San-Antonio Béru contre San-Antonio

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

Affalé sur son bureau, les bras en arc de cercle, le chapeau en avant, Pinaud ressemble à un Martien timoré qui n'oserait pas sortir de sa capsule.

— Qu'est-ce qui lui prend ? demandavoixbassé-je à Béru, lequel contemple son coéquipier d'un œil lourd de compassion.

— Pinuche est en train de trépigner des cellules grises, révèle le Dodu ; figure-toi que cette vieille loque fait des mots écrasés pour un concoure dont à propos duquel le premier prix est une mobylette !

Sa Majesté rafistole sa cigarette éventrée avec le contour blanc d'un carnet de timbres, et grommelle :

— Je te demande un peu, une mobylette, à son âge ! Une supposition qu’il décrochasse le prelot, c'est la pneumonie double aussi sec pour Pépère ! Déjà, quand il passe entre deux mecs qui bâillent, il est obligé de se calorifuger l'horloge à la ouate Thermogène pour éviter les complications pulmonaires ! Tu t'imagines la Vieillesse sur deux-roues, à jouer les Fend-la-Bise ? Ah ! dis donc ! le lendemain, il glaviote ses éponges, recta.

— Pourrais-je avoir un peu de silence ? interroge la voix bêlante du mot-croiseur par-dessous le large rebord de son chapeau flétri.

Je m'approche de lui.

— Tu vas vers une distorsion du cervelet, Pinuchet, prophétisé-je.

Mon organe lui fait relever la tête. Il a les yeux gothiques, notre cher Détritus ; la prunelle rendue ogivale par l'effort cérébral.

— Oh ! c'est toi, se réjouit-il (et comme on le comprend !). Tu vas pouvoir me donner un petit coup de main, San-A.

— Tu sais, moi, les mots croisés, je ne suis pas médaillé olympique !

— C'est pas des mots croisés, c'est des charades.

— V'là autre chose ! ronchonne Béru, qui n'a jamais su et ne saura jamais ce qu'est une charade !

— Alors, je suis partant, dis-je à l'Emmitouflé de fraie. Annonce la couleur qu'on s'explique.

Il rallume l'extrémité de sa langue où adhère un souvenir de mégot, et lit :

— Mon premier est une perturbation atmosphérique. Je croie que c'est orage, qu'en penses-tu ?

— Ça me paraît valable ; ensuite ?

— Ensuite, ça se complique, lamente le Chétif. Paul Claudel a écrit mon deuxième au maréchal Pétain, puis au général de Gaulle.

Ode ! dis-je sans hésiter, car j'ai une culture tellement vaste que j'envisage de faire appel à la main-d'œuvre étrangère au moment de la récolte.

Le Débris note ma réponse, de confiance, et poursuit :

— Mon troisième est un village haut perché de la Côte d'Azur, cher à Francis Blanche.

Eze ! du tac-au-tac'je, très à l'aise. Il y en a encore ?

— Quand il écrivit mon quatrième, on ne pouvait pas prévoir qu'il deviendrait ministre de la République.

Espoir !

Pinaud écrit, docilement.

— Mon tout est un vers fameux de Corneille, annonce-t-il enfin.

— Orage-Ode Eze-Espoir, résumé-je. O rage ! O désespoir!…

— On se demande où que tu vas chercher tout ça, bée Béru. Note bien, en ce qui me concerne moi-même, c'est pas que j'aie pas d'instruction, c'est que je m'en rappelle plus ! En attendant, c'est la mobylette à brève déchéance pour Pinaud ; tu peux déjà y acheter des peaux de matou et une bonbonne de sirop des Vosges !

« T'auras une lourde responsabilité dans sa prochaine congection pulmonaire, Mec, il prophétise vigoureusement. »

Mais, tout de go, Alexandre-Benoît cesse de promettre des culpabilités sournoises et des refroidissements irrémédiables pour s'écrier :

— Maverdave ! J'oubliais de te honnir : y a le Décrêpé qui demande après toi. Ça fait quatre fois qu'y me turlute comme quoi faut que je te rabatte chez lui dès que t'arriveras. M'est avis qu'une affaire carabinée se mijote, Gars, et je te parie que dans un peu moins de pas longtemps on va jouer Troïka sur la chaude piste blanche.


Abandonnant charades et copains, je me dirige vers le bureau du Vieux, en fonctionnaire conciencieux qui tient à justifier l'enveloppe que l'État lui remet à chaque fin de mois : Voilà plusieurs jours que ça mollassonne à la Grande Taule, et l'inaction me pèse. C'est toujours pareil, mes amis. Lorsque ça chicote trop, je prends la ferme résolution de démissionner pour monter une manufacture de layette, mais dès que le calme est revenu, il me semble que la vie bat de l'aile et que j'ai une activité aussi débordante que celle d'un photographe du Monde[1].

La porte matelassée du dabe est ouverte et je constate que son bureau est vide. Je m'y risque néanmoins afin d'y attendre le Big Boss. Un délicat parfum flotte dans la pièce. J'avise une magnifique corbeille de roses. Les fleurs ont l'air autant à leur place dans ce bureau qu'une photo des Beatles sur la table de travail du professeur Sauvy. Et pourtant, des roses, ça va partout, non ! Ici, elles ont l'air de souiller quelque chose, elles portent atteinte à la gravité inévitable du lieu.

J'attends, debout prés du fauteuil ou le Big Boss va me convier à m'asseoir. Avec cette indiscrétion qui fait mon charme, je file un coup de périscope sur le sous-main du Tondu, comme pour chercher les prémices de ce qui m'attend. précisément, une photographie de format 18 x 24 est posée bien en évidence sur le buvard vert, vierge de toute tache d'encre.

Je me contorsionne le bol pour essayer de mater le portrait ! Je ne sais pas pourquoi, il me semble que je vais reconnaître le personnage qu'il représente. Comme je suis seul, je risque deux enjambées qui m'amènent de l'autre côté du burlingue sinistre. C'est drôlement téméraire, moi je vous le dis. Y a que le Vieux et sa femme de ménage qui se soient jamais hasardés jusqu'au fauteuil directorial. Je commets un crime de lèse-majesté, mes chéries. Du moins, me permet-il de reconnaître en effet le zig de la photo, il s'agit ni plus ni moins de Martial Vosgien, le leader politique. Un de ceux qui, depuis les événements d'Algérie, ont déclaré au régime une guerre sans merci. Il a été mis hors la loi, et il vit désormais en proscrit ; mais depuis l'étranger, il continue de manœuvrer ses troupes. A cause de sa haine avouée pour les hommes en place, il fomente des complots, et organise des attentats, bref, ses guerriers de l'ombre donnent bien du tintouin aux services de sécurité. Sur le cliché, il ne se ressemble plus beaucoup, Vosgien, et il faut un sagace de flic émérite pour le reconnaître. Il n'est plus brun, mais blond pâle, il s'est laissé pousser la moustache et porte des lunettes à monture d'écaille. Y a pas de problème, mes aminches : quand un homme veut modifier ces apparences, il change sa couleur de crins, se laisse pousser les baffies (ou se les fait raser) et met des lunettes s'il n'en portait pas. Marrant, mais ça rajeunit le bonhomme, ces bricolages. Martial Vosgien, là-dessus ; on lui donne quarante berges à peine, alors qu'il doit en trimbaler une dizaine de plus. Son regard est moins aigu car les verres le voilent d'un reflet adoucissant et ses traits sont moins anguleux : il a dû s'empâter en exil. Les gens qui s'ennuient bouffent plus que les autres. Il a perdu son côté Bonaparte et ressemble plus à un homme d'affaires qu'à un condottiere.

— Vous l'avez reconnu ? demande la voix du Vieux.

Je tressaille comme s'il m'avait découvert avec l'œil au trou de la serrure pendant qu'il est aux toilettes.

— Pardonnez-moi, monsieur le directeur, pour mon indiscrétion, mais cette photographie que je voyais à l'envers m'attirait.

Il ne paraît pas choqué de mon audace. Il fait même un truc qu'il n'a jamais fait, le Surglacé de la rotonde, il s'assoit dans le fauteuil du visiteur :

— L'avez-vous reconnu ? insiste-t-il.

— Voyons, patron, sourie-je, Martial Vosgien pourrait se peindre en noir, se faire modifier le nez et retailler les lèvres que je le reconnaîtrais encore !

— A la bonne heure ! Asseyez-vous, San-Antonio.

Me voilà paniqué. Comprenez-moi ! il n'y a que deux sièges dans le bureau. Or, comme il s'est assis dans celui que je devrais occuper, force m'est donc de prendre place dans le sien. Pourtant, j'hésite. Dans le fond, ma témérité a des limites, vous le voyez, mes petites loutes. Le fracassant commissaire, celui qui renverse les obstacles, les jolies filles et les arguments n'ose pas poser son dargif sur le coussin de son patron ! Risible, non ?

Il voit mon effarement et c'en amuse.

— Et alors, cher ami, c'est mon fauteuil qui vous effraie ? Dites-vous bien que vous l'occuperez probablement un jour !

— Ça m'étonnerait ! m'exclamé-je en m'asseyant.

— Pourquoi ?

Je ne lui dis pas, à mon dirlo, que je m’en voudrais de finir ma carrière dans un bureau. Je fais partie à tout jamais du personnel navigant, moi. Quand j'aurai pris du carat (en admettant qu'un petit malin ne m'éteigne pas en m'allumant avant), je demanderai ma retraite peut-être, mais jamais je ne viendrai prendre des durillons au derche dans ce monumental trône de cuir.

— Parce que jamais je n'aurai vos capacités, d'une part, léché-je et parce que, surtout, malgré notre différence d'âge, il est fort probable que vous prononcerez mon éloge funèbre, avec les travaux dont vous me chargez !

— Et votre bonne étoile, qu'en faites-vous répond le Boss en se fendant d'un sourire mince comme une tranche de salami.

— Rien, dis-je, je la laisse briller ! Mais supposez qu'elle se ternisse un jour ou l'autre…

Le sourire du Vieux s'évanouit. Ce n'est pas la pénible perspective de mon destin escamoté qui lui redonne son sérieux ; mais seulement le sentiment qu’il perd son temps. Il se racle la gorge et déclare en me montrant la photo :

— Cet homme est une écharde dans le pied du gouvernement !

J'approuve la beauté de l'image d'un hochement de tête et la fixité de mon regard l'incite à poursuivre.

— Martial Vosgien est un homme qui a de l'énergie, des idées, des amis et des moyens.

— Toutes les qualités requises pour faire un ennemi d'envergure, souligné-je.

— En effet. A cause de lui, en haut lieu, on ne dort pas toutes les nuits sur ses deux oreilles. Vous savez où il se trouve ?

— Au Brésil, selon la presse.

— Parfaitement : au Brésil, tout comme un autre exilé nommé Georges Bidault.

— Je ne vois pas pourquoi, s'il habite si loin, il s'est cru obligé de modifier son aspect.

— Moi, je croie comprendre, assure le Dabe, et vous allez comprendre également : Martial Vosgien a disparu !

— Du Brésil ?

— Oui.

Je cherche où est la calamité, mais ne la voie pas.

— Et alors ? insisté-je.

Le Daron fronce ses beaux sourcils qui constituent l'unique système pileux de sa tronche (j'espère pour son confort personnel, qu'il a des poils ailleurs).

— Voyons, San-Antonio, quand un homme comme Vosgien change de tête et se volatilise, c'est qu'il mijote un grand coup ; ça paraît pourtant clair !

— Comment êtes-vous sûr qu'il a disparu ? interrogé-je, histoire de passer outre à son sarcasme désobligeant.

— Vous pensez bien qu'au Brésil des agents français le surveillaient étroitement.

— Et il leur a échappé ?

— En plein Rio de Janeiro ! Ils étaient quatre qui se relayaient pour ne pas le perdre de vue. Et tout à coup : pffrout ! Il n'a plus été là.

— Il avait changé d'aspect longtemps avant de se volatiliser ?

— Huit jours plus tôt.

— Il se savait filé ?

— Les agents français prétendent que non ; mais c'est vantardise de leur part, car je suis persuadé qu'un homme aux abois ne peut pas ne pas remarquer les anges gardiens attachés à ses talons.

— Je partage votre avis, monsieur le directeur. On peut filer un type quelques heures sans éveiller son attention, mais guère plus ! Ou alors, c'est un imbécile, et, généralement, on ne file pas les imbéciles.

Il opine avec satisfaction. Je viens de refaire un pas en avant dans son estime.

— Votre opinion, poursuis-je, est que Martial Vosgien revient en France ?

— Je ne sais plus. Tout de suite je l'ai pensé, mais sa nouvelle tête a été abondamment diffusée, tous les services intéressés sont en alerte ports, aéroports, gares. Des brigades du service de sécurité sont sur les dents. Jusqu'ici, ça n'a rien donné. Nos gens du Brésil ont, de leur côté enquêté — avec la participation occulte de la police brésilienne — pour savoir si Vosgien a pris un avion ou un bateau, mais ils ont fait chou blanc. Si j'emploie le mot « disparu », c'est parce que c'est le seul qui convienne. Or le gouvernement…

Là, il bat des paupières. Le mot lui fait éclater des étincelles tricolores dans les carreaux. Quand il emploie certains termes, tels que « en haut lieu » ; « le gouvernement » ; « monsieur le ministre », le Tondu a brusquement comme un petit arc de triomphe lumineux autour de lui.

— Le gouvernement, reprend-il, veut coûte que coûte, qu'on retrouve Martial Vosgien.

Y a longtemps que le Déplumé n'a pas métaphoré, il s'en paye une de first quality :

— Lorsqu'un homme se promène avec des bombes dans sa poche, San-Antonio, on est bien obligé de savoir où il va !

Content de lui, il remonte sa Piaget d'un index nerveux, aussi blanc qu'un doigt de marbre.

— Bien que ce cas ne relève pas précisément de mes services, M. le ministre de l'Intérieur m'a mandé à son domicile…

Le Vieux en a des frémissements dans la voix, il s'humilie, s'humidifie, s'humanise, se répand ; il a la cervelle qui se prosterne, l'âme qui génuflexionne. Môssieur le ministre qui l'invite à domicile ! Qui lui offre un whisky ! Qui lui dit comme ça : « Mon cher… » Son cher ! Ah ! être le cher d'un grand de ce monde ! Un « cher », chez le ministre de l'Intérieur, n'est-ce pas un plus grand honneur qu'« une chaire » à la Sorbonne ? Et le Verbe s'est fait « cher». Pour le Vieux, le Cher n'est pas un département, c'est une profession de foi !

Or donc, M'sieur le minisse le mande à son domicile et lui déclare textuellement ceci « Mon cher, vous allez nous donner un petit coup de main pour nous aider à retrouver la trace de ce damné Vosgien. Quand un fauve s'est échappé, on mobilise tout le monde pour organiser des battues. Mettez votre meilleure équipe sur cette affaire et donnez une petite leçon à mes bonshommes ! »


Une petite leçon à ses bonshommes ! M'est avis qu'il est psychologue, le ministre. Il sait prendre le Vieux par le bon bout ! Chapeau !

— Alors, conclut le Big Dabe, je vous charge de cette mission, mon cher !

Je détourne mon regard ensorceleur pour le braquer sur la photo. Tout à fait entre nous et la porte des toilettes, moi, je le trouve plutôt sympa, Martial. J'aime bien les mecs qui ont autre chose dans la poche de leur kangourou que de l'ouate cellulosique. J'aime bien ceux qui sont pas d'accord ; ceux qui ne disent pas toujours oui-oui ; ceux qui ne bélent pas dans le troupeau des « attendez-moi » chevrotants ; j'aime bien ceux qui disent « ah ! merde ! » au dieu de dire « amen ». Moi, je serais chef de gouvernement, ce que je soignerais surtout, c'est mon opposition. Un régime sans ennemis « acharnés » est un régime décharné. On ne peut pas adhérer d'enthousiasme à un parti qui n'a pas de détracteurs fervents. Comment être convaincu quand tout le monde est d'accord ? Un chef d'État sans farouches opposants, ça devient vite le mercier du village. Une politique sans complots ressemble au soleil de minuit, c'est pâle et morne comme la lune.

Je repousse la photo.

— Monsieur le directeur, au risque de vous décevoir, je vais refuser cette mission !

Oh ! là là ! Ma douleur ! Je crois qu'il va morfler une attaque, M. Mon-Cher. Il devient blafard ; avec des cernes bleuâtres sous les gobilles. Sa lèvre supérieure se retrousse sur son jeu de dominos. Il ne ferait pas une température de serre dans son burlingue, je verrais la fumée qui lui sort des naseaux.

— Ai-je bien entendu, San-Antonio ?

— Je pense que oui, patron. Voyez-vous, pour moi, le délit d'opinion n'est pas un vrai délit, car il ne l'est que par rapport à une catégorie de gens. Je ne partage pas du tout les idées de Martial Vosgien, mais je les respecte.

— Ah ! vraiment ? grince le Tondu.

Il se lève et il a une réaction pauvrement humaine : il se dirige vers le fauteuil que j'occupe. C'est son trône ! Faut qu'il le réintègre d'urgence quand son autorité est menacée. Les révolutions chassent les monarques, mais les manifestations les font rentrer de vacances.

Je lui laisse la place et nous exécutons un mignon petit ballet autour du bureau.

— Je ne m'attendais pas à une semblable réaction de votre part, commissaire ! déclare le Vieux.

Quand il me d donne mon titre, ça sent le roussi. J'en prends pour mon grade !

— Cet homme, s'emporte-t-il en brandissant la photographie, est un fauteur de troubles, vous semblez l’oublier ! Des attentats ont été commis sur son ordre exprès, et certains furent sanglants, pensez-y !

— Je ne suis pas chargé de réprimer les crimes politiques, monsieur le directeur ! Pourchasser un criminel de droit commun, détruire un réseau d'espionnage, d'accord. Mais m'occuper d'un Français parce qu'il n'est pas du même avis que nos dirigeants, excusez-moi, c'est un travail qui n'est pas de mon ressort.

Bouillonnant de rogne, de hargne et de grogne, le Vioque arrache une rose du vase et se met à la triturer comme un sauvage. Au bout d'un instant, ce qui était prévisible se produit : une goutte de son précieux sang tombe sur le buvard. Le dirlo se suce la piqûre avec un petit bruit miauleur. Le mince incident vient d'opérer une légère diversion.

— Je vous remercie ! me lance-t-il sèchement.

Humiliante, la prise de congé, hein ? Je me fais l'effet du petit gars qu'on a reçu parce que, dans l'interphone, il se prétendait mandaté par un laboratoire d'analyses et qui, une fois dans la place, sort de son cartable râpé un tube d'une nouvelle mayonnaise, alors que le type qu'il visite est hépatique au dernier degré.

Furax, je gagne la sortie sans un mot d'adieu. Je voudrais faire claquer la lourde, mais comme elle est plus matelassée qu'un picador, elle absorbe mon énervement.

Je me rapatrie, tremblant de rage, dans notre bureau. J'y retrouve Bérurier en slip à trous et à taches, en maillot de corps à grille et à crasse, en chaussettes ; en fixe-chaussettes et en montre-bracelet en métal argenté flexible.

— Qu'est-ce qui te prend, invertébré ? mugis-je avec une telle force que Pinaud en glousse comme tout un troupeau de pintades effrayé par un autobus.

— Je vais essayer le nouveau costar qu'on vient de me livrer, m'explique le Dandy de la flicaille. Faut que je vous fasse un n'aveu : je suis t'amoureux d’une jeunesse. Alors, s'agit de compenser mon surplus de carat par l’élégance, ajoute-t-il en extrayant d'un carton un complet pied-de-poule de coupe british.

— J'en connais une qui a de la santé ! grincé-je. Elle a quel âge, ta dulcinée ?

— Vingt-huit ans et toutes ses chailles, Mec. Une petite merveille ! Son capot avant est long comme çui d’une Jag et sa malle arrière arrondie comme celle d'une Honda.

— San-A.! bêle Pinuchet. J'ai encore besoin de ton concours. Mon premier…

Mais, à bout de nerfs, je l'interromps :

— Moi, je vais t'en poser une charade, eh, décati ! Mon premier me fait tarter, mon deuxième me casse les choses, mon troisième me pue au nez, et j'em… mon quatrième. Qu'est-ce que c'est ?

— Je suppose que c'est moi ? fait une voix depuis la porte.

Je me retourne et j'avise le Vieux, dans l'encadrement, avec sa tronche aussi surchargée de rides mécontentes qu'une traite refusée de tampons inquiétants.

— Oh ! voyons, monsieur le directeur, je…

Il n'attend pas que je me désempêtre. Il va au Gros, lequel se tient au garde-à-vous, le calcif béant sur des noirceurs broussailleuses et assoupies.

— Bérurier, dit-il, lorsque vous m'aurez fait le plaisir de passer un pantalon, faites-moi également celui de monter jusqu'à mon bureau.

Et il se retire comme la mer se retire de la grève : en laissant pas mal de trucs limoneux derrière soi.

CHAPITRE II

Comme à une plombe de l'après-midi Béru n'a toujours pas reparu et qu'il commence à faire faim, je propose au Charadeux d'aller casser une menue croûte au troquet d'en bas.

Justement, le plat du jour, c'est le petit salé aux lentilles : mon vice !

Nous nous attablons, la Vieillasse et moi, perdus en nos méditations respectives. Les miennes ont trait à Martial Vosgien, celles de Pinuche, à une mobylette dont les chromes allument sa convoitise.

— Il n'en reste plus qu'une qui me donne du fil à retordre, San-A., déclare le Débris en postillonnant des lentilles microscopiques entre son clavier ébréché.

Et de réciter, comme un type du Français récite une fable de La Fontaine à une distribution de prix :

— Mon premier fait comme les carpes ; mon deuxième est fréquemment choisi par mon premier ; mon troisième finit par s'accommoder des Américains, et mon tout se trouve dans les Pyramides d'Egypte.

Je contemple sa frime fanée où tremblote une puérile anxiété.

Papyrus ! lui dis-je.

— Tu crois ? Comment cela ?

Il est aussi interloqué que le zig qui verrait sortir d'authentiques louis d'or d'un appareil à sous.

— Mon premier fait comme les carpes, disséqué-je ; c'est pape, parce que le pape aussi fait des bulles ! Mon deuxième est fréquemment choisi par mon premier, c'est Pie, parce que la plupart des papes ont choisi ce nom pour leur pontificat. Mon troisième s'accommode des Américains, c'est Russes, vu les bons rapports que l'Amérique et la Russie entretiennent. Pape-Pies-Russes, soit papyrus ! Document écrit sur la tige d'une plante qui servait de papelard aux Egyptiens. Faut-il vous l'envelopper, c'est pour aller loin ?

— Tu es formidable, San-A.! reconnaît loyalement le Détritus. Heureusement que tu ne fais pas le concoure, car tu gagnerais la mobylette !

Il étudie, crayon en main, ma démonstration sur la nappe en papier.

— Évidemment ! bavoche le Délabré. Il y en a eu énormément de papes qui se sont appelés Pie, hein ?

— Trois, quatorze cent seize ! laissé-je tomber sans sourciller.

— C'est bien ce qu'il me semblait, accepte Pinaud.

Je me dis qu'on est en train de faire du Pierre Dac de la bonne année lorsque Germaine, la magnifique jument brune qui nous sert, dépose devant moi une feuille de papier pliée en quatre.

— Qu'est-ce que c'est ? demandé-je à la moustachue.

— De la part du type qui bouffe près de la vitre, répond Germaine. Çui qu'a le costar prince-de-Galles !

Je file un coup de périscope dans la direction indiquée, et j'avise un homme d'une trentaine damnée à la chevelure brune et plate, au teint pâle et à l'air vigilant. Il m'adresse un petit sourire entendu.

Je déplie pour lors son message et je lis, avec la stupeur que vous comprendrez malgré votre intelligence si limitée :

Si vous avez envie de parler de Martial, venez donc prendre le café avec moi.

Je glisse le papier dans ma poche et adresse un nouveau regard, beaucoup plus intéressé, au convive solitaire. Il s'est repenché sur son auge et attaque une crème caramel à peine moins triste que la scène finale de La dame aux camélias.

— Puis-je savoir de quoi il retourne ? emphase Pinaud, surpris par mon silence autant que par ce petit micmac.

— Il y a dans le troquet un type qui souhaite me parler ; tu permets que j'aille l'interviewer ?

Sans attendre l'assentiment de mon Pinuche, je me lève pour gagner la table du grumeur de crème renversée.

Je prends place en face de lui et il m'adresse un petit signe de tête engageant.

— Merci, monsieur le commissaire, me dit-il. Mon nom est Machinchouette, ou Trucmuche si vous préférez…

Quand on me prend pour partenaire, dans cette sorte de petit jeu, je me montre toujours à la hauteur :

— Machinchouette me convient parfaitement, affirmé-je, d'ailleurs, ça rime avec pirouette.

— Vous prenez un café ?

— Un double, si vous permettez !

— Et du Brésil, de préférence ? murmure-t-il en me proposant son étui à cigares.

Je vois que ce monsieur est pressé d'entrer dans le vif du sujet.

— Je vous écoute, tranché-je en refusant le cigare d'un geste bref.

Il dit à Germaine de nous servir deux doubles caouas et se met à flamber l'un des cigares avec componction. Ensuite de quoi, il le tète, expulse un merveilleux nuage bleuté et pousse un soupir.

— Laissez-moi vous dire que mes amis et moi, nous avons beaucoup apprécié votre petite tirade sur le délit d'opinion. Vous êtes un véritable libéral, monsieur le commissaire ! Et un fonctionnaire courageux, qui sait faire passer sa conscience avant sa carrière ! Refuser une mission avec une telle dignité et une telle fermeté, ce n'est pas à la portée de n'importe qui. Bravo !

Oh ! dites, les gars, pincez-moi : je rêvasse, ou quoi ? Je suis peut-être dans un état second, non ? Je vadrouille en pleine hypnose, allez savoir ! C'est pas la picolanche qui me joue des tours, vu que je n'ai bu qu'un demi pression avec mon petit salé. Qu'est-ce qu'il débloque, ce gus, avec ma scène chez le Vieux ? Est-ce que le Boss l'aurait mis au courant ? Mais alors, je ne vois pas dans quel dessein. Pourtant, manière d'en avoir le cœur net, je bredouille :

— Le patron vous a parlé ?

— Oh ! non, affirme l'autre, derrière la fumaga de son havane. D'ailleurs, nous n'avons pas le même grand patron, vous et moi !

— Comment se fait-il que vous soyez au courant de… ?

— Il se fait ! murmure simplement mon interlocuteur en laissant tomber un centimètre de cendre sur son reste de crème caramel.

La moutarde commence à me picoter singulièrement le pif.

— Ecoutez, monsieur Machinchouette, je préfère vous le dire tout de suite : j'aime pas !

— Que n'aimez-vous pas ?

Je lui chope son cigare de la bouche et le plonge dans sa tasse de café fumant. Ça fait « pfloufff ». Le regard du type ressemble à deux bouts de cigare allumés qu'on téterait simultanément. Et puis il redevient cendreux.

— Vous êtes un homme terriblement emporté, remarque-t-il en louchant à l'entour pour voir si mon geste humiliant a eu des témoins.

Rassuré par l'indifférence ambiante, il tend sa tasse nantie du cigare à la pouliche qui passe par là.

— Un autre double café ! dit-il, j'ai eu un accident.

Puis il allume un nouveau cigare avec les mêmes gestes minutieux que pour le précédent.

— Ecoutez, mon vieux, lui fais-je, on ne prépare pas un scénario de film ; alors, les astuces, il vaut mieux les abandonner pour jouer cartes sur table. Comment êtes-vous au courant de ma conversation avec mon directeur ?

Mon ton acerbe et menaçant ne l’émeut pas.

— Nous sommes au courant de tout ce qui est susceptible de nous intéresser, sachez-le bien !

— Comment ça, nous ?

— Nous, c'est-à-dire ceux qui pensent que Martial Vosgien est un type très bien qui mérite d'être aidé.

— Oh ! bon, je vois. Vous avez, disons, vos antennes un peu partout ?

— Voilà le terme qui convient, dit l'autre en me soufflant sa fumée dans les narines. Ne vous préoccupez pas de savoir comment nous savons. Constatez seulement que nous savons !

— Les nouvelles vont vite chez vous !

— Plus vite encore que vous ne le supposez ! La conversation de tout à l'heure nous incite à croire que vous êtes l'homme dont nous avons besoin.

Cette fois, c'est sa nouvelle tasse de café que je vais lui propulser dans le portrait ! Il le sent et, prompto, me saisit le poignet.

— Du calme, commissaire, laissez-moi finir. Je ne vous propose pas de vous joindre à notre… heu… petit comité.

— Alors ?

— Ce que je vous propose relève directement de vos fonctions de policier. Simplement, je vous demande de le faire à titre officieux.

— Et c'est ?

— Attendez… Vous convenez que Martial Vosgien est citoyen français ?

— Naturellement, pourquoi ?

— Et qu'en qualité de citoyen français, pour suit l'autre en haussant le ton, il tombe, certes sous le coup des lois françaises, mais peut en revanche, en bénéficier ?

— Toujours naturellement ; où voulez-vous en venir ?

— A ceci, commissaire : Martial Vosgien a disparu ! Disparu, m'entendez-vous ? Pas seulement pour les barbouses qui le surveillaient, il a disparu aussi pour nous, ses compagnons de lutte. Alors, à vous, flic français, je demande que vous retrouviez ce citoyen français.

Il a un indéfinissable sourire.

— Amusant, que nos aspirations rejoignent celles de votre cher patron, non ? Prenez un congé. Et partez enquêter au Brésil, San-Antonio. Seulement, si vous retrouvez Martial, au lieu de le livrer aux polices parallèles, rendez-le à ses amis.

Il sort une enveloppe de sa poche.

— Vous trouverez là-dedans, un aller-retour de 1re sur Air France pour les vols Paris-Rio, Rio-Paris, dix mille francs en traveller's chèques pour vos frais là-bas, et l'adresse d'un homme sûr qui vous dépannera en cas de besoin. J'ajoute que si, comme nous en sommes persuadés, vous réussissez, nous vous remettrons une prime de cinquante mille francs ; correct ?

Je dévisage longuement mon vis-à-vie et j'hésite entre différentes solutions. La première consiste à lui faire avaler son cigare, la seconde à l'arrêter pour corruption de fonctionnaire et la troisième à empocher l'enveloppe et à filer au Brésil, histoire de voir un peu ce qui s'y passe. La première solution est la plus tentante, la seconde la plus raisonnable, mais c'est cependant la troisième que je choisis. Pourquoi la choisis-je ? Mystère et labyrinthe de la pensée humaine.

En fait, je crois que le cas Martial Vosgien se met à m'intéresser à toute vibure. Ce type qui s'évapore en plein Rio et que ses amis se mettent à chercher avec autant d'acharnement que ses ennemis, je trouve ça passionnant, moi. J'ai la glande flicailleuse qui abondante.

— Je viens de réfléchir, mon bon Machinchouette, fais-je à mon étrange interlocuteur.

— Ah ? fait-il, prudent et confusément inquiet.

— J'accepte un cigare, si vous voulez bien m'en offrir un de nouveau.

Il a son petit sourire évasif et me propose son étui. Je prends un havane dodu comme le ventre d'un charcutier, lui fais un petit massage et l'allume.

— Vous ne m'avez pas donné de réponse, s'inquiète l'ami de Vosgien.

— Je pense que ça marchera lorsque j'aurai apporté quelques modifications à votre contrat.

— Quelles sont-elles ?

— Primo, si je retrouve Martial Vosgien, je ne le remettrai pas davantage à ses amis qu'à ses ennemis. Je me contenterai de lui rendre la liberté s'il est encore vivant pour la mettre à profit, vu ?

L’autre hausse les épaules.

— Le rendre à la liberté, c'est le rendre à ses compagnons, commissaire. Ensuite ?

— En cas de succès, je ne veux pas de prime, c'est pas le genre de ma boutique. En revanche, je souhaite un second billet aller-retour pour Rio.

— Vous l'aurez dans deux heures.

Je réfléchis.

— C'est tout.

— Alors, me dit-il, en avançant une superbe main dont l'auriculaire s'agrémente d'une chevalière, marché conclu ?

— Marché conclu, dis-je sans répondre à sa main tendue. Puis-je vous demander la raison pour laquelle vous prenez le risque de vous adresser à moi ?

— Parce que vous êtes le meilleur flic français actuel. Si le grand patron vous désignait pour cette mission, c'est qu'il le pense aussi.

— Je vous demanderais bien aussi comment vous êtes au parfum de notre conversation, mais je suppose que vous ne me répondriez pas ?

— Exact, commissaire, je ne vous répondrais pas.

J'éventre l'enveloppe d'un coup d'ongle, et je vérifie son contenu.

— Tenez ! fais-je en lui tendant le titre de transport, vous me le rendrez avec l'autre car je tiens à ce que les deux places figurent sur les mêmes vols.

Là-dessus je mets les traveller's dans ma poche et me lève.

— Je vous dis « merde ! » pour votre mission, murmure l'homme aux cigares.

— Et moi, je vous le dis tout court, réponds-je en regagnant la table où Pinuche a recommencé de charader avec frénésie.

— Qu'est-ce qu'il te voulait, ce type ?

— Un autographe, évasifié-je ; il croit que je suis le plus grand flic de France.

— Laisse-le croire, il s'agit d'un simple malentendu, plaisante cette vieille déconfiture de pomme. Dis voir, je suis aux prises avec la toute dernière. Plus que celle-là et je dois logiquement remporter la timbale : mon premier fait concurrence aux cigognes, mon deuxième mérite d'être cassé, celui qui dirige mon troisième peut douter de son épouse et c’est quand il est vide qu'on aperçoit le mieux mon quatrième.

Pendant qu'il tartine, je mate mon étrange « employeur » occupé à lever le siège. Il ramasse sa monnaie et quitte le restaurant sans me regarder.

— Et mon tout…, marmonne Pinuchet.

Il se tait, constate que j'ai l'esprit ailleurs et proteste :

— Ah ! non ! Tu ne m'écoutes pas. Mon tout est le mets des gens pressés.

Chou-croûte-gare-nid ! murmuré-je en regardant s'éloigner le pseudo (tout ce qu'il y a de pseudo !) Machinchouette.

— Tu croie ?

— Ben voyons : fait concurrence à la cigognes, c'est chou, à cause des bébés.

— Mais bien sûr !

— Mon deuxième mérite d'être cassé : croûte, parce que c'est agréable de casser la croûte.

— Pardine !

— Celui qui dirige mon troisième peut douter de son épouse : gare, vu que les chefs de gare sont cocue à ce qu'on chante !

— Et comment !

— Et c'est quand il est vide qu'on aperçoit le mieux mon quatrième : nid. Vu que l’hiver, les arbres sont sans feuilles et les nids sans occupants. Pour ce qui est du tout ; le mets des gens pressés, je pense que choucroute garnie correspond parfaitement à cette définition ! Maintenant laisse-moi t'affirmer, Pinuche, que si tu me poses encore une charade, je te fais bouffer ton chapeau, vu ?

— Mais puisque je te dis que c'est la dernière, San-A ! proteste faiblement le Chétif. Je ne sais pas ce qui se passe aujourd'hui, mais tu as un vrai caractère de cochon !

Peut-être parce qu'aujourd'hui tout le monde s'obstine à me faire dévier du droit chemin, non ? La probité morale est une espèce d'œuvre d'art, mes amie. Quand on a la chance de la posséder, on a horreur que les autres foutent leurs pattes sales dessus !

CHAPITRE III

— Pourrais-je vous voir un instant, monsieur le directeur, cérémonié-je au bigophone.

Il y a un bref silence. Le Dabe a grande envie de m'envoyer chez Plumeau pour me punir. Néanmoins, il accepte d'un bref : « Alors, immédiatement ! » qui foutrait des complexes à un troupeau de gorets. Je m'annonce dans son antre aussi sec. Le Vitrifié de la coiffe s'est composé une attitude de P.D.G. : bras croisée, buste droit, regard fixe, avec les sourcils en visière. Sa rosette étincelle comme le cataphore d'une bicyclette dans le faisceau des phares d'une voiture étrangère[2]. Il a fait bouffer son nœud de cravetouse et tiré sur ses manchettes dont les boutons représentent le buste de la Ve. (Autrefois, quand on parlait de la Cinquième, on pensait à Beethoven.) Ce buste représente une Marianne dont le bonnet phrygien s'orne de deux petites étoiles. C'est un cadeau d'Enhaulieu.

— Qu'avez-vous à me dire ? laisse-t-il tomber du bout des lèvres, comme crotte une chèvre.

— Rien, monsieur le directeur.

Ça lui en bouche un coin large comme une pissotière à huit places. Son œil de lapis-lazuli se délapise et se délazulise rapidos.

— Pardon ? lâche-t-il, comme un énergique employé des postes oblitère une lettre qui lui est tout particulièrement recommandée.

Un véritable coup de tampon dans la frite, ce « pardon ».

— Je voudrais vous demander la permission de fouiller votre bureau, monsieur le directeur, poursuis-je.

C'est trop fort pour sa dignité. Ça le prend au dépourvu, l'Amidonné de la raison sociale. Du coup, il ne sait plus que dire ni que faire. Ça échappe à son self-control. Il avait envisagé tous les cas d'exception, le Tondu : qu'on lui dise merde, qu'on le gifle, qu'on balance une grenade à manche dans son bureau, qu'on lui fasse pipi contre, qu'on renverse une poubelle sur sa moquette, qu'on lui fasse voir son derche, qu'on lui trempe sa rosette dans de l'encre de Chine, qu'on le chine, qu'on entre chez lui sans frapper, qu'on verse du fluide glacial sur son fauteuil, qu'on le déculotte, qu'on démissionne, qu'on lui pète au nez, qu'on lui parle sans faire concorder les temps, qu'on l'appelle Cul-d'œuf, qu'on le fasse asseoir dans de la blanquette de veau, qu'on lui crie « mort aux vaches ! », qu'on moque la République sans être président de la République, qu'on le mette à la retraite, qu'on glisse un munster dans le tiroir de son burlingue, qu'on ne s'essuie pas les pieds avant de passer sa porte, tout vous dis-je ! Il a prévu les brimades et les incongruités les plus raffinées, les impertinences les plus osées, les inconvenances les plus inconvenantes ; et il a étudié pour chacune une attitude, envisagé une sanction. Il se croyait paré, caparaçonné ; en un mot, prêt à tout. Mais il n'avait pas conçu cela, le dirlo. Qu'un de ses subordonnés lui demande la permission de fouiller son cabinet de travail, cette espèce de chapelle Sixtine, ce sanctuaire, ce mausolée, ce P.C., ce Q.G., cette passerelle, cette tour de contrôle, cette salle du Trône, cette Coupole, ce laboratoire, ce Cap Kennedy, ce phare, cette mosquée où le visiteur, grâce à un excès d'indulgence, peut entrer sans se déchausser.

Il me regarde, et ses yeux deviennent humains à force d'être stupéfaits. Il ne peut pas parler. Il voudrait : rien à faire ! A quoi bon produire des sons inarticulés qui ne feraient que saper davantage son standing ? Pour la première fois, il se sent vulnérable, le Vieux. Il se découvre faillible. Il est sujet à caution ! Il aperçoit ses limites ! L'ombre tricolore de la République, hune et indisponible, ne le protège plus. il a des trous dans le parasol ! Des zigzags dans sa parabole ! De la limaille de fer dans son hyperbole ! Il se fissure, il se craquelle comme un vieux bidet d'hôtel de passe. Il y a de la rouille dans sa dignité. Des ébréchures dans sa légende. Il n'opère plus sa jonction. Il disjonctionne. Sa fonction n'a pas créé en lui l'organe qui lui permettrait de subir ma hardiesse. Il bée, il béante, il hébète ! Bouche ouverte ! Yeux ouverts ! La stupeur est un trou, comme la curiosité. En cas d'alerte, l'homme devient une cavité dans laquelle il se terre.

— C'est l'affaire d'un instant, déclaré-Je, sans attendre cette réponse sous cul tanné qui ne viendra pas.

Je me mets à soulever les dossiers, à ouvrir les tiroirs, à décrocher les tableaux, à explorer les placards, à déclasser les classeurs, à trousser les lampadaires. Je m'arrête par moments pour étudier, pour détecter, pour déduire. Je ne m'occupe plus du Morfondu. Au bout d'un certain temps, il émet une espèce de râle, un vagissement geignard, un appel d'asthmatique :

— San-Antonio!… O o o!…

Le râle du pneu percé ! La plainte agonisante de la portière d'autobus à fermeture pneumatique. Le soupir grinçant du frein interrompant la noble, la logique fonction de la roue.

— Oui, monsieur le directeur ?

— Qu'est-ce que ça signifie ? interroge-t-il d'une voix harassée.

Je ne réponds pas tout de suite.

— Ceci ! fais-je tout à coup, en plongeant la main dans la corbeille de roses.

J'en retire un petit appareil qui serait carré s'il n'était passablement arrondi, et à peu près plat s'il était moins épais. Une des faces de l'objet est percée de trous. Je dépose l'appareil sur le bureau du Dabe.

— Je crois que le fleuriste vous a mis ça en prime, patron.

Ayant dit, je coule l'engin dans un porte-documents de cuir qui se trouve là (car s'il ne s'y trouvait pas je serais bien embêté).

— Comme j'ai l'impression que vous êtes, sans le savoir, en relation phonique avec un monsieur que je connais, il vaut mieux rendre cette oreille sourde, imagé-je, vu que le Vioque adore tout ce qui est métaphore et fait reluire.

Il reprend du poil de l'animal.

— Que se passe-t-il, San-Antonio ?

— Il se passe qu'on vous espionne très étroitement, monsieur le directeur. Vous permettez ?

Je décroche son tubophone et je demande au brigadier-accessoiriste[3] de m'apporter une lunette d'approche.

— D'où proviennent ces fleurs, monsieur le directeur ?

— Mais, heu… Cette corbeille m'a été livrée de la part de M. le vice-sous-secrétaire d'Etat à l'Incurie romaine, déclare le Désherbé du promontoire.

— La prochaine fois, monsieur le directeur, je pense que vous devrez examiner d'un peu plus près les délicates attentions dont vous faites objet. Si certaines gens « le disent avec des fleurs », il en est d'autres, vous voyez, qui « se le font dire » également avec des fleurs.

— Quelle aventure ! murmure le Big Boss, privé de sa superbe.

On toque à la porte, et le brigadier-accessoiriste entre, tenant à la main des jumelles de théâtre, ce qui est façon (toute faite) de parler, car où les tiendrait-il, je vous le demande !

Nanti de cet instrument d'optique, je m'approche de la fenêtre du Vieux et, bien planqué dans le pli des rideaux, je le braque sur l'immeuble d'en face. Il s'agit d'une maison grise et cossue. Je me mets à grossir chaque fenêtre, en commençant par l’étage correspondant à celui du bureau directorial. Il ne me faut pas cent secondes pour dénicher un type, armé de lunettes plus fortes que les miennes et occupé à faire comme moi, mais dans le sens contraire. Pour un peu, on pourrait s'examiner le fond de l'œil, tous les deux, se dire si on a de l'albumine.

Renseigné, je reviens près du patron.

— Je suis à vous dans dix minutes, monsieur le directeur.

— Mais…

Y a pas de mais. Ou s'il y en a, je ne veux pas les entendre. Je dévale les étages vu que l’ascenseur hydraulique est trop lent pour descensionner ma frénésie, traverse la rue au pas de charge et m'engouffre dans la maison d'en face.

J'ai bien pris mes repères. Le mec au périscope crèche au sixième, à droite.

Toujours caracolant, je gravis quatre-vingt-douze degrés (il m'en manque huit pour être en ébullition), et j'apalière[4] à l'endroit prévu. A ce niveau de l'immeuble, les appartements sont modestes. Jadis, le pauvre créchait plus haut que le riche. On croyait le punir ; jusqu'au jour où les architectes s'aperçurent qu'il jouissait, en fait, du bon air, de la vue et du silence. Dès lors les derniers étages d'un immeuble devinrent les appartements d'apparat.

Je respire un grand coup, manière de me désuffoquer les éponges, et je tourne le loqueteau de la porte de droite, une minable lourde barbouillée en brun excrément.

On n'a pas fermé à clef, et je pousse le vantail sans la moindre difficulté. Je pénètre dans un étroit couloir aux carreaux disjoints. C'est sombre, pisseux, malodorant. Le couloir mène à une grande pièce dont la porte-vitrée est entrouverte. Je m'annonce sur la pointe des sabots et j'avise mon zig du restaurant, le fameux Machinchouette, assis à califourchon sur une chaise qui mate avec de fortes jumelles le burlingue du Vieux.

Il n'est pas seulâbre dans la turne. Une vieille femme fibromeuse repasse du linge triste sur sa table de cuisine à l'aide d'un fer à repasser que n'importe quel antiquaire lui achèterait un prix raisonnable.

En me voyant entrer elle ne marque aucune surprise. Simplement elle me coule un regard myope et curieux ; sans doute me prend-elle pour un copain du voyeur. Je suis prêt à vous parier ma dernière dent de sagesse contre votre première vérole que Machinchouette a monté un petit cinoche à cette brave mémé ; en lui refilant un bouquet, œuf corse, pour son dérangement.

Mon organisateur de voyages ne m'entend pas radiner car il est coiffé d'un casque d'écoute qu'il tapote nerveusement. Nonchalamment, je vais jusqu'à lui et, d'un formidable coup de pompe, je fais culbuter sa chaise, si bien qu'il se retrouve les quatre fers en l'air, avec son casque de traviole et ses jumelles sur la poitrine.

— Eh bien, eh bien ! glapit la repasseuse en se précipitant sur moi, en voilà des manières !

— Ah ! vous, Poupette, écrasez un peu, sinon je vais vous envoyer repasser à la prison Saint-Lazare !

— De quoi, de quoi ? ne s'émeut-elle pas.

— Recel de malfaiteur, ça peut vous coûter plusieurs mois de ballon !

Pendant ce bref dialogue, l'ami Machinchouette a réintégré la position verticale et me sourit d'un air indécis.

— Vous avez percé à jour mes petits secrets, commissaire ? s'efforce-t-il d'affabiliser.

— En un peu moins de pas longtemps, camarade, lui dis-je.

Et là-dessus, je lui célèbre une mornifle qui ferait éternuer son râtelier à un hippopotame. Sa gôgne se met à enfler et à violacer comme dans un documentaire sur la culture de l'aubergine.

— Ah ! non, ça va comme ça ! dit-il. Vous avez une drôle de façon de vous comporter avec les gens qui vous engagent.

— Moi, je t'engage à changer de ton, eh, fesse de rat ! Si tu me prends pour ton larbin, tu te mets le doigt dans l'œil tellement profond qu'il faudra un spéculum pour en faciliter la sortie. Qu'est-ce que tu crois ? Que je suis à vendre contre un voyage au Brésil ?

Mes paroles attisent ma rogne. Je suis comme un incendie qui se soufflerait dessus pour mieux flamber. Voilà que je le biche par la courroie des jumelles et que je lui fais décrire un valdingue à travers l’humble cuisine de la darone. Il atterrit contre le poêle, dont il déséquilibre les tuyaux. Un nuage de suie s'abat sur lui, tandis qu'une moche fumée envahit la pièce. Poupette s'affole et crie « au feu ! ». Elle se demande si elle va pouvoir sortir de l'immeuble avant que tout crame ou si elle devra se payer un plongeon par la fenêtre. Elle s'y précipite. Mais la rue, vue de son merdeux sixième, l’impressionne et elle cherche à éviter les redoutables lois de la pesanteur.

Maintenant, Machinchouette ressemble à un petit ramoneur savoyard. Il tousse, il crache. Je lui virgule un coup de pompe dans la bouille, le voilà qui dédominote. Deux prémolaires fourbies à l’Email Diamant tombent dans la suie.

Il bave rouge. Je ne me sens plus. Ça m'excite. Les cris de la vieille se font plus aigus, la fumaga plus épaisse, la suie plus abondante. On s'enfume, on noircicote. On se trémousse dans un tunnel. Machinchouette essaie de se rebiffer, mal lui en prend. J'efface son crochet sans-éprouver la moindre douleur et j'y vais d'une danse carabinée. Coups de boule, coups de late, coups de poing. Le grand nettoyage de printemps, mes colombes. Recouvrant ses esprits et se rappelant le temps où les pompiers, ça la connaissait, Poupette cavale à l'évier pour s'emparer d'une bassine d'eau. Elle file tout sur le foyer. Un jet de vapeur explose ! Pacifie Express, les mecs ! Tchaoufff ! On recule, le mateur et moi. On se réfugie dans l'alcôve de la dadame. La rouste se poursuit contre son lit. Machinchouette essaie d'une contre-attaque en décrochant le grand cadre doré où Valentin, le défunt mari de notre hôtesse, considère nos ébats d'un œil fabuleusement con. Le partisan vosgien veut abattre ce portrait sur le mien. Je lance alors mon pied le plus haut possible et Valentin lui échappe des mains pour volplaner dans la cuistance. Il la traverse de part en part, le cher homme, pulvérise la fenêtre et quitte définitivement son foyer.

Machinchouette grimpe sur le lit, espérant contrôler la situation en la dominant. Seulement, il n'est pas dans un bon jour, car il a mis le pied sur la queue du minet qui somnolait au creux de l'édredon. Furax, l'animal lui mord la cheville. L'homme pousse un cri. Je lui recramponne les jumelles toujours suspendues à son cou. Il est puni par où il a péché et culbute. Cette fois, il est groggy.

Poupette se sauve à la poursuite de son mari. Les gonzesses, y a rien de plus tenace, de plus adhésif. Même quand ils sont morts, elles tolèrent pas que leurs bonshommes sortent sans permission.

A quatre pattes, noir et pas frais, mon chargeur de mission n’en mène plus large.

— Conclusion ? lui fais-je, en m'époussetant.

Mon adversaire halète, tousse, crache, bave, expectore, démuqueuse, expulse, sanguinole. Il louche sur ses deux dents qui brillent dans la suie et zozotte :

— Fe que f'eat bête, tout fa ! Fe que fa peut être bête !

Je ne sais pas ce qui se passe en moi, mais, brusquement, il me fait un peu de peine, Machinchouette.

— Je vous demande un brin pardon, camarade, lui dis-je, quand je vous ai trouvé là, avec vos jumelles et vos écouteurs, j'ai vu rouge. N'importe quel flic digne de ce nom aurait agi pareillement.

Il hausse les épaules, fataliste.

— Allons, debout, suivez-moi.

— Qu'est-fe que vous faites ?

— Bédame ! je vous arrête, gros malin. Vous ne pensez pas que je vais tolérer qu'un olibrius de votre espèce place des micros dans le bureau de mon supérieur et le surveille à la jumelle !

Il opine lamentablement.

— D'accord, f'est régulier, murmure-t-il, mais je vous en fupplie, commiffaire, retrouvez Marfial Vozien !

Alors, là, il me la coupe, me la sectionne, me la cisaille, me la tranche, me la décapite, me la tronçonne, me la débite (de cheval).

— O.K., arrêtez-moi, mais faites fe voyage. Vous refevrez tout à l'heure la feconde plafe que vous défiriez.

C'est pas banal ce qui m'arrive, mes lectrices-lecteurs, mais moi que vous connaissez bien, qui suis le plus réglo des poulardins, je me sens intimement autorisé par ma conscience à user d'un compromis avec cet inconnu. Un compromis qui pourrait bien me compromettre et me valoir la mise à la retraite suranticipée !

Nous nous regardons intensément. Avec nos bouilles pleines de suie, on a l'air d'avoir posé pour la publicité de Banania.

— D'accord ! lui dis-je. Je vous remets dans les mains de mon patron ; comme ça, vous pourrez le considérer de tout près, et vous expliquer avec lui. Je ne lui parle pas de votre proposition, je demande quelques jours de congé et je fonce au Brésil voir si j'y suis, ou si, à défaut, Martial Vosgien y est encore.

— Merfi ! dit-il simplement.

Et il se met à me suivre, tête basse, en se tripotant ses tabourets branlants.

* * *

— Antoine, mon grand, que t'est-il arrivé ? s'écrie Félicie en me voyant entrer, plus couvert de suie qu'un cul de chaudron.

— Une simple maladresse, m'man, j'ai voulu aider une vieille dame à ramoner sa cheminée, et puis tu vois…

— Donne-moi vite ton costume, je vais le porter chez le teinturier. Ton bon cœur te perdra !

Un peu gêné par ce compliment immérité, je grimpe à la salle de bains pour me redonner l'éclat du neuf.

La flotte mousseuse, d'un beau bleu des mers du Sud, dans laquelle je me mets à macérer ressemble vite à l'écoulement d'un égout. Je m'abandonne à l'eau tiède en chantonnant. Ça s'est bien passé avec le Vieux. M'est avis qu’il en a pris pour son grade suprême, le Tondu. Môssieur « Joyeuses-Pâques » jouait les Richelieu derrière son bureau… ministre, sans se gaffer qu'il avait un micro polisson sous son nez et qu'un dégourdi, à quelques mètres de là, comptait ses grains de beauté.

Lorsque je suis revenu, avec Machinchouette, j'ai éludé les questions du Dabe en chiquant au type durement éprouvé par une lutte ardente et noire (c'est le cas de le dire).

— Voici l'homme qui vous espionnait, patron.

— Comment avez-vous su ?

— Une discussion que j'ai surprise au café d'en face, entre lui et… un autre homme m'a mis la puce à l'oreille.

Puis, le prenant à part, je lui ai susurré :

— Verriez-vous un inconvénient à ce que je prenne quelques jours de congé ? Je ne me sens pas très en forme, ces temps-ci ?

Il m'a regardé attentivement, avec intérêt, sympathie même. Je ne sais pas si c'est mon visage barbouillé ou ma prouesse qui l'a impressionné, toujours est-il qu'il a opiné.

— Faites.

— Merci, monsieur le directeur.

Ç'a été tout.

Et maintenant, les gars, un qui chantonne dans son bain, c'est votre adorable San-Antonio. Il se dit que la vie est belle, le commissaire.

S'il savait ce qui l'attend, peut-être bien qu'au lieu de brailler du Jacques Brel il fredonnerait plutôt du Chopin. La Marche funèbre, par exemple !

* * *

Lorsque je débarque au salon, dans un beau peignoir en tissu-éponge vert amande (pour un flic, il devrait plutôt être vert amende)[5], m'man me dit :

— Pendant que tu prenais ton bain, on a apporté ça pour toi.

« Ça », c'est une pochette « Air France » et j'en sais le contenu. Effectivement, la pochette bleue contient deux billets de 1re aller-retour pour Rio de Janeiro.

Félicie qui sait à quoi s'en tenir, demande d'une voix qu'elle s'efforce de rendre indifférente :

— Tu pars en voyage ?

Yes, m'man. Demain matin.

— Où vas-tu ?

— Au Brésil.

— Mon Dieu ! Si loin ?

— Si loin, ça ne fait que douze heures d'avion, m'man. Rien n'est loin, maintenant.

Je secoue les billets qui ont déjà l'air de vouloir s'envoler.

— D'ailleurs, je n'y vais pas tout seul, ajouté-je.

— M. Bérurier t'accompagne ?

— Non.

— M. Pinaud, alors ?

— Non plus, m'man, je peux bien te le confier, je part avec une femme.

Elle rosit un peu, sourit et fait comme ça, en détournant les yeux :

— C'est un voyage… d'agrément, mon chéri ?

Fifty-fifty, m'man : Un boulot spécial, mais qui va me permettre de faire un beau voyage avec une femme que j'adore.

Sa roseur s'accentue, devient une vraie rougeur très intense.

— Ah ! c'est bien ! tu ne m'en avais pas parlé. Elle est intéressante, cette personne ?

— Je ne connais personne au monde qui soit plus intéressant qu'elle, m'man. Car c'est toi !

Cette fois, elle pâlit, ma Félicie. Ses beaux yeux doux se mettent à faire des vagues.

— Qu'est-ce que tu racontes, Antoine ?

— La vérité, m'man. J'ai l'occasion de t'offrir un bath voyage aux frais de la princesse, je ne vais pas la rater. Habituellement, quand on part, nous deux, c'est en Normandie ou, au mieux, sur la Côte. Pour une fois qu'on peut aller gambader par-delà les océans…

Elle est étourdie, ma brave vieille. Indécise, aussi. Vaguement épouvantée.

— Le Brésil ! dit-elle, à mon âge !

C'est pas batte comme réflexion ? Le Brésil, à son âge !

— Eh, m'man, joue pas les patriarches c'est pas dans tes emplois. Tu te figures que le Brésil et les avions sont réservés aux jeunes gens ? Chaque fois que je prend un zinc, je me trouve assis à côté d'une vieille Angliche ou d'une douairière amerloque qui pourrait être ta grand-mère, alors fais pas de complexes, je t'en supplie.

Elle hoche la tête, mal convaincue.

— Si loin, je n'ai pas l'habitude, tu comprends !

— Tu vas voir comme tu vas vite la contracter !

Alors, elle a une réaction qui me bouleverse, Félicie. Elle se met à pleurer. Pas des sanglots du genre simagrées, oh ! non. De chouettes larmes émues. Elle me saute au cou, met sa tête sur mon épaule et murmure :

— Comme Dieu est bon avec moi de m'avoir accordé un fils comme toi, Antoine !

M'man, elle est comme ça. Dieu, elle ne le met dans le coup que quand elle est contente ; lorsque tout baigne dans l'huile, elle le remercie. Mais elle se rebiffe jamais contre sa pomme quand ça merdoie dans le landerneau. Au contraire, elle l'implore. Il ne toucherait que des clients comme Félicie, Dieu, il pourrait organiser des référendums, lui aussi, il serait certain de passer à cent pour cent, sans que ses ministres (du culte) fassent la retape au coin des rues et sans être obligé de faire des apparitions lourdesques les veilles de scrutin. Il pourrait laisser croire aux fidèles qu'il est la République, Dieu, et prendre son valet de chambre comme pape de service. Tout est question de foi, comme dans la cirrhose. Le tout, pour réussir dans le mythe, c'est d'avoir un cadre. Certains, comme Jésus, se font clouer dessus, d'autres se montrent à l'intérieur. Quelle différence existe-t-il entre le gibet du Golgotha (mondain) et les tubes cathodiques, apolitiques et gallo-romains des téléviseurs, lorsqu'il s'agit d'impressionner les masses ?

— Laisse le bon Dieu tranquille, m'man, ton fils, tu te l'es tricoté toute seule. Tu sais, on n'a que les enfants qu'on s'est faits. Va préparer tes valises, et emporte du léger, car c'est l'été, là-bas.

Elle s'écarte de moi.

— L'été ?

— Mais oui. Et je vais même te dire autre chose : on va arriver juste pour le Carnaval, avoue que, quand je m'y mets, je fais bien les choses !

CHAPITRE IV

C'est la première fois qu'elle prend l'avion, m'man ; alors fatalement elle a un peu d'appréhension. Quand le car de piste nous amène devant le Boeing ; elle marque un temps d'arrêt avant de marcher vers l'appareil. Elle le considère d'un œil incrédule et murmure :

— Tu es sûr que ça peut voler, un monstre pareil ?

— Comme une plume, promets-je. Tu as peur ?

— Oh ! avec toi, de quoi aurais-je peur, mon grand ?

Pourtant elle monte l'escalier métallique comme si elle gravissait les degrés d'un échafaud. Dans son manteau de lainage gris, avec son petit chapeau de feutre traversé d'une épingle à tête noire, elle fait vachement province, ma Félicie. Pas du tout madone des sleepinges ! On dirait une dame de compagnie (de bonne compagnie).

Une bath hôtesse blonde et rieuse nous réceptionne. Elle prend le manteau de ma brave femme de mère, le plie soigneusement et le loge dans le filet. Je laisse le coin hublot à m'man et lui explique comment elle doit attacher sa ceinture.

— Dire que j'ai connu les tramways à impériale ! soupire-t-elle. Seigneur ! ce que le monde va vite !

Quand la sémillante hôtesse nous passe le plateau de bonbons-prédécolleurs, Félicie la remercie chaleureusement.

— C'est très gentil à vous, mademoiselle, vraiment, je ne sais pas si je dois oser !

Je me penche sur m'man et je murmure :

— Oh ! dis, m'man, on n'est pas au thé de la sous-préfète ; c'est la compagnie Air France qui rince. Et tu vas voir, t'as pas fini de recevoir des cadeaux…

Je lui parle d'abondance afin de lui escamoter les affres du décollage. Mais le zinc dépiste sans bavure, dans une chaude ambiance musicale ; et il n'a pas atteint son altitude de croisière que, déjà, le steward se pointe avec du Dom Pérignon seigneurial.

Félicie est éblouie.

* * *

Après la première collation, bercée par le chuchotement des réacteurs ma mère s’endort, les mains jointes sur son ventre. Je me lève doucement afin d'aller faire un tour au bar. De plus en plus, les transports aériens rivalisent de vitesse et de confort, si bien qu'un jour, la première neutralisera le second. A quoi serviront les courts de tennis, la piscine, le bowling et la salle de danse du bord lorsque les zincs feront Paris-New York en dix minutes ? Mais ça ne sera qu'une étape, le jour viendra où avant de s'endormir, comme on tube au service du réveil, on filera de Paris un coup de turlu à une compagnie spécialisée en disant un truc du genre « Ici, matricule 188113 série Q, voulez-vous me réveiller à Honolulu demain matin à 8 heures, je vous prie ? »

En ce temps-là, on marchera tous à la carte perforée, les mecs. L'homme aura supprimé la distance et réalisé l'instantanéisme, c'est couru, promis, juré, souscrit ! On se déplacera par ondes courtes, sans autre effort à faire que de le vouloir.

Tous pensionnaires chez I.B.M., mes drôles. Electronifiés jusqu'au fondement, je jure. Avec des boutons partout, comme de l'acné juvénile de robot ! Ça se prépare, ça s'élabore. Ils en auront de la veine, nos mômes, quand ils seront vieux cons ! Déjà, ils ont pas a se plaindre. Voyez les parkings des lycées. Vous avez tout de suite trois cents bagnoles et douze vélos. Les bagnoles sont aux élèves et les vélos aux profs. Ça bascule, je vous dis !

Je pense à tout ça, du haut de mes dix mille mètres en m'asseyant sur un tabouret du bar. Le steward me demande ce que je veux et je lui réclame un double scotch. Le coucou trace dans un ciel d'azur. Ce n'est déjà plus L'hiver, là où nous sommes. L'hiver n'est qu'à ras terre ; très haut, c'est toujours l'été.

Je vide mon glass et m'apprête à quitter le bar lorsque quelque chose de plus que pas mal pénètre dans mon champ visuel. Une fille, mes amis, qui ferait bien de ne pas aller jusqu'au poste de pilotage, sinon le boeinge va écrire 8.888 dans le ciel en fumée majuscule. La môme que je vous cause est grande, mince, avec une poitrine qui irait à mes mains comme un gant. Elle porte un pantalon étroit, bleu ciel (ce qui est de circonstance), des bottes en cuir souple qui lui montent au-dessus des genoux et un chemisier de soie blanche. Elle est brune avec de longs cheveux. Elle a le regard clair, pas exactement vert, plutôt jaune. Ses cils ont l’air naturels malgré leur longueur. Elle tient sous son bras une sorte espèce de machin blanc qui si je lui mords la queue et qu'il aboie s'avérera un dérivé du chien. Elle s’approche du bar, hésite, s'installe sur le tabouret voisin du mien et dit au barman qu'elle aimerait un manhattan, ce, avec l'accent anglais d'une Française qui tient à faire croire qu'elle a l'accent anglais. Une petite sucrée, quoi ! Style : où t'habites, y'a un égout (rayez les lettres inutiles, merci).

Elle dépose sur le comptoir d'acajou la petite bricole blanche toute pantelante. Je ne me suis pas gouré ; il s'agit bien d'un clébar. Ça doit valoir une fortune, cette larve à poils et a côté de son pedigree, celui de la reine d’Angleterre doit ressembler à la fiche d'état civil d'un enfant trouvé.

— Ce que c'est mignon, ces petites bêtes ! me pâmé-je en avançant la main vers l’animal.

L'ordure, qui me paraissait sous le coup d'un anesthésique, me mord le doigt sans proférer un son. Une série de perles rouges me ponctue l'index. Si je m'écoutais, j'écraserais cette vermine d'un coup de poing ; mais la force de l'homme énergique consiste à se faire la sourde oreille.

— Uku n'aime pas les hommes ! dit la beauté bottée, assez sèchement.

— C'est un point que nous avons en commun, assuré-je plaisamment en étanchant mon sang avec mon mouchoir.

Elle a un sourire' snobinard. C'est pas à la contrepèterie que je risque de me faire cette mémé, croyez-moi.

Ce qui m'indispose chez les Marie-Chantal, c'est leur gravité. Les bêcheuses se croiraient déshonorées de rire un bon coup. J'en connais : ah ! les horreurs ! Vous pouvez vous déballer l'artillerie de marade, vous peindre en vert les chatouiller avec une plume de paon, leur amener De Funès, leur lire mes livres, leur montrer la photo de M. Couve de Murville en barboteuse, tout ce que vous obtiendrez c'est une grimace d'hépatique.

Et dans le fond, le snobisme, ça ne proviendrait pas du foie ? Ou d'une constipation tenace ; peut-être. Je serais toubib j'aurais à cœur de me pencher sur la question. Je voudrais leur explorer le colon à ces frangines malgracieuses, leur passer tous les orifices au rince-bouteille histoire de m'assurer que ça ne vient pas d'une quelconque obstruction, leur marotte de simagrer. Quand une nana a vingt berges, vous admettrez que ça n'est pas normal qu'elle se trémousse le fion d'un air austère, qu'elle exhale des soupirs à décoiffer une harde de cerfs[6], qu'elle parle à travers un cul de poule et qu'elle se croie obligée de prendre l'accent anglais, hein ? Si ce ne sont pas ses organes ventraux qui tirebouchonnent, alors c'est un dérèglement glandulaire, mes filles ! Faut qu'elles courent se faire explorer l'intime par un spéléologue de la table à béquilles. A moins, encore, que ça ne cinématographe dans leur terrine ; oui, ce serait plutôt ça : le caberlot ! Elles se racontent des trucs en vistavision mis en scène par Sa Majesté Arrondissement XVI, l'un des derniers souverains de France. Elles s'imaginent que c'est géographique, le standinge. Pauvres d'elles !

Ma compagne de voyage est fardée comme pour affronter les sunelaïtes de la téloche. Elle a une couche de fond de teint plus épaisse que celle d'Ugène Hérald quand il vient faire une petite séance de Françaises-Français chez nous, le soir, entre le feuilleton et le fromage. En plus, elle a du vert aux yeux. Un vert bien épais, bien vénéneux, bien étalé : Quand elle ferme les chasses, cocote, elle doit ressembler à Dracula : tout cela, notez bien, ne l’empêche pas de rester drôlement comestible. Je suis sûr, une bergère comme mam'zelle Chochote, avec un gant de toilette mouillé et une tarte dans le museau, on doit pouvoir la rendre appétissante.

— Il a du caractère, hein ? déclaré-je en me suçant l'index ; c'est quoi comme race ?

— Un yesmaâme bouclé royal dit-elle sèchement, comme on répond au monsieur qui vous demande son chemin au moment où vous courez derrière votre autobus.

— Magnifique ! déclaré-je, c'est le deuxième que je vois. Mon ami Frank Sinatra en a un, mais le vôtre est plus beau !

Du coup, elle me vote une grosse bouffée d'intérêt, la môme bottée.

— Vous connaissez Sinatra ? s'exclame-t-elle.

Comme quoi, dans la vie, vaut mieux être psychologue que gendarme, mes amis. D'accord, on sent moins des pieds, mais on peut tout de même se rendre intéressant.

— Ce serait malheureux ! répondis-je, évasivement.

Les réponses évasives sont celles qui portent le plus, car elles laissent entendre tout ce que vous n'oseriez pas inventer.

— C'est la première fois que je rencontre quelqu'un qui connaît Sinatra, reprend la ravissante, comment est-il ?

Tiens ! elle vient d'oublier son accent britiche.

— Merveilleux ! laconiqué-je derechef, car je parle couramment le seizièmarrondissement moderne, et je peux le lire dans le texte.

— C'est pas vrai ! s'exclame-t-elle, et dans le privé ?

— Inouï !

— Non ?

— Parole !

— Il est tellement sexy ! bredouille la môme.

Mettre en doute pour mieux déclencher la louange, c'est classique. Faut que je lui en donne pour son émerveillement, à cette chérie. Que je lui fasse frissonner le monde extatique.

— C'est pire ! réponds-je.

— Comment ça ?

— Il a un potentiel de sensualité terrible.

Elle salive difficilement.

— On raconte qu'il a deux piscines…

— C'est lui qui fait courir ce bruit, par modestie ; en réalité, il en a dix-huit.

— Allons donc !

Je fais mine de compter sur mes doigts en remuant les lèvres, les yeux mi-clos. Au bout d'un temps de marmottement, j'élève progressivement le ton :

— … la piscine à champagne, ça fait quatorze, celle à nénuphars, ça fait quinze. La piscine du chauffeur, seize ; celle du pasteur quand il passe ramasser son chèque de cent mille dollars pour le denier du culte, dix-sept, et la piscine du chien, dix-huit ; mais oui, c'est bien ça !

— Et vous dites qu'il a un yesmaâme, lui aussi ?

— Franky n'a que des yesmaâmes. C'est son quatrième. Le précédent est mort des oreillons ; si je vous disais que je l'ai vu pleurer pendant l'enterrement ! Je le faisais remarquer au prince Rainier qui se trouvait à côté de moi dans le cortège. Frank, lui disais-je, a une voix d'or mais un caca de velours.»

Un peu d'humidité fait scintiller le regard de ma camarade de Boeing. Elle embrasse son clébar, lequel lui file un petit coup de langue sur le nez.

Un qui se boyaute ; c'est le steward. Il n'y tient plus, le camarade Air France. Il a tout essayé : de tousser dans son mouchoir, relacer ses godasses, ranger ses bouteilles. Il finit par s'évacuer de dos pour cacher un peu sa rifouille.

— Vous êtes dans le show-bises ? demande la fille.

J'aime bien qu'une greluse me questionne ; ça prouve que je l'ai acupunctée au bon endroit !

— Non, fais-je, je suis grand reporter.

— Quel journal ?

J'ai un rire supérieur :

— J'appartiens à une chaîne américaine, la Deconning Rewriting Conspiration.

— Et vous travaillez avec les journaux français ?

Je fais la moue.

— Au lieu de vider ma corbeille à papier à la poubelle j’expédie son contenu à France-Soir ou au Figaro afin de leur assurez de temps en temps une première page convenable…

Elle me regarde maintenant avec des yeux poussée à leur maximum d'ouverture.

— Qu’est-ce que vous venez de faire comme reportage ?

Je secoue la tête.

— C'est secret, mais à vous je peux bien le dire : je me suis assuré l'exclusivité mondiale sur l'opération du pape.

— Le pape a été opéré ?

— Surtout n'en parlez pas, car la nouvelle n'a ps encore été ébruitée. Figurez-vous que le Saint-Père a changé de sexe, phénomène d'osmose. Ça lui a pris à partir du moment où il a mis une robe blanche et l'anneau pontifical. Vous voyer le tableau : un souverain pontife auquel on écrit en ces termes : « Très Saint-Père et Chère Madame »…

Elle condescend à sourire.

— Vous êtes drôle, assure-t-elle avec la voix qu'on prend pour annoncer que grand-papa ne passera pas la nuit. Vous allez jusqu'à Santiago ?

— Oh ! Non, le Chili est trop étroit et j'aime trop mes aises. Je descends à Rio.

— Moi aussi, se réjouit-elle.

M'est avis, les gars, que j' ai très vite placé nos relations sur leur orbite. Un poil de vantardise, une mesure de calembredaine, un zest d'œil glauque, et embarquez !

— Vous voyagez toute seule ? — je demande.

— Oui, mère avait la migraine.

— Pour votre agrément ? insisté-je.

Elle fait la moue.

— Pas tellement, raisons de famille. Quand le devoir commande ; n'est-ce-pas ? il faut savoir y mettre du sien :

— Je parie que votre famille a des intérêts au Brésil et que vous…

Elle m'arrête d'un énergique hochement de tête.

— Pas du tout. Je suis un peu, si vous voulez, dans la situation de M. Maufrais qui explorait l'Amazonie à la recherche de son fils disparu. Moi, c'est mon père que je pars chercher.

— Votre père ? m'étonné-je, à juste titre me semble-t-il.

— Je suis la fille de Martial Vosgien, l'homme politique réfugié au Brésil.

Un qui renverse son double scotch sur son double pantalon, c'est le fortichimo San-Antonio, mes très belles ! Me bousculer cette nouvelle juste au moment où je biberonnais, c'est dingue dans son genre, non ? Je risquait d'avaler mon glaçon, ni plus ni moins. Vous me voyez, ensuite, gobant des mégots incandescents pour le faire fondre ?

— Vous êtes Mlle Vosgien !

— Oui. Carole Vosgien. Figurez-vous que père a disparu. Il nous écrivait régulièrement, et puis, tout à coup, fini : plus de nouvelles. Ses amie de Rio sont incapables de nous dire ce qui lui est arrivé ; inquiétant, non ?

Elle parle de ça comme elle parlerait du jeu des sept erreurs. Pour elle, c'est un simple fait divers, le prétexte à un beau voyage.

Je lui désigne Uku, qui joue toujours les manchons oubliée sur le bar.

— Et c'est sur votre molosse que vous comptez pour retrouver la piste à papa, demandé-je.

* * *

Moi qui raffole de la cuisine au beurre, j'aime que mes enquêtes baignent dans l'huile. Quand ça s'harmonise, d'emblée, c'est bon cygne, comme disait Saint-Saëns (dont le plus développé était celui de l’ouïe). Or, dans le cas qui nous intéresse (du moins j'espère qu'il vous intéresse également), tout s'emboite magistralement comme sur une fresque à la gloire de la sodomie. Mordez le topo, mes bons caves : le Vieux me propose une mission qui dépasse le cadre de mes activités, je la refuse. Là-dessus, un partisan de Vosgien me contacte pour me demander de retrouver icelui, preuve qu'il a bien disparu. Je prends l'avion et la première personne que j'y rencontre, c'est la fille du disparu. Mince ! y a de quoi se la léguer par testament au Musée de l'homme pour continuer d'épater les femmes après son trépas, non ?

Je m'en pourlèche la matière grise, mes chéries. Il se dit, votre San-A, que lorsqu'on est vergeot, c'est pour la vie. La chance a toujours fait mon ménage au poil, et voilà que ça continue ! Pour le coup, cette bergère qui me tentait devient un objectif professionnel. Faut que je me l'horizontalise pour l'avoir dans ma marmotte aven mes outils de travail. On dit toujours qu'il ne faut jamais mêler la bagatelle et le boulot. C'est peut-être vrai dans l’import-export, la charcuterie fine ou le trapèze volant, mais chez nous, les guerriers de l’ombre (oh ! que c'est bien dit !) il en va touautrement[7], et nous sommes bien souvent obligée de bâtir nos enquêtes comme les castors bâtissent leurs H.L.M. Dans la conjoncture actuelle, la chose n'a rien d'un pensum, croyez-moi.

— Vous n'aviez donc pas accompagné votre père dans son exil ? attaqué-je.

— Non, j'achevais mes études à Bouffémont, et mère a dû rester à Paris à cause de son kinési. Elle a un gars formide. Seuls ses massages particuliers la soulagent de ses violentes migraines.

Je vois ça d'ici. Je les imagine vachement particuliers, les massages en question. Plutôt que de jouer les proscrites, elle préfère se faire embrocationner à domicile, la dame Vosgien. Elle est peinarde pour se faire triturer la cellulite, et quand on sonne à la lourde, elle est au moins certaine que ça n'est pas son vieux qui radine à l'improviste.

— Et vous dites que votre papa a disparu ?

— De façon très inquiétante, balbutie Carole, en lissant les poile d'Uku. Mère et moi, nous sommes persuadées qu'il a été enlevé par les polices parallèles !

— Ah ! oui ?

— C'est la politique qui a perdu père ; il n'y a plus de place pour un chevalier Bayard à notre époque.

— Ça s'est opéré comment, cette disparition ?

— Un matin, il est sorti de sa maison pour aller acheter des livres à la librairie française de Rio. Et il n'est pas rentré. Je suis très pessimiste.

Franchement, ça n'a pas trop l'air de l'émouvoir, le supposé kidnapping de son dabe. Cette môme, ma parole, elle bivouaquerait sur la tombe de ses parents pour peu qu’elle soit à l'ombre et qu'on y jouisse d’un beau panorama. Moi, on me sucrerait Félicie, je voudrais un peu griffer les murs ! Quelle drôle de family, ces Vosgien. Je pige très bien leur point de rupture. Lui, un exalté, un chevalier partant en guerre contre les moulins à vent. Sa bobonne qui se rabat sur les masseurs musclés. Et entre eux, leur gamine qui apprend l'indifférence, qui devient bêcheuse.

— Comment vivait-il à Rio ?

— Dans une maison de location avec sa vieille secrétaire et son lieutenant.

— Vous êtes allée le voir depuis son exil ?

— Jamais !

— Votre mère non plus ?

— Non plus. Dites, le Brésil, ça n'est pas la porte à côté.

Et pourtant, ses féaux l'ont suivi, le leader politique !

— Que disent ses familiers ?

— Ils se rongent les sangs et nous ont demandé de venir afin qu'un membre de la famille soit là pour réclamer une enquête officielle et agiter un peu les pieds dans le plat de la police brésilienne.

Alors, Carole est partie avec son cador de sofa, ses bottes de sept lieux et son accent anglais intermittent.

— On va peut-être se voir à Rio ? suggère-t-elle. Ça ne serait pas un bon sujet d'enquête, pour vous, la disparition de père ?

Eh ! dites, les gars, ça continue de pas mal grimper, mes actions, on dirait. V'là mam'zelle Auteuil-Passy qui me propose à brûle-pourpoint ce que je m'apprêtais à lui demander en catimini. Y a même plus besoin de parler pour être servi. Ah ! ils font bien les choses, sur Air France !

Je réprime ma satisfaction.

— Faut voir, fais-je en ayant l'air plus poli qu'intéressé.

Elle fronce les sourcils.

— Ça n'est pas une vedette, père, à l'étranger ?

Je me compose un sourire que je voudrais pouvoir admirer dans une glace tant je le sens mesuré ; à la fois indulgent, apitoyé, ironique, attendri et paternel.

— Ecoutez, mon petit cœur, ça dépend de ce que vous appelez l'étranger. Je ne dis pas qu'à Monaco, et peut-être même dans le Genevois, on ne sache pas qui est Martial Vosgien, mais vous savez, le général de Gaulle excepté, la politique française ne passionne personne.

— Oh ! tout de même ! se rebiffe Carole qui n'apprécie chez son père que sa célébrité, mais qui y tient.

— Je vais vous donner un exemple, insisté-je, connaissez-vous le nom du président de la République brésilienne ? Non ! Moi non plus. Pourtant, le Brésil est quinze fois plus grand que la France, deux fois plus peuplé et nous sommes, vous et moi, des gens plutôt civilisés. Alors, pourquoi voudriez-vous que soit connu dans d'autres pays le nom d'un politicien français sous prétexte qu'il est l'ennemi juré du régime ? Cela dit, m'empressé-je d'enchaîner en voyant la fumée lui sortir des naseaux, je pense que, bien montée, et en soulignant son côté mystérieux, l'affaire est peut-être susceptible d'intéresser la Deconning Rewriting Corporation…

Son regard qui charbonnait retombe en cendres.

— Vous croyez ?

— J'espère. Où descendez-vous, à Rio ?

— Chez père, puisqu'il a une maison et du personnel, et vous ?

— Ben voyons : au Copacabana Palace ! dédaigné-je. Nous atterrissons à 15 heures, heure locale, voulez-vous que nous dînions ensemble ?

— Oh ! chouette ! fait-elle spontanément, moi qui me demandais comment passer la soirée ! Parce que je dois vous dire que la secrétaire de père n'est-pas une marrante.

— Voulez-vous que je passe vous ramasser sur le coup de 8 heures ?

— Banco ! dit-elle d'un ton dégagé.

— Alors, donnez-moi votre adresse.

Bien que possédant déjà celle du leader politique, je la renote, ainsi que son tubophone. Comme ça, on ne pourra pas dire que je manque d'adresse ! J'achève de griffonner lorsque la blonde hôtesse vient nous annoncer que la séance de cinéma va commencer. J'ai envie de lui répondre que pour moi, elle a déjà démarré, mais je me contente de lui dédier mon sourire enjôleur façon grande-croisière, et je vais rejoindre Félicie.

M'man sourcille un brin en me voyant surgir sur les talons de cette pin up. Elle se dit que son Antoine perd pas de temps et je sens qu'elle en éprouve une secrète fierté maternelle. Les mères aiment bien voir caracoler leurs rejetons sur les sentiers parfumés de la petite vertu. De ce côté-là, je dois convenir que je ne l'ai jamais déçue, Félicie. Elle ne l'a jamais trouvé feignant à l'ouvrage, son grand fiston.

— Tu as fait des connaissances ? murmure-t-elle, mine de rien, pendant que le steward déroule l'écran au bout de la travée.

J'ai raconté déjà l'objet de mon voyage à ma vieille. J'avais besoin de son approbation et je l'ai obtenue. Elle a trouvé que j'avais bien agi, m'man, en refusant de rechercher Vosgien pour le compte de quelqu'un, mais en opérant au titre d'assistance à personne en danger.

— Devine qui est cette fille, m'man, lui roucoulé-je à tympan portant.

— Une vedette de cinématographe ? suppose-t-elle.

— T'as perdu ! C'est la fille de Martial Vosgien !

Elle en est abasourdie, la chérie.

— Ça, alors, pour une coïncidence !… dit-elle en regardant Carole entre nos dossiers de siège.

— C'est une foutue pimbêche qui me paraît avoir autant de cœur que le train d'atterrissage de cet avion. Je lui ai dit que j'étais un grand journaliste, et elle m'a demandé illico d'écrire des papiers sur son vieux, c'est-à-dire, en fait, sur elle. Elle se voit à la « une » des grands magazines, dans des postures canailles, avec son horrible chien.

Je me tais car le film commence. Ça raconte une belle histoire d'amour, avec beaucoup de larmes et de poils autour. Y a deux hommes qui aiment la même femme. Ils sont jaloux, l’amant finit par tuer le mari, mais la femme le fait arrêter, car elle en aimait un troisième en secret, et c'est elle qui a tout combiné pour se débarrasser de ces deux ballots.

Si vous saviez comme c'est beau, poignant et en couleurs naturelles ! Quand on visionne un truc pareil, on se rend nettement compte que les femmes sont des garces. Qu'elles nous manœuvrent, pauvres pommes que noue sommes !

Ce que le murmure soyeux des réacteurs n'avait pas pu faire, le film le réussit admirablement ; je m'endors à la quatrième bobine.

* * *

Le temps de cristofcolomber en criant « Terre ! Terre ! ». Le temps de se dire que tout là-bas, cette belle eau verte à moustache blanche, émaillée d'un archipel de pains de sucre est fatalement le Pain de Sucre, nous nous posons.

— Rio de Janeiro ! murmure Félicie comme on récite un poème.

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