Deuxieme partie

I

Georges Duroy avait retrouvé toutes ses habitudes anciennes.

Installé maintenant dans le petit rez-de-chaussée de la rue de Constantinople, il vivait sagement, en homme qui prépare une existence nouvelle. Ses relations avec Mme de Marelle avaient même pris une allure conjugale, comme s’il se fût exercé d’avance à l’événement prochain ; et sa maîtresse, s’étonnant souvent de la tranquillité réglée de leur union, répétait en riant : « Tu es encore plus popote que mon mari, ça n’était pas la peine de changer. »

Mme Forestier n’était pas revenue. Elle s’attardait à Cannes. Il reçut une lettre d’elle, annonçant son retour seulement pour le milieu d’avril, sans un mot d’allusion à leurs adieux. Il attendit. Il était bien résolu maintenant à prendre tous les moyens pour l’épouser, si elle semblait hésiter. Mais il avait confiance en sa fortune, confiance en cette force de séduction qu’il sentait en lui, force vague et irrésistible que subissaient toutes les femmes.

Un court billet le prévint que l’heure décisive allait sonner.


« Je suis à Paris. Venez me voir.


MADELEINE FORESTIER. »


Rien de plus. Il l’avait reçu par le courrier de neuf heures. Il entrait chez elle à trois heures, le même jour.

Elle lui tendit les deux mains, en souriant de son joli sourire aimable ; et ils se regardèrent pendant quelques secondes, au fond des yeux.

Puis elle murmura :

« Comme vous avez été bon de venir là-bas dans ces circonstances terribles. »

Il répondit :

« J’aurais fait tout ce que vous m’auriez ordonné. »

Et ils s’assirent. Elle s’informa des nouvelles, des Walter, de tous les confrères et du journal. Elle y pensait souvent, au journal.

« Ça me manque beaucoup, disait-elle, mais beaucoup. J’étais devenue journaliste dans l’âme. Que voulez-vous, j’aime ce métier-là. »

Puis elle se tut. Il crut comprendre, il crut trouver dans son sourire, dans le ton de sa voix, dans ses paroles elles-mêmes, une sorte d’invitation ; et bien qu’il se fût promis de ne pas brusquer les choses, il balbutia :

« Eh bien… pourquoi… pourquoi ne le reprendriez-vous pas… ce métier… sous… sous le nom de Duroy ? »

Elle redevint brusquement sérieuse et, posant la main sur son bras, elle murmura :

« Ne parlons pas encore de ça. »

Mais il devina qu’elle acceptait, et tombant à genoux il se mit à lui baiser passionnément les mains en répétant, en bégayant :

« Merci, merci, comme je vous aime ! »

Elle se leva. Il fit comme elle et il s’aperçut qu’elle était fort pâle. Alors il comprit qu’il lui avait plu, depuis longtemps peut-être ; et comme ils se trouvaient face à face, il l’étreignit, puis il l’embrassa sur le front, d’un long baiser tendre et sérieux.

Quand elle se fut dégagée, en glissant sur sa poitrine, elle reprit d’un ton grave :

« Écoutez, mon ami, je ne suis encore décidée à rien. Cependant il se pourrait que ce fût oui. Mais vous allez me promettre le secret absolu jusqu’à ce que je vous en délie. »

Il jura et partit, le cœur débordant de joie.

Il mit désormais beaucoup de discrétion dans les visites qu’il lui fit et il ne sollicita pas de consentement plus précis, car elle avait une manière de parler de l’avenir, de dire « plus tard », de faire des projets où leurs deux existences se trouvaient mêlées, qui répondait sans cesse, mieux et plus délicatement, qu’une formelle acceptation.

Duroy travaillait dur, dépensait peu, tâchait d’économiser quelque argent pour n’être point sans le sou au moment de son mariage, et il devenait aussi avare qu’il avait été prodigue.

L’été se passa, puis l’automne, sans qu’aucun soupçon ne vînt à personne, car ils se voyaient peu, et le plus naturellement du monde.

Un soir Madeleine lui dit, en le regardant au fond des yeux :

« Vous n’avez pas encore annoncé notre projet à Mme de Marelle ?

— Non, mon amie. Vous ayant promis le secret je n’en ai ouvert la bouche à âme qui vive.

— Eh bien, il serait temps de la prévenir. Moi, je me charge des Walter. Ce sera fait cette semaine, n’est-ce pas ? »

Il avait rougi.

« Oui, dès demain. »

Elle détourna doucement les yeux, comme pour ne point remarquer son trouble, et reprit :

« Si vous le voulez, nous pourrons nous marier au commencement de mai. Ce serait très convenable.

— J’obéis en tout avec joie.

— Le 10 mai, qui est un samedi, me plairait beaucoup, parce que c’est mon jour de naissance.

— Soit, le 10 mai.

— Vos parents habitent près de Rouen, n’est-ce pas ? Vous me l’avez dit du moins.

— Oui, près de Rouen, à Canteleu.

— Qu’est-ce qu’ils font ?

— Ils sont… ils sont petits rentiers.

— Ah ! J’ai un grand désir de les connaître. »

Il hésita, fort perplexe :

« Mais… c’est que, ils sont… »

Puis il prit son parti en homme vraiment fort :

« Ma chère amie, ce sont des paysans, des cabaretiers qui se sont saignés aux quatre membres pour me faire faire des études. Moi, je ne rougis pas d’eux, mais leur… simplicité… leur… rusticité pourrait peut-être vous gêner. »

Elle souriait délicieusement, le visage illuminé d’une bonté douce.

« Non. Je les aimerai beaucoup. Nous irons les voir. Je le veux. Je vous reparlerai de ça. Moi aussi je suis fille de petite gens… mais je les ai perdus, moi, mes parents. Je n’ai plus personne au monde… – elle lui tendit la main et ajouta… – que vous. »

Et il se sentit attendri, remué, conquis comme il ne l’avait pas encore été par aucune femme.

« J’ai pensé à quelque chose, dit-elle, mais c’est assez difficile à expliquer. »

Il demanda :

« Quoi donc ?

— Eh bien, voilà, mon cher, je suis comme toutes les femmes, j’ai mes… mes faiblesses, mes petitesses, j’aime ce qui brille, ce qui sonne. J’aurais adoré porter un nom noble. Est-ce que vous ne pourriez pas, à l’occasion de notre mariage, vous… vous anoblir un peu ? »

Elle avait rougi, à son tour ; comme si elle lui eût proposé une indélicatesse.

Il répondit simplement :

« J’y ai bien souvent songé, mais cela ne me paraît pas facile.

— Pourquoi donc ? »

Il se mit à rire :

« Parce que j’ai peur de me rendre ridicule. »

Elle haussa les épaules :

« Mais pas du tout, pas du tout. Tout le monde le fait et personne n’en rit. Séparez votre nom en deux : « Du Roy. » Ça va très bien. »

Il répondit aussitôt, en homme qui connaît la question :

« Non, ça ne va pas. C’est un procédé trop simple, trop commun, trop connu. Moi j’avais pensé à prendre le nom de mon pays, comme pseudonyme littéraire d’abord, puis à l’ajouter peu à peu au mien, puis même, plus tard, à couper en deux mon nom comme vous me le proposiez. »

Elle demanda :

« Votre pays c’est Canteleu ?

— Oui. »

Mais elle hésitait :

« Non. Je n’en aime pas la terminaison. Voyons, est-ce que nous ne pourrions pas modifier un peu ce mot… Canteleu ? »

Elle avait pris une plume sur la table et elle griffonnait des noms en étudiant leur physionomie. Soudain elle s’écria :

« Tenez, tenez, voici. »

Et elle lui tendit un papier où il lut « Madame Duroy de Cantel. »

Il réfléchit quelques secondes, puis il déclara avec gravité :

« Oui, c’est très bon. »

Elle était enchantée et répétait :

« Duroy de Cantel, Duroy de Cantel, Madame Duroy de Cantel. C’est excellent, excellent ! »

Elle ajouta, d’un air convaincu :

« Et vous verrez comme c’est facile à faire accepter par tout le monde. Mais il faut saisir l’occasion. Car il serait trop tard ensuite. Vous allez, dès demain, signer vos chroniques D. de Cantel, et vos échos tout simplement Duroy. Ça se fait tous les jours dans la presse et personne ne s’étonnera de vous voir prendre un nom de guerre. Au moment de notre mariage, nous pourrons encore modifier un peu cela en disant aux amis que vous aviez renoncé à votre du par modestie, étant donné votre position, ou même sans rien dire du tout. Quel est le petit nom de votre père ?

— Alexandre. »

Elle murmura deux ou trois fois de suite : « Alexandre, Alexandre », en écoutant la sonorité des syllabes, puis elle écrivit sur une feuille toute blanche :


« Monsieur et Madame Alexandre du Roy de Cantel ont l’honneur de vous faire part du mariage de Monsieur Georges du Roy de Cantel, leur fils, avec Madame Madeleine Forestier. »


Elle regardait son écriture d’un peu loin, ravie de l’effet, et elle déclara :

« Avec un rien de méthode, on arrive à réussir tout ce qu’on veut. »

Quand il se retrouva dans la rue, bien déterminé à s’appeler désormais du Roy, et même du Roy de Cantel, il lui sembla qu’il venait de prendre une importance nouvelle. Il marchait plus crânement, le front plus haut, la moustache plus fière, comme doit marcher un gentilhomme. Il sentait en lui une sorte d’envie joyeuse de raconter aux passants :

« Je m’appelle du Roy de Cantel. »

Mais à peine rentré chez lui, la pensée de Mme de Marelle l’inquiéta et il lui écrivit aussitôt, afin de lui demander un rendez-vous pour le lendemain.

« Ça sera dur, pensait-il. Je vais recevoir une bourrasque de premier ordre. »

Puis il en prit son parti avec l’insouciance naturelle qui lui faisait négliger les choses désagréables de la vie, et il se mit à faire un article fantaisiste sur les impôts nouveaux à établir afin de rassurer l’équilibre du budget.

Il y fit figurer la particule nobiliaire pour cent francs par an, et les titres, depuis baron jusqu’à prince, pour cinq cents jusqu’à mille francs.

Et il signa : D. de Cantel.

Il reçut le lendemain un petit bleu de sa maîtresse annonçant qu’elle arriverait à une heure.

Il l’attendit avec un peu de fièvre, résolu d’ailleurs à brusquer les choses, à tout dire dès le début, puis, après la première émotion, à argumenter avec sagesse pour lui démontrer qu’il ne pouvait pas rester garçon indéfiniment, et que M. de Marelle s’obstinant à vivre, il avait dû songer à une autre qu’elle pour en faire sa compagne légitime.

Il se sentait ému cependant. Quand il entendit le coup de sonnette, son cœur se mit à battre.

Elle se jeta dans ses bras. » Bonjour, Bel-Ami. »

Puis, trouvant froide son étreinte, elle le considéra et demanda :

« Qu’est-ce que tu as ?

— Assieds-toi, dit-il. Nous allons causer sérieusement. »

Elle s’assit sans ôter son chapeau, relevant seulement sa voilette jusqu’au-dessus du front, et elle attendit.

Il avait baissé les yeux ; il préparait son début. Il commença d’une voix lente :

« Ma chère amie, tu me vois fort troublé, fort triste et fort embarrassé de ce que j’ai à t’avouer. Je t’aime beaucoup, je t’aime vraiment du fond du cœur, aussi la crainte de te faire de la peine m’afflige-t-elle plus encore que la nouvelle même que je vais t’apprendre. »

Elle pâlissait, se sentant trembler, et elle balbutia :

« Qu’est-ce qu’il y a ? Dis vite ! »

Il prononça d’un ton triste mais résolu, avec cet accablement feint dont on use pour annoncer les malheurs heureux : « Il y a que je me marie. »

Elle poussa un soupir de femme qui va perdre connaissance, un soupir douloureux venu du fond de la poitrine, et elle se mit à suffoquer, sans pouvoir parler, tant elle haletait.

Voyant qu’elle ne disait rien, il reprit :

« Tu ne te figures pas combien j’ai souffert avant d’arriver à cette résolution. Mais je n’ai ni situation ni argent. Je suis seul, perdu dans Paris. Il me fallait auprès de moi quelqu’un qui fût surtout un conseil, une consolation et un soutien. C’est une associée, une alliée que j’ai cherchée et que j’ai trouvée. »

Il se tut, espérant qu’elle répondrait, s’attendant à une colère furieuse, à des violences, à des injures.

Elle avait appuyé une main sur son cœur comme pour le contenir et elle respirait toujours par secousses pénibles qui lui soulevaient les seins et lui remuaient la tête.

Il prit la main restée sur le bras du fauteuil, mais elle la retira brusquement. Puis elle murmura comme tombée dans une sorte d’hébétude :

« Oh !… mon Dieu… »

Il s’agenouilla devant elle, sans oser la toucher cependant, et il balbutia, plus ému par ce silence qu’il ne l’eût été par des emportements :

« Clo, ma petite Clo, comprends bien ma situation, comprends bien ce que je suis. Oh ! Si j’avais pu t’épouser, toi, quel bonheur ! Mais tu es mariée. Que pouvais-je faire ? Réfléchis, voyons, réfléchis ! Il faut que je me pose dans le monde, et je ne le puis pas faire tant que je n’aurai pas d’intérieur. Si tu savais !… Il y a des jours où j’avais envie de tuer ton mari… »

Il parlait de sa voix douce, voilée, séduisante, une voix qui entrait comme une musique dans l’oreille. Il vit deux larmes grossir lentement dans les yeux fixes de sa maîtresse, puis couler sur ses joues, tandis que deux autres se formaient déjà au bord des paupières.

Il murmura :

« Oh ! Ne pleure pas, Clo, ne pleure pas, je t’en supplie. Tu me fends le cœur. »

Alors, elle fit un effort, un grand effort pour être digne et fière ; et elle demanda avec ce ton chevrotant des femmes qui vont sangloter :

« Qui est-ce ? »

Il hésita une seconde, puis, comprenant qu’il le fallait :

« Madeleine Forestier. »

Mme de Marelle tressaillit de tout son corps, puis elle demeura muette, songeant avec une telle attention qu’elle paraissait avoir oublié qu’il était à ses pieds.

Et deux gouttes transparentes se formaient sans cesse dans ses yeux, tombaient, se reformaient encore.

Elle se leva. Duroy devina qu’elle allait partir sans lui dire un mot, sans reproches et sans pardon : et il en fut blessé, humilié au fond de l’âme. Voulant la retenir, il saisit à pleins bras sa robe, enlaçant à travers l’étoffe ses jambes rondes qu’il sentit se roidir pour résister.

Il suppliait :

« Je t’en conjure, ne t’en va pas comme ça. » Alors elle le regarda, de haut en bas, elle le regarda avec cet œil mouillé, désespéré, si charmant et si triste qui montre toute la douleur d’un cœur de femme, et elle balbutia : « Je n’ai… je n’ai rien à dire… je n’ai… rien à faire… Tu… tu as raison… tu… tu… as bien choisi ce qu’il te fallait… »

Et s’étant dégagée d’un mouvement en arrière, elle s’en alla, sans qu’il tentât de la retenir plus longtemps.

Demeuré seul, il se releva, étourdi comme s’il avait reçu un horion sur la tête ; puis prenant son parti, il murmura : « Ma foi, tant pis ou tant mieux. Ça y est… sans scène. J’aime autant ça. » Et, soulagé d’un poids énorme, se sentant tout à coup libre, délivré, à l’aise pour sa vie nouvelle, il se mit à boxer contre le mur en lançant de grands coups de poing, dans une sorte d’ivresse de succès et de force, comme s’il se fût battu contre la Destinée.

Quand Mme Forestier lui demanda : « Vous avez prévenu Mme de Marelle ? »

Il répondit avec tranquillité : « Mais oui… »

Elle le fouillait de son œil clair.

« Et ça ne l’a pas émue ?

— Mais non, pas du tout. Elle a trouvé ça très bien, au contraire. »

La nouvelle fut bientôt connue. Les uns s’étonnèrent, d’autres prétendirent l’avoir prévu, d’autres encore sourirent en laissant entendre que ça ne les surprenait point.

Le jeune homme qui signait maintenant D. de Cantel ses chroniques, Duroy ses échos, et du Roy les articles politiques qu’il commençait à donner de temps en temps, passait la moitié des jours chez sa fiancée qui le traitait avec une familiarité fraternelle où entrait cependant une tendresse vraie mais cachée, une sorte de désir dissimulé comme une faiblesse. Elle avait décidé que le mariage se ferait en grand secret, en présence des seuls témoins, et qu’on partirait le soir même pour Rouen. On irait le lendemain embrasser les vieux parents du journaliste, et on demeurerait quelques jours auprès d’eux.

Duroy s’était efforcé de la faire renoncer à ce projet, mais n’ayant pu y parvenir, il s’était soumis, à la fin.

Donc, le 10 mai étant venu, les nouveaux époux, ayant jugé inutiles les cérémonies religieuses, puisqu’ils n’avaient invité personne, rentrèrent pour fermer leurs malles, après un court passage à la mairie, et ils prirent à la gare Saint-Lazare le train de six heures du soir qui les emporta vers la Normandie.

Ils n’avaient guère échangé vingt paroles jusqu’au moment où ils se trouvèrent seuls dans le wagon. Dès qu’ils se sentirent en route, ils se regardèrent et se mirent à rire, pour cacher une certaine gêne, qu’ils ne voulaient point laisser voir.

Le train traversait doucement la longue gare des Batignolles, puis il franchit la plaine galeuse qui va des fortifications à la Seine.

Duroy et sa femme, de temps en temps, prononçaient quelques mots inutiles, puis se tournaient de nouveau vers la portière.

Quand ils passèrent le pont d’Asnières, une gaieté les saisit à la vue de la rivière couverte de bateaux, de pêcheurs et de canotiers. Le soleil, un puissant soleil de mai, répandait sa lumière oblique sur les embarcations et sur le fleuve calme qui semblait immobile, sans courant et sans remous, figé sous la chaleur et la clarté du jour finissant. Une barque à voile, au milieu de la rivière, ayant tendu sur ses deux bords deux grands triangles de toile blanche pour cueillir les moindres souffles de brise, avait l’air d’un énorme oiseau prêt à s’envoler.

Duroy murmura :

« J’adore les environs de Paris, j’ai des souvenirs de fritures qui sont les meilleurs de mon existence. »

Elle répondit :

« Et les canots ! Comme c’est gentil de glisser sur l’eau au coucher du soleil. »

Puis ils se turent comme s’ils n’avaient point osé continuer ces épanchements sur leur vie passée, et ils demeurèrent muets, savourant peut-être déjà la poésie des regrets.

Duroy, assis en face de sa femme, prit sa main et la baisa lentement.

« Quand nous serons revenus, dit-il, nous irons quelquefois dîner à Chatou. »

Elle murmura :

« Nous aurons tant de choses à faire ! » sur un ton qui semblait signifier : « Il faudra sacrifier l’agréable à l’utile. »

Il tenait toujours sa main, se demandant avec inquiétude par quelle transition il arriverait aux caresses. Il n’eût point été troublé de même devant l’ignorance d’une jeune fille ; mais l’intelligence alerte et rusée qu’il sentait en Madeleine rendait embarrassée son attitude. Il avait peur de lui sembler niais, trop timide ou trop brutal, trop lent ou trop prompt.

Il serrait cette main par petites pressions, sans qu’elle répondît à son appel. Il dit :

« Ça me semble très drôle que vous soyez ma femme. »

Elle parut surprise :

« Pourquoi ça ?

— Je ne sais pas. Ça me semble drôle. J’ai envie de vous embrasser, et je m’étonne d’en avoir le droit. »

Elle lui tendit tranquillement sa joue, qu’il baisa comme il eût baisé celle d’une sœur.

Il reprit :

« La première fois que je vous ai vue (vous savez bien, à ce dîner où m’avait invité Forestier), j’ai pensé : « Sacristi, si je pouvais découvrir une femme comme ça. » Eh bien, c’est fait. Je l’ai. »

Elle murmura :

« C’est gentil. » Et elle le regardait tout droit, finement, de son œil toujours souriant.

Il songeait : « Je suis trop froid. Je suis stupide. Je devrais aller plus vite que ça. » Et il demanda :

« Comment aviez-vous donc fait la connaissance de Forestier ? »

Elle répondit, avec une malice provocante :

« Est-ce que nous allons à Rouen pour parler de lui ? »

Il rougit : « Je suis bête. Vous m’intimidez beaucoup. »

Elle fut ravie : « Moi ! Pas possible ? D’où vient ça ? »

Il s’était assis à côté d’elle, tout près. Elle cria : « Oh ! Un cerf ! »

Le train traversait la forêt de Saint-Germain ; et elle avait vu un chevreuil effrayé franchir d’un bond une allée.

Duroy s’étant penché pendant qu’elle regardait par la portière ouverte posa un long baiser, un baiser d’amant dans les cheveux de son cou.

Elle demeura quelques moments immobile ; puis, relevant la tête :

« Vous me chatouillez, finissez. »

Mais il ne s’en allait point, promenant doucement, en une caresse énervante et prolongée, sa moustache frisée sur la chair blanche.

Elle se secoua :

« Finissez donc. »

Il avait saisi la tête de sa main droite glissée derrière elle, et il la tournait vers lui. Puis il se jeta sur sa bouche comme un épervier sur une proie.

Elle se débattait, le repoussait, tâchait de se dégager. Elle y parvint enfin, et répéta :

« Mais finissez donc. »

Il ne l’écoutait, plus, l’étreignant, la baisant d’une lèvre avide et frémissante, essayant de la renverser sur les coussins du wagon.

Elle se dégagea d’un grand effort, et, se levant avec vivacité :

« Oh ! Voyons, Georges, finissez. Nous ne sommes pourtant plus des enfants, nous pouvons bien attendre Rouen. »

Il demeurait assis, très rouge, et glacé par ces mots raisonnables ; puis, ayant repris quelque sang-froid :

« Soit, j’attendrai, dit-il avec gaieté, mais je ne suis plus fichu de prononcer vingt paroles jusqu’à l’arrivée. Et songez que nous traversons Poissy.

— C’est moi qui parlerai », dit-elle.

Elle se rassit doucement auprès de lui.

Et elle parla, avec précision, de ce qu’ils feraient à leur retour. Ils devaient conserver l’appartement qu’elle habitait avec son premier mari, et Duroy héritait aussi des fonctions et du traitement de Forestier à La Vie Française.

Avant leur union, du reste, elle avait réglé, avec une sûreté d’homme d’affaires, tous les détails financiers du ménage.

Ils s’étaient associés sous le régime de la séparation de biens, et tous les cas étaient prévus qui pouvaient survenir : mort, divorce, naissance d’un ou de plusieurs enfants. Le jeune homme apportait quatre mille francs, disait-il, mais, sur cette somme, il en avait emprunté quinze cents. Le reste provenait d’économies faites dans l’année, en prévision de l’événement. La jeune femme apportait quarante mille francs que lui avait laissés Forestier, disait-elle.

Elle revint à lui, citant son exemple :

« C’était un garçon très économe, très rangé, très travailleur. Il aurait fait fortune en peu de temps. »

Duroy n’écoutait plus, tout occupé d’autres pensées.

Elle s’arrêtait parfois pour suivre une idée intime, puis reprenait :

« D’ici à trois ou quatre ans, vous pouvez fort bien gagner de trente à quarante mille francs par an. C’est ce qu’aurait eu Charles, s’il avait vécu. »

Georges, qui commençait à trouver longue la leçon, répondit :

« Il me semblait que nous n’allions pas à Rouen pour parler de lui. »

Elle lui donna une petite tape sur la joue :

« C’est vrai, j’ai tort. »

Elle riait.

Il affectait de tenir ses mains sur ses genoux, comme les petits garçons bien sages.

« Vous avez l’air niais, comme ça », dit-elle.

Il répliqua :

« C’est mon rôle, auquel vous m’avez d’ailleurs rappelé tout à l’heure, et je n’en sortirai plus.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est vous qui prenez la direction de la maison, et même celle de ma personne. Cela vous regarde, en effet, comme veuve ! »

Elle fut étonnée :

« Que voulez-vous dire au juste ?

— Que vous avez une expérience qui doit dissiper mon ignorance, et une pratique du mariage qui doit dégourdir mon innocence de célibataire, voilà, na ! »

Elle s’écria :

« C’est trop fort ! »

Il répondit :

« C’est comme ça. Je ne connais pas les femmes, moi, – na, – et vous connaissez les hommes, vous, puisque vous êtes veuve, – na, – c’est vous qui allez faire mon éducation… ce soir, – na, – et vous pouvez même commencer tout de suite, si vous voulez, – na. »

Elle s’écria, très égayée :

« Oh ! Par exemple, si vous comptez sur moi pour ça !… »

Il prononça, avec une voix de collégien qui bredouille sa leçon :

« Mais oui, – na, – j’y compte. Je compte même que vous me donnerez une instruction solide… en vingt leçons… dix pour les éléments… la lecture et la grammaire… dix pour les perfectionnements et la rhétorique… Je ne sais rien, moi – na. »

Elle s’écria, s’amusant beaucoup :

« T’es bête. »

Il reprit :

« Puisque tu commences par me tutoyer, j’imiterai aussitôt cet exemple, et je te dirai, mon amour, que je t’adore de plus en plus, de seconde en seconde, et que je trouve Rouen bien loin ! »

Il parlait maintenant avec des intonations d’acteur, avec un jeu plaisant de figure qui divertissaient la jeune femme habituée aux manières et aux joyeusetés de la grande bohème des hommes de lettres.

Elle le regardait de côté, le trouvant vraiment charmant, éprouvant l’envie qu’on a de croquer un fruit sur l’arbre, et l’hésitation du raisonnement qui conseille d’attendre le dîner pour le manger à son heure.

Alors elle dit, devenant un peu rouge aux pensées qui l’assaillaient :

« Mon petit élève, croyez mon expérience, ma grande expérience. Les baisers en wagon ne valent rien. Ils tournent sur l’estomac. »

Puis elle rougit davantage encore, en murmurant :

« Il ne faut jamais couper son blé en herbe. »

Il ricanait, excité par les sous-entendus qu’il sentait glisser dans cette jolie bouche ; et il fit le signe de la croix avec un marmottement des lèvres, comme s’il eût murmuré une prière, puis il déclara :

« Je viens de me mettre sous la protection de saint Antoine, patron des Tentations. Maintenant, je suis de bronze. »

La nuit venait doucement, enveloppant d’ombre transparente, comme d’un crêpe léger, la grande campagne qui s’étendait à droite. Le train longeait la Seine, et les jeunes gens se mirent à regarder dans le fleuve, déroulé comme un large ruban de métal poli à côté de la voie, des reflets rouges, des taches tombées du ciel que le soleil en s’en allant avait frotté de pourpre et de feu. Ces lueurs s’éteignaient peu à peu, devenaient foncées, s’assombrissant tristement. Et la campagne se noyait dans le noir, avec ce frisson sinistre, ce frisson de mort que chaque crépuscule fait passer sur la terre.

Cette mélancolie du soir entrant par la portière ouverte pénétrait les âmes, si gaies tout à l’heure, des deux époux devenus silencieux.

Ils s’étaient rapprochés l’un de l’autre pour regarder cette agonie du jour, de ce beau jour clair de mai.

À Mantes, on avait allumé le petit quinquet à l’huile qui répandait sur le drap gris des capitons sa clarté jaune et tremblotante.

Duroy enlaça la taille de sa femme et la serra contre lui. Son désir aigu de tout à l’heure devenait de la tendresse, une tendresse alanguie, une envie molle de menues caresses consolantes, de ces caresses dont on berce les enfants.

Il murmura, tout bas :

« Je t’aimerai bien, ma petite Made. »

La douceur de cette voix émut la jeune femme, lui fit passer sur la chair un frémissement rapide, et elle offrit sa bouche, en se penchant vers lui, car il avait posé sa joue sur le tiède appui des seins.

Ce fut un très long baiser, muet et profond, puis un sursaut, une brusque et folle étreinte, une courte lutte essoufflée, un accouplement violent et maladroit. Puis ils restèrent aux bras l’un de l’autre, un peu déçus tous deux, las et tendres encore, jusqu’à ce que le sifflet du train annonçât une gare prochaine.

Elle déclara, en tapotant du bout des doigts les cheveux ébouriffés de ses tempes :

« C’est très bête. Nous sommes des gamins. »

Mais il lui baisait les mains, allant de l’une à l’autre avec une rapidité fiévreuse et il répondit :

« Je t’adore, ma petite Made. »

Jusqu’à Rouen ils demeurèrent presque immobiles, la joue contre la joue, les yeux dans la nuit de la portière où l’on voyait passer parfois les lumières des maisons ; et ils rêvassaient, contents de se sentir si proches et dans l’attente grandissante d’une étreinte plus intime et plus libre.

Ils descendirent dans un hôtel dont les fenêtres donnaient sur le quai, et ils se mirent au lit après avoir un peu soupé, très peu. La femme de chambre les réveilla, le lendemain, lorsque huit heures venaient de sonner.

Quand ils eurent bu la tasse de thé posée sur la table de nuit, Duroy regarda sa femme, puis brusquement avec l’élan joyeux d’un homme heureux qui vient de trouver un trésor, il la saisit dans ses bras, en balbutiant :

« Ma petite Made, je sens que je t’aime beaucoup… beaucoup… beaucoup… »

Elle souriait de son sourire confiant et satisfait et elle murmura, en lui rendant ses baisers :

« Et moi aussi… peut-être. »

Mais il demeurait inquiet de cette visite à ses parents.

Il avait déjà souvent prévenu sa femme ; il l’avait préparée, sermonnée. Il crut bon de recommencer.

« Tu sais, ce sont des paysans, des paysans de campagne, et non pas d’opéra-comique. »

Elle riait :

« Mais je le sais, tu me l’as assez dit. Voyons, lève-toi et laisse-moi me lever aussi. »

Il sauta du lit, et mettant ses chaussettes :

« Nous serons très mal à la maison, très mal. Il n’y a qu’un vieux lit à paillasse dans ma chambre. On ne connaît pas les sommiers, à Canteleu. »

Elle semblait enchantée :

« Tant mieux. Ce sera charmant de mal dormir… auprès de… auprès de toi… et d’être réveillée par le chant des coqs. »

Elle avait passé son peignoir, un grand peignoir de flanelle blanche, que Duroy reconnut aussitôt. Cette vue lui fut désagréable. Pourquoi ? Sa femme possédait, il le savait bien, une douzaine entière de ces vêtements de matinée. Elle ne pouvait pourtant point détruire son trousseau pour en acheter un neuf ? N’importe, il eût voulu que son linge de chambre, son linge de nuit, son linge d’amour ne fût plus le même qu’avec l’autre. Il lui semblait que l’étoffe moelleuse et tiède devait avoir gardé quelque chose du contact de Forestier.

Et il alla vers la fenêtre en allumant une cigarette. La vue du port, du large fleuve plein de navires aux mâts légers, de vapeurs trapus, que des machines tournantes vidaient à grand bruit sur les quais, le remua, bien qu’il connût cela depuis longtemps. Et il s’écria :

« Bigre, que c’est beau ! »

Madeleine accourut et posant ses deux mains sur une épaule de son mari, penchée vers lui dans un geste abandonné, elle demeura ravie, émue. Elle répétait :

« Oh ! Que c’est joli ! Que c’est joli ! Je ne savais pas qu’il y eût tant de bateaux que ça ? »

Ils partirent une heure plus tard, car ils devaient déjeuner chez les vieux, prévenus depuis quelques jours. Un fiacre découvert et rouillé les emporta avec un bruit de chaudronnerie secouée. Ils suivirent un long boulevard assez laid, puis traversèrent des prairies où coulait une rivière, puis ils commencèrent à gravir la côte.

Madeleine, fatiguée, s’était assoupie sous la caresse pénétrante du soleil qui la chauffait délicieusement au fond de la vieille voiture, comme si elle eût été couchée dans un bain tiède de lumière et d’air champêtre.

Son mari la réveilla.

« Regarde », dit-il.

Ils venaient de s’arrêter aux deux tiers de la montée, à un endroit renommé pour la vue, où l’on conduit tous les voyageurs.

On dominait l’immense vallée, longue et large, que le fleuve clair parcourait d’un bout à l’autre, avec de grandes ondulations. On le voyait venir de là-bas, taché par des îles nombreuses et décrivant une courbe avant de traverser Rouen. Puis la ville apparaissait sur la rive droite, un peu noyée dans la brume matinale, avec des éclats de soleil sur ses toits, et ses mille clochers légers, pointus ou trapus, frêles et travaillés comme des bijoux géants, ses tours carrées ou rondes coiffées de couronnes héraldiques, ses beffrois, ses clochetons, tout le peuple gothique des sommets d’églises que dominait la flèche aiguë de la cathédrale, surprenante aiguille de bronze, laide, étrange et démesurée, la plus haute qui soit au monde.

Mais en face, de l’autre côté du fleuve, s’élevaient, rondes et renflées à leur faîte, les minces cheminées d’usines du vaste faubourg de Saint-Sever.

Plus nombreuses que leurs frères les clochers, elles dressaient jusque dans la campagne lointaine leurs longues colonnes de briques et soufflaient dans le ciel bleu leur haleine noire de charbon.

Et la plus élevée de toutes, aussi haute que la pyramide de Chéops, le second des sommets dus au travail humain, presque l’égale de sa fière commère la flèche de la cathédrale, la grande pompe à feu de la Foudre semblait la reine du peuple travailleur et fumant des usines, comme sa voisine était la reine de la foule pointue des monuments sacrés.

Là-bas, derrière la ville ouvrière, s’étendait une forêt de sapins ; et la Seine, ayant passé entre les deux cités, continuait sa route, longeait une grande côte onduleuse boisée en haut et montrant par place ses os de pierre blanche, puis elle disparaissait à l’horizon après avoir encore décrit une longue courbe arrondie. On voyait des navires montant et descendant le fleuve, traînés par des barques à vapeur grosses comme des mouches et qui crachaient une fumée épaisse. Des îles, étalées sur l’eau, s’alignaient toujours l’une au bout de l’autre, ou bien laissant entre elles de grands intervalles, comme les grains inégaux d’un chapelet verdoyant.

Le cocher du fiacre attendait que les voyageurs eussent fini de s’extasier. Il connaissait par expérience la durée de l’admiration de toutes les races de promeneurs.

Mais quand il se remit en marche, Duroy aperçut soudain, à quelques centaines de mètres, deux vieilles gens qui s’en venaient, et il sauta de la voiture, en criant : « Les voilà. Je les reconnais. »

C’étaient deux paysans, l’homme et la femme, qui marchaient d’un pas régulier, en se balançant et se heurtant parfois de l’épaule. L’homme était petit, trapu, rouge et un peu ventru, vigoureux malgré son âge ; la femme, grande, sèche, voûtée, triste, la vraie femme de peine des champs qui a travaillé dès l’enfance et qui n’a jamais ri, tandis que le mari blaguait en buvant avec les pratiques.

Madeleine aussi était descendue de voiture et elle regardait venir ces deux pauvres êtres avec un serrement de cœur, une tristesse qu’elle n’avait point prévue. Ils ne reconnaissaient point leur fils, ce beau monsieur, et ils n’auraient jamais deviné leur bru dans cette belle dame en robe claire.

Ils allaient, sans parler et vite, au-devant de l’enfant attendu, sans regarder ces personnes de la ville que suivait une voiture.

Ils passaient. Georges, qui riait, cria :

« Bonjour, pé Duroy. »

Ils s’arrêtèrent net, tous les deux, stupéfaits d’abord, puis abrutis de surprise. La vieille se remit la première et balbutia, sans faire un pas :

« C’est-i té, not’ fieu ? »

Le jeune homme répondit :

« Mais oui, c’est moi, la mé Duroy ! » et marchant à elle, il l’embrassa sur les deux joues, d’un gros baiser de fils. Puis il frotta ses tempes contre les tempes du père, qui avait ôté sa casquette, une casquette à la mode de Rouen, en soie noire, très haute, pareille à celle des marchands de bœufs.

Puis Georges annonça : « Voilà ma femme. » Et les deux campagnards regardèrent Madeleine. Ils la regardèrent comme on regarde un phénomène, avec une crainte inquiète, jointe à une sorte d’approbation satisfaite chez le père, à une inimitié jalouse chez la mère.

L’homme, qui était d’un naturel joyeux, tout imbibé par une gaieté de cidre doux et d’alcool, s’enhardit et demanda, avec une malice au coin de l’œil :

« J’pouvons-ti l’embrasser tout d’même ? »

Le fils répondit : « Parbleu. » Et Madeleine, mal à l’aise, tendit ses deux joues aux bécots sonores du paysan qui s’essuya ensuite les lèvres d’un revers de main.

La vieille, à son tour, baisa sa belle-fille avec une réserve hostile. Non, ce n’était point la bru de ses rêves, la grosse et fraîche fermière, rouge comme une pomme et ronde comme une jument poulinière. Elle avait l’air d’une traînée, cette dame-là, avec ses falbalas et son musc. Car tous les parfums, pour la vieille, étaient du musc.

Et on se remit en marche à la suite du fiacre qui portait la malle des nouveaux époux.

Le vieux prit son fils par le bras, et le retenant en arrière, il demanda avec intérêt :

« Eh ben, ça va-t-il, les affaires ?

— Mais oui, très bien.

— Allons suffit, tant mieux ! Dis-mé, ta femme, est-i aisée ? »

Georges répondit :

« Quarante mille francs. »

Le père poussa un léger sifflement d’admiration et ne put que murmurer : « Bougre ! » tant il fut ému par la somme. Puis il ajouta avec une conviction sérieuse : « Nom d’un nom, c’est une belle femme. » Car il la trouvait de son goût, lui. Et il avait passé pour connaisseur, dans le temps.

Madeleine et la mère marchaient côte à côte, sans dire un mot. Les deux hommes les rejoignirent.

On arrivait au village, un petit village en bordure sur la route, formé de dix maisons de chaque côté, maisons de bourg et masures de fermes, les unes en briques, les autres en argile, celles-ci coiffées de chaume et celles-là d’ardoise. Le café du père Duroy : « À la belle vue », une bicoque composée d’un rez-de-chaussée et d’un grenier, se trouvait à l’entrée du pays, à gauche. Une branche de pin, accrochée sur la porte, indiquait, à la mode ancienne, que les gens altérés pouvaient entrer.

Le couvert était mis dans la salle du cabaret, sur deux tables rapprochées et cachées par deux serviettes. Une voisine, venue pour aider au service, salua d’une grande révérence en voyant apparaître une aussi belle dame, puis reconnaissant Georges, elle s’écria : « Seigneur Jésus, c’est-i té, petiot ? »

Il répondit gaiement :

« Oui, c’est moi, la mé Brulin ! »

Et il l’embrassa aussitôt comme il avait embrassé père et mère.

Puis il se tourna vers sa femme :

« Viens dans notre chambre, dit-il, tu te débarrasseras de ton chapeau. »

Il la fit entrer par la porte de droite dans une pièce froide, carrelée, toute blanche, avec ses murs peints à la chaux et son lit aux rideaux de coton. Un crucifix au-dessus d’un bénitier, et deux images coloriées représentant Paul et Virginie sous un palmier bleu et Napoléon Ier sur un cheval jaune, ornaient seuls cet appartement propre et désolant.

Dès qu’ils furent seuls, il embrassa Madeleine :

« Bonjour, Made. Je suis content de revoir les vieux. Quand on est à Paris, on n’y pense pas, et puis quand on se retrouve, ça fait plaisir tout de même. »

Mais le père criait en tapant du poing la cloison :

« Allons, allons, la soupe est cuite. »

Et il fallut se mettre à table.

Ce fut un long déjeuner de paysans avec une suite de plats mal assortis, une andouille après un gigot, une omelette après l’andouille. Le père Duroy, mis en joie par le cidre et quelques verres de vin, lâchait le robinet de ses plaisanteries de choix, celles qu’il réservait pour les grandes fêtes, histoires grivoises et malpropres arrivées à ses amis, affirmait-il. Georges, qui les connaissait toutes, riait cependant, grisé par l’air natal, ressaisi par l’amour inné du pays, des lieux familiers dans l’enfance, par toutes les sensations, tous les souvenirs retrouvés, toutes les choses d’autrefois revues, des riens, une marque de couteau dans une porte, une chaise boiteuse rappelant un petit fait, des odeurs de sol, le grand souffle de résine et d’arbres venu de la forêt voisine, les senteurs du logis, du ruisseau, du fumier.

La mère Duroy ne parlait point, toujours triste et sévère, épiant de l’œil sa bru avec une haine éveillée dans le cœur, une haine de vieille travailleuse, de vieille rustique aux doigts usés, aux membres déformés par les dures besognes, contre cette femme de ville qui lui inspirait une répulsion de maudite, de réprouvée, d’être impur fait pour la fainéantise et le péché. Elle se levait à tout moment pour aller chercher les plats, pour verser dans les verres la boisson jaune et aigre de la carafe ou le cidre doux mousseux et sucré des bouteilles dont le bouchon sautait comme celui de la limonade gazeuse.

Madeleine ne mangeait guère, ne parlait guère, demeurait triste avec son sourire ordinaire figé sur les lèvres, mais un sourire morne, résigné. Elle était déçue, navrée. Pourquoi ? Elle avait voulu venir. Elle n’ignorait point qu’elle allait chez des paysans, chez des petits paysans. Comment les avait-elle donc rêvés, elle qui ne rêvait pas d’ordinaire ?

Le savait-elle ? Est-ce que les femmes n’espèrent point toujours autre chose que ce qui est ! Les avait-elle vus de loin plus poétiques ? Non, mais plus littéraires peut-être, plus nobles, plus affectueux, plus décoratifs. Pourtant elle ne les désirait point distingués comme ceux des romans. D’où venait donc qu’ils la choquaient par mille choses menues, invisibles, par mille grossièretés insaisissables, par leur nature même de rustres, par ce qu’ils disaient, par leurs gestes et leur gaieté ?

Elle se rappelait sa mère à elle, dont elle ne parlait jamais à personne, une institutrice séduite, élevée à Saint-Denis et morte de misère et de chagrin quand Madeleine avait douze ans. Un inconnu avait fait élever la petite fille. Son père, sans doute ? Qui était-il ? Elle ne le sut point au juste, bien qu’elle eût de vagues soupçons.

Le déjeuner ne finissait pas. Des consommateurs entraient maintenant, serraient les mains du père Duroy, s’exclamaient en voyant le fils, et, regardant de côté la jeune femme, clignaient de l’œil avec malice ; ce qui signifiait : « Sacré mâtin ! Elle n’est pas piquée des vers, l’épouse à Georges Duroy. »

D’autres, moins intimes, s’asseyaient devant les tables de bois, et criaient : « Un litre ! – Une chope ! -

Deux fines ! – Un raspail ! » Et ils se mettaient à jouer aux dominos en tapant à grand bruit les petits carrés d’os blancs et noirs.

La mère Duroy ne cessait plus d’aller et de venir, servant les pratiques avec son air lamentable, recevant l’argent, essuyant les tables du coin de son tablier bleu.

La fumée des pipes de terre et des cigares d’un sou emplissait la salle. Madeleine se mit à tousser et demanda : « Si nous sortions ? je n’en puis plus. »

On n’avait point encore fini. Le vieux Duroy fut mécontent. Alors elle se leva et alla s’asseoir sur une chaise, devant la porte, sur la route, en attendant que son beau-père et son mari eussent achevé leur café et leurs petits verres.

Georges la rejoignit bientôt.

« Veux-tu dégringoler jusqu’à la Seine ? » dit-il.

Elle accepta avec joie :

« Oh ! Oui. Allons. »

Ils descendirent la montagne, louèrent un bateau à Croisset, et ils passèrent le reste de l’après-midi le long d’une île, sous les saules, somnolents tous deux, dans la chaleur douce du printemps, et bercés par les petites vagues du fleuve.

Puis ils remontèrent à la nuit tombante.

Le repas du soir, à la lueur d’une chandelle, fut plus pénible encore pour Madeleine que celui du matin. Le père Duroy, qui avait une demi-soûlerie, ne parlait plus. La mère gardait sa mine revêche.

La pauvre lumière jetait sur les murs gris les ombres des têtes avec des nez énormes et des gestes démesurés. On voyait parfois une main géante lever une fourchette pareille à une fourche vers une bouche qui s’ouvrait comme une gueule de monstre, quand quelqu’un, se tournant un peu, présentait son profil à la flamme jaune et tremblotante.

Dès que le dîner fut achevé, Madeleine entraîna son mari dehors pour ne point demeurer dans cette salle sombre où flottait toujours une odeur âcre de vieilles pipes et de boissons répandues.

Quand ils furent sortis :

« Tu t’ennuies déjà », dit-il.

Elle voulut protester. Il l’arrêta :

« Non. Je l’ai bien vu. Si tu le désires, nous partirons demain. »

Elle murmura :

« Oui. Je veux bien. »

Ils allaient devant eux doucement. C’était une nuit tiède dont l’ombre caressante et profonde semblait pleine de bruits légers, de frôlements, de souffles. Ils étaient entrés dans une allée étroite, sous des arbres très hauts, entre deux taillis d’un noir impénétrable.

Elle demanda :

« Où sommes-nous ? »

Il répondit :

« Dans la forêt.

— Elle est grande ?

— Très grande, une des plus grandes de la France. »

Une senteur de terre, d’arbres, de mousse, ce parfum frais et vieux des bois touffus, fait de la sève des bourgeons et de l’herbe morte et moisie des fourrés, semblait dormir dans cette allée. En levant la tête, Madeleine apercevait des étoiles entre les sommets des arbres, et bien qu’aucune brise ne remuât les branches, elle sentait autour d’elle la vague palpitation de cet océan de feuilles.

Un frisson singulier lui passa dans l’âme et lui courut sur la peau ; une angoisse confuse lui serra le cœur. Pourquoi ? Elle ne comprenait pas. Mais il lui semblait qu’elle était perdue, noyée, entourée de périls, abandonnée de tous, seule, seule au monde, sous cette voûte vivante qui frémissait là-haut.

Elle murmura :

« J’ai un peu peur. Je voudrais retourner.

— Eh bien, revenons.

— Et… nous repartirons pour Paris demain ?

— Oui, demain.

— Demain matin ?

— Demain matin, si tu veux. »

Ils rentrèrent. Les vieux étaient couchés. Elle dormit mal, réveillée sans cesse par tous les bruits nouveaux pour elle de la campagne, les cris des chouettes, le grognement d’un porc enfermé dans une hutte contre le mur, et le chant d’un coq qui claironna dès minuit.

Elle fut levée et prête à partir aux premières lueurs de l’aurore.

Quand Georges annonça aux parents qu’il allait s’en retourner, ils demeurèrent saisis tous deux, puis ils comprirent d’où venait cette volonté.

Le père demanda simplement :

« J ‘te r’verrons-ti bientôt ?

— Mais oui. Dans le courant de l’été.

— Allons, tant mieux. »

La vieille grogna :

« J’ te souhaite de n’ point regretter c’que t’as fait. »

Il leur laissa deux cents francs en cadeau, pour calmer leur mécontentement ; et le fiacre, qu’un gamin était allé chercher, ayant paru vers dix heures, les nouveaux époux embrassèrent les vieux paysans et repartirent.

Comme ils descendaient la côte, Duroy se mit à rire :

« Voilà, dit-il, je t’avais prévenue. Je n’aurais pas dû te faire connaître M. et Mme du Roy de Cantel, père et mère. »

Elle se mit à rire aussi, et répliqua :

« Je suis enchantée maintenant. Ce sont de braves gens que je commence à aimer beaucoup. Je leur enverrai des gâteries de Paris. »

Puis elle murmura :

« Du Roy de Cantel… Tu verras que personne ne s’étonnera de nos lettres de faire-part. Nous raconterons que nous avons passé huit jours dans la propriété de tes parents. »

Et, se rapprochant de lui, elle effleura d’un baiser le bout de sa moustache : « Bonjour, Geo ! »

Il répondit : « Bonjour, Made », en passant une main derrière sa taille.

On apercevait au loin, dans le fond de la vallée, le grand fleuve déroulé comme un ruban d’argent sous le soleil du matin, et toutes les cheminées des usines qui soufflaient dans le ciel leurs nuages de charbon, et tous les clochers pointus dressés sur la vieille cité.









II


Les Du Roy étaient rentrés à Paris depuis deux jours et le journaliste avait repris son ancienne besogne en attendant qu’il quittât le service des échos pour s’emparer définitivement des fonctions de Forestier et se consacrer tout à fait à la politique.

Il remontait chez lui, ce soir-là, au logis de son prédécesseur, le cœur joyeux, pour dîner, avec le désir éveillé d’embrasser tout à l’heure sa femme dont il subissait vivement le charme physique et l’insensible domination. En passant devant un fleuriste, au bas de la rue Notre-Dame-de-Lorette, il eut l’idée d’acheter un bouquet pour Madeleine et il prit une grosse botte de roses à peine ouvertes, un paquet de boutons parfumés.

À chaque étage de son nouvel escalier il se regardait complaisamment dans cette glace dont la vue lui rappelait sans cesse sa première entrée dans la maison.

Il sonna, ayant oublié sa clef, et le même domestique, qu’il avait gardé aussi sur le conseil de sa femme, vint ouvrir.

Georges demanda :

« Madame est rentrée ?

— Oui, Monsieur. »

Mais en traversant la salle à manger il demeura fort surpris d’apercevoir trois couverts ; et, la portière du salon étant soulevée, il vit Madeleine qui disposait dans un vase de la cheminée une botte de roses toute pareille à la sienne. Il fut contrarié, mécontent, comme si on lui eût volé son idée, son attention et tout le plaisir qu’il en attendait.

Il demanda en entrant :

« Tu as donc invité quelqu’un ? »

Elle répondit sans se retourner, en continuant à arranger ses fleurs : « Oui et non. C’est mon vieil ami le comte de Vaudrec qui a l’habitude de dîner ici tous les lundis, et qui vient comme autrefois. »

Georges murmura :

« Ah ! Très bien. »

Il restait debout derrière elle, son bouquet à la main, avec une envie de le cacher, de le jeter. Il dit cependant :

« Tiens, je t’ai apporté des roses ! »

Elle se retourna brusquement, toute souriante, criant :

« Ah ! Que tu es gentil d’avoir pensé à ça. »

Et elle lui tendit ses bras et ses lèvres avec un élan de plaisir si vrai qu’il se sentit consolé.

Elle prit les fleurs, les respira, et, avec une vivacité d’enfant ravie, les plaça dans le vase resté vide en face du premier. Puis elle murmura en regardant l’effet :

« Que je suis contente ! Voilà ma cheminée garnie maintenant. »

Elle ajouta, presque aussitôt, d’un air convaincu :

« Tu sais, il est charmant, Vaudrec, tu seras tout de suite intime avec lui. »

Un coup de timbre annonça le comte. Il entra, tranquille, très à l’aise, comme chez lui. Après avoir baisé galamment les doigts de la jeune femme il se tourna vers le mari et lui tendit la main avec cordialité en demandant :

« Ça va bien, mon cher Du Roy ? »

Il n’avait plus son air roide, son air gourmé de jadis, mais un air affable, révélant bien que la situation n’était plus la même. Le journaliste, surpris, tâcha de se montrer gentil pour répondre à ces avances. On eût cru, après cinq minutes, qu’ils se connaissaient et s’adoraient depuis dix ans.

Alors Madeleine, dont le visage était radieux, leur dit :

« Je vous laisse ensemble. J’ai besoin de jeter un coup d’œil à ma cuisine. » Et elle se sauva, suivie par le regard des deux hommes.

Quand elle revint, elle les trouva causant théâtre, à propos d’une pièce nouvelle, et si complètement du même avis qu’une sorte d’amitié rapide s’éveillait dans leurs yeux à la découverte de cette absolue parité d’idées.

Le dîner fut charmant, tout intime et cordial ; et le comte demeura fort tard dans la soirée, tant il se sentait bien dans cette maison, dans ce joli nouveau ménage.

Dès qu’il fut parti, Madeleine dit à son mari :

« N’est-ce pas qu’il est parfait ? Il gagne du tout au tout à être connu. En voilà un bon ami, sûr, dévoué, fidèle. Ah ! Sans lui… »

Elle n’acheva point sa pensée, et Georges répondit :

« Oui, je le trouve fort agréable. Je crois que nous nous entendrons très bien. »

Mais elle reprit aussitôt :

« Tu ne sais pas, nous avons à travailler, ce soir, avant de nous coucher. Je n’ai pas eu le temps de te parler de ça avant le dîner, parce que Vaudrec est arrivé tout de suite. On m’a apporté des nouvelles graves, tantôt, des nouvelles du Maroc. C’est Laroche-Mathieu le député, le futur ministre, qui me les a données. Il faut que nous fassions un grand article, un article à sensation. J’ai des faits et des chiffres. Nous allons nous mettre à la besogne immédiatement. Tiens, prends la lampe. »

Il la prit et ils passèrent dans le cabinet de travail.

Les mêmes livres s’alignaient dans la bibliothèque qui portait maintenant sur son faîte les trois vases achetés au golfe Juan par Forestier, la veille de son dernier jour. Sous la table, la chancelière du mort attendait les pieds de Du Roy, qui s’empara, après s’être assis, du porte-plume d’ivoire, un peu mâché au bout par la dent de l’autre.

Madeleine s’appuya à la cheminée, et ayant allumé une cigarette, elle raconta ses nouvelles, puis exposa ses idées, et le plan de l’article qu’elle rêvait.

Il l’écoutait avec attention, tout en griffonnant des notes, et quand il eut fini il souleva des objections, reprit la question, l’agrandit, développa à son tour non plus un plan d’article, mais un plan de campagne contre le ministère actuel. Cette attaque serait le début. Sa femme avait cessé de fumer, tant son intérêt s’éveillait, tant elle voyait large et loin en suivant la pensée de Georges.

Elle murmurait de temps en temps :

« Oui… oui… C’est très bon… C’est excellent… C’est très fort… »

Et quand il eut achevé, à son tour, de parler :

« Maintenant écrivons », dit-elle.

Mais il avait toujours le début difficile et il cherchait ses mots avec peine. Alors elle vint doucement se pencher sur son épaule et elle se mit à lui souffler ses phrases tout bas, dans l’oreille.

De temps en temps elle hésitait et demandait :

« Est-ce bien ça que tu veux dire ? »

Il répondait :

« Oui, parfaitement. »

Elle avait des traits piquants, des traits venimeux de femme pour blesser le chef du Conseil, et elle mêlait des railleries sur son visage à celles sur sa politique, d’une façon drôle qui faisait rire et saisissait en même temps par la justesse de l’observation.

Du Roy, parfois, ajoutait quelques lignes qui rendaient plus profonde et plus puissante la portée d’une attaque. Il savait, en outre, l’art des sous-entendus perfides, qu’il avait appris en aiguisant des échos, et quand un fait donné pour certain par Madeleine lui paraissait douteux ou compromettant, il excellait à le faire deviner et à l’imposer à l’esprit avec plus de force que s’il l’eût affirmé.

Quand leur article fut terminé, Georges le relut tout haut, en le déclamant. Ils le jugèrent admirable d’un commun accord et ils se souriaient, enchantés et surpris, comme s’ils venaient de se révéler l’un à l’autre. Ils se regardaient au fond des yeux, émus d’admiration et d’attendrissement, et ils s’embrassèrent avec élan, avec une ardeur d’amour communiquée de leurs esprits à leurs corps.

Du Roy reprit la lampe : « Et maintenant, dodo », dit-il avec un regard allumé.

Elle répondit :

« Passez, mon maître, puisque vous éclairez la route. »

Il passa, et elle le suivit dans leur chambre en lui chatouillant le cou du bout du doigt, entre le col et les cheveux pour le faire aller plus vite, car il redoutait cette caresse.

L’article parut sous la signature de Georges Du Roy de Cantel, et fit grand bruit. On s’en émut à la Chambre. Le père Walter en félicita l’auteur et le chargea de la rédaction politique de La Vie Française. Les échos revinrent à Boisrenard.

Alors commença, dans le journal, une campagne habile et violente contre le ministère qui dirigeait les affaires. L’attaque, toujours adroite et nourrie de faits, tantôt ironique, tantôt sérieuse, parfois plaisante, parfois virulente, frappait avec une sûreté et une continuité dont tout le monde s’étonnait. Les autres feuilles citaient sans cesse La Vie Française, y coupaient des passages entiers, et les hommes du pouvoir s’informèrent si on ne pouvait pas bâillonner avec une préfecture cet ennemi inconnu et acharné.

Du Roy devenait célèbre dans les groupes politiques. Il sentait grandir son influence à la pression des poignées de main et à l’allure des coups de chapeau. Sa femme, d’ailleurs, l’emplissait de stupeur et d’admiration par l’ingéniosité de son esprit, l’habileté de ses informations et le nombre de ses connaissances.

À tout moment, il trouvait dans son salon, en rentrant chez lui, un sénateur, un député, un magistrat, un général, qui traitaient Madeleine en vieille amie, avec une familiarité sérieuse. Où avait-elle connu tous ces gens ? Dans le monde, disait-elle. Mais comment avait-elle su capter leur confiance et leur affection ? Il ne le comprenait pas.

« Ça ferait une rude diplomate », pensait-il.

Elle rentrait souvent en retard aux heures des repas, essoufflée, rouge frémissante, et, avant même d’avoir ôté son voile, elle disait :

« J’en ai du nanan, aujourd’hui. Figure-toi que le ministre de la Justice vient de nommer deux magistrats qui ont fait partie des commissions mixtes. Nous allons lui flanquer un abattage dont il se souviendra. »

Et on flanquait un abattage au ministre, et on lui en reflanquait un autre le lendemain et un troisième le jour suivant. Le député Laroche-Mathieu qui dînait rue Fontaine tous les mardis, après le comte de Vaudrec qui commençait la semaine, serrait vigoureusement les mains de la femme et du mari avec des démonstrations de joie excessives. Il ne cessait de répéter : « Cristi, quelle campagne. Si nous ne réussissons pas après ça ? »

Il espérait bien réussir en effet à décrocher le portefeuille des Affaires étrangères qu’il visait depuis longtemps.

C’était un de ces hommes politiques à plusieurs faces, sans conviction, sans grands moyens, sans audace et sans connaissances sérieuses, avocat de province, joli homme de chef-lieu, gardant un équilibre de finaud entre tous les partis extrêmes, sorte de jésuite républicain et de champignon libéral de nature douteuse, comme il en pousse par centaines sur le fumier populaire du suffrage universel.

Son machiavélisme de village le faisait passer pour fort parmi ses collègues, parmi tous les déclassés et les avortés dont on fait des députés. Il était assez soigné, assez correct, assez familier, assez aimable pour réussir. Il avait des succès dans le monde, dans la société mêlée, trouble et peu fine des hauts fonctionnaires du moment.

On disait partout de lui : « Laroche sera ministre », et il pensait aussi plus fermement que tous les autres que Laroche serait ministre.

Il était un des principaux actionnaires du journal du père Walter, son collègue et son associé en beaucoup d’affaires de finances.

Du Roy le soutenait avec confiance et avec des espérances confuses pour plus tard. Il ne faisait que continuer d’ailleurs l’œuvre commencée par Forestier, à qui Laroche-Mathieu avait promis la croix, quand serait venu le jour du triomphe. La décoration irait sur la poitrine du nouveau mari de Madeleine ; voilà tout. Rien n’était changé, en somme.

On sentait si bien que rien n’était changé, que les confrères de Du Roy lui montaient une scie dont il commençait à se fâcher.

On ne l’appelait plus que Forestier.

Aussitôt qu’il arrivait au journal, quelqu’un criait : « Dis donc, Forestier. »

Il feignait de ne pas entendre et cherchait les lettres dans son casier. La voix reprenait, avec plus de force : « Hé ! Forestier. » Quelques rires étouffés couraient.

Comme Du Roy gagnait le bureau du directeur, celui qui l’avait appelé l’arrêtait :

« Oh ! Pardon ; c’est à toi que je veux parler. C’est stupide, je te confonds toujours avec ce pauvre Charles. Cela tient à ce que tes articles ressemblent bigrement aux siens. Tout le monde s’y trompe. »

Du Roy ne répondait rien, mais il rageait ; et une colère sourde naissait en lui contre le mort.

Le père Walter lui-même avait déclaré, alors qu’on s’étonnait de similitudes flagrantes de tournures et d’inspiration entre les chroniques du nouveau rédacteur politique et celles de l’ancien : « Oui, c’est du Forestier, mais du Forestier plus nourri, plus nerveux, plus viril. »

Une autre fois, Du Roy en ouvrant par hasard l’armoire aux bilboquets avait trouvé ceux de son prédécesseur avec un crêpe autour du manche, et le sien, celui dont il se servait quand il s’exerçait sous la direction de Saint-Potin, était orné d’une faveur rose. Tous avaient été rangés sur la même planche, par rang de taille ; et une pancarte, pareille à celle des musées, portait écrit : « Ancienne collection Forestier et Cie, Forestier-Du Roy, successeur, breveté S.G.D.G. Articles inusables pouvant servir en toutes circonstances, même en voyage. »

Il referma l’armoire avec calme, en prononçant assez haut pour être entendu :

« Il y a des imbéciles et des envieux partout. »

Mais il était blessé dans son orgueil, blessé dans sa vanité, cette vanité et cet orgueil ombrageux d’écrivain, qui produisent cette susceptibilité nerveuse toujours en éveil, égale chez le reporter et chez le poète génial.

Ce mot : « Forestier » déchirait son oreille ; il avait peur de l’entendre, et se sentait rougir en l’entendant.

Il était pour lui, ce nom, une raillerie mordante, plus qu’une raillerie, presque une insulte. Il lui criait : « C’est ta femme qui fait ta besogne comme elle faisait celle de l’autre. Tu ne serais rien sans elle. »

Il admettait parfaitement que Forestier n’eût rien été sans Madeleine ; mais quant à lui, allons donc !

Puis, rentré chez lui, l’obsession continuait. C’était la maison tout entière maintenant qui lui rappelait le mort, tout le mobilier, tous les bibelots, tout ce qu’il touchait. Il ne pensait guère à cela dans les premiers temps ; mais la scie montée par ses confrères avait fait en son esprit une sorte de plaie qu’un tas de riens inaperçus jusqu’ici envenimaient à présent.

Il ne pouvait plus prendre un objet sans qu’il crût voir aussitôt la main de Charles posée dessus. Il ne regardait et ne maniait que des choses lui ayant servi autrefois, des choses qu’il avait achetées, aimées et possédées. Et Georges commençait à s’irriter même à la pensée des relations anciennes de son ami et de sa femme.

Il s’étonnait parfois de cette révolte de son cœur, qu’il ne comprenait point, et se demandait : « Comment diable cela se fait-il ? Je ne suis pas jaloux des amis de Madeleine. Je ne m’inquiète jamais de ce qu’elle fait. Elle rentre et sort à son gré, et le souvenir de cette brute de Charles me met en rage ! »

Il ajoutait, mentalement : « Au fond, ce n’était qu’un crétin ; c’est sans doute ça qui me blesse. Je me fâche que Madeleine ait pu épouser un pareil sot. »

Et sans cesse il se répétait : « Comment se fait-il que cette femme-là ait gobé un seul instant un semblable animal ? »

Et sa rancune s’augmentait chaque jour par mille détails insignifiants qui le piquaient comme des coups d’aiguille, par le rappel incessant de l’autre, venu d’un mot de Madeleine, d’un mot du domestique ou d’un mot de la femme de chambre.

Un soir, Du Roy qui aimait les plats sucrés demanda :

« Pourquoi n’avons-nous pas d’entremets ? Tu n’en fais jamais servir. »

La jeune femme répondit gaiement :

« C’est vrai, je n’y pense pas. Cela tient à ce que Charles les avait en horreur… »

Il lui coupa la parole dans un mouvement d’impatience dont il ne fut pas maître.

« Ah ! Tu sais, Charles commence à m’embêter. C’est toujours Charles par-ci, Charles par-là. Charles aimait ci, Charles aimait ça. Puisque Charles est crevé, qu’on le laisse tranquille. »

Madeleine regardait son mari avec stupeur, sans rien comprendre à cette colère subite. Puis, comme elle était fine, elle devina un peu ce qui se passait en lui, ce travail lent de jalousie posthume grandissant à chaque seconde par tout ce qui rappelait l’autre.

Elle jugea cela puéril, peut-être, mais elle fut flattée et ne répondit rien.

Il s’en voulut, lui, de cette irritation, qu’il n’avait pu cacher. Or, comme ils faisaient, ce soir-là, après dîner, un article pour le lendemain, il s’embarrassa dans la chancelière. Ne parvenant point à la retourner, il la rejeta d’un coup de pied, et demanda en riant :

« Charles avait donc toujours froid aux pattes ? »

Elle répondit, riant aussi :

« Oh ! Il vivait dans la terreur des rhumes ; il n’avait pas la poitrine solide. »

Du Roy reprit avec férocité : « Il l’a bien prouvé, d’ailleurs. » Puis il ajouta avec galanterie : « Heureusement pour moi. » Et il baisa la main de sa femme.

Mais en se couchant, toujours hanté par la même pensée, il demanda encore :

« Est-ce que Charles portait des bonnets de coton pour éviter les courants d’air dans les oreilles ? »

Elle se prêta à la plaisanterie et répondit :

« Non, un madras noué sur le front. »

Georges haussa les épaules et prononça avec un mépris supérieur :

« Quel serin ! »

Dès lors, Charles devint pour lui un sujet d’entretien continuel. Il parlait de lui à tout propos, ne l’appelant plus que : « ce pauvre Charles », d’un air de pitié infinie.

Et quand il revenait du journal, où il s’était entendu deux ou trois fois interpeller sous le nom de Forestier, il se vengeait en poursuivant le mort de railleries haineuses au fond de son tombeau. Il rappelait ses défauts, ses ridicules, ses petitesses, les énumérait avec complaisance, les développant et les grossissant comme s’il eût voulu combattre, dans le cœur de sa femme, l’influence d’un rival redouté.

Il répétait :

« Dis donc, Made, te rappelles-tu le jour où ce cornichon de Forestier a prétendu nous prouver que les gros hommes étaient plus vigoureux que les maigres ? »

Puis il voulut savoir sur le défunt un tas de détails intimes et secrets que la jeune femme, mal à l’aise, refusait de dire. Mais il insistait, s’obstinait.

« Allons, voyons, raconte-moi ça. Il devait être bien drôle dans ce moment-là ? »

Elle murmurait du bout des lèvres :

« Voyons, laisse-le tranquille, à la fin. »

Il reprenait :

« Non, dis-moi ! C’est vrai qu’il devait être godiche au lit, cet animal ! »

Et il finissait toujours par conclure :

« Quelle brute c’était ! »

Un soir, vers la fin de juin, comme il fumait une cigarette à sa fenêtre, la grande chaleur de la soirée lui donna l’envie de faire une promenade.

Il demanda :

Ma petite Made, veux-tu venir jusqu’au Bois ?

— Mais oui, certainement. »

Ils prirent un fiacre découvert, gagnèrent les Champs-Élysées, puis l’avenue du Bois-de-Boulogne. C’était une nuit sans vent, une de ces nuits d’étuve où l’air de Paris surchauffé entre dans la poitrine comme une vapeur de four. Une armée de fiacres menait sous les arbres tout un peuple d’amoureux. Ils allaient, ces fiacres, l’un derrière l’autre, sans cesse.

Georges et Madeleine s’amusaient à regarder tous ces couples enlacés, passant dans ces voitures, la femme en robe claire et l’homme sombre. C’était un immense fleuve d’amants qui coulait vers le Bois sous le ciel étoilé et brûlant. On n’entendait aucun bruit que le sourd roulement des roues sur la terre. Ils passaient, passaient, les deux êtres de chaque fiacre, allongés sur les coussins, muets, serrés l’un contre l’autre, perdus dans d’hallucination du désir, frémissant dans l’attente de l’étreinte prochaine. L’ombre chaude semblait pleine de baisers. Une sensation de tendresse flottante, d’amour bestial épandu alourdissait l’air, le rendait plus étouffant. Tous ces gens accouplés, grisés de la même pensée, de la même ardeur, faisaient courir une fièvre autour d’eux. Toutes ces voitures chargées d’amour, sur qui semblaient voltiger des caresses, jetaient sur leur passage une sorte de souffle sensuel, subtil et troublant.

Georges et Madeleine se sentirent eux-mêmes gagnés par la contagion de la tendresse. Ils se prirent doucement la main, sans dire un mot, un peu oppressés par la pesanteur de l’atmosphère et par l’émotion qui les envahissait.

Comme ils arrivaient au tournant qui suit les fortifications, ils s’embrassèrent, et elle balbutia, un peu confuse :

« Nous sommes aussi gamins qu’en allant à Rouen. »

Le grand courant des voitures s’était séparé à l’entrée des taillis. Dans le chemin des Lacs que suivaient les jeunes gens, les fiacres s’espaçaient un peu, mais la nuit épaisse des arbres, l’air vivifié par les feuilles et par l’humidité des ruisselets qu’on entendait couler sous les branches, une sorte de fraîcheur du large espace nocturne tout paré d’astres, donnaient aux baisers des couples roulants un charme plus pénétrant et une ombre plus mystérieuse.

Georges murmura : « Oh ! Ma petite Made », en la serrant contre lui.

Elle lui dit :

« Te rappelles-tu la forêt de chez toi, comme c’était sinistre. Il me semblait qu’elle était pleine de bêtes affreuses et qu’elle n’avait pas de bout. Tandis qu’ici, c’est charmant. On sent des caresses dans le vent, et je sais bien que Sèvres est de l’autre côté du Bois. »

Il répondit :

« Oh ! Dans la forêt de chez moi, il n’y avait pas autre chose que des cerfs, des renards, des chevreuils et des sangliers, et, par-ci, par-là, une maison de forestier. »

Ce mot, ce nom du mort sorti de sa bouche, le surprit comme si quelqu’un le lui eût crié du fond d’un fourré, et il se tut brusquement, ressaisi par ce malaise étrange et persistant, par cette irritation jalouse, rongeuse, invincible qui lui gâtait la vie depuis quelque temps.

Au bout d’une minute, il demanda :

« Es-tu venue quelquefois ici comme ça, le soir, avec Charles ? »

Elle répondit :

« Mais oui, souvent. »

Et, tout à coup, il eut envie de retourner chez eux, une envie nerveuse qui lui serrait le cœur. Mais l’image de Forestier était rentrée en son esprit, le possédait, l’étreignait. Il ne pouvait plus penser qu’à lui, parler que de lui.

Il demanda avec un accent méchant :

« Dis donc, Made ?

— Quoi, mon ami ?

— L’as-tu fait cocu, ce pauvre Charles’ ? »

Elle murmura, dédaigneuse :

« Que tu deviens bête avec ta rengaine. »

Mais il ne lâchait pas son idée.

« Voyons, ma petite Made, sois bien franche, avoue-le ? Tu l’as fait cocu, dis ? Avoue que tu l’as fait cocu ? »

Elle se taisait, choquée comme toutes les femmes le sont par ce mot.

Il reprit, obstiné :

« Sacristi, si quelqu’un en avait la tête, c’est bien lui, par exemple. Oh ! Oui, oh ! Oui. C’est ça qui m’amuserait de savoir si Forestier était cocu. Hein ! Quelle bonne binette de jobard ? »

Il sentit qu’elle souriait à quelque souvenir peut-être, et il insista :

« Voyons, dis-le. Qu’est-ce que ça fait ? Ce serait bien drôle, au contraire, de m’avouer que tu l’as trompé, de m’avouer ça, à moi. »

Il frémissait, en effet, de l’espoir et de l’envie que Charles, l’odieux Charles, le mort détesté, le mort exécré, eût porté ce ridicule honteux. Et pourtant… pourtant une autre émotion, plus confuse, aiguillonnait son désir de savoir.

Il répétait :

« Made, ma petite Made, je t’en prie, dis-le. En voilà un qui ne l’aurait pas volé. Tu aurais eu joliment tort de ne pas lui faire porter ça. Voyons, Made, avoue. »

Elle trouvait plaisante, maintenant, sans doute, cette insistance, car elle riait, par petits rires brefs, saccadés.

Il avait mis ses lèvres tout près de l’oreille de sa femme :

« Voyons… voyons… avoue-le. »

Elle s’éloigna d’un mouvement sec et déclara brusquement :

« Mais tu es stupide. Est-ce qu’on répond à des questions pareilles ? »

Elle avait dit cela d’un ton si singulier qu’un frisson de froid courut dans les veines de son mari et il demeura interdit, effaré, un peu essoufflé, comme s’il avait reçu une commotion morale.

Le fiacre maintenant longeait le lac, où le ciel semblait avoir égrené ses étoiles. Deux cygnes vagues nageaient très lentement, à peine visibles dans l’ombre.

Georges cria au cocher :

« Retournons, « Et la voiture s’en revint, croisant les autres, qui allaient au pas, et dont les grosses lanternes brillaient comme des yeux dans la nuit du Bois.

Comme elle avait dit cela d’une étrange façon ! Du Roy se demandait : « Est-ce un aveu ? » Et cette presque certitude qu’elle avait trompé son premier mari l’affolait de colère à présent. Il avait envie de la battre, de l’étrangler, de lui arracher les cheveux !

Oh ! Si elle lui eût répondu : « Mais, mon chéri, si j’avais dû le tromper, c’est avec toi que je l’aurais fait. » Comme il l’aurait embrassée, étreinte, adorée !

Il demeurait immobile, les bras croisés, les yeux au ciel, l’esprit trop agité pour réfléchir encore. Il sentait seulement en lui fermenter cette rancune et grossir cette colère qui couvent au cœur de tous les mâles devant les caprices du désir féminin. Il sentait pour la première fois cette angoisse confuse de l’époux qui soupçonne ! Il était jaloux enfin, jaloux pour le mort, jaloux pour le compte de Forestier ! Jaloux d’une étrange et poignante façon, où entrait subitement de la haine contre Madeleine. Puisqu’elle avait trompé l’autre, comment pourrait-il avoir confiance en elle, lui !

Puis, peu à peu, une espèce de calme se fit en son esprit, et se roidissant contre sa souffrance, il pensa : « Toutes les femmes sont des filles, il faut s’en servir et ne rien leur donner de soi. »

L’amertume de son cœur lui montait aux lèvres en paroles de mépris et de dégoût. Il ne les laissa point s’épandre cependant. Il se répétait : « Le monde est aux forts. Il faut être fort. Il faut être au-dessus de tout. »

La voiture allait plus vite. Elle repassa les fortifications. Du Roy regardait devant lui une clarté rougeâtre dans le ciel, pareille à une lueur de forge démesurée ; et il entendait une rumeur confuse, immense, continue, faite de bruits innombrables et différents, une rumeur sourde, proche, lointaine, une vague et énorme palpitation de vie, le souffle de Paris respirant, dans cette nuit d’été, comme un colosse épuisé de fatigue.

Georges songeait : « Je serais bien bête de me faire de la bile. Chacun pour soi. La victoire est aux audacieux. Tout n’est que de l’égoïsme. L’égoïsme pour l’ambition et la fortune vaut mieux que l’égoïsme pour la femme et pour l’amour. »

L’arc de triomphe de l’Étoile apparaissait debout à l’entrée de la ville sur ses deux jambes monstrueuses, sorte de géant informe qui semblait prêt à se mettre en marche pour descendre la large avenue ouverte devant lui.

Georges et Madeleine se retrouvaient là dans le défilé des voitures ramenant au logis, au lit désiré, l’éternel couple, silencieux et enlacé. Il semblait que l’humanité tout entière glissait à côté d’eux, grise de joie, de plaisir, de bonheur.

La jeune femme, qui avait bien pressenti quelque chose de ce qui se passait en son mari, demanda de sa voix douce :

« À quoi songes-tu, mon ami ? Depuis une demi-heure tu n’as point prononcé une parole. »

Il répondit en ricanant :

« Je songe à tous ces imbéciles qui s’embrassent, et je me dis que, vraiment, on a autre chose à faire dans l’existence. »

Elle murmura :

« Oui… mais c’est bon quelquefois.

— C’est bon… c’est bon… quand on n’a rien de mieux ! »

La pensée de Georges allait toujours, dévêtant la vie de sa robe de poésie, dans une sorte de rage méchante : « Je serais bien bête de me gêner, de me priver de quoi que ce soit, de me troubler, de me tracasser, de me ronger l’âme comme je le fais depuis quelque temps. » L’image de Forestier lui traversa l’esprit sans y faire naître aucune irritation. Il lui sembla qu’ils venaient de se réconcilier, qu’ils redevenaient amis. Il avait envie de lui crier : « Bonsoir, vieux. »

Madeleine, que ce silence gênait, demanda :

« Si nous allions prendre une glace chez Tortoni, avant de rentrer. »

Il la regarda de coin. Son fin profil blond lui apparut sous l’éclat vif d’une guirlande de gaz qui annonçait un café-chantant.

Il pensa : « Elle est jolie ! Eh ! Tant mieux. À bon chat bon rat, ma camarade. Mais si on me reprend à me tourmenter pour toi, il fera chaud au pôle Nord. » Puis il répondit : « Mais certainement, ma chérie. » Et, pour qu’elle ne devinât rien, il l’embrassa.

Il sembla à la jeune femme que les lèvres de son mari étaient glacées.

Il souriait cependant de son sourire ordinaire en lui donnant la main pour descendre devant les marches du café.









III


En entrant au journal, le lendemain, Du Roy alla trouver Boisrenard.

« Mon cher ami, dit-il, j’ai un service à te demander. On trouve drôle depuis quelque temps de m’appeler Forestier. Moi, je commence à trouver ça bête. Veux-tu avoir la complaisance de prévenir doucement les camarades que je giflerai le premier qui se permettra de nouveau cette plaisanterie.

« Ce sera à eux de réfléchir si cette blague-là vaut un coup d’épée. Je m’adresse à toi parce que tu es un homme calme qui peut empêcher des extrémités fâcheuses, et aussi parce que tu m’as servi de témoin dans notre affaire. »

Boisrenard se chargea de la commission.

Du Roy sortit pour faire des courses, puis revint une heure plus tard. Personne ne l’appela Forestier.

Comme il rentrait chez lui, il entendit des voix de femmes dans le salon. Il demanda : « Qui est là ? »

Le domestique répondit : « Mme Walter et Mme de Marelle. »

Un petit battement lui secoua le cœur, puis il se dit :

« Tiens, voyons », et il ouvrit la porte.

Clotilde était au coin de la cheminée, dans un rayon de jour venu de la fenêtre. Il sembla à Georges qu’elle pâlissait un peu en l’apercevant. Ayant d’abord salué Mme Walter et ses deux filles assises, comme deux sentinelles aux côtés de leur mère, il se tourna vers son ancienne maîtresse. Elle lui tendait la main ; il la prit et la serra avec intention comme pour dire : « Je vous aime toujours. » Elle répondit à cette pression.

Il demanda :

« Vous vous êtes bien portée pendant le siècle écoulé depuis notre dernière rencontre ? »

Elle répondit avec aisance :

« Mais, oui, et vous, Bel-Ami ? »

Puis, se tournant vers Madeleine, elle ajouta :

« Tu permets que je l’appelle toujours Bel-Ami ?

— Certainement, ma chère, je permets tout ce que tu voudras. »

Une nuance d’ironie semblait cachée dans cette parole.

Mme Walter parlait d’une fête qu’allait donner Jacques Rival dans son logis de garçon, un grand assaut d’armes où assisteraient des femmes du monde ; elle disait :

« Ce sera très intéressant. Mais je suis désolée, nous n’avons personne pour nous y conduire, mon mari devant s’absenter à ce moment-là. »

Du Roy s’offrit aussitôt. Elle accepta. » Nous vous en serons très reconnaissantes, mes filles et moi. »

Il regardait la plus jeune des demoiselles Walter, et pensait : « Elle n’est pas mal du tout, cette petite Suzanne, mais pas du tout. » Elle avait l’air d’une frêle poupée blonde, trop petite, mais fine, avec la taille mince, des hanches et de la poitrine, une figure de miniature, des yeux d’émail d’un bleu gris dessinés au pinceau, qui semblaient nuancés par un peintre minutieux et fantaisiste, de la chair trop blanche, trop lisse, polie, unie, sans grain, sans teinte, et des cheveux ébouriffés, frisés, une broussaille savante, légère, un nuage charmant, tout pareil en effet à la chevelure des jolies poupées de luxe qu’on voit passer dans les bras de gamines beaucoup moins hautes que leur joujou.

La sœur aînée, Rose, était laide, plate, insignifiante, une de ces filles qu’on ne voit pas, à qui on ne parle pas et dont on ne dit rien.

La mère se leva, et se tournant vers Georges :

« Ainsi je compte sur vous jeudi prochain, à deux heures. »

Il répondit :

« Comptez sur moi, Madame. »

Dès qu’elle fut partie, Mme de Marelle se leva à son tour.

« Au revoir, Bel-Ami. »

Ce fut elle alors qui lui serra la main très fort, très longtemps ; et il se sentit remué par cet aveu silencieux, repris d’un brusque béguin pour cette petite bourgeoise bohème et bon enfant, qui l’aimait vraiment, peut-être.

« J’irai la voir demain », pensa-t-il.

Dès qu’il fut seul en face de sa femme, Madeleine se mit à rire, d’un rire franc et gai, et le regardant bien en face :

« Tu sais que tu as inspiré une passion à Mme Walter ? »

Il répondit incrédule :

« Allons donc !

— Mais oui, je te l’affirme, elle m’a parlé de toi avec un enthousiasme fou. C’est si singulier de sa part ! Elle voudrait trouver deux maris comme toi pour ses filles !… Heureusement qu’avec elle ces choses-là sont sans importance. »

Il ne comprenait pas ce qu’elle voulait dire :

« Comment, sans importance ? »

Elle répondit, avec une conviction de femme sûre de son jugement :

« Oh ! Mme Walter est une de celles dont on n’a jamais rien murmuré, mais tu sais, là, jamais, jamais. Elle est inattaquable sous tous les rapports. Son mari, tu le connais comme moi. Mais elle, c’est autre chose. Elle a d’ailleurs assez souffert d’avoir épousé un juif, mais elle lui est restée fidèle. C’est une honnête femme. »

Du Roy fut surpris :

« Je la croyais juive aussi.

— Elle ? Pas du tout. Elle est dame patronnesse de toutes les bonnes œuvres de la Madeleine. Elle est même mariée religieusement. Je ne sais plus s’il y a eu un simulacre de baptême du patron, ou bien si l’Église a fermé les yeux. »

Georges murmura :

Ah !… alors… elle… me gobe ?

— Positivement, et complètement. Si tu n’étais pas engagé, je te conseillerais de demander la main de… de Suzanne, n’est-ce pas, plutôt que celle de Rose ? »

Il répondit, en frisant sa moustache :

« Eh ! La mère n’est pas encore piquée des vers. »

Mais Madeleine s’impatienta :

« Tu sais, mon petit, la mère, je te la souhaite. Mais je n’ai pas peur. Ce n’est point à son âge qu’on commet sa première faute. Il faut s’y prendre plus tôt. »

Georges songeait : « Si c’était vrai, pourtant, que j’eusse pu épouser Suzanne ?…. »

Puis il haussa les épaules : « Bah !… c’est fou !… Est-ce que le père m’aurait jamais accepté ? »

Il se promit toutefois d’observer désormais avec plus de soin les manières de Mme Walter à son égard, sans se demander d’ailleurs s’il en pourrait jamais tirer quelque avantage.

Tout le soir, il fut hanté par des souvenirs de son amour avec Clotilde, des souvenirs tendres et sensuels en même temps. Il se rappelait ses drôleries, ses gentillesses, leurs escapades. Il se répétait à lui-même : « Elle est vraiment bien gentille. Oui, j’irai la voir demain. »

Dès qu’il eut déjeuné, le lendemain, il se rendit en effet rue de Verneuil. La même bonne lui ouvrit la porte, et, familièrement à la façon des domestiques de petits bourgeois, elle demanda :

« Ça va bien, Monsieur ? »

Il répondit :

« Mais oui, mon enfant. »

Et il entra dans le salon, où une main maladroite faisait des gammes sur le piano. C’était Laurine. Il crut qu’elle allait lui sauter au cou. Elle se leva gravement, salua avec cérémonie, ainsi qu’aurait fait une grande personne, et se retira d’une façon digne.

Elle avait une telle allure de femme outragée, qu’il demeura surpris. Sa mère entra. Il lui prit et lui baisa les mains.

« Combien j’ai pensé à vous, dit-il.

— Et moi », dit-elle.

Ils s’assirent. Ils se souriaient, les yeux dans les yeux avec une envie de s’embrasser sur les lèvres.

« Ma chère petite Clo, je vous aime.

— Et moi aussi.

— Alors… alors… tu ne m’en as pas trop voulu ?

— Oui et non… Ça m’a fait de la peine, et puis j’ai compris ta raison, et je me suis dit : « Bah ! Il me reviendra un jour ou l’autre. »

— Je n’osais pas revenir ; je me demandais comment je serais reçu. Je n’osais pas, mais j’en avais rudement envie. À propos, dis-moi donc ce qu’a Laurine. Elle m’a à peine dit bonjour et elle est partie d’un air furieux.

— Je ne sais pas. Mais on ne peut plus lui parler de toi depuis ton mariage. Je crois vraiment qu’elle est jalouse.

— Allons donc !

— Mais oui, mon cher. Elle ne t’appelle plus Bel-Ami, elle te nomme M. Forestier. »

Du Roy rougit, puis, s’approchant de la jeune femme :

« Donne ta bouche. »

Elle la donna.

« Où pourrons-nous nous revoir ? dit-il.

— Mais… rue de Constantinople.

— Ah !… L’appartement n’est donc pas loué ?

— Non, je l’ai gardé !

— Tu l’as gardé ?

— Oui, j’ai pensé que tu y reviendrais. »

Une bouffée de joie orgueilleuse lui gonfla la poitrine. Elle l’aimait donc, celle-là, d’un amour vrai, constant, profond.

Il murmura : « Je t’adore. » Puis il demanda : « Ton mari va bien ?

— Oui, très bien. Il vient de passer un mois ici ; il est parti d’avant-hier. »

Du Roy ne put s’empêcher de rire :

« Comme ça tombe ! »

Elle répondit naïvement :

« Oh ! Oui, ça tombe bien. »

« Mais il n’est pas gênant quand il est ici, tout de même. Tu le sais !

— Ça c’est vrai. C’est d’ailleurs un charmant homme.

— Et toi, dit-elle, comment prends-tu ta nouvelle vie ?

— Ni bien ni mal. Ma femme est une camarade, une associée.

— Rien de plus ?

— Rien de plus… Quant au cœur…

— Je comprends bien. Elle est gentille, pourtant.

— Oui, mais elle ne me trouble pas. »

Il se rapprocha de Clotilde, et murmura :

« Quand nous reverrons-nous ?

— Mais… demain… si tu veux ?

— Oui. Demain, deux heures ?

— Deux heures. »

Il se leva pour partir, puis il balbutia, un peu gêné :

« Tu sais, j’entends reprendre, seul, l’appartement de la rue de Constantinople. Je le veux. Il ne manquerait plus qu’il fût payé par toi. »

Ce fut elle qui baisa ses mains avec un mouvement d’adoration, en murmurant :

« Tu feras comme tu voudras. Il me suffit de l’avoir gardé pour nous y revoir. »

Et Du Roy s’en alla, l’âme pleine de satisfaction.

Comme il passait devant la vitrine d’un photographe, le portrait d’une grande femme aux larges yeux lui rappela Mme Walter : « C’est égal, se dit-il, elle ne doit pas être mal encore. Comment se fait-il que je ne l’aie jamais remarquée. J’ai envie de voir quelle tête elle me fera jeudi. »

Il se frottait les mains, tout en marchant avec une joie intime, la joie du succès sous toutes ses formes, la joie égoïste de l’homme adroit qui réussit, la joie subtile, faite de vanité flattée et de sensualité contente, que donne la tendresse des femmes.

Le jeudi venu, il dit à Madeleine :

Tu ne viens pas à cet assaut chez Rival ?

— Oh ! Non. Cela ne m’amuse guère, moi ; j’irai à la Chambre des députés.

Et il alla chercher Mme Walter, en landau découvert, car il faisait un admirable temps.

Il eut une surprise en la voyant, tant il la trouva belle et jeune.

Elle était en toilette claire dont le corsage un peu fendu laissait deviner, sous une dentelle blonde, le soulèvement gras des seins. Jamais elle ne lui avait paru si fraîche. Il la jugea vraiment désirable. Elle avait son air calme et comme il faut, une certaine allure de maman tranquille qui la faisait passer presque inaperçue aux yeux galants des hommes. Elle ne parlait guère d’ailleurs que pour dire des choses connues, convenues et modérées, ses idées étant sages, méthodiques, bien ordonnées, à l’abri de tous les excès.

Sa fille Suzanne, tout en rose, semblait un Watteau frais verni ; et sa sœur aînée paraissait être l’institutrice chargée de tenir compagnie à ce joli bibelot de fillette.

Devant la porte de Rival, une file de voitures était rangée. Du Roy offrit son bras à Mme Walter, et ils entrèrent.

L’assaut était donné au profit des orphelins du sixième arrondissement de Paris, sous le patronage de toutes les femmes des sénateurs et députés qui avaient des relations avec La Vie Française.

Mme Walter avait promis de venir avec ses filles, en refusant le titre de dame patronnesse, parce qu’elle n’aidait de son nom que les œuvres entreprises par le clergé, non pas qu’elle fût très dévote, mais son mariage avec un Israélite la forçait, croyait-elle, à une certaine tenue religieuse ; et la fête organisée par le journaliste prenait une sorte de signification républicaine qui pouvait sembler anticléricale.

On avait lu dans les journaux de toutes les nuances, depuis trois semaines :

« Notre éminent confrère Jacques Rival vient d’avoir l’idée aussi ingénieuse que généreuse d’organiser, au profit des orphelins du sixième arrondissement de Paris, un grand assaut dans sa jolie salle d’armes attenant à son appartement de garçon. »

« Les invitations sont faites par Mmes Laloigne, Remontel, Rissolin, femmes des sénateurs de ce nom, et par Mmes Laroche-Mathieu, Percerol, Firmin, femmes des députés bien connus. Une simple quête aura lieu pendant l’entracte de l’assaut, et le montant sera versé immédiatement entre les mains du maire du sixième arrondissement ou de son représentant. »

C’était une réclame monstre que le journaliste adroit avait imaginé à son profit.

Jacques Rival recevait les arrivants à l’entrée de son logis où un buffet avait été installé, les frais devant être prélevés sur la recette.

Puis il indiquait, d’un geste aimable, le petit escalier par où on descendait dans la cave, où il avait installé la salle d’armes et le tir ; et il disait : « Au-dessous, Mesdames, au-dessous. L’assaut a lieu en des appartements souterrains. »

Il se précipita au-devant de la femme de son directeur ; puis, serrant la main de Du Roy :

« Bonjour, Bel-Ami. »

L’autre fut surpris :

« Qui vous a dit que… »

Rival lui coupa la parole :

« Mme Walter, ici présente, qui trouve ce surnom très gentil. »

Mme Walter rougit :

« Oui, j’avoue que, si je vous connaissais davantage, je ferais comme la petite Laurine, je vous appellerais aussi Bel-Ami. Ça vous va très bien. »

Du Roy riait :

« Mais, je vous en prie, Madame, faites-le. »

Elle avait baissé les yeux :

« Non. Nous ne sommes pas assez liés. »

Il murmura :

« Voulez-vous me laisser espérer que nous le deviendrons davantage ?

— Eh bien, nous verrons, alors », dit-elle.

Il s’effaça à l’entrée de la descente étroite qu’éclairait un bec de gaz ; et la brusque transition de la lumière du jour à cette clarté jaune avait quelque chose de lugubre. Une odeur de souterrain montait par cette échelle tournante, une senteur d’humidité chauffée, de murs moisis essuyés pour la circonstance, et aussi des souffles de benjoin qui rappelaient les offices sacrés, et des émanations féminines de Lubin, de verveine, d’iris, de violette.

On entendait dans ce trou un grand bruit de voix, un frémissement de foule agitée.

Toute la cave était illuminée avec des guirlandes de gaz et des lanternes vénitiennes cachées en des feuillages qui voilaient les murs de pierre salpêtrés. On ne voyait rien que des branchages. Le plafond était garni de fougères, le sol couvert de feuilles et de fleurs.

On trouvait cela charmant, d’une imagination délicieuse. Dans le petit caveau du fond s’élevait une estrade pour les tireurs, entre deux rangs de chaises pour les juges.

Et dans toute la cave, les banquettes, alignées par dix, autant à droite qu’à gauche, pouvaient porter près de deux cents personnes. On en avait invité quatre cents.

Devant l’estrade, des jeunes gens en costumes d’assaut, minces, avec des membres longs, la taille cambrée, la moustache en croc, posaient déjà devant les spectateurs. On se les nommait, on désignait les maîtres et les amateurs, toutes les notabilités de l’escrime. Autour d’eux causaient des messieurs en redingote, jeunes et vieux, qui avaient un air de famille avec les tireurs en tenue de combat. Ils cherchaient aussi à être vus, reconnus et nommés, c’étaient des princes de l’épée en civil, les experts en coups de bouton.

Presque toutes les banquettes étaient couvertes de femmes, qui faisaient un grand froissement d’étoffes remuées et un grand murmure de voix. Elles s’éventaient comme au théâtre, car il faisait déjà une chaleur d’étuve dans cette grotte feuillue. Un farceur criait de temps en temps : « Orgeat ! Limonade ! Bière ! »

Mme Walter et ses filles gagnèrent leurs places réservées au premier rang. Du Roy les ayant installées allait partir, il murmura :

« Je suis obligé de vous quitter, les hommes ne peuvent accaparer les banquettes. »

Mais Mme Walter répondit en hésitant :

« J’ai bien envie de vous garder tout de même. Vous me nommerez les tireurs. Tenez, si vous restiez debout au coin de ce banc, vous ne gêneriez personne. »

Elle le regardait de ses grands yeux doux. Elle insista : « Voyons, restez avec nous… Monsieur… Monsieur Bel-Ami. Nous avons besoin de vous.

Il répondit :

« J’obéirai… avec plaisir, Madame. »

On entendait répéter de tous les côtés : « C’est très drôle, cette cave, c’est très gentil. »

Georges la connaissait bien, cette salle voûtée ! Il se rappelait le matin qu’il y avait passé, la veille de son duel, tout seul, en face d’un petit carton blanc qui le regardait du fond du second caveau comme un œil énorme et redoutable.

La voix de Jacques Rival résonna, venue de l’escalier : « On va commencer, Mesdames. »

Et six messieurs, très serrés en leurs vêtements pour faire saillir davantage le thorax, montèrent sur l’estrade et s’assirent sur les chaises destinées au jury.

Leurs noms coururent : Le général de Raynaldi, président, un petit homme à grandes moustaches ; le peintre Joséphin Rouget, un grand homme chauve à longue barbe ; Matthéo de Ujar, Simon Ramoncel, Pierre de Carvin, trois jeunes hommes élégants, et Gaspard Merleron, un maître.

Deux pancartes furent accrochées aux deux côtés du caveau. Celle de droite portait : M. Crèvecœur, et celle de gauche : M. Plumeau.

C’étaient deux maîtres, deux bons maîtres de second ordre. Ils apparurent, secs tous deux, avec un air militaire, des gestes un peu raides. Ayant fait le salut d’armes avec des mouvements d’automates, ils commencèrent à s’attaquer, pareils, dans leur costume de toile et de peau blanche, à deux pierrots-soldats qui se seraient battus pour rire.

De temps en temps, on entendait ce mot : « Touché ! » Et les six messieurs du jury inclinaient la tête en avant d’un air connaisseur. Le public ne voyait rien que deux marionnettes vivantes qui s’agitaient en tendant le bras ; il ne comprenait rien, mais il était content. Ces deux bonshommes lui semblaient cependant peu gracieux et vaguement ridicules. On songeait aux lutteurs de bois qu’on vend, au jour de l’an, sur les boulevards.

Les deux premiers tireurs furent remplacés par MM. Planton et Carapin, un maître civil et un maître militaire. M. Planton était tout petit et M. Carapin très gros. On eût dit que le premier coup de fleuret dégonflerait ce ballon comme un éléphant de baudruche. On riait. M. Planton sautait comme un singe. M. Carapin ne remuait que son bras, le reste de son corps se trouvant immobilisé par l’embonpoint, et il se fendait toutes les cinq minutes avec une telle pesanteur et un tel effort en avant qu’il semblait prendre la résolution la plus énergique de sa vie. Il avait ensuite beaucoup de mal à se relever.

Les connaisseurs déclarèrent son jeu très ferme et très serré. Et le public, confiant, l’apprécia.

Puis vinrent MM. Porion et Lapalme, un maître et un amateur qui se livrèrent à une gymnastique effrénée, courant l’un sur l’autre avec furie, forçant les juges à fuir en emportant leurs chaises, traversant et retraversant l’estrade d’un bout à l’autre, l’un avançant et l’autre reculant par bonds vigoureux et comiques. Ils avaient de petits sauts en arrière qui faisaient rire les dames, et de grands élans en avant qui émotionnaient un peu cependant. Cet assaut au pas gymnastique fut caractérisé par un titi inconnu qui cria : « Vous éreintez pas, c’est à l’heure ! » L’assistance, froissée par ce manque de goût, fit : « Chut ! » Le jugement des experts circula. Les tireurs avaient montré beaucoup de vigueur et manqué parfois d’à-propos.

La première partie fut clôturée par une fort belle passe d’armes entre Jacques Rival et le fameux professeur belge Lebègue. Rival fut fort goûté des femmes. Il était vraiment beau garçon, bien fait, souple, agile, et plus gracieux que tous ceux qui l’avaient précédé. Il apportait dans sa façon de se tenir en garde et de se fendre une certaine élégance mondaine qui plaisait et faisait contraste avec la manière énergique, mais commune de son adversaire. « On sent l’homme bien élevé », disait-on.

Il eut la belle. On l’applaudit.

Mais depuis quelques minutes, un bruit singulier, à l’étage au-dessus, inquiétait les spectateurs. C’était un grand piétinement accompagné de rires bruyants. Les deux cents invités qui n’avaient pu descendre dans la cave s’amusaient sans doute, à leur façon. Dans le petit escalier tournant une cinquantaine d’hommes étaient tassés. La chaleur devenait terrible en bas. On criait : « De l’air ! » « À boire ! » Le même farceur glapissait sur un ton aigu qui dominait le murmure des conversations :

« Orgeat ! Limonade ! Bière ! »

Rival apparut très rouge, ayant gardé son costume d’assaut. « Je vais faire apporter des rafraîchissements », dit-il – et il courut dans l’escalier. Mais toute communication était coupée avec le rez-de-chaussée. Il eût été aussi facile de percer le plafond que de traverser la muraille humaine entassée sur les marches.

Rival criait : « Faites passer des glaces pour les dames ! »

Cinquante voix répétaient : « Des glaces ! » Un plateau apparut enfin. Mais il ne portait que des verres vides, les rafraîchissements ayant été cueillis en route.

Une forte voix hurla :

« On étouffe là-dedans, finissons vite et allons-nous-en. »

Une autre voix lança : « La quête ! » Et tout le public, haletant, mais gai tout de même, répéta : « La quête… la quête… »

Alors six dames se mirent à circuler entre les banquettes et on entendit un petit bruit d’argent tombant dans les bourses.

Du Roy nommait les hommes célèbres à Mme Walter. C’étaient des mondains, des journalistes, ceux des grands journaux, des vieux journaux, qui regardaient de haut La Vie Française, avec une certaine réserve née de leur expérience. Ils en avaient tant vu mourir de ces feuilles politico-financières, filles d’une combinaison louche, et écrasées par la chute d’un ministère. On apercevait aussi là des peintres et des sculpteurs, qui sont, en général, hommes de sport, un poète académicien qu’on montrait, deux musiciens et beaucoup de nobles étrangers dont Du Roy faisait suivre le nom de la syllabe Rast (ce qui signifiait Rastaquouère), pour imiter, disait-il, les Anglais qui mettent Esq. sur leurs cartes.

Quelqu’un lui cria : « Bonjour, cher ami. » C’était le comte de Vaudrec. S’étant excusé auprès des dames, Du Roy alla lui serrer la main.

Il déclara, en revenant : « Il est charmant, Vaudrec. Comme on sent la race, chez lui. »

Mme Walter ne répondit rien. Elle était un peu fatiguée et sa poitrine se soulevait avec effort à chaque souffle de ses poumons, ce qui attirait l’œil de Du Roy. Et de temps en temps, il rencontrait le regard de « la Patronne » – un regard trouble, hésitant, qui se posait sur lui et fuyait tout de suite. Et il se disait : « Tiens… tiens… tiens… Est-ce que je l’aurais levée aussi, celle-là ? »

Les quêteuses passèrent. Leurs bourses étaient pleines d’argent et d’or. Et une nouvelle pancarte fut accrochée sur l’estrade annonçant : « Grrrrande surprise. » Les membres du jury remontèrent à leurs places. On attendit.

Deux femmes parurent, un fleuret à la main, en costume de salle, vêtues d’un maillot sombre, d’un très court jupon tombant à la moitié des cuisses, et d’un plastron si gonflé sur la poitrine qu’il les forçait à porter haut la tête. Elles étaient jolies et jeunes. Elles souriaient en saluant l’assistance. On les acclama longtemps.

Et elles se mirent en garde au milieu d’une rumeur galante et de plaisanteries chuchotées.

Un sourire aimable s’était fixé sur les lèvres des juges, qui approuvaient les coups par un petit bravo.

Le public appréciait beaucoup cet assaut et le témoignait aux deux combattantes qui allumaient des désirs chez les hommes et réveillaient chez les femmes le goût naturel du public parisien pour les gentillesses un peu polissonnes, pour les élégances du genre canaille, pour le faux-joli et le faux-gracieux, les chanteuses de café-concert et les couplets d’opérette.

Chaque fois qu’une des tireuses se fendait, un frisson de joie courait dans le public. Celle qui tournait le dos à la salle, un dos bien replet, faisait s’ouvrir les bouches et s’arrondir les yeux ; et ce n’était pas le jeu de son poignet qu’on regardait le plus.

On les applaudit avec frénésie.

Un assaut de sabre suivit, mais personne ne le regarda, car toute l’attention fut captivée par ce qui se passait au-dessus. Pendant quelques minutes on avait écouté un grand bruit de meubles remués, traînés sur le parquet comme si on déménageait l’appartement. Puis tout à coup, le son du piano traversa le plafond ; et on entendit distinctement un bruit rythmé de pieds sautant en cadence. Les gens d’en haut s’offraient un bal, pour se dédommager de ne rien voir.

Un grand rire s’éleva d’abord dans le public de la salle d’armes, puis le désir de danser s’éveillant chez les femmes, elles cessèrent de s’occuper de ce qui se passait sur l’estrade et se mirent à parler tout haut.

On trouvait drôle cette idée de bal organisé par les retardataires. Ils ne devaient pas s’embêter ceux-là. On aurait bien voulu être au-dessus.

Mais deux nouveaux combattants s’étaient salués ; et ils tombèrent en garde avec tant d’autorité que tous les regards suivaient leurs mouvements.

Ils se fendaient et se relevaient avec une grâce élastique, avec une vigueur mesurée, avec une telle sûreté de force, une telle sobriété de gestes, une telle correction d’allure, une telle mesure dans le jeu que la foule ignorante fut surprise et charmée.

Leur promptitude calme, leur sage souplesse, leurs mouvements rapides, si calculés qu’ils semblaient lents, attiraient et captivaient l’œil par la seule puissance de la perfection. Le public sentit qu’il voyait là une chose belle et rare, que deux grands artistes dans leur métier lui montraient ce qu’on pouvait voir de mieux, tout ce qu’il était possible à deux maîtres de déployer d’habileté, de ruse, de science raisonnée et d’adresse physique.

Personne ne parlait plus, tant on les regardait. Puis, quand ils se furent serrés la main, après le dernier coup de bouton, des cris éclatèrent, des hourras. On trépignait, on hurlait. Tout le monde connaissait leurs noms : c’étaient Sergent et Ravignac.

Les esprits exaltés devenaient querelleurs. Les hommes regardaient leurs voisins avec des envies de dispute. On se serait provoqué pour un sourire. Ceux qui n’avaient jamais tenu un fleuret en leur main esquissaient avec leur canne des attaques et des parades.

Mais peu à peu la foule remontait par le petit escalier. On allait boire, enfin. Ce fut une indignation quand on constata que les gens du bal avaient dévalisé le buffet, puis s’en étaient allés en déclarant qu’il était malhonnête de déranger deux cents personnes pour ne leur rien montrer.

Il ne restait pas un gâteau, pas une goutte de champagne, de sirop ou de bière, pas un bonbon, pas un fruit, rien, rien de rien. Ils avaient saccagé, ravagé, nettoyé tout.

On se faisait raconter les détails par les servants qui prenaient des visages tristes en cachant leur envie de rire. « Les dames étaient plus enragées que les hommes, affirmaient-ils, et avaient mangé et bu à s’en rendre malades. » On aurait cru entendre le récit des survivants après le pillage et le sac d’une ville pendant l’invasion.

Il fallut donc s’en aller. Des messieurs regrettaient les vingt francs donnés à la quête ; ils s’indignaient que ceux d’en haut eussent ripaillé sans rien payer.

Les dames patronnesses avaient recueilli plus de trois mille francs. Il resta, tous frais payés, deux cent vingt francs pour les orphelins du sixième arrondissement.

Du Roy, escortant la famille Walter, attendait son landau. En reconduisant la Patronne, comme il se trouvait assis en face d’elle, il rencontra encore une fois son œil caressant et fuyant, qui semblait troublé. Il pensait : « Bigre, je crois qu’elle mord », et il souriait en reconnaissant qu’il avait vraiment de la chance auprès des femmes, car Mme de Marelle, depuis le recommencement de leur tendresse, paraissait l’aimer avec frénésie.

Il rentra chez lui d’un pied joyeux.

Madeleine l’attendait dans le salon.

« J’ai des nouvelles, dit-elle. L’affaire du Maroc se complique. La France pourrait bien y envoyer une expédition d’ici quelques mois. Dans tous les cas on va se servir de ça pour renverser le ministère, et Laroche profitera de l’occasion pour attraper les Affaires étrangères. »

Du Roy, pour taquiner sa femme, feignit de n’en rien croire. On ne serait pas assez fou pour recommencer la bêtise de Tunis.

Mais elle haussait les épaules avec impatience. « Je te dis que si ! Je te dis que si ! Tu ne comprends donc pas que c’est une grosse question d’argent pour eux. Aujourd’hui, mon cher, dans les combinaisons politiques, il ne faut pas dire : « Cherchez la femme », mais : « Cherchez l’affaire. »

Il murmura : « Bah ! » avec un air de mépris, pour l’exciter.

Elle s’irritait :

« Tiens, tu es aussi naïf que Forestier. »

Elle voulait le blesser et s’attendait à une colère. Mais il sourit et répondit :

« Que ce cocu de Forestier ? »

Elle demeura saisie, et murmura :

« Oh ! Georges ! »

Il avait l’air insolent et railleur, et il reprit :

« Eh bien, quoi ? Me l’as-tu pas avoué, l’autre soir, que Forestier était cocu ? »

Et il ajouta : « Pauvre diable ! » sur un ton de pitié profonde.

Madeleine lui tourna le dos, dédaignant de répondre ; puis après une minute de silence, elle reprit :

« Nous aurons du monde mardi : Mme Laroche-Mathieu viendra dîner avec la comtesse de Percemur. Veux-tu inviter Rival et Norbert de Varenne ? J’irai demain chez Mmes Walter et de Marelle. Peut-être aussi aurons-nous Mme Rissolin. »

Depuis quelque temps, elle se faisait des relations, usant de l’influence politique de son mari, pour attirer chez elle, de gré ou de force, les femmes des sénateurs et des députés qui avaient besoin de l’appui de La Vie Française.

Du Roy répondit :

« Très bien. Je me charge de Rival et de Norbert. »

Il était content et il se frottait les mains, car il avait trouvé une bonne scie pour embêter sa femme et satisfaire l’obscure rancune, la confuse et mordante jalousie née en lui depuis leur promenade au Bois. Il ne parlerait plus de Forestier sans le qualifier de cocu. Il sentait bien que cela finirait par rendre Madeleine enragée. Et dix fois pendant la soirée il trouva moyen de prononcer avec une bonhomie ironique le nom de ce « cocu de Forestier ».

Il n’en voulait plus au mort ; il le vengeait.

Sa femme feignait de ne pas entendre et demeurait, en face de lui, souriante et indifférente.

Le lendemain, comme elle devait aller adresser son invitation à Mme Walter, il voulut la devancer, pour trouver seule la Patronne et voir si vraiment elle en tenait pour lui. Cela l’amusait et le flattait. Et puis… pourquoi pas… si c’était possible.

Il se présenta boulevard Malesherbes dès deux heures. On le fit entrer dans le salon. Il attendit.

Mme Walter parut, la main tendue avec un empressement heureux.

« Quel bon vent vous amène ?

— Aucun bon vent, mais un désir de vous voir. Une force m’a poussé chez vous, je ne sais pourquoi, je n’ai rien à vous dire. Je suis venu, me voilà ! Me pardonnez-vous cette visite matinale et la franchise de l’explication ? »

Il disait cela d’un ton galant et badin, avec un sourire sur les lèvres et un accent sérieux dans la voix.

Elle restait étonnée, un peu rouge, balbutiant :

« Mais… vraiment… je ne comprends pas… vous me surprenez… »

Il ajouta :

« C’est une déclaration sur un air gai, pour ne pas vous effrayer. »

Ils s’étaient assis l’un près de l’autre. Elle prit la chose de façon plaisante.

« Alors, c’est une déclaration… sérieuse ?

— Mais oui ! Voici longtemps que je voulais vous la faire, très longtemps même. Et puis, je n’osais pas. On vous dit si sévère, si rigide… »

Elle avait retrouvé son assurance. Elle répondit :

« Pourquoi avez-vous choisi aujourd’hui ?

— Je ne sais pas. » Puis il baissa la voix : « Ou plutôt, c’est parce que je ne pense qu’à vous, depuis hier. »

Elle balbutia, pâlie tout à coup :

« Voyons, assez d’enfantillages, et parlons d’autre chose. »

Mais il était tombé à ses genoux si brusquement qu’elle eut peur. Elle voulut se lever ; il la tenait assise de force et ses deux bras enlacés à la taille et il répétait d’une voix passionnée :

« Oui, c’est vrai que je vous aime, follement, depuis longtemps. Ne me répondez pas. Que voulez-vous. Je suis fou ! Je vous aime… Oh ! Si vous saviez, comme je vous aime ! »

Elle suffoquait, haletait, essayait de parler et ne pouvait prononcer un mot. Elle le repoussait de ses deux mains, l’ayant saisi aux cheveux pour empêcher l’approche de cette bouche qu’elle sentait venir vers la sienne. Et elle tournait la tête de droite à gauche et de gauche à droite, d’un mouvement rapide, en fermant les yeux pour ne plus le voir.

Il la touchait à travers sa robe, la maniait, la palpait ; et elle défaillait sous cette caresse brutale et forte. Il se releva brusquement et voulut l’étreindre, mais, libre une seconde, elle s’était échappée en se rejetant en arrière, et elle fuyait maintenant de fauteuil en fauteuil.

Il jugea ridicule cette poursuite, et il se laissa tomber sur une chaise, la figure dans ses mains, en feignant des sanglots convulsifs.

Puis il se redressa, cria : « Adieu ! Adieu ! » et il s’enfuit.

Il reprit tranquillement sa canne dans le vestibule et gagna la rue en se disant : « Cristi, je crois que ça y est. » Et il passa au télégraphe pour envoyer un petit bleu à Clotilde, lui donnant rendez-vous le lendemain.

En rentrant chez lui, à l’heure ordinaire, il dit à sa femme :

« Eh bien, as-tu tout ton monde pour ton dîner ? »

Elle répondit :

« Oui ; il n’y a que Mme Walter qui n’est pas sûre d’être libre. Elle hésite ; elle m’a parlé de je ne sais quoi, d’engagement, de conscience. Enfin elle m’a eu l’air très drôle. N’importe, j’espère qu’elle viendra tout de même. »

Il haussa les épaules :

« Eh, parbleu oui, elle viendra. »

Il n’en était pas certain, cependant, et il demeura inquiet jusqu’au jour du dîner.

Le matin même, Madeleine reçut un petit mot de la Patronne : « Je me suis rendue libre à grand-peine et je serai des vôtres. Mais mon mari ne pourra pas m’accompagner. »

Du Roy pensa : « J’ai rudement bien fait de n’y pas retourner. La voilà calmée. Attention. »

Il attendit cependant son entrée avec un peu d’inquiétude. Elle parut, très calme, un peu froide, un peu hautaine. Il se fit très humble, très discret et soumis.

Mmes Laroche-Mathieu et Rissolin accompagnaient leurs maris. La vicomtesse de Percemur parla du grand monde. Mme de Marelle était ravissante dans une toilette d’une fantaisie singulière, jaune et noire, un costume espagnol qui moulait bien sa jolie taille, sa poitrine et ses bras potelés, et rendait énergique sa petite tête d’oiseau.

Du Roy avait pris à sa droite Mme Walter, et il ne lui parla, durant le dîner, que de choses sérieuses, avec un respect exagéré. De temps en temps il regardait Clotilde. « Elle est vraiment plus jolie et plus fraîche », pensait-il. Puis ses yeux revenaient vers sa femme qu’il ne trouvait pas mal non plus, bien qu’il eût gardé contre elle une colère rentrée, tenace et méchante.

Mais la Patronne l’excitait par la difficulté de la conquête, et par cette nouveauté toujours désirée des hommes.

Elle voulut rentrer de bonne heure.

« Je vous accompagnerai », dit-il.

Elle refusa. Il insistait :

« Pourquoi ne voulez-vous pas ? Vous allez me blesser vivement. Ne me laissez pas croire que vous ne m’avez point pardonné. Vous voyez comme je suis calme. »

Elle répondit :

« Vous ne pouvez pas abandonner ainsi vos invités. »

Il sourit :

« Bah ! Je serai vingt minutes absent. On ne s’en apercevra même pas. Si vous me refusez, vous me froisserez jusqu’au cœur. »

Elle murmura :

« Eh bien, j’accepte. »

Mais dès qu’ils furent dans la voiture, il lui saisit la main, et la baisant avec passion :

« Je vous aime, je vous aime. Laissez-moi vous le dire. Je ne vous toucherai pas. Je veux seulement vous répéter que je vous aime. »

Elle balbutiait :

« Oh !... après ce que vous m’avez promis… C’est mal… c’est mal… »

Il parut faire un grand effort, puis il reprit, d’une voix contenue :

« Tenez, vous voyez comme je me maîtrise. Et pourtant… Mais laissez-moi vous dire seulement ceci. Je vous aime… et vous le répéter tous les jours… oui, laissez-moi aller chez vous m’agenouiller cinq minutes à vos pieds pour prononcer ces trois mots, en regardant votre visage adoré. »

Elle lui avait abandonné sa main, et elle répondit en haletant :

« Non, je ne peux pas, je ne veux pas. Songez à ce qu’on dirait, à mes domestiques, à mes filles. Non, non, c’est impossible… »

Il reprit :

« Je ne peux plus vivre sans vous voir. Que ce soit chez vous ou ailleurs, il faut que je vous voie, ne fût-ce qu’une minute tous les jours, que je touche votre main, que je respire l’air soulevé par votre robe, que je contemple la ligne de votre corps, et vos beaux grands yeux qui m’affolent. »

Elle écoutait, frémissante, cette banale musique d’amour et elle bégayait :

« Non… non… c’est impossible. Taisez-vous ! »

Il lui parlait tout bas, dans l’oreille, comprenant qu’il fallait la prendre peu à peu, celle-là, cette femme simple, qu’il fallait la décider à lui donner des rendez-vous, où elle voudrait d’abord, où il voudrait ensuite :

« Écoutez… Il le faut… je vous verrai… je vous attendrai devant votre porte… comme un pauvre… Si vous ne descendez pas, je monterai chez vous… mais je vous verrai… je vous verrai… demain. »

Elle répétait : « Non, non, ne venez pas. Je ne vous recevrai point. Songez à mes filles.

— Alors dites-moi où je vous rencontrerai… dans la rue… n’importe où… à l’heure que vous voudrez… pourvu que je vous voie… Je vous saluerai… Je vous dirai : « Je vous aime », et je m’en irai. »

Elle hésitait, éperdue. Et comme le coupé passait la porte de son hôtel, elle murmura très vite :

« Eh bien, j’entrerai à la Trinité, demain, à trois heures et demie. »

Puis, étant descendue, elle cria à son cocher :

« Reconduisez M. Du Roy chez lui. »

Comme il rentrait, sa femme lui demanda :

« Où étais-tu donc passé ? »

Il répondit, à voix basse :

« J’ai été jusqu’au télégraphe pour une dépêche pressée. »

Mme de Marelle s’approchait :

« Vous me reconduisez, Bel-Ami, vous savez que je ne viens dîner si loin qu’à cette condition ? »

Puis se tournant vers Madeleine :

« Tu n’es pas jalouse ? »

Mme Du Roy répondit lentement :

« Non, pas trop. »

Les convives s’en allaient. Mme Laroche Mathieu avait l’air d’une petite bonne de province. C’était la fille d’un notaire, épousée par Laroche qui n’était alors que médiocre avocat. Mme Rissolin, vieille et prétentieuse, donnait l’idée d’une ancienne sage-femme dont l’éducation se serait faite dans les cabinets de lecture. La vicomtesse de Percemur les regardait du haut. Sa « patte blanche » touchait avec répugnance ces mains communes.

Clotilde, enveloppée de dentelles, dit à Madeleine en franchissant la porte de l’escalier :

« C’était parfait, ton dîner. Tu auras dans quelque temps le premier salon politique de Paris. »

Dès qu’elle fut seule avec Georges, elle le serra dans ses bras :

« Oh ! Mon chéri Bel-Ami, je t’aime tous les jours davantage. »

Le fiacre qui les portait roulait comme un navire.

« Ça ne vaut point notre chambre », dit-elle.

Il répondit : « Oh ! Non. » Mais il pensait à Mme Walter.









IV


La place de la Trinité était presque déserte, sous un éclatant soleil de juillet. Une chaleur pesante écrasait Paris, comme si l’air de là-haut, alourdi, brûlé, était retombé sur la ville, de l’air épais et cuisant qui faisait mal dans la poitrine.

Les chutes d’eau, devant l’église, tombaient mollement. Elles semblaient fatiguées de couler, lasses et molles aussi, et le liquide du bassin où flottaient des feuilles et des bouts de papier avait l’air un peu verdâtre, épais et glauque.

Un chien, ayant sauté par-dessus le rebord de pierre, se baignait dans cette onde douteuse. Quelques personnes, assises sur les bancs du petit jardin rond qui contourne le portail, regardaient cette bête avec envie.

Du Roy tira sa montre. Il n’était encore que trois heures. Il avait trente minutes d’avance.

Il riait en pensant à ce rendez-vous. « Les églises lui sont bonnes à tous les usages, se disait-il. Elles la consolent d’avoir épousé un juif, lui donnent une attitude de protestation dans le monde politique, une allure comme il faut dans le monde distingué, et un abri pour ses rencontres galantes. Ce que c’est que l’habitude de se servir de la religion comme on se sert d’un en-tout-cas. S’il fait beau, c’est une canne ; s’il fait du soleil, c’est une ombrelle ; s’il pleut, c’est un parapluie, et, si on ne sort pas, on le laisse dans l’antichambre. Et elles sont des centaines comme ça, qui se fichent du bon Dieu comme d’une guigne, mais qui ne veulent pas qu’on en dise du mal et qui le prennent à l’occasion pour entremetteur. Si on leur proposait d’entrer dans un hôtel meublé, elles trouveraient ça une infamie, et il leur semble tout simple de filer l’amour au pied des autels. »

Il marchait lentement le long du bassin ; puis il regarda l’heure de nouveau à l’horloge du clocher, qui avançait de deux minutes sur sa montre. Elle indiquait trois heures cinq.

Il jugea qu’il serait encore mieux dedans ; et il entra.

Une fraîcheur de cave le saisit ; il l’aspira avec bonheur, puis il fit le tour de la nef pour bien connaître l’endroit.

Une autre marche régulière, interrompue parfois, puis recommençant, répondait, au fond du vaste monument, au bruit de ses pieds qui montait sonore sous la haute voûte. La curiosité lui vint de connaître ce promeneur. Il le chercha. C’était un gros homme chauve, qui allait le nez en l’air, le chapeau derrière le dos.

De place en place, une vieille femme agenouillée priait, la figure dans ses mains.

Une sensation de solitude, de désert, de repos, saisissait l’esprit. La lumière, nuancée par les vitraux, était douce aux yeux.

Du Roy trouva qu’il faisait « rudement bon » là-dedans.

Il revint près de la porte, et regarda de nouveau sa montre. Il n’était encore que trois heures quinze. Il s’assit à l’entrée de l’allée principale, en regrettant qu’on ne pût pas fumer une cigarette. On entendait toujours, au bout de l’église, près du chœur, la promenade lente du gros monsieur.

Quelqu’un entra. Georges se retourna brusquement. C’était une femme du peuple, en jupe de laine, une pauvre femme, qui tomba a genoux près de la première chaise, et resta immobile, les doigts croisés, le regard au ciel, l’âme envolée dans la prière.

Du Roy la regardait avec intérêt, se demandant quel chagrin, quelle douleur, quel désespoir pouvaient broyer ce cœur infime. Elle crevait de misère ; c’était visible. Elle avait peut-être encore un mari qui la tuait de coups ou bien un enfant mourant.

Il murmurait mentalement : « Les pauvres êtres. Y en a-t-il qui souffrent pourtant. » Et une colère lui vint contre l’impitoyable nature. Puis il réfléchit que ces gueux croyaient au moins qu’on s’occupait d’eux là-haut et que leur état civil se trouvait inscrit sur les registres du ciel avec la balance de la dette et de l’avoir.

« Là-haut. » Où donc ?

Et Du Roy, que le silence de l’église poussait aux vastes rêves, jugeant d’une pensée la création, prononça, du bout des lèvres : « Comme c’est bête tout ça. »

Un bruit de robe le fit tressaillir. C’était elle.

Il se leva, s’avança vivement. Elle ne lui tendit pas la main, et murmura, à voix basse :

« Je n’ai que peu d’instants. Il faut que je rentre, mettez-vous à genoux, près de moi, pour qu’on ne nous remarque pas. »

Et elle s’avança dans la grande nef, cherchant un endroit convenable et sûr, en femme qui connaît bien la maison. Sa figure était cachée par un voile épais, et elle marchait à pas sourds qu’on entendait à peine.

Quand elle fut arrivée près du chœur, elle se retourna et marmotta, de ce ton toujours mystérieux qu’on garde dans les églises :

« Les bas-côtés vaudront mieux. On est trop en vue par ici. »

Elle salua le tabernacle du maître-autel d’une grande inclinaison de tête, renforcée d’une légère révérence, et elle tourna à droite, revint un peu vers l’entrée, puis, prenant une résolution, elle s’empara d’un prie-Dieu et s’agenouilla.

Georges prit possession du prie-Dieu voisin, et, dès qu’ils furent immobiles, dans l’attitude de l’oraison :

« Merci, merci, dit-il. Je vous adore. Je voudrais vous le dire toujours, vous raconter comment j’ai commencé à vous aimer, comment j’ai été séduit la première fois que je vous ai vue… Me permettrez-vous, un jour, de vider mon cœur, de vous exprimer tout cela ? »

Elle l’écoutait dans une attitude de méditation profonde, comme si elle n’eût rien entendu. Elle répondit entre ses doigts :

« Je suis folle de vous laisser me parler ainsi, folle d’être venue, folle de faire ce que je fais, de vous laisser croire que cette… cette… cette aventure peut avoir une suite. Oubliez cela, il le faut, et ne m’en reparlez jamais. »

Elle attendit. Il cherchait une réponse, des mots décisifs, passionnés, mais ne pouvant joindre les gestes aux paroles, son action se trouvait paralysée.

Il reprit :

« Je n’attends rien… je n’espère rien. Je vous aime. Quoi que vous fassiez, je vous le répéterai si souvent, avec tant de force et d’ardeur, que vous finirez bien par le comprendre. Je veux faire pénétrer en vous ma tendresse, vous la verser dans l’âme, mot par mot, heure par heure, jour par jour, de sorte qu’enfin elle vous imprègne comme une liqueur tombée goutte à goutte, qu’elle vous adoucisse, vous amollisse et vous force, plus tard, à me répondre : « Moi aussi je vous aime. »

Il sentait trembler son épaule contre lui et sa gorge palpiter ; et elle balbutia, très vite :

« Moi aussi, je vous aime. »

Il eut un sursaut, comme si un grand coup lui fût tombé sur la tête, et il soupira :

« Oh ! Mon Dieu !… »

Elle reprit, d’une voix haletante :

« Est-ce que je devrais vous dire cela ? Je me sens coupable et méprisable… moi… qui ai deux filles… mais je ne peux pas… je ne peux pas… Je n’aurais pas cru… je n’aurais jamais pensé… c’est plus fort… plus fort que moi. Écoutez… écoutez… je n’ai jamais aimé… que vous… je vous le jure. Et je vous aime depuis un an, en secret, dans le secret de mon cœur. Oh ! J’ai souffert, allez, et lutté, je ne peux plus, je vous aime… »

Elle pleurait dans ses doigts croisés sur son visage, et tout son corps frémissait, secoué par la violence de son émotion.

George murmura :

« Donnez-moi votre main, que je la touche, que je la presse… »

Elle ôta lentement sa main de sa figure. Il vit sa joue toute mouillée, et une goutte d’eau prête à tomber encore au bord des cils.

Il avait pris cette main, il la serrait :

« Oh ! Comme je voudrais boire vos larmes. »

Elle dit d’une voix basse et brisée, qui ressemblait à un gémissement :

« N’abusez pas de moi… je me suis perdue ! »

Il eut envie de sourire. Comment aurait-il abusé d’elle en ce lieu ? Il posa sur son cœur la main qu’il tenait, en demandant : « Le sentez-vous battre ? » Car il était à bout de phrases passionnées.

Mais, depuis quelques instants, le pas régulier du promeneur se rapprochait. Il avait fait le tour des autels, et il redescendait, pour la seconde fois au moins, par la petite nef de droite. Quand Mme Walter l’entendit tout près du pilier qui la cachait, elle arracha ses doigts de l’étreinte de Georges, et, de nouveau, se couvrit la figure.

Et ils restèrent tous deux immobiles, agenouillés comme s’ils eussent adressé ensemble au ciel des supplications ardentes. Le gros monsieur passa près d’eux, leur jeta un regard indifférent, et s’éloigna vers le bas de l’église en tenant toujours son chapeau dans son dos.

Mais Du Roy, qui songeait à obtenir un rendez-vous ailleurs qu’à la Trinité, murmura :

« Où vous verrai-je demain ? »

Elle ne répondit pas. Elle semblait inanimée, changée en statue de la Prière.

Il reprit :

« Demain, voulez-vous que je vous retrouve au parc Monceau ? »

Elle tourna vers lui sa face redécouverte, une face livide, crispée par une souffrance affreuse, et, d’une voix saccadée :

« Laissez-moi… laissez-moi, maintenant… allez-vous-en… allez-vous-en… seulement cinq minutes ; je souffre trop, près de vous… je veux prier… je ne peux pas… allez-vous-en… laissez-moi prier… seule… cinq minutes… je ne peux pas… laissez-moi implorer Dieu qu’il me pardonne… qu’il me sauve… laissez-moi… cinq minutes… »

Elle avait un visage tellement bouleversé, une figure si douloureuse, qu’il se leva sans dire un mot, puis après un peu d’hésitation, il demanda :

« Je reviendrai tout à l’heure ? »

Elle fit un signe de tête, qui voulait dire : « Oui, tout à l’heure. » Et il remonta vers le chœur.

Alors, elle tenta de prier. Elle fit un effort d’invocation surhumaine pour appeler Dieu, et, le corps vibrant, l’âme éperdue, elle cria : « Pitié ! » vers le ciel.

Elle fermait ses yeux avec rage pour ne plus voir celui qui venait de s’en aller ! Elle le chassait de sa pensée, elle se débattait contre lui, mais au lieu de l’apparition céleste attendue dans la détresse de son cœur, elle apercevait toujours la moustache frisée du jeune homme.

Depuis un an, elle luttait ainsi tous les jours, tous les soirs, contre cette obsession grandissante, contre cette image qui hantait ses rêves, qui hantait sa chair et troublait ses nuits. Elle se sentait prise comme une bête dans un filet, liée, jetée entre les bras de ce mâle qui l’avait vaincue, conquise, rien que par le poil de sa lèvre et par la couleur de ses yeux.

Et maintenant, dans cette église, tout près de Dieu, elle se sentait plus faible, plus abandonnée, plus perdue encore que chez elle. Elle ne pouvait plus prier, elle ne pouvait penser qu’à lui. Elle souffrait déjà qu’il se fût éloigné. Elle luttait cependant en désespérée, elle se défendait, appelait du secours de toute la force de son âme. Elle eût voulu mourir, plutôt que de tomber ainsi, elle qui n’avait point failli. Elle murmurait des paroles éperdues de supplication ; mais elle écoutait le pas de Georges s’affaiblir dans le lointain des voûtes.

Elle comprit que c’était fini, que la lutte était inutile ! Elle ne voulait pas céder pourtant ; et elle fut saisie par une de ces crises d’énervement qui jettent les femmes, palpitantes, hurlantes et tordues sur le sol. Elle tremblait de tous ses membres, sentant bien qu’elle allait tomber, se rouler entre les chaises en poussant des cris aigus.

Quelqu’un s’approchait d’une marche rapide. Elle tourna la tête. C’était un prêtre. Alors elle se leva, courut à lui en tendant ses mains jointes, et elle balbutia : « Oh ! Sauvez-moi ! Sauvez-moi ! »

Il s’arrêta surpris :

« Qu’est-ce que vous désirez, Madame ?

— Je veux que nous me sauviez. Ayez pitié de moi. Si vous ne venez pas à mon aide, je suis perdue. »

Il la regardait, se demandant si elle n’était pas folle. Il reprit :

« Que puis-je faire pour vous ? »

C’était un jeune homme, grand, un peu gras, aux joues pleines et tombantes, teintées de noir par la barbe rasée avec soin, un beau vicaire de ville, de quartier opulent, habitué aux riches pénitentes.

« Recevez ma confession, dit-elle, et conseillez-moi, soutenez-moi, dites-moi ce qu’il faut faire ! »

Il répondit :

« Je confesse tous les samedis, de trois heures à six heures. »

Ayant saisi son bras, elle le serrait en répétant :

« Non ! Non ! Non ! Tout de suite ! Tout de suite ! Il le faut ! Il est là ! Dans cette église ! Il m’attend. »

Le prêtre demanda :

« Qui est-ce qui vous attend ?

— Un homme… qui va me perdre… qui va me prendre, si vous ne me sauvez pas… Je ne peux plus le fuir…

Je suis trop faible… trop faible… si faible… si faible !… »

Elle s’abattit à ses genoux, et sanglotant :

« Oh ! Ayez pitié de moi, mon père ! Sauvez-moi, au nom de Dieu, sauvez-moi ! »

Elle le tenait par sa robe noire pour qu’il ne pût s’échapper ; et lui, inquiet, regardait de tous les côtés si quelque œil malveillant ou dévot ne voyait point cette femme tombée à ses pieds.

Comprenant, enfin, qu’il ne lui échapperait pas :

« Relevez-vous, dit-il, j’ai justement sur moi la clef du confessionnal. » Et fouillant dans sa poche, il en tira un anneau garni de clefs, puis il en choisit une, et il se dirigea, d’un pas rapide, vers les petites cabanes de bois, sorte de boîtes aux ordures de l’âme, où les croyants vident leurs péchés.

Il entra par la porte du milieu qu’il referma sur lui, et Mme Walter, s’étant jetée dans l’étroite case d’à côté, balbutia avec ferveur, avec un élan passionné d’espérance :

« Bénissez-moi, mon père, parce que j’ai péché. »


* *


Du Roy, ayant fait le tour du chœur, descendit la nef de gauche. Il arrivait au milieu quand il rencontra le gros monsieur chauve, allant toujours de son pas tranquille, et il se demanda :

« Qu’est-ce que ce particulier-là peut bien faire ici ? »

Le promeneur aussi avait ralenti sa marche et regardait Georges avec un désir visible de lui parler. Quand il fut tout près, il salua, et très poliment :

« Je vous demande pardon, Monsieur, de vous déranger, mais pourriez-vous me dire à quelle époque a été construit ce monument ? »

Du Roy répondit :

« Ma foi, je n’en sais trop rien, je pense qu’il y a vingt ans, ou vingt-cinq ans. C’est, d’ailleurs, la première fois que j’y entre.

— Moi aussi. Je ne l’avais jamais vu. »

Alors, le journaliste, qu’un intérêt gagnait, reprit :

« Il me semble que vous le visitez avec grand soin. Vous l’étudiez dans ses détails. »

L’autre, avec résignation :

« Je ne le visite pas, Monsieur, j’attends ma femme qui m’a donné rendez-vous ici, et qui est fort en retard. »

Puis il se tut, et après quelques secondes :

« Il fait rudement chaud, dehors. »

Du Roy le considérait, lui trouvant une bonne tête, et, tout à coup, il s’imagina qu’il ressemblait à Forestier.

« Vous êtes de la province ? dit-il.

— Oui. Je suis de Rennes. Et vous, Monsieur, c’est par curiosité que vous êtes entré dans cette église ?

— Non. J’attends une femme, moi. »

Et l’ayant salué, le journaliste s’éloigna, le sourire aux lèvres.

En approchant de la grande porte, il revit la pauvresse, toujours à genoux et priant toujours. Il pensa :

« Cristi ! Elle a l’invocation tenace. » Il n’était plus ému, il ne la plaignait plus.

Il passa, et, doucement, se mit à remonter la nef de droite pour retrouver Mme Walter.

Il guettait de loin la place où il l’avait laissée, s’étonnant de ne pas l’apercevoir. Il crut s’être trompé de pilier, alla jusqu’au dernier, et revint ensuite. Elle était donc partie ! Il demeurait surpris et furieux. Puis il s’imagina qu’elle le cherchait, et il refit le tour de l’église. Ne l’ayant point trouvée, il retourna s’asseoir sur la chaise qu’elle avait occupée, espérant qu’elle l’y rejoindrait. Et il attendit.

Bientôt un léger murmure de voix éveilla son attention. Il n’avait vu personne dans ce coin de l’église. D’où venait donc ce chuchotement ? Il se leva pour chercher, et il aperçut, dans la chapelle voisine, les portes du confessionnal. Un bout de robe sortait de l’une et traînait sur le pavé. Il s’approcha pour examiner la femme. Il la reconnut. Elle se confessait !…

Il sentit un désir violent de la prendre par les épaules et de l’arracher de cette boîte. Puis il pensa : « Bah ! C’est le tour du curé, ce sera le mien demain. » Et il s’assit tranquillement en face des guichets de la pénitence, attendant son heure, et ricanant, à présent, de l’aventure.

Il attendit longtemps. Enfin, Mme Walter se releva, se retourna, le vit et vint à lui. Elle avait un visage froid et sévère.

« Monsieur, dit-elle, je vous prie de ne pas m’accompagner, de ne pas me suivre, et de ne plus venir, seul, chez moi. Vous ne seriez point reçu. Adieu ! »

Et elle s’en alla, d’une démarche digne.

Il la laissa s’éloigner, car il avait pour principe de ne jamais forcer les événements. Puis comme le prêtre, un peu troublé, sortait à son tour de son réduit, il marcha droit à lui, et le regardant au fond des yeux, il lui grogna dans le nez :

« Si vous ne portiez point une jupe, vous, quelle paire de soufflets sur votre vilain museau. »

Puis il pivota sur ses talons et sortit de l’église en sifflotant.

Debout sous le portail, le gros monsieur, le chapeau sur la tête et les mains derrière le dos, las d’attendre, parcourait du regard la vaste place et toutes les rues qui s’y rejoignent.

Quand Du Roy passa près de lui, ils se saluèrent.

Le journaliste, se trouvant libre, descendit à La Vie Française. Dès l’entrée, il vit à la mine affairée des garçons qu’il se passait des choses anormales, et il entra brusquement dans le cabinet du directeur.

Le père Walter, debout, nerveux, dictait un article par phrases hachées, donnait, entre deux alinéas, des missions à ses reporters qui l’entouraient, faisait des recommandations à Boisrenard, et décachetait des lettres.

Quand Du Roy entra, le patron poussa un cri de joie :

« Ah ! Quelle chance, voilà Bel-Ami ! »

Il s’arrêta net, un peu confus, et s’excusa :

« Je vous demande pardon de vous avoir appelé ainsi, je suis très troublé par les circonstances. Et puis, j’entends ma femme et mes filles vous nommer « Bel-Ami » du matin au soir, et je finis par en prendre moi-même l’habitude. Vous ne m’en voulez pas ? »

Georges riait :

« Pas du tout. Ce surnom n’a rien qui me déplaise. »

Le père Walter reprit :

« Très bien, alors je vous baptise Bel-Ami comme tout le monde. Eh bien ! Voilà, nous avons de gros événements. Le ministère est tombé sur un vote de trois cent dix voix contre cent deux. Nos vacances sont encore remises, remises aux calendes grecques, et nous voici au 28 juillet. L’Espagne se fâche pour le Maroc, c’est ce qui a jeté bas Durand de l’Aine et ses acolytes. Nous sommes dans le pétrin jusqu’au cou. Marrot est chargé de former un nouveau cabinet. Il prend le général Boutin d’Acre à la Guerre et notre ami Laroche-Mathieu aux Affaires étrangères. Il garde lui-même le portefeuille de l’Intérieur, avec la présidence du Conseil. Nous allons devenir une feuille officieuse. Je fais l’article de tête, une simple déclaration de principes, en traçant leur voie aux ministres. »

Le bonhomme sourit et reprit :

« La voie qu’ils comptent suivre, bien entendu. Mais il me faudrait quelque chose d’intéressant sur la question du Maroc, une actualité, une chronique à effet, à sensation, je ne sais quoi ? Trouvez-moi ça, vous. »

Du Roy réfléchit une seconde puis répondit :

« J’ai votre affaire. Je vous donne une étude sur la situation politique de toute notre colonie africaine, avec la Tunisie à gauche, l’Algérie au milieu, et le Maroc à droite, l’histoire des races qui peuplent ce grand territoire, et le récit d’une excursion sur la frontière marocaine jusqu’à la grande oasis de Figuig où aucun Européen n’a pénétré et qui est la cause du conflit actuel. Ça vous va-t-il ? »

Le père Walter s’écria :

« Admirable ! Et quel titre ?

— De Tunis à Tanger !

— Superbe. »

Et Du Roy s’en alla fouiller dans la collection de La Vie Française pour retrouver son premier article : « Les Mémoires d’un chasseur d’Afrique », qui, débaptisé, retapé et modifié, ferait admirablement l’affaire, d’un bout à l’autre, puisqu’il y était question de politique coloniale, de la population algérienne et d’une excursion dans la province d’Oran.

En trois quarts d’heure, la chose fut refaite, rafistolée, mise au point, avec une saveur d’actualité et des louanges pour le nouveau cabinet.

Le directeur, ayant lu l’article, déclara :

« C’est parfait… parfait… parfait. Vous êtes un homme précieux. Tous mes compliments. »

Et Du Roy rentra dîner, enchanté de sa journée, malgré l’échec de la Trinité, car il sentait bien la partie gagnée.

Sa femme, fiévreuse, l’attendait. Elle s’écria en le voyant :

« Tu sais que Laroche est ministre des Affaires étrangères.

— Oui, je viens même de faire un article sur l’Algérie à ce sujet.

— Quoi donc ?

— Tu le connais, le premier que nous ayons écrit ensemble : « Les Mémoires d’un chasseur d’Afrique », revu et corrigé pour la circonstance. »

Elle sourit.

« Ah ! Oui, mais ça va très bien. »

Puis après avoir songé quelques instants :

« J’y pense, cette suite que tu devais faire alors, et que tu as… laissée en route. Nous pouvons nous y mettre à présent. Ça nous donnera une jolie série bien en situation. »

Il répondit en s’asseyant devant son potage :

« Parfaitement. Rien ne s’y oppose plus, maintenant que ce cocu de Forestier est trépassé. »

Elle répliqua vivement d’un ton sec, blessé :

« Cette plaisanterie est plus que déplacée, et je te prie d’y mettre un terme. Voilà trop longtemps qu’elle dure. »

Il allait riposter avec ironie ; on lui apporta une dépêche contenant cette seule phrase, sans signature :


« J’avais perdu la tête. Pardonnez-moi et venez demain, quatre heures, au parc Monceau. »


Il comprit, et, le cœur tout à coup plein de joie, il dit à sa femme, en glissant le papier bleu dans sa poche :

« Je ne le ferai plus, ma chérie. C’est bête. Je le reconnais. »

Et il recommença à dîner.

Tout en mangeant, il se répétait ces quelques mots :

« J’avais perdu la tête, pardonnez-moi, et venez demain, quatre heures, au parc Monceau. » Donc elle cédait. Cela voulait dire : « Je me rends, je suis à vous, où vous voudrez, quand vous voudrez. »

Il se mit à rire. Madeleine demanda :

« Qu’est-ce que tu as ?

— Pas grand-chose. Je pense à un curé que j’ai rencontré tantôt, et qui avait une bonne binette. »

Du Roy arriva juste à l’heure au rendez-vous du lendemain. Sur tous les bancs du parc étaient assis des bourgeois accablés par la chaleur, et des bonnes nonchalantes qui semblaient rêver pendant que les enfants se roulaient dans le sable des chemins.

Il trouva Mme Walter dans la petite ruine antique où coule une source. Elle faisait le tour du cirque étroit de colonnettes, d’un air inquiet et malheureux.

Aussitôt qu’il l’eut saluée :

« Comme il y a du monde dans ce jardin ! » dit-elle.

Il saisit l’occasion :

Oui, c’est vrai ; voulez-vous venir autre part ?

— Mais où ?

— N’importe où, dans une voiture, par exemple. Vous baisserez le store de votre côté, et vous serez bien à l’abri.

— Oui, j’aime mieux ça ; ici je meurs de peur.

— Eh bien, vous allez me retrouver dans cinq minutes à la porte qui donne sur le boulevard extérieur. J’y arriverai avec un fiacre. »

Et il partit en courant. Dès qu’elle l’eut rejoint et qu’elle eut bien voilé la vitre de son côté, elle demanda :

« Où avez-vous dit au cocher de nous conduire ? »

Georges répondit :

« Ne vous occupez de rien, il est au courant. »

Il avait donné à l’homme l’adresse de son appartement de la rue de Constantinople.

Elle reprit :

« Vous ne vous figurez pas comme je souffre à cause de vous, comme je suis tourmentée et torturée. Hier, j’ai été dure, dans l’église, mais je voulais vous fuir à tout prix. J’ai tellement peur de me trouver seule avec vous. M’avez-vous pardonné ? »

Il lui serrait les mains :

« Oui, oui. Qu’est-ce que je ne vous pardonnerais pas, vous aimant comme je vous aime ? »

Elle le regardait d’un air suppliant.

« Écoutez, il faut me promettre de me respecter… de ne pas… de ne pas… autrement je ne pourrais plus vous revoir. »

Il ne répondit point d’abord ; il avait sous la moustache ce sourire fin qui troublait les femmes. Il finit par murmurer :

« Je suis votre esclave. »

Alors elle se mit à lui raconter comment elle s’était aperçue qu’elle l’aimait en apprenant qu’il allait épouser Madeleine Forestier. Elle donnait des détails, de petits détails de dates et de choses intimes.

Soudain elle se tut. La voiture venait de s’arrêter. Du Roy ouvrit la portière.

« Où sommes-nous ? » dit-elle.

Il répondit :

« Descendez et entrez dans cette maison. Nous y serons plus tranquilles.

— Mais où sommes-nous ?

— Chez moi. C’est mon appartement de garçon que j’ai repris… pour quelques jours… pour avoir un coin où nous puissions nous voir. »

Elle s’était cramponnée au capiton du fiacre, épouvantée à l’idée de ce tête-à-tête, et elle balbutiait :

« Non, non, je ne veux pas ! Je ne veux pas ! »

Il prononça d’une voix énergique :

« Je vous jure de vous respecter. Venez. Vous voyez bien qu’on nous regarde, qu’on va se rassembler autour de nous. Dépêchez-vous… dépêchez-vous… descendez. »

Et il répéta :

« Je vous jure de vous respecter. »

Un marchand de vin sur sa porte les regardait d’un air curieux. Elle fut saisie de terreur et s’élança dans la maison.

Elle allait monter l’escalier. Il la retint par le bras :

« C’est ici, au rez-de-chaussée. »

Et il la poussa dans son logis.

Dès qu’il eut refermé la porte, il la saisit comme une proie. Elle se débattait, luttait, bégayait :

« Oh ! Mon Dieu !… oh ! Mon Dieu !… »

Il lui baisait le cou, les yeux, les lèvres avec emportement, sans qu’elle pût éviter ses caresses furieuses ; et tout en le repoussant, tout en fuyant sa bouche, elle lui rendait, malgré elle, ses baisers.

Tout d’un coup elle cessa de se débattre, et vaincue, résignée, se laissa dévêtir par lui. Il enlevait une à une, adroitement et vite, toutes les parties de son costume, avec des doigts légers de femme de chambre.

Elle lui avait arraché des mains son corsage pour se cacher la figure dedans, et elle demeurait debout, toute blanche, au milieu de ses robes abattues à ses pieds.

Il lui laissa ses bottines et l’emporta dans ses bras vers le lit. Alors, elle lui murmura à l’oreille, d’une voix brisée : « Je vous jure… je vous jure… que je n’ai jamais eu d’amant. » Comme une jeune fille aurait dit : « Je vous jure que je suis vierge. »

Et il pensait : « Voilà ce qui m’est bien égal, par exemple. »










V


L’automne était venu. Les Du Roy avaient passé à Paris tout l’été, menant une campagne énergique dans La Vie Française en faveur du nouveau cabinet pendant les courtes vacances des députés.

Quoiqu’on fût seulement dans les premiers jours d’octobre, les Chambres allaient reprendre leurs séances, car les affaires du Maroc devenaient menaçantes.

Personne, au fond, ne croyait à une expédition vers Tanger, bien que, le jour de la séparation du Parlement, un député de la droite, le comte de Lambert-Sarrazin, dans un discours plein d’esprit, applaudi même par les centres, eût offert de parier et de donner en gage sa moustache, comme avait fait jadis un célèbre vice-roi des Indes, contre les favoris du chef du Conseil, que le nouveau cabinet ne se pourrait tenir d’imiter l’ancien et d’envoyer une armée à Tanger, en pendant à celle de Tunis, par amour de la symétrie, comme on met deux vases sur une cheminée. Il avait ajouté : « La terre d’Afrique est en effet une cheminée pour la France, messieurs, une cheminée qui brûle notre meilleur bois, une cheminée à grand tirage qu’on allume avec le papier de la Banque. »

« Vous vous êtes offert la fantaisie artiste d’orner l’angle de gauche d’un bibelot tunisien qui vous coûte cher, vous verrez que M. Marrot va vouloir imiter son prédécesseur et orner l’angle de droite avec un bibelot marocain. »

Ce discours, demeuré célèbre, avait servi de thème à Du Roy pour dix articles sur la colonie algérienne, pour toute sa série interrompue lors de ses débuts au journal, et il avait soutenu énergiquement l’idée d’une expédition militaire, bien qu’il fût convaincu qu’elle n’aurait pas lieu. Il avait fait vibrer la corde patriotique et bombardé l’Espagne avec tout l’arsenal d’arguments méprisants qu’on emploie contre les peuples dont les intérêts sont contraires aux vôtres.

La Vie Française avait gagné une importance considérable à ses attaches connues avec le pouvoir. Elle donnait, avant les feuilles les plus sérieuses, les nouvelles politiques, indiquait par des nuances les intentions des ministres, ses amis ; et tous les journaux de Paris et de la province cherchaient chez elle leurs informations. On la citait, on la redoutait, on commençait à la respecter. Ce n’était plus l’organe suspect d’un groupe de tripoteurs politiques, mais l’organe avoué du cabinet. Laroche-Mathieu était l’âme du journal et Du Roy son porte-voix. Le père Walter, député muet et directeur cauteleux, sachant s’effacer, s’occupait dans l’ombre, disait-on, d’une grosse affaire de mines de cuivre, au Maroc.

Le salon de Madeleine était devenu un centre influent, où se réunissaient chaque semaine plusieurs membres du cabinet. Le président du Conseil avait même dîné deux fois chez elle ; et les femmes des hommes d’État, qui hésitaient autrefois à franchir sa porte, se vantaient à présent d’être ses amies, lui faisant plus de visites qu’elles n’en recevaient d’elle.

Le ministre des Affaires étrangères régnait presque en maître dans la maison. Il y venait à toute heure, apportant des dépêches, des renseignements, des informations qu’il dictait soit au mari, soit à la femme, comme s’ils eussent été ses secrétaires.

Quand Du Roy, après le départ du ministre, demeurait seul en face de Madeleine, il s’emportait, avec des menaces dans la voix, et des insinuations perfides dans les paroles, contre les allures de ce médiocre parvenu.

Mais elle haussait les épaules avec mépris, répétant :

« Fais-en autant que lui, toi. Deviens ministre ; et tu pourras faire ta tête. Jusque-là, tais-toi. »

Il frisait sa moustache en la regardant de côté.


« On ne sait pas de quoi je suis capable, disait-il, on l’apprendra peut-être, un jour. »

Elle répondait avec philosophie :

« Qui vivra, verra. »

Le matin de la rentrée des Chambres, la jeune femme, encore au lit, faisait mille recommandations à son mari, qui s’habillait afin d’aller déjeuner chez M. Laroche-Mathieu et de recevoir ses instructions avant la séance, pour l’article politique du lendemain dans La Vie Française, cet article devant être une sorte de déclaration officieuse des projets réels du cabinet.

Madeleine disait :

« Surtout n’oublie pas de lui demander si le général Belloncle est envoyé à Oran, comme il en est question. Cela aurait une grande signification. »

Georges, nerveux, répondit :

« Mais je sais aussi bien que toi ce que j’ai à faire. Fiche-moi la paix avec tes rabâchages. »

Elle reprit tranquillement :

« Mon cher, tu oublies toujours la moitié des commissions dont je te charge pour le ministre. »

Il grogna :

« Il m’embête, ton ministre, à la fin ! C’est un serin. »

Elle dit avec calme :

« Ce n’est pas plus mon ministre que le tien. Il t’est plus utile qu’à moi. »

Il s’était tourné un peu vers elle en ricanant :

« Pardon, il ne me fait pas la cour, à moi. »

Elle déclara, lentement :

« À moi non plus, d’ailleurs ; mais il fait notre fortune. »

Il se tut, puis après quelques instants :

« Si j’avais à choisir parmi tes adorateurs, j’aimerais encore mieux cette vieille ganache de Vaudrec. Qu’est-ce qu’il devient, celui-là ? Je ne l’ai pas vu depuis huit jours. »

Elle répliqua, sans s’émouvoir :

« Il est souffrant, il m’a écrit qu’il gardait même le lit avec une attaque de goutte. Tu devrais passer prendre de ses nouvelles. Tu sais qu’il t’aime beaucoup, et cela lui ferait plaisir. »

Georges répondit :

« Oui, certainement, j’irai tantôt. »

Il avait achevé sa toilette, et, son chapeau sur la tête, il cherchait s’il n’avait rien négligé. N’ayant rien trouvé, il s’approcha du lit, embrassa sa femme sur le front :

« À tantôt, ma chérie, je ne serai pas rentré avant sept heures au plus tôt. »

Et il sortit. M. Laroche-Mathieu l’attendait, car il déjeunait à dix heures ce jour-là, le conseil devant se réunir à midi, avant la réouverture du Parlement.

Dès qu’ils furent à table, seuls avec le secrétaire particulier du ministre, Mme Laroche-Mathieu n’ayant pas voulu changer l’heure de son repas, Du Roy parla de son article, il en indiqua la ligne, consultant ses notes griffonnées sur des cartes de visite ; puis quand il eut fini :

« Voyez-vous quelque chose à modifier, mon cher ministre ?

— Fort peu, mon cher ami. Vous êtes peut-être un peu trop affirmatif dans l’affaire du Maroc. Parlez de l’expédition comme si elle devait avoir lieu, mais en laissant bien entendre qu’elle n’aura pas lieu et que vous n’y croyez pas le moins du monde. Faites que le public lise bien entre les lignes que nous n’irons pas nous fourrer dans cette aventure.

— Parfaitement. J’ai compris, et je me ferai bien comprendre. Ma femme m’a chargé de vous demander à ce sujet si le général Belloncle serait envoyé à Oran. Après ce que vous venez de dire, je conclus que non. »

L’homme d’État répondit :

« Non. »

Puis on causa de la session qui s’ouvrait. Laroche-Mathieu se mit à pérorer, préparant l’effet des phrases qu’il allait répandre sur ses collègues quelques heures plus tard. Il agitait sa main droite, levant en l’air tantôt sa fourchette, tantôt son couteau, tantôt une bouchée de pain, et sans regarder personne, s’adressant à l’Assemblée invisible, il expectorait son éloquence liquoreuse de beau garçon bien coiffé. Une très petite moustache roulée redressait sur sa lèvre deux pointes pareilles à des queues de scorpion, et ses cheveux huilés de brillantine, séparés au milieu du front, arrondissaient sur ses tempes deux bandeaux de bellâtre provincial. Il était un peu trop gras, un peu bouffi, bien que jeune ; le ventre tendait son gilet. Le secrétaire particulier mangeait et buvait tranquillement, accoutumé sans doute à ses douches de faconde ; mais Du Roy, que la jalousie du succès obtenu mordait au cœur, songeait : « Va donc, ganache ! Quels crétins que ces hommes politiques ! »

Et, comparant sa valeur à lui, à l’importance bavarde de ce ministre, il se disait : « Cristi, si j’avais seulement cent mille francs nets pour me présenter à la députation dans mon beau pays de Rouen, pour rouler dans la pâte de leur grosse malice mes braves Normands finauds et lourdauds, quel homme d’État je ferais, à côté de ces polissons imprévoyants. »

Jusqu’au café, M. Laroche-Mathieu parla, puis, ayant vu qu’il était tard, il sonna pour qu’on fit avancer son coupé, et, tendant la main au journaliste :

« C’est bien compris, mon cher ami ?

— Parfaitement, mon cher ministre, comptez sur moi. »

Et Du Roy s’en alla tout doucement vers le journal, pour commencer son article, car il n’avait rien à faire jusqu’à quatre heures. À quatre heures, il devait retrouver, rue de Constantinople, Mme de Marelle qu’il y voyait toujours régulièrement deux fois par semaine, le lundi et le vendredi.

Mais en rentrant de la rédaction, on lui remit une dépêche fermée ; elle était de Mme Walter, et disait :


« Il faut absolument que je te parle aujourd’hui. C’est très grave, très grave. Attends-moi à deux heures, rue de Constantinople. Je peux te rendre un grand service.


Ton amie jusqu’à la mort,


VIRGINIE. »


Il jura : « Nom de Dieu ! Quel crampon. » Et, saisi par un excès de mauvaise humeur, il ressortit aussitôt, trop irrité pour travailler.

Depuis six semaines il essayait de rompre avec elle sans parvenir à lasser son attachement acharné.

Elle avait eu, après sa chute, un accès de remords épouvantable, et, dans trois rendez-vous successifs, avait accablé son amant de reproches et de malédictions. Ennuyé de ces scènes, et déjà rassasié de cette femme mûre et dramatique, il s’était simplement éloigné, espérant que l’aventure serait finie de cette façon. Mais alors elle s’était accrochée à lui éperdument, se jetant dans cet amour comme on se jette dans une rivière avec une pierre au cou. Il s’était laissé reprendre, par faiblesse, par complaisance, par égards ; et elle l’avait emprisonné dans une passion effrénée et fatigante, elle l’avait persécuté de sa tendresse.

Elle voulait le voir tous les jours, l’appelait à tout moment par des télégrammes, pour des rencontres rapides au coin des rues, dans un magasin, dans un jardin public.

Elle lui répétait alors, en quelques phrases, toujours les mêmes, qu’elle l’adorait et l’idolâtrait, puis elle le quittait en lui jurant « qu’elle était bien heureuse de l’avoir vu ».

Elle se montrait tout autre qu’il ne l’avait rêvée, essayant de le séduire avec des grâces puériles, des enfantillages d’amour ridicules à son âge. Étant demeurée jusque-là strictement honnête, vierge de cœur, fermée à tout sentiment, ignorante de toute sensualité, ça avait été tout d’un coup chez cette femme sage dont la quarantaine tranquille semblait un automne pâle après un été froid, ça avait été une sorte de printemps fané, plein de petites fleurs mal sorties et de bourgeons avortés, une étrange éclosion d’amour de fillette, d’amour tardif ardent et naïf, fait d’élans imprévus, de petits cris de seize ans, de cajoleries embarrassantes, de grâces vieillies sans avoir été jeunes. Elle lui écrivait dix lettres en un jour, des lettres niaisement folles, d’un style bizarre, poétique et risible, orné comme celui des Indiens, plein de noms de bêtes et d’oiseaux.

Dès qu’ils étaient seuls, elle l’embrassait avec des gentillesses lourdes de grosse gamine, des moues de lèvres un peu grotesques, des sauteries qui secouaient sa poitrine trop pesante sous l’étoffe du corsage. Il était surtout écœuré de l’entendre dire « Mon rat », « Mon chien », « Mon chat », « Mon bijou », « Mon oiseau bleu », « Mon trésor », et de la voir s’offrir à lui chaque fois avec une petite comédie de pudeur enfantine, de petits mouvements de crainte qu’elle jugeait gentils, et de petits jeux de pensionnaire dépravée.

Elle demandait : « À qui cette bouche-là ? » Et quand il ne répondait pas tout de suite : « C’est à moi », – elle insistait jusqu’à le faire pâlir d’énervement.

Elle aurait dû sentir, lui semblait-il, qu’il faut, en amour, un tact, une adresse, une prudence et une justesse extrêmes, que s’étant donnée à lui, elle mûre, mère de famille, femme du monde, elle devait se livrer gravement, avec une sorte d’emportement contenu, sévère, avec des larmes peut-être, mais avec les larmes de Didon, non plus avec celles de Juliette.

Elle lui répétait sans cesse :

« Comme je t’aime, mon petit ! M’aimes-tu autant, dis, mon bébé ? »

Il ne pouvait plus l’entendre prononcer « mon petit « ni « mon bébé « sans avoir envie de l’appeler « ma vieille ».

Elle lui disait :

« Quelle folie j’ai faite de te céder. Mais je ne le regrette pas. C’est si bon d’aimer. »

Tout cela semblait à Georges irritant dans cette bouche. Elle murmurait : « C’est si bon d’aimer « comme l’aurait fait une ingénue, au théâtre.

Et puis elle l’exaspérait par la maladresse de sa caresse. Devenue soudain sensuelle sous le baiser de ce beau garçon qui avait si fort allumé son sang, elle apportait dans son étreinte une ardeur inhabile et une application sérieuse qui donnaient à rire à Du Roy et le faisaient songer aux vieillards qui essaient d’apprendre à lire.

Et quand elle aurait dû le meurtrir dans ses bras, en le regardant ardemment de cet œil profond et terrible qu’ont certaines femmes défraîchies, superbes en leur dernier amour, quand elle aurait dû le mordre de sa bouche muette et frissonnante en l’écrasant sous sa chair épaisse et chaude, fatiguée mais insatiable, elle se trémoussait comme une gamine et zézayait pour être gracieuse :

T’aime tant, mon petit. T’aime tant. Fais un beau m’amour à ta petite femme ! »

Il avait alors une envie folle de jurer, de prendre son chapeau et de partir en tapant la porte.

Ils s’étaient vus souvent, dans les premiers temps, rue de Constantinople, mais Du Roy, qui redoutait une rencontre avec Mme de Marelle, trouvait mille prétextes maintenant pour se refuser à ces rendez-vous.

Il avait dû alors venir presque tous les jours chez elle, tantôt déjeuner, tantôt dîner. Elle lui serrait la main sous la table, lui tendait sa bouche derrière les portes. Mais lui s’amusait surtout à jouer avec Suzanne qui l’égayait par ses drôleries. Dans son corps de poupée s’agitait un esprit agile et malin, imprévu et sournois, qui faisait toujours la parade comme une marionnette de foire. Elle se moquait de tout et de tout le monde, avec un à-propos mordant. Georges excitait sa verve, la poussait à l’ironie, et ils s’entendaient à merveille.

Elle l’appelait à tout instant :

« Écoutez, Bel-Ami. Venez ici, Bel-Ami. »

Il quittait aussitôt la maman pour courir à la fillette qui lui murmurait quelque méchanceté dans l’oreille, et ils riaient de tout leur cœur.

Cependant, dégoûté de l’amour de la mère, il en arrivait à une insurmontable répugnance ; il ne pouvait plus la voir, ni l’entendre, ni penser à elle sans colère. Il cessa donc d’aller chez elle, de répondre à ses lettres, et de céder à ses appels.

Elle comprit enfin qu’il ne l’aimait plus, et souffrit horriblement. Mais elle s’acharna, elle l’épia, le suivit, l’attendit dans un fiacre aux stores baissés, à la porte du journal, à la porte de sa maison, dans les rues où elle espérait qu’il passerait.

Il avait envie de la maltraiter, de l’injurier, de la frapper, de lui dire nettement : « Zut, j’en ai assez, vous m’embêtez. » Mais il gardait toujours quelques ménagements, à cause de La Vie Française ; et il tâchait, à force de froideur, de duretés enveloppées d’égards et même de paroles rudes par moments, de lui faire comprendre qu’il fallait bien que cela finît.

Elle s’entêtait surtout à chercher des ruses pour l’attirer rue de Constantinople, et il tremblait sans cesse que les deux femmes ne se trouvassent, un jour, nez à nez, à la porte.

Son affection pour Mme de Marelle, au contraire, avait grandi pendant l’été. Il l’appelait son « gamin », et décidément elle lui plaisait. Leurs deux natures avaient des crochets pareils ; ils étaient bien, l’un et l’autre, de la race aventureuse des vagabonds de la vie, de ces vagabonds mondains qui ressemblent fort, sans s’en douter, aux bohèmes des grandes routes.

Ils avaient eu un été d’amour charmant, un été d’étudiants qui font la noce, s’échappant pour aller déjeuner ou dîner à Argenteuil, à Bougival, à Maisons, à Poissy, passant des heures dans un bateau à cueillir des fleurs le long des berges. Elle adorait les fritures de Seine, les gibelottes et les matelotes, les tonnelles des cabarets et les cris des canotiers. Il aimait partir avec elle, par un jour clair, sur l’impériale d’un train de banlieue et traverser, en disant des bêtises gaies, la vilaine campagne de Paris où bourgeonnent d’affreux chalets bourgeois.

Et quand il lui fallait rentrer pour dîner chez Mme Walter, il haïssait la vieille maîtresse acharnée, en souvenir de la jeune qu’il venait de quitter, et qui avait défloré ses désirs et moissonné son ardeur dans les herbes du bord de l’eau.

Il se croyait enfin à peu près délivré de la Patronne, à qui il avait exprimé d’une façon claire, presque brutale, sa résolution de rompre, quand il reçut au journal le télégramme l’appelant, à deux heures, rue de Constantinople.

Il le relisait en marchant :


« Il faut absolument que je te parle aujourd’hui. C’est très grave, très grave. Attends-moi à deux heures rue de Constantinople. Je peux te rendre un grand service.


Ton amie jusqu’à la mort.


VIRGINIE. »


Il pensait : « Qu’est-ce qu’elle me veut encore, cette vieille chouette ? Je parie qu’elle n’a rien à me dire. Elle va me répéter qu’elle m’adore. Pourtant il faut voir. Elle parle d’une chose très grave et d’un grand service, c’est peut-être vrai. Et Clotilde qui vient à quatre heures. Il faut que j’expédie la première à trois heures au plus tard. Sacristi ! Pourvu qu’elles ne se rencontrent pas. Quelles rosses de femmes ! »

Et il songea qu’en effet la sienne était la seule qui ne le tourmentait jamais. Elle vivait de son côté, et elle avait l’air de l’aimer beaucoup, aux heures destinées à l’amour, car elle n’admettait pas qu’on dérangeât l’ordre immuable des occupations ordinaires de la vie.

Il allait, à pas lents, vers son logis de rendez-vous, s’excitant mentalement contre la Patronne :

« Ah ! Je vais la recevoir d’une jolie façon si elle n’a rien à me dire. Le français de Cambronne sera académique auprès du mien. Je lui déclare que je ne fiche plus les pieds chez elle, d’abord. »

Et il entra pour entendre Mme Walter.

Elle arriva presque aussitôt, et dès qu’elle l’eut aperçu :

« Ah ! Tu as reçu ma dépêche ! Quelle chance ! »

Il avait pris un visage méchant :

« Parbleu, je l’ai trouvée au journal, au moment où je partais pour la Chambre. Qu’est-ce que tu me veux encore ? »

Elle avait relevé sa voilette pour l’embrasser, et elle s’approchait avec un air craintif et soumis de chienne souvent battue.

« Comme tu es cruel pour moi… Comme tu me parles durement… Qu’est-ce que je t’ai fait ? Tu ne te figures pas comme je souffre par toi ! »

Il grogna :

« Tu ne vas pas recommencer ? »

Elle était debout tout près de lui, attendant un sourire, un geste pour se jeter dans ses bras.

Elle murmura :

« Il ne fallait pas me prendre pour me traiter ainsi, il fallait me laisser sage et heureuse, comme j’étais. Te rappelles-tu ce que tu me disais dans l’église, et comme tu m’as fait entrer de force dans cette maison ? Et voilà maintenant comment tu me parles ! Comment tu me reçois ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! Que tu me fais mal ! »

Il frappa du pied, et, violemment :

« Ah ! Mais, zut ! En voilà assez. Je ne peux pas te voir une minute sans entendre cette chanson-là. On dirait vraiment que je t’ai prise à douze ans et que tu étais ignorante comme un ange. Non, ma chère, rétablissons les faits, il n’y a pas eu détournement de mineure. Tu t’es donnée à moi, en plein âge de raison. Je t’en remercie, je t’en suis absolument reconnaissant, mais je ne suis pas tenu d’être attaché à ta jupe jusqu’à la mort. Tu as un mari et j’ai une femme. Nous ne sommes libres ni l’un ni l’autre. Nous nous sommes offert un caprice, ni vu ni connu, c’est fini. »

Elle dit :

« Oh ! Que tu es brutal ! Que tu es grossier, que tu es infâme ! Non ! Je n’étais plus une jeune fille, mais je n’avais jamais aimé, jamais failli… »

Il lui coupa la parole :

« Tu me l’as déjà répété vingt fois, je le sais. Mais tu avais eu deux enfants… je ne t’ai donc pas déflorée… »

Elle recula :

« Oh ! Georges, c’est indigne !… »

Et portant ses deux mains à sa poitrine, elle commença à suffoquer, avec des sanglots qui lui montaient à la gorge.

Quand il vit les larmes arriver, il prit son chapeau sur le coin de la cheminée :

« Ah ! Tu vas pleurer ! Alors, bonsoir. C’est pour cette représentation-là que tu m’avais fait venir ? »

Elle fit un pas afin de lui barrer la route et, tirant vivement un mouchoir de sa poche, s’essuya les yeux d’un geste brusque. Sa voix s’affermit sous l’effort de sa volonté et elle dit interrompue par un chevrotement de douleur :

« Non… je suis venue pour… pour te donner une nouvelle… une nouvelle politique… pour te donner le moyen de gagner cinquante mille francs… ou même plus… si tu veux. »

Il demanda, adouci tout à coup :

Comment ça ! Qu’est-ce que tu veux dire ?

— J’ai surpris par hasard, hier soir, quelques mots de mon mari et de Laroche. Ils ne se cachaient pas beaucoup devant moi, d’ailleurs. Mais Walter recommandait au ministre de ne pas te mettre dans le secret parce que tu dévoilerais tout. »

Du Roy avait reposé son chapeau sur une chaise. Il attendait, très attentif.

« Alors, qu’est-ce qu’il y a ?

— Ils vont s’emparer du Maroc !

— Allons donc. J’ai déjeuné avec Laroche qui m’a presque dicté les intentions du cabinet.

Non, mon chéri, ils t’ont joué parce qu’ils ont peur qu’on connaisse leur combinaison.

— Assieds-toi », dit Georges.

Et il s’assit lui-même sur un fauteuil. Alors elle attira par terre un petit tabouret, et s’accroupit dessus, entre les jambes du jeune homme. Elle reprit, d’une voix câline :

« Comme je pense toujours à toi, je fais attention maintenant à tout ce qu’on chuchote autour de moi. »

Et elle se mit, doucement, à lui expliquer comment elle avait deviné depuis quelque temps qu’on préparait quelque chose à son insu, qu’on se servait de lui en redoutant son concours.

Elle disait :

« Tu sais, quand on aime, on devient rusée. »

Enfin, la veille, elle avait compris. C’était une grosse affaire, une très grosse affaire préparée dans l’ombre. Elle souriait maintenant, heureuse de son adresse ; elle s’exaltait, parlant en femme de financier, habituée à voir machiner les coups de bourse, les évolutions des valeurs, les accès de hausse et de baisse ruinant en deux heures de spéculation des milliers de petits bourgeois, de petits rentiers, qui ont placé leurs économies sur des fonds garantis par des noms d’hommes honorés, respectés, hommes politiques ou hommes de banque.

Elle répétait :

« Oh ! C’est très fort ce qu’ils ont fait. Très fort. C’est Walter qui a tout mené d’ailleurs, et il s’y entend. Vraiment, c’est de premier ordre. »

Il s’impatientait de ces préparations.

« Voyons, dis vite.

— Eh bien, voilà. L’expédition de Tanger était décidée entre eux dès le jour où Laroche a pris les Affaires étrangères ; et, peu à peu, ils ont racheté tout l’emprunt du Maroc qui était tombé à soixante-quatre ou cinq francs. Ils l’ont racheté très habilement, par le moyen d’agents suspects, véreux, qui n’éveillaient aucune méfiance. Ils ont roulé même les Rothschild, qui s’étonnaient de voir toujours demander du marocain. On leur a répondu en nommant les intermédiaires, tous tarés, tous à la côte. Ça a tranquillisé la grande banque. Et puis maintenant on va faire l’expédition, et dès que nous serons là-bas, l’État français garantira la dette. Nos amis auront gagné cinquante ou soixante millions. Tu comprends l’affaire ? Tu comprends aussi comme on a peur de tout le monde, peur de la moindre indiscrétion. »

Elle avait appuyé sa tête sur le gilet du jeune homme, et les bras posés sur ses jambes, elle se serrait, se collait contre lui, sentant bien qu’elle l’intéressait à présent, prête à tout faire, à tout commettre, pour une caresse, pour un sourire.

Il demanda :

« Tu es bien sûre ? »

Elle répondit avec confiance :

« Oh ! Je crois bien ! »

Il déclara :

« C’est très fort, en effet. Quant à ce salop de Laroche, en voilà un que je repincerai. Oh ! Le gredin ! Qu’il prenne garde à lui !… qu’il prenne garde à lui… Sa carcasse de ministre me restera entre les doigts ! »

Puis il se mit à réfléchir, et il murmura :

« Il faudrait pourtant profiter de ça.

— Tu peux encore acheter de l’emprunt, dit-elle. Il n’est qu’à soixante-douze francs. »

Il reprit :

« Oui, mais je n’ai pas d’argent disponible. »

Elle leva les yeux vers lui, des yeux pleins de supplication.

« J’y ai pensé, mon chat, et si tu étais bien gentil, bien gentil, si tu m’aimais un peu, tu me laisserais t’en prêter. »

Il répondit brusquement, presque durement :

« Quant à ça, non, par exemple. »

Elle murmura, d’une voix implorante :

« Écoute, il y a une chose que tu peux faire sans emprunter de l’argent. Je voulais en acheter pour dix mille francs de cet emprunt, moi, pour me créer une petite cassette. Eh bien, j’en prendrai pour vingt mille ! Tu te mets de moitié. Tu comprends bien que je ne vais pas rembourser ça à Walter. Il n’y a donc rien à payer pour le moment. Si ça réussit, tu gagnes soixante-dix mille francs. Si ça ne réussit pas, tu me devras dix mille francs que tu me paieras à ton gré. »

Il dit encore :

« Non, je n’aime guère ces combinaisons-là. »

Alors, elle raisonna pour le décider, elle lui prouva qu’il engageait en réalité dix mille francs sur parole, qu’il courait des risques, par conséquent, qu’elle ne lui avançait rien puisque les déboursés étaient faits par la Banque Walter.

Elle lui démontra en outre que c’était lui qui avait mené, dans La Vie Française, toute la campagne politique qui rendait possible cette affaire, qu’il serait bien naïf en n’en profitant pas.

Il hésitait encore. Elle ajouta :

« Mais songe donc qu’en vérité c’est Walter qui te les avance, ces dix mille francs, et que tu lui as rendu des services qui valent plus que ça.

— Eh bien, soit, dit-il. Je me mets de moitié avec toi. Si nous perdons, je te rembourserai dix mille francs. »

Elle fut si contente qu’elle se releva, saisit à deux mains sa tête et se mit à l’embrasser avidement.

Il ne se défendit point d’abord, puis comme elle s’enhardissait, l’étreignant et le dévorant de caresses, il songea que l’autre allait venir tout à l’heure et que s’il faiblissait il perdrait du temps, et laisserait aux bras de la vieille une ardeur qu’il valait mieux garder pour la jeune.

Alors il la repoussa doucement.

« Voyons, sois sage », dit-il.

Elle le regarda avec des yeux désolés :

« Oh ! Georges, je ne peux même plus t’embrasser. »

Il répondit :

« Non, pas aujourd’hui. J’ai un peu de migraine et cela me fait mal. »

Alors elle se rassit, docile, entre ses jambes. Elle demanda :

« Veux-tu venir dîner demain à la maison ? Quel plaisir tu me ferais ! »

Il hésita, puis n’osa point refuser.

« Mais oui, certainement.

— Merci, mon chéri. »

Elle frottait lentement sa joue sur la poitrine du jeune homme, d’un mouvement câlin et régulier, et un de ses longs cheveux noirs se prit dans le gilet.

Elle s’en aperçut, et une idée folle lui traversa l’esprit, une de ces idées superstitieuses qui sont souvent toute la raison des femmes. Elle se mit à enrouler tout doucement ce cheveu autour d’un bouton. Puis elle en attacha un autre au bouton suivant, un autre encore à celui du dessus. À chaque bouton elle en nouait un.

Il allait les arracher tout à l’heure, en se levant. Il lui ferait mal, quel bonheur ! Et il emporterait quelque chose d’elle, sans le savoir, il emporterait une petite mèche de sa chevelure, dont il n’avait jamais demandé. C’était un lien par lequel elle l’attachait, un lien secret, invisible ! Un talisman qu’elle laissait sur lui. Sans le vouloir, il penserait à elle, il rêverait d’elle, il l’aimerait un peu plus le lendemain.

Il dit tout à coup :

« Il va falloir que je te quitte parce qu’on m’attend à la Chambre pour la fin de la séance. Je ne puis manquer aujourd’hui. »

Elle soupira :

« Oh ! Déjà. » Puis, résignée :

« Va, mon chéri, mais tu viendras dîner demain. »

Et, brusquement, elle s’écarta. Ce fut sur sa tête une douleur courte et vive comme si on lui eût piqué la peau avec des aiguilles. Son cœur battait ; elle était contente d’avoir souffert un peu par lui.

« Adieu ! » dit-elle.

Il la prit dans ses bras avec un sourire compatissant et lui baisa les yeux froidement.

Mais elle, affolée par ce contact, murmura encore une fois : « Déjà ! » Et son regard suppliant montrait la chambre dont la porte était ouverte.

Il l’éloigna de lui, et d’un ton pressé :

« Il faut que je me sauve, je vais arriver en retard. »

Alors elle lui tendit ses lèvres qu’il effleura à peine, et lui ayant donné son ombrelle qu’elle oubliait, il reprit :

« Allons, allons, dépêchons-nous, il est plus de trois heures. »

Elle sortit devant lui ; elle répétait :

« Demain, sept heures. »

Il répondit :

« Demain, sept heures. »

Ils se séparèrent. Elle tourna à droite, et lui à gauche.

Du Roy remonta jusqu’au boulevard extérieur. Puis, il redescendit le boulevard Malesherbes, qu’il se mit à suivre, à pas lents. En passant devant un pâtissier, il aperçut des marrons glacés dans une coupe de cristal, et il pensa : « Je vais en rapporter une livre pour Clotilde. » Il acheta un sac de ces fruits sucrés qu’elle aimait à la folie. À quatre heures, il était rentré pour attendre sa jeune maîtresse.

Elle vint un peu en retard parce que son mari était arrivé pour huit jours. Elle demanda :

« Peux-tu venir dîner demain ? Il serait enchanté de te voir.

— Non, je dîne chez le Patron. Nous avons un tas de combinaisons politiques et financières qui nous occupent. »

Elle avait enlevé son chapeau. Elle ôtait maintenant son corsage qui la serrait trop.

Il lui montra le sac sur la cheminée :

« Je t’ai apporté des marrons glacés. »

Elle battit des mains :

« Quelle chance ! Comme tu es mignon. »

Elle les prit, en goûta un, et déclara :

« Ils sont délicieux. Je sens que je n’en laisserai pas un seul. »

Puis elle ajouta en regardant Georges avec une gaieté sensuelle :

« Tu caresses donc tous mes vices ? »

Elle mangeait lentement les marrons et jetait sans cesse un coup d’œil au fond du sac pour voir s’il en restait toujours.

Elle dit :

« Tiens, assieds-toi dans le fauteuil, je vais m’accroupir entre tes jambes pour grignoter mes bonbons.

Je serai très bien. »

Il sourit, s’assit, et la prit entre ses cuisses ouvertes comme il tenait tout à l’heure Mme Walter.

Elle levait la tête vers lui pour lui parler, et disait, la bouche pleine :

« Tu ne sais pas, mon chéri, j’ai rêvé de toi, j’ai rêvé que nous faisions un grand voyage, tous les deux, sur un chameau. Il avait deux bosses, nous étions à cheval chacun sur une bosse, et nous traversions le désert. Nous avions emporté des sandwiches dans un papier et du vin dans une bouteille et nous faisions la dînette sur nos bosses. Mais ça m’ennuyait parce que nous ne pouvions pas faire autre chose, nous étions trop loin l’un de l’autre, et moi je voulais descendre. »

Il répondit :

« Moi aussi je veux descendre. »

Il riait, s’amusant de l’histoire, il la poussait à dire des bêtises, à bavarder, à raconter tous ces enfantillages, toutes ces niaiseries tendres que débitent les amoureux. Ces gamineries, qu’il trouvait gentilles dans la bouche de Mme de Marelle, l’auraient exaspéré dans celle de Mme Walter.

Clotilde l’appelait aussi : « Mon chéri, mon petit, mon chat. » Ces mots lui semblaient doux et caressants. Dits par l’autre tout à l’heure, ils l’irritaient et l’écœuraient. Car les paroles d’amour, qui sont toujours les mêmes, prennent le goût des lèvres dont elles sortent.

Mais il pensait, tout en s’égayant de ces folies, aux soixante-dix mille francs qu’il allait gagner, et, brusquement, il arrêta, avec deux petits coups de doigt sur la tête, le verbiage de son amie :

« Écoute, ma chatte. Je vais te charger d’une commission pour ton mari. Dis-lui de ma part d’acheter, demain, pour dix mille francs d’emprunt du Maroc qui est à soixante-douze ; et je lui promets qu’il aura gagné de soixante à quatre-vingt mille francs avant trois mois. Recommande-lui le silence absolu. Dis-lui, de ma part, que l’expédition de Tanger est décidée et que l’État Français va garantir la dette marocaine. Mais ne te coupe pas avec d’autres. C’est un secret d’État que je confie là. »

Elle l’écoutait, sérieuse. Elle murmura :

« Je te remercie. Je préviendrai mon mari dès ce soir. Tu peux compter sur lui ; il ne parlera pas. C’est un homme très sûr. Il n’y a aucun danger. »

Mais elle avait mangé tous les marrons. Elle écrasa le sac entre ses mains et le jeta dans la cheminée. Puis elle dit : « Allons nous coucher. » Et sans se lever elle commença à déboutonner le gilet de Georges.

Tout à coup elle s’arrêta, et tirant entre deux doigts un long cheveu pris dans une boutonnière, elle se mit à rire :

« Tiens. Tu as emporté un cheveu de Madeleine. En voilà un mari fidèle ! »

Puis, redevenue sérieuse, elle examina longuement sur sa main l’imperceptible fil qu’elle avait trouvé et elle murmura :

« Ce n’est pas de Madeleine, il est brun. »

Il sourit :

« Il vient probablement de la femme de chambre. »

Mais elle inspectait le gilet avec une attention de policier, et elle cueillit un second cheveu enroulé autour d’un bouton ; puis elle en aperçut un troisième ; et, pâlie, tremblante un peu, elle s’écria :

« Oh ! Tu as couché avec une femme qui t’a mis des cheveux à tous tes boutons. »

Il s’étonnait, il balbutiait :

« Mais non. Tu es folle… »

Soudain il se rappela, comprit, se troubla d’abord, puis nia en ricanant, pas fâché au fond qu’elle le soupçonnât d’avoir des bonnes fortunes.

Elle cherchait toujours et toujours trouvait des cheveux qu’elle déroulait d’un mouvement rapide et jetait ensuite sur le tapis.

Elle avait deviné, avec son instinct rusé de femme, et elle balbutiait, furieuse, rageant et prête à pleurer :

« Elle t’aime, celle-là… et elle a voulu te faire emporter quelque chose d’elle… Oh ! Que tu es traître… »

Mais elle poussa un cri, un cri strident de joie nerveuse : « Oh !… oh !… c’est une vieille… voilà un cheveu blanc… Ah ! Tu prends des vieilles femmes maintenant… Est-ce qu’elles te paient… dis… est-ce qu’elles te paient ?… Ah ! Tu en es aux vieilles femmes… Alors tu n’as plus besoin de moi… garde l’autre… »

Elle se leva, courut à son corsage jeté sur une chaise et elle le remit rapidement.

Il voulait la retenir, honteux et balbutiant :

« Mais non… Clo… tu es stupide… je ne sais pas ce que c’est… écoute… reste… voyons… reste… »

Elle répétait :

« Garde ta vieille femme… garde-la… fais-toi faire une bague avec ses cheveux… avec ses cheveux blancs… Tu en as assez pour ça… »

Avec des gestes brusques et prompts elle s’était habillée, recoiffée et voilée ; et comme il voulait la saisir, elle lui lança, à toute volée, un soufflet par la figure. Pendant qu’il demeurait étourdi, elle ouvrit la porte et s’enfuit.

Dès qu’il fut seul, une rage furieuse le saisit contre cette vieille rosse de mère Walter. Ah ! Il allait l’envoyer coucher, celle-là, et durement.

Il bassina avec de l’eau sa joue rouge. Puis il sortit à son tour, en méditant sa vengeance. Cette fois il ne pardonnerait point. Ah ! Mais non !

Il descendit jusqu’au boulevard, et, flânant, s’arrêta devant la boutique d’un bijoutier pour regarder un chronomètre dont il avait envie depuis longtemps, et qui valait dix-huit cents francs.

Il pensa, tout à coup, avec une secousse de joie au cœur : « Si je gagne mes soixante-dix mille francs, je pourrai me le payer. » Et il se mit à rêver à toutes les choses qu’il ferait avec ces soixante-dix mille francs.

D’abord il serait nommé député. Et puis il achèterait son chronomètre, et puis il jouerait à la Bourse, et puis encore… et puis encore…

Il ne voulait pas entrer au journal, préférant causer avec Madeleine avant de revoir Walter et d’écrire son article ; et il se mit en route pour revenir chez lui.

Il atteignait la rue Drouot quand il s’arrêta net ; il avait oublié de prendre des nouvelles du comte de Vaudrec, qui demeurait Chaussée-d’Antin. Il revint donc, flânant toujours, pensant à mille choses, dans une songerie heureuse, à des choses douces, à des choses bonnes, à la fortune prochaine et aussi à cette crapule de Laroche et à cette vieille teigne de Patronne. Il ne s’inquiétait point, d’ailleurs, de la colère de Clotilde, sachant bien qu’elle pardonnait vite.

Quand il demanda au concierge de la maison où demeurait le comte de Vaudrec :

« Comment va M. de Vaudrec ? On m’a appris qu’il était souffrant, ces jours derniers. »

L’homme répondit :

« M. le comte est très mal, Monsieur. On croit qu’il ne passera pas la nuit, la goutte est remontée au cœur. »

Du Roy demeura tellement effaré qu’il ne savait plus ce qu’il devait faire ! Vaudrec mourant ! Des idées confuses passaient en lui, nombreuses, troublantes, qu’il n’osait point s’avouer à lui-même.

Il balbutia : « Merci… je reviendrai… », sans comprendre ce qu’il disait.

Puis il sauta dans un fiacre et se fit conduire chez lui.

Sa femme était rentrée. Il pénétra dans sa chambre essoufflé et lui annonça tout de suite :

« Tu ne sais pas ? Vaudrec est mourant ! »

Elle était assise et lisait une lettre. Elle leva les yeux et trois fois de suite répéta :

« Hein ? Tu dis ?… tu dis ?… tu dis ?…

— Je te dis que Vaudrec est mourant d’une attaque de goutte remontée au cœur. » Puis il ajouta :

« Qu’est-ce que tu comptes faire ? »

Elle s’était dressée, livide, les joues secouées d’un tremblement nerveux, puis elle se mit à pleurer affreusement, en cachant sa figure dans ses mains. Elle demeurait debout, secouée par des sanglots, déchirée par le chagrin.

Mais soudain elle dompta sa douleur, et, s’essuyant les yeux :

« J’y… j’y vais… ne t’occupe pas de moi… je ne sais pas à quelle heure je reviendrai… ne m’attends point… »

Il répondit :

« Très bien. Va. »

Ils se serrèrent la main, et elle partit si vite qu’elle oublia de prendre ses gants.

Georges, ayant dîné seul, se mit à écrire son article. Il le fit exactement selon les intentions du ministre, laissant entendre aux lecteurs que l’expédition du Maroc n’aurait pas lieu. Puis il le porta au journal, causa quelques instants avec le Patron et repartit en fumant, le cœur léger sans qu’il comprît pourquoi.

Sa femme n’était pas rentrée. Il se coucha et s’endormit.

Madeleine revint vers minuit. Georges, réveillé brusquement, s’était assis dans son lit.

Il demanda :

« Eh bien ? »

Il ne l’avait jamais vue si pâle et si émue. Elle murmura :

« II est mort.

— Ah ! Et… il ne t’a rien dit ?

— Rien. Il avait perdu connaissance quand je suis arrivée. »

Georges songeait. Des questions lui venaient aux lèvres qu’il n’osait point faire.

« Couche-toi », dit-il.

Elle se déshabilla rapidement, puis se glissa auprès de lui.

Il reprit :

« Avait-il des parents à son lit de mort ?

— Rien qu’un neveu.

— Ah ! Le voyait-il souvent, ce neveu ?

— Jamais. Ils ne s’étaient point rencontrés depuis dix ans.

— Avait-il d’autres parents ?

— Non… Je ne crois pas.

— Alors… c’est ce neveu qui doit hériter ?

— Je ne sais pas.

— II était très riche, Vaudrec ?

— Oui, très riche.

— Sais-tu ce qu’il avait à peu près ?

— Non, pas au juste. Un ou deux millions, peut-être ? »

Il ne dit plus rien. Elle souffla la bougie. Et ils demeurèrent étendus côte à côte dans la nuit, silencieux, éveillés et songeant.

Il n’avait plus envie de dormir. Il trouvait maigres maintenant les soixante-dix mille francs promis par Mme Walter. Soudain il crut que Madeleine pleurait. Il demanda pour s’en assurer :

« Dors-tu ?

— Non. »

Elle avait la voix mouillée et tremblante. Il reprit :

« J’ai oublié de te dire tantôt que ton ministre nous a fichus dedans.

— Comment ça ? »

Et il lui conta, tout au long, avec tous les détails, la combinaison préparée entre Laroche et Walter.

Quand il eut fini, elle demanda :

« Comment sais-tu ça ? »

Il répondit :

« Tu me permettras de ne point te le dire. Tu as tes procédés d’information que je ne pénètre point. J’ai les miens que je désire garder. Je réponds en tout cas de l’exactitude de mes renseignements. »

Alors elle murmura :

« Oui, c’est possible… Je me doutais qu’ils faisaient quelque chose sans nous. »

Mais Georges que le sommeil ne gagnait pas, s’était rapproché de sa femme, et, doucement, il lui baisa l’oreille. Elle le repoussa avec vivacité :

« Je t’en prie, laisse-moi tranquille, n’est-ce pas ? Je ne suis point d’humeur à batifoler. »

Il se retourna, résigné, vers le mur, et, ayant fermé les yeux, il finit par s’endormir.









VI


L’église était tendue de noir, et, sur le portail, un grand écusson coiffé d’une couronne annonçait aux passants qu’on enterrait un gentilhomme.

La cérémonie venait de finir, les assistants s’en allaient lentement, défilant devant le cercueil et devant le neveu du comte de Vaudrec, qui serrait les mains et rendait les saluts.

Quand Georges Du Roy et sa femme furent sortis, ils se mirent à marcher côte à côte, pour rentrer chez eux. Ils se taisaient, préoccupés.

Enfin, Georges prononça, comme parlant à lui-même :

« Vraiment, c’est bien étonnant ! »

Madeleine demanda :

« Quoi donc, mon ami ?

— Que Vaudrec ne nous ait rien laissé ! »

Elle rougit brusquement, comme si un voile rose se fût étendu tout à coup sur sa peau blanche, en montant de la gorge au visage, et elle dit :

« Pourquoi nous aurait-il laissé quelque chose ? Il n’y avait aucune raison pour ça ! »

Puis, après quelques instants de silence, elle reprit :

« Il existe peut-être un testament chez un notaire. Nous ne saurions rien encore. »

Il réfléchit, puis murmura :

« Oui, c’est probable, car, enfin, c’était notre meilleur ami, à tous les deux. Il dînait deux fois par semaine à la maison, il venait à tout moment. Il était chez lui chez nous, tout à fait chez lui. Il t’aimait comme un père, et il n’avait pas de famille, pas d’enfants, pas de frères ni de sœurs, rien qu’un neveu, un neveu éloigné. Oui, il doit y avoir un testament. Je ne tiendrais pas à grand-chose, un souvenir, pour prouver qu’il a pensé à nous, qu’il nous aimait, qu’il reconnaissait l’affection que nous avions pour lui. Il nous devait bien une marque d’amitié. »

Elle dit, d’un air pensif et indifférent :

« C’est possible, en effet, qu’il y ait un testament. »

Comme ils rentraient chez eux, le domestique présenta une lettre à Madeleine. Elle l’ouvrit, puis la tendit à son mari.


« Étude de Maître Lamaneur

Notaire

17, rue des Vosges


Madame,

J’ai l’honneur de vous prier de vouloir bien passer à mon étude, de deux heures à quatre heures, mardi, mercredi ou jeudi, pour affaire qui vous concerne.


Recevez, etc.


LAMANEUR. »


Georges avait rougi, à son tour :

« Ça doit être ça. C’est drôle que ce soit toi qu’il appelle, et non moi qui suis légalement le chef de famille. »

Elle ne répondit point d’abord, puis après une courte réflexion :

« Veux-tu que nous y allions tout à l’heure ?

— Oui, je veux bien. »

Ils se mirent en route dès qu’ils eurent déjeuné.

Lorsqu’ils entrèrent dans l’étude de maître Lamaneur, le premier clerc se leva avec un empressement marqué et les fit pénétrer chez son patron.

Le notaire était un petit homme tout rond, rond de partout. Sa tête avait l’air d’une boule clouée sur une autre boule que portaient deux jambes si petites, si courtes qu’elles ressemblaient aussi presque à des boules.

Il salua, indiqua des sièges, et dit en se tournant vers Madeleine :

« Madame, je vous ai appelée afin de vous donner connaissance du testament du comte de Vaudrec qui vous concerne. »

Georges ne put se tenir de murmurer :

« Je m’en étais douté. »

Le notaire ajouta :

« Je vais vous communiquer cette pièce, très courte d’ailleurs. »

Il atteignit un papier dans un carton devant lui, et lut :


« Je soussigné, Paul-Émile-Cyprien-Gontran, comte de Vaudrec, sain de corps et d’esprit, exprime ici mes dernières volontés.

La mort pouvant nous emporter à tout moment, je veux prendre, en prévision de son atteinte, la précaution d’écrire mon testament qui sera déposé chez maître Lamaneur.

N’ayant pas d’héritiers directs, je lègue toute ma fortune, composée de valeurs de bourse pour six cent mille francs et de biens-fonds pour cinq cent mille francs environ, à Mme Claire-Madeleine Du Roy, sans aucune charge ou condition. Je la prie d’accepter ce don d’un ami mort, comme preuve d’une affection dévouée, profonde et respectueuse. »


Le notaire ajouta :

« C’est tout. Cette pièce est datée du mois d’août dernier et a remplacé un document de même nature, fait il y a deux ans, au nom de Mme Claire-Madeleine Forestier. J’ai ce premier testament qui pourrait prouver, en cas de contestation de la part de la famille, que la volonté de M. le comte de Vaudrec n’a point varié. »

Madeleine, très pâle, regardait ses pieds. Georges, nerveux, roulait entre ses doigts le bout de sa moustache. Le notaire reprit, après un moment de silence :

« Il est bien entendu, Monsieur, que Madame ne peut accepter ce legs sans votre consentement. »

Du Roy se leva, et, d’un ton sec :

« Je demande le temps de réfléchir. »

Le notaire, qui souriait, s’inclina, et d’une voix aimable :

« Je comprends le scrupule qui vous fait hésiter, Monsieur. Je dois ajouter que le neveu de M. de Vaudrec, qui a pris connaissance, ce matin même, des dernières intentions de son oncle, se déclare prêt à les respecter si on lui abandonne une somme de cent mille francs. À mon avis, le testament est inattaquable, mais un procès ferait du bruit qu’il vous conviendra peut-être d’éviter. Le monde a souvent des jugements malveillants. Dans tous les cas, pourrez-vous me faire connaître votre réponse sur tous les points avant samedi ? »

Georges s’inclina : « Oui, Monsieur. » Puis il salua avec cérémonie, fit passer sa femme demeurée muette, et il sortit d’un air tellement roide que le notaire ne souriait plus.

Dès qu’ils furent rentrés chez eux, Du Roy ferma brusquement la porte, et, jetant son chapeau sur le lit :

« Tu as été la maîtresse de Vaudrec ? »

Madeleine, qui enlevait son voile, se retourna d’une secousse :

« Moi ? Oh !

— Oui, toi. On ne laisse pas toute sa fortune à une femme, sans que… »

Elle était devenue tremblante et ne parvenait point à ôter les épingles qui retenaient le tissu transparent.

Après un moment de réflexion, elle balbutia, d’une voix agitée :

« Voyons… voyons… tu es fou… tu es… tu es… Est-ce que toi-même… tout à l’heure… tu n’espérais pas… qu’il te laisserait quelque chose ? »

Georges restait debout, près d’elle, suivant toutes ses émotions, comme un magistrat qui cherche à surprendre les moindres défaillances d’un prévenu. Il prononça, en insistant sur chaque mot :

« Oui… il pouvait me laisser quelque chose, à moi… à moi, ton mari… à moi, son ami… entends-tu… mais pas à toi… à toi, son amie… à toi, ma femme. La distinction est capitale, essentielle, au point de vue des convenances… et de l’opinion publique. »

Madeleine, à son tour, le regardait fixement, dans la transparence des yeux, d’une façon profonde et singulière, comme pour y lire quelque chose, comme pour y découvrir cet inconnu de l’être qu’on ne pénètre jamais et qu’on peut à peine entrevoir en des secondes rapides, en ces moments de non-garde, ou d’abandon, ou d’inattention, qui sont comme des portes laissées entrouvertes sur les mystérieux dedans de l’esprit. Et elle articula lentement :

« Il me semble pourtant que si… qu’on eût trouvé au moins aussi étrange un legs de cette importance, de lui… à toi. »

Il demanda brusquement :

« Pourquoi ça ? »

Elle dit :

« Parce que… »

Elle hésita, puis reprit :

« Parce que tu es mon mari… que tu ne le connais en somme que depuis peu… parce que je suis son amie depuis très longtemps… moi… parce que son premier testament, fait du vivant de Forestier, était déjà en ma faveur. »

Georges s’était mis à marcher à grands pas. Il déclara :

« Tu ne peux pas accepter ça. »

Elle répondit avec indifférence :

« Parfaitement ; alors, ce n’est pas la peine d’attendre à samedi ; nous pouvons faire prévenir tout de suite maître Lamaneur. »

Il s’arrêta en face d’elle ; et ils demeurèrent de nouveau quelques instants les yeux dans les yeux, s’efforçant d’aller jusqu’à l’impénétrable secret de leurs cœurs, de se sonder jusqu’au vif de la pensée. Ils tâchaient de se voir à nu la conscience en une interrogation ardente et muette : lutte intime de deux êtres qui, vivant côte à côte, s’ignorent toujours, se soupçonnent, se flairent, se guettent, mais ne se connaissent pas jusqu’au fond vaseux de l’âme.

Et, brusquement, il lui murmura dans le visage, à voix basse :

« Allons, avoue que tu étais la maîtresse de Vaudrec. »

Elle haussa les épaules :

« Tu es stupide… Vaudrec avait beaucoup d’affection pour moi, beaucoup… mais rien de plus… jamais. »

Il frappa du pied :

« Tu mens. Ce n’est pas possible. »

Elle répondit tranquillement :

« C’est comme ça, pourtant. »

Il se mit à marcher, puis, s’arrêtant encore :

« Explique-moi, alors, pourquoi il te laisse toute sa fortune, à toi… »

Elle le fit avec un air nonchalant et désintéressé :

« C’est tout simple. Comme tu le disais tantôt, il n’avait que nous d’amis, ou plutôt que moi, car il m’a connue enfant. Ma mère était dame de compagnie chez des parents à lui. Il venait sans cesse ici, et, comme il n’avait pas d’héritiers naturels, il a pensé à moi. Qu’il ait eu un peu d’amour pour moi, c’est possible. Mais quelle est la femme qui n’a jamais été aimée ainsi ? Que cette tendresse cachée, secrète, ait mis mon nom sous sa plume quand il a pensé à prendre des dispositions dernières, pourquoi pas ? Il m’apportait des fleurs, chaque lundi. Tu ne t’en étonnais nullement et il ne t’en donnait point, à toi, n’est-ce pas ? Aujourd’hui, il me donne sa fortune par la même raison et parce qu’il n’a personne à qui l’offrir. Il serait, au contraire, extrêmement surprenant qu’il te l’eût laissée ? Pourquoi ? Que lui es-tu ? »

Elle parlait avec tant de naturel et de tranquillité que Georges hésitait.

Il reprit :

« C’est égal, nous ne pouvons accepter cet héritage dans ces conditions. Ce serait d’un effet déplorable. Tout le monde croirait la chose, tout le monde en jaserait et rirait de moi. Les confrères sont déjà trop disposés à me jalouser et à m’attaquer. Je dois avoir plus que personne le souci de mon honneur et le soin de ma réputation. Il m’est impossible d’admettre et de permettre que ma femme accepte un legs de cette nature d’un homme que la rumeur publique lui a déjà prêté pour amant. Forestier aurait peut-être toléré cela, lui, mais moi, non. »

Elle murmura avec douceur :

« Eh bien, mon ami, n’acceptons pas, ce sera un million de moins dans notre poche, voilà tout. »

Il marchait toujours, et il se mit à penser tout haut, parlant pour sa femme sans s’adresser à elle.

« Eh bien, oui… un million… tant pis… Il n’a pas compris en testant quelle faute de tact, quel oubli des convenances il commettait. Il n’a pas vu dans quelle position fausse, ridicule, il allait me mettre… Tout est affaire de nuances dans la vie… Il fallait qu’il m’en laissât la moitié, ça arrangeait tout. »

Il s’assit, croisa ses jambes et se mit à rouler le bout de ses moustaches, comme il faisait aux heures d’ennui, d’inquiétude et de réflexion difficile.

Madeleine prit une tapisserie à laquelle elle travaillait de temps en temps, et elle dit en choisissant ses laines :

« Moi, je n’ai qu’à me taire. C’est à toi de réfléchir. »

Il fut longtemps sans répondre, puis il prononça, en hésitant :

« Le monde ne comprendra jamais et que Vaudrec ait fait de toi son unique héritière et que j’aie admis cela, moi. Recevoir cette fortune de cette façon, ce serait avouer… avouer de ta part une liaison coupable, et de la mienne une complaisance infâme… Comprends-tu comment on interpréterait notre acceptation ? Il faudrait trouver un biais, un moyen adroit de pallier la chose. Il faudrait laisser entendre, par exemple, qu’il a partagé entre nous cette fortune, en donnant la moitié au mari, la moitié à la femme. »

Elle demanda :

« Je ne vois pas comment cela pourrait se faire, puisque le testament est formel. »

Il répondit :

« Oh ! C’est bien simple. Tu pourrais me laisser la moitié de l’héritage par donation entre vifs. Nous n’avons pas d’enfants, c’est donc possible. De cette façon, on fermerait la bouche à la malignité publique. »

Elle répliqua, un peu impatiente :

« Je ne vois pas non plus comment on fermerait la bouche à la malignité publique, puisque l’acte est là, signé par Vaudrec. »

Il reprit avec colère :

« Avons-nous besoin de le montrer et de l’afficher sur les murs ? Tu es stupide, à la fin. Nous dirons que le comte de Vaudrec nous a laissé sa fortune par moitié… Voilà… Or, tu ne peux accepter ce legs sans mon autorisation. Je te la donne, à la seule condition d’un partage qui m’empêchera de devenir la risée du monde. »

Elle le regarda encore d’un regard perçant.

« Comme tu voudras. Je suis prête. »

Alors il se leva et se remit à marcher. Il paraissait hésiter de nouveau et il évitait maintenant l’œil pénétrant de sa femme. Il disait :

« Non… décidément non… peut-être vaut-il mieux y renoncer tout à fait… c’est plus digne.. plus correct… plus honorable… Pourtant, de cette façon on n’aurait rien à supposer, absolument rien. Les gens les plus scrupuleux ne pourraient que s’incliner. »

Il s’arrêta devant Madeleine :

« Eh bien, si tu veux, ma chérie, je vais retourner tout seul chez maître Lamaneur pour le consulter et lui expliquer la chose. Je lui dirai mon scrupule, et j’ajouterai que nous nous sommes arrêtés à l’idée d’un partage, par convenance, pour qu’on ne puisse pas jaboter. Du moment que j’accepte la moitié de cet héritage, il est bien évident que personne n’a plus le droit de sourire. C’est dire hautement : « Ma femme accepte parce que j’accepte, moi, son mari, qui suis juge de ce qu’elle peut faire sans se compromettre. » Autrement, ça aurait fait scandale. »

Madeleine murmura simplement :

« Comme tu voudras. »

Il commença à parler avec abondance : « Oui, c’est clair comme le jour avec cet arrangement de la séparation par moitié. Nous héritons d’un ami qui n’a pas voulu établir de différence entre nous, qui n’a pas voulu faire de distinction, qui n’a pas voulu avoir l’air de dire : « Je préfère l’un ou l’autre après ma mort comme je l’ai préféré dans ma vie. » Il aimait mieux la femme, bien entendu, mais en laissant sa fortune à l’un comme à l’autre il a voulu exprimer nettement que sa préférence était toute platonique. Et sois certaine que, s’il y avait songé, c’est ce qu’il aurait fait. Il n’a pas réfléchi, il n’a pas prévu les conséquences. Comme tu le disais fort bien tout à l’heure, c’est à toi qu’il offrait des fleurs chaque semaine, c’est à toi qu’il a voulu laisser son dernier souvenir sans se rendre compte… »

Elle l’arrêta avec une nuance d’irritation :

« C’est entendu. J’ai compris. Tu n’as pas besoin de tant d’explications. Va tout de suite chez le notaire. »

Il balbutia, rougissant :

« Tu as raison, j’y vais. »

Il prit son chapeau, puis, au moment de sortir :

« Je vais tâcher d’arranger la difficulté du neveu pour cinquante mille francs, n’est-ce pas ? »

Elle répondit avec hauteur :

« Non. Donne-lui les cent mille francs qu’il demande. Et prends-les sur ma part, si tu veux. »

Il murmura, honteux soudain :

« Ah ! Mais non, nous partagerons. En laissant cinquante mille francs chacun, il nous reste encore un million net. »

Puis il ajouta :

« À tout à l’heure, ma petite Made. »

Et il alla expliquer au notaire la combinaison qu’il prétendit imaginée par sa femme.

Ils signèrent le lendemain une donation entre vifs de cinq cent mille francs que Madeleine Du Roy abandonnait à son mari.

Puis, en sortant de l’étude, comme il faisait beau, Georges proposa de descendre à pied jusqu’aux boulevards. Il se montrait gentil, plein de soins, d’égards, de tendresse. Il riait, heureux de tout, tandis qu’elle demeurait songeuse et un peu sévère.

C’était un jour d’automne assez froid. La foule semblait pressée et marchait à pas rapides. Du Roy conduisit sa femme devant la boutique où il avait regardé si souvent le chronomètre désiré.

« Veux-tu que je t’offre un bijou ? » dit-il.

Elle murmura, avec indifférence :

« Comme il te plaira. »

Ils entrèrent. Il demanda :

« Que préfères-tu, un collier, un bracelet, ou des boucles d’oreilles ? »

La vue des bibelots d’or et des pierres fines emportait sa froideur voulue, et elle parcourait d’un œil allumé et curieux les vitrines pleines de joyaux.

Et soudain, émue par un désir :

« Voilà un bien joli bracelet. »

C’était une chaîne d’une forme bizarre, dont chaque anneau portait une pierre différente.

Georges demanda :

« Combien ce bracelet ? »

Le joaillier répondit :

« Trois mille francs, Monsieur.

— Si vous me le laissez à deux mille cinq, c’est une affaire entendue. »

L’homme hésita, puis répondit :

« Non, Monsieur, c’est impossible. »

Du Roy reprit :

« Tenez, vous ajouterez ce chronomètre pour quinze cents francs, cela fait quatre mille, que je paierai comptant. Est-ce dit ? Si vous ne voulez pas, je vais ailleurs. »

Le bijoutier, perplexe, finit par accepter.

« Eh bien, soit, Monsieur. »

Et le journaliste, après avoir donné son adresse, ajouta :

« Vous ferez graver sur le chronomètre mes initiales G.R.C., en lettres enlacées au-dessous d’une couronne de baron. »

Madeleine, surprise, se mit à sourire. Et quand ils sortirent, elle prit son bras avec une certaine tendresse. Elle le trouvait vraiment adroit et fort. Maintenant qu’il avait des rentes, il lui fallait un titre, c’était juste.

Le marchand le saluait :

« Vous pouvez compter sur moi, ce sera prêt pour jeudi, Monsieur le baron. »

Ils passèrent devant le Vaudeville. On y jouait une pièce nouvelle.

« Si tu veux, dit-il, nous irons ce soir au théâtre, tâchons de trouver une loge. »

Ils trouvèrent une loge et la prirent. Il ajouta :

« Si nous dînions au cabaret ?

— Oh ! Oui, je veux bien. »

Il était heureux comme un souverain, et cherchait ce qu’ils pourraient bien faire encore.

« Si nous allions chercher Mme de Marelle pour passer la soirée avec nous ? Son mari est ici, m’a-t-on dit. Je serai enchanté de lui serrer la main. »

Ils y allèrent. Georges, qui redoutait un peu la première rencontre avec sa maîtresse, n’était point fâché que sa femme fût présente pour éviter toute explication.

Mais Clotilde parut ne se souvenir de rien et força même son mari à accepter l’invitation.

Le dîner fut gai et la soirée charmante.

Georges et Madeleine rentrèrent fort tard. Le gaz était éteint. Pour éclairer les marches, le journaliste enflammait de temps en temps une allumette-bougie.

En arrivant sur le palier du premier étage, la flamme subite éclatant sous le frottement fit surgir dans la glace leurs deux figures illuminées au milieu des ténèbres de l’escalier.

Ils avaient l’air de fantômes apparus et prêts à s’évanouir dans la nuit.

Du Roy leva la main pour bien éclairer leurs images, et il dit, avec un rire de triomphe :

« Voilà des millionnaires qui passent. »









VII


Depuis deux mois la conquête du Maroc était accomplie. La France, maîtresse de Tanger, possédait toute la côte africaine de la Méditerranée jusqu’à la régence de Tripoli, et elle avait garanti la dette du nouveau pays annexé.

On disait que deux ministres gagnaient là une vingtaine de millions, et on citait, presque tout haut, Laroche-Mathieu.

Quand à Walter, personne dans Paris n’ignorait qu’il avait fait coup double et encaissé de trente à quarante millions sur l’emprunt, et de huit à dix millions sur des mines de cuivre et de fer, ainsi que sur d’immenses terrains achetés pour rien avant la conquête et revendus le lendemain de l’occupation française à des compagnies de colonisation.

Il était devenu, en quelques jours, un des maîtres du monde, un de ces financiers omnipotents, plus forts que des rois, qui font courber les têtes, balbutier les bouches et sortir tout ce qu’il y a de bassesse, de lâcheté et d’envie au fond du cœur humain.

Il n’était plus le juif Walter, patron d’une banque louche, directeur d’un journal suspect, député soupçonné de tripotages véreux. Il était Monsieur Walter, le riche Israélite.

Il le voulut montrer.

Sachant la gêne du prince de Carlsbourg qui possédait un des plus beaux hôtels de la rue du Faubourg Saint-Honoré, avec jardin sur les Champs-Élysées, il lui proposa d’acheter, en vingt-quatre heures, cet immeuble, avec ses meubles, sans changer de place un fauteuil. Il en offrait trois millions. Le prince, tenté par la somme, accepta.

Le lendemain, Walter s’installait dans son nouveau domicile.

Alors il eut une autre idée, une véritable idée de conquérant qui veut prendre Paris, une idée à la Bonaparte.

Toute la ville allait voir en ce moment un grand tableau du peintre hongrois Karl Marcowitch, exposé chez l’expert Jacques Lenoble, et représentant le Christ marchant sur les flots.

Les critiques d’art, enthousiasmés, déclaraient cette toile le plus magnifique chef-d’œuvre du siècle.

Walter l’acheta cinq cent mille francs et l’enleva, coupant ainsi du jour au lendemain le courant établi de la curiosité publique et forçant Paris entier à parler de lui pour l’envier, le blâmer ou l’approuver.

Puis, il fit annoncer par les journaux qu’il inviterait tous les gens connus dans la société parisienne à contempler, chez lui, un soir, l’œuvre magistrale du maître étranger, afin qu’on ne pût pas dire qu’il avait séquestré une œuvre d’art.

Sa maison serait ouverte. Y viendrait qui voudrait. Il suffirait de montrer à la porte la lettre de convocation.

Elle était rédigée ainsi :


« Monsieur et Madame Walter vous prient de leur faire l’honneur de venir voir chez eux, le 30 décembre, de neuf heures à minuit, la toile de Karl Marcowitch : Jésus marchant sur les flots, éclairée à « la lumière électrique ».


Puis, en post-scriptum, en toutes petites lettres, on pouvait lire :


« On dansera après minuit. »


Donc, ceux qui voudraient rester resteraient, et parmi ceux-là les Walter recruteraient leurs connaissances du lendemain.

Les autres regarderaient la toile, l’hôtel et les propriétaires, avec une curiosité mondaine, insolente ou indifférente, puis s’en iraient comme ils étaient venus. Et le père Walter savait bien qu’ils reviendraient, plus tard, comme ils étaient allés chez ses frères israélites devenus riches comme lui.

Il fallait d’abord qu’ils entrassent dans sa maison, tous les pannés titrés qu’on cite dans les feuilles ; et ils y entreraient pour voir la figure d’un homme qui a gagné cinquante millions en six semaines ; ils y entreraient aussi pour voir et compter ceux qui viendraient là ; ils y entreraient encore parce qu’il avait eu le bon goût et l’adresse de les appeler à admirer un tableau chrétien chez lui, fils d’Israël.

Il semblait leur dire : « Voyez, j’ai payé cinq cent mille francs le chef-d’œuvre religieux de Marcowitch, Jésus marchant sur les flots. Et ce chef-d’œuvre demeurera chez moi, sous mes yeux, toujours, dans la maison du juif Walter. »

Dans le monde, dans le monde des duchesses et du Jockey, on avait beaucoup discuté cette invitation qui n’engageait à rien, en somme. On irait là comme on allait voir des aquarelles chez M. Petit. Les Walter possédaient un chef-d’œuvre ; ils ouvraient leurs portes un soir pour que tout le monde pût l’admirer. Rien de mieux.

La Vie Française, depuis quinze jours, faisait chaque matin un écho sur cette soirée du 30 décembre et s’efforçait d’allumer la curiosité publique.

Du Roy rageait du triomphe du Patron.

Il s’était cru riche avec les cinq cent mille francs extorqués à sa femme, et maintenant il se jugeait pauvre, affreusement pauvre, en comparant sa piètre fortune à la pluie de millions tombée autour de lui, sans qu’il eût su en rien ramasser.

Sa colère envieuse augmentait chaque jour. Il en voulait à tout le monde, aux Walter qu’il n’avait plus été voir chez eux, à sa femme qui, trompée par Laroche, lui avait déconseillé de prendre des fonds marocains, et il en voulait surtout au ministre qui l’avait joué, qui s’était servi de lui et qui dînait à sa table deux fois par semaine ; Georges lui servait de secrétaire, d’agent, de porte-plume, et quand il écrivait sous sa dictée, il se sentait des envies folles d’étrangler ce bellâtre triomphant. Comme ministre, Laroche avait le succès modeste, et pour garder son portefeuille, il ne laissait point deviner qu’il était gonflé d’or. Mais Du Roy le sentait, cet or, dans la parole plus hautaine de l’avocat parvenu, dans son geste plus insolent, dans ses affirmations plus hardies, dans sa confiance en lui complète.

Laroche régnait, maintenant, dans la maison Du Roy, ayant pris la place et les jours du comte de Vaudrec, et parlant aux domestiques ainsi qu’aurait fait un second maître.

Georges le tolérait en frémissant, comme un chien qui veut mordre et n’ose pas. Mais il était souvent dur et brutal pour Madeleine, qui haussait les épaules et le traitait en enfant maladroit. Elle s’étonnait d’ailleurs de sa constante mauvaise humeur et répétait :

« Je ne te comprends pas. Tu es toujours à te plaindre. Ta position est pourtant superbe. »

Il tournait le dos et ne répondait rien.

Il avait déclaré d’abord qu’il n’irait point à la fête du Patron, et qu’il ne voulait plus mettre les pieds chez ce sale juif.

Depuis deux mois, Mme Walter lui écrivait chaque jour pour le supplier de venir, de lui donner un rendez-vous où il lui plairait, afin qu’elle lui remît, disait-elle, les soixante-dix mille francs qu’elle avait gagnés pour lui.

Il ne répondait pas et jetait au feu ces lettres désespérées. Non pas qu’il eût renoncé à recevoir sa part de leur bénéfice, mais il voulait l’affoler, la traiter par le mépris, la fouler aux pieds. Elle était trop riche ! Il voulait se montrer fier.

Le jour même de l’exposition du tableau, comme Madeleine lui représentait qu’il avait grand tort de n’y vouloir pas aller, il répondit :

Fiche-moi la paix. Je reste chez moi. »

Puis, après le dîner, il déclara tout à coup :

« Il vaut tout de même mieux subir cette corvée. Prépare-toi vite. »

Elle s’y attendait.

« Je serai prête dans un quart d’heure », dit-elle.

Il s’habilla en grognant, et même dans le fiacre il continua à expectorer sa bile.

La cour d’honneur de l’hôtel de Carlsbourg était illuminée par quatre globes électriques qui avaient l’air de quatre petites lunes bleuâtres, aux quatre coins. Un magnifique tapis descendait les degrés du haut perron et, sur chacun, un homme en livrée restait roide comme une statue.

Du Roy murmura :

« En voilà de l’épate. »

Il levait les épaules, le cœur crispé de jalousie.

Sa femme lui dit :

« Tais-toi donc et fais-en autant. »

Ils entrèrent et remirent leurs lourds vêtements de sortie aux valets de pied qui s’avancèrent.

Plusieurs femmes étaient là avec leurs maris, se débarrassaient aussi de leurs fourrures. On entendait murmurer : « C’est fort beau ! Fort beau ! »

Le vestibule énorme était tendu de tapisseries qui représentaient l’aventure de Mars et de Vénus. À droite et à gauche partaient les deux bras d’un escalier monumental, qui se rejoignaient au premier étage. La rampe était une merveille de fer forgé, dont la vieille dorure éteinte faisait courir une lueur discrète le long des marches de marbre rouge.

À l’entrée des salons, deux petites filles, habillées l’une en folie rose, et l’autre en folie bleue, offraient des bouquets aux dames. On trouvait cela charmant.

Il y avait déjà foule dans les salons.

La plupart des femmes étaient en toilette de ville pour bien indiquer qu’elles venaient là comme elles allaient à toutes les expositions particulières. Celles qui comptaient rester au bal avaient les bras et la gorge nus.

Mme Walter, entourée d’amies, se tenait dans la seconde pièce, et répondait aux saluts des visiteurs.

Beaucoup ne la connaissaient point et se promenaient comme dans un musée, sans s’occuper des maîtres du logis.

Quand elle aperçut Du Roy, elle devint livide et fit un mouvement pour aller à lui. Puis elle demeura immobile, l’attendant. Il la salua avec cérémonie, tandis que Madeleine l’accablait de tendresses et de compliments. Alors Georges laissa sa femme auprès de la Patronne ; et il se perdit au milieu du public pour écouter les choses malveillantes qu’on devait dire, assurément.

Cinq salons se suivaient, tendus d’étoffes précieuses, de broderies italiennes ou de tapis d’Orient de nuances et de styles différents, et portant sur leurs murailles des tableaux de maîtres anciens. On s’arrêtait surtout pour admirer une petite pièce Louis XVI, une sorte de boudoir tout capitonné en soie à bouquets roses sur un fond bleu pâle. Les meubles bas, en bois doré, couverts d’étoffe pareille à celle des murs, étaient d’une admirable finesse.

Georges reconnaissait des gens célèbres, la duchesse de Terracine, le comte et la comtesse de Ravenel, le général prince d’Andremont, la toute belle marquise des Dunes, puis tous ceux et toutes celles qu’on voit aux premières représentations.

On le saisit par le bras et une voix jeune, une voix heureuse lui murmura dans l’oreille :

« Ah ! Vous voilà enfin, méchant Bel-Ami. Pourquoi ne vous voit-on plus ? »

C’était Suzanne Walter le regardant avec ses yeux d’émail fin, sous le nuage frisé de ses cheveux blonds.

Il fut enchanté de la revoir et lui serra franchement la main. Puis s’excusant :

« Je n’ai pas pu. J’ai eu tant à faire, depuis deux mois, que je ne suis pas sorti. »

Elle reprit d’un air sérieux :

« C’est mal, très mal, très mal. Vous nous faites beaucoup de peine, car nous vous adorons, maman et moi. Quant à moi, je ne puis me passer de vous. Si vous n’êtes pas là, je m’ennuie à mourir. Vous voyez que je vous le dis carrément pour que vous n’ayez plus le droit de disparaître comme ça. Donnez-moi le bras, je vais vous montrer moi-même Jésus marchant sur les flots, c’est tout au fond, derrière la serre. Papa l’a mis là-bas afin qu’on soit obligé de passer partout. C’est étonnant, comme il fait le paon, papa, avec cet hôtel. »

Ils allaient doucement à travers la foule. On se retournait pour regarder ce beau garçon et cette ravissante poupée.

Un peintre connu prononça :

« Tiens ! Voilà un joli couple. Il est amusant comme tout. »

Georges pensait : « Si j’avais été vraiment fort, c’est celle-là que j’aurais épousée. C’était possible, pourtant. Comment n’y ai-je pas songé ? Comment me suis-je laissé aller à prendre l’autre ? Quelle folie ! On agit toujours trop vite, on ne réfléchit jamais assez. »

Et l’envie, l’envie amère, lui tombait dans l’âme goutte à goutte, comme un fiel qui corrompait toutes ses joies, rendait odieuse son existence.

Suzanne disait :

« Oh ! Venez souvent, Bel-Ami, nous ferons des folies maintenant que papa est si riche. Nous nous amuserons comme des toqués. »

Il répondit, suivant toujours son idée :

« Oh ! Vous allez vous marier maintenant. Vous épouserez quelque beau prince, un peu ruiné, et nous ne nous verrons plus guère. »

Elle s’écria avec franchise :

« Oh ! Non, pas encore, je veux quelqu’un qui me plaise, qui me plaise beaucoup, qui me plaise tout à fait. Je suis assez riche pour deux. »

Il souriait d’un sourire ironique et hautain, et il se mit à lui nommer les gens qui passaient, des gens très nobles, qui avaient vendu leurs titres rouillés à des filles de financiers comme elle, et qui vivaient maintenant près ou loin de leurs femmes, mais libres, impudents, connus et respectés.

Il conclut :

« Je ne vous donne pas six mois pour vous laisser prendre à cet appât-là. Vous serez Madame la Marquise, Madame la Duchesse ou Madame la Princesse, et vous me regarderez de très haut, mamz’elle. »

Elle s’indignait, lui tapait sur le bras avec son éventail, jurait qu’elle ne se marierait que selon son cœur.

Il ricanait :

Nous verrons bien, vous êtes trop riche. »

Elle lui dit :

Mais vous aussi, vous avez eu un héritage. »

Il fit un « Oh ! » de pitié :

« Parlons-en. À peine vingt mille livres de rentes. Ce n’est pas lourd par le temps présent.

— Mais votre femme a hérité également.

— Oui. Un million à nous deux. Quarante mille de revenu. Nous ne pouvons même pas avoir une voiture à nous avec ça. »

Ils arrivaient au dernier salon, et en face d’eux s’ouvrait la serre, un large jardin d’hiver plein de grands arbres des pays chauds abritant des massifs de fleurs rares. En entrant sous cette verdure sombre où la lumière glissait comme une ondée d’argent, on respirait la fraîcheur tiède de la terre humide et un souffle lourd de parfums. C’était une étrange sensation douce, malsaine et charmante, de nature factice, énervante et molle. On marchait sur des tapis tout pareils à de la mousse entre deux épais massifs d’arbustes. Soudain Du Roy aperçut à sa gauche, sous un large dôme de palmiers, un vaste bassin de marbre blanc où l’on aurait pu se baigner et sur les bords duquel quatre grands cygnes en faïence de Delft laissaient tomber l’eau de leurs becs entrouverts.

Le fond du bassin était sablé de poudre d’or et l’on voyait nager dedans quelques énormes poissons rouges, bizarres monstres chinois aux yeux saillants, aux écailles bordées de bleu, sortes de mandarins des ondes qui rappelaient, errants et suspendus ainsi sur ce fond d’or, les étranges broderies de là-bas.

Le journaliste s’arrêta le cœur battant. Il se disait :

« Voilà, voilà du luxe. Voilà les maisons où il faut vivre. D’autres y sont parvenus. Pourquoi n’y arriverais-je point ? » Il songeait aux moyens, n’en trouvait pas sur-le-champ, et s’irritait de son impuissance.

Sa compagne ne parlait plus, un peu songeuse. Il la regarda de côté et il pensa encore une fois : « Il suffisait pourtant d’épouser cette marionnette de chair. »

Mais Suzanne tout d’un coup parut se réveiller :

« Attention », dit-elle.

Elle poussa Georges à travers un groupe qui barrait leur chemin, et le fit brusquement tourner à droite.

Au milieu d’un bosquet de plantes singulières qui tendaient en l’air leurs feuilles tremblantes, ouvertes comme des mains aux doigts minces, on apercevait un homme immobile, debout sur la mer.

L’effet était surprenant. Le tableau, dont les côtés se trouvaient cachés dans les verdures mobiles, semblait un trou noir sur un lointain fantastique et saisissant.

Il fallait bien regarder pour comprendre. Le cadre coupait le milieu de la barque où se trouvaient les apôtres à peine éclairés par les rayons obliques d’une lanterne, dont l’un d’eux, assis sur le bordage, projetait toute la lumière sur Jésus qui s’en venait.

Le Christ avançait le pied sur une vague qu’on voyait se creuser, soumise, aplanie, caressante sous le pas divin qui la foulait. Tout était sombre autour de l’Homme-Dieu. Seules les étoiles brillaient au ciel.

Les figures des apôtres, dans la lueur vague du fanal porté par celui qui montrait le Seigneur, paraissaient convulsées par la surprise.

C’était bien là l’œuvre puissante et inattendue d’un maître, une de ces œuvres qui bouleversent la pensée et vous laissent du rêve pour des années.

Les gens qui regardaient cela demeuraient d’abord silencieux, puis s’en allaient, songeurs, et ne parlaient qu’ensuite de la valeur de la peinture.

Du Roy, l’ayant contemplée quelque temps, déclara :

« C’est chic de pouvoir se payer ces bibelots-là. »

Mais comme on le heurtait, en le poussant pour voir, il repartit, gardant toujours sous son bras la petite main de Suzanne qu’il serrait un peu.

Elle lui demanda :

« Voulez-vous boire un verre de champagne ? Allons au buffet. Nous y trouverons papa. »

Et ils retraversèrent lentement tous les salons où la foule grossissait, houleuse, chez elle, une foule élégante de fête publique.

Georges soudain crut entendre une voix prononcer :

« C’est Laroche et Mme Du Roy. » Ces paroles lui effleurèrent l’oreille comme ces bruits lointains qui courent dans le vent. D’où venaient-elles ?

Il chercha de tous les côtés, et il aperçut en effet sa femme qui passait, au bras du ministre. Ils causaient tout bas d’une façon intime en souriant, et les yeux dans les yeux.

Il s’imagina remarquer qu’on chuchotait en les regardant, et il sentit en lui une envie brutale et stupide de sauter sur ces deux êtres et de les assommer à coups de poing.

Elle le rendait ridicule. Il pensa à Forestier. On disait peut-être : « Ce cocu de Du Roy. » Qui était-elle ? Une petite parvenue assez adroite, mais sans grands moyens, en vérité. On venait chez lui parce qu’on le redoutait, parce qu’on le sentait fort, mais on devait parler sans gêne de ce petit ménage de journalistes. Jamais il n’irait loin avec cette femme qui faisait sa maison toujours suspecte, qui se compromettrait toujours, dont l’allure dénonçait l’intrigante. Elle serait maintenant un boulet à son pied. Ah ! S’il avait deviné, s’il avait su ! Comme il aurait joué un peu plus large, plus fort ! Quelle belle partie il aurait pu gagner avec la petite Suzanne pour enjeu ! Comment avait-il été assez aveugle pour ne pas comprendre ça ?

Ils arrivaient à la salle à manger, une immense pièce à colonnes de marbre, aux murs tendus de vieux Gobelins.

Walter aperçut son chroniqueur et s’élança pour lui prendre les mains. Il était ivre de joie :

« Avez-vous tout vu ? Dis, Suzanne, lui as-tu tout montré ? Que de monde, n’est-ce pas, Bel-Ami ? Avez-vous vu le prince de Guerche ? Il est venu boire un verre de punch, tout à l’heure. »

Puis il s’élança vers le sénateur Rissolin qui traînait sa femme étourdie et ornée comme une boutique foraine.

Un monsieur saluait Suzanne, un grand garçon mince, à favoris blonds, un peu chauve, avec cet air mondain qu’on reconnaît partout. Georges l’entendit nommer : le marquis de Cazolles, et il fut brusquement jaloux de cet homme. Depuis quand le connaissait-elle ? Depuis sa fortune sans doute ? Il devinait un prétendant.

On le prit par le bras. C’était Norbert de Varenne. Le vieux poète promenait ses cheveux gras et son habit fatigué d’un air indifférent et las.

« Voilà ce qu’on appelle s’amuser, dit-il. Tout à l’heure on dansera ; et puis on se couchera ; et les petites filles seront contentes. Prenez du champagne, il est excellent. »

Il se fit emplir un verre et, saluant Du Roy qui en avait pris un autre :

« Je bois à la revanche de l’esprit sur les millions. »

Puis il ajouta, d’une voix douce :

« Non pas qu’ils me gênent chez les autres ou que je leur en veuille. Mais je proteste par principe. »

Georges ne l’écoutait plus. Il cherchait Suzanne qui venait de disparaître avec le marquis de Cazolles, et quittant brusquement Norbert de Varenne, il se mit à la poursuite de la jeune fille.

Une cohue épaisse qui voulait boire l’arrêta. Comme il l’avait enfin franchie, il se trouva nez à nez avec le ménage de Marelle.

Il voyait toujours la femme ; mais il n’avait pas rencontré depuis longtemps le mari, qui lui saisit les deux mains :

« Que je vous remercie, mon cher, du conseil que vous m’avez fait donner par Clotilde. J’ai gagné près de cent mille francs avec l’emprunt marocain. C’est à vous que je les dois. On peut dire que vous êtes un ami précieux. »

Des hommes se retournaient pour regarder cette brunette élégante et jolie. Du Roy répondit :

« En échange de ce service, mon cher, je prends votre femme ou plutôt je lui offre mon bras. Il faut toujours séparer les époux. »

M. de Marelle s’inclina :

« C’est juste. Si je vous perds, nous nous retrouverons ici dans une heure.

— Parfaitement. »

Et les deux jeunes gens s’enfoncèrent dans la foule, suivis par le mari. Clotilde répétait :

« Quels veinards que ces Walter. Ce que c’est tout de même que d’avoir l’intelligence des affaires. »

Georges répondit :

« Bah ! Les hommes forts arrivent toujours, soit par un moyen, soit par un autre. »

Elle reprit :

« Voilà deux filles qui auront de vingt à trente millions chacune. Sans compter que Suzanne est jolie. »

Il ne dit rien. Sa propre pensée sortie d’une autre bouche l’irritait.

Elle n’avait pas encore vu Jésus marchant sur les flots. Il proposa de l’y conduire. Ils s’amusaient à dire du mal des gens, à se moquer des figures inconnues. Saint-Potin passa près d’eux, portant sur le revers de son habit des décorations nombreuses, ce qui les amusa beaucoup. Un ancien ambassadeur, venant derrière, montrait une brochette moins garnie.

Du Roy déclara :

« Quelle salade de société. »

Boisrenard, qui lui serra la main, avait aussi orné sa boutonnière de ruban vert et jaune sorti le jour du duel.

La vicomtesse de Percemur, énorme et parée, causait avec un duc dans le petit boudoir Louis XVI.

Georges murmura :

« Un tête-à-tête galant. »

Mais en traversant la serre, il revit sa femme assise près de Laroche-Mathieu, presque cachés tous deux derrière un bouquet de plantes. Ils semblaient dire :

« Nous nous sommes donnés un rendez-vous ici, un rendez-vous public. Car nous nous fichons de l’opinion. »

Mme de Marelle reconnut que ce Jésus de Karl Marcowitch était très étonnant ; et ils revinrent. Ils avaient perdu le mari.

Il demanda :

« Et Laurine, est-ce qu’elle m’en veut toujours ?

— Oui, toujours autant. Elle refuse de te voir et s’en va quand on parle de toi. »

Il ne répondit rien. L’inimitié de cette fillette le chagrinait et lui pesait.

Suzanne les saisit au détour d’une porte, criant :

— Ah ! Vous voilà ! Eh bien, Bel-Ami, vous allez rester seul. J’enlève la belle Clotilde pour lui montrer ma chambre. »

Et les deux femmes s’en allèrent, d’un pas pressé, glissant à travers le monde, de ce mouvement onduleux, de ce mouvement de couleuvre qu’elles savent prendre dans les foules.

Presque aussitôt une voix murmura : « Georges ! »

C’était Mme Walter. Elle reprit très bas : « Oh ! Que vous êtes férocement cruel ! Que vous me faites souffrir inutilement. J’ai chargé Suzette d’emmener celle qui vous accompagnait afin de pouvoir vous dire un mot. Écoutez, il faut… que je vous parle ce soir… ou bien… ou bien… vous ne savez pas ce que je ferai. Allez dans la serre. Vous y trouverez une porte à gauche et vous sortirez dans le jardin. Suivez l’allée qui est en face. Tout au bout vous verrez une tonnelle. Attendez-moi là dans dix minutes. Si vous ne voulez pas, je vous jure que je fais un scandale, ici, tout de suite ! »

Il répondit avec hauteur :

« Soit. J’y serai dans dix minutes à l’endroit que vous m’indiquez. »

Et ils se séparèrent. Mais Jacques Rival faillit le mettre en retard. Il l’avait pris par le bras et lui racontait un tas de choses avec l’air très exalté. Il venait sans doute du buffet. Enfin Du Roy le laissa aux mains de M. de Marelle retrouvé entre deux portes, et il s’enfuit. Il lui fallut encore prendre garde de n’être pas vu par sa femme et par Laroche. Il y parvint, car ils semblaient fort animés, et il se trouva dans le jardin.

L’air froid le saisit comme un bain de glace. Il pensa :

« Cristi, je vais attraper un rhume », et il mit son mouchoir à son cou en manière de cravate. Puis il suivit à pas lents l’allée, y voyant mal au sortir de la grande lumière des salons.

Il distinguait à sa droite et à sa gauche des arbustes sans feuilles dont les branches menues frémissaient. Des lueurs grises passaient dans ces ramures, des lueurs venues des fenêtres de l’hôtel. Il aperçut quelque chose de blanc, au milieu du chemin, devant lui, et Mme Walter, les bras nus, la gorge nue, balbutia d’une voix frémissante :

« Ah ! Te voilà ? Tu veux donc me tuer ? »

Il répondit tranquillement :

« Je t’en prie, pas de drame, n’est-ce pas, ou je fiche le camp tout de suite. »

Elle l’avait saisi par le cou, et, les lèvres tout près des lèvres, elle disait :

« Mais qu’est-ce que je t’ai fait ? Tu te conduis avec moi comme un misérable ! Qu’est-ce que je t’ai fait ? »

Il essayait de la repousser :

« Tu as entortillé tes cheveux à tous mes boutons la dernière fois que je t’ai vue, et ça a failli amener une rupture entre ma femme et moi. »

Elle demeura surprise, puis, faisant « non » de la tête :

« Oh ! Ta femme s’en moque bien. C’est quelqu’une de tes maîtresses qui t’aura fait une scène.

— Je n’ai pas de maîtresses.

— Tais-toi donc ! Mais pourquoi ne viens-tu plus même me voir ? Pourquoi refuses-tu de dîner, rien qu’un jour par semaine, avec moi ? C’est atroce ce que je souffre ; je t’aime à n’avoir plus une pensée qui ne soit pour toi, à ne pouvoir rien regarder sans te voir devant mes yeux, à ne plus oser prononcer un mot sans avoir peur de dire ton nom ! Tu ne comprends pas ça, toi ! Il me semble que je suis prise dans des griffes, nouée dans un sac, je ne sais pas. Ton souvenir, toujours présent, me serre la gorge, me déchire quelque chose là, dans la poitrine, sous le sein, me casse les jambes à ne plus me laisser la force de marcher. Et je reste comme une bête, toute la journée, sur une chaise, en pensant à toi. »

Il la regardait avec étonnement. Ce n’était plus la grosse gamine folâtre qu’il avait connue, mais une femme éperdue, désespérée, capable de tout.

Un projet vague, cependant, naissant dans son esprit.

Il répondit :

« Ma chère, l’amour n’est pas éternel. On se prend et on se quitte. Mais quand ça dure comme entre nous ça devient un boulet horrible. Je n’en veux plus. Voilà la vérité. Cependant, si tu sais devenir raisonnable, me recevoir et me traiter ainsi qu’un ami, je reviendrai comme autrefois. Te sens-tu capable de ça ? »

Elle posa ses deux bras nus sur l’habit noir de Georges et murmura :

« Je suis capable de tout pour te voir.

— Alors, c’est convenu, dit-il, nous sommes amis, rien de plus. »

Elle balbutia :

« C’est convenu. » Puis tendant ses lèvres vers lui :

« Encore un baiser… le dernier. »

Il refusa doucement.

Non. Il faut tenir nos conventions. »

Elle se détourna en essuyant deux larmes, puis tirant de son corsage un paquet de papiers noués avec un ruban de soie rose, elle l’offrit à Du Roy : « Tiens. C’est ta part de bénéfice dans l’affaire du Maroc. J’étais si contente d’avoir gagné cela pour toi. Tiens, prends-le donc… »

Il voulait refuser :

« Non, je ne recevrai point cet argent ! »

Alors elle se révolta.

« Ah ! Tu ne me feras pas ça, maintenant. Il est à toi, rien qu’à toi. Si tu ne le prends point, je le jetterai dans un égout. Tu ne me feras pas cela, Georges ? »

Il reçut le petit paquet et le glissa dans sa poche.

« Il faut rentrer, dit-il, tu vas attraper une fluxion de poitrine. »

Elle murmura :

« Tant mieux ! Si je pouvais mourir. »

Elle lui prit une main, la baisa avec passion, avec rage, avec désespoir, et elle se sauva vers l’hôtel.

Il revint doucement, en réfléchissant. Puis il rentra dans la serre, le front hautain, la lèvre souriante.

Sa femme et Laroche n’étaient plus là. La foule diminuait. Il devenait évident qu’on ne resterait pas au bal. Il aperçut Suzanne qui tenait le bras de sa sœur. Elles vinrent vers lui toutes les deux pour lui demander de danser le premier quadrille avec le comte de Latour-Yvelin.

Il s’étonna.

« Qu’est-ce encore que celui-là ? »

Suzanne répondit avec malice :

« C’est un nouvel ami de ma sœur. »

Rose rougit et murmura :

« Tu es méchante, Suzette, ce monsieur n’est pas plus mon ami que le tien. »

L’autre souriait :

« Je m’entends. »

Rose, fâchée, leur tourna le dos et s’éloigna.

Du Roy prit familièrement le coude de la jeune fille restée près de lui et de sa voix caressante :

« Écoutez, ma chère petite, me croyez-vous bien votre ami ?

— Mais oui, Bel-Ami.

— Vous avez confiance en moi ?

— Tout à fait.

— Vous vous rappelez ce que je vous disais tantôt ?

— À propos de quoi ?

— À propos de votre mariage, ou plutôt de l’homme que vous épouserez.

— Oui.

— Eh bien, voulez-vous me promettre une chose ?

— Oui, mais quoi ?

— C’est de me consulter toutes les fois qu’on demandera votre main, et de n’accepter personne sans avoir pris mon avis.

— Oui, je veux bien.

— Et c’est un secret entre nous deux. Pas un mot de ça à votre père ni à votre mère.

— Pas un mot.

— C’est juré ?

— C’est juré. »

Rival arrivait, l’air affairé :

« Mademoiselle, votre papa vous demande pour le bal. »

Elle dit :

« Allons, Bel-Ami. »

Mais il refusa, décidé à partir tout de suite, voulant être seul pour penser. Trop de choses nouvelles venaient de pénétrer dans son esprit et il se mit à chercher sa femme. Au bout de quelque temps il l’aperçut qui buvait du chocolat, au buffet, avec deux messieurs inconnus. Elle leur présenta son mari, sans les nommer à lui.

Après quelques instants il demanda :

« Partons-nous ?

— Quand tu voudras. »

Elle prit son bras et ils retraversèrent les salons où le public devenait rare.

Elle demanda :

« Où est la Patronne ? Je voudrais lui dire adieu.

— C’est inutile. Elle essaierait de nous garder au bal et j’en ai assez.

— C’est vrai, tu as raison. »

Tout le long de la route ils furent silencieux. Mais, aussitôt rentrés en leur chambre, Madeleine souriante lui dit, sans même ôter son voile :

« Tu ne sais pas, j’ai une surprise pour toi. »

Il grogna avec mauvaise humeur :

« Quoi donc ?

— Devine.

— Je ne ferai pas cet effort.

— Eh bien, c’est après-demain le premier janvier.

— Oui.

— C’est le moment des étrennes.

Oui.

— Voici les tiennes, que Laroche m’a remises tout à l’heure. »

Elle lui présenta une petite boîte noire qui semblait un écrin à bijoux.

Il l’ouvrit avec indifférence et aperçut la croix de la Légion d’honneur.

Il devint un peu pâle, puis il sourit et déclara :

« J’aurais préféré dix millions. Cela ne lui coûte pas cher. »

Elle s’attendait à un transport de joie, et elle fut irritée de cette froideur.

« Tu es vraiment incroyable. Rien ne te satisfait maintenant. »

Il répondit tranquillement :

« Cet homme ne fait que payer sa dette. Et il me doit encore beaucoup. »

Elle fut étonnée de son accent, et reprit :

« C’est pourtant beau, à ton âge. »

Il déclara :

« Tout est relatif. Je pourrais avoir davantage, aujourd’hui. »

Il avait pris l’écrin, il le posa tout ouvert sur la cheminée, considéra quelques instants l’étoile brillante couchée dedans. Puis il le referma, et se mit au lit en haussant les épaules.

L’Officiel du 1er janvier annonça, en effet, la nomination de M. Prosper-Georges Du Roy, publiciste, au grade de chevalier de la Légion d’honneur, pour services exceptionnels. Le nom était écrit en deux mots, ce qui fit à Georges plus de plaisir que la décoration même.

Une heure après avoir lu cette nouvelle devenue publique, il reçut un mot de la Patronne qui le suppliait de venir dîner chez elle, le soir même, avec sa femme, pour fêter cette distinction. Il hésita quelques minutes, puis jetant au feu ce billet écrit en termes ambigus, il dit à Madeleine : Nous dînerons ce soir chez les Walter. »

Elle fut étonnée.

Tiens ! Mais je croyais que tu ne voulais plus y mettre les pieds ? »

Il murmura seulement :

« J’ai changé d’avis. »

Quand ils arrivèrent, la Patronne était seule dans le petit boudoir Louis XVI adopté pour ses réceptions intimes. Vêtue de noir, elle avait poudré ses cheveux, ce qui la rendait charmante. Elle avait l’air, de loin, d’une vieille, de près, d’une jeune, et, quand on la regardait bien, d’un joli piège pour les yeux.

« Vous êtes en deuil ? » demanda Madeleine.

Elle répondit tristement :

« Oui et non. Je n’ai perdu personne des miens. Mais je suis arrivée à l’âge où on fait le deuil de sa vie. Je le porte aujourd’hui pour l’inaugurer. Désormais je le porterai dans mon cœur. »

Du Roy pensa : « Ça tiendra-t-il, cette résolution là ? »

Le dîner fut un peu morne. Seule Suzanne bavardait sans cesse. Rose semblait préoccupée. On félicita beaucoup le journaliste.

Le soir on s’en alla, errant et causant, par les salons et par la serre. Comme Du Roy marchait derrière, avec la Patronne, elle le retint par le bras.

« Écoutez, dit-elle à voix basse… Je ne vous parlerai plus de rien, jamais… Mais venez me voir, Georges. Vous voyez que je ne vous tutoie plus. Il m’est impossible de vivre sans vous, impossible. C’est une torture inimaginable. Je vous sens, je vous garde dans mes yeux, dans mon cœur et dans ma chair tout le jour et toute la nuit. C’est comme si vous m’aviez fait boire un poison qui me rongerait en dedans. Je ne puis pas. Non. Je ne puis pas. Je veux bien n’être pour vous qu’une vieille femme. Je me suis mise en cheveux blancs pour vous le montrer ; mais venez ici, venez de temps en temps, en ami. »

Elle lui avait pris la main et elle la serrait, la broyait, enfonçant ses ongles dans sa chair.

Il répondit avec calme :

C’est entendu. Il est inutile de reparler de ça. Vous voyez bien que je suis venu aujourd’hui, tout de suite, sur votre lettre. »

Walter, qui allait devant avec ses deux filles et Madeleine, attendit Du Roy auprès du Jésus marchant sur les flots.

« Figurez-vous, dit-il en riant, que j’ai trouvé ma femme hier à genoux devant ce tableau comme dans une chapelle. Elle faisait là ses dévotions. Ce que j’ai ri ! »

Mme Walter répliqua d’une voix ferme, d’une voix où vibrait une exaltation secrète :

« C’est ce Christ-là qui sauvera mon âme. Il me donne du courage et de la force toutes les fois que je le regarde. »

Et, s’arrêtant en face du Dieu debout sur la mer, elle murmura :

« Comme il est beau ! Comme ils en ont peur et comme ils l’aiment, ces hommes ! Regardez donc sa tête, ses yeux, comme il est simple et surnaturel en même temps ! »

Suzanne s’écria :

« Mais il vous ressemble, Bel-Ami. Je suis sûre qu’il vous ressemble. Si vous aviez des favoris, ou bien s’il était rasé, vous seriez tout pareils tous les deux. Oh ! Mais c’est frappant ! »

Elle voulut qu’il se mît debout à côté du tableau ; et tout le monde reconnut, en effet, que les deux figures se ressemblaient !

Chacun s’étonna. Walter trouva la chose bien singulière. Madeleine, en souriant, déclara que Jésus avait l’air plus viril.

Mme Walter demeurait immobile, contemplant d’un œil fixe le visage de son amant à côté du visage du Christ, et elle était devenue aussi blanche que ses cheveux blancs.









VIII


Pendant le reste de l’hiver, les Du Roy allèrent souvent chez les Walter. Georges même y dînait seul à tout instant, Madeleine se disant fatiguée et préférant rester chez elle.

Il avait adopté le vendredi comme jour fixe, et la Patronne n’invitait jamais personne ce soir-là ; il appartenait à Bel-Ami, rien qu’à lui. Après dîner, on jouait aux cartes, on donnait à manger aux poissons chinois, on vivait et on s’amusait en famille. Plusieurs fois, derrière une porte, derrière un massif de la serre, dans un coin sombre, Mme Walter avait saisi brusquement dans ses bras le jeune homme, et, le serrant de toute sa force sur sa poitrine, lui avait jeté dans l’oreille : « Je t’aime !… je t’aime !… je t’aime à en mourir ! » Mais toujours il l’avait repoussée froidement, en répondant d’un ton sec : « Si vous recommencez, je ne viendrai plus ici. »

Vers la fin de mars, on parla tout à coup du mariage des deux sœurs. Rose devait épouser disait-on, le comte de Latour-Yvelin, et Suzanne, le marquis de Cazolles. Ces deux hommes étaient devenus des familiers de la maison, de ces familiers à qui on accorde des faveurs spéciales, des prérogatives sensibles.

Georges et Suzanne vivaient dans une sorte d’intimité fraternelle et libre, bavardaient pendant des heures, se moquaient de tout le monde et semblaient se plaire beaucoup ensemble.

Jamais ils n’avaient reparlé du mariage possible de la jeune fille, ni des prétendants qui se présentaient.

Comme le Patron avait emmené Du Roy pour déjeuner, un matin, Mme Walter, après le repas, fut appelée pour répondre à un fournisseur. Et Georges dit à Suzanne : « Allons donner du pain aux poissons rouges. »

Ils prirent chacun sur la table un gros morceau de mie et s’en allèrent dans la serre.

Tout le long de la vasque de marbre on laissait par terre des coussins afin qu’on pût se mettre à genoux autour du bassin, pour être plus près des bêtes nageantes. Les jeunes gens en prirent chacun un, côte à côte, et, penchés vers l’eau, commencèrent à jeter dedans des boulettes qu’ils roulaient entre leurs doigts. Les poissons, dès qu’ils les aperçurent, s’en vinrent, en remuant la queue, battant des nageoires, roulant leurs gros yeux saillants, tournant sur eux-mêmes, plongeant pour attraper la proie ronde qui s’enfonçait, et remontant aussitôt pour en demander une autre.

Ils avaient des mouvements drôles de la bouche, des élans brusques et rapides, une allure étrange de petits monstres ; et sur le sable d’or du fond ils se détachaient en rouge ardent, passant comme des flammes dans l’onde transparente, ou montrant, aussitôt qu’ils s’arrêtaient, le filet bleu qui bordait leurs écailles.

Georges et Suzanne voyaient leurs propres figures renversées dans l’eau, et ils souriaient à leurs images.

Tout à coup, il dit à voix basse :

« Ce n’est pas bien de me faire des cachotteries, Suzanne. »

Elle demanda :

« Quoi donc, Bel-Ami ?

— Vous ne vous rappelez pas ce que vous m’avez promis, ici même, le soir de la fête ?

— Mais non !

— De me consulter toutes les fois qu’on demanderait votre main.

— Eh bien ?

— Eh bien, on l’a demandée.

— Qui ça ?

— Vous le savez bien.

— Non. Je vous jure.

— Si, vous le savez ! Ce grand fat de marquis de Cazolles.

— Il n’est pas fat, d’abord.

— C’est possible ! Mais il est stupide ; ruiné par le jeu et usé par la noce. C’est vraiment un joli parti pour vous, si jolie, si fraîche, et si intelligente. »

Elle demanda en souriant :

« Qu’est-ce que vous avez contre lui ?

— Moi ? Rien.

— Mais si. Il n’est pas tout ce que vous dites.

— Allons donc. C’est un sot et un intrigant. »

Elle se tourna un peu, cessant de regarder dans l’eau :

« Voyons, qu’est-ce que vous avez ? »

Il prononça, comme si on lui eût arraché un secret du fond du cœur.

« J’ai… j’ai… j’ai que je suis jaloux de lui. »

Elle s’étonna modérément :

« Vous ?

— Oui, moi !

— Tiens. Pourquoi ça ?

— Parce que je suis amoureux de vous, et vous le savez bien, méchante ! »

Alors elle dit d’un ton sévère :

« Vous êtes fou, Bel-Ami ! »

Il reprit :

« Je le sais bien que je suis fou. Est-ce que je devrais vous avouer cela, moi, un homme marié, à vous, une jeune fille ? Je suis plus que fou, je suis coupable, presque misérable. Je n’ai pas d’espoir possible, et je perds la raison à cette pensée. Et quand j’entends dire que vous allez vous marier, j’ai des accès de fureur à tuer quelqu’un. Il faut me pardonner ça, Suzanne ! »

Il se tut. Les poissons à qui on ne jetait plus de pain demeuraient immobiles, rangés presque en lignes, pareils à des soldats anglais, et regardant les figures penchées de ces deux personnes qui ne s’occupaient plus d’eux.

La jeune fille murmura, moitié tristement, moitié gaiement :

« C’est dommage que vous soyez marié. Que voulez-vous ? On n’y peut rien. C’est fini ! »

Il se retourna brusquement vers elle, et il lui dit, tout près, dans la figure :

« Si j’étais libre, moi, m’épouseriez-vous ? »

Elle répondit, avec un accent sincère :

« Oui, Bel-Ami, je vous épouserais, car vous me plaisez beaucoup plus que tous les autres. »

Il se leva, et balbutiant :

« Merci…, merci…, je vous en supplie, ne dites « oui « à personne ? Attendez encore un peu. Je vous en supplie ! Me le promettez-vous ? »

Elle murmura, un peu troublée et sans comprendre ce qu’il voulait :

« Je vous le promets. »

Du Roy jeta dans l’eau le gros morceau de pain qu’il tenait encore aux mains, et il s’enfuit, comme s’il eût perdu la tête, sans dire adieu.

Tous les poissons se jetèrent avidement sur ce paquet de mie qui flottait n’ayant point été pétri par les doigts, et ils le dépecèrent de leurs bouches voraces. Ils l’entraînaient à l’autre bout du bassin, s’agitaient au-dessous, formant maintenant une grappe mouvante, une espèce de fleur animée et tournoyante, une fleur vivante, tombée à l’eau la tête en bas.

Suzanne, surprise, inquiète, se redressa, et s’en revint tout doucement. Le journaliste était parti.

Il rentra chez lui, fort calme, et comme Madeleine écrivait des lettres, il lui demanda :

« Dînes-tu vendredi chez les Walter ? Moi, j’irai. »

Elle hésita :

« Non. Je suis un peu souffrante. J’aime mieux rester ici. »

Il répondit :

« Comme il te plaira. Personne ne te force. »

Puis il reprit son chapeau et ressortit aussitôt.

Depuis longtemps il l’épiait, la surveillait et la suivait, sachant toutes ses démarches. L’heure qu’il attendait était enfin venue. Il ne s’était point trompé au ton dont elle avait répondu : « J’aime mieux rester ici. »

Il fut aimable pour elle pendant les jours qui suivirent. Il parut même gai, ce qui ne lui était plus ordinaire. Elle disait : « Voilà que tu redeviens gentil. »

Il s’habilla de bonne heure le vendredi pour faire quelques courses avant d’aller chez le Patron, affirmait-il.

Puis il partit vers six heures, après avoir embrassé sa femme, et il alla chercher un fiacre place Notre-Dame-de-Lorette.

Il dit au cocher :

« Vous vous arrêterez en face du numéro 17, rue Fontaine, et vous resterez là jusqu’à ce que je vous donne l’ordre de vous en aller. Vous me conduirez ensuite au restaurant du Coq-Faisan, rue Lafayette. »

La voiture se mit en route au trot lent du cheval, et Du Roy baissa les stores. Dès qu’il fut en face de sa porte, il ne la quitta plus des yeux. Après dix minutes d’attente, il vit sortir Madeleine qui remonta vers les boulevards extérieurs.

Aussitôt qu’elle fut loin, il passa la tête « la portière, et il cria :

« Allez. »

Le fiacre se remit en marche, et le déposa devant le Coq-Faisan, restaurant bourgeois connu dans le quartier. Georges entra dans la salle commune, et mangea doucement, en regardant l’heure à sa montre de temps en temps. À sept heures et demie, comme il avait bu son café, pris deux verres de fine champagne et fumé, avec lenteur, un bon cigare, il sortit, héla une autre voiture qui passait à vide, et se fit conduire rue La Rochefoucauld.

Il monta, sans rien demander au concierge, au troisième étage de la maison qu’il avait indiquée, et quand une bonne lui eut ouvert :

« M. Guibert de Lorme est chez lui, n’est-ce pas ?

— Oui, Monsieur. »

On le fit pénétrer dans le salon, où il attendit quelques instants. Puis un homme entra, grand, décoré, avec l’air militaire, et portant des cheveux gris, bien qu’il fût jeune encore.

Du Roy le salua, puis lui dit :

« Comme je le prévoyais, Monsieur le commissaire de police, ma femme dîne avec son amant dans le logement garni qu’ils ont loué rue des Martyrs. »

Le magistrat s’inclina :

« Je suis à votre disposition, Monsieur. »

Georges reprit :

« Vous avez jusqu’à neuf heures, n’est-ce pas ? Cette limite passée, vous ne pouvez plus pénétrer dans un domicile particulier pour y constater un adultère.

— Non, Monsieur, sept heures en hiver, neuf heures à partir du 31 mars. Nous sommes au 5 avril, nous avons donc jusqu’à neuf heures.

— Eh bien, Monsieur le commissaire, j’ai une voiture en bas, nous pouvons prendre les agents qui vous accompagneront, puis nous attendrons un peu devant la porte. Plus nous arriverons tard, plus nous avons de chance de bien les surprendre en flagrant délit.

— Comme il vous plaira, Monsieur. »

Le commissaire sortit, puis revint, vêtu d’un pardessus qui cachait sa ceinture tricolore. Il s’effaça pour laisser passer Du Roy. Mais le journaliste, dont l’esprit était préoccupé, refusait de sortir le premier, et répétait : « Après vous… après vous. »

Le magistrat prononça :

« Passez donc, Monsieur, je suis chez moi. »

L’autre, aussitôt, franchit la porte en saluant.

Ils allèrent d’abord au commissariat chercher trois agents en bourgeois qui attendaient, car Georges avait prévenu dans la journée que la surprise aurait lieu ce soir-là. Un des hommes monta sur le siège, à côté du cocher. Les deux autres entrèrent dans le fiacre, qui gagna la rue des Martyrs.

Du Roy disait :

« J’ai le plan de l’appartement. C’est au second. Nous trouverons d’abord un petit vestibule, puis la chambre à coucher. Les trois pièces se commandent. Aucune sortie ne peut faciliter la fuite. Il y a un serrurier un peu plus loin. Il se tiendra prêt à être réquisitionné par vous. »

Quand ils furent devant la maison indiquée, il n’était encore que huit heures un quart, et ils attendirent en silence pendant plus de vingt minutes. Mais lorsqu’il vit que les trois quarts allaient sonner, Georges dit : « Allons maintenant. » Et ils montèrent l’escalier sans s’occuper du portier, qui ne les remarqua point, d’ailleurs. Un des agents demeura dans la rue pour surveiller la sortie.

Les quatre hommes s’arrêtèrent au second étage, et Du Roy colla d’abord son oreille contre la porte, puis son œil au trou de la serrure. Il n’entendit rien et ne vit rien. Il sonna.

Le commissaire dit à ses agents :

« Vous resterez ici, prêts à tout appel. »

Et ils attendirent. Au bout de deux ou trois minutes Georges tira de nouveau le bouton du timbre plusieurs fois de suite. Ils perçurent un bruit au fond de l’appartement ; puis un pas léger s’approcha. Quelqu’un venait épier. Le journaliste alors frappa vivement avec son doigt plié contre le bois des panneaux.

Une voix, une voix de femme, qu’on cherchait à déguiser, demanda :

« Qui est là ? »

L’officier municipal répondit :

« Ouvrez, au nom de la loi. »

La voix répéta :

« Qui êtes-vous ?

— Je suis le commissaire de police. Ouvrez, ou je fais forcer la porte. »

La voix reprit :

« Que voulez-vous ?

Et Du Roy dit :

C’est moi. Il est inutile de chercher à nous échapper. »

Le pas léger, un pas de pieds nus, s’éloigna, puis revint au bout de quelques secondes.

Georges dit :

Si vous ne voulez pas ouvrir, nous enfonçons la porte. »

Il serrait la poignée de cuivre, et d’une épaule il poussait lentement. Comme on ne répondait plus, il donna tout à coup une secousse si violente et si vigoureuse que la vieille serrure de cette maison meublée céda. Les vis arrachées sortirent du bois et le jeune homme faillit tomber sur Madeleine qui se tenait debout dans l’antichambre, vêtue d’une chemise et d’un jupon, les cheveux défaits, les jambes dévêtues, une bougie à la main.

Il s’écria : C’est elle, nous les tenons. » Et il se jeta dans l’appartement. Le commissaire ayant ôté son chapeau, le suivit. Et la jeune femme effarée s’en vint derrière eux en les éclairant.

Ils traversèrent une salle à manger dont la table non desservie montrait les restes du repas : des bouteilles à champagne vides, une terrine de foies gras ouverte, une carcasse de poulet et des morceaux de pain à moitié mangés. Deux assiettes posées sur le dressoir portaient des piles d’écailles d’huîtres.

La chambre semblait ravagée par une lutte. Une robe coiffait une chaise, une culotte d’homme restait à cheval sur le bras d’un fauteuil. Quatre bottines, deux grandes et deux petites, traînaient au pied du lit, tombées sur le flanc.

C’était une chambre de maison garnie, aux meubles communs, où flottait cette odeur odieuse et fade des appartements d’hôtel, odeur émanée des rideaux, des matelas, des murs, des sièges, odeur de toutes les personnes qui avaient couché ou vécu, un jour ou six mois, dans ce logis public, et laissé là un peu de leur senteur, de cette senteur humaine qui, s’ajoutant à celle des devanciers, formait à la longue une puanteur confuse, douce et intolérable, la même dans tous ces lieux.

Une assiette à gâteaux, une bouteille de chartreuse et deux petits verres encore à moitié pleins encombraient la cheminée. Le sujet de la pendule de bronze était caché par un grand chapeau d’homme.

Le commissaire se retourna vivement, et regardant Madeleine dans les yeux :

« Vous êtes bien Mme Claire-Madeleine Du Roy, épouse légitime de M. Prosper-Georges Du Roy, publiciste, ici présent ? »

Elle articula, d’une voix étranglée :

« Oui, Monsieur.

— Que faites-vous ici ? »

Elle ne répondit pas.

Le magistrat reprit : « Que faites-vous ici ? Je vous trouve hors de chez vous, presque dévêtue dans un appartement meublé. Qu’êtes-vous venue y faire ? »

Il attendit quelques instants. Puis, comme elle gardait toujours le silence :

— Du moment que vous ne voulez pas l’avouer, Madame, je vais être contraint de le constater. »

On voyait dans le lit la forme d’un corps caché sous le drap.

Le commissaire s’approcha et appela :

« Monsieur ? »

L’homme caché ne remua pas. Il paraissait tourner le dos, la tête enfoncée sous un oreiller.

L’officier toucha ce qui semblait être l’épaule, et répéta : « Monsieur, ne me forcez pas, je vous prie, à des actes. »

Mais le corps voilé demeurait aussi immobile que s’il eût été mort.

Du Roy, qui s’était avancé vivement, saisit la couverture, la tira et, arrachant l’oreiller, découvrit la figure livide de M. Laroche-Mathieu. Il se pencha vers lui et, frémissant de l’envie de le saisir au cou pour l’étrangler, il lui dit, les dents serrées :

« Ayez donc au moins le courage de votre infamie. »

Le magistrat demanda encore :

« Qui êtes-vous ? » L’amant, éperdu, ne répondant pas, il reprit :

« Je suis commissaire de police et je vous somme de me dire votre nom ! »

Georges, qu’une colère bestiale faisait trembler, cria :

« Mais répondez donc, lâche, ou je vais vous nommer, moi. »

Alors l’homme couché balbutia :

« Monsieur le commissaire, vous ne devez pas me laisser insulter par cet individu. Est-ce à vous ou à lui que j’ai affaire ? Est-ce à vous ou à lui que je dois répondre ? »

Il paraissait n’avoir plus de salive dans la bouche.

L’officier répondit :

« C’est à moi, Monsieur, à moi seul. Je vous demande qui vous êtes ? »

L’autre se tut. Il tenait le drap serré contre son cou et roulait des yeux effarés. Ses petites moustaches retroussées semblaient toutes noires sur sa figure blême.

Le commissaire reprit :

« Vous ne voulez pas répondre ? Alors je serai forcé de vous arrêter. Dans tous les cas, levez-vous. Je vous interrogerai lorsque vous serez vêtu. »

Le corps s’agita dans le lit, et la tête murmura :

« Mais je ne peux pas devant vous. »

Le magistrat demanda :

« Pourquoi ça ? »

L’autre balbutia :

C’est que je suis… je suis… je suis tout nu. »

Du Roy se mit à ricaner, et ramassant une chemise tombée à terre, il la jeta sur la couche en criant :

« Allons donc… levez-vous… Puisque vous vous êtes déshabillé devant ma femme, vous pouvez bien vous habiller devant moi. »

Puis il tourna le dos et revint vers la cheminée.

Madeleine avait retrouvé son sang-froid, et voyant tout perdu, elle était prête à tout oser. Une audace de bravade faisait briller son œil ; et, roulant un morceau de papier, elle alluma, comme pour une réception, les dix bougies des vilains candélabres posés au coin de la cheminée. Puis elle s’adossa au marbre et tendant au feu mourant un de ses pieds nus, qui soulevait par derrière son jupon à peine arrêté sur les hanches, elle prit une cigarette dans un étui de papier rose, l’enflamma et se mit à fumer.

Le commissaire était revenu vers elle, attendant que son complice fût debout.

Elle demanda avec insolence :

« Vous faites souvent ce métier-là, Monsieur ? »

Il répondit gravement :

« Le moins possible, Madame. »

Elle lui souriait sous le nez :

« Je vous en félicite, ça n’est pas propre. »

Elle affectait de ne pas regarder, de ne pas voir son mari.

Mais le monsieur du lit s’habillait. Il avait passé son pantalon, chaussé ses bottines et il se rapprocha, en endossant son gilet.

L’officier de police se tourna vers lui :

« Maintenant, Monsieur, voulez-vous me dire qui vous êtes ? »

L’autre ne répondit pas.

Le commissaire prononça :

« Je me vois forcé de vous arrêter. »

Alors l’homme s’écria brusquement :

« Ne me touchez pas. Je suis inviolable ! »

Du Roy s’élança vers lui, comme pour le terrasser, et il lui grogna dans la figure :

« II y a flagrant délit… flagrant délit. Je peux vous faire arrêter, si je veux… oui, je le peux. »

Puis, d’un ton vibrant :

« Cet homme s’appelle Laroche-Mathieu, ministre des Affaires étrangères. »

Le commissaire de police recula stupéfait, et balbutiant :

« En vérité, Monsieur, voulez-vous me dire qui vous êtes, à la fin ? »

L’homme se décida, et avec force :

« Pour une fois, ce misérable-là n’a point menti. Je me nomme, en effet, Laroche-Mathieu, ministre. »

Puis tendant le bras vers la poitrine de Georges, où apparaissait comme une lueur, un petit point rouge, il ajouta :

« Et le gredin que voici porte sur son habit la croix d’honneur que je lui ai donnée. »

Du Roy était devenu livide. D’un geste rapide, il arracha de sa boutonnière la courte flamme de ruban, et, la jetant dans la cheminée :

« Voilà ce que vaut une décoration qui vient de salops de votre espèce. »

Ils étaient face à face, les dents près des dents, exaspérés, les poings serrés, l’un maigre et la moustache au vent, l’autre gras et la moustache en croc.

Le commissaire passa vivement entre les deux et, les écartant avec ses mains :

« Messieurs, vous vous oubliez, vous manquez de dignité ! »

Ils se turent et se tournèrent les talons. Madeleine, immobile, fumait toujours, en souriant.

L’officier de police reprit :

— « Monsieur le ministre, je vous ai surpris, seul avec Mme Du Roy, que voici, vous couché, elle presque nue. Vos vêtements étant jetés pêle-mêle à travers l’appartement, cela constitue un flagrant délit d’adultère. Vous ne pouvez nier l’évidence. Qu’avez-vous à répondre ? »

Laroche-Mathieu murmura :

« Je n’ai rien à dire, faites votre devoir. »

Le commissaire s’adressa à Madeleine :

« Avouez-vous, Madame, que Monsieur soit votre amant ? »

Elle prononça crânement :

« Je ne le nie pas, il est mon amant !

— Cela suffit, »

Puis le magistrat prit quelques notes sur l’état et la disposition du logis. Comme il finissait d’écrire, le ministre qui avait achevé de s’habiller et qui attendait, le paletot sur le bras, le chapeau à la main, demanda :

« Avez-vous encore besoin de moi, Monsieur ? Que dois-je faire ? Puis-je me retirer ? »

Du Roy se retourna vers lui et souriant avec insolence :

« Pourquoi donc ? Nous avons fini. Vous pouvez vous recoucher, Monsieur ; nous allons vous laisser seuls. »

Et posant le doigt sur le bras de l’officier de police :

« Retirons-nous, Monsieur le commissaire, nous n’avons plus rien à faire en ce lieu. »

Un peu surpris, le magistrat le suivit ; mais, sur le seuil de la chambre, Georges s’arrêta pour le laisser passer. L’autre s’y refusait par cérémonie.

Du Roy insistait : « Passez donc, Monsieur. » Le commissaire dit : « Après vous. » Alors le journaliste salua, et sur le ton d’une politesse ironique : « C’est votre tour, Monsieur le commissaire de police. Je suis presque chez moi, ici. »

Puis il referma la porte doucement, avec un air de discrétion.

Une heure plus tard, Georges Du Roy entrait dans les bureaux de La Vie Française.

M. Walter était déjà là, car il continuait à diriger et à surveiller avec sollicitude son journal qui avait pris une extension énorme et qui favorisait beaucoup les opérations grandissantes de sa banque.

Le directeur leva la tête et demanda :

« Tiens, vous voici ? Vous semblez tout drôle ! Pourquoi n’êtes-vous pas venu dîner à la maison ? D’où sortez-vous donc ? »

Le jeune homme, qui était sûr de son effet, déclara, en pesant sur chaque mot :

« Je viens de jeter bas le ministre des Affaires étrangères. »

L’autre crut qu’il plaisantait.

« De jeter bas… Comment ?

— Je vais changer le cabinet. Voilà tout ! Il n’est pas trop tôt de chasser cette charogne. »

Le vieux, stupéfait, crut que son chroniqueur était gris. Il murmura :

« Voyons, vous déraisonnez.

— Pas du tout. Je viens de surprendre M. Laroche-Mathieu en flagrant délit d’adultère avec ma femme. Le commissaire de police a constaté la chose. Le ministre est foutu. »

Walter, interdit, releva tout à fait ses lunettes sur son front et demanda :

« Vous ne vous moquez pas de moi ?

— Pas du tout. Je vais même faire un écho là-dessus.

— Mais alors que voulez-vous ?

— Jeter bas ce fripon, ce misérable, ce malfaiteur public ! »

Georges posa son chapeau sur un fauteuil, puis ajouta :

« Gare à ceux que je trouve sur mon chemin. Je ne pardonne jamais. »

Le directeur hésitait encore à comprendre. Il murmura :

« Mais… votre femme ?

— Ma demande en divorce sera faite dès demain matin. Je la renvoie à feu Forestier.

— Vous voulez divorcer ?

— Parbleu. J’étais ridicule. Mais il me fallait faire la bête pour les surprendre. Ça y est. Je suis maître de la situation. »

M. Walter n’en revenait pas ; et il regardait Du Roy avec des yeux effarés, pensant : « Bigre. C’est un gaillard bon à ménager. »

Georges reprit :

« Me voici libre… J’ai une certaine fortune. Je me présenterai aux élections au renouvellement d’octobre, dans mon pays où je suis fort connu. Je ne pouvais pas me poser ni me faire respecter avec cette femme qui était suspecte à tout le monde. Elle m’avait pris comme un niais, elle m’avait enjôlé et capturé. Mais depuis que je savais son jeu, je la surveillais, la gredine. »

Il se mit à rire et ajouta :

« C’est ce pauvre Forestier qui était cocu… cocu sans s’en douter, confiant et tranquille. Me voici débarrassé de la teigne qu’il m’avait laissée. J’ai les mains déliées. Maintenant, j’irai loin. »

Il s’était mis à califourchon sur une chaise. Il répéta, comme s’il eût songé : « J’irai loin. »

Et le père Walter le regardait toujours de ses yeux découverts, ses lunettes restant relevées sur le front, et il se disait : « Oui, il ira loin, le gredin. »

Georges se releva :

« Je vais rédiger l’écho. Il faut le faire avec discrétion. Mais vous savez, il sera terrible pour le ministre. C’est un homme à la mer. On ne peut pas le repêcher. La Vie Française n’a plus d’intérêt à le ménager. »

Le vieux hésita quelques instants, puis il en prit son parti :

« Faites, dit-il, tant pis pour ceux qui se fichent dans ces pétrins-là. »









IX


Trois mois s’étaient écoulés. Le divorce de Du Roy venait d’être prononcé. Sa femme avait repris son nom de Forestier, et comme les Walter devaient partir, le 15 juillet, pour Trouville, on décida de passer une journée à la campagne, avant de se séparer.

On choisit un jeudi, et on se mit en route dès neuf heures du matin, dans un grand landau de voyage à six places, attelé en poste à quatre chevaux.

On allait déjeuner à Saint-Germain, au pavillon Henri-IV. Bel-Ami avait demandé à être le seul homme de la partie, car il ne pouvait supporter la présence et la figure du marquis de Cazolles. Mais, au dernier moment, il fut décidé que le comte de Latour-Yvelin serait enlevé, au saut du lit. On l’avait prévenu la veille.

La voiture remonta au grand trot l’avenue des Champs-Élysées, puis traversa le bois de Boulogne.

Il faisait un admirable temps d’été, pas trop chaud. Les hirondelles traçaient sur le bleu du ciel de grandes lignes courbes qu’on croyait voir encore quand elles étaient passées.

Les trois femmes se tenaient au fond du landau, la mère entre ses deux filles ; et les trois hommes, à reculons, Walter entre les deux invités.

On traversa la Seine, on contourna le Mont-Valérien, puis on gagna Bougival, pour longer ensuite la rivière jusqu’au Pecq.

Le comte de Latour-Yvelin, un homme un peu mûr à longs favoris légers, dont le moindre souffle d’air agitaient les pointes, ce qui faisait dire à Du Roy : « Il obtient de jolis effets de vent dans sa barbe », contemplait Rose tendrement. Ils étaient fiancés depuis un mois.

Georges, fort pâle, regardait souvent Suzanne, qui était pâle aussi. Leurs yeux se rencontraient, semblaient se concerter, se comprendre, échanger secrètement une pensée, puis se fuyaient. Mme Walter était tranquille, heureuse.

Le déjeuner fut long. Avant de repartir pour Paris, Georges proposa de faire un tour sur la terrasse.

On s’arrêta d’abord pour examiner la vue. Tout le monde se mit en ligne le long du mur et on s’extasia sur l’étendue de l’horizon. La Seine, au pied d’une longue colline, coulait vers Maisons-Laffitte, comme un immense serpent couché dans la verdure. À droite, sur le sommet de la côte, l’aqueduc de Marly projetait sur le ciel son profil énorme de chenille à grandes pattes, et Marly disparaissait, au-dessous, dans un épais bouquet d’arbres.

Par la plaine immense qui s’étendait en face, on voyait des villages, de place en place. Les pièces d’eau du Vésinet faisaient des taches nettes et propres dans la maigre verdure de la petite forêt. À gauche, tout au loin, on apercevait en l’air le clocher pointu de Sartrouville.

Walter déclara :

« On ne peut trouver nulle part au monde un semblable panorama. Il n’y en a pas un pareil en Suisse. »

Puis on se mit en marche doucement pour faire une promenade et jouir un peu de cette perspective.

Georges et Suzanne restèrent en arrière. Dès qu’ils furent écartés de quelques pas, il lui dit d’une voix basse et contenue :

« Suzanne, je vous adore. Je vous aime à en perdre la tête. »

Elle murmura :

« Moi aussi, Bel-Ami. »

Il reprit :

« Si je ne vous ai pas pour femme, je quitterai Paris et ce pays. »

Elle répondit :

« Essayez donc de me demander à papa. Peut-être qu’il voudra bien. »

Il eut un petit geste d’impatience :

« Non, je vous le répète pour la dixième fois, c’est inutile. On me fermera la porte de votre maison ; on m’expulsera du journal ; et nous ne pourrons plus même nous voir. Voilà le joli résultat auquel je suis certain d’arriver par une demande en règle. On vous a promise au marquis de Cazolles. On espère que vous finirez par dire : « Oui. » Et on attend. »

Elle demanda :

« Qu’est-ce qu’il faut faire alors ? »

Il hésitait, la regardant de côté :

« M’aimez-vous assez pour commettre une folie ? »

Elle répondit résolument :

« Oui.

— Une grande folie ?

— Oui.

— La plus grande des folies ?

— Oui.

— Aurez-vous aussi assez de courage pour braver votre père et votre mère ?

— Oui.

— Bien vrai ?

— Oui.

— Eh bien, il y a un moyen, un seul ! Il faut que la chose vienne de vous, et pas de moi. Vous êtes une enfant gâtée, on vous laisse tout dire, on ne s’étonnera pas trop d’une audace de plus de votre part. Écoutez donc. Ce soir, en rentrant, vous irez trouver votre maman, d’abord, votre maman toute seule. Et vous lui avouerez que vous voulez m’épouser. Elle aura une grosse émotion et une grosse colère… »

Suzanne l’interrompit :

« Oh ! Maman voudra bien. »

Il reprit vivement :

« Non. Vous ne la connaissez pas. Elle sera plus fâchée et plus furieuse que votre père. Vous verrez comme elle refusera. Mais vous tiendrez bon, vous ne céderez pas ; vous répéterez que vous voulez m’épouser, moi, seul, rien que moi. Le ferez-vous ?

— Je le ferai.

— Et en sortant de chez votre mère, vous direz la même chose à votre père, d’un air très sérieux et très décidé.

— Oui, oui. Et puis ?

— Et puis, c’est là que ça devient grave. Si vous êtes résolue, bien résolue, bien, bien, bien résolue à être ma femme, ma chère, chère petite Suzanne… Je vous… je vous enlèverai ! »

Elle eut une grande secousse de joie et faillit battre des mains.

« Oh ! Quel bonheur ! Vous m’enlèverez ? Quand ça m’enlèverez-vous ? »

Toute la vieille poésie des enlèvements nocturnes, des chaises de poste, des auberges, toutes les charmantes aventures des livres lui passèrent d’un coup dans l’esprit comme un songe enchanteur prêt à se réaliser.

Elle répéta :

« Quand ça m’enlèverez-vous ? »

Il répondit très bas :

« Mais… ce soir… cette nuit. »

Elle demanda, frémissante :

« Et où irons-nous ?

— Ça, c’est mon secret. Réfléchissez à ce que vous faites. Songez bien qu’après cette fuite vous ne pourrez plus être que ma femme ! C’est le seul moyen, mais il est… il est très dangereux… pour vous. »

Elle déclara :

« Je suis décidée… où vous retrouverai-je ?

— Vous pourrez sortir de l’hôtel, toute seule ?

— Oui. Je sais ouvrir la petite porte.

— Eh bien, quand le concierge sera couché, vers minuit, venez me rejoindre place de la Concorde. Vous me trouverez dans un fiacre arrêté en face du ministère de la Marine.

— J’irai.

— Bien vrai ?

— Bien vrai. »

Il lui prit la main et la serra :

« Oh ! Que je vous aime ! Comme vous êtes bonne et brave ! Alors, vous ne voulez pas épouser M. de Cazolles ?

— Oh ! Non.

— Votre père s’est beaucoup fâché quand vous avez dit non ?

— Je crois bien, il voulait me remettre au couvent.

— Vous voyez qu’il est nécessaire d’être énergique.

— Je le serai. »

Elle regardait le vaste horizon, la tête pleine de cette idée d’enlèvement. Elle irait plus loin que là-bas… avec lui !… Elle serait enlevée !… Elle était fière de ça ! Elle ne songeait guère à sa réputation, à ce qui pouvait lui arriver d’infâme. Le savait-elle, même ? Le soupçonnait-elle ?

Mme Walter, se retournant, cria :

« Mais viens donc, petite. Qu’est-ce que tu fais avec Bel-Ami ? »

Ils rejoignirent les autres. On parlait des bains de mer où on serait bientôt.

Puis on revint par Chatou pour ne pas refaire la même route.

George ne disait plus rien. Il songeait : Donc, si cette petite avait un peu d’audace, il allait réussir, enfin ! Depuis trois mois, il l’enveloppait dans l’irrésistible filet de sa tendresse. Il la séduisait, la captivait, la conquérait. Il s’était fait aimer par elle, comme il savait se faire aimer. Il avait cueilli sans peine son âme légère de poupée.

Il avait obtenu d’abord qu’elle refusât M. de Cazolles. Il venait d’obtenir qu’elle s’enfuît avec lui. Car il n’y avait pas d’autre moyen.

Mme Walter, il le comprenait bien, ne consentirait jamais à lui donner sa fille. Elle l’aimait encore, elle l’aimerait toujours, avec une violence intraitable. Il la contenait par sa froideur calculée, mais il la sentait rongée par une passion impuissante et vorace. Jamais il ne pourrait la fléchir. Jamais elle n’admettrait qu’il prît Suzanne.

Mais une fois qu’il tiendrait la petite au loin, il traiterait de puissance à puissance, avec le père.

Pensant à tout cela, il répondait par phrases hachées aux choses qu’on lui disait et qu’il n’écoutait guère. Il parut revenir à lui lorsqu’il rentra dans Paris.

Suzanne aussi songeait ; et le grelot des quatre chevaux sonnait dans sa tête, lui faisait voir des grandes routes infinies sous des clairs de lune éternels, des forêts sombres traversées, des auberges au bord du chemin, et la hâte des hommes d’écurie à changer l’attelage, car tout le monde devine qu’ils sont poursuivis.

Quand le landau fut arrivé dans la cour de l’hôtel, on voulut retenir Georges à dîner. Il refusa et revint chez lui.

Après avoir un peu mangé, il mit de l’ordre dans ses papiers comme s’il allait faire un grand voyage. Il brûla des lettres compromettantes, en cacha d’autres, écrivit à quelques amis.

De temps en temps il regardait la pendule, en pensant : « Ça doit chauffer là-bas. » Et une inquiétude le mordait au cœur. S’il allait échouer ? Mais que pouvait-il craindre ? Il se tirerait toujours d’affaire ! Pourtant c’était une grosse partie qu’il jouait, ce soir-là !

Il ressortit vers onze heures, erra quelque temps, prit un fiacre et se fit arrêter place de la Concorde, le long des arcades du ministère de la Marine.

De temps en temps il enflammait une allumette pour regarder l’heure à sa montre. Quand il vit approcher minuit, son impatience devint fiévreuse. À tout moment il passait la tête à la portière pour regarder.

Une horloge lointaine sonna douze coups, puis une autre plus près, puis deux ensemble, puis une dernière très loin. Quand celle-là eut cessé de tinter, il pensa : « C’est fini. C’est raté. Elle ne viendra pas. »

Il était cependant résolu à demeurer jusqu’au jour.

Dans ces cas-là il faut être patient.

Il entendit encore sonner le quart, puis la demie, puis les trois quarts ; et toutes les horloges répétèrent une heure comme elles avaient annoncé minuit. Il n’attendait plus, il restait, creusant sa pensée pour deviner ce qui avait pu arriver. Tout à coup une tête de femme passa par la portière et demanda :

« Êtes-vous là, Bel-Ami ? »

Il eut un sursaut et une suffocation.

« C’est vous, Suzanne ?

— Oui, c’est moi. »

Il ne parvenait point à tourner la poignée assez vite, et répétait :

« Ah !… c’est vous… c’est vous… entrez. »

Elle entra et se laissa tomber contre lui. Il cria au cocher : « Allez ! » Et le fiacre se mit en route.

Elle haletait, sans parler.

Il demanda :

« Eh bien, comment ça s’est-il passé ? »

Alors elle murmura, presque défaillante :

« Oh ! Ç’a été terrible, chez maman surtout. »

Il était inquiet et frémissant.

« Votre maman ? Qu’est-ce qu’elle a dit ? Contez-moi ça.

— Oh ! Ça été affreux. Je suis entrée chez elle et je lui ai récité ma petite affaire que j’avais bien préparée. Alors elle a pâli, puis elle a crié : « Jamais ! Jamais ! » Moi, j’ai pleuré, je me suis fâchée, j’ai juré que je n’épouserais que vous. J’ai cru qu’elle allait me battre. Elle est devenue comme folle ; elle a déclaré qu’on me renverrait au couvent, dès le lendemain. Je ne l’avais jamais vue comme ça, jamais ! Alors papa est arrivé en l’entendant débiter toutes ses sottises. Il ne s’est pas fâché tant qu’elle, mais il a déclaré que vous n’étiez pas un assez beau parti.

« Comme ils m’avaient mise en colère aussi, j’ai crié plus fort qu’eux. Et papa m’a dit de sortir avec un air dramatique qui ne lui allait pas du tout. C’est ce qui m’a décidée à me sauver avec vous. Me voilà, où allons-nous ? »

Il avait enlacé sa taille doucement ; et il écoutait de toutes ses oreilles, le cœur battant, une rancune haineuse s’éveillant en lui contre ces gens. Mais il la tenait, leur fille. Ils verraient, à présent.

Il répondit :

« Il est trop tard pour prendre le train ; cette voiture-là va donc nous conduire à Sèvres où nous passerons la nuit. Et demain nous partirons pour La Roche-Guyon. C’est un joli village, au bord de la Seine, entre Mantes et Bonnières. »

Elle murmura :

« C’est que je n’ai pas d’effets. Je n’ai rien. »

Il sourit, avec insouciance :

« Bah ! Nous nous arrangerons là-bas. »

Le fiacre roulait le long des rues. Georges prit une main de la jeune fille et se mit à la baiser, lentement, avec respect. Il ne savait que lui raconter, n’étant guère accoutumé aux tendresses platoniques. Mais soudain il crut s’apercevoir qu’elle pleurait.

Il demanda, avec terreur :

« Qu’est-ce que vous avez, ma chère petite ? »

Elle répondit, d’une voix toute mouillée :

« C’est ma pauvre maman qui ne doit pas dormir à cette heure, si elle s’est aperçue de mon départ. »

Sa mère, en effet, ne dormait pas.

Aussitôt Suzanne sortie de sa chambre, Mme Walter était restée en face de son mari.

Elle demanda, éperdue, atterrée :

« Mon Dieu ! Qu’est-ce que cela veut dire ? »

Walter cria, furieux :

« Ça veut dire que cet intrigant l’a enjôlée. C’est lui qui a fait refuser Cazolles. Il trouve la dot bonne, parbleu ! »

Il se mit à marcher avec rage à travers l’appartement et reprit :

« Tu l’attirais sans cesse, aussi, toi, tu le flattais, tu le cajolais, tu n’avais pas assez de chatteries pour lui.

C’était Bel-Ami par-ci, Bel-Ami par-là, du matin au soir. Te voilà payée. »

Elle murmura, livide :

« Moi ?… je l’attirais ! »

Il lui vociféra dans le nez :

« Oui, toi ! Vous êtes toutes folles de lui, la Marelle, Suzanne et les autres. Crois-tu que je ne voyais pas que tu ne pouvais point rester deux jours sans le faire venir ici ? »

Elle se dressa, tragique :

« Je ne vous permettrai pas de me parler ainsi. Vous oubliez que je n’ai pas été élevée, comme vous, dans une boutique. »

Il demeura d’abord immobile et stupéfait, puis il lâcha un « Nom de Dieu « furibond, et il sortit en tapant la porte.

Dès qu’elle fut seule, elle alla, par instinct, vers la glace pour se regarder, comme pour voir si rien n’était changé en elle, tant ce qui arrivait lui paraissait impossible, monstrueux. Suzanne était amoureuse de Bel-Ami ! Et Bel-Ami voulait épouser Suzanne ! Non ! Elle s’était trompée, ce n’était pas vrai. La fillette avait eu une toquade bien naturelle pour ce beau garçon, elle avait espéré qu’on le lui donnerait pour mari ; elle avait fait son petit coup de tête ! Mais lui ? Lui ne pouvait pas être complice de ça ! Elle réfléchissait, troublée comme on l’est devant les grandes catastrophes. Non, Bel-Ami ne devait rien savoir de l’escapade de Suzanne.

Et elle songea longtemps à la perfidie et à l’innocence possibles de cet homme. Quel misérable, s’il avait préparé le coup ! Et qu’arriverait-il ? Que de dangers et de tourments elle prévoyait !

S’il ne savait rien, tout pouvait s’arranger encore. On ferait un voyage avec Suzanne pendant six mois, et ce serait fini. Mais comment pourrait-elle le revoir, elle, ensuite ? Car elle l’aimait toujours. Cette passion était entrée en elle à la façon de ces pointes de flèche qu’on ne peut plus arracher.

Vivre sans lui était impossible. Autant mourir. Sa pensée s’égarait dans ces angoisses et dans ces incertitudes. Une douleur commençait à poindre dans sa tête ; ses idées devenaient pénibles, troubles, lui faisaient mal. Elle s’énervait à chercher, s’exaspérait de ne pas savoir. Elle regarda sa pendule, il était une heure passée. Elle se dit : « Je ne veux pas rester ainsi, je deviens folle. Il faut que je sache. Je vais réveiller Suzanne pour l’interroger. »

Et elle s’en alla, déchaussée, pour ne pas faire de bruit, une bougie à la main, vers la chambre de sa fille. Elle l’ouvrit bien doucement, entra, regarda le lit. Il n’était pas défait. Elle ne comprit point d’abord, et pensa que la fillette discutait encore avec son père. Mais aussitôt un soupçon horrible l’effleura et elle courut chez son mari. Elle y arriva d’un élan ; blême et haletante. Il était couché et lisait encore.

Il demanda effaré :

« Eh bien ! Quoi ? Qu’est-ce que tu as ? »

Elle balbutiait :

« As-tu vu Suzanne ?

— Moi ? Non. Pourquoi ?

— Elle est… elle est… partie. Elle n’est pas dans sa chambre. »

Il sauta d’un bond sur le tapis, chaussa ses pantoufles et, sans caleçon, la chemise au vent, il se précipita à son tour vers l’appartement de sa fille.

Dès qu’il l’eut vu, il ne conserva point de doute. Elle s’était enfuie.

Il tomba sur un fauteuil et posa sa lampe par terre devant lui.

Sa femme l’avait rejoint. Elle bégaya :

« Eh bien ? »

Il n’avait plus la force de répondre ; il n’avait plus de colère, il gémit :

« C’est fait, il la tient. Nous sommes perdus. »

Elle ne comprenait pas :

« Comment perdus ?

— Eh ! Oui, parbleu. Il faut bien qu’il l’épouse maintenant. »

Elle poussa une sorte de cri de bête :

« Lui ! Jamais ! Tu es donc fou ? »

Il répondit tristement :

« Ça ne sert à rien de hurler. Il l’a enlevée, il l’a déshonorée. Le mieux est encore de la lui donner. En s’y prenant bien, personne ne saura cette aventure. »

Elle répéta, secouée d’une émotion terrible :

« Jamais ! Jamais il n’aura Suzanne ! Jamais je ne consentirai ! »

Walter murmura avec accablement :

« Mais il l’a. C’est fait. Et il la gardera et la cachera tant que nous n’aurons point cédé. Donc, pour éviter le scandale, il faut céder tout de suite. »

Sa femme, déchirée par une inavouable douleur, répéta :

« Non ! Non. Jamais je ne consentirai ! »

Il reprit, s’impatientant :

« Mais il n’y a pas à discuter. Il le faut. Ah ! Le gredin, comme il nous a joués… Il est fort tout de même. Nous aurions pu trouver beaucoup mieux comme position, mais pas comme intelligence et comme avenir. C’est un homme d’avenir. Il sera député et ministre. »

Mme Walter déclara, avec une énergie farouche :

« Jamais je ne lui laisserai épouser Suzanne… Tu entends… jamais ! »

Il finit par se fâcher et par prendre, en homme pratique, la défense de Bel-Ami.

« Mais, tais-toi donc… Je te répète qu’il le faut… qu’il le faut absolument. Et qui sait ? Peut-être ne le regretterons-nous pas. Avec les êtres de cette trempe là, on ne sait jamais ce qui peut arriver. Tu as vu comme il a jeté bas, en trois articles, ce niais de Laroche-Mathieu, et comme il l’a fait avec dignité, ce qui était rudement difficile dans sa situation de mari. Enfin nous verrons. Toujours est-il que nous sommes pris. Nous ne pouvons plus nous tirer de là. »

Elle avait envie de crier, de se rouler par terre, de s’arracher les cheveux. Elle prononça encore, d’une voix exaspérée :

« II ne l’aura pas… Je… ne… veux… pas ! »

Walter se leva, ramassa sa lampe, reprit :

« Tiens, tu es stupide comme toutes les femmes. Vous n’agissez jamais que par passion. Vous ne savez pas vous plier aux circonstances… vous êtes stupides ! Moi, je te dis qu’il l’épousera… Il le faut. »

Et il sortit en traînant ses pantoufles. Il traversa, fantôme comique en chemise de nuit, le large corridor du vaste hôtel endormi, et rentra, sans bruit, dans sa chambre.

Mme Walter restait debout, déchirée par une intolérable douleur. Elle ne comprenait pas encore bien, d’ailleurs. Elle souffrait seulement. Puis il lui sembla qu’elle ne pourrait pas demeurer là, immobile, jusqu’au jour. Elle sentait en elle un besoin violent de se sauver, de courir devant elle, de s’en aller, de chercher de l’aide, d’être secourue.

Elle cherchait qui elle pourrait bien appeler à elle. Quel homme ! Elle n’en trouvait pas ! Un prêtre ! Oui, un prêtre ! Elle se jetterait à ses pieds, lui avouerait tout, lui confesserait sa faute et son désespoir. Il comprendrait, lui, que ce misérable ne pouvait pas épouser Suzanne et il empêcherait cela.

Il lui fallait un prêtre tout de suite ! Mais où le trouver ? Où aller ? Pourtant elle ne pouvait rester ainsi.

Alors passa devant ses yeux, ainsi qu’une vision, l’image sereine de Jésus marchant sur les flots. Elle le vit comme elle le voyait en regardant le tableau. Donc il l’appelait. Il lui disait : « Venez à moi. Venez vous agenouiller à mes pieds. Je vous consolerai et je vous inspirerai ce qu’il faut faire. »

Elle prit sa bougie, sortit, et descendit pour gagner la serre. Le Jésus était tout au bout, dans un petit salon qu’on fermait par une porte vitrée afin que l’humidité des terres ne détériorât point la toile.

Cela faisait une sorte de chapelle dans une forêt d’arbres singuliers.

Quand Mme Walter entra dans le jardin d’hiver, ne l’ayant jamais vu que plein de lumière, elle demeura saisie devant sa profondeur obscure. Les lourdes plantes des pays chauds épaississaient l’atmosphère de leur haleine pesante. Et les portes n’étant plus ouvertes, l’air de ce bois étrange, enfermé sous un dôme de verre, entrait dans la poitrine avec peine, étourdissait, grisait, faisait plaisir et mal, donnait à la chair une sensation confuse de volupté énervante et de mort.

La pauvre femme marchait doucement, émue par les ténèbres où apparaissaient, à la lueur errante de sa bougie, des plantes extravagantes, avec des aspects de monstres, des apparences d’êtres, des difformités bizarres.

Tout d’un coup, elle aperçut le Christ. Elle ouvrit la porte qui le séparait d’elle, et tomba sur les genoux.

Elle le pria d’abord éperdument, balbutiant des mots d’amour, des invocations passionnées et désespérées. Puis, l’ardeur de son appel se calmant, elle leva les yeux vers lui, et demeura saisie d’angoisse. Il ressemblait tellement à Bel-Ami, à la clarté tremblante de cette seule lumière l’éclairant à peine et d’en bas, que ce n’était plus Dieu, c’était son amant qui la regardait. C’étaient ses yeux, son front, l’expression de son visage, son air froid et hautain !

Elle balbutiait : « Jésus ! – Jésus ! – Jésus ! » Et le mot « Georges « lui venait aux lèvres. Tout à coup, elle pensa qu’à cette heure même, Georges, peut-être, possédait sa fille. Il était seul avec elle, quelque part, dans une chambre. Lui ! Lui ! Avec Suzanne !

Elle répétait : « Jésus !… Jésus ! » Mais elle pensait à eux… à sa fille et à son amant ! Ils étaient seuls, dans une chambre… et c’était la nuit. Elle les voyait. Elle les voyait si nettement qu’ils se dressaient devant elle, à la place du tableau. Ils se souriaient. Ils s’embrassaient. La chambre était sombre, le lit entrouvert. Elle se souleva pour aller vers eux, pour prendre sa fille par les cheveux et l’arracher à cette étreinte. Elle allait la saisir à la gorge, l’étrangler, sa fille qu’elle haïssait, sa fille qui se donnait à cet homme. Elle la touchait… ses mains rencontrèrent la toile. Elle heurtait les pieds du Christ.

Elle poussa un grand cri et tomba sur le dos. Sa bougie, renversée, s’éteignit.

Que se passa-t-il ensuite ? Elle rêva longtemps des choses étranges, effrayantes. Toujours Georges et Suzanne passaient devant ses yeux, enlacés, avec Jésus-Christ qui bénissait leur horrible amour.

Elle sentait vaguement qu’elle n’était point chez elle. Elle voulait se lever, fuir, elle ne le pouvait pas. Une torpeur l’avait envahie, qui liait ses membres et ne lui laissait que sa pensée en éveil, trouble cependant, torturée par des images affreuses, irréelles, fantastiques, perdue dans un songe malsain, le songe étrange et parfois mortel que font entrer dans les cerveaux humains les plantes endormeuses des pays chauds, aux formes bizarres et aux parfums épais.

Le jour venu, on ramassa Mme Walter, étendue sans connaissance, presque asphyxiée, devant Jésus marchant sur les flots. Elle fut si malade qu’on craignit pour sa vie. Elle ne reprit que le lendemain l’usage complet de sa raison. Alors, elle se mit à pleurer.

La disparition de Suzanne fut expliquée aux domestiques par un envoi brusque au couvent. Et M. Walter répondit à une longue lettre de Du Roy, en lui accordant la main de sa fille.

Bel-Ami avait jeté cette épître à la poste au moment de quitter Paris, car il l’avait préparée d’avance le soir de son départ. Il y disait, en termes respectueux, qu’il aimait depuis longtemps la jeune fille, que jamais aucun accord n’avait eu lieu entre eux, mais que la voyant venir à lui, en toute liberté, pour lui dire : « Je serai votre femme », il se jugeait autorisé à la garder, à la cacher même, jusqu’à ce qu’il eût obtenu une réponse des parents dont la volonté légale avait pour lui une valeur moindre que la volonté de sa fiancée.

Il demandait que M. Walter répondît poste restante, un ami devant lui faire parvenir la lettre.

Quand il eut obtenu ce qu’il voulait, il ramena Suzanne à Paris et la renvoya chez ses parents, s’abstenant lui-même de paraître avant quelque temps.

Ils avaient passé six jours au bord de la Seine, à La Roche-Guyon.

Jamais la jeune fille ne s’était tant amusée. Elle avait joué à la bergère. Comme il la faisait passer pour sa sœur, ils vivaient dans une intimité libre et chaste, une sorte de camaraderie amoureuse. Il jugeait habile de la respecter. Dès le lendemain de leur arrivée, elle acheta du linge et des vêtements de paysanne, et elle se mit à pêcher à la ligne, la tête couverte d’un immense chapeau de paille orné de fleurs des champs. Elle trouvait le pays délicieux. Il y avait là une vieille tour et un vieux château où l’on montrait d’admirables tapisseries.

Georges, vêtu d’une vareuse achetée toute faite chez un commerçant du pays, promenait Suzanne, soit à pied, le long des berges, soit en bateau. Ils s’embrassaient à tout moment, frémissants, elle innocente et lui prêt à succomber. Mais il savait être fort : et quand il lui dit : « Nous retournerons à Paris demain, votre père m’accorde votre main », elle murmura naïvement : « Déjà, ça m’amusait tant d’être votre femme ! »









X


Il faisait sombre dans le petit appartement de la rue de Constantinople, car Georges Du Roy et Clotilde de Marelle s’étant rencontrés sous la porte étaient entrés brusquement, et elle lui avait dit, sans lui laisser le temps d’ouvrir les persiennes :

« Ainsi, tu épouses Suzanne Walter ? »

Il avoua avec douceur et ajouta :

« Tu ne le savais pas ? »

Elle reprit, debout devant lui, furieuse, indignée :

« Tu épouses Suzanne Walter ! C’est trop fort ! C’est trop fort ! Voilà trois mois que tu me cajoles pour me cacher ça. Tout le monde le sait, excepté moi. C’est mon mari qui me l’a appris ! »

Du Roy se mit à ricaner, un peu confus tout de même, et, ayant posé son chapeau sur un coin de la cheminée, il s’assit dans un fauteuil.

Elle le regardait bien en face, et elle dit d’une voix irritée et basse :

« Depuis que tu as quitté ta femme, tu préparais ce coup-là, et tu me gardais gentiment comme maîtresse, pour faire l’intérim ? Quel gredin tu es ! »

Il demanda :

« Pourquoi ça ? J’avais une femme qui me trompait. Je l’ai surprise ; j’ai obtenu le divorce, et j’en épouse une autre. Quoi de plus simple ? »

Elle murmura, frémissante :

« Oh ! Comme tu es roué et dangereux, toi ! »

Il se remit à sourire :

« Parbleu ! Les imbéciles et les niais sont toujours des dupes ! »

Mais elle suivait son idée :

« Comme j’aurais dû te deviner dès le commencement. Mais non, je ne pouvais pas croire que tu serais crapule comme ça. »

Il prit un air digne :

« Je te prie de faire attention aux mots que tu emploies. »

Elle se révolta contre cette indignation :

« Quoi ! Tu veux que je prenne des gants pour te parler maintenant ! Tu te conduis avec moi comme un gueux depuis que je te connais, et tu prétends que je ne te le dise pas ? Tu trompes tout le monde, tu exploites tout le monde, tu prends du plaisir et de l’argent partout, et tu veux que je te traite comme un honnête homme ? »

Il se leva, et la lèvre tremblante :

« Tais-toi, ou je te fais sortir d’ici. »

Elle balbutia :

« Sortir d’ici… Sortir d’ici… Tu me ferais sortir d’ici… toi… toi ?… »

Elle ne pouvait plus parler, tant elle suffoquait de colère, et brusquement, comme si la porte de sa fureur se fût brisée, elle éclata :

« Sortir d’ici ? Tu oublies donc que c’est moi qui l’ai payé, depuis le premier jour, ce logement-là ! Ah ! Oui, tu l’as bien pris à ton compte de temps en temps. Mais qui est-ce qui l’a loué ?… C’est moi… Qui est-ce qui l’a gardé ?… C’est moi… Et tu veux me faire sortir d’ici. Tais-toi donc, vaurien ! Crois-tu que je ne sais pas comment tu as volé à Madeleine la moitié de l’héritage de Vaudrec ? Crois-tu que je ne sais pas comment tu as couché avec Suzanne pour la forcer à t’épouser… »

Il la saisit par les épaules et la secouant entre ses mains :

« Ne parle pas de celle-là ! Je te le défends ! »

Elle cria :

« Tu as couché avec, je le sais. »

Il eût accepté n’importe quoi, mais ce mensonge l’exaspérait. Les vérités qu’elle lui avait criées par le visage lui faisaient passer tout à l’heure des frissons de rage dans le cœur, mais cette fausseté sur cette petite fille qui allait devenir sa femme éveillait dans le creux de sa main un besoin furieux de frapper.

Il répéta :

« Tais-toi… prends garde… tais-toi… » Et il l’agitait comme on agite une branche pour en faire tomber les fruits.

Elle hurla, décoiffée, la bouche grande ouverte, les yeux fous :

« Tu as couché avec ! »

Il la lâcha et lui lança par la figure un tel soufflet qu’elle alla tomber contre le mur. Mais elle se retourna vers lui, et, soulevée sur ses poignets, vociféra encore une fois :

« Tu as couché avec ! »

Il se rua sur elle, et, la tenant sous lui, la frappa comme s’il tapait sur un homme.

Elle se tut soudain et se mit à gémir sous les coups. Elle ne remuait plus. Elle avait caché sa figure dans l’angle du parquet de la muraille, et elle poussait des cris plaintifs.

Il cessa de la battre et se redressa. Puis il fit quelques pas par la pièce pour reprendre son sang-froid ; et, une idée lui étant venue, il passa dans la chambre, emplit la cuvette d’eau froide, et se trempa la tête dedans. Ensuite il se lava les mains, et il revint voir ce qu’elle faisait en s’essuyant les doigts avec soin.

Elle n’avait point bougé. Elle restait étendue par terre, pleurant doucement.

Il demanda :

« Auras-tu bientôt fini de larmoyer ? »

Elle ne répondit pas. Alors il demeura debout au milieu de l’appartement, un peu gêné, un peu honteux en face de ce corps allongé devant lui.

Puis, tout à coup, il prit une résolution, et saisit son chapeau sur la cheminée :

« Bonsoir. Tu remettras la clef au concierge quand tu seras prête. Je n’attendrai pas ton bon plaisir. »

Il sortit, ferma la porte, pénétra chez le portier, et lui dit :

« Madame est restée. Elle s’en ira tout à l’heure. Vous direz au propriétaire que je donne congé pour le 1er octobre. Nous sommes au 16 août, je me trouve donc dans les limites. »

Et il s’en alla à grands pas, car il avait des courses pressées à faire pour les derniers achats de la corbeille.

Le mariage était fixé au 20 octobre, après la rentrée des Chambres. Il aurait lieu à l’église de la Madeleine. On en avait beaucoup jasé sans savoir au juste la vérité. Différentes histoires circulaient. On chuchotait qu’un enlèvement avait eu lieu, mais on n’était sûr de rien.

D’après les domestiques, Mme Walter, qui ne parlait plus à son futur gendre, s’était empoisonnée de colère le soir où cette union avait été décidée, après avoir fait conduire sa fille au couvent, à minuit.

On l’avait ramenée presque morte. Assurément, elle ne se remettrait jamais. Elle avait l’air maintenant d’une vieille femme ; ses cheveux devenaient tout gris : et elle tombait dans la dévotion, communiant tous les dimanches.

Dans les premiers jours de septembre, La Vie Française annonça que le baron Du Roy de Cantel devenait son rédacteur en chef, M. Walter conservant le titre de directeur.

Alors on s’adjoignit un bataillon de chroniqueurs connus, d’échotiers, de rédacteurs politiques, de critiques d’art et de théâtre, enlevés à force d’argent aux grands journaux, aux vieux journaux puissants et posés.

Les anciens journalistes, les journalistes graves et respectables ne haussaient plus les épaules en parlant de La Vie Française. Le succès rapide et complet avait effacé la mésestime des écrivains sérieux pour les débuts de cette feuille.

Le mariage de son rédacteur en chef fut ce qu’on appelle un fait parisien, Georges Du Roy et les Walter ayant soulevé beaucoup de curiosité depuis quelque temps. Tous les gens qu’on cite dans les échos se promirent d’y aller.

Cet événement eut lieu par un jour clair d’automne.

Dès huit heures du matin, tout le personnel de la Madeleine, étendant sur les marches du haut perron de cette église qui domine la rue Royale un large tapis rouge, faisait arrêter les passants, annonçait au peuple de Paris qu’une grande cérémonie allait avoir lieu.

Les employés se rendant à leur bureau, les petites ouvrières, les garçons de magasin, s’arrêtaient, regardaient et songeaient vaguement aux gens riches qui dépensaient tant d’argent pour s’accoupler.

Vers dix heures, les curieux commencèrent à stationner. Ils demeuraient là quelques minutes, espérant que peut-être ça commencerait tout de suite, puis ils s’en allaient.

À onze heures, des détachements de sergents de ville arrivèrent et se mirent presque aussitôt à faire circuler la foule, car des attroupements se formaient à chaque instant.

Les premiers invités apparurent bientôt, ceux qui voulaient être bien placés pour tout voir. Ils prirent les chaises en bordure, le long de la nef centrale.

Peu à peu, il en venait d’autres, des femmes qui faisaient un bruit d’étoffes, un bruit de soie, des hommes sévères, presque tous chauves, marchant avec une correction mondaine, plus graves encore en ce lieu.

L’église s’emplissait lentement. Un flot de soleil entrait par l’immense porte ouverte éclairant les premiers rangs d’amis. Dans le chœur qui semblait un peu sombre, l’autel couvert de cierges faisait une clarté jaune, humble et pâle en face du trou de lumière de la grande porte.

On se reconnaissait, on s’appelait d’un signe, on se réunissait par groupes. Les hommes de lettres, moins respectueux que les hommes du monde, causaient à mi-voix. On regardait les femmes.

Norbert de Varenne, qui cherchait un ami, aperçut Jacques Rival vers le milieu des lignes de chaises, et il le rejoignit.

« Eh bien, dit-il, l’avenir est aux malins ! » L’autre, qui n’était point envieux, répondit : « Tant mieux pour lui. Sa vie est faite. » Et ils se mirent à nommer les figures aperçues.

Rival demanda :

« Savez-vous ce qu’est devenue sa femme ? »

Le poète sourit :

« Oui et non. Elle vit très retirée, m’a-t-on dit, dans le quartier Montmartre. Mais… il y a un mais… je lis depuis quelque temps dans La Plume des articles politiques qui ressemblent terriblement à ceux de Forestier et de Du Roy. Ils sont d’un nommé Jean Le Dol, un jeune homme, beau garçon, intelligent, de la même race que notre ami Georges, et qui a fait la connaissance de son ancienne femme. D’où j’ai conclu qu’elle aimait les débutants et les aimerait éternellement. Elle est riche d’ailleurs. Vaudrec et Laroche-Mathieu n’ont pas été pour rien les assidus de la maison. »

Rival déclara :

« Elle n’est pas mal, cette petite Madeleine. Très fine et très rouée ! Elle doit être charmante au découvert. Mais, dites-moi, comment se fait-il que Du Roy se marie à l’église après un divorce prononcé ? »

Norbert de Varenne répondit :

« Il se marie à l’église parce que, pour l’Église, il n’était pas marié, la première fois.

— Comment ça ?

— Notre Bel-Ami, par indifférence ou par économie, avait jugé la mairie suffisante en épousant Madeleine Forestier. Il s’était donc passé de bénédiction ecclésiastique, ce qui constituait, pour notre Sainte Mère l’Église, un simple état de concubinage. Par conséquent, il arrive devant elle aujourd’hui en garçon, et elle lui prête toutes ses pompes, qui coûteront cher au père Walter. »

La rumeur de la foule accrue grandissait sous la voûte. On entendait des voix qui parlaient presque haut. On se montrait des hommes célèbres, qui posaient, contents d’être vus, et gardant avec soin leur maintien adopté devant le public, habitués à se montrer ainsi dans toutes les fêtes dont ils étaient, leur semblait-il, les indispensables ornements, les bibelots d’art.

Rival reprit :

« Dites donc, mon cher, vous qui allez souvent chez le Patron, est-ce vrai que Mme Walter et Du Roy ne se parlent jamais plus ?

— Jamais. Elle ne voulait pas lui donner la petite. Mais il tenait le père par des cadavres découverts, paraît-il, des cadavres enterrés au Maroc. Il a donc menacé le vieux de révélations épouvantables. Walter s’est rappelé l’exemple de Laroche-Mathieu et il a cédé tout de suite. Mais la mère, entêtée comme toutes les femmes, a juré qu’elle n’adresserait plus la parole à son gendre. Ils sont rudement drôles, en face l’un de l’autre. Elle a l’air d’une statue, de la statue de la Vengeance, et il est fort gêné, lui, bien qu’il fasse bonne contenance, car il sait se gouverner, celui-là ! »

Des confrères venaient leur serrer la main. On entendait des bouts de conversations politiques. Et vague comme le bruit d’une mer lointaine, le grouillement du peuple amassé devant l’église entrait par la porte avec le soleil, montait sous la voûte, au-dessus de l’agitation plus discrète du public d’élite massé dans le temple.

Tout à coup le suisse frappa trois fois le pavé du bois de sa hallebarde. Toute l’assistance se retourna avec un long frou-frou de jupes et un remuement de chaises. Et la jeune femme apparut, au bras de son père, dans la vive lumière du portail.

Elle avait toujours l’air d’un joujou, d’un délicieux joujou blanc coiffé de fleurs d’oranger.

Elle demeura quelques instants sur le seuil, puis, quand elle fit son premier pas dans la nef, les orgues poussèrent un cri puissant, annoncèrent l’entrée de la mariée avec leur grande voix de métal.

Elle s’en venait, la tête baissée, mais point timide, vaguement émue, gentille, charmante, une miniature d’épousée. Les femmes souriaient et murmuraient en la regardant passer. Les hommes chuchotaient : « Exquise, adorable. » M. Walter marchait avec une dignité exagérée, un peu pâle, les lunettes d’aplomb sur le nez.

Derrière eux, quatre demoiselles d’honneur, toutes les quatre vêtues de rose et jolies toutes les quatre, formaient une cour à ce bijou de reine. Les garçons d’honneur, bien choisis, conformes au type, allaient d’un pas qui semblait réglé par un maître de ballet.

Mme Walter les suivait, donnant le bras au père de son autre gendre, au marquis de Latour-Yvelin, âgé de soixante-douze ans. Elle ne marchait pas, elle se traînait, prête à s’évanouir à chacun de ses mouvements en avant. On sentait que ses pieds se collaient aux dalles, que ses jambes refusaient d’avancer, que son cœur battait dans sa poitrine comme une bête qui bondit pour s’échapper.

Elle était devenue maigre. Ses cheveux blancs faisaient paraître plus blême encore et plus creux son visage.

Elle regardait devant elle pour ne voir personne, pour ne songer, peut-être, qu’à ce qui la torturait.

Puis Georges Du Roy parut avec une vieille dame inconnue. Il levait la tête sans détourner non plus ses yeux fixes, durs, sous ses sourcils un peu crispés. Sa moustache semblait irritée sur sa lèvre. On le trouvait fort beau garçon. Il avait l’allure fière, la taille fine, la jambe droite. Il portait bien son habit que tachait, comme une goutte de sang, le petit ruban rouge de la Légion d’honneur.

Puis venaient les parents, Rose avec le sénateur Rissolin. Elle était mariée depuis six semaines. Le comte de Latour-Yvelin accompagnait la vicomtesse de Percemur.

Enfin ce fut une procession bizarre des alliés ou amis de Du Roy qu’il avait présentés dans sa nouvelle famille, gens connus dans l’entre monde parisien qui sont tout de suite les intimes, et, à l’occasion, les cousins éloignés des riches parvenus, gentilshommes déclassés, ruinés, tachés, mariés parfois, ce qui est pis. C’étaient M. de Belvigne, le marquis de Banjolin, le comte et la comtesse de Ravenel, le duc de Ramorano, le prince de Kravalow, le chevalier Valréali, puis des invités de Walter, le prince de Guerche, le duc et la duchesse de Ferracine, la belle marquise des Dunes. Quelques parents de Mme Walter gardaient un air comme il faut de province, au milieu de ce défilé.

Et toujours les orgues chantaient, poussaient par l’énorme monument les accents ronflants et rythmés de leurs gorges puissantes, qui crient au ciel la joie ou la douleur des hommes. On referma les grands battants de l’entrée, et, tout à coup, il fit sombre comme si on venait de mettre à la porte le soleil.

Maintenant Georges était agenouillé à côté de sa femme dans le chœur, en face de l’autel illuminé. Le nouvel évêque de Tanger, crosse en main, mitre en tête, apparut, sortant de la sacristie, pour les unir au nom de l’Éternel.

Il posa les questions d’usage, échangea les anneaux, prononça les paroles qui lient comme des chaînes, et il adressa aux nouveaux époux une allocution chrétienne. Il parla de fidélité, longuement, en termes pompeux. C’était un gros homme de grande taille, un de ces beaux prélats chez qui le ventre est une majesté.

Un bruit de sanglots fit retourner quelques têtes. Mme Walter pleurait, la figure dans ses mains.

Elle avait dû céder. Qu’aurait-elle fait ? Mais depuis le jour où elle avait chassé de sa chambre sa fille revenue, en refusant de l’embrasser, depuis le jour où elle avait dit à voix très basse à Du Roy, qui la saluait avec cérémonie en reparaissant devant elle : « Vous êtes l’être le plus vil que je connaisse, ne me parlez jamais plus, car je ne vous répondrai point ! » elle souffrait une intolérable et inapaisable torture. Elle haïssait Suzanne d’une haine aiguë, faite de passion exaspérée et de jalousie déchirante, étrange jalousie de mère et de maîtresse, inavouable, féroce, brûlante comme une plaie vive.

Et voilà qu’un évêque les mariait, sa fille et son amant, dans une église, en face de deux mille personnes, et devant elle ! Et elle ne pouvait rien dire ? Elle ne pouvait pas empêcher cela ? Elle ne pouvait pas crier : « Mais il est à moi, cet homme, c’est mon amant. Cette union que vous bénissez est infâme. »

Plusieurs femmes, attendries, murmurèrent : « Comme la pauvre mère est émue. »

L’évêque déclamait : « Vous êtes parmi les heureux de la terre, parmi les plus riches et les plus respectés. Vous, monsieur, que votre talent élève au-dessus des autres, vous qui écrivez, qui enseignez, qui conseillez, qui dirigez le peuple, vous avez une belle mission à remplir, un bel exemple à donner… »

Du Roy l’écoutait, ivre d’orgueil. Un prélat de l’Église romaine lui parlait ainsi, à lui. Et il sentait, derrière son dos, une foule, une foule illustre venue pour lui. Il lui semblait qu’une force le poussait, le soulevait. Il devenait un des maîtres de la terre, lui, lui, le fils des deux pauvres paysans de Canteleu.

Il les vit tout à coup dans leur humble cabaret, au sommet de la côte, au-dessus de la grande vallée de Rouen, son père et sa mère, donnant à boire aux campagnards du pays. Il leur avait envoyé cinq mille francs en héritant du comte de Vaudrec. Il allait maintenant leur en envoyer cinquante mille ; et ils achèteraient un petit bien. Ils seraient contents, heureux.

L’évêque avait terminé sa harangue. Un prêtre vêtu d’une étole dorée montait à l’autel. Et les orgues recommencèrent à célébrer la gloire des nouveaux époux.

Tantôt elles jetaient des clameurs prolongées, énormes, enflées comme des vagues, si sonores et si puissantes, qu’il semblait qu’elles dussent soulever et faire sauter le toit pour se répandre dans le ciel bleu. Leur bruit vibrant emplissait toute l’église, faisait frissonner la chair et les âmes. Puis tout à coup elles se calmaient ; et des notes fines, alertes, couraient dans l’air, effleuraient l’oreille comme des souffles légers ; c’étaient de petits chants gracieux, menus, sautillants, qui voletaient ainsi que des oiseaux ; et soudain, cette coquette musique s’élargissait de nouveau, redevenant effrayante de force et d’ampleur, comme si un grain de sable se métamorphosait en un monde.

Puis des voix humaines s’élevèrent, passèrent au-dessus des têtes inclinées. Vauri et Landeck, de l’Opéra, chantaient. L’encens répandait une odeur fine de benjoin, et sur l’autel le sacrifice divin s’accomplissait ; l’Homme-Dieu, à l’appel de son prêtre, descendait sur la terre pour consacrer le triomphe du baron Georges Du Roy.

Bel-Ami, à genoux à côté de Suzanne, avait baissé le front. Il se sentait en ce moment presque croyant, presque religieux, plein de reconnaissance pour la divinité qui l’avait ainsi favorisé, qui le traitait avec ces égards. Et sans savoir au juste à qui il s’adressait, il la remerciait de son succès.

Lorsque l’office fut terminé, il se redressa, et donnant le bras à sa femme, il passa dans la sacristie. Alors commença l’interminable défilé des assistants. Georges, affolé de joie, se croyait un roi qu’un peuple venait acclamer. Il serrait des mains, balbutiait des mots qui ne signifiaient rien, saluait, répondait aux compliments : « Vous êtes bien aimable. »

Soudain il aperçut Mme de Marelle ; et le souvenir de tous les baisers qu’il lui avait donnés, qu’elle lui avait rendus, le souvenir de toutes leurs caresses, de ses gentillesses, du son de sa voix, du goût de ses lèvres, lui fit passer dans le sang le désir brusque de la reprendre. Elle était jolie, élégante, avec son air gamin et ses yeux vifs. Georges pensait : « Quelle charmante maîtresse, tout de même. »

Elle s’approcha un peu timide, un peu inquiète, et lui tendit la main. Il la reçut dans la sienne et la garda. Alors il sentit l’appel discret de ses doigts de femme, la douce pression qui pardonne et reprend. Et lui-même il la serrait, cette petite main, comme pour dire : « Je t’aime toujours, je suis à toi ! »

Leurs yeux se rencontrèrent, souriants, brillants, pleins d’amour. Elle murmura de sa voix gracieuse : « À bientôt, monsieur. »

Il répondit gaiement : « À bientôt, Madame. »

Et elle s’éloigna.

D’autres personnes se poussaient. La foule coulait devant lui comme un fleuve. Enfin elle s’éclaircit. Les derniers assistants partirent. Georges reprit le bras de Suzanne pour retraverser l’église.

Elle était pleine de monde, car chacun avait regagné sa place, afin de les voir passer ensemble. Il allait lentement, d’un pas calme, la tête haute, les yeux fixés sur la grande baie ensoleillée de la porte. Il sentait sur sa peau courir de longs frissons, ces frissons froids que donnent les immenses bonheurs. Il ne voyait personne. Il ne pensait qu’à lui.

Lorsqu’il parvint sur le seuil, il aperçut la foule amassée, une foule noire, bruissante, venue là pour lui, pour lui Georges Du Roy. Le peuple de Paris le contemplait et l’enviait.

Puis, relevant les yeux, il découvrit là-bas, derrière la place de la Concorde, la Chambre des députés. Et il lui sembla qu’il allait faire un bond du portique de la Madeleine au portique du Palais-Bourbon.

Il descendit avec lenteur les marches du haut perron entre deux haies de spectateurs. Mais il ne les voyait point ; sa pensée maintenant revenait en arrière, et devant ses yeux éblouis par l’éclatant soleil flottait l’image de Mme de Marelle rajustant en face de la glace les petits cheveux frisés de ses tempes, toujours défaits au sortir du lit.


FIN






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