PREFACE

La carrière d'écrivain de Camus commence et s'achève par le théâtre. En 1936, âgé de vingt-trois ans, il fonde une troupe d'amateurs, le Théâtre du Travail (plus tard rebaptisé Théâtre de l'Équipe) et collabore avec trois amis à la composition d'une pièce intitulée Révolte dans les Asturies. En 1959, quelques mois avant de mourir, il adapte pour la scène Les Possédés, de Dostoïevski. Célébrer collectivement une insurrection ouvrière correspondait à l'idéal communiste qui l'anima pendant une brève période de sa jeunesse. À l'époque où il adapte Les Possédés, il dirige seul l'entreprise, croyant au

« spectacle total, conçu, inspiré et dirigé par le même esprit, écrit et mis en scène par le même hommel »; à ses yeux, en effet, adapter une œuvre au théâtre, c'est encore l'écrire. Parce qu'il ne cessa de s'engager en faveur de la scène, voyant dans le théâtre « le plus haut des genres littéraires et en tout cas le plus universel2 », son œuvre théâtrale mérite pour le moins autant d'attention que ses romans ou ses essais.

D'où vient donc qu'on n'en peut parler sans donner

© Éditions Gallimard,

1. « Pourquoi je fais du théâtre » (1959), in Tkéâtre, récits, 1958, pour Caligula,

nouvelles, Pléiade, p. 1727.

1993, pour la préface et le dossier.

2. Ibid., p. 1726.


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l'impression de plaider? Composées par un homme de métier, dure jusque pendant la première moitié de la guerre avant de les pièces de Camus devraient être appréciées d'abord comme des s'effacer devant le « cycle de la révolte », romans, pièces et performances théâtrales. C'est particulièrement vrai de Cali-essais s'éclairent mutuellement À lire ses Carnets, on a le gula, qu'il écrit à partir de 1938 avec l'intention d'y interpréter sentiment qu'ils forment un tout.

le rôle principal, qu'il remanie pendant la guerre, retouche après les premières représentations de 1945, puis à nouveau en 1957 et 1958, en fonction des nouvelles circonstances de sa Sources historiques de Caligula

représentation. « Pièce d'acteur et de metteur en scène », affirme-t-il, avant de s'étonner: «Je cherche en vain la philosophie dans ces quatre actes

Marcel Arland avait déjà, dans La Route obscure 1. » D'autres l'y ont trouvée pour lui. Camus lui-même leur avait fourni des arguments : (1924), fait d'un empereur romain, Héliogabale, un symbole dans un compte rendu de La Nausée, de Sartre (1938), il de la révolte contre la condition humainel. Grâce aux Vies des avait affirmé, d'une formule qui n'était pas sans risques, Douze Césars, de Suétone, Henry de Montherlant se découvre qu' « un roman n'est jamais qu'une philosophie mise en des affinités avec d'autres figures impériales; il les exprimera images ». Et si on appliquait la même définition au théâtre ?

en 1927, dans Aux fontaines du désir : « Lorsque, petit Dans Le Mythe de Sisyphe (1942), il précisera heureuse-garçon, je lisais et relisais les Douze Césars, j'y mettais trop ment sa pensée en'opposant les «grands romanciers», ou de passion pour n'être pas averti que les fils les plus secrets du

« romanciers philosophes », aux « écrivains à thèse » : ces tempérament me liaient à ces hommes-là. Leurs excentricités, derniers transposent dans leur œuvre, telle quelle, une « pensée même quand je les blâmais, me paraissaient naturelles; il le satisfaite », au contraire des écrivains philosophes qui utilisent fallait bien : je sentais en moi le terrain d'où elles fussent nées leurs propres personnages et leurs propres symboles pour dans des circonstances pareilles2. » C'est par son professeur de approfondir une pensée personnelle, toujours en recherche.

philosophie Jean Grenier que Camus eut accès à Suétone, en Caligula offre un message assez ambigu pour qu'on lui 1932 : « Lorsque devant Albert Camus (en I re Supérieure) je épargne la vilaine étiquette de « pièce à thèse » ; mais ne peut-citais et vantais les Vies des douze Césars de Suétone, je le on y voir, sans faire offense à la qualité du spectacle, une faisais du point de vue romantique et d'annunzien. Le mot de

« pièce philosophique » ? « Chez certains écrivains, déclare Caligula condamnant coupables et innocents indistinctement : encore Camus, il me semble que leurs œuvres forment un tout où

" Ils sont tous coupables ! " me ravissait par son audace chacune s'éclaire par les autres, et où toutes se regardent impassible. Un Nietzsche barbare voilà quel était pour moi 2. »

Chez lui, précisément, au sein du « cycle de l'absurde », qui 1. Le même personnage inspirera à Artaud un roman, Héliogabale 1. « Préface à l'édition américaine du Théâtre » (1958), ibid., ou L'Anarchiste couronné (1934).

p. 1729-1730.

2. Henry de Montherlant, Aux fontaines du désir, Bernard Grasset, 2. Actuelles II, in Essais, Pléiade, p. 743.

1927, p. 205 et Pléiade, Essais, p. 311.


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cet empereur (et pas seulement un malade ou un fou1). » À

vœux du peuple romain » par ses actes de générosité. Mais il vingt ans, Camus lit un essai de son professeur intitulé Les céda bientôt à un désir effréné de puissance, à d'étranges îles (1933) : « L'ébranlement que j'en reçus, l'influence qu'il obsessions (« Les nuits où la lune brillait dans son plein, il exerça sur moi, et sur beaucoup de mes amis, je ne peux mieux l'invitait fréquemment à venir l'embrasser et partager sa les comparer qu'au choc provoqué sur toute une génération par couche ») et s'adonna à la débauche, entretenant des relations Les Nourritures terrestres2. » Au chapitre intitulé « L'île incestueuses avec ses sœurs, particulièrement avec Drusilla. Il de Pâques », Jean Grenier raconte qu'il avait un jour prêté se plaisait à humilier les sénateurs et, en présence de leurs l'ouvrage de Suétone à un boucher souffrant. Les atrocités maris, les femmes de bonne condition. Il se chargeait lui-même commises par Caligula ravirent le malade : « Voilà des durs, de procéder, avec d'incroyables raffinements de cruauté, aux disait le boucher. Ah! que la vie est belle! Votre lecture m'a exécutions qu'il prononçait au gré de ses caprices. Il organisait fait du bien 3. »

des spectacles où il se donnait la vedette, ainsi que des concours Fils de Germanicus et d'Agrippine, Caius Caligula (12 ap.

de poésie. Il mourut finalement de la main de Cherea ; plus J.-C.-41) devint empereur de Rome en 37. Il périt assassiné, exactement, celui-ci l'aurait frappé par-derrière, donnant ainsi victime d'une conjuration. D'après Suétone, son surnom le signal de l'exécution aux autres conjurés.

(diminutif de caliga, chaussure de soldat) lui venait du fait La destinée de Caligula avait inspiré à Alexandre Dumas qu'il avait grandi parmi des militaires. Il avait « la taille une « tragédie 1 ». Camus présente son œuvre plus vaguement haute, le teint livide, le corps mal proportionné, le cou et les comme une « pièce en quatre actes ». // va y atténuer la laideur jambes tout à fait grêles, les yeux enfoncés et les tempes creuses, de l'empereur, son indication « II est moins laid qu'on ne le le front large et mal conformé, les cheveux rares, le sommet de pense généralement2 » faisant implicitement référence, pour la tête chauve, le reste du corps velu [...]. Quant à son visage, l'infléchir, à la tradition rapportée par Suétone. Quant au naturellement affreux et repoussant, il s'efforçait de le rendre reste, il reprend à l'historien de nombreux détails et épisodes du plus horrible encore, en étudiant devant son miroir tous les jeux de physionomie capables d'inspirer la terreur et l'effroi4 ». //

1. Caligula, tragédie en cinq actes et en vers, créée à la Comédie-ne put, dès son jeune âge, contenir sa nature « cruelle et Française le 26 décembre 1837 et qui n'eut que vingt représenta-vicieuse ». Au début de son règne, pourtant, il « combla les tions. La critique et le public furent scandalisés de voir dès le prologue un ivrogne sur la scène du Français. Par une singulière hardiesse, Dumas avait fait de Messaline le principal personnage 1. Jean Grenier, Albert Camus. Souvenirs, 1968, p. 59, II faut féminin de la pièce ; il avait en outre rajeuni Cherea (ainsi qu'il s'en comprendre « première supérieure préparatoire », nom donné alors expliquait dans une Préface) ; celui-ci, du reste, ne participait pas à à la classe de lettres supérieures, ou hypokhâgne.

l'exécution finale de l'empereur. La pièce fut reprise en 1888 à 2. Préface de Camus (1959) à Jean Grenier, Les îles, L'Imagi-l'Odéon dans une mise en scène de Porel, avec une musique de naire, Gallimard, 1977, p. 9.

scène composée par Gabriel Fauré (Caligula, op. 52).

3. Les îles, éd. citée, p. 106-107.

2. Cette indication figure déjà dans la version de 1939 telle 4. Nous nous servons de la traduction de Henri Ailloud, Les qu'elle apparaît sur le manuscrit que nous donnons en annexe. Voir Belles Lettres, 1932, et Folio, 1975.

p. 190.


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caractère et de la vie de Caligula, et jusque certaines phrases b) Mépris des grands

comme « Tue-le lentement pour qu'il se sente mourir » (IV, 4), c) Mort de Drusilla. Fuite de Caligula

ou « Je suis encore vivant ! » (IV, 14), prononcé par III.

l'empereur avant de mourir; Suétone avait écrit précisément : Fin : Caligula apparaît en ouvrant le rideau :

« Étendu à terre, les membres repliés sur eux-mêmes, il ne Non, Caligula n'est pas mort. Il est là, et là. Il est cessait de crier qu'il vivait encore. » Deux noms mentionnés par en chacun de vous. Si le pouvoir vous était donné, si Suétone fournissent à Camus des rôles de premier plan : vous aviez du cœur, si vous aimiez la vie, vous le Cherea et Casonia. Cherea était un « tribun d'une cohorte veniez se déchaîner, ce monstre ou cet ange que vous prétorienne que Caïus, sans considération pour son âge avancé, portez en vous. Notre époque meurt d'avoir cru aux avait coutume de stigmatiser, par toutes sortes d'outrages, valeurs et que les choses pouvaient être belles et cesser comme un homme mou et efféminé ». Un « vieux patricien », d'être absurdes. Adieu, je rentre dans l'histoire où me dans la pièce reçoit ces outrages et frappe finalement tiennent enfermé depuis si longtemps ceux qui crai-l'empereur dans le dos, tandis que Cherea s'oppose à lui avec gnent de trop aimer '.

noblesse ainsi le tyrannicide répond-il chez lui à un idéal politique, non à une vengeance personnelle. Quant à Casonia, Camus avait déjà manifesté son intérêt pour la tragédie de la chez Suétone, elle « n'était pas d'une beauté remarquable ni condition humaine dans La M©rt heureuse, roman pour dans la fleur de l'âge; de plus, elle avait déjà eu trois filles lequel il prend des notes dès 19362, et où l'on relèvera, pour d'un autre mari, mais elle était perdue de débauche et de Vanecdote, que deux chats s'appelaient, comme ceux de Camus vices ». Elle reçoit, dans la pièce, un rôle conforme à ces lui-même, Cali et Gula3. Dans ce premier roman, le héros, penchants.

Mersault, tuait Zagreus, nom démarqué de celui que, d'après Nietzsche ( La Naissance de la tragédie, chap. X), les anciens attribuaient à Dionysos souffrant. Ce meurtre était celui « d'un nietzschéen qui fabrique lui-même sa liberté et son Caligula et le cycle de l'Absurde bonheur», écrit Roger Grenier, qui note que dam cette ébauche, « la notion d'absurde n'a pas encore vu le jour.

Caligula apparaît pour la première fois dans les Carnets Mersault veut vivre et être heureux4 ». La prise de conscience de Camus à la date de «janvier 1937 » .•

que les hommes meurent et ne sont pas heureux, comme l'exprimera Caligula (I, 4), marque un tournant décisif dans Caligula ou le sens de la mort. 4 Actes

I — a) Son accession. Joie. Discours vertueux 1. Camus, Carnets, l (mai 1935-février 1942), 1962, p. 43.

(Cf. Suétone)

2. Publié par Jean Sarocchi dans Cakms Albert Camus, 1, 1971.

b) Miroir

3. Voir ibid, p. 132-133.

II. — a) Ses sœurs et Drusilla

4. Roger Grenier, Albert Camus. Soleil et ombre, 1987, p. 75-76.


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l'œuvre de Camus. Qu'il hésite, pour formuler sa pensée, entre deux ans à l'ébaucher. Son année 1937 est marquée par une plusieurs formes littéraires, on en a le soupçon en lisant dans les intense activité journalistique, politique et théâtrale (il monte Carnets (juillet 1937) : « Pour le Roman du joueur » ; or, le notamment le Prométhée enchaîné d'Eschyle), elle consacre manuscrit de Caligula portera en sous-titre « Le Joueur ». En ses débuts d'écrivain avec la publication de L'Envers et avril 1938, il note : « Expédier 2 Essais. Caligula. Aucune l'endroit en mai. Mais c'est aussi une année de crise morale.

importance. Pas assez mûr. Publier à Alger », puis, en juin Empêché de se présenter à l'agrégation de philosophie par la 1938 :

tuberculose, dont il avait subi les premières atteintes à l'âge de dix-sept ans, il se croit condamné par cette maladie qu'il Juin. Pour l'été :

considère comme « métaphysiquel ». La perspective d'un poste 1) Finir Florence et Alger.

d'enseignant à Sidi Bel Abbès lui donne la peur de l'ennui, de 2) Caligula.

la « solitude » et du « définitif» de ces « 40 heures » sur 3) Impromptu d'été.

lesquelles il projette d'écrire un essai. À la fin de l'année, il 4) Essai sur théâtre.

quitte le parti communiste auquel il avait adhéré en 1934, Que 5) Essai sur 40 heures.

faire de sa vie quand le besoin éperdu d'absolu ne trouve nulle 6) Récrire Roman. ,

part de réponse, quand on aime le monde avec la force du 7) L'Absurde,

désespoir et avec une crainte de le perdre qui en fait mieux encore ressortir les beautés? Entre l'exaltation lyrique, qui un peu plus loin, toujours en juin 1938 : « Caligula : " Ce que aboutira à Noces, et l'ironie cruelle qui inspirera Caligula, vous ne comprendrez jamais, c'est que je suis un homme la frontière est ténue, comme celle qui sépare le sentiment du simple ". »

tragique et le jeu.

En décembre 1938 enfin :

Pendant ces mois de gestation, Camus « parlait constam-ment» de Caligula et surtout le «jouait2». Sans doute Pour Caligula : L'anachronisme est ce qu'on peut continue-t-il à le «jouer » à l'époque où il compose vraiment sa inventer de plus fâcheux au théâtre. C'est pourquoi pièce. Il écrira plus tard dans sa « Préface à l'édition Caligula ne prononce pas dans la pièce la seule phrase américaine du Théâtre » (1958) : « Je destinais cette pièce raisonnable qu'il eût pu prononcer : « Un seul être au petit théâtre que j'avais créé à Alger et mon intention, en qui pense et tout est dépeuplé. »

toute simplicité, était de créer le rôle de Caligula. Les acteurs Caligula. «J'ai besoin que les êtres se taisent débutants ont de ces ingénuités. Et puis j'avais 25 ans, âge où autour de moi. J'ai besoin du silence des êtres et que se taisent ces affreux tumultes du cœur. »

1, Témoignage de Max-Pol Fouchet, cité par Herbert R. Lottman, Albert Camus, 1978, p. 58.

Ainsi, alors qu'il avait esquissé le plan et le dénouement de 2, Témoignage de Christiane Galindo, cité pai A. James Arnold, la pièce au début de 1937, Camus continua-t-il pendant près de dans Cahiers Albert Camus, 4, 1984, p. 136.


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l'on doute de tout, sauf de soi l » C'est bien l'âge attribué par L'élaboration de Caligula, du moins dans la version dite de Suétone à Caligula quand il devient empereur, et que Camus 1941, est également inséparable de celles de L'Étranger et du mentionne jusqu'à l'édition de 1944 inclusivement dans la Mythe de Sisyphe, publiés l'un et l'autre en 1942. Dans ses distribution de la puce. Avec son personnage, il a en commun, Carnets, Camus note à la date du 21 février 1941 : non seulement l'âge, mais la soif d'absolu. Ce n'est pas, à

« Terminé Sisyphe. Les trois Absurdes sont achevés. » Les l'évidence, un rôle de composition qu'il se destine; la deux autres sont évidemment Caligula et L'Étranger. À ses rectification apportée au physique de l'empereur tend à le yeux, on ne peut pas dire que l'homme ou le monde soient confirmer. Quand Gérard Philipe créera le rôle, en 1945, le absurdes en eux-mêmes : « Ce monde en lui-même n'est pas

« // est moins laid qu'on ne le pense généralement » deviendra raisonnable, c'est tout ce qu'on en peut dire. Mais ce qui est plus franchement encore une litote.

absurde, c'est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir Pour A. Jamés Arnold2, la pièce a profité de l'abandon de éperdu de clarté dont l'appel résonne au plus profond de La M o r t heureuse autant que de la composition de l'homme » (Sisyphe). Les réponses à l'absurde énumérées L'Étranger. La Mort heureuse et Caligula commencent dans le Mythe se retrouvent à des degrés divers illustrées dans par une mort : meurtre de Zagreus par Mersault pour la la pièce : « donjuanisme » (dont le goût de la débauche de première œuvre, mort de Drusilla, sœur et maîtresse de l'empereur offre une désespérante caricature), « révolte grâce à Caligula, pour la seconde. (On se rappelle que dans le premier l'art » (réduite elle aussi à des manifestations dérisoires) ; plan de la pièce, qui suivait le récit de Suétone, la mort de mais c'est plus encore le « nihilisme » qu'incarne Caligula, en Drusilla devait n'intervenir qu'au fil de l'intrigue. Ce se fondant « sur un au-delà humain qui est un pur néant pour déplacement est donc capital pour l'action et le sens de l'œuvre.) l'hommel ». Il faut répudier les dieux, non tenter de s'égaler à La deuxième phase est dans les deux cas celle de la vie effrénée eux, pour éprouver pleinement la liberté à laquelle nous sommes (le jeu). La troisième et dernière est une nouvelle mort : celle de condamnés. Tandis que Sisyphe est heureux de rouler avec Mersault, qui s'éteint heureux, victime de la tuberculose; celle abnégation et lucidité son rocher (du moins Camus postule-t-il de Caligula, qui tombe sous les coups des conjurés. Tandis que ce bonheur avec une énergie qui peut apparaître comme celle du La M o r t heureuse, parsemée de traits autobiographiques, désespoir), Caligula, en prétendant conquérir la lune, déserte la racontait la vie d'un modeste Français d'Algérie, Caligula condition humaine. Le dénouement de la pièce permettra en met en scène un homme investi du suprême pouvoir terrestre.

outre de méditer sur la phrase initiale du Mythe de Aucun des deux ne peut atteindre l'absolu, mais parce que Sisyphe : « // n'y a qu'un problème philosophique vraiment Caligula a l'illusion de pouvoir l'approcher, l'infranchissable sérieux : c'est le suicide. » Ayant affirmé une « envie de vivre marge qui l'en sépare sera un cruel révélateur de l'absurdité de et d'être heureux » (III, 6) qui ne peut reposer que sur la la condition humaine dans son ensemble.

conviction que certaines actions sont plus belles que d'autres, 1. Théâtre, récits, nouvelles, Pléiade, p. 1729.

1. André Nicolas, Albert Camus ou le vrai Prométhée (1966), 2. Cahiers Albert Camus, 4, p. 141 et suiv.

« Philosophes de tous les temps », 1973, p. 60.


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Cherea annonce tranquillement à son empereur, pour qui toutes Après une longue période de maturation, Camus avance les actions sont « équivalentes », qu'il doit disparaître.

rapidement dans la composition de sa pièce de décembre 1938 à Prévenir Caligula de l'exécution qui l'attend, c'est changer juillet 1939. Le 19 de ce mois, il écrit à fean Grenier : « Si d'avance cette exécution en une manière de suicide. En tuant de j'avais du temps, j'aimerais parler du théâtre (par exemple les ses propres mains Caesonia, complice qu'il accuse d'un goût thèmes feuilletonesques chez Shakespeare). Mais en ce moment pour la débauche qui ne fait que refléter le sien, Caligula je termine ma pièce sur Caligula. C'est la première fois que accomplit le premier pas vers le meurtre expiatoire auquel il j'écris pour le théâtre et c'est une technique très différente : des consentira finalement.

idées simples ou plutôt une idée simple, toujours la même, Les parentés de Caligula avec L'Étranger apparaissent des situations qui frappent, des contrastes élémentaires, des d'emblée puisque l'action des deux œuvres est déclenchée par la artifices assez grossiers mais entraînants et quand c'est possible mort d'un être cher : Drusilla pour Caligula, la mère pour des brèves et des longues dans le récit, une sorte de halètement Meursault. Caligula et Meursault réagissent tous deux au perpétuel de l'action1. » À Christiane Galindo, qui avait déjà deuil qui les frappe d'une manière inexplicable pour leur dactylographié en 1938 le premier jet de La M o r t heureuse, entourage : le premier s'éclipse durant trois jours, le second fait il écrit, le 27 juillet, en lui annonçant qu'il va recopier le montre d'une totale indifférence. Leur décalage par rapport au manuscrit de sa pièce pour le lui envoyer : « Je ne peux monde les conduit, le premier à multiplier les occasions de détacher mon esprit de Caligula. // est capital que ce soit une débauche, le second à chercher les plaisirs de la chair grâce à réussite. Avec mon roman et mon essai sur l'Absurde, il une seule femme, Maria. Tous deux se laissent ensuite constitue le premier stade de ce que maintenant je n'ai pas peur entraîner au crime, Caligula délibérément, Meursault machi-d'appeler mon œuvre. Stade négatif et difficile à réussir mais nalement. En dépit du caractère différent des deux personnages, qui décidera de tout le reste 2. » A.James Arnold croit que Jean tout se passe comme s'ils avaient été l'un et l'autre moralement Paulhan se trompe quand il dit avoir été « épaté » en mars désorientés du moment qu'a été coupé le lien qui les rattachait à 1939 par le texte de la pièce : sans doute ne le lut-il que la femme qui, sans qu'ils en eussent conscience, gouvernait leur quelques mois plus tard. Au moins est-il sûr qu'après avoir vie. Comme Meursault, Caligula est confronté à la comédie achevé Caligula, Camus en soumet le manuscrit à de jouée par la société. Mais, victime des pantins qui disposent de nombreux proches. Les avis mitigés qu'il reçoit contribuent à son sort, Meursault trouve enfin de compte le bonheur dans sa l'engager dans les modifications qui aboutiront à la version de prison en s'ouvrant, devant une « nuit chargée de signes et 1941. D'autres raisons, d'ordre politique ou spécifiquement d'étoiles », à la tendresse du monde; Caligula, après avoir théâtrales, entraîneront de nouveaux changements jusqu'à la poussé jusqu'au vertige l'exercice de son pouvoir et manié à sa version dite définitive de 1958.

guise les pantins qui le servaient, doit s'avouer, avant de mourir, que « (sa) liberté n'est pas la bonne » ; ne contemplant plus que sa propre image dans son miroir, il s'éteint dans une 1. Correspondance Albert Camus-Jean Grenier (1932-1960), 1981, p. 35.

nuit « lourde comme la douleur humaine ».

2. Lettre citée en note, ibid., p. 53.


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mss l sont une obsession freudienne), n'est-ce pas Caligula de 1939 à 1958

quelque peu mièvre et faux ? Il se peut qu'au théâtre ce soit différent.

Le premier manuscrit de Caligula date donc de 1939. Il Sur le Caligula-monstre il y a de belles tirades.

porte en titre Caligula ou le J o u e u r Aussi sur le Caligula-Hamlet. Votre Caligula est l et affiche le plan

suivant :

complexe, peut-être contradictoire, je ne sais pas si ce n'est pas une qualité plutôt qu'un défaut quand il y a du mouvement comme il y en a dans votre pièce Acte I : Désespoir de Caligula.

2

Acte II : Jeu de Caligula.

À l'acte I, scène 7 de la première version, « Caligula Acte III : Mort de Caligula.

s'assied près de Casonia, entoure sa taille et prend dans la main un de ses seins » ; probablement sur le conseil de Jean L'acte III devient l'acte IV au début de 1941 quand Camus Grenier, Camus supprime la troisième notation. Caligula compose un nouvel acte, « Divinité de Caligula », où se lit romantique ? On pourrait objecter que Jean Grenier lui-même l'écho le plus direct de la pensée du Mythe de Sisyphe. Sur ce avait enseigné Suétone à Camus « d'un point de vue romanti-manuscrit ne figure pas encore Hélicon, celui que, dans Les que » ; mais sans doute l'expression désignait-elle alors une Apôtres, Ernest Renan appelle le « railleur de prédilection »

exaltation de la force et de la passion plutôt qu'une complai-de Caligula. Renan utilise ici le De legatione ad Caium, de sance à la rêverie. Jean Grenier a bientôt l'occasion de réitérer Philon d'Alexandrie. Faut-il supposer que Camus a puisé à la ses réticences : Malraux, assure-t-il, pense comme lui « sur les même source?

côtés faibles (romantiques) » de la pièce. Camus se laisse ici Le manuscrit de 1939 semble avoir eu pour premiers lecteurs encore persuader et réduit les dialogues où Caligula épanche Robert Namia (à qui Camus destinait le rôle de Scipion) et auprès de Cœsonia une insolite tendresse3. Le « Caligula-Pascal Pia, puis Malraux et Jean Grenier. Ce n'est que le Hamlet », qu'admire Jean Grenier, persistera jusque dans les 19 avril 1941 que Jean Grenier écrit à son ancien élève : dernières versions. On le reconnaîtrait, par exemple, à sa façon d'exécuter ses courtisans de la même manière que le héros de J'y ai trouvé beaucoup de mouvement et de vie, Shakespeare exécutait Polonius, dont le seul tort avait peut-être plus à la fin qu'au début. Je crois que cela peut être été de prêter aux nuages toutes les formes que lui suggérait son excellent au théâtre, sans pouvoir bien le dire.

seigneur; plus généralement, c'est le même vertige devant Le Caligula romantique à la Jules Laforgue du 1er acte ne me plaît pas — désespoir d'amour — le crépuscule — les seins des femmes (qui dans vos deux 1. Voir L'Étranger; «J'ai effleuré ses seins» (I, 2), «On devinait ses seins durs » (I, 4)...

2. Correspondance Albert Camus-Jean-Grenier, p. 51.

1 Sur les manuscrits successifs, voir notre note sur le texte, p. 177.

3. Voir Annexes, p. 198.


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l'absolu qui fait perdre aux deux héros leurs repères moraux.

au profit de l'éthique de la révolte contre le totalitarismel ».

Plus que de simples conseils amicaux, le train du monde va La figure de Cherea s'étoffe au point d'équilibrer celle de influencer le destin de la pièce à partir de 1941. D'abord, l'empereur, comme dans La Peste celles de Rieux et de Tarrou Camus a quitté l'Algérie en 1940, et cet éloignement a pu s'opposeront au fiéau (symbole du totalitarisme) qui s'est l'aider à prendre du recul par rapport à une philosophie qui, abattu sur la ville. Plus généralement, au « cycle de l'ab-dans Noces, Sisyphe et L'Étranger, se présentait surtout surde », dont Sisyphe offrait la théorie, commence à succéder comme méditerranéenne. Ensuite, la guerre et l'occupation le « cycle de la révolte » qui trouvera son aboutissement en l'obligent à mettre sa pensée m situation. Dans ses Carnets, il 1951 avec L'Homme révolté. La première ébauche de cet note au 15 mars 1941, trois semaines après avoir achevé essai se lit dans l'analyse critique que Camus donne dès 1943

Sisyphe : « L'Absurde et le Pouvoir à creuser (cf.

du nietzschéisme, forme la plus aiguë du nihilisme, « théorie de Hitler)

la volonté de puissance individuelle », « condamnée à s'inscrire l . » « La famille tremble », disait le premier sénateur

dans une volonté de puissance totale » que le national-2 (acte II, scène 2) ; Camus ajoute à sa formule : «Le respect du travail se perd, la patrie tout entière est livrée au socialisme a mise en œuvre2. Aux retouches apportées à blasphème », allusion transparente à la devise du régime de Caligula à partir de 1943 vont faire écho les Lettres à un Vichy (Travail, Famille, Patrie). Il est vrai qu'en la mettant ami allemand (juillet 1943-juillet 1944), dont Camus dans la bouche d'un ennemi du tyran, Camus contribue à résumera le sens d'une formule : «Je ne déteste que les l'ambiguïté politique de la pièce, voire à son aspect subversif : bourreaux3. »

dans le conservatisme frileux et la veulerie des dignitaires de Annonçant à Jean Grenier, le 11 octobre 1943, qu'il va l'Empire, assurément moins sympathiques que le brave Polo-donner Caligula et Le Malentendu à Gallimard, il avoue sa nius, le spectateur ne risque-t-il pas de trouver une justification préférence pour la seconde des deux pièces ; « Je suppose que aux excès de Caligula ? Ce tyran, à tout prendre, hait parc'est la différence d'une pièce conçue et écrite en 38 et d'une dessus tout le fumier d'où naissent les tyrans. Camus exprimera autre faite cinq ans après. Mais j'ai beaucoup resserré mon même comment, en consentant à mourir, son héros atteint à texte autour d'un thème principal. De plus les deux techniques

« une sorte de grandeur que la plupart des autres tyrans n'ont sont absolument opposées et cela équilibrera le volume4 . » À

jamais connue3 ».

cette lettre, il ajoute en note : «Je mettrai sa date à Caligula, À partir de 1943 toutefois, Us remaniements estompent pour mais c'est surtout pour éviter les rapprochements avec l'actual'essentiel « le sens même de la tragédie du premier Caligula lité. » Le sens de sa pièce a changé. Tandis qu'avant la guerre, 1. Carnets, I (mai 1935-février 1942), p. 225.

1. A. James Arnold, Cahiers Albert Camus, 4, p. 170.

2. Les « sénateurs » seront ensuite appelés « patriciens » dans la 2. Voir le chapitre II de L'Homme révolté, « La Révolte métaphy-plupart des états du texte.

sique. Les Fils de Caïn ».

3. « Le programme pour le nouveau théâtre » (1958), in Théâtre, 3. « Préface à l'édition italienne », in Essais, Pléiade, p. 219.

récits, nouvelles, Pléiade, p. 1750.

4. Correspondance Albert Camus-Jean Grenier, p. 107.


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le goût du sang de Caligula pouvait s'interpréter comme la le moteur, sinon pour la justification, de crimes contre perversion d'une légitime aspiration à l'absolu, désormais doit l'humanité, voilà qui jetterait sur le sens de la pièce une ombre ressortir l'horreur de l'absolutisme. Encore ne faut-il pas lier troublante si on éclairait son héros exclusivement à la lumière celui-ci à un régime politique particulier, aussi monstrueux de l'actualité. Mieux vaut le faire grâce à d'autres figures de soit-il. La date de 1938 figurant dans l'édition originale de la l'histoire du théâtre. On verra alors en Caligula un Hamlet pièce excusera peut-être, aux yeux du lecteur, les imperfections dont les velléités se seraient muées en intempérance d'action et à d'une œuvre de jeunesse; elle permettra surtout d'élargir la gui sa puissance permettrait de multiplier les caprices; ou un portée de la tragédie. « Décor : // n'a pas d'importance. Tout Lorenzaccio qui, ayant étouffé en lui toute nostalgie d'inno-est permis, sauf le genre romain », indique Camus en tête de la cence, pousserait jusqu'aux limites le dégoût de soi-même; ou distribution jusqu'à l'édition de 1944. Une actualisation du encore un Dom Juan qui, ayant résolu de bafouer pauvres, décor trahirait pareillement les intentions de l'auteur : Cali-femmes et honnêtes gens, ne se soucierait même pas de parer gula n'est pas plus un dictateur moderne qu'un empereur qui d'un semblant d'élégance le jeu cynique où il se complaît. Au annonce la décadence de Rome.

mieux, on attendra des représentations de Caligula qu'elles Caligula est donc édité avec Le Malentendu, chez explorent les virtualités du personnage; au pire, on craindra Gallimard, en mai 1944; puis seul, la même année, dans un que la figure incertaine de l'empereur ne donne la tentation au texte presque identique. L'édition de 1947 comportera davan-spectateur de chercher sa vérité ailleurs que sur scène, à la tage de modifications. Y apparaissent la scène 4 de l'acte III, lumière de l'évolution de la pensée philosophique de Camus.

où le vieux patricien prévient Caligula du complot qui se trame contre lui (en refusant de l'entendre, l'empereur consent de manière moins ambiguë encore au « suicide » final) et les Représenter Caligula

scènes 1 et 2 de l'acte IV, où se précise la fascination de Scipion pour Caligula. Camus retouche à nouveau la pièce en 1957, Les historiens du théâtre n'ont pas manqué d'associer Sartre pour le Festival d'Angers, et en 1958 pour le Nouveau Théâtre et Camus. Ainsi, pour Geneviève Serreau, « moralistes avant de Paris.

d'être dramaturges », l'un et l'autre auraient versé « avec À la différence du Caligula de l'histoire, celui de Camus a insouciance leur vin nouveau dans les vieilles outres du théâtre une âme; si son apparence physique fut d'emblée modifiée, c'est traditionnel1 ». Mieux vaut, à tout prendre, reprocher à parce qu'il devait la porter sur son visage. Le voici pourtant qui chacun des deux d'avoir mis en scène sa propre philosophie que évoque, à force de retouches, des tyrans plus noirs encore que lesde prétendre, comme le fît Henri Troyat dans La Nef

« Césars » de Suétone, en tout cas mieux armés les (novembre 1945), que « toute la puce de M. Camus (Cali-spectateurs savaient, en 1945, de quels moyens disposent les gula) n'est qu'une illustration des principes existentialistes de dictateurs du xx siècle pour punir leur prochain des péchés dont ils ont décidé de l'accuser. Que l'aspiration à l'absolu, par 1. G. Serreau, Histoire du « nouveau théâtre » (1966), coll. « Idées », définition déçue chez l'homme « absurde », puisse passer pour 1981, p. 26.


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M. Sartre1 ». Troyat, il est vrai, n'avait pas encore lu s'est vidé de ses dieux, aucune autre force ne vient les remplacer l'interview donnée par Camus aux Nouvelles littéraires (15

pour peser sur le héros. Le destin auquel il est condamné étant novembre 1945), où il affirmait : « Non, je ne suis pas celui de la condition humaine, que traduisent au mieux ses existentialiste2. » Sa brouille avec Sartre, au début des années discours et ceux de son entourage, Caligula n'est pas Pro-cinquante, aura le pauvre mérite de convaincre les derniers méthée.

sceptiques.

Nous l'avons apparenté à Domjuan. Le grand seigneur de Dans sa réponse à Henri Troyat, Camus avoue qu'il ne se la comédie de Molière apparaît en effet, vis-à-vis de ses fait « pas trop d'illusion sur ce que vaut Caligula ». On ne conquêtes d'un jour ou de son créancier, aussi omnipotent qu'un saurait, sans légèreté, le taxer d' « insouciance » dans empereur romain, et il n'est pas sûr que les épisodes de la l'exercice de son métier de dramaturge. Mais les retouches qu'il comédie de Molière s'enchaînent avec une logique plus rigou-apporte sans cesse à sa pièce obéissent à l'évolution de sa pensée, reuse que ceux de Caligula. Du moins le héros de Molière aux contingences des nouvelles représentations, non à l'ambition admet-il un contradicteur, Sganarelle, qui, en ayant stupide-de contribuer à un « nouveau théâtre ». S'il pouvait être réduit ment raison contre les brillantes démonstrations de son maître, à « une idée simple », le sujet de Caligula ne se prêtait pas équilibre grâce à sa force comique la distribution de la pièce.

pour autant idéalement aux changements de rythme, au Face à Caligula ne se dresse guère que Cherea, qui a trop

« perpétuel halètement de l'action » auxquels Camus rêvait dès logiquement et moralement raison pour que ses arguments 1939. L'empereur apparaissant d'emblée et à l'évidence capable acquièrent une valeur dramatique. Dom fuan se moque ou de mener jusqu'à l'extrême cruauté un pouvoir sans limites, s'irrite des remontrances de son valet; Caligula entend à peine l'accumulation de ses crimes ne munit pas une véritable action celles de Cherea : son chemin étant d'avance tracé jusqu'au dramatique. Même les conjurés qui l'abattent ne sont pas suicide, celles-ci font l'effet de maximes livrées au spectateur ressentis comme des adversaires : ils exécutent en effet une mise pour mieux éclairer la monstruosité d'un héros qui, quoi qu'il à mort que Caligula attend, du moment qu'il a condamné une advienne, agit en solitaire. En outre, si Dom Juan défie le humanité à laquelle il appartient. Quant aux manifestations Ciel, c'est le signe qu'il y croit. Caligula, lui, ayant renoncé à ludiques (adoration de l'empereur en Vénus, concours de la lune, ne s'adresse qu'au néant. Aussi, tandis que la comédie poésie...), elles font figure d'épisodes, voire d'intermèdes, qui de Molière se dénoue par l'intervention d'une statue fantasti-illustrent plutôt qu'ils ne révèlent le caractère du héros. Va-t-on que, mais dramatiquement plausible puisque le héros l'atten-arguer que le drame est, dans Caligula, effacé par la dait, Caligula s'achève sur le face-à-face du héros avec son dimension tragique? Mais, alors que la dérision qui s'exerce miroir, accessoire peu déchiffrable pour le spectateur du balcon aux dépens des manifestations religieuses confirme que le ciel et que plusieurs metteurs en scène ont préféré supprimer de la représentation. Un chef-d'œuvre du répertoire obligerait-il à choisir entre la claire expression de son sens et sa force 1. Voir la réponse de Camus dans Théâtre, récits, nouvelles, Pléiade, scénique? Peut-être, en plaçant Caligula face au vide, Camus p. 1745-1746.

s'est-il donné une mission théâtrale impossible.

2. Voir Essais, p. 1424-1427.


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D'autres indications scéniques de l'auteur passent malaisé-

intérieure qui animait son Caligulal ». Jeune homme épris ment la rampe. Le meurtre de Mereia (acte II, scène 10) d'absolu (incarné avec vraisemblance par l'auteur lui-même ou illustre, au-delà de sa cruauté, la brutalité de Caligula. Après par Gérard Philipe) ou tyran sanguinaire (les deux hommes une « lutte de quelques instants », l'empereur « lui enfonce la paraissent alors à contre-emploi) ? Si nous avons bien compris fiole entre les dents et la brise à coups de poing ». Ce détail ne les intentions de Camus, Caligula fut surtout le premier avant peut valoir que pour un lecteur. On doute, même, que le meurtre 1941, davantage le second ensuite, mais, de bout en bout, à la de Casonia, étranglée sous nos yeux, et le râle qui s'ensuit fois l'un et l'autre. Notre capacité à concevoir les infinies offrent une situation aisée pour un metteur en scène. Le possibilités de l'âme humaine est saisie de vertige entre ces deux

« théâtre de la cruauté », tel que le rêvait Artaud, a pour extrémités, et la plasticité du rôle découle de ce double aspect.

vocation de susciter des émotions qui ne viennent pas de La genèse de La Chute (1956) suggère que jusque dans son la simple « représentation » d'une cruauté donnée pour dernier récit, Camus a voulu tenir les deux bouts de la chaîne.

réelle; dès que, la distanciation se réduisant, le spectateur est En Clamence, il projette à la fois une image de soi-même et invité à croire à la réalité du spectacle, le dramaturge se celle de ses pires ennemis. Â l'exemple de Caligula, le héros de soustrait difficilement aux bienséances du théâtre classique.

La Chute affirme que nous sommes tous coupables et, battant Aussi l'invisible meurtre de Camille par Horace inspire-sa coulpe, dirige vers les autres le miroir de sa propre déchéance t-il plus d'horreur que cette strangulation de Cœsonia que afin de mieux les asservir. De l'Empire romain, le décor s'est le metteur en scène s'expose à rendre soit laborieuse, soit déplacé vers le sombre réseau des canaux d'Amsterdam; la anodine.

fuite par le jeu se réduit cette fois à un simple exercice de Si, en dépit de ces embarras, les mises en scène qui se sont rhétorique; enfin, dans les limites de l'œuvre, le «juge-succédé depuis la création de la pièce plaident en sa faveur, elles pénitent » se contente d'une unique victime. Ainsi sont exprimés le doivent d'abord aux virtualités d'interprétation de la figure plus fortement son enfermement et sa solitude. Dialogue d'où de l'empereur. Malgré son talent et son physique de légende, sont escamotées les répliques de l'autre, le texte du récit permet Gérard Philipe n'a pas « écrasé » le rôle. Mais peut-être son même de supposer que Clamence ne s'adresse en vérité qu'à lui-allure angélique

même. Pour composer La Chute, toutefois. Camus n'interroge 1 laissait-elle justement le chemin libre à des interprètes plus évidemment torturés ? On peine plus encore à plus sa juvénile soif d'absolu, mais un aspect de sa personnalité identifier ce monstre à celui qui en fut le premier interprète que l'âge, à ses propres yeux, rend grinçant au point de lui virtuel : Albert Camus lui-même. Jean Grenier témoigne donner des parentés avec ceux qu'il abhorre. Malgré sa pourtant que tout en cherchant plutôt, à partir de 1947, des complexité, Clamence s'unifie moins périlleusement que Cali-

« valeurs moyennes », Camus a gardé jusqu'au bout « sa

"fixation au meurtre " (comme il disait) et cette violence 1. Jean Grenier, Albert Camus. Souvenirs, éd. citée, p. 143. Le 26 mars 1955, Camus fit de sa pièce une lecture, au Théâtre des Noctambules. « Soirée impressionnante, car il joue plutôt qu'il ne 1. Voir historique de la mise en scène, p. 182.

lit », témoigne Roger Grenier (Albert Camus. Soleil et ombre, p. 124).


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gula. Cette unité se produit d'autant mieux qu'au lieu de se donner à voir, selon une vocation inhérente à tout personnage de théâtre, il admet l'ambiguïté de représentation propre aux personnages romanesques. Il semble pour cette raison qu'à l'exemple de Diderot, Camus a livré dans un dialogue ironique, non destiné à la scène, le meilleur de son génie théâtral. Au moins, pour que vive Caligula, les décorateurs devront-ils continuer d'en bannir le « genre romain » : c'est à Amsterdam ou ailleurs, voire en nous-mêmes, que la pièce nous apprend, comme le disait Camus à son « ami allemand », à « ne détester que les bourreaux ».

Caligula

Pierre-Louis Rey

PIECE EN QUATRE ACTES


Caligula a été représenté pour la première fois en 1945 sur la scène du Théâtre Hébertot (direction Jacques Hébertot), dans la mise en scène de Paul Œttly ; le décor étant de Louis Miquel et les costumes de Marie Viton.

DISTRIBUTION

CALIGULA Gérard Philipe.

CAESONIA Margo Lion.

HÉLICON Georges Vitaly.

SCIPION Michel Bouquet,

puis Georges Cormier.

CHEREA Jean Barrère.

SENECTUS,

le vieux patricien Georges Saillard.

METELLUS, patricien François Darbon, puis René Desormes.

LEPIDUS, patricien Henry Duval.

OCTAVIUS, patricien Norbert Pierlot.


PATRICIUS, l'intendant

Fernand Liesse.

MEREIA

Guy Favières.

MUCIUS

Jacques Leduc.

PREMIER GARDE

Jean Œttly.

DEUXIÈME GARDE

Jean Fonteneau.

PREMIER SERVITEUR

Georges Carmier,

puis Daniel Crouet.

DEUXIÈME SERVITEUR

Jean-Claude Orlay.

TROISIÈME SERVITEUR

Roger Saltel.

FEMME DE MUCIUS

Jacqueline Hébel.

ACTE PREMIER1

PREMIER POÈTE

Georges Carmier,

puis Daniel Crouet.

DEUXIÈME POÈTE

Jean-Claude Orlay.

TROISIÈME POÈTE

Jacques Leduc.

QUATRIÈME POÈTE

François Darbon,

puis René Desormes.

CINQUIÈME POÈTE

Fernand Liesse.

SIXIÈME POÈTE

Roger Saltel.

La scène se passe dans le palais de Caligula.

Il y a un intervalle de trois années entre le premier acte et les actes suivants.


SCÈNE PREMIÈRE

Des patriciens, dont un très âgé, sont groupés dans une salle du palais et donnent des signes de nervosité.

PREMIER PATRICIEN

Toujours rien.

LE VIEUX PATRICIEN

Rien le matin, rien le soir.

DEUXIÈME PATRICIEN

Rien depuis trois jours.

LE VIEUX PATRICIEN

Les courriers partent, les courriers reviennent. Ils secouent la tête et disent : « Rien. »

DEUXIÈME PATRICIEN

Toute la campagne est battue, il n'y a rien à faire.


38

Caligula

Acte I, Scène I 39

PREMIER PATRICIEN

LE VIEUX PATRICIEN

Pourquoi s'inquiéter à l'avance ? Attendons. Il Bien sûr ! Une de perdue, dix de retrouvées.

reviendra peut-être comme il est parti.

HÉLICON

LE VIEUX PATRICIEN

Où prenez-vous qu'il s'agisse d'amour ?

Je l'ai vu sortir du palais. Il avait un regard étrange.

PREMIER PATRICIEN

Et de quoi d'autre?

PREMIER PATRICIEN

J'étais là aussi et je lui ai demandé ce qu'il avait.

HÉLICON

Le foie peut-être. Ou le simple dégoût de vous voir DEUXIÈME PATRICIEN

tous les jours. On supporterait tellement mieux nos A-t-il répondu ?

contemporains s'ils pouvaient de temps en temps changer de museau. Mais non, le menu ne change PREMIER PATRICIEN

pas. Toujours la même fricassée.

Un seul mot : « Rien. »

Un temps. Entre Hélicon, mangeant des oignons.

LE VIEUX PATRICIEN

Je préfère penser qu'il s'agit d'amour. C'est plus DEUXIÈME PATRICIEN, toujours nerveux.

attendrissant.

C'est inquiétant.

HÉLICON

PREMIER PATRICIEN

Et rassurant, surtout, tellement plus rassurant.

Allons, tous les jeunes gens sont ainsi.

C'est le genre de maladies qui n'épargnent ni les intelligents ni les imbéciles.

LE VIEUX PATRICIEN

Bien entendu, l'âge efface tout.

PREMIER PATRICIEN

De toute façon, heureusement, les chagrins ne sont DEUXIÈME PATRICIEN

pas éternels. Êtes-vous capable de souffrir plus d'un Vous croyez?

an?

PREMIER PATRICIEN

DEUXIÈME PATRICIEN

Souhaitons qu'il oublie.

Moi, non.


40 Caligula

Acte ly Scène I

41

PREMIER PATRICIEN

LE VIEUX PATRICIEN

Personne n'a ce pouvoir.

C'est juste, il ne faut pas lâcher la proie pour l'ombre.

LE VIEUX PATRICIEN

La vie serait impossible.

CHEREA

Je n'aime pas cela. Mais tout allait trop bien. Cet PREMIER PATRICIEN

empereur était parfait.

Vous voyez bien. Tenez, j'ai perdu ma femme, l'an passé. J'ai beaucoup pleuré et puis j'ai oublié. De DEUXIEME PATRICIEN

temps en temps, j'ai de la peine. Mais, en somme, ce Oui, il était comme il faut : scrupuleux et sans n'est rien.

expérience.

LE VIEUX PATRICIEN

PREMIER PATRICIEN

La nature fait bien les choses.

Mais, enfin, qu'avez-vous et pourquoi ces lamenta-HÉLICON

tions? Rien ne l'empêche de continuer. Il aimait Drusilla, c'est entendu. Mais elle était sa sœur, en Quand je vous regarde, pourtant, j'ai l'impression somme. Coucher avec elle, c'était déjà beaucoup.

qu'il lui arrive de manquer son coup.

Mais bouleverser Rome parce qu'elle est morte, cela Entre Cherea.

dépasse les bornes.

PREMIER PATRICIEN

CHEREA

Eh bien?

II n'empêche. Je n'aime pas cela, et cette fuite ne me dit rien.

CHEREA

Toujours rien

LE VIEUX PATRICIEN

HÉLICON

Oui, il n'y a pas de fumée sans feu.

Du calme, Messieurs, du calme. Sauvons les appa-PREMIER PATRICIEN

rences. L'Empire romain, c'est nous. Si nous perdons la figure, l'Empire perd la tête. Ce n'est pas le En tout cas, la raison d'État ne peut admettre un moment, oh non! Et pour commencer, allons déjeu-inceste qui prend l'allure des tragédies. L'inceste, soit, ner, l'Empire se portera mieux.

mais discret.


42

Caligula

Acte I, Scène II

43

HÉLICON

SCIPION

Vous savez, l'inceste, forcément, ça fait toujours un Oui. J'étais présent, le suivant comme de coutume.

peu de bruit. Le lit craque, si j'ose m'exprimer ainsi.

Il s'est avancé vers le corps de Drusilla. Il l'a touché Qui vous dit, d'ailleurs, qu'il s'agisse de Drusilla?

avec deux doigts. Puis il a semblé réfléchir, tournant sur lui-même, et il est sorti d'un pas égal. Depuis, on DEUXIÈME PATRICIEN

court après lui.

Et de quoi donc alors ?

CHEREA, secouant la tête.

HÉLICON

Ce garçon aimait trop la littérature.

Devinez. Notez bien, le malheur c'est comme le mariage. On croit qu'on choisit et puis on est choisi.

DEUXIÈME PATRICIEN

C'est comme ça, on n'y peut rien. Notre Caligula est C'est de son âge.

malheureux, mais il ne sait peut-être même pas pourquoi ! Il a dû se sentir coincé, alors il a fui. Nous CHEREA

en aurions tous fait autant. Tenez, moi qui vous parle, Mais ce n'est pas de son rang. Un empereur artiste, si j'avais pu choisir mon père, je ne serais pas né.

cela n'est pas convenable. Nous en avons eu un ou deux, bien entendu. Il y a des brebis galeuses partout.

Entre Scipion.

Mais les autres ont eu le bon goût de rester des fonctionnaires.

SCÈNE II

PREMIER PATRICIEN

C'était plus reposant.

CHEREA

Alors ?

LE VIEUX PATRICIEN

SCIPION

À chacun son métier.

Encore rien. Des paysans ont cru le voir, dans la nuit d'hier, près d'ici, courant à travers l'orage.

SCIPION

Cherea revient vers les sénateurs. Scipion le suit.

Que peut-on faire, Cherea ?

CHEREA

CHEREA

Cela fait bien trois jours, Scipion?

Rien.


44

Caligula

Acte I, Scène IV 45

DEUXIÈME PATRICIEN

LE VIEUX PATRICIEN

Attendons. S'il ne revient pas, il faudra le remplaC'est un enfant. Les jeunes gens sont solidaires.

cer. Entre nous, les empereurs ne manquent pas.

HÉLICON

PREMIER PATRICIEN

Solidaires ou non, ils vieilliront de toute façon.

Non, nous manquons seulement de caractères.

Un garde apparaît : « On a vu Caligula dans le jardin du palais. »

CHEREA

Tous sortent.

Et s'il revient mal disposé ?

PREMIER PATRICIEN

SCÈNE III

Ma foi, c'est encore un enfant, nous lui ferons entendre raison.

La scène reste vide quelques secondes. Caligula entre furtivement par la gauche. Il a l'air êgarês il est sale, il a les CHEREA

cheveux pleins d'eau et les jambes souillées. Il porte plusieurs Et s'il est sourd au raisonnement?

fois la main à sa bouche. Il avance vers le miroir et s'arrête dès qu'il aperçoit sa propre image. Il grommelle des paroles PREMIER PATRICIEN, il rit.

indistinctes, puis va s'asseoir, à droite, les bras pendants entre Eh bien ! n'ai-je pas écrit, dans le temps, un traité les genoux écartés. Hélicon entre à gauche. Apercevant du coup d'État ?

Caligula, il s'arrête à l'extrémité de la scène et l'observe en silence. Caligula se retourne et le voit. Un temps.

CHEREA

Bien sûr, s'il le fallait! Mais j'aimerais mieux qu'on me laisse à mes livres.

SCÈNE IV

SCIPIOIN

HÉLICON, d'un bout de la scène à l'autre.

Je vous demande pardon.

Bonjour, Caïus.

Il sort.

CALIGULA, avec naturel.

CHEREA

Bonjour, Hélicon.

II est offusqué.

Silence.


46

Caligula

Acte I, Scène IV

47

HÉLICON

HÉLICON

Tu sembles fatigué ?

Ah!

Silence. Hélicon se rapproche.

CALIGULA

Pour quoi faire ?

J'ai beaucoup marché.

CALIGULA

HÉLICON

Eh bien!... C'est une des choses que je n'ai pas.

Oui, ton absence a duré longtemps.

HÉLICON

Silence.

Bien sûr. Et maintenant, tout est arrangé ?

CALIGULA

CALIGULA

C'était difficile à trouver.

Non, je n'ai pas pu l'avoir.

HÉLICON

HÉLICON

Quoi donc?

C'est ennuyeux.

CALIGULA

CALIGULA

Oui, c'est pour cela que je suis fatigué.

Ce que je voulais.

Un temps.

HÉLICON

CALIGULA

Et que voulais-tu ?

Hélicon !

CALIGULA, toujours naturel.

HÉLICON

La lune.

Oui, Caïus.

CALIGULA

HÉLICON

Tu penses que je suis fou.

Quoi?

HÉLICON

CALIGULA

Tu sais bien que je ne pense jamais. Je suis bien Oui, je voulais la lune.

trop intelligent pour ça.


48

Caligula

Acte I, Scène IV

49

CALIGULA

l'amour? Peu de chose. Cette mort n'est rien, je te le Oui. Enfin ! Mais je ne suis pas fou et même je n'ai jure; elle est seulement le signe d'une vérité qui me jamais été aussi raisonnable. Simplement, je me suis rend la lune nécessaire. C'est une vérité toute simple senti tout d'un coup un besoin d'impossible. (Un et toute claire, un peu bête, mais difficile à découvrir temps.) Les choses, telles qu'elles sont, ne me semblent et lourde à porter.

pas satisfaisantes.

HÉLICON

HÉLICON

Et qu'est-ce donc que cette vérité, Caïus ?

C'est une opinion assez répandue.

CALIGULA, détourné, sur un ton neutre.

CALIGULA

Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux.

II est vrai. Mais je ne le savais pas auparavant.

Maintenant, je sais. (Toujours naturel.) Ce monde, tel HÉLICON, après un temps.

qu'il est fait, n'est pas supportable. J'ai donc besoin Allons, Caïus, c'est une vérité dont on s'arrange de la lune, ou du bonheur, ou de l'immortalité, de très bien. Regarde autour de toi. Ce n'est pas cela qui quelque chose qui soit dément peut-être, mais qui ne les empêche de déjeuner.

soit pas de ce monde.

CALIGULA, avec un éclat soudain.

HÉLICON

Alors, c'est que tout, autour de moi, est mensonge, C'est un raisonnement qui se tient. Mais, en et moi, je veux qu'on vive dans la vérité ! Et juste-général, on ne peut pas le tenir jusqu'au bout.

ment, j'ai les moyens de les faire vivre dans la vérité.

CALIGULA,

Car je sais ce qui leur manque, Hélicon. Ils sont se levant, mais avec la même simplicité.

privés de la connaissance et il leur manque un professeur qui sache ce dont il parle.

Tu n'en sais rien. C'est parce qu'on ne le tient jamais jusqu'au bout que rien n'est obtenu. Mais il HÉLICON

suffit peut-être de rester logique jusqu'à la fin.

Ne t'offense pas, Caïus, de ce que je vais te dire.

// regarde Hélicon.

Mais tu devrais d'abord te reposer.

Je sais aussi ce que tu penses. Que d'histoires pour la mort d'une femme ! Non, ce n'est pas cela. Je crois CALIGULA, s'asseyant et avec douceur.

me souvenir, il est vrai, qu'il y a quelques jours, une Cela n'est pas possible, Hélicon, cela ne sera plus femme que j'aimais est morte. Mais qu'est-ce que jamais possible.


50

Caligula

Acte I, Scène V

51

HÉLICON

Caligula sort. Entrent rapidement Scipion et Et pourquoi donc ?

Cœsonia

CALIGULA

Si je dors, qui me donnera la lune ?

SCÈNE V

HÉLICON, après un silence.

SCIPION

Cela est vrai.

Caligula se lève avec un effort visible.

II n'y a personne. Ne l'as-tu pas vu, Hélicon ?

CALIGULA

HÉLICON

Écoute, Hélicon. J'entends des pas et des bruits de Non.

voix. Garde le silence et oublie que tu viens de me CiESONIA

voir.

Hélicon, ne t'a-t-il vraiment rien dit avant de HÉLICON

s'échapper ?

J'ai compris.

HÉLICON

Caligula se dirige vers la sortie. Il se retourne.

Je ne suis pas son confident, je suis son spectateur.

C'est plus sage.

CALIGULA

Et, s'il te plaît, aide-moi désormais.

CiESONIA

Je t'en prie.

HÉLICON

HELICON

Je n'ai pas de raisons de ne pas le faire, Caïus. Mais je sais beaucoup de choses et peu de choses m'intéres-Chère Cœsonia, Caïus est un idéaliste, tout le sent. À quoi donc puis-je t'aider?

monde le sait. Autant dire qu'il n'a pas encore compris. Moi oui, c'est pourquoi je ne m'occupe de CALIGULA

rien. Mais si Caïus se met à comprendre, il est capable À l'impossible.

au contraire, avec son bon petit cœur, de s'occuper de tout. Et Dieu sait ce que ça nous coûtera. Mais, vous HÉLICON

permettez, le déjeuner !

Je ferai pour le mieux.

Il sort.


52

Caligula

Acte I, Scène VII

53

CŒSONIA

SCÈNE VI

Tu l'aimes donc ?

SCIPION

Cœsonia s'assied avec lassitude.

Je l'aime. Il était bon pour moi. Il m'encourageait et je sais par cœur certaines de ses paroles. Il me disait CŒSONIA

que la vie n'est pas facile, mais qu'il y avait la religion, Un garde l'a vu passer. Mais Rome tout entière voit l'art, l'amour qu'on nous porte. Il répétait souvent Caligula partout. Et Caligula, en effet, ne voit que son que faire souffrir était la seule façon de se tromper. Il idée.

voulait être un homme juste.

SCIPION

CŒSONIA, se levant.

Quelle idée ?

C'était un enfant.

CŒSONIA

Elle va vers le miroir et s'y contemple.

Comment le saurais-je, Scipion ?

Je n'ai jamais eu d'autre dieu que mon corps, et c'est ce dieu que je voudrais prier aujourd'hui pour SCIPION

que Caïus me soit rendu.

Drusilla ?

Entre Caligula. Apercevant Cœsonia et Scipion, il CŒSONIA

hésite et recule. Au même instant entrent à l'opposé les patriciens et l'intendant du palais. Ils s'arrêtent, Qui peut le dire ? Mais il est vrai qu'il l'aimait. Il interdits, Cœsonia se retourne. Elle et Scipion est vrai que cela est dur de voir mourir aujourd'hui ce courent vers Caligula. Il les arrête d'un geste.

que, hier, on serrait dans ses bras.

SCIPION, timidement.

SCÈNE VII

Et toi?

CŒSONIA

L'INTENDANT, d'une voix mal assurée.

Oh ! moi, je suis la vieille maîtresse.

Nous... nous te cherchions, César.

SCIPION

CALIGULA, d'une voix brève et changée.

Cœsonia, il faut le sauver

Je vois.


54 Caligula

Acte /, Scène VIII

55

L'INTENDANT

finances, la moralité publique, la politique extérieure, Nous... c'est-à-dire...

l'approvisionnement de l'armée et les lois agraires!

Tout est capital, te dis-je. Tout est sur le même pied : CALIGULA, brutalement.

la grandeur de Rome et tes crises d'arthritisme. Ah ! je Qu'est-ce que vous voulez ?

vais m'occuper de tout cela. Écoute-moi un peu, intendant.

L'INTENDANT

L'INTENDANT

Nous étions inquiets, César.

Nous t'écoutons...

CALIGULA, s'avançant vers lui.

Les patriciens s'avancent.

De quel droit ?

L'INTENDANT

CALIGULA

Eh ! heu... (Soudain inspiré et très vite.) Enfin, de toute Tu m'es fidèle, n'est-ce pas ?

façon, tu sais que tu as à régler quelques questions L'INTENDANT, d'un ton de reproche.

concernant le Trésor public.

César !

CALIGULA, pris d'un rire inextinguible.

CALIGULA

Le Trésor? Mais c'est vrai, voyons, le Trésor, c'est Eh bien, j'ai un plan à te soumettre. Nous allons capital.

bouleverser l'économie politique en deux temps. Je te L'INTENDANT

l'expliquerai, intendant... quand les patriciens seront Certes, César.

sortis.

Les patriciens sortent.

CALIGULA, toujours riant, à Cœsonia N'est-ce pas, ma chère, c'est très important, le Trésor?

SCÈNE VIII

CŒSONIA

Non, Caligula, c'est une question secondaire.

Caligula s'assied près de Cœsonia

CALIGULA

CALIGULA

Mais c'est que tu n'y connais rien. Le Trésor est Ecoute bien. Premier temps : tous les patriciens, d'un intérêt puissant. Tout est important : les toutes les personnes de l'Empire qui disposent de 56

Caligula

Acte I, Scène VJJ1 57

quelque fortune — petite ou grande, c'est exactement L'INTENDANT

la même chose — doivent obligatoirement déshériter César, tu ne te rends pas compte...

leurs enfants et tester sur l'heure en faveur de l'État.

CALIGULA

L'INTENDANT

Écoute-moi bien, imbécile. Si le Trésor a de l'im-Mais, César...

portance, alors la vie humaine n'en a pas. Cela est clair. Tous ceux qui pensent comme toi doivent CALIGULA

admettre ce raisonnement et compter leur vie pour Je ne t'ai pas encore donné la parole. À raison de rien puisqu'ils tiennent l'argent pour tout. Au demeu-nos besoins, nous ferons mourir ces personnages dans rant, moi, j'ai décidé d'être logique et puisque j'ai le l'ordre d'une liste établie arbitrairement. À l'occasion, pouvoir, vous allez voir ce que la logique va vous nous pourrons modifier cet ordre, toujours arbitraire-coûter. J'exterminerai les contradicteurs et les contra-ment. Et nous hériterons.

dictions. S'il le faut, je commencerai par toi.

CŒSONIA, se dégageant.

L'INTENDANT

Qu'est-ce qui te prend ?

César, ma bonne volonté n'est pas en question, je te le jure.

C A L I G U L A , imperturbable.

CALIGULA

L'ordre des exécutions n'a, en effet, aucune impor-Ni la mienne, tu peux m'en croire. La preuve, c'est tance. Ou plutôt ces exécutions ont une importance que je consens à épouser ton point de vue et à tenir le égale, ce qui entraîne qu'elles n'en ont point. D'ail-Trésor public pour un objet de méditations. En leurs, ils sont aussi coupables les uns que les autres.

somme, remercie-moi, puisque je rentre dans ton jeu Notez d'ailleurs qu'il n'est pas plus immoral de voler et que je joue avec tes cartes. (Un temps et avec calme.) directement les citoyens que de glisser des taxes D'ailleurs, mon plan, par sa simplicité, est génial, ce indirectes dans le prix de denrées dont ils ne peuvent qui clôt le débat. Tu as trois secondes pour disparaî-

se passer. Gouverner, c'est voler, tout le monde sait tre. Je compte : un...

ça. Mais il y a la manière. Pour moi, je volerai franchement. Ça vous changera des gagne-petit.

L'intendant disparaît.

(Rudement, à l'intendant.) Tu exécuteras ces ordres sans délai. Les testaments seront signés dans la soirée par tous les habitants de Rome dans un mois au plus tard par tous les provinciaux. Envoie des courriers.


58 Caligula

Acte I, Scène X

59

chances à l'impossible. Aujourd'hui, et pour tout le temps qui va venir, la liberté n'a plus de frontières.

SCÈNE IX

CŒSONIA, tristement.

CŒSONIA

Je ne sais pas s'il faut s'en réjouir, Caïus.

Je te reconnais mal ! C'est une plaisanterie, n'est-ce CALIGULA

pas?

Je ne le sais pas non plus. Mais je suppose qu'il faut CALIGULA

en vivre.

Pas exactement, Cœsonia. C'est de la pédagogie Entre Cherea.

SCIPION

Ce n'est pas possible, Caïus !

SCÈNE X

CALIGULA

Justement '

CHEREA

SCIPION

J'ai appris ton retour Je fais des vœux pour ta santé.

Je ne te comprends pas.

CALIGULA

CALIGULA

Ma santé te remercie. (Un temps et soudain.) Va-t'en.

Justement ! il s'agit de ce qui n'est pas possible, ou Cherea, je ne veux pas te voir.

plutôt il s'agit de rendre possible ce qui ne l'est pas.

CHEREA

SCIPION

Je suis surpris, Caïus.

Mais c'est un jeu qui n'a pas de limites. C'est la récréation d'un fou.

CALIGULA

Ne sois pas surpris. Je n'aime pas les littérateurs et CALIGULA

je ne peux supporter leurs mensonges. Ils parlent pour Non, Scipion, c'est la vertu d'un empereur. ( Il se ne pas s'écouter. S'ils s'écoutaient, ils sauraient qu'ils renverse avec une expression de fatigue.) Je viens de ne sont rien et ne pourraient plus parler. Allez, comprendre enfin l'utilité du pouvoir. Il donne ses rompez, j'ai horreur des faux témoins


60

Caligula

Acte I, Scène XI

61

CHEREA

CŒSONIA

Si nous mentons, c'est souvent sans le savoir. Je Mais enfin, qu'y a-t-il de changé? S'il est vrai que plaide non coupable.

tu aimais Drusilla, tu l'aimais en même temps que CALIGULA

moi et que beaucoup d'autres. Cela ne suffisait pas pour que sa mort te chasse trois jours et trois nuits Le mensonge n'est jamais innocent. Et le vôtre dans la campagne et te ramène avec ce visage ennemi.

donne de l'importance aux êtres et aux choses. Voilà ce que je ne puis vous pardonner.

CALIGULA, il s'est retourné.

CHEREA

Qui te parle de Drusilla, folle? Et ne peux-tu Et pourtant, il faut bien plaider pour ce monde, si imaginer qu'un homme pleure pour autre chose que nous voulons y vivre.

l'amour ?

CALIGULA

CAESONIA

Ne plaide pas, la cause est entendue. Ce monde est Pardon, Caïus. Mais je cherche à comprendre.

sans importance et qui le reconnaît conquiert sa liberté. (// s'est levé.) Et justement, je vous hais parce CALIGULA

que vous n'êtes pas libres. Dans tout l'Empire romain, me voici seul libre. Réjouissez-vous, il vous est enfin Les hommes pleurent parce que les choses ne sont venu un empereur pour vous enseigner la liberté. Va-pas ce qu'elles devraient être. {Elle va vers lui.) Laisse, t'en, Cherea, et toi aussi, Scipion, l'amitié me fait rire.

Cœsonia. {Elle recule.) Mais reste près de moi.

Allez annoncer à Rome que sa liberté lui est enfin CŒSONIA

rendue et qu'avec elle commence une grande épreuve.

Je ferai ce que tu voudras. {Elle s'assied.) À mon âge, Ils sortent. Caligula s'est détourné.

on sait que la vie n'est pas bonne. Mais si le mal est sur la terre, pourquoi vouloir y ajouter?

SCÈNE XI

CALIGULA

Tu ne peux pas comprendre. Qu'importe? Je CŒSONIA

sortirai peut-être de là. Mais je sens monter en moi Tu pleures ?

des êtres sans nom. Que ferais-je contre eux? (// se retourne vers elle.) Oh ! Cœsonia, je savais qu'on pouvait CALIGULA

être désespéré, mais j'ignorais ce que ce mot voulait Oui, Cœsonia.

dire. Je croyais comme tout le monde que c'était une 62

Caligula

Acte I, Scène XI

63

maladie de l'âme. Mais non, c'est le corps qui souffre.

CŒSONIA

Ma peau me fait mal, ma poitrine, mes membres. J'ai Mais c'est vouloir s'égaler aux dieux. Je ne connais la tête creuse et le cœur soulevé. Et le plus affreux, pas de pire folie.

c'est ce goût dans la bouche. Ni sang, ni mort, ni fièvre, mais tout cela à la fois. Il suffit que je remue la CALIGULA

langue pour que tout redevienne noir et que les êtres Toi aussi, tu me crois fou. Et pourtant, qu'est-ce me répugnent. Qu'il est dur, qu'il est amer de devenir qu'un dieu pour que je désire m'égaler à lui ? Ce que un homme !

je désire de toutes mes forces, aujourd'hui, est au-CŒSONIA

dessus des dieux. Je prends en charge un royaume où l'impossible est roi.

II faut dormir, dormir longtemps, se laisser aller et ne plus réfléchir. Je veillerai sur ton sommeil. À ton CŒSONIA

réveil, le monde pour toi recouvrera son goût. Fais servir alors ton pouvoir à mieux aimer ce qui peut Tu ne pourras pas faire que le ciel ne soit pas le ciel, l'être encore. Ce qui est possible mérite aussi d'avoir qu'un beau visage devienne laid, un cœur d'homme insensible.

sa chance.

CALIGULA

CALIGULA, avec une exaltation croissante.

Mais il y faut le sommeil, il y faut l'abandon. Cela Je veux mêler le ciel à la mer, confondre laideur et n'est pas possible.

beauté, faire jaillir le rire de la souffrance.

CŒSONIA

CŒSONIA, dressée devant lui et suppliante.

C'est ce qu'on croit au bout de la fatigue. Un temps Il y a le bon et le mauvais, ce qui est grand et ce qui vient où l'on retrouve une main ferme.

est bas, le juste et l'injuste. Je te jure que tout cela ne changera pas.

CALIGULA

Mais il faut savoir où la poser. Et que me fait une CALIGULA, de même.

main ferme, de quoi me sert ce pouvoir si étonnant si Ma volonté est de le changer. Je ferai à ce siècle le je ne puis changer l'ordre des choses, si je ne puis faire don de l'égalité. Et lorsque tout sera aplani, l'impossi-que le soleil se couche à l'est, que la souffrance ble enfin sur terre, la lune dans mes mains, alors, décroisse et que les êtres ne meurent plus? Non, peut-être, moi-même je serai transformé et le monde Cœsonia, il est indifférent de dormir ou de rester avec moi, alors enfin les hommes ne mourront pas et éveillé, si je n'ai pas d'action sur l'ordre de ce monde.

ils seront heureux.


64

Caligula

Acte I, Scène XI

65

CŒSONIA, dans un cri.

Et toi, Cœsonia, tu m'obéiras. Tu m'aideras tou-Tu ne pourras pas nier l'amour.

jours. Ce sera merveilleux. Jure de m'aider, Csesonia.

CALIGULA,

CŒSONIA, égarée, entre deux coups de gong.

éclatant et avec une voix pleine de rage Je n'ai pas besoin de jurer, puisque je t'aime.

L'amour, Csesonia! (// l'a prise aux épaules et la secoue.) J ' a i appris que ce n'était rien. C'est l'autre CALIGULA, même jeu.

qui a raison : le Trésor public ! Tu l'as bien entendu, Tu feras tout ce que je te dirai.

n'est-ce pas? Tout commence avec cela. Ah! c'est maintenant que je vais vivre enfin ! Vivre, Cœsonia, CCŒSONIA, même jeu.

vivre, c'est le contraire d'aimer. C'est moi qui te le dis Tout, Caligula, mais arrête.

et c'est moi qui t'invite à une fête sans mesure, à un procès général, au plus beau des spectacles. Et il me CALIGULA, toujours frappant.

faut du monde, des spectateurs, des victimes et des Tu seras cruelle.

coupables.

CŒSONIA, pleurant.

// saute sur le gong et commence à frapper, sans arrêt, à coups redoublés.

Cruelle.

Toujours frappant

CALIGULA, même jeu.

Faites entrer les coupables. Il me faut des coupa-Froide et implacable.

bles. Et ils le sont tous. {Frappant toujours.) Je veux qu'on fasse entrer les condamnés à mort. Du public, je CAESONIA

veux avoir mon public ! Juges, témoins, accusés, tous Implacable.

condamnés d'avance! Ah! Cœsonia, je leur montrerai ce qu'ils n'ont jamais vu, le seul homme libre de cet CALIGULA, même jeu.

empire !

Tu souffriras aussi.

Au son du gong, le palais peu à peu s'est rempli de Cœsonia

rumeurs qui grossissent et approchent. Des voix, des bruits d'armes, des pas et des piétinements. Caligula Oui, Caligula, mais je deviens folle.

rit et frappe toujours. Des gardes entrent, puis Des patriciens sont entrés, ahuris, et avec eux les sortent.

gens du palais. Caligula frappe un dernier coup, lève Frappant.

son maillet, se retourne vers eux et les appelle.


66

Caligula

CALIGULA, insensé.

Venez tous. Approchez. Je vous ordonne d'approcher. (// trépigne,) C'est un empereur qui exige que vous approchiez. (Tous avancent, pleins d'effroi.) Venez vite. Et maintenant, approche Cœsonia.

// la prend par la main, la mène près du miroir et, du maillet, efface frénétiquement une image sur la surface polie. Il rit.

Plus rien, tu vois. Plus de souvenirs, tous les visages enfuis! Rien, plus rien. Et sais-tu ce qui reste.

Approche encore. Regarde. Approchez. Regardez.

ACTE II2

// se campe devant la glace dans une attitude démente.

CJESONIA, regardant le miroir, avec effroi.

Caligula !

Caligula change de ton, pose son doigt sur la glace et le regard soudain fixe, dit d'une voix triomphante :

CALIGULA

Caligula.

RIDEAU


SCÈNE PREMIÈRE

Des patriciens sont réunis chez Cherea.

PREMIER PATRICIEN

Il insulte notre dignité.

MUCIUS

Depuis trois ans !

LE VIEUX PATRICIEN

Il m'appelle petite femme ! Il me ridiculise. À mort !

MUCIUS

Depuis trois ans !

PREMIER PATRICIEN

Il nous fait courir tous les soirs autour de sa litière quand il va se promener dans la campagne '

DEUXIÈME PATRICIEN

Et il nous dit que la course est bonne pour la santé.


70 Caligula

Acte II, Scène Il

71

MUCIUS

DEUXIÈME PATRICIEN

Depuis trois ans !

Un cynique.

LE VIEUX PATRICIEN

TROISIÈME PATRICIEN

Il n'y a pas d'excuse à cela.

Un comédien.

TROISIÈME PATRICIEN

LE VIEUX PATRICIEN

Non, on ne peut pardonner cela.

C'est un impuissant.

QUATRIÈME PATRICIEN

PREMIER PATRICIEN

Depuis trois ans !

Patricius, il a confisqué tes biens ; Scipion, il a tué ton père; Octavius, il a enlevé ta femme et la fait Tumulte désordonné. Les armes sont brandies. Un travailler maintenant dans sa maison publique ; Lepi-flambeau tombe. Une table est renversée. Tout le dus, il a tué ton fils. Allez-vous supporter cela ? Pour monde se précipite vers la sortie. Mais entre Cherea, moi, mon choix est fait. Entre le risque à courir et impassible, qui arrête cet élan.

cette vie insupportable dans la peur et l'impuissance, je ne peux pas hésiter.

SCÈNE II

SCIPION

En tuant mon père, il a choisi pour moi.

CHEREA

PREMIER PATRICIEN

Où courez-vous ainsi ?

Hésiterez-vous encore ?

TROISIÈME PATRICIEN

Au palais.

TROISIÈME PATRICIEN

Nous sommes avec toi. Il a donné au peuple nos CHEREA

places de cirque et nous a poussés à nous battre avec J'ai bien compris. Mais croyez-vous qu'on vous la plèbe pour mieux nous punir ensuite.

laissera entrer?

LE VIEUX PATRICIEN

PREMIER PATRICIEN

C'est un lâche.

Il ne s'agit pas de demander la permission 72

Caligula

Acte Il, Scène Il

73

CHEREA

TROISIÈME PATRICIEN

Vous voilà bien vigoureux tout d'un coup ! Puis-je Nous le voyons comme il est, le plus insensé des au moins avoir l'autorisation de m'asseoir chez moi ?

tyrans !

On ferme la porte. Cherea marche vers la table CHEREA

renversée et s'assied sur un des coins, tandis que tous Ce n'est pas sûr. Les empereurs fous, nous connais-se retournent vers lui.

sons cela. Mais celui-ci n'est pas assez fou. Et ce que je déteste en lui, c'est qu'il sait ce qu'il veut.

CHEREA

Ce n'est pas aussi facile que vous le croyez, mes PREMIER PATRICIEN

amis. La peur que vous éprouvez ne peut pas vous Il veut notre mort à tous.

tenir lieu de courage et de sang-froid, Tout cela est prématuré.

CHEREA

Non, car cela est secondaire. Mais il met son TROISIÈME PATRICIEN

pouvoir au service d'une passion plus haute et plus Si tu n'es pas avec nous, va-t'en, mais tiens ta mortelle, il nous menace dans ce que nous avons de langue.

plus profond. Sans doute, ce n'est pas la première fois que, chez nous, un homme dispose d'un pouvoir sans CHEREA

limites, mais c'est la première fois qu'il s'en sert sans Je crois pourtant que je suis avec vous. Mais ce limites, jusqu'à nier l'homme et le monde. Voilà ce n'est pas pour les mêmes raisons.

qui m'effraie en lui et que je veux combattre. Perdre la vie est peu de chose et j'aurai ce courage quand il le TROISIÈME PATRICIEN

faudra. Mais voir se dissiper le sens de cette vie, Assez de bavardages !

disparaître notre raison d'exister, voilà ce qui est insupportable. On ne peut vivre sans raison.

CHEREAJ se redressant.

Oui, assez de bavardages. Je veux que les choses PREMIER PATRICIEN

soient claires. Car si je suis avec vous, je ne suis pas La vengeance est une raison.

pour vous. C'est pourquoi votre méthode ne me paraît pas bonne. Vous n'avez pas reconnu votre véritable CHEREA

ennemi, vous lui prêtez de petits motifs. Il n'en a que Oui, et je vais la partager avec vous. Mais compre-de grands et vous courez à votre perte. Sachez d'abord nez que ce n'est pas pour prendre le parti de vos le voir comme il est, vous pourrez mieux le combattre.

petites humiliations. C'est pour lutter contre une 74

Caligula

Acte II, Scène II

75

grande idée dont la victoire signifierait la fin du appelle à son secours, allons-nous refuser de l'enten-monde. Je puis admettre que vous soyez tournés en dre? Conjurés, accepterez-vous enfin que les patri-dérision, je ne puis accepter que Caligula fasse ce qu'il ciens soient contraints chaque soir de courir autour de rêve de faire et tout ce qu'il rêve de faire. Il transforme la litière de César ?

sa philosophie en cadavres et, pour notre malheur, c'est une philosophie sans objections. Il faut bien LE VIEUX PATRICIEN

frapper quand on ne peut réfuter.

Permettrez-vous qu'on les appelle « ma chérie » ?

TROISIÈME PATRICIEN

TROISIÈME PATRICIEN

Alors, il faut agir.

Qu'on leur enlève leur femme ?

CHEREA

DEUXIÈME PATRICIEN

Il faut agir. Mais vous ne détruirez pas cette Et leurs enfants ?

puissance injuste en l'abordant de front, alors qu'elle MUCIUS

est en pleine vigueur. On peut combattre la tyrannie, il faut ruser avec la méchanceté désintéressée. Il faut Et leur argent ?

la pousser dans son sens, attendre que cette logique CINQUIÈME PATRICIEN

soit devenue démence. Mais encore une fois, et je n'ai parlé ici que par honnêteté, comprenez que je ne suis Non!

avec vous que pour un temps. Je ne servirai ensuite PREMIER PATRICIEN

aucun de vos intérêts, désireux seulement de retrouver la paix dans un monde à nouveau cohérent. Ce n'est Cherea, tu as bien parlé. Tu as bien fait aussi de pas l'ambition qui me fait agir, mais une peur nous calmer. Il est trop tôt pour agir : le peuple, raisonnable, la peur de ce lyrisme inhumain auprès de aujourd'hui encore, serait contre nous. Veux-tu guet-quoi ma vie n'est rien.

ter avec nous le moment de conclure ?

CHEREA

PREMIER PATRICIEN, s'avançant.

Je crois que j'ai compris, ou à peu près. Mais Oui, laissons continuer Caligula. Poussons-le dans l'essentiel est que tu juges comme nous que les bases cette voie, au contraire. Organisons sa folie. Un jour viendra où il sera seul devant un empire plein de de notre société sont ébranlées. Pour nous, n'est-ce morts et de parents de morts.

pas, vous autres, la question est avant tout morale. La famille tremble, le respect du travail se perd, la patrie Clameur générale. Trompettes au-dehors. Silence.

tout entière est livrée au blasphème. La vertu nous Puis, de bouche en bouche un nom : Caligula.


76 Caligula

Acte Il, Scène IV 77

CŒSONIA

Vous ne vous battiez pas.

SCÈNE III

CHEREA

Entrent Caligula et Cœsonia, suivis d'Hélicon et Alors, nous ne nous battions pas.

de soldats. Scène muette. Caligula s'arrête et regarde CŒSONIA, souriante.

les conjurés. Il va de l'un à l'autre en silence, arrange une boucle à l'un, recule pour contempler un Peut-être vaudrait-il mieux mettre la pièce en second, les regarde encore, passe la main sur ses yeux ordre. Caligula a horreur du désordre.

et sort, sans dire un mot.

HÉLICON, au vieux patricien.

Vous finirez par le faire sortir de son caractère, cet homme !

SCÈNE IV

LE VIEUX PATRICIEN

Mais enfin, que lui avons-nous fait ?

CŒSONIA, ironique, montrant le désordre.

Vous vous battiez ?

HÉLICON

Rien, justement. C'est inouï d'être insignifiant à ce CHEREA

point. Cela finit par devenir insupportable. Mettez-Nous nous battions.

vous à la place de Caligula. (Un temps.) Naturellement, vous complotiez bien un peu, n'est-ce pas ?

CŒSONIA, même jeu.

Et pourquoi vous battiez-vous ?

LE VIEUX PATRICIEN

Mais c'est faux, voyons. Que croit-il donc ?

CHEREA

Nous nous battions pour rien.

HÉLICON

Il ne croit pas, il le sait. Mais je suppose qu'au fond, CŒSONIA

il le désire un peu. Allons, aidons à réparer le Alors, ce n'est pas vrai.

désordre.

CHEREA

On s'affaire. Caligula entre et observe.

Qu'est-ce qui n'est pas vrai ?


78 Caligula

Acte Il, Scène V

79

CŒSONIA

Le fouet, je crois.

SCÈNE V

Les sénateurs se précipitent et commencent d'ins-CALJGULA au vieux patricien.

taller la table maladroitement.

Bonjour, ma chérie. (Aux autres.) Cherea, j'ai décidé CALIGULA

de me restaurer chez toi. Mucius, je me suis permis Allons, un peu d'application! De la méthode, d'inviter ta femme.

surtout, de la méthode ! (À Hélicon.) Ils ont perdu la L'intendant frappe dans ses mains. Un esclave main, il me semble ?

entre, mais Caligula l'arrête.

HÉLICON

Un instant! Messieurs, vous savez que les finances À vrai dire, ils ne l'ont jamais eue, sinon pour de l'État ne tenaient debout que parce qu'elles en frapper ou commander. Il faudra patienter, voilà tout.

avaient pris l'habitude. Depuis hier, l'habitude elle-Il faut un jour pour faire un sénateur et dix ans pour même n'y suffit plus. Je suis donc dans la désolante faire un travailleur.

nécessité de procéder à des compressions de personnel. Dans un esprit de sacrifice que vous apprécierez, CALIGULA

j'en suis sûr, j'ai décidé de réduire mon train de Mais j'ai bien peur qu'il en faille vingt pour faire un maison, de libérer quelques esclaves, et de vous travailleur d'un sénateur.

affecter à mon service. Vous voudrez bien préparer la table et la servir.

HÉLICON

Les sénateurs se regardent et hésitent.

Tout de même, ils y arrivent. À mon avis, ils ont la HÉLICON

vocation! La servitude leur conviendra. (Un sénateur s'éponge.) Regarde, ils commencent même à transpirer.

Allons, messieurs, un peu de bonne volonté. Vous C'est une étape.

verrez, d'ailleurs, qu'il est plus facile de descendre l'échelle sociale que de la remonter.

CALIGULA

Les sénateurs se déplacent avec hésitation.

Bon. N'en demandons pas trop. Ce n'est pas si mal.

Et puis, un instant de justice, c'est toujours bon à CALIGULA, à Cœsonia

prendre. À propos de justice, il faut nous dépêcher : Quel est le châtiment réservé aux esclaves pares-une exécution m'attend. Ah! Rufius a de la chance seux?

que je sois si prompt à avoir faim. (Confidentiel.) 80

Caligula

Acte Il, Scène V

81

Rufius, c'est le chevalier qui doit mourir. {Un temps.) d'exploits que, pendant le repas, il exécutera avec Vous ne me demandez pas pourquoi il doit mourir ?

simplicité. Mais il s'arrête brusquement de manger Silence général. Pendant ce temps, des esclaves ont et fixe l'un des convives, Lepidus, avec insistance.

apporté des vivres.

Brutalement.

De bonne humeur.

Tu as l'air de mauvaise humeur. Serait-:e parce Allons, je vois que vous devenez intelligents. (//

que j'ai fait mourir ton fils?

grignote une olive.) Vous avez fini par comprendre qu'il n'est pas nécessaire d'avoir fait quelque chose pour LEPIDUSJ la gorge serrée.

mourir. Soldats, je suis content de vous. N'est-ce pas, Mais non, Caïus, au contraire.

Hélicon ?

CALIGULAJ épanoui.

// s'arrête de grignoter

regarde les convives d'un

air farceur.

Au contraire ! Ah ! que j'aime que le visage démente les soucis du cœur. Ton visage est triste. Mais ton HELICON

cœur ? Au contraire, n'est-ce pas, Lepidus ?

Sûr ! Quelle armée ! Mais si tu veux mon avis, ils LEPIDUS., résolument.

sont maintenant trop intelligents, et ils ne voudront plus se battre. S'ils progressent encore, l'empire Au contraire, César.

s'écroule !

CALIGULA, de plus en plus heureux.

CALIGULA

Ah ! Lepidus, personne ne m'est plus cher que toi.

Parfait. Nous nous reposerons. Voyons, plaçons-Rions ensemble, veux-tu? Et dis-moi quelque bonne nous au hasard. Pas de protocole. Tout de même, ce histoire.

Rufius a de la chance. Et je suis sûr qu'il n'apprécie pas ce petit répit. Pourtant, quelques heures gagnées LEPIDUS, qui a présumé de ses forces.

sur la mort, c'est inestimable.

Caïus !

// mange, les autres aussi. Il devient évident que CALIGULA

Caligula se tient mal à table. Rien ne le force à jeter Bon, bon. Je raconterai, alors. Mais tu riras, n'est-ses noyaux d'olives dans l'assiette de ses voisins ce pas, Lepidus ? {L'œil mauvais.) Ne serait-ce que pour immédiats, à cracher ses déchets de viande sur le ton second fils. {De nouveau rieur.) D'ailleurs, tu n'es plat, comme à se curer les dents avec les ongles et à se pas de mauvaise humeur. (// boit, puis dictant.) Au..., gratter la tête frénétiquement. C'est pourtant autant au... Allons, Lepidus.


82 Caligula

Acte Il, Scène V

83

LEPIDUS, avec lassitude.

CALIGULA

Au contraire, Caïus.

Parfait. Alors, tais-toi. J'aimerais bien entendre notre ami Mucius.

CALIGULA

MUCIUS, à contrecœur.

À la bonne heure! (// boit.) Écoute, maintenant.

(Rêveur.) Il était une fois un pauvre empereur que À tes ordres, Caïus.

personne n'aimait. Lui, qui aimait Lepidus, fit tuer CALIGULA

son plus jeune fils pour s'enlever cet amour du cœur.

(Changeant de ton.) Naturellement, ce n'est pas vrai.

Eh bien, parle-nous de ta femme. Et commence par Drôle, n'est-ce pas? Tu ne ris pas. Personne ne rit?

l'envoyer à ma gauche.

Ecoutez alors. (Avec une violente colère.) Je veux que tout La femme de Mucius vient près de Caligula.

le monde rie. Toi, Lepidus, et tous les autres. Levez-Eh bien ! Mucius, nous t'attendons.

vous, riez. (// frappe sur la table.) Je veux, vous entendez, je veux vous voir rire.

MUCIUS,, un peu perdu.

Tout le monde se lève. Pendant toute cette scène, Ma femme, mais je l'aime.

les acteurs, sauf Caligula et Cœsonia, pourront jouer Rire général.

comme des marionnettes.

CALIGULA

Se renversant sur son lit, épanoui, pris d'un rire irrésistible.

Bien sûr, mon ami, bien sûr. Mais comme c'est commun!

Non, mais regarde-les, Cœsonia. Rien ne va plus.

Honnêteté, respectabilité, qu'en dira-t-on, sagesse des

// a déjà la femme près de lui et lèche distraite-nations, rien ne veut plus rien dire. Tout disparaît ment son épaule gauche.

devant la peur. La peur, hein, Cœsonia, ce beau De plus en plus à l'aise.

sentiment, sans alliage, pur et désintéressé, un des Au fait, quand je suis entré, vous complotiez, n'est-rares qui tire sa noblesse du ventre. (Il passe la main sur ce pas? On y allait de sa petite conspiration, hein?

son front et boit. Sur un ton amical.) Parlons d'autre chose, maintenant. Voyons, Cherea, tu es bien silencieux.

LE VIEUX PATRICIEN

Caïus, comment peux-tu ?...

CHEREA

CALIGULA

Je suis prêt à parler, Caïus. Dès que tu le permet-Aucune importance, ma jolie. Il faut bien que tras.

vieillesse se passe. Aucune importance, vraiment.


84

Caligula

Acte Il, Scène VI

85

Vous êtes incapables d'un acte courageux. Il me vient passion pour l'art vous conduise à échanger des seulement à l'esprit que j'ai quelques questions d'État coups.

à régler. Mais, auparavant, sachons faire leur part aux désirs impétueux que nous crée la nature.

CHEREA, même jeu.

Certes. Mais Caligula me disait qu'il n'est pas de

// se lève et entraîne la femme de Mucius dans une passion profonde sans quelque cruauté.

pièce voisine.

HÉLICON

Ni d'amour sans un brin de viol.

SCÈNE VI

CŒSONIA, mangeant.

Mucius fait mine de se lever.

Il y a du vrai dans cette opinion. N'est-ce pas, vous autres?

CŒSONIA, aimablement.

LE VIEUX PATRICIEN

Oh ! Mucius, je reprendrais bien de cet excellent Caligula est un vigoureux psychologue.

vin.

Mucius, dompté, la sert en silence. Moment de PREMIER PATRICIEN

gêne. Les sièges craquent. Le dialogue qui suit est un Il nous a parlé avec éloquence du courage.

peu compassé.

DEUXIÈME PATRICIEN

CŒSONIA

Il devrait résumer toutes ses idées. Cela serait Eh bien! Cherea. Si tu me disais maintenant inestimable.

pourquoi vous vous battiez tout à l'heure ?

CHEREA

CHEREA, froidement.

Sans compter que cela l'occuperait. Car il est Tout est venu, chère Cœsonia, de ce que nous visible qu'il a besoin de distractions.

discutions sur le point de savoir si la poésie doit être meurtrière ou non.

CŒSONIA, toujours mangeant.

Vous serez ravis de savoir qu'il y a pensé et qu'il CŒSONIA

écrit en ce moment un grand traité.

C'est fort intéressant. Cependant, cela dépasse mon entendement de femme. Mais j'admire que votre 86 Caligula

Acte Il, Scène IX

87

LE VIEUX PATRICIEN, avec enjouement.

SCÈNE VII

Eh bien ! cela l'occupera, comme disait Cherea CAESONIA

Entrent Caligula et la femme de Mucius.

Oui, ma jolie. Mais ce qui vous gênera, sans doute, c'est le titre de cet ouvrage.

CALIGULA

Mucius, je te rends ta femme. Elle te rejoindra.

CHEREA

Mais pardonnez-moi, quelques instructions à donner.

Quel est-il?

// sort rapidement. Mucius, pâle, s'est levé.

CAESONIA

« Le Glaive. »

SCÈNE VIII

SCÈNE IX

CAESONiA, à Mucius, resté debout.

Ce grand traité égalera les plus célèbres, Mucius, Entre rapidement Caligula.

nous n'en doutons pas.

CALIGULA

MUCIUS, regardant toujours la porte Pardonnez-moi, mais les affaires de l'État, elles par laquelle Caligula a disparu.

aussi, sont pressantes. Intendant, tu feras fermer les Et de quoi parle-t-il, Cœsonia ?

greniers publics. Je viens de signer le décret. Tu le trouveras dans la chambre.

CAESONIA, indifférente.

Oh ! cela me dépasse.

L'INTENDANT

Mais...

CHEREA

Il faut donc comprendre que cela traite du pouvoir CALIGULA

meurtrier de la poésie.

Demain, il y aura famine.

CAESONIA

L'INTENDANT

Tout juste, je crois.

Mais le peuple va gronder.


88

Caligula

Acte II, Scène X 89

CALIGULA, avec force et précision.

monde est coupable. D'où il ressort que tout le monde Je dis qu'il y aura famine demain. Tout le monde meurt. C'est une question de temps et de patience. »

connaît la famine, c'est un fléau. Demain, il y aura CALIGULA, riant.

fléau... et j'arrêterai le fléau quand il me plaira. (//

explique aux autres.) Après tout, je n'ai pas tellement de Qu'en pensez-vous? La patience, hein, voilà une façons de prouver que je suis libre. On est toujours trouvaille! Voulez-vous que je vous dise : c'est ce que libre aux dépens de quelqu'un. C'est ennuyeux, mais j'admire le plus en vous.

c'est normal. (Avec un coup d'œil vers Mucius.) Appliquez Maintenant, messieurs, vous pouvez disposer. Che-cette pensée à la jalousie et vous verrez. (Songeur.) rea n'a plus besoin de vous. Cependant, que Cœsonia Tout de même, comme c'est laid d'être jaloux!

reste! Et Lepidus et Octavius! Mereia aussi. Je Souffrir par vanité et par imagination! Voir sa voudrais discuter avec vous de l'organisation de ma femme...

maison publique. Elle me donne de gros soucis.

Mucius serre les poings et ouvre la bouche. Très Les autres sortent lentement. Caligula suit vite.

Mucius des yeux.

Mangeons, messieurs. Savez-vous que nous travail-lons ferme avec Hélicon? Nous mettons au point un

SCÈNE X

petit traité de l'exécution dont vous nous donnerez des nouvelles.

CHEREA

HÉLICON

À tes ordres, Caïus. Qu'est-ce qui ne va pas? Le À supposer qu'on vous demande votre avis.

personnel est-il mauvais ?

CALIGULA

CALIGULA

Soyons généreux, Hélicon! Découvrons-leur nos Non, mais les recettes ne sont pas bonnes.

petits secrets. Allez, section III, paragraphe premier.

MEREIA

HÉLICON se lève et récite mécaniquement.

Il faut augmenter les tarifs.

« L'exécution soulage et délivre. Elle est universelle, fortifiante et juste dans ses applications comme CALIGULA

dans ses intentions. On meurt parce qu'on est coupa-Mereia, tu viens de perdre une occasion de te taire.

ble. On est coupable parce qu'on est sujet de Caligula.

Étant donné ton âge, ces questions ne t'intéressent pas Or, tout le monde est sujet de Caligula. Donc, tout le et je ne te demande pas ton avis.


90 Caligula

Acte Il, Scène X

91

MEREIA

CHEREA

Alors, pourquoi m'as-tu fait rester ?

C'est lumineux.

CALIGULA

CŒSONIA

Parce que, tout à l'heure, j'aurai besoin d'un avis Je le crois. J'oubliais de dire que la récompense est sans passion.

décernée chaque mois, après vérification des bons d'entrée ; le citoyen qui n'a pas obtenu de décoration Mereia s'écarte.

au bout de douze mois est exilé ou exécuté.

CHEREA

TROISIÈME PATRICIEN

Si je puis, Caïus, en parler avec passion, je dirai Pourquoi « ou exécuté » ?

qu'il ne faut pas toucher aux tarifs.

Cœsonia

CALIGULA

Parce que Caligula dit que cela n'a aucune impor-Naturellement, voyons. Mais il faut nous rattraper tance. L'essentiel est qu'il puisse choisir.

sur le chiffre d'affaires. Et j'ai déjà expliqué mon plan à Cœsonia qui va vous l'exposer. Moi, j'ai trop bu de CHEREA

vin et je commence à avoir sommeil.

Bravo. Le Trésor public est aujourd'hui renfloué.

Il s'étend et ferme les yeux.

HÉLICON

Et toujours de façon très morale, remarquez-le CŒSONIA

bien. Il vaut mieux, après tout, taxer le vice que C'est fort simple. Caligula crée une nouvelle déco-rançonner la vertu comme on le fait dans les sociétés ration.

républicaines.

CHEREA

Caligula ouvre les yeux à demi et regarde le vieux Mereia qui, à l'écart, sort un petit flacon et en boit Je ne vois pas le rapport.

une gorgée.

CŒSONIA

CALIGULA, toujours couché.

Il y est, pourtant. Cette distinction constituera Que bois-tu, Mereia ?

l'ordre du Héros civique. Elle récompensera ceux des citoyens qui auront le plus fréquenté la maison MEREIA

publique de Caligula.

C'est pour mon asthme, Caïus.


92 Caligula

Acte II, Scène X 93

CALIGULA, allant vers lui en écartant les autres MEREIA

et luijlairant la bouche.

Oui..., je veux dire... non.

Non, c'est un contrepoison.

CALIGULA

MEREIA

Et dès l'instant où tu crois que j'ai pris la décision Mais non, Caïus, Tu veux rire. J'étouffe dans la de t'empoisonner, tu fais ce qu'il faut pour t'opposer à nuit et je me soigne depuis fort longtemps déjà.

cette volonté.

CALIGULA

Silence. Dès le début de la scène, Cœsonia et Ainsi, tu as peur d'être empoisonné?

Cherea ont gagné le fond. Seul, Lepidus suit le dialogue d'un air angoissé.

MEREIA

De plus en plus précis.

Mon asthme...

Cela fait deux crimes, et une alternative dont tu ne CALIGULA

sortiras pas : ou bien je ne voulais pas te faire mourir Non. Appelons les choses par leur nom : tu crains et tu me suspectes injustement, moi, ton empereur.

que je ne t'empoisonne. Tu me soupçonnes. Tu Ou bien je le voulais, et toi, insecte, tu t'opposes à mes projets. (Un temps. Caligula contemple le vieillard avec m'épies.

satisfaction.) Hein, Mereia, que dis-tu de cette logique ?

MEREIA

MEREIA

Mais non, par tous les dieux !

Elle est.., elle est rigoureuse, Caïus. Mais elle ne CALIGULA

s'applique pas au cas.

Tu me suspectes. En quelque sorte, tu te défies de CALIGULA

moi.

Et, troisième crime, tu me prends pour un imbécile.

MEREIA

Écoute-moi bien. De ces trois crimes, un seul est Caïus !

honorable pour toi, le second — parce que dès l'instant où tu me prêtes une décision et la contrecar-CALIGULA, rudement.

res, cela implique une révolte chez toi. Tu es un Réponds-moi. {Mathématique.) Si tu prends un meneur d'hommes, un révolutionnaire. Cela est bien.

contrepoison, tu me prêtes par conséquent l'intention (Tristement.) Je t'aime beaucoup, Mereia. C'est pour-de t'empoisonner.

quoi tu seras condamné pour ton second crime et non 94

Caligula

Acte Il, Scène XII

95

pour les autres. Tu vas mourir virilement, pour t'être révolté.

Pendant tout ce discours, Mereia se rapetisse peu

SCÈNE XI

à peu sur son siège.

Ne me remercie pas. C'est tout naturel. Tiens. (//

LEPIDUS, atterré.

lui tend une fiole et aimablement.) Bois ce poison.

Que faut-il faire?

Mereia, secoué de sanglots, refuse de la tête.

S'impatientant.

CŒSONIA, avec simplicité.

Allons, allons.

D'abord, retirer le corps, je crois. Il est trop laid !

Mereia tente alors de s'enfuir. Mais Caligula, Cherea et Lepidus prennent le corps et le tirent en d'un bond sauvage, l'atteint au milieu de la scène, le coulisse.

jette sur un siège bas et, après une lutte de quelques instants, lui enfonce la fiole entre les dents et la brise LEPIDUS, à Cherea.

à coups de poing. Après quelques soubresauts, le Il faudra faire vite.

visage plein d'eau et de sang, Mereia meurt.

Caligula se relève et s'essuie machinalement les CHEREA

mains.

Il faut être deux cents.

À Cœsonia, lui donnant un fragment de la fiole de Mereia.

Entre le jeune Scipion. Apercevant Cœsonia, il a Qu'est-ce que c'est? Un contrepoison?

un geste pour repartir.

CŒSONIA, avec calme.

Non, Caligula. C'est un remède contre l'asthme.

SCÈNE XII

CALIGULA, regardant Mereia,

après un silence.

CŒSONIA

Cela ne fait rien. Cela revient au même. Un peu Viens ici.

plus tôt, un peu plus tard...

// sort brusquement, d'un air affairé, en s'es-LE JEUNE SCIPION

suyant toujours les mains.

Que veux-tu ?


96

Caligula

Acte Il, Scène XII

97

CŒSONIA

CŒSONIA

Approche.

Tu as raison, je ne te trahirai pas. Mais je veux te dire quelque chose — ou plutôt, je voudrais parler à Elle lui relève le menton et le regarde dans les ce qu'il y a de meilleur en toi.

yeux. Un temps.

Froidement.

LE JEUNE SCIPION

Il a tué ton père ?

Ce que j'ai de meilleur en moi, c'est ma haine.

LE JEUNE SCIPION

CŒSONIA

Oui.

Écoute-moi seulement. C'est une parole à la fois difficile et évidente que je veux te dire. Mais c'est une CŒSONIA

parole qui, si elle était vraiment écoutée, accomplirait la seule révolution définitive de ce monde.

Tu le hais?

LE JEUNE SCIPION

LE JEUNE SCIPION

Alors, dis-la.

Oui.

Cœsonia

CŒSONIA

Pas encore. Pense d'abord au visage révulsé de ton Tu veux le tuer?

père à qui on arrachait la langue. Pense à cette bouche pleine de sang et à ce cri de bête torturée.

LE JEUNE SCIPION

Oui.

LE JEUNE SCIPION

Oui.

CŒSONIA, le lâchant.

Alors, pourquoi me le dis-tu ?

CŒSONIA

Pense maintenant à Caligula.

LE JEUNE SCIPION

Parce que je ne crains personne. Le tuer ou être tué, LE JEUNE SCIPION,

c'est deux façons d'en finir. D'ailleurs, tu ne me avec tout l'accent de la haine.

trahiras pas.

Oui.


98 Caligula

Acte Il, Scène XIV

99

CŒSONIA

Écoute maintenant : essaie de le comprendre.

SCÈNE XIV

Elle sort, laissant le jeune Scipion désemparé.

Entre Hélicon,

CALIGULA

Ah ! c'est toi.

SCÈNE XIII

// s'arrête, un peu comme s'il cherchait une contenance.

HÉLICON

Il y a longtemps que je ne t'ai vu. (Avançant lentement vers lui.) Qu'est-ce que tu fais ? Tu écris toujours ? Est-Caligula revient : si vous alliez manger, poète ?

ce que tu peux me montrer tes dernières pièces ?

LE JEUNE SCIPION

LE JEUNE SCIPION,

Hélicon ! Aide-moi.

mal à l'aise, lui aussi, partagé entre sa haine HÉLICON

et il ne sait pas quoi.

C'est dangereux, ma colombe. Et je n'entends rien J'ai écrit des poèmes, César.

à la poésie.

CALIGULA

LE JEUNE SCIPION

Sur quoi ?

Tu pourrais m'aider. Tu sais beaucoup de choses.

LE JEUNE SCIPION

HÉLICON

Je ne sais pas, César. Sur la nature, je crois.

Je sais que les jours passent et qu'il faut se hâter de manger. Je sais aussi que tu pourrais tuer Caligula...

CALIGULA, plus à l'aise.

et qu'il ne le verrait pas d'un mauvais œil.

Beau sujet. Et vaste. Qu'est-ce qu'elle t'a fait, la Entre Caligula. Sort Hélicon.

nature ?

LE JEUNE SCIPION, se reprenant,

d'un air ironique et mauvais.

Elle me console de n'être pas César.


100

Caligula

Acte Il, Scène XIV

101

CALIGULA

LE JEUNE SCIPION

Ah! et crois-tu qu'elle pourrait me consoler de Non.

l'être?

CALIGULA

LE JEUNE SCIPION, même jeu.

Dis-moi du moins ce qu'il contient.

Ma foi, elle a guéri des blessures plus graves.

CALiGULAj étrangement simple.

LE JEUNE SCIPION, toujours raidi

et comme à regret.

Blessure? Tu dis cela avec méchanceté. Est-ce J'y parlais...

parce que j'ai tué ton père? Si tu savais pourtant comme le mot est juste. Blessure ! ( Changeant de ton.) Il CALIGULA

n'y a que la haine pour rendre les gens intelligents.

Eh bien?

LE JEUNE SCIPION, raidi.

LE JEUNE SCIPION

J'ai répondu à ta question sur la nature.

Non, je ne sais pas...

Caligula s'assied, regarde Scipion,puis lui prend brusquement les mains et l'attire de force à ses pieds.

CALIGULA

Il lui prend le visage dans ses mains.

Essaie...

CALIGULA

LE JEUNE SCIPION

Récite-moi ton poème.

J'y parlais d'un certain accord de la terre...

LE JEUNE SCIPION

CALIGULA,,

Je t'en prie, César, non.

l'interrompant, d'un ton absorbé.

CALIGULA

... de la terre et du pied.

Pourquoi ?

LE JEUNE SCIPION, Surpris,

LE JEUNE SCIPION

hésite et continue.

Je ne l'ai pas sur moi.

Oui, c'est à peu près cela...

CALIGULA

CALIGULA

Ne t'en souviens-tu pas ?

Continue.


102

Caligula

Acte Il, Scène XIV

103

LE JEUNE SCIPION

LE JEUNE SCIPION

... et aussi de la ligne des collines romaines et de cet Oui, oui. C'est tout cela! Mais comment l'as-tu apaisement fugitif et bouleversant qu'y ramène le appris ?

soir...

CALIGULA,

CALIGULA

pressant le jeune Scipion contre lui.

... Du cri des martinets dans le ciel vert.

Je ne sais pas. Peut-être parce que nous aimons les mêmes vérités.

LE JEUNE SCIPION,

s'abandonnant un peu plus.

LE JEUNE SCIPION, frémissant, cache sa tête Oui, encore.

contre la poitrine de Caligula.

Oh! qu'importe, puisque tout prend en moi le CALIGULA

visage de l'amour !

Eh bien ?

CALIGULA, toujours caressant.

LE JEUNE SCIPION

C'est la vertu des grands cœurs, Scipion. Si, du Et de cette minute subtile où le ciel encore plein moins, je pouvais connaître ta transparence ! Mais je d'or brusquement bascule et nous montre en un sais trop la force de ma passion pour la vie, elle ne se instant son autre face, gorgée d'étoiles luisantes.

satisfera pas de la nature. Tu ne peux pas comprendre cela. Tu es d'un autre monde. Tu es pur dans le bien, CALIGULA

comme je suis pur dans le mal.

De cette odeur de fumée, d'arbres et d'eaux qui monte alors de la terre vers la nuit.

LE JEUNE SCIPION

Je peux comprendre.

LE JEUNE SCIPION, tout entier,

... Le cri des cigales et la retombée des chaleurs, les CALIGULA

chiens, les roulements des derniers chars, les voix des Non. Ce quelque chose en moi, ce lac de silence, ces fermiers...

herbes pourries. (Changeant brusquement de ton.) Ton poème doit être beau. Mais si tu veux mon avis...

CALIGULA

... Et les chemins noyés d'ombre dans les lentisques LE JEUNE SCIPION, même jeu.

et les oliviers...

Oui.


104 Caligula

Acte Il, Scène XIV

105

CALIGULA

CALIGULA, éclatant, se jette sur lui Tout cela manque de sang.

et le prend au collet; il le secoue.

La solitude! Tu la connais, toi, la solitude? Celle Scipion se rejette brusquement en arrière et regarde des poètes et des impuissants. La solitude? Mais Caligula avec horreur. Toujours reculant, il parle laquelle? Ah! tu ne sais pas que seul, on ne l'est d'une voix sourde, devant Caligula qu'il regarde jamais ! Et que partout le même poids d'avenir et de avec intensité.

passé nous accompagne ! Les êtres qu'on a tués sont avec nous. Et pour ceux-là, ce serait encore facile.

LE JEUNE SCIPION

Mais ceux qu'on a aimés, ceux qu'on n'a pas aimés et Oh ! le monstre, l'infect monstre. Tu as encore joué.

qui vous ont aimé, les regrets, le désir, l'amertume et Tu viens de jouer, hein ? Et tu es content de toi ?

la douceur, les putains et la clique des dieux. (// le lâche et recule vers sa place.) Seul ! Ah ! si du moins, au CALIGULA, avec un peu de tristesse.

lieu de cette solitude empoisonnée de présences qui est Il y a du vrai dans ce que tu dis. J'ai joué.

la mienne, je pouvais goûter la vraie, le silence et le tremblement d'un arbre ! (Assis, avec une soudaine lassi-LE JEUNE SCIPION, même jeu.

tude.) La solitude ! Mais non, Scipion. Elle est peuplée de grincements de dents et tout entière retentissante Quel cœur ignoble et ensanglanté tu dois avoir.

de bruits et de clameurs perdues. Et près des femmes Oh! comme tant de mal et de haine doivent te que je caresse, quand la nuit se referme sur nous et torturer !

que je crois, éloigné de ma chair enfin contentée, saisir un peu de moi entre la vie et la mort, ma solitude CALIGULA, doucement.

entière s'emplit de l'aigre odeur du plaisir aux aissel-Tais-toi, maintenant.

les de la femme qui sombre encore à mes côtés.

LE JEUNE SCIPION

// a l'air exténué. Long silence.

Le jeune Scipion passe derrière Caligula et Comme je te plains et comme je te hais !

s'approche, hésitant. Il tend une main vers Caligula et la pose sur son épaule. Caligula, sans se retourner, CALIGULA, avec colère.

la couvre d'une des siennes.

Tais-toi.

LE JEUNE SCIPION

Tous les hommes ont une douceur dans la vie. Cela LE JEUNE SCIPION

les aide à continuer. C'est vers elle qu'ils se retournent Et quelle immonde solitude doit être la tienne !

quand ils se sentent trop usés.


106

Caligula

CALIGULA

C'est vrai, Scipion.

LE JEUNE SCIPION

N'y a-t-il donc rien dans la tienne qui soit semblable, l'approche des larmes, un refuge silencieux ?

CALIGULA

Si, pourtant.

LE JEUNE SCIPION

Et quoi donc ?

A C T E I I I 3

CALIGULA, lentement.

Le mépris.

RIDEAU


SCÈNE PREMIÈRE

Avant le lever du rideau, bruit de cymbales et de caisse. Is rideau s'ouvre sur une sorte de parade foraine. Au centre, une tenture devant laquelle, sur une petite estrade, se trouvent Hélicon et Cœsonia. Les cymbalistes de chaque côté. Assis sur des sièges, tournant le dos aux spectateurs, quelques patriciens et le jeune Scipion.

HÉLICON, récitant sur le ton de la parade.

Approchez! Approchez! (Cymbales.) Une fois de plus, les dieux sont descendus sur terre. Caïus, César et dieu, surnommé Caligula, leur a prêté sa forme tout humaine. Approchez, grossiers mortels, le miracle sacré s'opère devant nos yeux. Par une faveur particulière au règne béni de Caligula, les secrets divins sont offerts à tous les yeux.

Cymbales.


110

Caligula

Acte III, Scène I

111

CAESONIA

CŒSONIA

Approchez, Messieurs! Adorez et donnez votre L'adoration commence. Prosternez-vous (tous, sauf obole. Le mystère céleste est mis aujourd'hui à la Scipion, se prosternent) et répétez après moi la prière portée de toutes les bourses.

sacrée à Caligula-Vénus :

Cymbales.

« Déesse des douleurs et de la danse... »

HÉLICON

LES PATRICIENS

L'Olympe et ses coulisses, ses intrigues, ses pantou-

« Déesse des douleurs et de la danse... »

fles et ses larmes. Approchez' Approchez! Toute la vérité sur vos dieux '

CŒSONIA

« Née des vagues, toute visqueuse et amère dans le Cymbales.

sel et l'écume... »

CŒSONIA

LES PATRICIENS

Adorez et donnez votre obole. Approchez, Mes-

« Née des vagues, toute visqueuse et amère dans le sieurs. La représentation va commencer.

sel et l'écume... »

Cymbales. Mouvements d'esclaves qui apportent divers objets sur l'estrade.

CŒSONIA

« Toi qui es comme un rire et un regret... »

HÉLICON

Une reconstitution impressionnante de vérité, une LES PATRICIENS

réalisation sans précédent. Les décors majestueux de

« Toi qui es comme un rire et un regret... »

la puissance divine ramenés sur terre, une attraction sensationnelle et démesurée, la foudre (les esclaves CŒSONIA

allument des feux grégeois), le tonnerre (on roule un tonneau

«... une rancœur et un élan... »

plein de cailloux), le destin lui-même dans sa marche triomphale. Approchez et contemplez !

LES PATRICIENS

// tire la tenture et Caligula costumé en Vénus

«... une rancœur et un élan... »

grotesque apparaît sur un piédestal.

CŒSONIA

CALIGULA, aimable.

« Enseigne-nous l'indifférence qui fait renaître les Aujourd'hui, je suis Vénus.

amours... »


112 Caligula

Acte III, Scène I

113

LES PATRICIENS

LES PATRICIENS

« Enseigne-nous l'indifférence qui fait renaître les

«... tes mains pleines de fleurs et de meurtres. »

amours... »

CŒSONIA

CŒSONIA

« Accueille tes enfants égarés. Reçois-les dans

« Instruis-nous de la vérité de ce monde qui est de l'asile dénudé de ton amour indiffèrent et douloureux.

n'en point avoir... »

Donne-nous tes passions sans objet, tes douleurs privées de raison et tes joies sans avenir... »

LES PATRICIENS

« Instruis-nous de la vérité de ce monde qui est de LES PATRICIENS

n'en point avoir... »

« ... et tes joies sans avenir... »

CŒSONIA

CŒSONIA, très haut.

« Et accorde-nous la force de vivre à la hauteur de

« Toi, si vide et si brûlante, inhumaine, mais si cette vérité sans égale... »

terrestre, enivre-nous du vin de ton équivalence et rassasie-nous pour toujours dans ton cœur noir et LES PATRICIENS

salé. »

« Et accorde-nous la force de vivre à la hauteur de cette vérité sans égale... »

LES PATRICIENS

« Enivre-nous du vin de ton équivalence et rassasie-CŒSONIA

nous pour toujours dans ton cœur noir et salé. »

Pause !

Quand la dernière phrase a été prononcée par les LES PATRICIENS

patriciens, Caligula, jusque-là immobile, s'ébroue et d'une voix de stentor :

Pause î

CALIGULA

CŒSONIA, reprenant.

Accordé, mes enfants, vos vœux seront exaucés.

« Comble-nous de tes dons, répands sur nos visages ton impartiale cruauté ta haine tout objective ; ouvre

// s'assied en tailleur sur le piédestal. Un à un, au-dessus de nos yeux tes mains pleines de fleurs et de les patriciens se prosternent, versent leur obole et se meurtres. »

rangent à droite avant de disparaître. Le dernier, 114 Caligula

Acte III, Scène Il 115

troublé, oublie son obole et se retire. Mais Caligula, HÉLICON

d'un bond, se remet debout.

Qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire ?

Hep! Hep! Viens ici, mon garçon. Adorer, c'est bien, mais enrichir, c'est mieux. Merci. Cela va bien.

SCIPION

Si les dieux n'avaient pas d'autres richesses que Tu souilles le ciel après avoir ensanglanté la terre.

l'amour des mortels, ils seraient aussi pauvres que le pauvre Caligula. Et maintenant, messieurs, vous allez HÉLICON

pouvoir partir et répandre dans la ville l'étonnant Ce jeune homme adore les grands mots.

miracle auquel il vous a été donné d'assister : vous avez vu Vénus, ce qui s'appelle voir, avec vos yeux de

// va se coucher sur un divan.

chair, et Vénus vous a parlé. Allez, messieurs.

CŒSONIA, très calme.

Mouvement des patriciens.

Comme tu y vas, mon garçon ; il y a en ce moment, Une seconde! En sortant, prenez le couloir de dans Rome, des gens qui meurent pour des discours gauche. Dans celui de droite, j'ai posté des gardes beaucoup moins éloquents.

pour vous assassiner.

SCIPION

Les patriciens sortent avec beaucoup d'empresse-J'ai décidé de dire la vérité à Caïus.

ment et un peu de désordre. Les esclaves et les musiciens disparaissent.

Cœsonia

Eh bien, Caligula, cela manquait à ton règne, une belle figure morale !

SCÈNE II

CALIGULA, intéressé.

Tu crois donc aux dieux, Scipion?

Hélicon menace Scipion du doigt.

SCIPION

HÉLICON

Non.

Scipion, on a encore fait l'anarchiste !

CALIGULA

SCIPION, à Caligula.

Alors, je ne comprends pas : pourquoi es-tu si Tu as blasphémé, Caïus.

prompt à dépister les blasphèmes ?


116

Caligula

Acte III, Scène Il 117

SCIPION

SCIPION

Je puis nier une chose sans me croire obligé de la Il suffit de se faire tyran.

salir ou de retirer aux autres le droit d'y croire.

CALIGULA

CALIGULA

Qu'est-ce qu'un tyran ?

Mais c'est de la modestie, cela, de la vraie modestie! Oh! cher Scipion, que je suis content pour toi. Et SCIPION

envieux, tu sais... Car c'est le seul sentiment que je Une âme aveugle.

n'éprouverai peut-être jamais.

CALIGULA

SCIPION

Cela n'est pas sûr, Scipion. Mais un tyran est un Ce n'est pas moi que tu jalouses, ce sont les dieux homme qui sacrifie des peuples à ses idées ou à son eux-mêmes.

ambition. Moi, je n'ai pas d'idées et je n'ai plus rien à briguer en fait d'honneurs et de pouvoir. Si j'exerce ce CALIGULA

pouvoir c'est par compensation.

Si tu veux bien, cela restera comme le grand secret de mon règne. Tout ce qu'on peut me reprocher SCIPION

aujourd'hui, c'est d'avoir fait encore un petit progrès À quoi ?

sur la voie de la puissance et de la liberté. Pour un homme qui aime le pouvoir, la rivalité des dieux a CALIGULA

quelque chose d'agaçant. J'ai supprimé cela. J'ai À la bêtise et à la haine des dieux.

prouvé à ces dieux illusoires qu'un homme, s'il en a la volonté, peut exercer, sans apprentissage, leur métier SCIPION

ridicule.

La haine ne compense pas la haine. Le pouvoir n'est pas une solution. Et je ne connais qu'une façon SCIPION ,

de balancer l'hostilité du monde.

C'est cela le blasphème, Caïus.

CALIGULA

CALIGULA

Quelle est-elle ?

Non, Scipion, c'est de la clairvoyance. J'ai simplement compris qu'il, n'y a qu'une façon de s'égaler aux SCIPION

dieux : il suffit d'être aussi cruel qu'eux.

La pauvreté.


118 Caligula

Acte III, Scène Il

119

CALIGULA, soignant ses pieds.

SCIPION

Il faudra que j'essaie de celle-là aussi.

Qu'importe si cela nous coûte aussi cher que si tu l'étais.

SCIPION

CALIGULA, avec un peu d'impatience.

En attendant, beaucoup d'hommes meurent autour de toi.

Si tu savais compter, tu saurais que la moindre guerre entreprise par un tyran raisonnable vous CALIGULA

coûterait mille fois plus cher que les caprices de ma Si peu, Scipion, vraiment. Sais-tu combien de fantaisie.

guerres j'ai refusées?

SCIPION

SCIPION

Mais, du moins, ce serait raisonnable et l'essentiel Non.

est de comprendre.

CALIGULA

CALIGULA

Trois. Et sais-tu pourquoi je les ai refusées ?

On ne comprend pas le destin et c'est pourquoi je me suis fait destin. J'ai pris le visage bête et incompré-

SCIPION

hensible des dieux. C'est cela que tes compagnons de Parce que tu fais fi de la grandeur de Rome.

tout à l'heure ont appris à adorer.

CALIGULA

SCIPION

Non, parce que je respecte la vie humaine.

Et c'est cela le blasphème, Caïus.

SCIPION

CALIGULA

Tu te moques de moi, Caïus.

Non, Scipion, c'est de l'art dramatique ! L'erreur de tous ces hommes, c'est de ne pas croire assez au CALIGULA

théâtre. Ils sauraient sans cela qu'il est permis à tout Ou, du moins, je la respecte plus que je ne respecte homme de jouer les tragédies célestes et de devenir un idéal de conquête. Mais il est vrai que je ne la dieu. Il suffit de se durcir le cœur.

respecte pas plus que je ne respecte ma propre vie. Et s'il m'est facile de tuer, c'est qu'il ne m'est pas difficile SCIPION

de mourir. Non, plus j'y réfléchis et plus je me Peut-être, en effet, Caïus. Mais si cela est vrai, je persuade que je ne suis pas un tyran.

crois qu'alors tu as fait le nécessaire pour qu'un jour, 120

Caligula

Acte III, Scène III

121

autour de toi, des légions de dieux humains se lèvent, CALIGULA

implacables à leur tour, et noient dans le sang ta Ton travail avance ?

divinité d'un moment.

HÉLICON

CŒSONIA

Quel travail?

Scipion !

CALIGULA

CALIGULA, d'une voix précise et dure.

Eh bien!... la lune!

Laisse, Cœsonia. Tu ne crois pas si bien dire, Scipion : j'ai fait le nécessaire. J'imagine difficilement HELICON

le jour dont tu parles. Mais j'en rêve quelquefois. Et Ça progresse C'est une question de patience. Mais sur tous les visages qui s'avancent alors du fond de la je voudrais te parler.

nuit amère, dans leurs traits tordus par la haine et l'angoisse, je reconnais, en effet, avec ravissement, le CALIGULA

seul dieu que j'aie adoré en ce monde : misérable et J'aurais peut-être de la patience, mais je n'ai pas lâche comme le cœur humain. {Irrité.) Et maintenant, beaucoup de temps. Il faut faire vite, Hélicon.

va-t'en. Tu en as beaucoup trop dit. {Changeant de ton.) J'ai encore les doigts de mes pieds à rougir. Cela HÉLICON

presse.

Je te l'ai dit, je ferai pour le mieux. Mais aupara-Tous sortent, sauf Hélicon, qui tourne en rond vant, j'ai des choses graves à t'apprendre.

autour de Caligula, absorbé par les soins de ses CALIGULA, comme s'il n'avait pas entendu.

pieds.

Remarque que je l'ai déjà eue.

HÉLICON

SCÈNE III

Qui?

CALIGULA

CALIGULA

La lune.

Hélicon !

HÉLICON

HÉLICON

Oui, naturellement. Mais sais-tu que l'on complote Qu'y a-t-il?

contre ta vie ?


122

Caligula

Acte III, Scène IV

123

HÉLICON

CALIGULA

Veux-tu m'écouter et connaître ce qui te menace?

Je l'ai eue tout à fait même. Deux ou trois fois seulement, il est vrai. Mais tout de même, je l'ai eue.

CALIGULA, s'arrête et le regarde fixement.

HÉLICON

Je veux seulement la lune, Hélicon. Je sais d'avance Voilà bien longtemps que j'essaie de te parler.

ce qui me tuera. Je n'ai pas encore épuisé tout ce qui peut me faire vivre. C'est pourquoi je veux la lune. Et CALIGULA

tu ne reparaîtras pas ici avant de me l'avoir procurée.

C'était l'été dernier. Depuis le temps que je la regardais et que je la caressais sur les colonnes du HÉLICON

jardin, elle avait fini par comprendre.

Alors, je ferai mon devoir et je dirai ce que j'ai à dire. Un complot s'est formé contre toi. Cherea en est HÉLICON

le chef. J'ai surpris cette tablette qui peut t'apprendre Cessons ce jeu, Caïus. Si tu ne veux pas m'écouter, l'essentiel. Je la dépose ici.

mon rôle est de parler quand même. Tant pis si tu n'entends pas.

Hélicon dépose la tablette sur un des sièges et se retire.

CALIGULA, toujours occupé

à rougir ses ongles du pied.

CALIGULA

Ce vernis ne vaut rien. Mais pour en revenir à la Où vas-tu, Hélicon ?

lune, c'était pendant une belle nuit d'août. (Hélicon se détourne avec dépit et se tait, immobile.) Elle a fait quelques H É L I C O N , sur le seuil

façons. J'étais déjà couché. Elle était d'abord toute Te chercher la lune.

sanglante, au-dessus de l'horizon. Puis elle a commencé à monter, de plus en plus légère, avec une rapidité croissante. Plus elle montait, plus elle deve-nait claire. Elle est devenue comme un lac d'eau

SCÈNE IV

laiteuse au milieu de cette nuit pleine de froissements d'étoiles. Elle est arrivée alors dans la chaleur, douce, On gratte à la porte opposée. Caligula se retourne brusque-légère et nue. Elle a franchi le seuil de la chambre et, ment et aperçoit le vieux patricien.

avec sa lenteur sûre, est arrivée jusqu'à mon lit, s'y est coulée et m'a inondé de ses sourires et de son éclat. —

LE VIEUX PATRICIEN, hésitant.

Décidément, ce vernis ne vaut rien. Mais tu vois, Hélicon, je puis dire sans me vanter que je l'ai eue.

Tu permets, Caïus ?


124 Caligula

Acte III, Scène IV 125

GALIGULA, impatient.

LE VIEUX PATRICIEN

Eh bien ! entre. (Le regardant.) Alors, ma jolie, on Caïus, ils veulent te tuer.

vient revoir Vénus !

CALIGULA, va vers lui et le prend aux épaules.

LE VIEUX PATRICIEN

Sais-tu pourquoi je ne puis pas te croire?

Non, ce n'est pas cela. Chut ! Oh ! pardon, Caïus...

je veux dire... Tu sais que je t'aime beaucoup... et puis LE VIEUX PATRICIEN, faisant le geste de jurer.

je ne demande qu'à finir mes vieux jours dans la tranquillité...

Par tous les dieux, Caïus...

CALIGULA

CALIGULA, doucement

Pressons! Pressons!

et le poussant peu à peu vers la porte.

LE VIEUX PATRICIEN

Ne jure pas, surtout, ne jure pas. Écoute plutôt. Si ce que tu dis était vrai, il me faudrait supposer que tu Oui, bon. Enfin... (Très vite.) C'est très grave, voilà trahis tes amis, n'est-ce pas ?

tout.

CALIGULA

LE VIEUX PATRICIEN, un peu perdu.

Non, ce n'est pas grave.

C'est-à-dire, Caïus, que mon amour pour toi...

LE VIEUX PATRICIEN

CALIGULA, du même ton.

Mais quoi donc, Caïus ?

Et je ne puis pas supposer cela. J'ai tant détesté la CALIGULA

lâcheté que je ne pourrais jamais me retenir de faire Mais de quoi parlons-nous, mon amour?

mourir un traître. Je sais bien ce que tu vaux, moi. Et, assurément, tu ne voudras ni trahir ni mourir.

LE VIEUX PATRICIEN,

il regarde autour de lui.

LE VIEUX PATRICIEN

C'est-à-dire... (// se tortille et finit par exploser.) Un Assurément, Caïus, assurément !

complot contre toi...

CALIGULA

CALIGULA

Tu vois bien, c'est ce que je disais, ce n'est pas Tu vois donc que j'avais raison de ne pas te croire.

grave du tout.

Tu n'es pas un lâche, n'est-ce pas ?


126

Caligula

Acte III, Scène V

127

Oh! non...

LE VIEUX PATRICIEN

S C È N E V

CALIGULA

Ni un traître ?

Caligula contemple un moment la tablette de sa place. Il la saisit et la lit. Il respire fortement et appelle un garde.

LE VIEUX PATRICIEN

CALIGULA

Cela va sans dire, Caïus.

Amène Cherea.

CALIGULA

Le garde sort.

Et, par conséquent, il n'y a pas de complot, dis-moi, ce n'était qu'une plaisanterie ?

Un moment.

Le garde s'arrête.

LE VIEUX PATRICIEN, décomposé.

Avec des égards.

Une plaisanterie, une simple plaisanterie...

Le garde sort.

CALIGULA

Caligula marche un peu de long en large. Puis il Personne ne veut me tuer, cela est évident ?

se dirige vers le miroir.

Tu avais décidé d'être logique, idiot. Il s'agit LE VIEUX PATRICIEN

seulement de savoir jusqu'où cela ira. {Ironique.) Si Personne, bien sûr, personne.

l'on t'apportait la lune, tout serait changé, n'est-ce pas ? Ce qui est impossible deviendrait possible et du CALIGULA, respirant fortement, puis lentement.

même coup, en une fois, tout serait transfiguré.

Alors, disparais, ma jolie. Un homme d'honneur est Pourquoi pas, Caligula ? Qui peut le savoir ? (// regarde un animal si rare en ce monde que je ne pourrais pas autour de lui.) Il y a de moins en moins de monde en supporter la vue trop longtemps. Il faut que je reste autour de moi, c'est curieux. {Au miroir, d'une voix seul pour savourer ce grand moment.

sourde.) Trop de morts, trop de morts, cela dégarnit.

Même si l'on m'apportait la lune, je ne pourrais pas revenir en arrière. Même si les morts frémissaient à nouveau sous la caresse du soleil, les meurtres ne rentreraient pas sous terre pour autant. {Avec un accent 128

Caligula

Acte III, Scène VI 129

furieux.) La logique, Caligula, il faut poursuivre la CALIGULA

logique. Le pouvoir jusqu'au bout, l'abandon jus-Absolument sûr, Cherea.

qu'au bout. Non, on ne revient pas en arrière et il faut aller jusqu'à la consommation !

Encore un temps de silence.

Soudain empressé.

Entre Cherea.

Mais, excuse-moi. Je suis distrait et te reçois bien mal. Prends ce siège et devisons en amis. J'ai besoin de parler un peu à quelqu'un d'intelligent.

SCÈNE VI

Cherea s'assied.

Naturel, il semble, pour la première fois depuis le Caligula, renversé un peu dans son siège, est engoncé dans début de la pièce.

son manteau. Il a l'air exténué.

Cherea, crois-tu que deux hommes dont l'âme et la fierté sont égales peuvent, au moins une fois dans leur CHEREA

vie, se parler de tout leur cœur — comme s'ils étaient Tu m'as demandé, Caïus ?

nus l'un devant l'autre, dépouillés des préjugés, des intérêts particuliers et des mensonges dont ils vivent?

CALIGULA, d'une voix faible.

CHEREA

Oui, Cherea. Gardes ! Des flambeaux !

Je pense que cela est possible, Caïus Mais je crois Silence.

que tu en es incapable.

CHEREA

CALIGULA

Tu as quelque chose de particulier à me dire ?

Tu as raison. Je voulais seulement savoir si tu pensais comme moi. Couvrons-nous donc de mas-CALIGULA

ques. Utilisons nos mensonges. Parlons comme on se Non, Cherea.

bat, couverts jusqu'à la garde. Cherea, pourquoi ne m'aimes-tu pas ?

Silence.

CHEREA

CHEREA, un peu agacé.

Parce qu'il n'y a rien d'aimable en toi, Caïus. Parce Tu es sûr que ma présence est nécessaire ?

que ces choses ne se commandent pas. Et aussi, parce 130

Caligula

Acte III, Scène VI

131

que je te comprends trop bien et qu'on ne peut aimer CHEREA

celui de ses visages qu'on essaie de masquer en soi.

Je n'ai rien de plus à dire. Je ne veux pas entrer CALIGULA

dans ta logique. J'ai une autre idée de mes devoirs d'homme. Je sais que la plupart de tes sujets pensent Pourquoi me haïr?

comme moi. Tu es gênant pour tous. Il est naturel que CHEREA

tu disparaisses.

Ici, tu te trompes, Caïus. Je ne te hais pas. Je te juge CALIGULA

nuisible et cruel, égoïste et vaniteux. Mais je ne puis Tout cela est très clair et très légitime. Pour la pas te haïr puisque je ne te crois pas heureux. Et je ne plupart des hommes, ce serait même évident. Pas puis pas te mépriser puisque je sais que tu n'es pas pour toi, cependant. Tu es intelligent et l'intelligence lâche.

se paie cher ou se nie. Moi, je paie. Mais toi, pourquoi CALIGULA

ne pas la nier et ne pas vouloir payer ?

Alors, pourquoi veux-tu me tuer?

CHEREA

Parce que j'ai envie de vivre et d'être heureux. Je CHEREA

crois qu'on ne peut être ni l'un ni l'autre en poussant Je te l'ai dit : je te juge nuisible. J'ai le goût et le l'absurde dans toutes ses conséquences. Je suis besoin de la sécurité. La plupart des hommes sont comme tout le monde. Pour m'en sentir libéré, je comme moi. Ils sont incapables de vivre dans un souhaite parfois la mort de ceux que j'aime, je univers où la pensée la plus bizarre peut en une convoite des femmes que les lois de la famille ou de seconde entrer dans la réalité — où, la plupart du l'amitié m'interdisent de convoiter. Pour être logique, temps, elle y entre, comme un couteau dans un cœur.

je devrais alors tuer ou posséder. Mais je juge que ces Moi non plus, je ne veux pas vivre dans un tel univers.

idées vagues n'ont pas d'importance. Si tout le monde Je préfère me tenir bien en main.

se mêlait de les réaliser, nous ne pourrions ni vivre ni être heureux. Encore une fois, c'est cela qui m'im-CALIGULA

porte.

La sécurité et la logique ne vont pas ensemble.

CALIGULA

CHEREA

Il faut donc que tu croies à quelque idée supérieure.

Il est vrai. Cela n'est pas logique, mais cela est sain.

CHEREA

CALIGULA

Je crois qu'il y a des actions qui sont plus belles que Continue.

d'autres.


132 Caligula

Acte III, Scène VI

133

CALIGULA

CHEREA

Je crois que toutes sont équivalentes.

J'avais tort, Caïus, je le reconnais et je te remercie.

J'attends maintenant ta sentence.

CHEREA

Je le sais, Caïus, et c'est pourquoi je ne te hais pas.

CALIGULA, distrait.

Mais tu es gênant et il faut que tu disparaisses.

Ma sentence ? Ah ! tu veux dire... (Tirant la tablette de son manteau.) Connais-tu cela, Cherea?

CALIGULA

C'est très juste. Mais pourquoi me l'annoncer et CHEREA

risquer ta vie ?

Je savais qu'elle était en ta possession.

CHEREA

C A L I G U L A , de façon passionnée.

Parce que d'autres me remplaceront et parce que je Oui, Cherea, et ta franchise elle-même était simu-n'aime pas mentir.

lée. Les deux hommes ne se sont pas parlé de tout leur cœur. Cela ne fait rien pourtant. Maintenant, nous Silence.

allons cesser le jeu de la sincérité et recommencer à CALIGULA

vivre comme par le passé. Il faut encore que tu essaies de comprendre ce que je vais te dire, que tu subisses Cherea!

mes offenses et mon humeur. Écoute, Cherea. Cette CHEREA

tablette est la seule preuve.

Oui, Caïus.

CHEREA

CALIGULA

Je m'en vais, Caïus. Je suis lassé de tout ce jeu Crois-tu que deux hommes dont l'âme et la fierté grimaçant. Je le connais trop et ne veux plus le voir.

sont égales peuvent, au moins une fois dans leur vie, C A L I G U L A , de la même voix passionnée se parler de tout leur cœur?

et attentive.

CHEREA

Reste encore. C'est la preuve, n'est-ce pas ?

Je crois que c'est ce que nous venons de faire.

CHEREA

CALIGULA

Je ne crois pas que tu aies besoin de preuves pour Oui, Cherea. Tu m'en croyais incapable, pourtant.

faire mourir un homme.


134

Caligula

Acte III, Scène VI

135

CALIGULA

punir. Et ton empereur n'a besoin que d'une flamme Il est vrai. Mais, pour une fois, je veux me pour t'absoudre et t'encourager. Continue, Cherea, contredire. Cela ne gêne personne. Et c'est si bon de poursuis jusqu'au bout le magnifique raisonnement se contredire de temps en temps. Cela repose. J'ai que tu m'as tenu. Ton empereur attend son repos.

besoin de repos, Cherea.

C'est sa manière à lui de vivre et d'être heureux.

Cherea regarde Caligula avec stupeur. Il a un CHEREA

geste à peine esquissé, semble comprendre, ouvre la Je ne comprends pas et je n'ai pas de goût pour ces bouche et part brusquement. Caligula continue de complications.

tenir la tablette dans la flamme et, souriant, suit CALIGULA

Cherea du regard.

Bien sûr, Cherea. Tu es un homme sain, toi. Tu ne désires rien d'extraordinaire! (Éclatant de rire.) Tu veux vivre et être heureux. Seulement cela !

RIDEAU

CHEREA

Je crois qu'il vaut mieux que nous en restions là.

CALIGULA

Pas encore. Un peu de patience, veux-tu ? J'ai là cette preuve, regarde. Je veux considérer que je ne peux vous faire mourir sans elle. C'est mon idée et c'est mon repos. Eh bien ! vois ce que deviennent les preuves dans la main d'un empereur.

// approche la tablette d'un flambeau. Cherea le rejoint. Le flambeau les sépare. La tablette fond.

Tu vois, conspirateur! Elle fond, et à mesure que cette preuve disparaît, c'est un matin d'innocence qui se lève sur ton visage. L'admirable front pur que tu as, Cherea. Que c'est beau, un innocent, que c'est beau !

Admire ma puissance. Les dieux eux-mêmes ne peuvent pas rendre l'innocence sans auparavant ACTE IV


SCÈNE PREMIÈRE

La scène est dans une demi-obscurité. Entrent Cherea et Scipion. Cherea va à droites puis à gauche et revient vers Scipion.

SCIPION., L' air fermé.

Que me veux-tu ?

CHEREA

Le temps presse. Nous devons être fermes sur ce que nous allons faire.

SCIPION

Qui te dit que je ne suis pas ferme ?

CHEREA

Tu n'es pas venu à notre réunion d'hier*

SCIPION, se détournant.

C'est vrai, Cherea.


140

Caligula

Acte IV, Scène I

141

CHEREA

SCIPION

Scipion, je suis plus âgé que toi et je n'ai pas C'est vrai, Cherea. Mais quelque chose en moi lui coutume de demander du secours. Mais il est vrai que ressemble pourtant. La même flamme nous brûle le j'ai besoin de toi. Ce meurtre demande des répon-cœur.

dants qui soient respectables. Au milieu de ces vanités CHEREA

blessées et de ces ignobles peurs, il n'y a que toi et moi dont les raisons soient pures. Je sais que si tu nous Il est des heures où il faut choisir. Moi, j'ai fait taire abandonnes, tu ne trahiras rien. Mais cela est indiffè-

en moi ce qui pouvait lui ressembler.

rent. Ce que je désire, c'est que tu restes avec nous SCIPION

Je ne puis pas choisir puisqu'en plus de ce que je SCIPION

souffre, je souffre aussi de ce qu'il souffre. Mon Je te comprends. Mais je te jure que je ne le puis malheur est de tout comprendre.

pas.

CHEREA

CHEREA

Alors tu choisis de lui donner raison.

Es-tu donc avec lui ?

SCIPION, dans un cri.

SCIPION

Oh ! je t'en prie, Cherea, personne, plus personne Non. Mais je ne puis être contre lui. (Un temps, puis pour moi n'aura jamais raison!

sourdement.) Si je le tuais, mon cœur du moins serait Un temps, ils se regardent.

avec lui.

CHEREA, avec émotion,

CHEREA

s'avançant vers Scipion.

Il a pourtant tué ton père !

Sais-tu que je le hais plus encore pour ce qu'il a fait de toi ?

SCIPION

SCIPION

Oui, c'est là que tout commence. Mais c'est là aussi Oui, il m'a appris à tout exiger.

que tout finit.

CHEREA

CHEREA

Non, Scipion, il t'a désespéré. Et désespérer une Il nie ce que tu avoues. Il bafoue ce que tu vénères.

jeune âme est un crime qui passe tous ceux qu'il a 142 Caligula

Acte IV, Scène III

143

commis jusqu'ici. Je te jure que cela suffirait pour que je le tue avec emportement.

SCÈNE III

// se dirige vers la sortie. Entre Hélicon.

Bruits d'armes en coulisse. Deux gardes paraissent, à droite, conduisant le vieux patricien et le premier patricien, qui

SCÈNE II

donnent toutes les marques de la frayeur.

PREMIER PATRICIEN, au garde, d'une voix HÉLICON

qu'il essaie de rendre ferme.

Je te cherchais, Cherea. Caligula organise ici une petite réunion amicale. Il faut que tu l'attendes. (// se Mais enfin, que nous veut-on à cette heure de la tourne vers Scipion.) Mais on n'a pas besoin de toi, mon nuit?

pigeon. Tu peux partir.

LE GARDE

SCIPION, au moment de sortir,

Assieds-toi là.

se tourne vers Cherea.

// désigne les sièges à droite.

Cherea!

PREMIER PATRICIEN

CHEREA, très doucement.

S'il s'agit de nous faire mourir, comme les autres, il Oui, Scipion.

n'y a pas besoin de tant d'histoires.

LE GARDE

SCIPION

Essaie de comprendre.

Assieds-toi là, vieux mulet.

LE VIEUX PATRICIEN

CHEREA, très doucement.

Asseyons-nous. Cet homme ne sait rien. C'est Non, Scipion.

visible.

Scipion et Hélicon sortent.

LE GARDE

Oui, ma jolie, c'est visible.

// sort.


144 Caligula

Acte IV, Scène IV

145

PREMIER PATRICIEN

ne te ferait rien de ne pas claquer des dents ainsi? J'ai Il fallait agir vite, je le savais. Maintenant, c'est la ce bruit en horreur.

torture qui nous attend.

LE VIEUX PATRICIEN

C'est que...

PREMIER PATRICIEN

SCÈNE IV

Assez d'histoires. C'est notre vie que nous jouons.

CHEREA, calme et s'asseyant.

CHEREA, sans broncher.

De quoi s'agit-il ?

Connaissez-vous le mot favori de Caligula ?

PREMIER PATRICIEN ET LE VIEUX PATRICIEN, LE VIEUX PATRICIEN, prêt aux larmes.

ensemble.

Oui. Il le dit au bourreau : « Tue-le lentement pour La conjuration est découverte.

qu'il se sente mourir. »

CHEREA

CHEREA

Ensuite ?

Non, c'est mieux. Après une exécution, il bâille et dit avec sérieux : « Ce que j'admire le plus, c'est mon LE VIEUX PATRICIEN, tremblant.

insensibilité. »

C'est la torture.

PREMIER PATRICIEN

CHEREA, impassible.

Vous entendez?

Je me souviens que Caligula a donné quatre-vingt-Bruit d'armes.

un mille sesterces à un esclave voleur que la torture CHEREA

n'avait pas fait avouer.

Ce mot-là révèle un faible

PREMIER PATRICIEN

LE VIEUX PATRICIEN

Nous voilà bien avancés.

Cela ne te ferait rien de ne pas faire de philosophie ?

CHEREA

Je l'ai en horreur.

Non, mais c'est une preuve qu'il aime le courage. Et Entre, dans le fond, un esclave qui apporte des vous devriez en tenir compte. (Au vieux patricien.) Cela armes et les range sur un siège.


146 Caligula

Acte IV, Scène V

147

CHEREA, qui ne l'a pas vu.

silencieusement derrière les spectateurs. Elle parle Reconnaissons au moins que cet homme exerce une d'une voix neutre qui les fait cependant sursauter.

indéniable influence. Il force à penser. Il force tout le monde à penser. L'insécurité, voilà ce qui fait penser.

Et c'est pourquoi tant de haines le poursuivent.

SCÈNE V

LE VIEUX PATRICIEN, tremblant.

Cœsonia

Regarde.

Caligula m'a chargée de vous dire qu'il vous faisait CHEREA, apercevant les armes,

appeler jusqu'ici pour les affaires de l'État, mais sa voix change un peu.

qu'aujourd'hui, il vous avait invités à communier Tu avais peut-être raison.

avec lui dans une émotion artistique. (Un temps ; puis de la même voix.) Il a ajouté d'ailleurs que celui qui PREMIER PATRICIEN

n'aurait pas communié aurait la tête tranchée.

Il fallait faire vite. Nous avons trop attendu.

Ils se taisent.

CHEREA

Je m'excuse d'insister. Mais je dois vous demander Oui. C'est une leçon qui vient un peu tard.

si vous avez trouvé que cette danse était belle.

LE VIEUX PATRICIEN

PREMIER PATRICIEN, après une hésitation.

Mais c'est insensé. Je ne veux pas mourir.

Elle était belle, Cœsonia.

// se lève et veut s'échapper. Deux gardes surgissent et le maintiennent de force après l'avoir LE VIEUX PATRICIEN, débordant de gratitude.

giflé. Le premier patricien s'écrase sur son siège.

Oh ! oui, Cœsonia.

Cherea dit quelques mots qu'on n'entend pas.

Soudain, une étrange musique aigre, sautillante, de CŒSONIA

sistres et de cymbales, éclate au fond. Les patriciens Et toi, Cherea?

font silence et regardent. Caligula, en robe courte de danseuse, des fleurs sur la tête, paraît en ombre CHEREA, froidement.

chinoise, derrière le rideau du fond, mime quelques C'était du grand art,

gestes ridicules de danse et s'éclipse. Aussitôt après, un garde dit, d'une voix solennelle : « Le spectacle CŒSONIA

est terminé. » Pendant ce temps, Cœsonia est entrée Parfait, je vais donc pouvoir en informer Caligula.


148

Caligula

Acte IV, Scène VI

149

nobles, mais l'usure au cœur, le visage avare, la main fuyante. Vous, des juges? Vous qui tenez boutique de

SCÈNE VI

vertu, qui rêvez de sécurité comme la jeune fille rêve d'amour, qui allez pourtant mourir dans l'effroi sans Entre Hélicon.

même savoir que vous avez menti toute votre vie, vous vous mêleriez de juger celui qui a souffert sans HÉLICON

compter, et qui saigne tous les jours de mille nouvelles Dis-moi, Cherea, était-ce vraiment du grand art?

blessures? Vous me frapperez avant, sois-en sûr!

Méprise l'esclave, Cherea ! Il est au-dessus de ta vertu CHEREA

puisqu'il peut encore aimer ce maître misérable qu'il Dans un sens, oui.

défendra contre vos nobles mensonges, vos bouches parjures...

HELICON

Je comprends. Tu es très fort, Cherea. Faux comme CHEREA

un honnête homme. Mais fort, vraiment. Moi, je ne Cher Hélicon, tu te laisses aller à l'éloquence.

suis pas fort. Et pourtant, je ne vous laisserai pas Franchement, tu avais le goût meilleur, autrefois.

toucher à Caïus, même si c'est là ce que lui-même désire.

HÉLICON

CHEREA

Désolé, vraiment. Voilà ce que c'est que de trop Je n'entends rien à ce discours. Mais je te félicite vous fréquenter. Les vieux époux ont le même nombre pour ton dévouement. J'aime les bons domestiques.

de poils dans les oreilles tant ils finissent par se ressembler. Mais je me reprends, ne crains rien, je me HÉLICON

reprends. Simplement ceci... Regarde, tu vois ce Te voilà bien fier, hein ? Oui, je sers un fou. Mais visage ? Bon. Regarde-le bien. Parfait. Maintenant, tu toi, qui sers-tu? La vertu? Je vais te dire ce que j'en as vu ton ennemi.

pense. Je suis né esclave. Alors, l'air de la vertu, honnête homme, je l'ai d'abord dansé sous le fouet.

Il sort.

Caïus, lui, ne m'a pas fait de discours. Il m'a affranchi et pris dans son palais. C'est ainsi que j'ai pu vous regarder, vous les vertueux. Et j'ai vu que vous aviez sale mine et pauvre odeur, l'odeur fade de ceux qui n'ont jamais rien souffert ni risqué. J'ai vu les drapés 150 Caligula

Acte IV, Scène VIII 151

DEUXIÈME PATRICIEN

SCÈNE VII

Quelle danse ?

LE VIEUX PATRICIEN

CHEREA

Oui, enfin, l'émotion artistique.

Et maintenant, il faut faire vite. Restez là tous les deux. Nous serons ce soir une centaine.

TROISIÈME PATRICIEN

77 sort.

On m'a dit que Caligula était très malade.

LE VIEUX PATRICIEN

PREMIER PATRICIEN

Restez là, restez là ! Je voudrais bien partir, moi. ( Il Il l'est.

renifle.) Ça sent le mort, ici.

TROISIÈME PATRICIEN

PREMIER PATRICIEN

Qu'a-t-il donc? (Avec ravissement.) Par tous les Ou le mensonge. (Tristement.) J'ai dit que cette dieux, va-t-il mourir ?

danse était belle.

PREMIER PATRICIEN

LE VIEUX PATRICIEN, conciliant.

Je ne crois pas. Sa maladie n'est mortelle que pour Elle l'était dans un sens. Elle l'était.

les autres.

Entrent en coup de vent plusieurs patriciens et LE VIEUX PATRICIEN

chevaliers.

Si nous osons dire.

DEUXIÈME PATRICIEN

SCÈNE VIII

Je te comprends. Mais n'a-t-il pas quelque maladie moins grave et plus avantageuse pour nous ?

DEUXIÈME PATRICIEN

PREMIER PATRICIEN

Qu'y a-t-il? Le savez-vous? L'empereur nous fait Non, cette maladie-là ne souffre pas la concurrence.

appeler.

Vous permettez, je dois voir Cherea.

LE VIEUX PATRICIEN, distrait.

Il sort. Entre Cœsonia, petit silence.

C'est peut-être pour la danse.


152

Caligula

Acte IV, Scène IX

153

te dis-je. J'en suis indigne. (// appelle deux gardes.) Emmenez-le. (À Cassius; doucement.) Va, ami. Et

SCÈNE IX

souviens-toi que Caligula t'a donné son cœur.

TROISIÈME PATRICIEN, vaguement inquiet.

CAESONIA, d'un air indifférent.

Mais où m'emmènent-ils ?

Caligula souffre de l'estomac. Il a vomi du sang.

CALIGULA

Les patriciens accourent autour d'elle.

À la mort, voyons. Tu as donné ta de pour la DEUXIÈME PATRICIEN

mienne. Moi, je me sens mieux maintenant. Je n'ai Oh! dieux tout-puissants, je fais vœu, s'il se même plus cet affreux goût de sang dans la bouche. Tu m'as guéri. Es-tu heureux, Cassius, de pouvoir donner rétablit, de verser deux cent mille sesterces au trésor ta vie pour un autre, quand cet autre s'appelle Cali-de l'État.

gula ? Me voilà prêt de nouveau pour toutes les fêtes.

TROISIÈME PATRICIEN, exagéré.

On entraîne le troisième patricien qui résiste et Jupiter, prends ma vie en échange de la sienne.

hurle.

Caligula est entré depuis un moment. Il écoute.

TROISIÈME PATRICIEN

Je ne veux pas. Mais c'est une plaisanterie.

CALIGULA, s'avançant vers le deuxième patricien.

CALIGULA, rêveur, entre les hurlements.

J'accepte ton offrande, Lucius, je te remercie. Mon trésorier se présentera demain chez toi. (// va vers le Bientôt, les routes sur la mer seront couvertes de troisième patricien et l'embrasse.) Tu ne peux savoir mimosas. Les femmes auront des robes d'étoffe légère.

comme je suis ému. (Un silence et tendrement.) Tu Un grand ciel frais et battant, Cassius ! Les sourires m'aimes donc?

de la vie !

Cassius est prêt à sortir. Cœsonia le pousse TROISIÈME PATRICIEN, pénétré.

doucement.

Ah! César, il n'est rien que, pour toi, je ne Se retournant, soudain sérieux.

donnerais sur l'heure.

La vie, mon ami, si tu l'avais assez aimée, tu ne CALIGULA, l'embrassant encore.

l'aurais pas jouée avec tant d'imprudence.

Ah! ceci est trop, Cassius, et je n'ai pas mérité tant On entraîne Cassius.

d'amour. (Cassius fait un geste de protestation.) Non, non, Revenant vers la table.


154

Acte IV, Scène XI

155

Et quand on a perdu, il faut toujours payer. (Un Cherea va rapidement de l'un à l'autre, et se temps.) Viens, Cœsonia. (// se tourne vers les autres.) A retourne vers Cœsonia Tout le monde garde le propos, il m'est venu une belle pensée que je veux silence.

partager avec vous. Mon règne jusqu'ici a été trop Lentement.

heureux. Ni peste universelle, ni religion cruelle, pas Tu ne dis rien, Cherea.

même un coup d'État, bref, rien qui puisse vous faire passer à la postérité. C'est un peu pour cela, voyez-CHEREA, aussi lentement.

vous, que j'essaie de compenser la prudence du destin.

C'est un grand malheur, Cœsonia.

Je veux dire... je ne sais si vous m'avez compris (avec un petit rire), enfin, c'est moi qui remplace la peste.

Caligula entre brutalement et va vers Cherea.

(Changeant de ton.) Mais, taisez-vous. Voici Cherea.

C'est à toi, Cœsonia.

CALIGULA

Bien joué, Cherea. ( Il fait un tour sur lui-même et

// sort. Entrent Cherea et le premier patricien.

regarde les autres. Avec humeur.) Eh bien ! c'est raté.

Cœsonia) N'oublie pas ce que je t'ai dit.

Il sort.

SCÈNE X

Cœsonia va vivement au-devant de Cherea.

SCÈNE XI

CŒSONIA

Caligula est mort.

Cœsonia le regarde partir en silence.

Elle se détourne, comme si elle pleurait, et fixe les autres qui se taisent. Tout le monde a l'air consterné, LE VIEUX PATRICIEN, soutenu par un espoir infatigable.

mais pour des raisons différentes.

Serait-il malade, Cœsonia ?

PREMIER PATRICIEN

CŒSONIA, le regardant avec haine.

Tu... tu es sûre de ce malheur? Ce n'est pas Non, ma jolie, mais ce que tu ignores, c'est que cet possible, il a dansé tout à l'heure.

homme dort deux heures toutes les nuits et le reste du temps, incapable de reposer, erre dans les galeries de CŒSONIA

son palais. Ce que tu ignores, ce que tu ne t'es jamais Justement. Cet effort l'a achevé.

demandé, c'est à quoi pense cet être pendant les 156

Caligula

Acte IV, Scène XII

157

heures mortelles qui vont du milieu de la nuit au sur un sujet donné. Il désire que ceux d'entre vous qui retour du soleil. Malade ? Non, il ne l'est pas. À moins sont poètes y concourent expressément. Il a désigné que tu n'inventes un nom et des médicaments pour les en particulier le jeune Scipion et Metellus.

ulcères dont son âme est couverte.

METELLUS

CHEREA, qu'on dirait touché

Mais nous ne sommes pas prêts.

Tu as raison, Cœsonia. Nous n'ignorons pas que Caïus...

CŒSONIA, comme si elle n'avait pas entendu, d'une voix neutre.

CAESONIA, plus vite.

Naturellement, il y aura des récompenses. Il y a Non, vous ne l'ignorez pas. Mais comme tous ceux aussi des punitions. {Petit recul des autres.) Je puis vous qui n'ont point d'âme, vous ne pouvez supporter ceux dire, en confidence, qu'elles ne sont pas très graves.

qui en ont trop. Trop d'âme! Voilà qui est gênant, n'est-ce pas? Alors, on appelle cela maladie : les Entre Caligula. Il est plus sombre que jamais.

cuistres sont justifiés et contents. {D'un autre ton.) Est-ce que tu as jamais su aimer, Cherea?

CHEREA, de nouveau lui-même.

SCÈNE XII

Nous sommes maintenant trop vieux pour apprendre à le faire, Cœsonia. Et d'ailleurs, il n'est pas sûr CALIGULA

que Caligula nous en laissera le temps.

Tout est prêt ?

CAESONiA, qui s'est reprise.

CŒSONIA

Il est vrai. {Elle s'assied.) Et j'allais oublier les Tout. (À un garde.) Faites entrer les poètes.

recommandations de Caligula. Vous savez qu'aujourd'hui est un jour consacré à l'art.

Entrent, deux par deux, une douzaine de poètes qui descendent à droite au pas cadencé.

LE VIEUX PATRICIEN

D'après le calendrier ?

CALIGULA

Et les autres ?

CŒSONIA

Non, d'après Caligula. Il a convoqué quelques CŒSONIA

poètes. Il leur proposera une composition improvisée Scipion et Metellus !


158 Caligula

Acte IV, Scène XII 159

Tous deux se joignent aux poètes. Caligula CALIGULA, brutalement.

s'assied dans le fond, à gauche, avec Cœsonia et le Ma figure te déplaît?

reste des patriciens. Petit silence.

CŒSONIA, doucement.

CALIGULA

Je te demande pardon.

Sujet : la mort. Délai : une minute.

Les poètes écrivent précipitamment sur leurs CALIGULA

tablettes.

Ah! je t'en prie, pas d'humilité. Surtout pas d'humilité. Toi, tu es déjà difficile à supporter, mais LE VIEUX PATRICIEN

ton humilité !

Qui sera le jury?

Cœsonia remonte lentement...

CALIGULA

À Cherea.

Moi. Cela n'est pas suffisant?

Je continue. C'est l'unique composition que j'aie faite. Mais aussi, elle donne la preuve que je suis le LE VIEUX PATRICIEN

seul artiste que Rome ait connu, le seul, tu entends, Oh ! oui. Tout à fait suffisant.

Cherea, qui mette en accord sa pensée et ses actes.

CHEREA

CHEREA

Est-ce que tu participes au concours, Caïus ?

C'est seulement une question de pouvoir.

CALIGULA

CALIGULA

C'est inutile. Il y a longtemps que j'ai fait ma En effet. Les autres créent par défaut de pouvoir.

composition sur ce sujet.

Moi, je n'ai pas besoin d'une œuvre : je vis. (Brutalement.) Alors, vous autres, vous y êtes ?

LE VIEUX PATRICIEN, empressé.

Où peut-on se la procurer?

METELLUS

CALIGULA

Nous y sommes, je crois.

À ma façon, je la récite tous les jours.

TOUS

Cœsonia le regarde, angoissée.

Oui.


160

Caligula

Acte IV, Scène XII 161

CALIGULA

CINQUIÈME POÈTE

Bon, écoutez-moi bien. Vous allez quitter vos Mais, Caïus, je n'ai pas fini...

rangs. Je sifflerai. Le premier commencera sa lecture.

À mon coup de sifflet, il doit s'arrêter et le second Sifflet strident

commencer. Et ainsi de suite. Le vainqueur, naturel-SIXIÈME POÈTE, il avance, s'éclairdssant la voix.

lement, sera celui dont la composition n'aura pas été interrompue par le sifflet. Préparez-vous. (// se tourne Inexorable, elle chemine...

vers Cherea et, confidentiel.) Il faut de l'organisation en Sifflet

tout, même en art.

SEPTIÈME POÈTE, mystérieux.

Coup de sifflet.

Absconse et diffuse oraison...

PREMIER POÈTE

Mort, quand par-delà les rives noires...

Sifflet entrecoupé.

Sifflet. Le poète descend à gauche. Les autres Scipion s'avance sans tablettes.

feront de même. Scène mécanique.

CALIGULA

DEUXIÈME POÈTE

À toi, Scipion. Tu n'as pas de tablettes ?

Les Trois Parques en leur antre..

SCIPION

Sifflet

Je n'en ai pas besoin.

TROISIÈME POÈTE

CALIGULA

Je t'appelle, ô mort...

Voyons.

Sifflet rageur.

// mâchonne son sifflet.

Le quatrième poète s'avance et prend une pose déclamatoire. Le sifflet retentit avant qu'il ait parlé.

SCIPION, très près de Caligula, sans le regarder et avec une sorte de lassitude.

CINQUIÈME POÈTE

« Chasse au bonheur qui fait les êtres purs, Lorsque j'étais petit enfant...

Ciel où le soleil ruisselle,

CALIGULA, hurlant.

Fêtes uniques et sauvages, mon délire sans espoir!... »

Non! mais quel rapport l'enfance d'un imbécile CALIGULA, doucement.

peut-elle avoir avec le sujet? Veux-tu me dire où est le Arrête, veux-tu? (À Scipion.) Tu es bien jeune pour rapport ?

connaître les vraies leçons de la mort.


162

Caligula

Acte IV, Scène XIII

163

SCIPION, fixant Caligula.

J'étais bien jeune pour perdre mon père.

SCÈNE XIII

CALIGULA, se détournant brusquement.

Allons, vous autres, formez vos rangs. Un faux SCIPION

poète est une punition trop dure pour mon goût. Je Allons, Caïus, tout cela est inutile. Je sais déjà que méditais jusqu'ici de vous garder comme alliés et tu as choisi.

j'imaginais parfois que vous formeriez le dernier carré CALIGULA

de mes défenseurs. Mais cela est vain, et je vais vous rejeter parmi mes ennemis. Les poètes sont contre Laisse-moi.

moi, je puis dire que c'est la fin. Sortez en bon ordre !

SCIPION

Vous allez défiler devant moi en léchant vos tablettes Je vais te laisser, en effet, car je crois que je t'ai pour y effacer les traces de vos infamies. Attention!

compris. Ni pour toi, ni pour moi, qui te ressemble En avant !

tant, il n'y a plus d'issue. Je vais partir très loin Coups de sifflet rythmés. Les poètes, marchant au chercher les raisons de tout cela. {Un temps, il regarde pas, sortent, par la droite, en léchant leurs immortel-Caligula. Avec un grand accent.) Adieu, cher Caïus.

les tablettes.

Quand tout sera fini, n'oublie pas que je t'ai aimé.

Très bas.

// sort. Caligula le regarde. Il a un geste. Mais il se secoue brutalement et revient sur Cœsonia Et sortez tous.

À la porte, Cherea retient le premier patricien par ŒSONIA

l'épaule.

Qu'a-t-ildit?

CHEREA

CALIGULA

Le moment est venu.

Cela dépasse ton entendement.

Le jeune Scipion, qui a entendu, hésite sur le pas Cœsonia

de la porte et va vers Caligula.

A quoi penses-tu ?

CALIGULA, méchamment.

CALIGULA

Ne peux-tu me laisser en paix, comme le fait À celui-ci. Et puis à toi aussi. Mais c'est la même maintenant ton père ?

chose.


164 Caligula

Acte IV, Scène XIII

165

Cœsonia

Caligula se lève et fait tourner le miroir sur lui-Qu'y a-t-il?

même. Il marche en rond, en laissant pendre ses bras presque sans gestes, comme une bête.

CALIGULA, la regardant.

C'est drôle. Quand je ne tue pas, je me sens seul.

Scipion est parti. J'en ai fini avec l'amitié. Mais toi, Les vivants ne suffisent pas à peupler l'univers et à je me demande pourquoi tu es encore là...

chasser l'ennui. Quand vous êtes tous là, vous me faites sentir un vide sans mesure où je ne peux CŒSONIA

regarder. Je ne suis bien que parmi mes morts. (// se Parce que je te plais.

campe face au public, un peu penché en avant, il a oublié Cœsonia.) Eux sont vrais. Ils sont comme moi. Ils CALIGULA

m'attendent et me pressent. (// hoche la tête.) J'ai de Non. Si je te faisais tuer, je crois que je compren-longs dialogues avec tel ou tel qui cria vers moi pour drais.

être gracié et à qui je fis couper la langue.

CŒSONIA

CŒSONIA

Ce serait une solution. Fais-le donc. Mais ne peux-Viens. Etends-toi près de moi. Mets ta tête sur mes tu, au moins pour une minute, te laisser aller à vivre genoux. (Caligula obéit.) Tu es bien. Tout se tait.

librement ?

CALIGULA

CALIGULA

Tout se tait. Tu exagères. N'entends-tu pas ces Cela fait déjà quelques années que je m'exerce à cliquetis de fers? (On les entend.) Ne perçois-tu pas ces vivre librement.

mille petites rumeurs qui révèlent la haine aux CŒSONIA

aguets ?

Ce n'est pas ainsi que je l'entends. Comprends-moi Rumeurs.

bien. Cela peut être si bon de vivre et d'aimer dans la CŒSONIA

pureté de son cœur.

Personne n'oserait...

CALIGULA

CALIGULA

Chacun gagne sa pureté comme il peut. Moi, c'est Si, la bêtise.

en poursuivant l'essentiel. Tout cela n'empêche pas CŒSONIA

d'ailleurs que je pourrais te faire tuer. (// rit.) Ce serait le couronnement de ma carrière.

Elle ne tue pas. Elle rend sage.


166

Caligula

Acte IV, Scène XIII

167

CALIGULA

odeur de meurtre quand tu te places sur mon ventre !

Elle est meurtrière, Cœsonia. Elle est meurtrière Tous les jours, je vois mourir un peu plus en toi ce qui lorsqu'elle se juge offensée. Oh! ce ne sont pas ceux a figure d'homme. (Elle se tourne vers lui.) Je suis vieille dont j'ai tué les fils ou le père qui m'assassineront.

et près d'être laide, je le sais. Mais le souci que j'ai de Ceux-là ont compris. Ils sont avec moi, ils ont le toi m'a fait maintenant une telle âme qu'il n'importe même goût dans la bouche. Mais les autres, ceux que plus que tu ne m'aimes pas. Je voudrais seulement te j'ai moqués et ridiculisés, je suis sans défense contre voir guérir, toi qui es encore un enfant. Toute une vie leur vanité.

devant toi! Et que demandes-tu donc qui soit plus grand que toute une vie ?

CŒSONIA, avec véhémence.

Nous te défendrons, nous sommes encore nombreux CALIGULA, se lève et il la regarde.

à t'aimer.

Voici déjà bien longtemps que tu es là.

CALIGULA

CŒSONIA

Vous êtes de moins en moins nombreux. J'ai fait ce C'est vrai. Mais tu vas me garder, n'est-ce pas ?

qu'il fallait pour cela. Et puis, soyons justes, je n'ai pas seulement la bêtise contre moi, j'ai aussi la CALIGULA

loyauté et le courage de ceux qui veulent être heureux.

Je ne sais pas. Je sais seulement pourquoi tu es là : CŒSONIA, même jeu.

pour toutes ces nuits où le plaisir était aigu et sans joie, et pour tout ce que tu connais de moi.

Non, ils ne te tueront pas. Ou alors quelque chose, venu du ciel, les consumerait avant qu'ils t'aient

// la prend dans ses bras et, de la main, lui touché.

renverse un peu la tête.

CALIGULA

J'ai vingt-neuf ans. C'est peu. Mais à cette heure où Du ciel! Il n'y a pas de ciel, pauvre femme. (//

ma vie m'apparaît cependant si longue, si chargée de s'assied.) Mais pourquoi tant d'amour, tout d'un coup, dépouilles, si accomplie enfin, tu restes le dernier ce n'est pas dans nos conventions ?

témoin. Et je ne peux me défendre d'une sorte de tendresse honteuse pour la vieille femme que tu vas CŒSONIA, qui s'est levée et marche.

être.

Ce n'est donc pas assez de te voir tuer les autres CŒSONIA

qu'il faille encore savoir que tu seras tué ? Ce n'est pas assez de te recevoir cruel et déchiré, de sentir ton Dis-moi que tu veux me garder !


168

Caligula

Acte IV, Scène XIII

169

CALIGULA

de Drusilla. Car Rome s'est trompée pendant des années. L'amour ne m'est pas suffisant, c'est cela que Je ne sais pas. J'ai conscience seulement, et c'est le j'ai compris alors. C'est cela que je comprends plus terrible, que cette tendresse honteuse est le seul aujourd'hui encore en te regardant. Aimer un être, sentiment pur que ma vie m'ait jusqu'ici donné.

c'est accepter de vieillir avec lui. Je ne suis pas Cœsonia se retire de ses bras, Caligula la suit.

capable de cet amour. Drusilla vieille, c'était bien pis Elle colle son dos contre lui, il l'enlace.

que Drusilla morte. On croit qu'un homme souffre parce que l'être qu'il aime meurt en un jour. Mais sa Ne vaudrait-il pas mieux que le dernier témoin vraie souffrance est moins futile : c'est de s'apercevoir disparaisse ?

que le chagrin non plus ne dure pas. Même la douleur CŒSONIA

est privée de sens.

Cela n'a pas d'importance. Je suis heureuse de ce Tu vois, je n'avais pas d'excuses, pas même l'ombre que tu m'as dit. Mais pourquoi ne puis-je pas d'un amour, ni l'amertume de la mélancolie. Je suis partager ce bonheur avec toi ?

sans alibi. Mais aujourd'hui, me voilà encore plus libre qu'il y a des années, libéré que je suis du CALIGULA

souvenir et de l'illusion. (// rit d'une façon passionnée.) Je Qui te dit que je ne suis pas heureux?

sais que rien ne dure ! Savoir cela ! Nous sommes deux ou trois dans l'histoire à en avoir fait vraiment Cœsonia

l'expérience, accompli ce bonheur dément. Cœsonia, Le bonheur est généreux. Il ne vit pas de destruc-tu as suivi jusqu'au bout une bien curieuse tragédie. Il tions.

est temps que pour toi le rideau se baisse.

CALIGULA

Il passe à nouveau derrière elle et passe son avant-bras autour du cou de Cœsonia

Alors, c'est qu'il est deux sortes de bonheurs et j'ai choisi celui des meurtriers. Car je suis heureux. Il y a C E S O N I A , avec effroi.

eu un temps où je croyais avoir atteint l'extrémité de la douleur. Eh bien! non, on peut encore aller plus Est-ce donc du bonheur, cette liberté épouvan-loin. Au bout de cette contrée, c'est un bonheur stérile table?

et magnifique. Regarde-moi.

C A L I G U L A , écrasant peu à peu de son bras Elle se tourne vers lui.

la gorge de Cœsonia

Je ris, Cœsonia, quand je pense que, pendant des Sois-en sûre, Cœsonia. Sans elle, j'eusse été un années, Rome tout entière a évité de prononcer le nom homme satisfait Grâce à elle, j'ai conquis la divine 170

Caligula

Acte IV, Scène XIV

171

clairvoyance du solitaire. (77 s'exalte de plus en plus, étranglant peu à peu Cœsonia qui se laisse aller sans résistance, les mains un peu offertes en avant. Il lui parle, penché sur son

SCÈNE XIV

oreille.) Je vis, je tue, j'exerce le pouvoir délirant du destructeur, auprès de quoi celui du créateur paraît Il tourne sur lui-même, hagard, va vers le miroir.

une singerie. C'est cela, être heureux. C'est cela le CALIGULA

bonheur, cette insupportable délivrance, cet universel mépris, le sang, la haine autour de moi, cet isolement Caligula ! Toi aussi, toi aussi, tu es coupable. Alors, non pareil de l'homme qui tient toute sa vie sous son n'est-ce pas, un peu plus, un peu moins! Mais qui regard, la joie démesurée de l'assassin impuni, cette oserait me condamner dans ce monde sans juge, où logique implacable qui broie des vies humaines (il rit), personne n'est innocent ! (Avec tout l'accent de la détresse, qui te broie, Cœsonia, pour parfaire enfin la solitude se pressant contre le miroir.) Tu le vois bien, Hélicon n'est éternelle que je désire.

pas venu. Je n'aurai pas la lune. Mais qu'il est amer d'avoir raison et de devoir aller jusqu'à la consomma-CŒSONIA, se débattant faiblement.

tion. Car j'ai peur de la consommation. Des bruits d'armes ! C'est l'innocence qui prépare son triomphe.

Caïus !

Que ne suis-je à leur place ! J'ai peur. Quel dégoût, CALIGULA, de plus en plus exalté.

après avoir méprisé les autres, de se sentir la même lâcheté dans l'âme. Mais cela ne fait rien. La peur non Non, pas de tendresse. Il faut en finir, car le temps plus ne dure pas. Je vais retrouver ce grand vide où le presse. Le temps presse, chère Cœsonia !

cœur s'apaise.

Cœsonia râle. Caligula la traîne sur le lit où il la Il recule un peu, revient vers le miroir. Il semble laisse tomber.

plus calme. Il recommence à parler, mais d'une voix La regardant d'un air égaré, d'une voix rauque.

plus basse et plus concentrée.

Et toi aussi, tu étais coupable. Mais tuer n'est pas la Tout a l'air si compliqué. Tout est si simple solution4.

pourtant. Si j'avais eu la lune, si l'amour suffisait, tout serait changé. Mais où étancher cette soif? Quel cœur, quel dieu auraient pour moi la profondeur d'un lac? (S'agenouillant et pleurant.) Rien dans ce monde, ni dans l'autre, qui soit à ma mesure. Je sais pourtant, et tu le sais aussi (il tend les mains vers le miroir en pleurant), qu'il suffirait que l'impossible soit. L'impossible ! Je l'ai cherché aux limites du monde, aux confins de moi-172

Caligula

même. J'ai tendu mes mains {criant), je tends mes mains et c'est toi que je rencontre, toujours toi en face de moi, et je suis pour toi plein de haine. Je n'ai pas pris la voie qu'il fallait, je n'aboutis à rien. Ma liberté n'est pas la bonne5. Hélicon! Hélicon! Rien! rien encore. Oh ! cette nuit est lourde ! Hélicon ne viendra pas : nous serons coupables à jamais ! Cette nuit est lourde comme la douleur humaine.

Des bruits d'armes et des chuchotements s'entendent en coulisse.

H É L I C O N , surgissant au fond.

Garde-toi, Caïus ! Garde-toi !

Une main invisible poignarde Hélicon.

DOSSIER

Caligula se relève, prend un siège bas dans la main et approche du miroir en soufflant. Il s'observe, simule un bond en avant et, devant le mouvement symétrique de son double dans la glace, lance son siège à toute volée en hurlant :

CALIGULA

À l'histoire, Caligula, à l'histoire.

Le miroir se brise et, dans le même moment, par toutes les issues, entrent les conjurés en armes.

Caligula leur fait face, avec un rire fou. Le vieux patricien le frappe dans le dos, Cherea en pleine figure. Le rire de Caligula se transforme en hoquets.

Tous frappent. Dans un dernier hoquet, Caligula, riant et râlant, hurle

Je suis encore vivant !

RIDEAU


C H R O N O L O G I E

1913-1960

1913. 7 novembre : naissance d'Albert Camus à Mondovi (Algé-

rie) ; fils de Lucien Camus, ouvrier dans une exploitation vinicole, et de Catherine née Sintès.

1914. 2 août : début de la Grande Guerre. Lucien Camus est tué au front. Sa veuve vient s'installer à Alger, dans le quartier populaire de Belcourt (où habitera Meursault, le héros de L'Etranger). Avec ses deux enfants (Albert et son frère aîné), elle va mener une existence presque misérable.

1923. Albert Camus entre en qualité d'élève boursier au lycée d'Alger.

1929. Première lecture de Gide (Les Nourritures terrestres).

1930. Premières atteintes de la tuberculose.

1932. Hypokhâgne au lycée d'Alger. Jean Grenier est son professeur de philosophie. Il deviendra son ami.

1933. Milite dans un mouvement antifasciste.

1934. Il se marie et divorce deux ans plus tard. Adhère au Parti communiste.

1935. Commence à écrire L'Envers et l'endroit, suite de courts récits.

1936. Obtient le Diplôme d'études supérieures (équivalent de la maîtrise actuelle) en philosophie (sujet : « Métaphysique chrétienne et néoplatonisme »). En juillet commence la guerre d'Espagne. Avec quelques amis, Camus fonde le Théâtre du Travail, bientôt rebaptisé Théâtre de l'Équipe.

Ecrit (en collaboration) Révolte dans les Asturies, dont la représentation sera interdite.

1937. Journaliste à Alger républicain. Il publie L'Envers et l'endroit et commence un roman, La Mort heureuse (publication posthume), qui restera inachevé.


176 Chronologie

1938. Commence à écrire Caligula, esquissé l'année précédente.

1939. Publication de Noces. 3 septembre : début de la Seconde Guerre mondiale.

1940. Épouse Francine Faure, quitte l'Algérie pour la métropole.

Termine L'Étranger et commence Le Mythe de Sisyphe.

1941. Termine Le Mythe de Sisyphe. Un premier état de Caligula (publication posthume) est prêt.

1942. Publication de L'Étranger et du Mythe de Sisyphe.

1943. Commence Le Malentendu et écrit la première Lettre à un ami allemand.

NOTICE

1944. Seconde Lettre à un ami allemand, dirige Combat avec Pascal Pia.

Publication, en un seul volume, de Caligula et du Malentendu.

Création au Théâtre des Mathurins du Malentendu.

1945. Après l'armistice (8 mai), Camus enquête sur les massacres Note sur le texte

de Sétif, en Algérie. 5 septembre : naissance de Jean et Catherine Camus et première représentation au Théâtre Nous résumons ici les principales étapes de la composition de la pièce évoquées Hébertot de Caligula ; Gérard Philipe triomphe dans le rôle dans notre préface.

principal.

1946. Renonce à la direction de Combat 1939. Manuscrit 1 ', qui donne de l'acte I et du début de l'acte Il 1947. Publication de La Peste.

une version très différente de la version définitive 1948. Représentation (et échec) de L'État de siège, écrit en collabo-2. La pièce,

à ce stade, ne comporte que trois actes.

ration avec Jean-Louis Barrault.

1939. Manuscrit 2. On désigne ainsi ce qui est en réalité, pour une 1949. Graves ennuis de santé. Création des Justes.

grande part, une dactylographie du manuscrit 1.

1950. Reprise de Caligula au Théâtre Hébertot.

1939-1941. Manuscrits 3 et 4, comprenant de nombreux ajouts. La 1951. Publication de L'Homme révolté, auquel il travaille depuis pièce compte désormais quatre actes.

1943

1941. Etat de la pièce tel que le publiera A. James Arnold3.

1954. Publication de L'Été, textes écrits de 1939 à 1953. Novem-1944. Première édition de Caligula, d'abord couplé avec Le Malen-bre : début de la guerre d'Algérie.

tendu (mai), puis seul.

1955. Adaptation d'Un cas intéressant, de Dino Buzzati. Collabora-1945. Première représentation au Théâtre Hébertot (26 sep-tion à la revue L'Express.

tembre).

1956. Appel à la trêve civile en Algérie. Cesse de collaborer à 1947. Ajout de la scène 4 de l'acte III et des scènes 1 et 2 de l'acte L'Express. Adaptation et création de Requiem pour une nonne, de IV. Nouvelle édition.

Faulkner. Publication de La Chute.

1957. Nouvelles modifications à l'occasion du Festival d'Angers.

1957. Publication de L'Exil et le royaume. Reprise de Caligula au 1958. Petites retouches à l'occasion de la reprise de la pièce au Festival d'Angers. Camus reçoit le Prix Nobel de littérature.

1958. Réédition de L'Envers et l'endroit. Nouveaux ennuis de santé.

1959. Adaptation et représentation des Possédés, de Dostoïevski.

1. Ce classement des manuscrits est celui de Roger Quilliot dans son 1960. 4 janvier : Camus meurt dans un accident d'automobile, près édition de la Pléiade.

de Montereau. Enterré à Lourmarin, où il avait acheté une 2. Voir les annexes, p. 189.

maison quelques mois plus tôt

3. Voir bibliographie. A. James Arnold appelle Version A celle de 1939 et Version B celle de 1941.


178 Notice

Notice

179

Nouveau Théâtre de Paris. Édition de Le Malentendu suivi de de le croire : ni pardon, ni clémence, ni vertu. » Aux yeux de Jean Caligula, « nouvelles versions ». Cette édition ne prend du Rostu, la sympathie vers laquelle nous inclinerait l'écrivain du toutefois pas en compte les modifications de 1957. Le volume Mythe de Sisyphe s'efface du moment que nous pensons à un héros de est dédié « À mes amis du Théâtre de l'Équipe » (dédicace roman ou, à plus forte raison, que nous voyons un personnage de initialement prévue pour Le Malentendu). Notre édition suit le théâtre : « Nous cessons d'être interlocuteurs privilégiés pour texte de celle de 1958.

devenir grand public, et l'indulgence permise en face d'un cas exceptionnel dont nous avions l'impression d'être le confident deviendrait socialement coupable à l'heure des généralisations. »

Réception et fortune de la pièce

C'est dans les éditoriaux de Combat que Jean du Rostu trouve, pour finir, des raisons d'espérer que Camus, qui considère ce qui Au lendemain de la première de Caligula, Camus se désole :

« abaisse » l'homme plutôt que ce qui l'« élève », s'apercevra un

« Trente articles. La raison des louanges est aussi mauvaise que jour que « l'homme passe infiniment l'homme ».

celle des critiques. À peine une ou deux voix authentiques ou L'autre étude, de Francis Crémieux, est publiée dans le numéro 1

émues '. » Dans la plupart de ces articles se démêlent difficilement de la revue Europe (janvier 1946). Écrite après la première les louanges ou critiques adressées à la pièce et celles qui visent sa représentation, elle se dégage déjà de ses contingences. « Au lever mise en scène et son interprétation. La révélation du talent de du rideau, quand les lumières de la salle s'éteignent et que le Gérard Philipe, souvent, occulte tout le reste. La révélation de spectateur a refermé son programme, il doit choisir entre ce qu'il a Camus au public date, elle, de 1942, année de L'Étranger et du Mythe lu et ce qu'il va voir. Si l'argument philosophique de la pièce de Sisyphe : inévitablement, ces deux œuvres éclairent le sens de l'emporte sur sa théâtralité, le spectateur va alors accepter ou Caligula. Enfin, la chute récente de Hitler oriente les sensibilités.

refuser sa philosophie. Mais si au contraire il considère, au-delà des Glissant sur les plus grossiers contresens commis à propos du principes qui la soutiennent, le fait théâtral que représente la pièce, prétendu existentialisme de Camus (voir notre préface, p. 25), il la suivra de la même façon qu'il a suivi une œuvre d'Ibsen ou de nous nous attacherons à deux analyses significatives.

Giraudoux. » Voyant dans la figure de l'empereur un moteur L'une, écrite par Jean du Rostu avant la première représenta-dramaturgique « d'autant plus puissant qu'il se donne à lui-même tion de la pièce, paraît dans la revue Études (numéros d'octobre et la réplique pour accélérer sa vitesse », Francis Crémieux justifie les novembre 1945). Elle s'intitule « Un Pascal sans Christ, Albert

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