occupé de ça tout seul.
— Seruti connaissait votre section stups ?
— Oui.
— Tous vos collaborateurs sont au courant ?
— Non, pas tous. Seuls les Siciliens.
— Bref, la Mafia ?
— On ne peut rien vous cacher.
— Et vous avez confiance en eux ?
— Une confiance totale.
— Jamais de… déceptions ?
— Rarement, et elles ont été sanctionnées.
— Vous n’avez pas votre idée personnelle au sujet du tueur ?
— Si j’avais mon idée personnelle, je ne ferais pas appel à votre sagacité.
— Bien sûr…
Je me frotte le crâne.
— Je boirais bien un verre de rye.
— Facile…
— Je veux vous dire quelque chose, Maresco.
— C’est le moment.
— Au sujet de mon retour ici ; je ne suis pas revenu pour vous emmerder personnellement, je n’ai rien contre vous, si ce n’est une certaine admiration. J’admire tous les types grand format.
— Merci.
— Je suis venu à cause de cette marotte dont je vous ai parlé : cette manie de la vérité. A part ça, je n’ai rien à voir avec le F.B.I.
— Tant mieux.
Il redevient bourru, lointain, froid.
Il a cet air des gens que vous emm… et qui sont trop polis pour vous le dire.
Je siffle un glass et je me lève.
Dick and Jo se lèvent aussi !
Dick et Jo sont ce qui se fait de mieux dans le style défonceur de portrait !
Des armoires de ce format, vous pouvez en chercher des mêmes pendant cent dix ans à la salle des ventes, vous ne réussiriez pas à en trouver. Ils ont des poitrines larges comme des portes de grange et des biscotos plus durs qu’un steak à bon marché.
Me voilà parti avec ces deux molosses sans un radis en poche, sans arme, sans papelards et, ce qui est plus grave, sans la moindre idée de l’endroit où je vais aller.
Maresco, c’est un drôle de vieux. Il doit croire au Père Noël à ses moments perdus. Parce que je lui ai prouvé que je n’avais pas la boîte crânienne fourrée aux amandes, il s’imagine que je vais dégauchir son tueur de souris en deux temps, trois mouvements. Décidément, j’aurais dû rester dans l’avion. Certes, j’ai fait un pas de géant en découvrant le trafic de noir du Rital, mais à quoi cela m’avance-t-il, je vous le demande ? Maintenant, je suis coincé. Maresco a une façon peu ordinaire d’utiliser les compétences. Ah ! La carne ! Ce vieux-là, quand il sera canné, faudra le faire naturaliser et l’exposer au musée de l’homme ; il vaut cinquante points d’entrée !
Dick me demande de son air le plus intelligent — ce qui est extraordinairement négatif :
— Où nous aller ?
— Nous coucher, je fais. Avec ce coup de téléphone sur la praline, maintenant, je suis bon à nib. Tant que j’aurai pas récupéré, il ne faut pas compter sur moi.
Il grommelle je ne sais quoi de pas gentil, gentil, certainement. Je m’installe à mon volant, lui à mes côtés, son autre portion derrière.
Et je reviens à l’hôtel où j’ai retenu ma piaulette, mais, comme je m’apprête à ralentir, je pense au petit Robert et je me dis que ce serait une sale blague à lui faire que de le colloquer dans ce bain. Si je descends à mon hôtel, il me rendra visite, les deux costauds le harponneront ; ils préviendront Maresco et il arrivera des choses pas gentilles au petit Belgicot.
Non, pas de ça, Lisette.
Je file un coup de seringue et le bahut fonce plus loin. A force de tourniquer, je finis par découvrir un autre hôtel.
— Dis donc, Dick, fais-je à mon convoyeur, je vais prendre une turne ici. C’est toi qui les allongeras, puisque je suis lavé de mornifle.
Il grogne.
Je considère que cette onomatopée est une approbation et je débarque dans l’hôtel.
C’est Dick qui va baratiner la séquelle de la réception. Moi, j’attends en compagnie de Jo, lequel ne me lâche pas d’un poil, comme s’il s’attendait à ce que je me déguise en trou de gruyère !
— Monter ! décide Dick.
On nous embarque dans un ascenseur. On nous conduit à deux chambres communicantes.
L’une a deux lits. C’est dans cette dernière que me fait entrer Dick.
— Déshabiller ! dit-il.
Je me déloque. Il prend mes fringues et va les planquer dans la piaule voisine. Ensuite de quoi, il tire une paire de menottes de sa poche. Il emprisonne mon poignet droit, me dit de me coucher et passe l’autre boucle de la poucette au lampadaire de fer forgé qui flanque le divan-lit.
Cela fait, il ôte sa veste, s’allonge sur le divan voisin après avoir fermé la porte à clé, glisse la clé dans sa poche et traîne son pieu devant la fenêtre.
Maresco savait ce qu’il faisait en me confiant à cette nurse. Voilà un chéri qui compte avec le hasard et ne lui laisse pas le moindre morceau de gâteau.
Il allume une cigarette et éteint.
Dans l’obscurité, je vois grésiller le bout incandescent de la cibiche.
Je me dis que mon but me fait mal, que la vie est moche et que le roupillon est une chose nécessaire. Je m’endors comme un petit ange !
Comme le disait avec pertinence Pierre Dac :
« Il ne faut jamais faire le jour même ce qu’on peut renvoyer au surlendemain matin. »
Il m’arrive souvent de rêver. Lorsqu’on mène une existence à grand spectacle, comme la mienne, c’est presque nécessaire. Un rêve, pour moi, c’est une soupape de sûreté.
Donc, je suis dans un avion. Et cet avion ronronne comme tous les avions en vol. Mais, soudain, la porte de l’oiseau s’ouvre, un gars me prend par les pieds et me jette dans le vide sans qu’il me soit possible de réagir.
Vache de blague ! Je fonce dans le vide comme un verre de vin blanc dans le gosier d’un ivrogne. Puis, soudain, je suis arrêté par le bras. Au passage, j’ai eu le temps de saisir une courroie qui pendait hors de l’appareil.
Je m’éveille et réalise la situation. Comme je fais un peu de température, because le coup de téléphone sur mon crâne, j’ai eu un saut de carpe qui m’a projeté hors du divan. Et mon bras reste suspendu par la menotte fixée au lampadaire.
Quant au moteur d’avion, il est merveilleusement imité par Dick, lequel ne s’est pas fait enlever les végétations et ronfle comme un bienheureux.
Je me remets sur mon pieu. Mais, pour la chose du sommeil, je suis chouravé. Maintenant, je vais me tortiller sur le duvet sans parvenir à en écraser.
Le mieux que j’aie à maquiller, c’est encore de gamberger à la situation. Je suis pris dans cette histoire comme un rat dans un piège. Pour s’en sortir, faut avoir de sérieuses accointances avec le petit Bon Dieu.
Maresco a l’impression que je peux découvrir le coupable. Il se carre le doigt dans l’œil jusqu’au gros côlon. L’affaire des stups, c’était pas marie à entraver à cause du clergyman qui ne passait pas inaperçu. Mais l’assassin, lui, ne s’est pas déguisé en lancier du Bengale pour bousiller les porteuses de noir. Pour le démasquer, il faudrait que je sois au parfum des us et coutumes de ce bon Chicago, que je connaisse au moins la langue à fond, que j’aie les mains libres et du pèze pour arroser les muets.
Non, je n’arriverai à rien. Si je n’arrive à rien, Maresco me fera distribuer des jetons de calibre 45, et si j’arrive à quelque chose, ce sera du même tabac, parce qu’au point où en sont les choses, il ne peut pas laisser papillonner à travers l’univers un flic au courant de ses combines clandestines. Donc, la seule chose qu’il me reste à faire, c’est de tout plaquer et de garer mon lard.
Déjà, ça, c’est coton. Si j’arrive à fausser compagnie aux deux armoires qui m’escortent, je connaîtrai les transes d’un outlaw. Toute la meute galopera après mon pétrousquin et ce sera un drôle de cri dans la région, moi, je vous l’annonce sur papier timbré !
Pourtant, les idées, c’est comme les pelotons de ficelle : à force de les tripoter, on finit par les choper par le bon bout.
« A toi de jouer, bonhomme ! » me dis-je.
Je commence à prêter l’oreille. Le Dick, maintenant, s’en donne comme une escadrille. C’est un vrai meeting à lui tout seul. Et faut croire qu’il a le sommeil aussi épais que son intelligence, car il ne m’a pas entendu tomber du page.
Je biche doucettement le lampadaire. C’est une tige de bois. Elle se dévisse en son milieu. Je me mets donc à la dévisser. Bientôt, l’objet est en deux morceaux, seulement reliés par le fil électrique passant à l’intérieur.
Du moment que le lampadaire est éteint, c’est que le jus n’y est pas. Vous êtes d’accord ? Je saisis un cendrier de verre posé sur la tablette du divan. Je le tortille dans ma couverture et je le casse. Ça se passe sans bruit. Je chope le plus gros tesson de verre et je l’utilise comme une lame pour trancher le fil électrique. J’y parviens très aisément. Lentement, je fais remonter la boucle de la menotte et je la dégage. Dick ronfle toujours.
Je retiens ma respiration pour ne pas perdre le moindre bruit. Je me glisse hors du divan et je rampe sur la carpette dans la direction du dormeur. Le jeu consiste simplement à le neutraliser sans éveiller le copain qui occupe la chambre voisine dont la porte de communication est ouverte.
Heureusement, une enseigne lumineuse filtre à travers le store. Elle tombe juste sur la face du costaud.
Je me mets droit devant lui. Je prends bien mon temps, comme font les forts à bras de village qui veulent enregistrer leur force sur les punching-balls à cadran.
Je serre mon poing droit, je bande mes muscles ; je me cale bien sur mes jambes, de profil, et puis, vlan !
Parole, c’est le plus beau taquet de ma vie. J’en ai balancé des chouettes, mais une livre avec os de cette ampleur, le grand Sugar n’en a jamais dépêché de semblable !
Mon poing explose sur la tempe de Dick. Il ne pousse pas un cri. Son ronflement déraille et s’achève pas un ridicule reniflement. Il part en avant et je le redresse d’un coup de genou sous le menton. Comme ça, il a le bon poids et ne peut écrire une lettre de râlage à la direction… Groggy, qu’il est, le biscoteux. Quand il se réveillera, dans une demi-journée, il aura l’impression d’avoir reçu l’Everest sur le coin de la figure. Une confiture de marron pareille, ça vous change les idées pour un bout de temps !
Et tout ça s’est déroulé sans bruit. Enfin, avec le minimum !
Je masse de ma main gauche mes phalanges endolories, puis, lorsque je parviens à refaire jouer mes articulations, je fouille les vagues du mec pour récupérer la clé des poucettes.
Elle est dans la poche de son gilet. Je libère mon poignet. Ouf ! Je me sens un autre homme. Rien de tel que l’action pour vous tonifier un zouave ! Pendant que j’en suis à le vaguer, je chauffe son morlingue et son artillerie. Le portefeuille contient quelques centaines de dollars, ce qui suffit pour le moment.
Bon, maintenant, s’agit de liquider l’autre tordu et de retrouver mes fringues.
Je passe dans la chambre voisine à pas de loup. Mais l’autre a dû percevoir quelque chose, car il se retourne dans son page.
Il baragouine quelque chose en anglais, d’une voix pâteuse. Puis il donne la lumière. Il a l’air ahuri en m’apercevant. Je ne lui laisse pas le temps de se demander de quelle couleur était le cheval blanc d’Henri IV. D’un bond, je suis sur lui. Je le chope par la gargane tandis que lui fouille sous son oreiller pour y attraper sa machine à effeuiller les extraits de naissance.
Un drôle d’oiseau !
Ce qu’il pense de moi, il ne veut pas me le dire avec des fleurs !
« Fais vite, bonhomme ! Me supplié-je, ou alors tu vas écoper d’une praline où tu mets la main lorsque tu reçois ta feuille d’impôts ! »
Et je fais vite. Je serre son cou avec une rage folle. Je sens craquer des machins cartilagineux sous mes doigts. Le gnace glousse et devient mou.
Je porte ma main sur sa poitrine : son battant s’est arrêté. J’ai un peu forcé sur la manette des gaz. Il a avalé son extrait de naissance alors que je voulais seulement le maîtriser.
Cette fois, je suis dans le jus de boudin jusqu’aux sourcils, les potes.
C’est du peu avant le gros coup de tataouine ! Lorsque Maresco va savoir que je lui ai démoli ses zèbres, il voudra avoir la peau de mes valseuses pour s’en faire faire une couverture chauffante ! Il va me coller les flics au dargeot. Et, cette fois, ils fonceront de bon cœur, les perdreaux, car ils savent que je ne suis pas un caïd, que je ne bouffe pas avec le gouverneur et qu’en fait de millions, je n’ai que le bonjour de chez moi à leur donner.
Je me fringue à la vitesse d’un illusionniste, j’empoche le feu de Dick, son blé, le blé récolté sur Jo. Et me voilà parti dans les couloirs de l’hôtel. Il est près de quatre heures du mat’. Le jour commence à rôdailler.
Je sors du palace sans avoir éveillé l’attention. Je me remue la rondelle. Il s’agit de faire vinaigre pour prendre les dispositions qui s’imposent.
Je me souviens avoir vu un bureau de poste ouvert la nuit. A force de tourner au volant de mon baquet, je finis par tomber dessus. Je m’y précipite.
A un gnace du guichet « telegraph », j’explique que je veux envoyer un message urgent en France. Il me tend le formulaire. Mais, réflexion faite, je me dis qu’on en trouvera la trace et je réclame une carte-lettre à poster par avion.
J’écris hâtivement à mon chef pour le mettre au parfum de ce qui est arrivé. Je lui résume en dix lignes la situation en l’affranchissant sur les activités de Maresco. Je lui demande de faire fissa pour intervenir auprès des autorités américaines.
Je poste la bafouille. Il l’aura après-demain. Il s’agit de pouvoir tenir jusque-là.
Halsted St… C’est là.
Je repère l’immeuble et je poursuis ma route. Je trouve un parc à voitures, un peu plus loin. Il est peu garni. J’abandonne ma tire et je reviens jusqu’à la carrée de Cecilia. Cette gosse est ma planche de salut. Je ne vois qu’elle qui puisse me planquer le temps nécessaire.
J’appuie sur un bouton de sonnette. Un long moment s’écoule. Comme je m’apprête à appuyer de nouveau, sa voix brumeuse résonne dans l’appareil acoustique.
— Qu’est-ce que c’est ?
— C’est moi, dis-je, San-Antonio.
Elle a une exclamation et enclenche le système d’ouverture de la porte principale. Je ne fais qu’un bond jusqu’à la cage d’ascenseur.
Elle est là, sur le palier, devant son bouclard. Elle est dévêtue d’une robe de chambre en tulle bleu bordée de velours blanc. Avec des fringues aussi vaporeuses, une jeune fille nubile serait sûre et certaine de perdre son berlingue dans la minute qui suivrait les présentations avec bibi !
— My love ! Gazouille-t-elle en se collant contre moi, tu n’es donc pas parti ?
— Comme tu vois-turabras, dis-je non sans finesse. J’ai eu la nostalgie de ton corps d’albâtre.
Vite, je repousse la lourde.
— Tu faisais dodo, chérie ?
— Oui, je rêvais de you.
— Eh bien ! Tes rêves vont prendre de la consistance, si j’ose ainsi m’exprimer !
Nous passons dans la chambre où le lit défait, tout chaud, tout parfumé, me tend pour ainsi dire les draps.
— Ecoute, souris jolie, accepterais-tu de me cacher ici pendant quarante-huit heures ? Je me suis mis Maresco à dos et ça va barder pour mon matricule dans un futur tout ce qu’il y a d’immédiat.
— Qu’est-il arrivate ?
— Ce serait trop long, je t’expliquerai cela plus tard. Puis-je compter sur toi, oui ou non ? That is the question ! Comme disait Breffort.
— Mais, bien sûr, tu le peux, mon grand fou !
— Vrai, tu me cacheras ?
— Je te cacherai !
— Même…
— Même ?
— Même de la police ? Figure-toi que j’ai eu une explication orageuse avec un des tueurs de Maresco. Elle s’est mal terminée… pour lui !
— Je te cacherais du diable, s’il le fallait !
— Je ne t’en demande pas tant !
Elle envoie promener sa robe de chambre arachnéenne. S’il me restait un centimètre cube d’air dans les éponges, je sifflerais d’admiration.
Un corps comme le sien, vous n’en avez jamais vu. A côté d’elle, notre B.B. est juste bonne à écosser des petits pois.
Ah ! Mes enfants !
Des jambes longues, fines, bien proportionnées, nerveuses, racées comme celles d’une pouliche de course. Un ventre plat sur lequel vous avez envie de battre la charge. Des seins qui regardent orgueilleusement en l’air… Bref, un digest de Folies-Bergère à faire damner un saint.
Elle me regarde en souriant.
Elle s’avance sur moi. Ses cheveux courts, ébouriffés par le dodo, lui font une coiffure d’archange. J’allonge les bras… Je la cueille comme une brassée de bonheur.
Je la renverse sur le pucier.
Et alors, en moins de temps qu’il n’en faut à un huissier pour mettre une saisie-arrêt sur les appointements d’un prolo qui n’a pas fini de cigler les traites de sa télé, j’oublie ma situation critique, j’oublie Chicago, Maresco, ses boy-scouts.
J’oublie tout ce qui n’est pas ce corps affolant !
Ne comptez pas que je vous donne davantage de détails, vos bourgeoises ne sauraient plus ce qui leur arrive !
Je suis soûl d’amour lorsque j’ouvre un store languissant. Il fait bon… il fait jour.
C’est bath d’être zoné dans la chaleur lorsqu’on a un gros coup de fatigue, lorsqu’il fait jour et qu’on n’a pas besoin de se lever.
J’entends un petit air de radio, suave comme une patte de chat. J’ouvre mes châsses en grand. La pièce est toute blonde de soleil.
Ah ! Ce qu’il fait bon vivre ! Au milieu de la lumière, Cecilia évolue, gracieuse comme une fée. Elle porte une jupe de flanelle grise, un chemisier ocre et son maquillage est neuf.
Elle tient à la main un plateau supportant un bol de café fumant, des toasts beurrés et un pot de confiture.
Justement, j’ai la dent.
— Vous êtes bien reposé ? demande-t-elle.
— C’est rien de le dire, mon âme…
Je la chope par la taille. Je suis tout prêt à remettre le couvert, mais elle me repousse.
— Il faut que j’aille à mon bureau.
— Eh bien, soyez sage. S’il y a du nouveau, vous me téléphonez ?
— Oui.
— Écoutez, je ne répondrai au téléphone que si je suis certain que c’est vous. Pour cela, appelez-moi deux fois. Une première, vous raccrocherez dès que vous entendrez votre sonnerie d’ici, vous compterez dix secondes et vous referez le numéro. Compris ?
— Compris !
Un beau patin pour mariage pauvre et me voilà seulâbre dans la strasse.
Je baisse l’amplificateur du poste jusqu’à n’avoir qu’un murmure imperceptible du dehors. Je chope un paquet de gitanes et je commence à le réduire en cendres en me laissant bercer par l’orchestre de chambre.
Après tout, je ne peux rien faire d’autre. Il y a des moments dans cette garce de vie où il faut savoir faire abstraction de tout ce qui vous entoure.
Tout à coup, je repense à mon petit copain, le Belge errant : Robert Dauwel.
Le pauvre môme doit se cailler le raisin à m’attendre. Comme il me paraît dégourdoche, il voudra retrouver ma trace, il se lancera dans l’aventure avec la fougue d’un jeune clébard et ça bardera pour sa praline si jamais il tombe dans l’espace vital de Maresco.
Il faut absolument que je le prévienne.
Je me rappelle que l’hôtel où nous étions descendus s’appelait The Spanish. Et qu’il y avait des tableaux espagnols plein les murs du hall.
Je fouinasse dans l’appartement de ma cocotte pour dégauchir un annuaire. Je finis par en engourdir un qui lui sert de petit banc sans doute, car il est posé par terre à la cuisine. Elle doit mettre ses pinceaux dessus lorsqu’elle tourne une mayonnaise. Je le feuillette. The Spanish Hôtel, c’est écrit en caractère gras, ce qui est normal pour un établissement qui se veut espagnol.
Je compose le numéro sur le cadran et un portier polyglotte répond à mon coup de grelot.
— Je voudrais parler à M. Robert Dauwel ! Dis-je.
— Tout dé souité !
Un crachotement prometteur. La voix traînante, éveillée pourtant, du petit globe-trotter me parvient.
— C’est toi, Christophe Colomb ? Fais-je.
— Enfin ! s’écrie-t-il. Commissaire !
— Chut ! Ecoute, bonhomme, les choses ont mal tourné cette nuit. Je suis obligé de me déguiser en homme invisible ! Justement, j’ai trouvé une panoplie complète chez un costumier de mes aminches, alors je te le dis pour que tu ne te tracasses pas pour ma cerise. Si j’ai un conseil à te donner, c’est de continuer ton voyage sans perdre une minute. Je ne t’ai pas refilé les mille dollars, mais, heureusement, je t’ai versé des arrhes substantielles. Tu devras t’en contenter, mon pauvre gros, car ces vaches m’ont sucré tout ce qui me restait.
— Vous tracassez pas pour ça, dit-il vivement. Vous m’avez donné six cents dollars, c’est beaucoup trop. Voulez-vous que je vous les rende ?
— Tu débloques, môme !
— Mais si vous n’en avez plus !
— J’en trouverai, t’occupe pas !
— Vrai, vous n’avez plus besoin de moi ?
— Mais non…
— Vous n’êtes pas en danger, au moins ?
— Mais non, mon gars.
— Voulez-vous un coup de main ?
— Pas besoin.
— Vrai ?
— Tu es obstiné comme une mouche à miel !
— C’est que je sens que ça ne va pas pour vous. Je ne voudrais pas vous laisser comme ça. On ne peut pas au moins se dire au revoir ?
— Non.
— Où êtes-vous ?
— T’occupe pas.
— Dites donc, vous avez lu les journaux ?
— Non, fais-je, intéressé. Pourquoi, il est question de moi ?
— Pas de vous, du tueur. Il a bousillé une nouvelle fille.
Je croasse :
— Quoi ?
— Vous n’avez pas vu le journal ?
— Et même, si j’en avais un, tout ce que je pourrais faire, c’est envelopper des œufs avec, tu sais bien que…
— C’est vrai, vous ne savez pas lire.
— Pas lire l’anglais, rectifié-je, car je n’aime pas qu’on défigure trop mon standing… Eh bien ! Qu’est-ce qu’il dit, le baveux ?
— Que Le Français a frappé pour la neuvième fois.
— Une fille de boîte ?
— Oui.
— Comment ?
— Un coup de pétard, du 7,65 mm. Et, pour la première fois, l’une de ces filles est tuée par une balle de fabrication française, ce qui renforce la thèse des policiers comme quoi il s’agit d’un criminel de votre pays.
— Voyez-vous ! Tu as le journal sous la pogne ?
— J’étais en train de le lire lorsque vous m’avez sonné.
— On ne parle pas de l’assassinat d’un certain Seruti ?
— Attendez.
Je perçois des froissements de papelards.
— Si, dit-il au bout d’un instant, c’est dans les faits divers… Le directeur d’une boîte ? Une boîte appelée le Cyro’s ?
— Tout juste. Qu’est-ce qu’on dit ?
— Que l’homme est mort en nettoyant un revolver.
— Parfait.
Je vois que Grane a été correct.
— Bon, merci. Finis bien ton voyage, petit gars. Et à un de ces quatre, dans notre vieille Europe !
Je raccroche.
Je retourne à mon paquet de gitanes. Je recommence à fumer. La radio joue La vie en rose. Tu parles.
Ici, ça serait plutôt la vie en rouge.
Je bondis au bignou et je passe un nouveau coup de grelot à Robert. Je l’ai juste comme il payait sa note à la réception.
— Dis, bonhomme, c’est encore moi. C’est au sujet de la fille descendue. Avait-elle le classique petit papier à la main ?
— Mais oui, je vous l’ai dit.
— J’entends, un papier écrit à la main ?
— Oui, il était écrit à la main. Et c’est la même écriture que les autres.
— Ça va, ciao !
Cette fois, je raccroche pour de bon.
Donc c’est bien le tueur qui a bigorné la neuvième fille, la huitième pour son palmarès, puisque celle d’avant l’a été par Seruti.
Et il l’a bigornée au moyen d’un pétard crachant des pastilles françaises. Marrant… Calibre 7,65, remarrant !
J’ai de quoi réfléchir. Mais va te faire voir : la sonnerie du bignou retentit, très brève. Elle s’arrête. Ce doit être Cecilia. Oui, dix secondes ne se sont pas écoulées qu’elle reprend, insistante.
J’attends un peu, elle continue. Alors, je décroche. C’est ma souris.
— Tony ? murmure-t-elle.
— Oui, mon cœur…
— Dites, Tony chéri, il y a du nouveau. J’ai été obligé de dire à Grane que vous étiez chez moi. Il est d’accord pour vous sauver la mise une fois de plus, mais il faut faire vite. Il va vous chercher en voiture pour vous conduire en sûreté.
— Qu’y a-t-il de nouveau ?
— Je ne puis vous expliquer cela ici, c’est très grave ; il vous expliquera en cours de route. Je vous annonce sa visite simplement pour que vous lui ouvriez la porte. A tout à l’heure, Tony !
Elle raccroche. Je raccroche.
Je n’aime pas les « choses nouvelles ». Surtout lorsque c’est un flic comme Grane qui vient vous les annoncer. Cette gourde n’a pas pu tenir sa langue. Les souris, même celles qui godent pour vous, vous vendent mille fois avec leur machine à babiller.
Je tourne en rond dans la piaule. Puis, au mépris de toute prudence, je vais me mettre à la fenêtre.
Tout en jetant de fréquents coups de roberts en bas, je compulse l’annuaire. Il ne me faut pas longtemps pour trouver ce que je cherche : le numéro de tube du consulat de France.
Fiévreusement, je fais le numéro.
— Allô ! dit une voix.
— Allô ! Dis-je. Passez-moi le consul, c’est urgent. Ici, police française !
— Mais…
— Au trot, ça presse !
— C’est de la part de qui ?
— Je vous dis, police française.
— Un instant…
Ça doit jaspiner dans le téléphone intérieur du consulat. Enfin, une voix d’homme, une voix française, murmure :
— J’écoute.
— Vous êtes le consul de France ?
— Parfaitement.
— Ici, commissaire spécial San-Antonio. J’ai été envoyé ici en mission par les Services secrets français et j’ai besoin de votre assistance.
Tandis que je parle, je vois stopper en bas une voiture de la police. Trois hommes en descendent, parmi lesquels je distingue aisément Grane. Les deux autres sont en uniforme. Ils tiennent quelque chose sous leur bras et ce quelque chose ressemble davantage à une Sten qu’à un parapluie. Drôle d’ustensile pour aller expliquer quelque chose à quelqu’un.
— Ça urge ! Dis-je. Il faut que vous veniez immédiatement à l’adresse que je vais vous indiquer. Prenez la voiture officielle. C’est une question de vie ou de mort.
Je lui file l’adresse de Cecilia et je prends congé rapidos lorsqu’il m’a donné l’assurance qu’il s’annonçait illico.
Le c… de tout ça, c’est que je suis à oilpé. Je ne peux pas me tirer dans cette tenue.
Vite, je saute dans mon bénard, dans ma chemise. J’enfile mes targettes, ma veste.
Je me précipite à la porte.
Trop tard ! J’entends stopper l’ascenseur.
Un triple bruit de pas résonne sur le sol du couloir. Un coup de sonnette… Le silence s’établit.
J’ouvre la porte de la cuisine qui est juste à côté de celle de la porte d’entrée.
La voix de Grane retentit :
— San-Antonio ! C’est moi, Grane. Vous êtes là ?
« Vas-y, bonhomme, me dis-je, ça se passera bien si tu es à la hauteur. »
Je chipe une écumoire à long manche.
— Oui, dis-je, en prenant bien soin de rester dans la cuisine. Oui, je suis là.
— Ouvrez vite !
Je tapote la porte avec l’écumoire, toujours depuis la cuisine.
— Que voulez-vous ? Demandé-je.
— Ouvrez !
— Pas sans savoir ce que vous me voulez.
Je continue à frotter la porte d’entrée avec l’ustensile pour faire croire que je me tiens tout contre.
Il y a un silence. Et, soudain, je souris en constatant que mon vieux flair est toujours de première qualité. Une fameuse seringuée secoue la porte. Un essaim de balles pénètre dans le vestibule et va secouer une potiche pseudo-chinoise qui trônait sur une console. La console aussi est chouravée. Aucune importance, elle était aussi tartouze que la potiche !
Je pousse un cri terrible. Puis, je me mets à geindre. Ça parlemente derrière la lourde. Puis une nouvelle giclée décarre, mais celle-ci est destinée à la serrure. Il y a bientôt un trou comme mon poing à la place de cette dernière.
Les flics poussent la lourde.
Ils s’attendent à trouver mon cadavre sur le tapis.
Je ne leur laisse pas le temps de revenir de leur stupeur. Vite fait sur le gaz, je farcis le mec à la Sten. Il bloque une valda dans la bouche. Celle-là, il n’est pas près de l’avaler. Il lâche son moulin à café et reste debout, l’air éperdument gland. A se demander s’il est vivant ou non.
Je fonce dans le tas sans attendre, car je viens de réaliser que Grane et son autre acolyte n’ont pas d’arme au poing. Je les bouscule sauvagement. Un coup de saton dans les valseuses de l’autre flic et il appelle sa mère à la rescousse. Je me retrouve nez à nez avec Grane. Il porte la main à son holster.
— Touche pas ça, fumier ! Je dis. Tu vas y passer et ça me fera un plaisir fou. Ah ! Tu m’as bien eu, avec tes manigances.
Je lève mon pétard, mais je me ravise.
Au lieu de lui tirer dans le battant, je lui tire dans une flûte. La canne brisée, il tombe. Un coup de pompe dans le portrait et me voilà libre pour quelques secondes.
Tout ça s’est déroulé en moins d’une minute. Je suis déjà dans l’ascenseur au moment où le branle-bas commence dans le building.
Vous dites que j’ai de la pulpe de pamplemousse dans les biscotos, les mecs ?
Cet ascenseur va vite, mais pas aussi vite que je le souhaite. Mon rêve, à l’instant même, ce serait un tapis volant avec tout le confort. Seulement, nous ne sommes pas en Orient !
Enfin, voici le hall. Je le traverse en galopant.
Voici le grand air !
Et voici, tournant la rue, une vache Delahaye munie d’un macaron. Je bondis. Un type d’une quarantaine d’années, assez corpulent, un peu chauve, esquisse un mouvement de parade.
— Ayez pas peur, dis-je. Je suis le commissaire San-Antonio. Vous arrivez à point, comme un pot d’eau fraîche près d’une bouteille de pastis !
En somme, dis-je, une fois dans le consulat, ici, je suis en territoire français ?
— Oui.
— Câblez à Paris, ils vous donneront des instructions sur mon rapatriement. Merci pour votre aide ; sans vous, je serais truffé de plomb à l’heure présente. Je peux téléphoner ?
— Oui, bien sûr.
— Ou plutôt, non, téléphonez pour moi. Vous avez entendu parler de Maresco ?
— On ne parle que de lui, ici.
— Voulez-vous le convoquer d’urgence ?
— Le convoquer ?
— Oui. Dites-lui qu’il vienne en personne pour avoir un entretien de la plus haute importance.
— Parfait.
Ce qu’il y a de bien avec Pralot (le consul d’ici porte ce blaze), c’est qu’il est docile. Je lui demanderais de faire les pieds au mur qu’il me demanderait seulement s’il peut conserver ses gants.
Toujours égal à lui-même, Maresco. Sobre, élégant, parfumé, sévère et cordial.
— Je voudrais vous parler seul à seul, lui dis-je.
Le consul, que j’ai affranchi, se retire. Maresco n’a pas eu un geste de surprise en m’apercevant. Il m’a salué très gentiment, avec comme de la déférence.
— Alors ? demande-t-il.
— Écoutez, fais-je, je commence par m’excuser pour la façon dont j’ai faussé compagnie à mes anges gardiens, mais je ne peux pas travailler avec des types sur mon dos. Une enquête, c’est comme l’amour, ça se fait sans témoins.
Il sourit d’un air de dire : bagatelle !
— Ce qui importe, pour vous, lui dis-je, ce sont des résultats. Eh bien ! Soyez heureux, j’ai votre tueur !
Il a un frémissement.
— Est-ce bien vrai ? dit-il très vite.
— Oui. C’est le lieutenant Grane.
— Allons donc !
— Si. Ce type doit aimer le pognon. C’est lui qui s’interpose entre les livreuses de noir et vous. Personne n’a jamais pu fournir de détail sur le tueur parce que c’est un flic. Ses coups, il les a faits en uniforme. Les filles ne lui résistaient pas et personne ne le remarquait. Pourquoi les tuait-il ?
Parce que, justement, il raflait la drogue en étant en uniforme. Ce qui constituait sa sécurité constituait aussi sa perte, s’il faisait grâce aux filles. C’est un combinard. J’ai compris qu’il était combinard lorsqu’il m’a avoué m’avoir fait venir de France pour me donner en pâture à la presse. Il a tissé ça contre vous de longue date. Il ne pouvait rien d’autre que ces coups dans l’ombre, car vous êtes un monument !
« C’est lui qui a dû corrompre le mec qui vous a fauché le carnet. Un jour, il a mis accidentellement le pif dans votre affaire de stups et ça l’a intéressé comme un chien qui renifle un gigot. »
Maresco m’écoute religieusement. Avec l’éclat de ses yeux, je pourrais penser qu’il gamberge à autre chose.
— Continuez, fait-il.
— Une de vos gonzesses a été dessoudée cette nuit, hein ?
— Oui.
— Elle l’a été avec un pétard français de 7,65 mm ?
— C’est vrai.
— Ce pétard est à moi. Grane me l’a échangé l’autre nuit contre le sien. Quand il a su que j’avais calté d’ici, il s’en est servi pour renforcer la légende du tueur français. Rappelez vos souvenirs, Maresco. Il a bien dû, au début de l’affaire, vous montrer les papiers écrits par vous ?
— C’est exact ! fait Maresco, frappé par une évidence.
— Ben ! Voyons… De la sorte, il savait qu’on étoufferait l’affaire grâce à vous. C’est un fortiche. Vous étiez sa victime et son protecteur. Il a pour assistante une petite garce qui est plus rouée que le diable. Elle a commencé par me vamper. C’est chez elle que je suis allé me planquer, comme un crétin, au petit jour. Je me fourrais ainsi sans le savoir dans la gueule du loup.
Je lui raconte le coup de tube de Cecilia, m’annonçant l’arrivée de Grane qu’il fallait laisser entrer.
— Il venait me flinguer comme un lapin, conclus-je, car, n’étant pas parti, je pouvais témoigner au sujet du pétard échangé et le mettre un peu trop en lumière. Mais j’étais sur mes gardes et ça a raté. Par exemple, j’ai descendu un flic. Ça fait trois viandes froides à mon actif. Alors, Maresco, on va faire un marché : vous amortissez la casse pour moi, tout rentre dans l’ordre. Et vous, vous vous expliquez gentiment avec Grane. J’aurais pu le crever, tout à l’heure, mais je ne l’ai pas fait… j’ai pensé que vous aimeriez… lui parler.
— Vous avez bien fait, me complimente Maresco. Soyez sans inquiétude pour vos petites frasques, j’arrangerai ça.
— En revanche, moi, je ne me souviens plus avoir trouvé de l’opium en cherchant un meurtrier.
Il sort son portefeuille.
— Voilà le restant de vos dix mille dollars, ainsi que vos papiers.
— Comment ! M’écrié-je, vous les avez apportés ici !
— La preuve.
— Vous pensiez me rencontrer ?
— Je ne pensais pas, je savais vous rencontrer ici. De même que je savais que vous vous débarrasseriez de Dick et Jo : c’est du reste la raison pour laquelle j’ai attaché un troisième type à vos semelles. Et lui ne vous a pas perdu de vue.
Il me tend la main.
— Le bonjour à l’Europe !