J’ai conservé de mon adolescence une fraîcheur d’esprit vraiment hors concours. Ainsi, lorsque je vais à un rembour, mon palpitant bat sur un rythme particulier. Je suis zému, parole ! Comme un collégien. Vous ne trouvez pas, vous autres, que c’est émouvant de rencontrer une femme ? J’entends : pour la première fois ? On se fait des idées, on bâtit, on l’idéalise, on mouille moralement. Bien sûr, je vous sors des tartines auxquelles vous ne pigez rien. Des emmanchés comme vous autres, pour qu’ils comprennent les grands sentiments, faudrait les rééduquer dans une école pour mous-de-la-tronche !
Enfin, ça fait plaisir de s’extérioriser, même devant des pots de géraniums ovipares ! Au fond toute la vie est ainsi : on montre ses richesses voilées à des gens ou à des choses indifférents.
Tenez, mon avantage principal, mon… Vous voyez ce que je veux dire ? Eh bien ! c’est à des murs que je l’ai fait voir le plus souvent ! Malheureux ? Non. Quand on pense à toutes les dames qui lâchent dix points pour s’installer devant une toile où on leur passe, à plat et en noir, la bouille de Michel Simon ! Oui, c’est triste !
Ah ! un premier rendez-vous ! C’est ce qu’on fabrique de mieux en matière de sensations doucereuses. La rencontre ! Chacun prend les mesures de l’autre. « Tiens j’avais pas remarqué qu’elle avait une tache de vin dans le cou… »
Et puis on se quitte, on se retrouve, la routine commence. Saloperie ! Le voilà bien le vrai chancre de l’humanité ! La grande bouffeuse d’illusions ! Le cancer de la poésie… Le morpion de la liberté…
La routine ! Avec ses habitudes grises, son accablante permanence ! Son prévu, son inéluctable… La routine, immuable, perfide, moisie, corrosive ! La routine et ses traites acceptées, ses oui sacramentels, ses bains de pieds du dimanche, ses un-an-et-un-jour, ses neuf mois, ses cinquante-deux semaines, sa chiotte de calendrier, son horloge parlante ! Au quatrième top il sera l’heure de vous faire tartir, l’heure de jouer à papa-maman, l’heure d’y aller du cigare, l’heure de mener les mouflets at the public school.
C’est sur ces pensées pessimistes que je débouche au Pam-Pam de l’Opéra. La boîte est comble. Beaucoup d’étrangers. Le quartier Opéra avec les Champs-Zé, c’est la m… pour ça : tous les Ricains, tous les Englishes, les Scandinaves, les Teutons hantent ces lieux. Ils sont désemparés par le Gross Paris et ils mijotent dans les lumières. Des fois qu’un apache leur planterait un portemanteau dans un coin d’ombre ? Y a des trucs plus cotons qui ne sont jamais arrivés !
J’avise la secrétaire de Pauvel, assise tristement au fond de la première salle, anxieuse. Elle guette farouchement la lourde. Probable qu’elle doutait de ma venue car, lorsque mes quatre-vingts kilos s’encadrent dans le tambour, elle a un sursaut d’allégresse et son vitrail s’illumine.
Elle s’est foutue sur son 31, la donzelle. Et vraiment elle vaut qu’on cloque la montre du grand-vieux au clou pour la sortir. Elle porte un tailleur jaune avec un col de panthère-imitation, qui lui va à ravir. Je sais pas si je vous l’ai dit, mais elle est rousse, plutôt acajou, et ça va admirablement avec ses flamboyants verts.
Pour les formes, ayez confiance, un aveugle retrouverait son chemin sur sa géographie… Quant à son tiroir-caisse, il est tellement bath qu’on ne peut plus regarder ailleurs lorsqu’on l’a repéré.
— J’avais dans l’idée que vous ne viendriez pas, murmure-t-elle en me tendant la main.
— Pourquoi, je suis à l’heure, non ?
— Oui, c’est moi qui étais en avance…
Je me dis qu’elles le sont toujours, la première fois ; seulement après, dès qu’elles ont mesuré le bonhomme, on peut venir au rendez-vous avec de quoi tricoter ou les mots croisés de Favalelli.
Je lui débite les salades d’usage : à savoir qu’elle est ravissante, qu’elle se loque avec un goût inouï, que son parfum est d’une rare délicatesse et qu’à côté d’elle, B.B. c’est zéro.
Elle gobe tout ça comme une demi-douzaine de fines belons et se trémousse vachement. Je me serre tout contre elle sur la banquette, nos deux chaleurs font bon ménage. Une cuisse de fille contre la vôtre ça vaut tous les tricots Rasurel du monde ! Parole d’honneur ! Et l’honneur, je sais ce que c’est : j’en ai eu quand j’étais jeunot !
Bien entendu, sa première question est pour s’enquérir de mon blaze.
— Vous avez un drôle de nom, je me rappelle, dit-elle, vous êtes étranger ?
— Non, mon grand-père seulement, il était savoyard. Vous savez ? Les petits ramoneurs qui ont une échelle dans le dos et qui ressemblent à des pingouins !
Elle se gondole.
— Vous êtes farceur… Dites, quel est votre prénom ?
— Antoine, dis-je, c’est pas cochon, hein ? Mais vous pouvez m’appeler Tony : ça fait con mais toutes les filles aiment ça !
— Moi pas, déclare-t-elle. Antoine est beaucoup plus joli.
— Et vous ?
— Je m’appelle Annette.
— Dites, ça fait Musset, vous ne trouvez pas ? J’en mangerais !
Elle minaude…
— Ce que vous êtes farceur. Quelle est votre profession ? Représentant, je parie ?
— Tout juste !
— Qu’est-ce que vous représentez ?
— Des parapluies, dis-je…
— Ne vous moquez pas de moi !
— Oh ! ne parlons pas de boulot, Annette. Si on s’offrait plutôt une soirée d’oubli ? Tenez, je connais un petit restaurant champion, rue de l’Arcade : Chez Max ! Le champion du homard Thermidor et du poulet en brioche…
Ces mots la font saliver. Elle se rapproche encore de moi parce qu’elle prend de l’estime. Un gnace qui vous propose tout cru de jaffer du homard, c’est quelqu’un à considérer. Et, entre nous et la gare de Lyon, elle me considère, Annette…
— On va boire un whisky, je propose.
— Oh ! non, c’est trop fort.
— Pensez-vous !
Mon plan, c’est de la faire écluser sec. C’est le plan de tous les Français qui sortent une pépée, notez bien ; mais j’y ajoute une intention particulière. Je me dis que l’alcool délie les langues, or j’ai tellement de choses à apprendre sur Pauvel !
On écluse deux glass et je lui demande si elle est prête. Elle cramponne un joli imper en nylon arachnéen et se lève.
En deux temps trois mouvements, on est dans le tapis de mon pote Max, le roi du homard Thermidor ! Max c’est un zig vachement à la page. Il a vite fait de prendre vos mesures. Un petit coup de saveur et il pige tout. Quand je débarque avec mon lot, il se précipite. Prudent. Il risque pas de me refiler mon titre ou même de me reconnaître. Il attend.
Je lui fais un petit clin d’œil et j’annonce la couleur :
— Salut, Max ; on pourrait dîner ? J’ai eu une journée chargée en clients et ça m’a foutu les crocs. Dans la représentation, on fait tintin pour le repas de midi un jour sur un !
Max nous conduit à une table au fond de la salle, juste derrière le vaste aquarium où des poissecailles exotiques cherchent à se bouffer la rate dans un grand chatoiement de couleurs délicates.
— Je vais vous dorloter, dit-il… Voulez-vous me laisser faire ?
— On peut lui voter la confiance, j’affirme à la poulette.
— Je n’en doute pas, minaude-t-elle.
— Bon, fait Max, alors je vous annonce une truite aux amandes et un canard à l’orange, qu’en dites-vous ? Pas la peine de vous combler l’estomac avec des amuse-gueule. Pour déguster, faut avoir faim… Derrière les fromages, je vous réserve une de ces pâtisseries dont vous n’avez aucune idée !
— Gi go, Max !
La souris déclare qu’elle va aller se passer un peu de flotte sur les salsifis. Elles disent toutes ça lorsqu’elles vont gauler.
— Dis donc, plaisante Max, tu l’as pêchée chez Christian Dior, cette gamine ? Tu ne vas pas t’embêter !
Cette prédiction énoncée, il se trisse vers ses marmites.
Les vins sont toujours de première bourre chez Max. On vide une bottle de blanc et on attaque gaillardement le canard avec devant soi une poussiéreuse bouteille de Pommard. Ne serait-ce que pour la rime !
La gosse est aux anges. Elle bâfre que c’en est un bonheur ! Ce soir elle pense plus à la ligne, Annette. La ligne sera pour demain : carottes râpées, yaourt, pomme. Menu Marie-France. Paraît qu’on croque trop chez nous. Tous les magazines féminins vous l’impriment. On chahute avec le foie, l’estom, le pancréas, la vésicule et je ne sais pas quoi encore ! Les Suisses qui ont découvert ça : fallait que ça radine du pays du chocolat et de la fondue, des trucs pareils ! Les restrictions, eux, ils les lancent après la guerre ! Déjà qu’ils nous donnaient l’heure, maintenant les v’là qui nous donnent des recettes de jeûne, les Ouins-Ouins. Chacun donne suivant son grand cœur, évidemment.
Le repas est charmant en tout cas. Annette a le feu aux joues et, à la façon dont elle entortille sa flûte après la mienne, il n’est pas interdit de penser qu’elle l’ait ailleurs aussi.
— Vous êtes contente dans votre place ? je demande, mine de rien.
C’est comme qui dirait un ballon-sonde.
— Assez, fait-elle.
— Pauvel n’a pas l’air d’aimer plaisanter ?
— Il n’aime pas en effet… Mais quand on fait son travail, il est à peu près convenable…
— Ce matin, en tout cas, il n’était pas à prendre avec des pincettes. Qu’est-ce qui ne carbure pas chez lui ? Les affaires ?…
— Oh ! je ne pense pas…
— A propos, qu’est-ce qu’on fabrique chez lui ?
Elle paraît stupéfaite et je me rends compte que j’ai gaffé. Que je ne sache pas ce qu’on maquille aux établissements Pauvel après m’être déclaré représentant, ça lui paraît bizarre.
Vite, j’enchaîne :
— Moi je suis allé lui proposer un lot, de la part d’un ami, mais je ne connais rien à la branche industrielle.
Je ne précise pas de quel lot il s’agit.
— Oh ! chez nous, fait-elle, on fabrique surtout des petits moteurs pour bateau…
— Très intéressant.
Chez nous ! Les salariés ont une façon de se prendre pour des actionnaires de l’usine où ils marnent ! Chez nous ! Ils gagnent que fifre et on les largue pour un coup de chapeau à retardement, mais c’est tout de même « chez eux »…
La voilà lancée, en tout cas, Annette. Si les patrons parlent volontiers de leurs bonnes, les employés parlent plus volontiers encore de leurs patrons. Une fois qu’on les a branchés sur le sujet, faut leur flanquer des seaux d’eau pour leur faire lâcher l !
Elle me raconte Pauvel en long et en cinémascope. Je sais tout : son adresse, ses maîtresses, ses cravates, sa crise d’urticaire, son remariage et sa fidélité aux Pall-Mall.
Il me suffit de ponctuer la conversation de quelques « hmm, hmm » et ça roule comme sur des rails huilés.
De tout ça il ressort que Pauvel est un homme d’affaires sérieux au boulot, mais aimant la ribouldingue. Il fait de fréquents voyages à l’étranger et il dépense beaucoup d’argent.
— Dites donc, fais-je… Vendredi dernier, il me semble bien que je l’ai aperçu du côté de l’Opéra sur le coup de onze heures. Pourtant, le matin, il reste à son bureau, non ?
— En général oui, gazouille ma perruche.
Elle réfléchit.
— Vendredi dernier ?
Puis brusquement :
— Oh ! oui… Bien sûr qu’il est sorti. Il a reçu un coup de téléphone, je me souviens. J’ai même cru qu’il était arrivé quelque chose. A peine a-t-il eu raccroché qu’il a bondi hors de son bureau…
Je me maîtrise pour demander :
— Quelque chose de cassé ?
— Je ne sais pas ; je n’ai jamais su… Il est revenu à midi, juste au moment où je partais… Il avait l’air contrarié… C’était la première fois que je le voyais tête nue dans la rue !
Là, les potes, je m’étrangle nettement en avalant mon verre de Pommard et j’en oublie de dépiquer ma fourchette du croupion de canard dans lequel elle est plantée.
« Pauvel est sorti précipitamment avant qu’on assassine Triffeaut. Et il est revenu après, sans chapeau ! » Vous pigez l’allusion, tas de décompositions en mouvement ? Sans chapeau ! Le voilà bien, le crâne qui manquait à ce galure ! Triffeaut qui n’en portait jamais en avait un au moment de sa mort ; trop grand pour son crâne de dégénéré ! Au même moment, la secrétaire de Pauvel s’étonnait de n’en pas voir sur le dôme de son boss. Que faut-il conclure de ça ? Que Pauvel est l’assassin de Triffeaut ? On ne voit guère une autre déduction à tirer de ce pastaga. Oui, mais alors, que devient l’homme au costard bleu dans tout ça ?…
Les gars, mon enquête roule bien, mais il reste un drôle de jeu d’épreuves à développer, vous ne croyez pas ?
— Dites, Annette chérie… (Je l’appelle déjà chérie, ce qui veut dire quelque chose, non ?) Dites, Annette de mon cœur, velours de mes doigts, rose de mes nuits, ce type dont le coup de fil a motivé le brusque départ de votre boss, qui était-ce ?
— Je ne le connais pas, dit l’ingénue, mais il avait un accent particulier.
— Un Méridional ?
— Pas un vrai, il avait quelque chose d’étranger. Il a demandé à parler de la part de M. Triffeaut, mais il n’a pas parlé assez longtemps pour que je puisse me rendre compte vraiment…
Brusquement un point d’interrogation lui explose dans le citron.
— Pourquoi me posez-vous toutes ces questions, Antoine ? On dirait que la vie privée de Pauvel vous intéresse ?
Je n’hésite pas. Au lieu de nier, je fonce tête bouclée.
— Et comment qu’elle m’intéresse, mon cher cœur ! Lorsqu’on veut faire des affaires avec un homme, on est en meilleure position lorsqu’on connaît le dessous de son couvercle…
— Oh ! fait-elle, je comprends, c’est pour cela que vous m’avez invitée ?
Pas folle, la guêpe, hein ? Elle renifle ça toute seule avec son tarin délicat.
Heureusement, elle prend la rose en chiant comme dit Bérurier, elle me joue les petites filles modèles et le Mariage de Chiffon tout ensemble.
— Je vous défends de penser une stupidité pareille ! dis-je avec une gravité qui me coûte une crampe dans le mollet droit, car je suis obligé de me tordre le pied pour ne pas pouffer…
Ça la rassure, cette enfant.
Pour faire diversion, je lui glisse un mimi mouillé dans le cou.
Depuis son comptoir, Max m’adresse un clin d’œil rigolard. De ses deux mains écartées du corps et brusquement ramenées à lui, il décrit un geste éloquent. Il sait comment finira cette charmante soirée, lui. Des gars qui trimbalent des petits brancards comme Annette, il en voit tous les soirs dans son église. Des patrons avec leur dactylo en général. Ça commence par la langouste, et ça finit par la Cocotte sur canapé, recta ! Un coup de champ et je te connais bien…
Comme je laisse choir l’os à moelle, Annette en reprend, vite fait. Elle me tend sa bouche, une bouche fort appétissante, je dois en convenir, et je suis bien obligé de lui rouler mon patin sauce suprême !
— Je vous sers la pâtisserie ? s’inquiète Max, l’œil allumé comme une retraite aux flambeaux.
— C’est ça, approuvé-je.
Annette revient aux convenances…
— Ça n’est pas raisonnable, fait-elle.
Comme elles disent toutes ça, je ne relève pas.
— Vous êtes un grand polisson, ajoute cette tendre viande à emporter.
— D’ac, je lui dis, et vous, Annette, vous êtes la petite sœur Thérèse de retour sur terre…
Elle hésite à se fâcher mais prend le parti de rire.
Sur ce, Max s’annonce avec un truc en technicolor qui fait la pige à la couverture de Notre Table, le magazine de la bouffetance. Y a de tout là-dedans : de la glace à la vanille, de la crème au chocolat, de la frangipane, de la pâte d’amande et, en cherchant bien, un cheveu de Max.
La poulette se délecte…
C’est la bouche pleine qu’elle lâche :
— Moi, ce que je ne comprends pas chez le patron, c’est qu’il n’ait pas porté le deuil de sa belle-sœur… Je sais bien qu’il est remarié, mais une belle-sœur, c’est une belle-sœur… Il aurait au moins pu aller à l’enterrement, non ?
Les femmes sont délicieusement braques. Au moment où on leur sert la plus divine des pâtisseries, elles trouvent le moyen de dauber sur quelqu’un.
— Ah ! je murmure, indifférent. Il a perdu sa belle-sœur ?
Ça me fait autant que s’il avait perdu son bouton de manchette.
— Oui, et d’une drôle de façon… Vous avez dû voir ça sur les journaux…
Une fois de plus je m’étrangle.
— Voir quoi ?
— La mort de sa belle-sœur… Elle a été égorgée… On a retrouvé son cadavre dans le canal Saint-Martin… La femme d’un ancien colonel aviateur, je vous demande un peu !
Pour Annette, il y a des morts qui ne se font pas.
— Elle s’appelait comment, cette belle-sœur ? je demande, bien qu’ayant déjà la réponse.
— Permezel, dit gentiment la poupée en enfournant une porcif de gâteau grosse comme un sac tyrolien.
Après ça, rideau ! Si vous n’aimez pas ces coups de théâtre, on vous fera monter de la bière !
Quand je pense, qu’au départ, je cherchais des traits d’union entre le meurtre Permezel et le meurtre Triffeaut ! Parbleu ! C’est Pauvel, le trait d’union. Beau-frère de la première victime, assuré par les soins de la seconde. Pote avec le pape lucyférien dont on a trouvé des traces sur les deux morts !
Un vrai jeu de puzzle. Et ça s’emboîte les gars, ça s’emboîte comme des sardines !
S’agit de continuer commaco jusqu’au bout. J’ai déjà un très joli motif qui se dessine !
— A quoi pensez-vous ? me demande Annette, la voix flottante.
Je la bigle.
— A vous, ma beauté.
Elle est schlass. Je me dis que de toute façon je ne peux pas poursuivre mon enquête cette nuit. Alors redevenons humain…
— On part ? je demande.
Et je fais un signe à Max qui, au courant de ces caltages précipités, a déjà préparé la douloureuse.
— Où allons-nous ? demande la Vénus.
— Où vous voudrez, réponds-je sans en penser une broque.
Elle consulte sa montre, ce qui vaut mieux que de consulter un spécialiste des maladies vénériennes.
— Il est dix heures, Antoine… Je n’ai plus beaucoup de temps. J’habite la banlieue chez mes parents et…
Je réprime une grimace. La pépée est limitée par l’heure, donc doit être calcée en vitesse. Or moi j’aime bien prendre mes aises. Le coup du lapin, ça va avec une soubrette genre Thérèse, entre deux lourdes… Mais avec la fesse qu’on a gavée de canard à l’orange, il n’en va pas de même…
— On a peut-être le temps d’aller au cinéma ? suggère-t-elle. Pourvu que je sois rentrée à minuit et demi, ça va…
Sans répondre je l’entraîne jusqu’à ma voiture. Je serre la louche de Max qui me glisse d’une façon appuyée : « Bonne nuit ! »
— A quel cinéma pourrions-nous aller ? demande la gentille qui a pris mon silence pour une acceptation.
J’ai envie de lui répondre : « Au cinécochon. » Si elle s’imagine que je vais lui payer une toile, elle se fait des berlues, Annette. Je viens de cigler une addition de huit sacs, faut que je récupère sur la bête, vous ne croyez pas ? C’est le miché gâteux qui offre des tortores pour estomacs princiers sans contrepartie. Moi j’ai le sens de l’équilibre.
Je pédale pas loin, jusqu’à la rue Joubert où il y a des petits hôtels commodes pour la passette. C’est là que vient tringler la banlieue ouest, because la proximité de Saint-Lazare. C’est près de la gare. On peut se faire reluire entre le turbin et le train de sept heures. Discrétion assurée. Pas de fafs à aligner. Je m’arrête devant l’une de ces crèches. La môme Annette bigle la rue sombre.
— Mais, fait-elle, il n’y a pas de cinéma…
— Je vais te passer un court métrage en relief, je lui murmure.
Les enseignes des hôtels clignotent. J’avoue que ça fait un peu salingue, dans l’obscurité. C’est nettement indécent et je suis vaguement gêné. La môme entrave mes projets.
— Non, non ! fait-elle… Oh ! non.
M…, je tombe sur une rebelle de l’amour libre ! Une soirée gâchée, côté calcif !
Je me penche sur elle et je lui roule un patinuche qui foutrait des idées polissonnes à un congrès eucharistique.
C’est le record de plongée ! Quand je la lâche, faut lui faire des inhalations… Sans perdre une broquille, je lui masse l’avant-scène. Et ça durcit rapide sous son corsage…
— Allez, viens ! j’ordonne en délourdant de son côté.
Sur le bitume, une tapineuse qui fredonne Un gamin de Paris en attendant d’éponger un clille nous regarde en se marrant. Elle songe à l’époque où un gars lui a fait le même cinéma. Elle avait sa vertu et elle y tenait comme à son livret de caisse d’épargne… et maintenant…
Maintenant elle grimpe interminablement des escadrins avec des mâles en rut sur ses talons. Pour elle, la vie c’est un escalier sans fin, des souffles d’hommes avides derrière elle… Des discussions, des bidets à musique…
Annette résiste encore, je suis sur le point d’abandonner parce que j’aime pas qu’on me prenne pour une crêpe. Mais comme je suis en pleine forme, et que c’est gênant pour marcher, je fais une dernière tentative qui aboutit.
Elle cède, la môme. Elle cède. Je la catapulte dans un hôtel, la pousse dans un ascenseur ; puis dans une piaule. Je cloque un lacsé à la soubrette en lui disant de garder la mornifle. Je pousse le verrou et je me trouve dans l’état d’esprit de l’homme-canon après son exercice périlleux. J’ai envie de saluer… Mais, Dieu merci, le public est restreint puisqu’il se limite à une personne. Et encore il s’agit d’un exo !
Maintenant, le plus duraille est fait. Franchir une porte d’hôtel pour la première fois avec une souris équivaut à franchir le mur du son. Après ça va tout seul.
Elle s’assied sur le lit et attend.
— Vous êtes méchant avec moi, pleurniche-t-elle.
— Attends, je murmure, on va te donner un peu de douceur.
Je commence à la déloquer en lui distribuant des baisers fous qui lui font un peu perdre la tronche.
Un moment plus tard on se trouve à loilpé sur le divan. La chambrette est conçue pour ce qu’on vient y faire. Elle est toute en glaces, avec des éclairages savants. J’ai l’impression de passer en attraction aux Folies Bergère. Partout où je porte mes châsses, je me vois. C’est assez intimidant. J’avance la pogne pour couper le jus, mais la môme Annette doit être une sérieuse vicelarde car elle chuchote :
— Non, n’éteins pas !
— O.K., je fais, tu préfères que ça soit télévisé… C’est comme tu veux.
Alors je fais abstraction des miroirs. Et je commence mon turbin de bipède en proie au démon de la viande.
D’abord c’est l’escargot baladeur, nature ! Un petit truc à moi qui fait autant plaisir aux dames qu’un service à vaisselle de quatre-vingts pièces. Puis j’enchaîne sur l’Angora chanté, une de mes toutes dernières créations ; vous ne la trouverez pas encore dans le commerce ! Là c’est le gros délire ! Annette se dit qu’elle vient de grimper avec tout le Kama-sutra. Pas besoin de lui jouer Fascination ! Elle gueule tellement que dans les piaules voisines, les gnaces remettent le couvert. Ça me fait penser à ma visite de l’après-midi au Mont-Chauve. Ce que c’est que la life : il y a quelques heures je me fendais la poire à cause de deux paumés qui se frottaient la couenne chez Magnin ; je les prenais en pitié… Je me foutais ouvertement d’eux, bien cynique, bien sûr de moi… Et voilà que c’est moi qui fais la manœuvre de printemps !
Annette appelle tour à tour sa mère, son père, le bon Dieu ; mais fort heureusement, personne des interpellés n’annonce son blaze. On est bien seuls et nos anges gardiens eux-mêmes doivent faire une partie d’auréoles dans le couloir…
Après l’Angora chanté, je reviens à des choses plus humaines avec la balançoire cubaine et le Carillon de Westminster.
Du coup, Annette se met à débiter des choses tellement salées que le patron de l’hôtel lui-même, pourtant blasé, doit galoper sous la louche pour enrayer l’incendie !
Il sait choisir ses secrétaires, Pauvel. Ça oui !
Quand on se retrouve dans ma tire, minuit sonne de tous les côtés. Le clocher de la Trinité est plus péremptoire. Annette compte les coups (c’est une habitude qu’elle vient de contracter).
… dix, onze, douze…
— Repos, fais-je, jamais une horloge n’a accouché de treize plombes !
Elle se jette sur ma poitrine, folle de reconnaissance.
— Oh ! Antoine, fait-elle, comme ça a été bon !
Ces salopes vivantes, non seulement elles se conduisent comme des chattes en rut, mais après faut qu’elles en parlent. Elles n’ont pas de pudeur.
Moi, suivant le vieux proverbe, je me sens assez désabusé, lorsque la cérémonie est terminée. J’aime mieux penser à autre chose de plus noble, de plus reluisant. Mais les poufiasses non, quand elles font pas de saletés, elles les évoquent.
Je lui dépose sur la joue un baiser discret.
— Bon, je vais te ramener chez toi. Où pioges-tu ?
— Nogent !
Je fais la grimace. Nature, cette conne habite une banlieue opposée à la mienne. Va falloir que je me cogne deux fois la traversée de Paname. Après la petite séance que je viens de subir, la perspective n’est pas enthousiasmante. Moi je donnerais plutôt un bifton grand format pour pouvoir me filer dans les torchons et en écraser savamment.
— O.K., Nogent…
Je bombe jusqu’à la République, ensuite je bifurque en direction de la Nation, je fonce jusqu’au château de Vincennes, prends par le bois et débarque à Nogent. Elle m’indique sa carrée, à l’autre bout du patelin bien entendu, juste à côté du viaduc…
— Quelle merveilleuse soirée, déclare-t-elle, sur un ton très synchro.
Et elle me tend sa menteuse. Je la lui suçote par politesse, une dernière claque au réchaud…
— A bientôt, je fais, je passerai te voir à ton bureau, ou je te téléphonerai…
— Demain ! demande cette gourmande.
— Je ferai l’impossible !
— Veux-tu dîner à la maison, j’aimerais te présenter à mes parents…
— On verra…
Elle doute de rien, la gamine ! En v’là une qui perd pas de temps ! Sa combine est aussi grosse qu’une excavatrice : elle a trouvé un Jules qui lime comme un pape (ce qui est une façon de parler naturellement), qui n’est pas mal basculé du tout et qui a le canard à l’orange facile, et elle se dit que ça serait une chouette affure de le traîner tout cru à la mairie de Nogent !
Seulement je vous le dis, elle se fait des berlues, Annette. Le jour où je dirai « Oui » à un mec portant une ceinture tricolore au lieu d’une ceinture de flanelle, ce jour-là vous pourrez m’apporter une douzaine de bavoirs. Pas pour la progéniture à suivre, mais pour mon usage personnel, car je serai certainement à deux doigts du gâtisme intégral.
— Allez, fais dodo, je murmure…
— Je vais rêver de toi !
Elle a ligoté ça dans la collection « Je me caresse comme une grande ». Elle lève la tête pour me montrer son bon angle. Elle se barbouille de clair de lune, se badigeonne d’idéal.
Moi, je mets mon bahut en marche.
— A bientôt ! je lui lance…
Une manœuvre impec et je tombe sur Pantruche.
Ma viande est nostalgique. Je me dis qu’en arrivant à la cabane je me tasserai un whisky grand format avant de me mettre sur la voie de garage.
Toute réflexion faite, pourquoi attendre d’être at home alors qu’il y a encore des chiées de troquets ouverts ?
Je stoppe devant une grande brasserie de la Nation où des voyous tristes mettent des pièces de vingt balles dans une boîte à disques…
J’écluse un coup de scotch, puis un autre, tout en méditant sur cette longue journée. Ma parole, elle me paraît avoir duré plusieurs marcotins !
Les voyous mettent pour la troisième fois consécutive la dernière de Johnny. Probable qu’ils veulent l’apprendre par cœur pour la bramer au passant attardé qu’ils perceront tout à l’heure dans un coin d’ombre.
Ecœuré, je cigle et je retourne à ma tire. En y grimpant, j’avise quelque chose de brillant à l’arrière. J’allume le plafonnier et je vois qu’il s’agit de l’imper d’Annette. Elle l’a collé à l’arrière du tréteau en sortant du Pam-Pam et elle n’y a plus pensé, trop occupée qu’elle était à se faire fumer les noix.
Ça me contrarie parce qu’elle va en avoir besoin et qu’il faudra que je le lui porte. J’attrape la pelure et je la fiche sur le siège avant avec humeur. Quelque chose tombe de la poche. Je ramasse : c’est une lettre dont l’enveloppe est rédigée à la main et porte en caractères d’imprimerie « Pneumatique ».
Je regarde le libellé et je lis :
Stefan Bolak — 12, rue Jean-Bouton — Paris
Je tourne et je retourne l’enveloppe. L’adresse a été rédigée par une main d’homme. Pas besoin de gamberger longtemps pour piger que c’est Pauvel qui l’a écrite. Il a demandé à sa secrétaire de poster le pneumatique, mais la souris, trop préoccupée par notre rancart, l’a enfouillé distraitement. Elle l’a cloqué poche restante, comme quoi faut jamais se confier — ou confier de l’urgent — à une pépée. Toutes, elles n’ont qu’un tube de rouge Baiser à la place de la cervelle.
D’un geste sec, je décachette l’enveloppe. Vous allez me dire que je suis un drôle de petit indiscret, hein ? Seulement vous oubliez une chose, mes agnelets, c’est que je suis un des caïds de la maison parapluie, donc pas porté du tout sur la discrétion.
Un flic qui rencontre une lettre, c’est kif-kif un cador famélique qui rencontre une poubelle : d’autor il y fout le blair dedans.
Cette bafouille laconique me rend rêveur. En voici le contenu :
D’accord. Je vous attendrai toute la nuit à mes bureaux. La chose sera prête pour huit heures.
M.P., ça signifie pas Military Police, mais Marc Pauvel.
Qu’est-ce qu’il mijote, ce citoyen ? Je sais pas pourquoi, mais je renifle quelque chose de pas ordinaire. Depuis que les mystères s’accumulent, le trop-plein va fatalement déborder…
Pauvel ! Curieuse figure, en réalité. Sa belle-sœur est assassinée ; puis son assureur connaît Brioux, le pape du lucyférisme…
Comme tout ce bigne est étrange. Après tout, il a peut-être raison, Mignon, quand il parle de chouraver Pauvel et de le « questionner » sur un certain ton. Ça fait deux messages qu’il balance, le marchand de mécaniques de précision, pour annoncer qu’il prépare quelque chose. Moi qui ai un naze gros comme la coupole de Saint-Pierre de Rome, je peux vous garantir sur facture que ça renifle une drôle d’odeur…
Je retourne dans le troquet. Les voyous tristes continuent à s’offrir de la musique. Ils glissent dans le ventre de l’appareil illuminé toutes les pièces de vingt balles de l’établissement. Cette fois ils en ont terminé avec Johnny et ils se font distiller une vieille chanson de Mick Micheyl. La Mick, je la connais. On a presque été élevés ensemble. Si elle était laga, elle serait contente de s’entendre roucouler. Elle se dirait que son standing reste au beau fixe. Même qu’elle serait ravie de voir des demitroncs et des barbiquets d’eau douce lui détraquer la gargane. C’est ça la gloire !
— Vous avez oublié quelque chose ? me demande le barman, qui doit m’avoir à la chouette à en juger au sourire qu’il me virgule !
— Un jeton de téléphone, je dis.
Il m’annonce la rondelle sur le rade. Du doigt il me montre la porte du biniou. Je potasse mon carnuche-pocket pour repérer le tube de Mignon. Probable qu’il n’y a que pouic à ces heures de la noye, à la maison bourreman, excepté un lavedu quelconque qui ronfle sur le dernier numéro de Paris-Match. La permanence, ça s’appelle. Tu parles, Charles ! Enfin, on peut toujours essayer.
Chose inouïe, la sonnerie n’a pas fini de tinter à l’autre bout que ça décroche. Et, chose plus inouïe encore, c’est Mignon soi-même qui répond.
— Allô ! il beugle, qui est là ?
— San-Antonio… Dites, Mignon, vous faites comme le soleil sur le royaume de Charles Quint, vous ne vous couchez jamais ?
Il connaît pas l’histoire, Mignon. Dès qu’on fait un semblant de citation, il rentre ses antennes comme un escargot et fait le sourdingue.
— Quoi de neuf ? il coupe, plutôt défrisé.
— Des trucs : j’ai appris que la dame Permezel était la belle-sœur de Pauvel…
— Sans blague ?
— C’est comme j’ai l’honneur. M’est avis que ce zouave pontifical est mouillé jusqu’au baigneur. Je me demande ce qu’il maquille. Faudrait l’avoir à l’œil. Paraît qu’il va passer la nuit à son bureau de Villejuif. J’aimerais bien qu’on poste un perdreau dans les parages, une idée à moi ; vous avez un boy-scout sous la pogne ?
— Ben… c’te farce ! Vous croyez que je les couche à huit heures, mes polytechniciens ?
— Alors, envoyez-en un illico à proximité des établissements Marc Pauvel, y a intérêt.
— Bon.
— Comment se fait-il que vous soyez encore à la maison poulaga ?
— J’ai un client sérieux à interroger, au sujet d’une autre affure.
Je voudrais pas être à la place dudit client. A ces heures, il n’est pas doux pour l’huma, Mignon. Alors, il fait des infusions de phalanges, c’est son heure de distribution.
— Pas de nouvelles de l’homme au costar bleu ?
— Non, pas encore…
Comme je ronchonne, il intervient.
— M… vous allez vite, le signalement a été passé en fin d’après-midi, vous ne voudriez pas que… Faut attendre.
— Attendons…
Je vais pour raccrocher mais il me vient une idée :
— Hé, dites, Mignon, vous n’avez jamais entendu parler d’un certain Stefan Bolak ?
— M…, qu’est-ce qu’il devient, cet enfoiré ? s’écrie-t-il.
Je bondis :
— Sans char, vous le connaissez ?
— Ben alors ! Vous vous rappelez pas l’affaire Boniffet ?
Je sursaute. Mais oui, ça me revient dans la noisette : Boniffet, le banquier assassiné chez lui par une bande d’arcans qui lui avaient sucré ses lingots dans son coffre.
— Bolak en était ?
— Comme une fleur. C’est lui qui s’était chargé du coffre… Il a écopé cinq ans de dur. Il a bénéficié d’une remise de peine pour bonne conduite. On m’avait dit qu’il était allé se faire aimer en Amérique latine à sa sortie du trou…
— Faut croire qu’il a eu le mal du pays…
— Duquel ? se poile Mignon, l’est autant français qu’une équipe de France de football !
— Rien à signaler sur son barème ?
— Rien pour l’instant. Il a joué au con ?
— Je ne sais pas. Toujours est-il que Pauvel lui envoie des pneumatiques pour lui annoncer qu’une certaine chose sera prête à huit heures du mat…
— Quelle chose ?
— Si vous avez un bon fakir dans vos relations, faudra lui demander, moi j’en ai pas la moindre idée !
— Enfin, tenez-moi au courant.
— Evidemment.
Je raccroche, et j’attends un instant pour quitter la cabine. J’y suis bien pour gamberger à la situation. En sourdine me parvient la voix forte de la Mick… Ni toi, ni moi !
J’ai un léger coup de pompe, dame, après la partie de domino de tout à l’heure. Qui c’est qui n’aurait pas les flûtes en crêpe georgette ?
J’aimerais aller faire la brasse coulée dans mes plumes. Félicie a dû préparer mon pucier, régler le radiateur, arranger un peu de bouffetance dans la cuisine, toute prête pour l’estomac de son fils bien-aimé. Un coup de rouquin avant de se balancer dans le chanvre tissé, c’est radical. Ça vaut toutes les petites pilules pour la dorme !
Pourtant, un petit quelque chose me tire par la manche. Vous savez, mon lutin intime ? Le petit mec abstrait qui me jacte la voix de la raison quand j’ai envie de jouer au con. Pour le quart d’heure, il me dit à peu près ceci :
« Voyons, San-Antonio, tu sais, tu sens quelque chose qui se prépare, dans l’ombre, et tu voudrais te foutre au pieu comme un bon bourgeois ? Alors tu ne crois plus aux messages du destin, dis voir, chérubin ? Tu crois normal d’avoir trouvé ce pneumatique non posté ? Qu’est-ce qu’ils vont branler, les poulets, s’ils ne raccrochent pas les wagons sur les gentillesses du hasard ou de la Providence ? »
Je le chasse d’un coup d’épaule.
— Moule-toi, petit gland, je sais ce que j’ai à foutre, non ?
Agacé je sors de la cabine. Les voyous sont en train de mettre du Gilbert Bécaud comme s’il en vasait. Le disque brame à plein chapeau. De quoi s’enfoncer de la cire à cacheter dans les étiquettes, mais les petits gars font cercle pour mieux déguster. Peut-être qu’ils ont les portugaises ensablées, après tout ?
Je vais au rade écluser un ballon de raide. Puis je me prends par la cuillère et je m’emmène promener.
Comble de pétoche, il flotte. La baille pisse à gros paquets. Ce que c’est chiant. Je flanque un coup de saveur sur le cher Paris nocturne sous la flotte ! Une chouette image pour calendard des Peu-teu-teu ! De quoi faire rêvasser les Genevièves refoulées de la glande.
En rouscaillant je me propulse dans mon métro portable. Je me dresse rapidos un plan de la capitale. La rue Jean-Bouton, je connais ça… Si j’ai pas une tomate pourrie sous la coquille, elle doit se trouver tout près de là, vers le Diderot ?
Je mets le moteur en route. Docile il ronfle. Vous allez me dire que c’est l’heure pour le faire ? D’ac… je sais ; me remuez pas l’édredon dans la plaie.
Cette fois, du train où vont les choses, je suis vachement de la revue pour ce qui est du dodo !
Enfin c’est la vie, pas ?
Celle des flics en tout cas !
Il est plus d’une plombe lorsque je me radine au 12 de la Jean-Bouton Street.
Ça ronfle dans le secteur, excepté dans un troquet où des nordafs du patelin se farcissent le kif et se cognent les vieilles laitues refoulées par le Sébasto. C’est des drôles de tendeurs, chacun sait cela, les mistonnes en premier.
Je stoppe ma tire devant le 12… C’est un immeuble normal, assez modeste.
La lourde obéit à une pression de bouton. Je me dis qu’à ces heures, si je dois interviewer la concierge, ça fera un drôle de ramdam dans la strass… Seulement faut que je sache où crèche le sieur Bolak.
Heureusement, il y a un panneau des blazes sur la vitre de la loge. Je branche la minuterie et je lis : « Bolak, troisième gauche. » Je soupire parce que ça m’aurait arrangé qu’il crèche au rez-de-chaussée, le frère. Je peux plus arquer à c’t’heure, mes bons frangins. J’ai les cannes qui répondent plus à la commande. Le nerf moteur a une panne de circuit ! Faudra me faire des injections de ciment armé dans les flubes pour me remettre à neuf !
En soupirant je m’engage dans l’escadrin. Pas d’ascenseur, nature ! Ça serait trop bath ! Cramponne-toi à la rampe, Dudule, y fait du vent ! Les alizés, comme disent les mecs qui ont de l’érudition jusque dans la braguette.
Je m’époumone. Où ce qu’il est, l’athlète complet, je me le demande ? Une partie de quatre jambons et le voilà scié ! Sans blague, je vieillis, les mecs… A trente-cinq berges c’est malheureux, faut réagir… C’est pas encore la ménopause tout de même, si ?
Je me hisse jusqu’au troisième… Un rai de lumière filtre sous la lourde de gauche et un ronron de conversation me parvient. Je colle mes étiquettes contre la lourde, mais je suis marron, pas moyen d’entraver une broque de ce qui se bonnit céans !
J’hésite… Ça me permet de reprendre mon souffle.
La minuterie s’éteint. Juste j’ai eu le temps de repérer le bouton de sonnette. J’appuie dessus, un coup long d’abord, puis deux coups brefs.
Aussitôt c’est le silence. Je veux que ça n’est pas une heure pour rendre des visites de politesse et que ça doit un peu les asphyxier, les collègues.
Enfin une voix demande, derrière la porte :
— Qu’est-ce que c’est ?
— De la part de Pauvel, je dis…
Un bruissement de clé dans une serrure bien huilée et un rectangle de lumière orangée me tombe sur le râble.
Dans l’encadrement il y a un type petit et large avec une tête qui vous éviterait de lui demander l’heure à minuit dans la forêt de Saint-Germain.
Il a des yeux pointus, une bouche en guidon de course et un nez légèrement aplati. Tout ce qu’il faut, quoi, pour se faire répondre « Complet » par les portiers des grands hôtels.
Il me jauge avec un air neutre légèrement allumé par la curiosité.
— Qu’est-ce que vous voulez ? demande-t-il…
— J’ai un mot pour vous, de la part de Marc Pauvel…
Il renifle.
— C’est bon, donnez…
Je sors la lettre de ma fouille et je la lui tends. Il s’en empare avec précaution comme s’il s’agissait d’une vipère rouge.
Il s’aperçoit que l’enveloppe a été ouverte, fronce le sourcil et me dit :
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Ben… Une lettre, vous voyez.
— Décachetée, hé ?
— Ouais, le patron s’était aperçu qu’il avait oublié de signer…
— Il y a marqué « pneumatique » dessus ?
— Il avait l’intention de la poster…
— Et il a changé d’avis ?
— C’est ça.
— Pourquoi ?
— Pour que ça aille plus vite, réponds-je, étourdiment.
Il mord sa lèvre inférieure.
— S’il l’avait postée en pneu, je l’aurais eue avant sept heures et il est plus de minuit…
Vous le voyez, ce citoyen ne s’en laisse pas conter. Mais malheureusement j’ai de la matière première sous le couvercle.
— C’est ma faute, je dis. J’avais oublié cette lettre. C’est au moment de me coucher que je l’ai trouvée, juste en me déshabillant… Alors, je l’ai ouverte pour voir si ça pressait tellement… Comme on parlait de quelque chose pour huit heures, je me suis dit qu’il fallait la porter tout de suite.
— Ah ! oui ?
— Oui…
— Je croyais que c’était Pauvel qui l’avait décachetée ?
Je prends la mine emm… d’un gars en faute.
— J’ai dit ça comme ça…
J’essaie un rire frêle, peu convaincu et surtout peu convaincant.
— Personne tient à se faire enguirlander, vous comprenez ? Si vous étiez un chic type, vous ne diriez pas au patron que… Il est tellement soupe au lait, il serait capable de me virer… Et j’ai trois gosses, mon bon monsieur…
Le regard pointu comme des passe-laines du bonhomme me transperce. Il attend quatre secondes et dit :
— Ça va, entrez, je vais vous préparer une réponse…
Je le suis à l’intérieur de la cambuse. Ce qui me saute aux châsses, c’est le dénuement du coinceteau. Pas lerche de meubles et le papier peint pisseux se gondole comme les spectateurs de Charlie Chaplin.
On suit le couloir de bout en bout.
A l’autre extrémité il y a une pièce éclairée.
— Entrez ! invite le type large d’épaules.
J’entre.
L’homme au complet clair est assis devant un flacon de brandy.
Pour une surprise, c’est une surprise.
Je crois rêver. Puis je me dis que je me goure peut-être. Mais non, l’individu ressemble trop à ce que j’imaginais. Il correspond admirablement au signalement que le gardien du parking et Gilberte la demi-morue m’en ont fait.
Il est court, très brun, avec une petite cicatrice blanche à l’angle du pif.
Il se soulève en me voyant et il a un geste qui est le geste de tous les truands de la terre. Prompto il porte la main à sa poche…
— Ça va, dit l’homme qui m’a ouvert.
Le petit bonhomme au costard bleu me dévisage.
— Qui est-ce ? demande-t-il.
— Un employé de Pauvel…
Elle avait raison, Gilberte, c’est l’accent corsico qu’il a, l’assassin de Brioux.
— Qu’est-ce qu’il veut ?
Bolak jette la lettre sur la table. L’autre s’en empare et la ligote d’un trait.
— Ah ! bon, fait-il, il est devenu raisonnable à ce que je vois ? Eh bien ! d’accord, perdons pas de temps, plus tôt on aura le truc, mieux ça vaudra.
Bolak est tout rêveur et je ne sais pourquoi j’éprouve une impression assez pénible, celle qu’on ressent lorsqu’on casse la croûte au pied d’un mur qui va tomber.
— Un instant, fait-il…
Il décroche le biniou et compose un numéro.
Ça grésille un bon moment avant que l’interlocuteur lointain ne réponde. Enfin il y a un déclic et un grésillement.
— Pauvel ? demande l’homme aux larges épaules.
— … Ici Bolak.
Je frémis. Mes actions ont l’air d’être en baisse, les gars. Faudrait peut-être que je me tienne à carreau, si je veux finir des jours heureux en cultivant le fraisier dans une riante campagne de l’Ile-de-France.
Votre employé vient de m’apporter votre lettre, dit-il. Je vois que vous êtes venu à composition. C’est bien ça.
Jusqu’ici rien n’est perdu. L’orthographe des mots ne s’entend pas toujours… Ainsi « employé » se prononce de la même façon au masculin qu’au féminin…
Pauvel Marc doit exprimer sa surprise car Bolak fait des « Hmm hmm ». Enfin ce dernier dit :
— Il paraît qu’il avait oublié de poster le pneu…
J’ai les fesses qui font bravo. « Il », ça c’est du masculin, et un masculin singulier à cette heure. Pourvu que Pauvel ne bute pas dessus.
A la frite de Bolak, je pige que oui.
— Ben oui, un homme, grommelle-t-il…
Un silence. Sans lâcher l’écouteur il me regarde d’un air peu enthousiaste. Son regard est incisif et fait mal à la peau.
— Ah ! Ah ! dit-il… Vous n’avez pas donné la lettre à un homme ?
— Comment t’appelles-tu ? aboie-t-il.
L’espace d’un éclair je mets au point un nouveau cinéma.
— Mon nom ne vous dirait rien, je fais… Je suis un copain d’Annette, la secrétaire de Pauvel… Un copain… intime, vous voyez ce que je veux dire ? C’est au moment de se pagnoter qu’elle a trouvé la bafouille… Elle l’avait oubliée… Alors je lui ai dit : puisque c’est urgent je m’en occupe…
Il ne sourcille pas.
— Votre secrétaire s’appelle Annette ? Il demande.
Pauvel doit répondre par l’affirmative.
— Bon, à tout à l’heure, tranche Bolak, surtout ne partez pas, nous rappliquons. Le machin est au point ?
— …
— Réglez-le sur huit heures pétant…
— Pétant est le mot, rigole l’homme au costard bleu.
Bolak raccroche et se tourne vers moi.
— Ton histoire me paraît vachement fumeuse, remarque-t-il.
A moi aussi, du reste, mais inutile de renchérir.
— Alors comme ça tu brosses la secrétaire de Pauvel ?
— Chacun trempe le biscuit comme il peut, j’objecte…
Bolak regarde son compagnon. L’autre ne sourit plus. Il est étrangement grave. Une gravité que je connais. Tous les assassins ont cette frite-là lorsqu’ils vont faire un coup à l’envers.
— Bon, dis-je ; il ne me reste plus qu’à m’excuser pour le dérangement… Au revoir, messieurs…
Je tourne le dos et fais un pas en direction du vestibule.
— Hé ! fait Bolak.
Je me retourne. Mon palpitant, je vous jure, fait des heures supplémentaires.
— Oui ?
— Ecoute un peu ici.
Je m’immobilise.
— T’as une gueule qui ne me revient pas, déclara-t-il paisiblement.
— Dommage, murmuré-je… Mais je ne peux que la sortir de devant tes yeux… Alors si tu permets je calte, ou alors on s’explique, au choix !
Le petit en bleu s’approche de moi.
— J’ai déjà vu ta gueule quelque part, assure-t-il… Depuis que t’es entré je cherche où, et je crois que ça me revient tout doucement… C’est dans un journal, au sujet d’une histoire où un pote à moi était mouillé… L’affaire Lebarois, tu y es ?
L’autre est sûr de lui.
— Tu es un poulet, affirme-t-il… Un sacré nom de Dieu de poulet ! Dis pas le contraire, j’en suis certain… Y a pas deux mecs comme mégnace pour repérer un zouave à moustache !
La partie est sciée. La seule chose qui me reste à faire, c’est de défourailler prompto. Je plonge dans ma veste. Mais Bolak me devance. Ce type-là, écoutez, il a dû marner dans un cirque. C’est lui le gars aux longs tifs et à la moustache de mousquetaire qui jouait le rôle de Buffalo-Bill en fin de la première partie… Oh, pardon. J’en ai déjà vu des rapides, mais des comme lui, nixt ! Le moule est cassé, on n’en fait plus.
Vous n’avez pas le temps de battre des paupières qu’il a une pétoire en pogne. Et une chouette ! Un P.38, rien de moins. Un de ces composteurs qui vous font dans la viande des trous grands comme des bouches d’égout.
L’acier blanc luit doucement dans la pénombre. Sa gueule aussi. On la dirait sculptée dans du bronze.
Je comprends que si j’ai le malheur de terminer mon geste, il terminera aussi le sien et, comme il me devance de plusieurs secondes, c’est San-Antonio qui aura droit à un petit jardin sur le ventre.
Les mecs, j’aime pas les chrysanthèmes, ils me foutent le cafard, et puis ils sentent le lugubre… Alors je préfère encore aller cueillir l’innocente violette dans les grands bois, au printemps.
— Praline-le ! crie le gnacouet au complet bleu.
Il encourage l’amateur, lui alors ! Vous parlez d’un fumier !
Mais Bolak a plus de plomb dans l’aile, si j’ose dire… Il se dit qu’un coup de son arquebuse, dans le silence de la noye, ça fera un peu de cri dans le quartier…
L’autre pige sa pensée…
— Attends, dit-il, j’ai un silencieux, moi. Laisse que je lui balance la purée à ce salopard. J’ai toujours rêvé d’assaisonner une bourrique !
— Ta gueule, fait Bolak qui, décidément, semble avoir pris le commandement des opérations…
Mais ses yeux luisent d’une affreuse convoitise. Lui aussi voudrait me truffer. Ça le démange…
— Alors tu es un flic, dit-il. Ça ne m’étonne pas ; tu as bien la gueule à ça. Et puis tu pues le roussin. En t’ouvrant, j’ai reniflé cette odeur !
« Comment es-tu venu jusqu’ici, hein ? Et cette lettre de Pauvel, où l’as-tu chauffée ?
— Mettons que j’aie des bontés pour sa secrétaire, j’explique. Je fais mon boulot, non ? On m’a dit d’avoir Pauvel à l’œil et de superviser ses faits et gestes, alors je m’occupe de lui…
— Et qu’est-ce que tu sais de lui ?…
— Justement, rien encore, mais je sais qu’il y a à savoir, si j’ose dire…
— Ah ! oui…
Il ricane :
— Tu l’entends, Colombani ?
— Ouais, fait l’autre…
— Ecoute, dis-je, tu vas me crever, et après ? Y a rien de plus mauvais que de dessouder un matuche ! Ça porte malheur ! Toute la maison parapluie se met à la chasse à courre ! On n’aime pas se faire buter dans la profession… C’est pas convenable. Réfléchis-y.
Il pense à ce que je lui distille dans les manettes, Bolak. C’est pas une rave.
Je renforce ma situation.
— Autre chose, mes chéris, vous savez que les bignoles vont par deux, comme les saucisses, alors j’ai un aminche dans la strass. Comme il commence à se faire vieux et que c’est un gars qui connaît son tapin, il va prendre les dispositions qui s’imposent… Ça m’étonnerait qu’il ne soit pas en train de se remuer le panier.
Colombani va directo à la fenêtre pour bigler à l’extérieur. C’est humain.
Tandis qu’il se détranche, je fais, triomphant, en ponctuant d’un mouvement de menton :
— Ah ! qu’est-ce que je disais !
Bolak se détourne instinctivement et je lui fonce dessus, bille en tête.
Il prend mon coup de boule en plein bureau et pousse un cri rauque.
Alors le cirque commence. Comme il a reculé sous le choc, je me redresse et je lui file un jeton mahousse comme l’Annapurna dans la caisse enregistreuse. Il part à dame !
— Premier service ! j’annonce.
Et je fais face à Colombani. Lui, il n’a pas perdu de temps non plus ! Il a compris le topo et défouraille à toute prune ! Son silencieux fait merveille. Pas plus de pet que lorsque vous débouchez une boutanche de Cordial-Médiocre ! La valda me rase les crins et va miauler dans la boiserie.
Je me fous à terre. C’est le moment de se protéger parce qu’il vase de la mitraille en grosse quantité. C’est pas un soufflant qu’il a, l’assassin de Brioux, c’est une machine à distribuer des bouts d’acier calibrés.
Toute sa bonne marchandise il me l’expédie franco de port. Heureusement il est gêné par la masse de Bolak qui est entre nous et, pour ne pas le sucrer, il tire un peu haut… L’escadrille du P.38 me fouette les fringues only. Sa mécanique est vide. Faut pas lui donner le temps de recharger. Je tire mon arquebuse et je le braque. Mais, manque de pot, mon outil ne part pas ! Alors je me traite d’extrait de bidet, de quintessence de naveton, de crêpe avariée, etc., because je me souviens maintenant que j’ai graissé Popof y a deux jours et que j’ai oublié de lui garnir le garde-manger. Vite, je balance mon arme dans la direction de Colombani. Il fait un saut de carpe mais le projectile le cogne tout de même à l’épaule, ce qui freine son bigne…
Je saute par-dessus Bolak. J’attrape le Colombani des familles par la cravate et je le balade de droite à gauche. Il étouffe. Pour se dégager, ce chérubin me file un coup de genou dans les joyeuses. J’en vois trente-six lampions ! J’ai l’impression que mon estomac me remonte dans le gosier et je me retiens in extremis d’aller au refile.
Lui il perd pas son temps. Un atout sur mon pif ! Un crochet à la tempe… Je titube. Ma parole, est-ce que je vais me laisser mettre K.-O. par un malfoutu comme lui ?
Je respire un grand coup et je lui téléphone un coup de saton dans ses moltebocks. J’ai mis toute la gomme ; je suis grand chelem s’il accroche un faux numéro.
Il hurle « Ouïe, hou-là-là ! » ; c’est de la chanson divine pour mes étiquettes meurtries.
Sans perdre de temps, et galvanisé par ses cris, je lui démolis la gargane par un coup de poing en plein gosier. Là il manque d’air, le pèlerin ! C’est l’asphyxie-maison… Tordu en deux, écarlate, il halète et gémit…
Ça m’excite, moi, qu’est-ce que vous voulez ! Une corrida pareille, on n’y participe pas tous les jours ! Et au cinéma c’est du bidon !
Je prends mon temps, je bande bien mes biscotos et je lui mets dans le pif le plus solide crochet du droit de ma carrière. Son naze éclate comme une grenade trop mûre. Il voltige en arrière. Son crâne frappe à toute volée le coin de la cheminée de marbre et il s’immobilise complètement. Une énorme rigole de sang s’échappe de dessous sa coquille. Il a son compte, Colombani. M’est avis qu’il est pas prêt à défourailler sur ses contemporains ! Ah là là non !
Je passe mon bras sur mon front superbement emperlé d’une juste sueur. Quand, tout à coup, il se produit quelque chose. Ce quelque chose, c’est un bruit derrière moi.
J’ai le temps de me dire que Bolak est en train de récupérer… Et puis brusquement ça se produit ! Il y a une explosion immense dans ma tête. Il me semble qu’on vient de me faire partir une cartouche de dynamite dans la noix de coco.
Je pars en avant… Je tends les bras comme un aveugle, et de fait je suis aveugle… Je suis de plus sourdingue comme une terrine de lièvre…
C’est le grand coup de vape. Bolak vient de me filer la crosse de son calibre en bas de la nuque et il n’y est pas allé avec un plumeau, le frère !
Un carillon Westminster tinte allégrement. Puis : rideau !
J’ai froid… Un drôle de froid, pas normal… J’ouvre les yeux. Il fait noir. Je suis couché à plat ventre sur du dur, et ce dur, c’est un linoléum. Le froid de cette matière glacée m’envahit. Je claque des ratiches. J’ai le frigoulet…
Ma tête zonzonne comme un bourdon coincé contre une vitre. Ça m’évoque des paysages d’été, de la chaleur, des plantes en plein épanouissement. Ce que je suis poète, tout de même ! Et ce dans les moments les plus saugrenus, hein ?
Je me mets à genoux péniblement. Il me semble que mon dôme pèse une tonne. Il est tellement lourd qu’il va me falloir une centaine de ballons rouges accrochés aux manettes pour m’aider à le tenir sur mes épaules. Oh ! ce que la vie est navrante à certaines périodes !
Un petit bruit me froisse le tympan. Un bruit, régulier, pénible : une plainte…
En titubant je parviens à me dresser sur mes cannes… « Voyons, s’agit de pas paumer les pédales : je suis dans l’appartement de Bolak. Et je suis dans le noir. Seul avec un gars qui geint. Ça ne serait pas moi, par hasard, ce gars geignard ? » Je m’observe : non, je ne pipe mot…
Je craque alors une alouf histoire de prendre une notion plus précise de mon présent.
J’aperçois, devant moi, le corps inerte de Colombani. Probable qu’il est pas canné puisqu’il gémit. C’est là une vérité de La Palice. Mais on a besoin, parfois, de se prouver que la vérité est vraie, particulièrement lorsqu’on a reçu du monde sur la théière comme c’est mon cas !
Je cherche le bouton électroc et je le déniche. Lumière ! Ça me fiche une décharge dans le bol ! Mes mirettes sont tellement affaiblies !
Je regarde autour de moi. L’appartement m’a l’air vide… Bolak s’est barré. Probable qu’il n’aime pas jouer les infirmiers, ce cher homme !
J’avise une bouteille de rhum sur une étagère. Pour bibi c’est le grand mirage. Je me déplace dans cette direction avec peine. Je rafle la boutanche, lui ôte son chapeau et la hisse jusqu’à mes lèvres. A la régalade, mes potes, le Négrita ! C’est chouette et si ça ne guérit pas de la fièvre typhoïde, ça ne la donne au moins pas. J’en écluse la valeur de deux verres à vin et je me sens tout de suite réchauffé. L’eau de feu, c’est une belle invention ! Chose marrante, le rhum me flanque une biture éclair. D’un seul coup, d’un seul, me v’là ratapois ! Je suis obligé de poser mon imperator-rex sur une chaise pour ne pas m’écouter. J’attends comme ça, durant un laps de temps indéterminé… La hure en forme de gyroscope. Puis je récupère aussi vite que j’ai été sonné. La chaleur se répartit dans mon individu, me revoilà potable.
Je titube jusqu’à Colombani. La vue de sa blessure me soulève le cœur. Oh ! les mecs, quelle photo en Gevacolor ! Sa plaie à la tronche est affreuse : profonde, large, violacée. La cheminée est entrée dans son crâne comme un coin dans du bois.
Il a son compte. Et pourtant, bien que son cerveau soit aéré, il vit toujours, cet enfoiré ! Il a les yeux ouverts et il me fixe en râlant…
Je vais au tube et rapide je compose le numéro de Police secours.
— Commissaire San-Antonio, j’annonce… Envoyez illico une ambulance au 12 de la rue Jean-Bouton, et magnez-vous parce que le client est pressé, on s’impatiente chez saint Pierre à son sujet !
Je raccroche, rafle la bouteille de rhum et l’annonce à sa bouche. Doucettement je fais couler le cher breuvage dans sa gargane. Molo, molo, je veux pas le foudroyer…
— Comment te sens-tu ? je murmure…
Il remue ses lèvres…
— Voilà où ça vous mène, le métier de truand ! T’as jamais lu France Soir, dis ? Tu ne le sais donc pas que le crime ne paie pas ?
Mais il n’est pas d’humeur à plaisanter…
— A boire, balbutie-t-il…
Du coup il m’intéresse, Colombani… Il veut parler.
C’est inespéré…
Je lui mouille encore la dalle au Négrita.
— Raconte un peu ce qui se passe, je lui dis… Qu’est-ce qu’il devait préparer Pauvel ?
— Une m… ! murmure-t-il.
Je me retiens pour ne pas le cabosser. Ça le finirait.
— Sois pas haineux, je fais… T’es un homme, quoi ! Un homme c’est beau joueur : t’as paumé, t’as paumé, y a pas à sortir de là…
— Cigarette, demande-t-il.
— T’as l’agonie exigeante, je fais. Enfin, je suis le flic le plus sensible de la région.
Je lui glisse une sèche dans le bac, je pousse la sollicitude jusqu’à la lui allumer.
Puis je lui prends la main, une idée à moi.
— L’ambulance va venir, on va t’emmener à l’hosto et tu seras dorloté. Les gnons au crâne, tu sais, si on crève pas illico, on en réchappe vite…
Un temps, son regard est tout attendri. Les vapeurs du rhum qui font leur effet.
J’y vais d’une troisième rasade. C’est ma tournanche cette nuit ! Il boit goulûment.
— T’en sortiras, va ! Pour peu que tu t’allonges un peu et je te fais un rapport favorable comme ma jambe…
Sa cigarette danse sur ses lèvres, il parle :
— Ton rapport, il fait, Colombani, tu peux te le carrer dans le cul ! C’est classé pour moi, j’ai mon compte… Et même si que j’en réchappe, je pourrais pas sortir de l’auberge, je suis trop mouillé.
Ça y est, il est à point.
— C’est toi qui as buté la mère Permezel, hein ? je demande… Et Triffeaut, et Brioux ?
Il marque une très vague hésitation…
— Tu parles, chuchote-t-il.
C’est curieux de voir fumer cette cigarette sur les lèvres d’un agonisant qui parle. Comme il n’a pas la force d’aspirer, la sèche se consume seulâbre et la fumanche monte, rectiligne dans la pièce.
— Pourquoi ? je questionne, voilant mon avidité…
Le moment est fragile. Pourvu qu’il puisse s’affaler !
— Pour avoir Pauvel, il dit…
— Comment, pour avoir Pauvel ?
— Oh !.. une histoire d’héritage. Sa fortune… appartenait à sa première femme. Pour se venger de lui, elle avait précisé qu’à la mort de sa sœur, tout le paquet allait à l’œuvre du cancer… Une em…, quoi !
— Et c’est pour ça que vous avez buté la belle-sœur ?
— Oui…
— Pour ruiner Pauvel ?
— D’ac…
— Quel intérêt ?…
— On voulait lui faire accepter une combine… Mais il refusait… Alors…
Je pige le moyen de pression. Bolak et son compère étaient au courant de la clause testamentaire de la première Mme Pauvel. Alors, comme l’industriel renaudait, ils ont trouvé le moyen indirect de le ruiner ! Oui, il a raison, Colombani, ça devait être un drôle de pacson de mouscaille, la mère Pauvel ! Faut être une garce pour trouver des combines pareilles ! C’était pire que si elle l’avait déshérité tout de suite ! Le Marc, il a eu les chocottes pendant des années. Il devait la surveiller aux petits oignons, la belle-frangine ! Et lui envoyer son Thé des familles et du Pulmosérum quand elle s’enrhumait.
Je me penche sur le moribond. Il se cramponne à l’existence. Le mégot continue de fumer dans sa bouche. Qu’est-ce qu’ils maquillent, les brancardiers ? Doivent finir leur belote avant de s’annoncer, probablemuche.
— Dis donc, je fais, et Triffeaut, pourquoi tu l’as passé à la purge ?
— Oh ! soupire-t-il, c’est toute une histoire… Ce mec-là était en cheville avec Pauvel pour une assurance… Ça aussi, l’organisation l’a su…
L’organisation !
Le mot me fait tiquer, mais je n’en laisse rien paraître. Il poursuit, de sa voix bulbeuse :
— Pour parer au déshéritage, le Pauvel avait fait assurer sa belle-sœur sur la vie… Une somme importante ! De cette façon, en cas de décès il écrasait le coup !
— M…, je fais, c’est penser en chef. Et elle était d’accord, la mère Permezel ?
Il secoue la tête.
— Paraît que non. Triffeaut l’avait possédée. Il lui avait fait signer une police en blanc sans qu’elle s’en gaffe. Ensuite il l’avait remplie…
Faut croire qu’il n’est pas tellement bas, le frère, parce qu’il ajoute :
— Pas la vieille, la police !
— T’as de l’esprit, dis-je…
— Bientôt, j’aurais plus que ça, plaisante Colombani. De l’esprit avec une auréole pardessus pour faire plus convenable…
Il laisse tomber sa gitane sur le parquet. Je l’écrase de la pointe du pied.
— Alors Triffeaut avait fait une assurance bidon ? Oui, c’était le meilleur contrepoids pour Pauvel ! Et pourquoi vous avez liquidé le petit assureur ?
— Parce que la vieille était morte. Le coup de l’assurance ne pouvait pas réussir sans Triffeaut… En agissant ainsi, on faisait Pauvel marron sur le deuxième tableau…
Je dédie une fugitive pensée à Triffeaut. Le petit zig n’était pas si résigné que ça… Probablement qu’il en avait classe de sa bergère tubarde, de ses mouflets turbulents, de sa vie routinière… Il voulait se donner de l’air et avait commencé à maquiller de drôles de turbins pour se remplir les vagues…
— Dis-moi, éclaircis pour moi un point obscur : le matin où tu l’as buté, il était avec Pauvel, hein ?
— Oui… Ils discutaient le coup dans la bagnole de Triffeaut…
— Au parking ?
— Non, Chaussée-d’Antin… Pauvel voulait pas le recevoir chez lui, il devait avoir peur des témoignages de son personnel… en cas de coup dur. Moi j’étais juste derrière, dans ma tire, à les zieuter. Pauvel m’a aperçu… Il est descendu précipitamment pour venir vers moi.
— Et il a oublié son bada dans la voiture ?
— Ah ?…
Il sourit…
— Alors c’était pas le sien, à Triffeaut ? Il a foncé dès que Pauvel a été descendu. J’ai demandé à Pauvel où Triffeaut allait. Il m’a dit qu’il voulait remiser sa voiture au parking des Galeries Lafayette. J’ai foncé. Je suis arrivé avant lui, je…
— Ça va, je connais la suite. Et tu lui as mis le chapeau sur la tête ?
— Oui, pour pas qu’on s’aperçoive tout de suite qu’il était canné.
Il s’affaiblit, mais je ne le prends pas en pitié, le digne buteur à gages. Faut profiter de ce qui lui reste de vie pour éclairer la situation.
— Parle-moi des images sataniques… Parle-moi aussi de Brioux…
Il a une lègère crispation du visage…
— Brioux, je l’avais connu en Centrale. Je l’ai retrouvé à Paris… Il était pape…
Il a encore la force d’un ricanement.
— Dis vite ! je supplie…
Il sourit imperceptiblement.
— T’es encore plus pressé que moi, poulet !
Je réponds à tant de cynisme par du cynisme…
— C’est que moi, j’ai un rapport à faire, tu piges ?
Il grommelle une vague imprécation et ferme les yeux. Je me traite de gland et je me dis que je mériterais de me faire aimer… Il va claquer sans finir son historiette… Bon, il m’a du moins bonni l’essentiel. Avec ça je peux finir la chasse tout seul.
Un coup de sonnette vrille le silence qui s’est établi…
— Tiens, pour toi ! fais-je… On va t’emmener à l’hosto… Un vrai pacha !
Il ne répond pas…
Je vais ouvrir à la délégation bignolon qui poireaute sur le paillasson avec un brancard pliant sous le bras.
— Arrivez, je dis… Manœuvrez le zigoto avec soin, il a eu une explication avec une cheminée de marbre et c’est la cheminée qui a eu le dernier mot…
Ils s’empressent, déplient leur bouzin, et saisissent Colombani par ses extrémités.
— Non, fait ce dernier… Ecoute…
Je leur fais signe de stopper la manœuvre et je me penche sur lui.
— Brioux nous a indiqué Pauvel… C’était l’homme qu’il nous fallait… Il le connaissait… C’était lui qui chambrait Triffeaut ; Triffeaut faisait partie de… ses… c…
Sa voix devient pâteuse…
— Les images, je ne sais pas. Devait les avoir sur lui, en avait remis une à la vieille avant… la convertir…
Il soupire… Ses yeux vacillent.
— Emmenez-le ! dis-je.
Les gars le chargent sur la civière.
Alors, Colombani a ces derniers mots tellement faibles que je dois être le seul à les entendre :
— Tu penseras à moi, à huit heures !
On l’embarque. Je regarde s’éloigner le cortège.
Je palpe mon crâne douloureux. Derrière il y a une bosse grosse comme une aubergine, j’ai l’impression que ma hure vient de faire philippine.
Je me passe la coquille sous le robinet d’eau froide de la cuistance ; je dis adieu à la bouteille de rhum et, molo, je quitte cette inhospitalière demeure.
Au moment où je débouche dans la rue, j’ai l’idée de consulter mon oignon. Ma montrouze affirme six heures. Je n’en reviens pas. J’ai fait un drôle de séjour dans la purée, hein ? Cinq heures en tout, je viens de passer une drôle de noye. Notez qu’elle n’est pas encore finie…
J’ai des vertiges ; par moments des étincelles d’or font le grand soleil devant mes yeux, mais l’air me fait du bien. Je monte dans mon char en prenant soin de baisser les vitres. Envoyez-moi le simoun pour me rafraîchir un peu la frite. Je me découvre dans le rétro, pas frais du tout… J’ai le genre merlan laissé pour compte… Si mes admiratrices me reluquaient à cette heure, elles feraient changer leur numéro de téléphone !
Je mets le cap sur Villejuif parce que je voudrais tout de même dire deux mots à Pauvel. En voilà un qui me court sur les claouis avec toutes ses combines d’héritage à retardement et d’assurances falsifiées.
Son affaire, notez, je la pige admirablement. Son osier étant, par le machiavélisme de sa première femelle, suspendu à la vie de la mère Permezel, il était presque normal qu’il pare au coup du sort. L’astuce de l’assurance-vie, bien qu’étant vieille comme le préservatif molletonné, s’imposait… Il a corrompu Triffeaut. Celui-ci, tout compte fait, était bien le pauvre tordu que j’avais estimé au premier regard à sa photo. Pour l’avoir, il n’a pas eu recours à l’artiche, mais à la crédulité… Triffeaut, obscur et malheureux bougre, était bien le genre de patate à s’embrigader dans une religion secrète ! Pauvel connaissait Brioux, à travers lui, il a eu raison de l’honnêteté du petit assureur… Triffeaut faisait partie des lucyfériens. Si son nom ne figurait pas sur le carnet, c’est tout bêtement parce qu’après son assassinat, Brioux, prudent, avait supprimé la page qui lui était consacrée…
Maintenant reste à savoir pourquoi la bande… ou plutôt l’Organisation, a mis Brioux en l’air, Brioux qui était son allié ? Etait-ce pour isoler plus complètement Pauvel ou bien…
Je pousse un cri : Eurêka ! s’écrierait le docteur Schweitzer en confiant un pistolet à fléchettes à un négrillon. (Le négrillon du foyer, comme dirait… Dickens.)
On l’a ratatiné à cause de moi ! Probable qu’après mon intervention de dimanche à la mosquée privée de Brioux, celui-ci a eu sérieusement les chocottes. Il s’est dit que ça allait fumer pour sa poire et il a rendu ses billes. Seulement il en savait trop et…
Pardine, cette bonne pomme ! Après mon départ il a alerté ses copains et ceux-ci qui connaissaient sa couardise ont préféré lui faire avaler son extrait de naissance. Vite fait…
Tout en échafaudant ces hypothèses de complément, je parviens devant les « Etablissements Pauvel ».
Pourvu qu’il soit là, le boss ! Je ne suis pas curieux, mais j’aimerais bien savoir — non seulement pourquoi les femmes blondes — mais aussi ce que l’industriel refusait aussi farouchement à la bande Bolak pour que celle-ci use de moyens de pression aussi violents !
La rue est engourdie dans l’aube. Il fait encore nuit, mais déjà l’éclat des lampes pâlit.
Çà et là, des ouvriers à bicyclette passent, emmitouflés dans du mouton.
J’avise une silhouette sous un porche, près de l’entrée de l’usine. La silhouette d’un homme qui guette. Sans doute est-ce le boy-scout que Mignon a dépêché ici sur mes conseils ?…
Je décide de demander au gars ce qu’il a vu. Il peut m’apprendre des choses intéressantes, faut vérifier…
Je m’approche de lui et j’ai la surprise de découvrir Georgel. Un Georgel frigorifié, verdâtre, avec le nez rouge, les yeux embués et une morve du style stalactite.
— Et alors ? je m’exclame.
— Je démissionne, aboie-t-il… C’est pas une vie ! Je dormais, le commissaire me téléphone de venir prendre la planque ici sous prétexte que je connais Pauvel ! Voilà cinq heures que je fais le con, avec un pardosse demi-saison… C’est plus un métier. Si je veux me suicider, j’ai un pétard, ça va plus vite et on n’a pas le temps de penser…
— Bon, lui dis-je, t’as le feu sacré…
— Foutez-vous de moi !
— Allons, Georgel, pense que je suis ton supérieur, tant sur le plan hiérarchique que sur celui de l’intelligence…
Il admet. Aux subalternes faut toujours parler le langage énergique des chefs, de ceux qui crient : « En avant » et qui braquent leurs jumelles pour voir évoluer la vague d’assaut.
— Quoi de neuf ?
— Pas grand-chose… Vers deux heures un type est venu…
— Un petit, large d’épaules ?
Il est stupéfait.
— Comment vous le savez ?
— J’ai un petit doigt qui me dit tout ! Ensuite ?… Il est entré comment ?
— Il a sonné. Quelqu’un lui a ouvert…
— Pauvel ?
— J’ai pas pu voir, d’ici on ne plonge pas à l’intérieur…
— La visite a duré longtemps ?
— Lali-lala…
— Excuse-moi, je comprends pas le papou.
— Ben… un quart d’heure, à peu près…
— Et après ?
— Le type est reparti…
— Seul ?
— Oui.
Je réfléchis un bref instant.
— Ecoute, Georgel, écoute bien… Lorsque le mec a filé, avait-il un paquet, ou quelque chose sur le bras qu’il n’avait pas en arrivant ?
— Tiens ! Oui, dit Georgel… Il est parti avec un machin argenté à la main… De loin j’ai cru que c’était un motif de cheminée… C’est idiot hein ? Il l’a mis dans sa poche… C’était dur à rentrer… Puis il est remonté dans sa bagnole…
— Quelle voiture ?
— Une Aronde noire…
— Tu as noté le numéro de la guinde ?
Il se trouble.
— Ben… non… On m’avait dit de surveiller Pauvel…
— Georgel, assuré-je, tu as autant d’esprit d’initiative qu’un suspensoir désaffecté…
Il baisse la tête.
— Le paquet, l’objet, du moins, était gros ?
— Non, comment vous dire… comme ça !
Il écarte ses mains de vingt centimètres…
— Tu n’as aucune idée de ce que ça pouvait être ?
— Je vous dis : un dessus de cheminée…
Je caresse mon crâne protubérant.
— Tu me fais mal au caillou. Tiens, viens plutôt avec moi, on va demander ça à Pauvel… Il est toujours là ?
— Je ne l’ai pas vu ressortir…
Nous traversons la rue et escaladons les deux marches accédant à la porte. Celle-ci n’est pas fermée… La lumière brille dans le hall. Nous nous dirigeons vers le burlingue de Pauvel. Georgel ne risquait pas de le voir sortir : il est étendu en travers de son bureau avec la moitié du crâne enlevée.
Bolak a dû ramasser le « silencieux » de Colombani avant de sortir !
Oui, il a dû le ramasser, le pétard aux confidences, celui qui chuchote la mort à l’oreille des bonshommes. Et il s’en est servi de façon impec… Enfin, impec pour l’usage qu’on fait d’ordinaire de ces sortes d’engins.
La bastos qu’il a tirée devait être fille unique. Pas besoin de gaspiller la quincaillerie quand on est un tireur de cet acabit. Pauvel l’a ramassée en plein bocal, vite fait, et il a eu droit à sa petite paire d’ailes immédiatement assujettibles…
— Il est pas beau à regarder, note pertinemment Georgel…
— T’as raison, je renchéris, c’est pas panoramique…
Je me mets à explorer le bureau… J’ouvre les classeurs, les tiroirs, les chemises, les parenthèses… J’ouvre tout y compris mes châsses, mais je ne découvre rien d’intéressant… Il y a là une correspondance d’affaires, des dossiers d’affaires, un vrai charabia qui me fait bâiller et me prouve que j’aurais déposé mon bilan en cinq sec si je m’étais lancé dans la vente en gros du bouton de jarretelle à pédale. Ce monde des affaires est pour moi aussi totalement inconnu que celui des poissons qui ont trois nageoires, une grande barbe verte, des cors aux pieds et qui vivent dans la troisième fosse océanique à droite, en débouchant dans la mer Caraïbe.
Je tombe en arrêt devant un immense panneau à l’intérieur duquel s’étalent les diplômes de Pauvel.
Je vous l’annonce, il devait être vachement orgueilleux, le mec ! S’il avait eu la Légion d’honneur, il se la serait accrochée de partout, jusqu’à ses slips. Il aurait plus eu besoin de se fringuer, ça serait devenu son vêtement naturel.
— M… ! s’exclame irrévérencieusement Georgel.
— Et alors, Chinois vert, je lui fais, tu t’oublies !
Il ne se donne même pas la peine de jouer la pudeur.
De son doigt noueux comme une échine de chèvre, il me désigne un objet posé sur le bureau. Cet objet est haut d’une vingtaine de centimètres. Il représente une espèce de Diane avec des ailes en train de courir. Le truc est en acier chromé. Au-dessous, il y a, à la place du socle qui normalement devrait s’y trouver, un pas de vis.
— Le même machin que tenait l’assassin en sortant ! affirme-t-il.
Là je tique. J’empoigne l’objet et je le regarde, sans parvenir à définir son utilité. Ça n’est pas un objet d’art à proprement parler. Les objets d’art on ne les fait pas en acier, et puis ils n’ont pas de pas de vis en guise de socle !
— Tu es sûr ? je demande…
— Oh ! certain… Je peux pas m’être gouré. Vous avez remarqué, il y a un réverbère municipal juste devant la porte de l’usine. Ça brillait, ça m’a attiré les regards et j’ai z’eu le temps de voir…
Je soupèse l’objet, le tourne, le retourne… C’est du massif et ça va chercher son kilo comme une plume !
— Tu as une idée de ce que c’est, toi ?
— Non, avoue-t-il.
J’attrape un grattoir et racle la Diane, histoire de me rendre compte si, en réalité, elle ne serait pas en or ou en platine recouvert d’une couche de chrome. Mais non, c’est du bon acier…
— Dis voir, je fais, plus pour extérioriser ma gamberge que pour lui faire la conversation, sur quoi ce machin-là peut-il se visser, à ton avis ?
Prompte et très personnelle, la réponse me vient :
— J’sais pas !
Je m’empare du téléphone et je sonne le grelot de Mignon. Un matuche à la voix péremptoire m’annonce que le commissaire principal est allé se balancer dans les plumes depuis deux bonnes heures.
— Eh bien ! réveillez-le, je fais, j’arrive à son bureau… Dites-lui que ça urge.
Je raccroche.
— Toi, reste ici, dis-je à Georgel… Fous-toi dans ce fauteuil et écrases-en tandis que je vais alerter les services compétents.
Il ne demande pas mieux… Il s’abat dans un pullman avec la grâce nonchalante d’une feuille morte en plomb.
Je file. La citrouille me fait plus mal que jamais. J’ai des lancées sauvages à l’arrière et des machins rouges rigolos continuent de tourniquer devant mes châsses. Ah ! je m’en souviendrai, de cette bon Dieu de nuit blanche !
Je m’annonce au burlingue de Mignon cinq minutes avant ce dernier. Ses boy-scouts commencent à radiner. Il y a dans un coin de la pièce, anéanti sur un fauteuil canné, un type malingre au regard fiévreux dont la bouille est bosselée comme un chaudron qui aurait insisté pour descendre par l’escalier les trois étages de la Tour Eiffel.
— Qui est-ce ? je demande à un inspecteur qui dactylographie lentement sur l’Oliver de Charlemagne.
— Un frangin qui a suriné la bistrote de la rue des Martyrs. Le patron l’a interrogé toute la noye. C’est un coriace, mais il a fini par s’allonger…
Il est pas reluisant, l’assassin. Il a les châsses fermées, le pif éclaté, des bosses partout et il lui manque des poignées de cheveux…
L’un des inspecteurs ricane :
— Va falloir lui refaire une beauté avant que la presse radine. Ces salauds-là vont encore dire qu’on emploie des méthodes honteuses !
Il se marre…
— Comme s’il y avait un autre moyen de les faire chanter, ces arcans !
Mignon radine, des valoches de clown sous les yeux, la bouche amère, l’air assez vaseux, merci !
— Vous alors ! trompette-t-il, vous n’avez pas de pitié pour les canards boiteux ! M…, j’ai passé la nuit à boulonner et à peine je viens de me glisser dans le paddock que vous me faites lever !
— Moi aussi j’ai passé la nuit, dis-je… Mais je filais pas des jetons, au contraire, j’en réceptionnais ! Biglez-un peu la came !
Je lui montre mon aubergine.
— Pas beau, fait-il, qui vous a fait ça ?
Je lui raconte posément les événements de la nuit. Quand j’en arrive au meurtre de Pauvel, il pousse un barrissement triomphant.
— Qui est-ce qui avait raison, San-Antonio ? Je voulais qu’on l’embarque hier.
— Là n’est pas la question, je dis… Vous aviez peut-être raison, mais rien ne prouve qu’il aurait parlé tout de suite, il aurait fallu plusieurs jours. C’était pas le genre de gars à se laisser fabriquer. Il aurait demandé l’assistance d’un avocat…
Je pose sur son bureau le sujet d’acier chromé.
— Voilà ce que l’assassin de Pauvel est venu chercher chez lui. Tout au moins, un machin similaire. A votre avis, qu’est-ce que c’est que ça ?
Il hausse les épaules…
— Allez savoir…
Ses hommes font cercle.
L’un d’eux pousse-un petit sifflement.
— Moi, je crois savoir, dit-il… C’est le bouchon de radiateur d’une bagnole de maître…
On se tait. D’un seul coup, ça paraît si évident à tout le monde que chacun se traite d’enflure pour ne pas y avoir pensé plus tôt.
— Un bouchon de radiateur…
— Oui, fait Mignon, probablement.
— Et c’est pour ça qu’on a tué quatre personnes ?…
J’en suis sur le prose. Non, avouez, les gnaces, que ça vous en bouche une drôle de surface portante !
Un bouchon de radiateur ! Pourquoi pas un bouchon de carafe ? Et il est en acier… Il vaut deux sacs chez le marchand d’enjoliveurs rococos !
Je consulte ma montre… Elle dit sept heures vingt-cinq. Je deviens nerveux.
Je me racle les profondeurs et j’attaque :
— Ecoutez tous, faites un peu travailler votre matière grise… Un des truands qui a buté trois personnes pour ce bouchon de radiateur m’a dit en crevant que je penserais à lui sur le coup de huit heures, ce matin. Depuis hier, à plusieurs reprises il a été question de huit heures… Y a-t-il quelque chose de prévu pour ce moment-là ?
Ils se consultent, hochent la tronche.
Le gars qui dactylographie la déposition de l’assassin se lève…
— Ben, fait-il, y a l’arrivée à Orly du ministre des Affaires étrangères russe qui est prévue pour huit heures moins le quart…
Je bondis…
— Qu’est-ce que tu racontes ?
Il me tend son baveux.
— C’est pas moi, voyez sur le Parisien.
Evidemment, c’est en first page et ça fait même un drôle de boum because le bonhomme vient assister à une vache de conférence sur le désarmement ce qui, paraît-il, est bon signe pour la Grande Paix !
Son zoziau se pose à moins le quart (heure française). Le Premier ministre français va l’attendre avec l’ambassadeur d’U.R.S. S… Bref, c’est le grand bidule…
— Nom de Dieu ! je gueule soudain ! Oh ! nom d’une m… arabe ! Oh ! tonnerre de chiotte !
J’en passe, et des meilleurs, que ma politesse native m’empêche de répéter ici.
— Les bagnoles qui vont accueillir les hommes d’Etat aux gares ou aux aérodromes sont des voitures de maître, hein ?
— Bien sûr, fait Mignon…
— Elles sont minutieusement fouillées avant le départ, dûment vérifiées pour éviter un attentat ? Des fois que des zouaves y colleraient une bombe à l’avance, hein ?
Là il a enfin compris…
— Le bou… bou… le bouchon, bégaie-t-il.
Si vous voyiez nos frites, à tous ! On a l’impression d’être une bande de fœtus en vacances dans le même bocal d’alcool.
— Il faut faire quelque chose ! brame Mignon.
C’est la grosse rumeur, ça gueule, ça remue !
Je me précipite au grelot !
— Vite, dis-je, en priorité totale passez-moi l’aéroport d’Orly !
J’ai les yeux fixés sur le cadran de ma breloque. Maintenant la grosse aiguille a franchi le 6, si comme il se produit quelquefois l’avion a eu de l’avance, j’ai idée qu’il va y avoir un drôle de remue-ménage dans le monde, d’ici vingt-cinq minutes…
Enfin j’ai Orly.
— Le commandant de la base ! je gueule. Ici service de Sécurité du Territoire !
On me dit que le commandant est avec les officiels et qu’on ne peut le déranger car l’avion amenant le ministre des Affaires étrangères russe est annoncé…
— Mais c’est à ce sujet ! je crie. Un attentat se prépare, vite ! Vite !
Du coup, ça remue aussi, à l’autre bout.
Deux minutes à peine s’écoulent, une voix essoufflée fait : « Allô » ?
— Ecoutez, dis-je, ici Sécurité du Territoire. Un complot vient d’être découvert à la minute. La voiture dans laquelle doit prendre place le ministre est sur le terrain ?
— Oui, je la vois de ma fenêtre.
— Son bouchon de radiateur ne représente-t-il pas une Diane chasseresse ?
— Attendez, je distingue des ailes… Oui, ça doit être ça…
— Pas une minute à perdre ! Eloignez immédiatement ce véhicule ! Conduisez-le au milieu d’un grand espace libre. Que le chauffeur foute le camp dès qu’il l’aura stoppé, compris ? Il est probable qu’elle explose. Embarquez vite le ministre dans une autre voiture. Et fermez votre gueule. Pas un mot à la presse ou ça chauffera, il y va de votre situation…
L’autre n’a pas l’air d’une crêpe.
— Compris, fait-il précipitamment, je prends des dispositions.
Je pose l’appareil. Les autres sont tous là, immobiles, blancs comme des morts.
Je me laisse choir dans le fauteuil de Mignon.
— Il ne nous reste plus qu’à réciter une prière, dis-je. C’est tout ce qu’on peut faire, maintenant…