« agréables divertissements » que se donne l'empereur comme Camus ». Insistant sur le « côté émotionnel » du Mythe de Sisyphe, autant de « gags » qui permettent au public de respirer. Puisque Jean du Rostu dégage de l'essai, au-delà de la question du suicide l'empereur vit devant nos yeux son existence de fou, on ne saurait présentée par Camus comme le seul problème philosophique parler de « pièce à thèse » ou de « pièce à idées » : Caligula se sérieux, son obsession de la mort. Aussi bien son œuvre proprement déroule suivant la liberté que Camus a donnée à son personnage, littéraire apparaît-elle comme une « danse macabre ». « Après comme la toupie sous l'effet du mouvement qu'on lui a imprimé.

L'Étranger, roman gris, et Le Malentendu, pièce très noire, Caligula,

« Le personnage vit sur ses réserves ; jamais ficelles ou conventions rouge et or, fait éclater le triomphe de l'absurde délirant. » La artificielles ne viennent prolonger le drame. » Et, sans échapper au

« mortelle hantise de la mort » y devient meurtrière. On le voit rapprochement abusif de l'« existentialisme » des deux auteurs, notamment à l'issue de cette scène entre Caligula et Cherea qui Francis Crémieux compare Caligula aux Bouches inutiles, de Simone pourrait faire bifurquer l'action : « Après Cinna ou la Clémence de Beauvoir, créé à quelques jours d'intervalle. Tandis que chez d'Auguste, aurions-nous Cherea ou la Clémence de Caligula ? Il serait naïf Camus domine un personnage, Beauvoir décentralise les « foyers dramatiques », mais les « qualités théâtrales » de sa pièce sont

« moins prenantes que les bonds et les rictus de Caligula ».

1. Carnets, Il (janvier 1942-mars 1951), 1964, p. 152 (à la date de : octobre 1945).

Parmi les critiques qui acceptent pleinement que la pièce de 180

Notice

Camus offre un message philosophique, peu y ont trouvé autant que Francis Crémieux le ressort d'une vraie dramaturgie. Pour Marc Beigbeder {Le Théâtre en France depuis la Libération), si Caligula est le chef-d'œuvre au théâtre d'Albert Camus, et même « un chef-d'œuvre tout court », la pièce le doit à « l'interférence du cabaret ».

Quant au fond, Raymond Gay-Crosier y voit « une sorte de pièce de circonstance composée au terme d'une crise intellectuelle décisive, ce qui explique les multiples modifications qu'elle a subies » {Les Envers d'un échec. Étude sur le théâtre d'Albert Camus, H I S T O R I Q U E D E L A M I S E E N S C È N E

p. 77). Ilona Coombs pense que « charme, gaieté, bouffonnerie, sont des traits que l'on n'a que trop négligés en faveur du message philosophique et qui pourtant expliquent la fascination qu'exerce Caligula sur le public » {Camus, homme de théâtre, p. 87).

Le Théâtre de l'Équipe venait d'interpréter en mai 1938, à Alger, Cette fascination explique que Caligula soit, parmi les pièces de l'adaptation de Jacques Copeau des Frères Karamazov. Albert Camus, Camus, la plus souvent représentée. Elle est aussi au centre de son fondateur, y tenait le rôle d'Ivan. Aussitôt, il songe à la distri-toutes les réflexions sur les rapports qu'entretiennent chez lui la bution de son prochain spectacle, Caligula, qu'il a sinon déjà écrit, notion de l'absurde et les problèmes du théâtre. Au colloque du moins conçu dans ses grandes lignes. Il envisage de tenir lui-d'Amiens de 1988 (voir bibliographie), cinq communications sont même le rôle de Caligula; Charles Poncet sera Cherea; Jeanne exclusivement consacrées à Caligula — aux Caligula, faudrait-il Sicard (qui plus tard fera carrière dans la politique), Cœsonia;Jean dire : A. James Arnold, en cette occasion encore, plaide pour que Négroni (seul futur acteur professionnel), Scipion. Camus n'a pas trouve droit de cité ce Caligula de 1941 qu'il a contribué à faire encore imaginé le rôle d'Hélicon. Mais le Théâtre de l'Équipe se connaître. Pièce instable, sans cesse retouchée, Caligula témoigne en dissoudra avant que la pièce ne soit au point.

faveur de la passion pour la scène de Camus plutôt que de sa Quand sont imprimées, pendant la guerre, les premières maîtrise dramaturgique ; mais elle reflète aussi une pensée inquiète, épreuves de Caligula, Jean-Louis Barrault s'y intéresse : « En 1943, capable de toujours remettre ses vérités en question. Le contraire Gaston Gallimard me fit parvenir un manuscrit qui m'enthou-d'une pièce à thèse, décidément.

siasma, c'était Caligula. Malheureusement je faisais partie de la Comédie-Française et, malgré mon envie, je ne pus pas monter la première œuvre dramatique d'Albert Camus. Mais nous fîmes connaissance et j ' y gagnai une amitié. » À l'automne de la même année, Jean Vilar envisage de monter la pièce avec la Compagnie des Sept, mais des difficultés matérielles feront encore échouer le projet.

Caligula est représenté pour la première fois le 26 septembre 1945, au Théâtre Hébertot, dans une mise en scène de Paul Œttly. Si

« Œttly s'imposa sans conteste pour décider du jeu des acteurs et des décors », Camus, « paraissant ne rien connaître de la technique ni des mécanismes de la mise en scène, se tenait à l'écart pour dire son mot toutes les fois que le texte était en cause ' ». Le rôle de 1. Herbert L. Lottman, Albert Camus, p. 379-380. Pour la distribution complète, voir p. 33.


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l'empereur était tenu par un acteur peu connu de vingt-trois ans, donne une manière d'Hamlet plus inquiétant mais non moins Gérard Philipe. « Caligula le rendit célèbre, témoigne Georges tourmenté, non moins obsédé de l'explication du monde et de soi-Perros, et ce fut comme un long et décisif coup de fouet sur la vie même ». Mais le compte rendu de Arts salue aussi le « refus de tout théâtrale parisienne, qui a toujours tendance à s'endormir. Il réalisme » dans le travail de Marie Viton qui, « au lieu de

"fallait" l'avoir vu jouer cet empereur sulfureux1.» Gérard rechercher pour les costumes une reconstitution plus ou moins Philipe a raconté lui-même comment, en apprenant que Jacques exacte de l'Antiquité romaine, s'est inspirée des fresques de Hébertot allait monter Caligula, il tenta sa chance. Mais Hébertot Tavantl ». Au total, « l'ensemble est étonnamment pictural ».

lui trouvait l'air fatigué. De toute façon, objectait-il, « tu es un Pour Pierre Loewel {Les Lettres françaises, 6 octobre 1945), Gérard ange, pas un démon ! ». Gérard Philipe dut à la défection d'Henri Philipe « supporte et exhausse tout le poids du spectacle ». La Rollan, victime d'une insolation en Afrique, de tenir tout de même presse spécialisée n'a guère d'yeux pour un acteur de dix-neuf ans le rôle2. Margo Lion, qui jouait Cœsonia, se rappelle qu'elle fut qui tient le rôle de Scipion et qui fera aussi une belle carrière : d'abord inquiète d'être dotée à l'improviste d'un partenaire aussi Michel Bouquet.

peu expérimenté. Mais elle fut conquise dès la première lecture; Quand la pièce sera reprise au Théâtre Hébertot en 1950, le rôle quand commencèrent les représentations, il montrait un véritable de Caligula sera tenu par Michel Herbault. En 1957, au Festival génie pour surmonter ses ennuis privés ou pallier les accidents qui d'Angers, Michel Auclair joue Caligula; Marguerite Jamois, Cœsonia ; Jean-Pierre Jorris, Hélicon ; Denis Manuel, Scipion ; Henri pouvaient survenir au cours de la pièce, comme une panne Etcheverry, puis Jean-Pierre Marielle, Cherea2. Camus modifie le d'électricité. Parmi le public, Marlenf Dietrich viendra assister à texte, abrégeant le rôle de Caligula, étoffant celui d'Hélicon, et plusieurs représentations, et René Clair y verra pour la première donnant de nombreuses indications de décors et de mises en scène.

fois celui qui allait devenir ensuite son interprète et son ami3.

«Erreur scénique », pour Morvan Lebesque3 : «étrange entre-Alyette Samazeuilh, qui avait exécuté les costumes sous la direction prise, en vérité, une conspiration feutrée sous les Césars jetée aux de Marie Viton, témoigne de son côté que le plateau, les décors et quatre vents d'un château Renaissance. » Le texte reçoit de les costumes ne coûtèrent pas cher à Jacques Hébertot4; le franc nouvelles retouches, en 1958, pour sa reprise au Nouveau Théâtre succès obtenu par la pièce à Paris (il n'en alla pas tout à fait de de Paris, dirigé par Elvire Popesco et Hubert de Malet, « avec de même en province) couvrit les dépenses au-delà de toute espérance.

jeunes comédiens, sur une scène d'essai, assez semblable à la scène Gérard Philipe, enfin, se rappelle qu'à l'époque où il jouait Caligula, pour laquelle elle avait été écrite », précise Camus dans le il tournait aussi dans L'Idiot, un film de Georges Lampin : « Il y a programme des représentations. Jean-Pierre Jorris tient cette fois le eu un équilibre certain à ce moment-là entre cette force du mal pure rôle de Caligula, Helena Bossis celui de Cœsonia. Les retouches qu'était Caligula, et cette force du bien pur qu'était l'Idiot [...]. Les concernent surtout les rôles des patriciens, dont la caricature est deux personnages se complétaient en effet : le Prince du Bien et le accusée.

Prince du Mal qui, tous deux, se rejoignaient finalement dans une pureté exacerbée5. »

Après la mort de Camus, Jean-Pierre Jorris tient à nouveau le Le succès des représentations de Caligula auprès de la presse fut rôle de Caligula dans une reprise de la pièce au Théâtre des d'abord celui de Gérard Philipe qui, selon Raymond Cogniat ( Arts, Galeries de Bruxelles, en 1962. Le décor de Jacques Van Nerom 28 septembre 1945), « au lieu d'un empereur conventionnel nous retient principalement l'attention des critiques : « décor unique, mégalithique, auquel les éclairages d'Auguste Lodewijck donnaient l'illusion d'être multiple, décor inquiétant avec l'amorce de ses 1. Gérard Philipe. Souvenirs et témoignages, recueillis par Anne Philipe et présentés par Claude Roy, Gallimard, 1960, p. 48.

2. Voir ibid., p. 55.

1. Ces fresques qui décorent l'église Saint-Nicolas, à Tavant (Indre-et-3. Voir ibid., p. 56-60.

Loire), sont du XIe ou XIIe siècle.

4. Voir ibid., p. 59.

2. Pour plus de détails, voir Théâtre, récits, nouvelles, Pléiade, p. 1778 et suiv.

5. Cité dans Roger Grenier, Albert Camus. Soleil et ombre, p. 123.

3. Camus, « Génies et réalités », 1964, p. 178.


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hauts couloirs sombres où se trame toujours quelque complot, décor Galeries de Bruxelles (Roger Van Hool est Caligula). De la mise en théâtral avec ce monumental escalier qui traverse tout le plateau et scène de Genève, la critique retiendra surtout la reconstitution qui assure, comme au music-hall, le maximum d'effets aux romaine à la David, avec des éclairages modelant les draperies et protagonistes qui l'escaladent et le descendent » (P. Godefroy, Les accentuant les visages; de celle des Galeries, l'anachronisme des Lettres françaises, 7 décembre 1962). Dans l'ensemble, la critique costumes, qui facilite le lien avec notre époque. A. James Arnold souligne la froideur de la pièce.

nous signale aussi ' le Caligula de Patrick Guinand joué au Jeune Après deux séries de représentations, en 1964 et 1969, aux Théâtre National en 1981, dans une mise en scène résolument Tréteaux de France de Sarcelles, avec Jacques Goasguen dans le

« jeune » où Caligula serait « Rimbaud et Hitler à la fois ».

rôle de l'empereur, il faut surtout signaler les représentations

« Caligula Rock Star », titrait un magazine parisien pour rendre données à la Maison de la Culture de Nantes, en 1970, dans une compte de cette audacieuse tentative...

mise en scène de Georges Vitaly (qui jouait Hélicon lors de la À l'automne de 1991, Caligula est affiché au Théâtre 14 «Jean-création de la pièce, en 1945) ; Jean-Pierre Leroux tient cette fois le Marie Serreau » dans une mise en scène de Jacques Rosny, qui sera rôle de Caligula. La troupe de Vitaly effectue une longue tournée reprise à Versailles et au Théâtre des Mathurins. Emmanuel dans les universités américaines, faisant applaudir la pièce par plus Dechartre, qui avait auparavant incarné 1' « Idiot » (d'après de cent mille spectateurs. Georges Vitaly avait voulu une mise en Dostoïevski), Britannicus, le Prince de Hombourg, Lorenzaccio et scène très simple, implantée dans un décor en forme d'arène où les Chatterton, tient le rôle de Caligula. Comme Gérard Philipe jadis, acteurs s'entre-déchireraient. « Tous les personnages sont des il se dit sensible à l'opposition entre le Prince Mychkine, « ange de gladiateurs qui défendent leur peau », expliquait-il. Ces intentions pureté et de lumière », et Caligula, « ange de la mort ». Mais tous ne sont guère comprises de la critique quand il redonne la pièce à deux sont des anges. A ses côtés, Pascale Roberts est Cœsonia; Paris en 1971, au Théâtre La Bruyère. Les moues des critiques Philippe Bouclet, Cherea (Jacques Rosny reprendra le rôle à s'adressent indistinctement à la pièce et à sa mise en scène. Dans Le Versailles et aux Mathurins) ; Mathieu Roze, Scipion ; Jean-Paul Figaro (23 septembre 1971), Jean-Jacques Gautier s'avoue ému Bazziconi, Hélicon.

parce qu'il a connu la personne humaine de Camus, mais s'inter-Le 15 février 1992, Caligula entre à la Comédie-Française. Dès roge sur le succès de la pièce auprès des générations suivantes; 1957, Camus avait négocié avec Pierre Descaves, administrateur du quant à la mise en scène, « peut-être M. Georges Vitaly aurait-il pu Français, l'inscription de sa pièce au répertoire. Reprises en 1960, éviter que ce ne soit joué comme on faisait si volontiers dans les après sa mort, avec Maurice Escande, les négociations n'aboutiront années qui suivirent la guerre : tout le monde criant tout le temps, pas davantage. En 1992, la mise en scène de la pièce est confiée à et arrivant ainsi à la véhémence soutenue d'un tissu sonore tendu si Youssef Chahine. Jean-Yves Dubois tient le rôle de Caligula; l'on veut, mais sans air et combien monotone ». Matthieu Galey Martine Chevallier est Cœsonia; Michel Favory, Cherea; Lilah regrette dans Combat (24 septembre 1971) que l'inévitable péplum Dadi, Scipion ; Nicolas Silberg, Hélicon. Catherine Samie joue le soit « remplacé par des peignoirs de bain et des minijupes d'une rôle du vieux patricien. Confier à une femme le rôle du dignitaire laideur si provocante qu'elle doit être voulue ! ». Dans Le Monde traité d'efîeminé par Caligula donne à ces injures une justification (24 septembre 1971), Bertrand Poirot-Delpech parle d'une qui va sans doute à l'encontre des intentions de Camus. Mais le

« impression de rétrospective vieillotte, que le jeu odéonesque de décor de Françoise Darne, juxtaposant ruines romaines et pan-certains patriciens et le style opérette de Cœsonia portent parfois au neaux où se profilent des gratte-ciel, autant que les costumes bord du ridicule ».

intemporels de Jean-Pierre Delifer, évitent heureusement tout ce Bernard de Coster met Caligula en scène en 1976 avec l'équipe du qui pourrait ressembler à une reconstitution historique. La mise en Point Carré (Jean-Philippe Harmel joue le rôle principal), Gérard Carrât la présente en 1977 à la Comédie de Genève (François Germond est Caligula), et Daniel Scahaise, la même année, aux J. « Camus et la critique théâtrale : l'exemple de Caligula », dans Albert Camus et U théâtre (voir bibliographie), p. 35-43.


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scène de Chahine, violente, hystérique, moderniste, tire beaucoup de ses effets du cinéma.

Nous venons d'évoquer les principales mises en scène de Caligula en France. A. James Arnold ' évoque de son côté, outre la tournée dans les universités américaines de la troupe de Vitaly, à laquelle nous avons fait allusion, quelques mises en scène plus dépaysantes, comme cette représentation du premier acte de la pièce, en 1949, au Théâtre Ginastico de Rio de Janeiro. Convié à cette représentation

« afro-brésilienne », Camus s'avoua déconcerté au spectacle de ces

« Romains noirs ». En 1983, le metteur en scène italien Maurizio BIBLIOGRAPHIE

Scaparro inaugura le Théâtre municipal de Rome avec Caligula. Il prit l'exact contre-pied de la mise en scène diffusée l'année précédente par la télévision nationale italienne, qui sacrifiait au

« genre romain », et choisit la version de 1941, afin que la pièce fut débarrassée de sa charge politique et que l'empereur redevînt, 1. Éditions critiques de Caligula.

comme l'exprimait un compte rendu d'un journal italien au lendemain de la première, « un surhomme à la recherche d'une Dans Albert Camus, Théâtre, récits, nouvelles, préface par Jean utopie ».

Grenier, textes établis et annotés par Roger Quilliot, Bibliothè-

que de la Pléiade, Gallimard, 1962.

Cahiers Albert Camus, 4. Caligula. Version de 1941, suivi de La Poétique du premier Caligula, par A.James Arnold, Gallimard, 1984.

2. Autres textes de Camus.

Carnets : Tome I : Mai 1935-février 1942, Gallimard, 1962 ; Tome Il .

Janvier 1942-mars 1951, Gallimard, 1964; Tome III : Mars 1951-décembre 1959, Gallimard, 1989.

Correspondance Albert Camus-Jean Grenier (1932-1960), Gallimard, 1981.

3. Ouvrages critiques (par ordre chronologique).

LEBESQUE Morvan, Camus par lui-même, coll. « Écrivains de toujours », Le Seuil, 1963.

Albert Camus, coll. « Génies et réalités », Hachette, 1964 (voir notamment l'article de Morvan Lebesque : « La passion pour la scène »).

NICOLAS André, Albert Camus ou le vrai Prométhée, coll. « Philosophes

.. Ibid.

de tous les temps », Seghers, 1966 (rééd. 1973).


188

Bibliographie

G A Y - C R O S I E R Raymond, Les Envers d'un échec. Étude sur le théâtre d'Albert Camus, coll. « Lettres modernes », Minard, 1967.

GRENIER Jean, Albert Camus. Souvenirs, Gallimard, 1968.

COOMBS Ilona, Camus, homme de théâtre, Nizet, 1968.

CLAYTON Alan J., Étapes d'un itinéraire spirituel. Albert Camus de 1937à 1944, « Archives des lettres modernes », Minard, 1971.

FREEMAN Edward, The Theater of Albert Camus. A Critkal Study, Methuen & Co, London, 1971.

Albert Camus. Le Théâtre, études réunies par Raymond Gay-Crosier, A N N E X E S

sous la direction de Brian T. Fitch, « La Revue des lettres modernes », n° 7 de la série « Albert Camus », 1975.

L O T T M A N Herbert R., Albert Camus, trad. française : Le Seuil, 1978.

G R E N I E R Roger, Albert Camus. Soleil et ombre. Une biographie intellec-PREMIÈRES VERSIONS

tuelle, Gallimard, 1987; Folio, 1991.

DE L'ACTE I ET DE L'ACTE Il (se 1 et 2)

Albert Camus et le théâtre. Textes réunis par Jacqueline Lévi-Valensi (actes du colloque tenu à Amiens du 31 mai au 2 juin 1988), IMEC Éditions, 1992.

Nous donnons ici les versions de l'acte I et des scènes 1 et 2 de l'acte Il telles qu'elles figuraient sur les premiers manuscrits, jusqu'en 1939, et reproduites par Roger Quilliot dans l'édition de 4. Ouvrages généraux.

Théâtre, récits, nouvelles d'Albert Camus, Bibliothèque de la Pléiade.

Roger Quilliot distingue le manuscrit 1 et le manuscrit 2. À sa suite, BEIGBEDER Marc, Le Théâtre en France depuis la Libération, Bordas, nous plaçons en caractères romains entre crochets les fragments qui 1959.

ont disparu du ms. 1 au ms. 2, et en italiques entre crochets les SERREAU Geneviève, Histoire du «nouveau théâtre», 1966; coll.

fragments qui n'apparaissent qu'au ms, 2. Les indications de décor

« Idées », Gallimard, 1981.

sont demeurées identiques jusqu'en 1944 inclusivement.

DÉCOR : Il n'a pas d'importance. Tout est permis, sauf ïe genre romain.

PERSONNAGES :

CALIGULA, de 25 à 29 ans.

CAESONIA, maîtresse de Caligula, 30 ans.

HÉLICON familier de Caligula, 30 ans ».]

IX J E U N E SCIPION, 17 ans.

CHEREA, 30 ans,

LE VIEUX PATRICIEN, 71 ans.


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MEREIA, 60 ans.

DEUXIÈME S. : C'est inquiétant.

[PRiETEXTUS 40 ans.]

PREMIER S. : Non, tous les jeunes gens se ressemblent.

MUCius, 33 ans.

TROISIÈME S. : Bien entendu. L'âge efface tout.

L'INTENDANT, 50 a n s .

DEUXIÈME S. : Vous croyez ?

PREMIER PATRICIEN

TROISIÈME S. : Mais oui. Les peines d'amour ne durent pas.

DEUXIÈME PATRICIEN

PREMIER s. : Il oubliera.

de 40 à 60 ans.

TROISIÈME PATRICIEN

DEUXIÈME S. : C'est vrai, une de perdue, dix de retrouvées.

CHEVALIERS, GARDES, SERVITEURS.

TROISIÈME S. : Êtes-vous capable de souffrir plus d'un an?

PREMIER s. : Moi, non.

Le premier, le troisième et le quatrième acte se passent dans une TROISIÈME S. : Personne n'a ce pouvoir.

salle du palais impérial. On y voit un miroir (grandeur d'homme), D E U X I È M E S. : Heureusement, la vie serait impossible.

un gong et un lit-siège.

TROISIÈME S. : Vous voyez bien. Tenez, moi, j ' a i perdu ma Le second acte dans une salle à manger de Cherea.

femme l'an passé. J'ai beaucoup pleuré. Et puis j ' a i oublié. De temps en temps, j ' a i de la peine. Mais surtout quand je pense Note I. Caligula est un homme très jeune. Il est moins laid qu'on qu'elle m'a laissé seul.

ne le pense généralement.

PREMIER S. : C'est naturel.

Grand, mince, son corps est un peu voûté, sa figure enfantine.

Entrent Cherea et Hélicon.

Note Il. En dehors des « fantaisies » de Caligula, rien ici n'est historique. Ses mots sont authentiques, leur exploitation ne l'est pas.

SCÈNE Il

PREMIER S. : Alors ?

CHEREA : Toujours rien.

ACTE I

TROISIÈME s. : Il reviendra bien.

CHEREA : Mais est-ce bien lui qui reviendra ?

Désespoir de Caligula

TROISIÈME s. : Que veux-tu dire?

CHEREA : Rien. Ne réfléchis pas.

PREMIER S. : Je ne comprends pas.

SCÈNE 1

CHEREA : C'est le contraire qui m'étonnerait. Ne te force pas. En attendant, nous n'avions pas besoin de cela... Caligula était l'empereur idéal. Après Tibère, la nécessité s'en faisait sentir.

PREMIER SÉNATEUR : Il n'est pas encore revenu ?

[Cherea : Mais est-ce bien lui qui reviendra ?

DEUXIÈME SÉNATEUR : N o n .

Troisième s. : Que veux-tu dire?

TROISIÈME SÉNATEUR : On l'a recherché dans toute la cam-

Cherea : Rien.

pagne. Des courriers sont partis.

Hélicon : De toutes façons, ne nous affolons pas.

DEUXIÈME S. : Voilà déjà trois jours qu'il s'est enfui.

Deuxième s. : Mais oui.

PREMIER S. : Oui, je l'ai vu passer. Il avait le regard d'une bête

Hélicon : Ne nous affolons pas. C'est l'heure du déjeuner.

blessée.

i

Cherea : Nous n'avions pas besoin de cela...]

PREMIER S. : Oui. Personne comme Caïus n'a montré tant de 1. Tout ce début, jusqu'à l'entrée de Caligula, est joué très vite.

grandeur et de noblesse dans les sentiments.


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TROISIÈME S. : Mais enfin, qu'avez-vous ? Cela ne l'empêchera CHEREA : Et s'il n'entend pas raison ?

pas de continuer. Il aimait Drusilla, d'accord [rayé] c'est vrai. Mais TROISIÈME S. : Ma foi, j'ai écrit dans le temps un traité du coup tout de même ! C'était sa sœur après tout. Coucher avec sa sœur, d'État.

c'est déjà exagéré. Mais faire une maladie parce qu'elle est morte, CHEREA : Voilà la première chose intelligente que tu aies dite c'est nettement abusif.

depuis ce matin. Oui, j'ai besoin d'un empereur paisible. D'abord, DEUXIÈME s. : Oui. Et si la raison d'État peut admettre l'inceste, j'ai un roman à finir.

elle doit être sans pitié s'il se retourne contre l'État lui-même.

SCIPION : Je vous demande pardon.

CHEREA : Bon, bon. Nous ne sommes pas au Sénat. Chacun sait, Patricius, que si ta sœur n'était pas si laide, tu n'aurais pas tant de

// sort.

vues ingénieuses sur la raison d'État.

CHEREA : Il est offusqué.

PREMIER S. : C'est un enfant. Et les jeunes gens sont solidaires.

Entre le jeune Scipion. Cherea va vers lui.

Ils sortent.

SCÈNE IV

SCÈNE III

La scène reste vide quelques secondes. Caligula entre furtivement par la CHEREA : Alors?

gauche. Il est égaré, sale, il a les cheveux pleins d'eau et les jambes souillées. Sa SCIPION : Encore rien. Des paysans ont cru le voir dans la nuit bouche pend. Il porte plusieurs fois la main aux lèvres. Il avance vers le miroir d'hier, près d'ici, courant à travers l'orage.

et dès qu'il se voit s'arrête avec un petit rire. Puis il se parle gentiment.

Cherea se détourne.

CALIGULA : Monstre, Caligula. Monstre pour avoir trop aimé.

TROISIÈME S. : Cela fait trois jours qu'il s'est enfui ?

(Changeant de ton, avec sérieux.) —J'ai couru, tu sais. C'est bien long, SCIPION : Oui. Tout de suite après avoir vu le corps de Drusilla.

trois jours. Je n'en avais aucune idée, avant. Mais c'est ma faute.

J'étais là. J'ai toujours été son ami. Il s'est avancé et il a touché le (Avec une voix tout à coup douloureuse.) — C'est ridicule de croire que cadavre. Il a poussé une sorte de petit cri et il s'est enfui sans l'amour répond à l'amour. Les êtres meurent dans vos mains, voilà tourner la tête. Depuis, on court après lui.

la vérité. (Il halète et se comprime les côtes.) — Et quand ils sont morts, CHEREA : Ce garçon aimait trop la littérature.

ça n'est plus eux. (Il s'assoit et explique à son image.) — Ce n'était plus TROISIÈME S. : C'est de son âge.

elle. J'ai couru, tu sais. Je reviens de loin ! Je la portais sur mon dos.

CHEREA : Oui [barré], mais ce n'est pas de son rang. Un Elle, vivante, loin de son cadavre au visage d'étrangère. Elle était empereur artiste. Nous en avons eu un ou deux, bien sûr. Des brebis lourde. Elle était lourde et tiède. C'était son corps, sa vérité chaude galeuses. Les autres, du moins, avaient le bon goût de rester des et souple. Elle était encore à moi et elle m'aimait sur cette terre. (Il

[adjudants] militaires.

se lève, soudain affairé.) — Mais j'ai beaucoup à faire. Il faut encore PREMIER S. : En tout cas, c'était plus reposant.

que je l'emmène, loin, dans cette campagne qu'elle aimait. — [où SCIPION (à Cherea) : Dites, il faut faire quelque chose.

elle marchait si justement que le balancement de ses épaules suivait CHEREA : Oui, il faut attendre.

pour moi la ligne des collines à l'horizon.]

TROISIÈME s. : S'il ne revient pas, nous le remplacerons. Ce ne

// s'arrête de plus en plus égaré. Il tourne le dos sont pas les empereurs qui nous manquent.

au miroir et s'appuie contre lui. Il ferme un moment DEUXIÈME s. : Non, nous manquons seulement de caractères.

les yeux. On entend sa respiration rauque. Il CHEREA : Et s'il revient mal disposé ?

grommelle des paroles indistinctes.

TROISIÈME s. : Eh bien, c'est encore un enfant, nous le mettrons CALIGULA (d'une voix à peine éveillée) : Monstre, Caligula, mons-

à la raison.

tre. Il faut partir maintenant. Qui peut vivre les mains vides, qui 194

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tenait jusque-là avec elles tout l'espoir du monde. Comment faire?

SCIPION : Cœsonia, il faut le sauver.

(Il rit d'un rire faux.) — Faire un contrat avec sa solitude, hein?

CŒSONIA : Tu l'aimes donc.

S'arranger avec sa vie. Se donner des raisons, se faire une petite vie SCIPION (avec élan) : Tu ne peux pas savoir comme il a été bon et une consolation. Très peu pour Caligula. (Il frappe du plat de la pour moi. Comme il m'a aidé. Comme il a aidé ma famille. Il me main sur le miroir.) — Très peu pour toi, n'est-ce pas ?

parlait de mon œuvre. Il m'encourageait. Il me disait que la vie n'est pas facile, mais qu'il y avait l'art, la religion et l'amour qu'on On entend des voix. Caligula se redresse et nous porte. Il me disait qu'il ne fallait jamais faire souffrir. Que regarde de tous côtés. Il prononce le nom de Drusilla, c'était la seule façon de se tromper. Et qu'il fallait essayer d'être un regarde le miroir et fuit le visage qui ricane devant homme juste pour soi et pour les autres, chanter le bonheur et lui. Entre en courant le jeune Scipion suivi de s'accorder au monde.

Cœsonia [et d'Hélicon].

CŒSONIA (se levant) : C'était un enfant.

Elle va vers le miroir et se regarde.

SCÈNE V

CŒSONIA : Je n'ai jamais eu d'autre dieu que mon corps. Et c'est ce dieu que je voudrais prier aujourd'hui : pour qu'il me le rende SCIPION : Il n'y a personne.

sain et sauf.

Entre Caligula. Apercevant Cœsonia et Scipion,

[Cœsonia : Hélicon, ne t'a-t-il rien dit hier au soir?

il hésite et recule. Au même instant entrent à l'opposé Hélicon : Je ne suis pas son confident. Je suis son spectateur.

les sénateurs [barré : serviteurs] et l'intendant du Cœsonia : Je t'en prie, Hélicon.

palais. Ils s'arrêtent, interdits. Cœsonia se retourne.

Hélicon : Chère Cœsonia, Caïus est un sentimental. Tout le monde le sait.

Elle et Scipion courent vers Caligula. Il les arrête Et le sentiment, cela n'enrichit pas, cela se paie. Mais vous permettez, le d'un geste.

déjeuner. (Il sort.)]

CŒSONIA (essoufflée) : Un garde l'a vu passer. Mais Rome tout entière voit Caligula partout. Et Caligula ne voit que l'ombre de SCÈNE VI

Drusilla.

Elle s'assoit, douloureuse. Silence.

L'INTENDANT (d'une voix mal assurée) : Nous... nous te cherchions, SCIPION : Dites, Cœsonia, l'aimait-il à ce point?

César.

CŒSONIA : C'est pire, mon petit. Il la désirait aussi.

CALIGULA (d'une voix brève et changée) : Je vois.

SCIPION : Comme tu dis cela.

L'INTENDANT : Nous... c'est-à-dire...

CŒSONIA : C'est que, vois-tu, s'il l'avait seulement aimée, sa CALIGULA (brutalement) : Qu'est-ce que vous voulez ?

mort n'aurait rien changé. Les maladies de l'âme ne sont pas L'INTENDANT : Nous étions inquiets, César.

graves. On s'en sauve par la mélancolie. Mais aujourd'hui sa chair CALIGULA (s'avançant vers lui) : De quel droit ?

aussi est mordue. Il brûle tout entier.

L'INTENDANT : Eh heu... (Soudain inspiré et très vite.) Enfin, de SCIPION (imprudent) : Mais il te désirait aussi.

toutes façons, tu sais que tu as à régler quelques questions CŒSONIA : Toi, tu t'occupes de ce qui ne te regarde pas. (Un concernant le Trésor public.

temps.) Il me désire, c'est vrai. Mais il faudrait qu'il m'aime.

CALIGULA (pris d'un rire inextinguible) : Le Trésor? Mais c'est SCIPION (timidement) : Je ne comprends pas bien.

vrai, voyons, le Trésor, c'est capital.

CŒSONIA (lasse) : Moi, si. Cela veut dire qu'il me demande L'INTENDANT : Certes, César.

seulement du plaisir. Est-ce le vrai désir ? Tu sauras plus tard qu'on CALIGULA (toujours riant, à Cœsonia) ; N'est-ce pas, ma chère, c'est peut aimer souvent, mais qu'on ne désire jamais qu'une fois.

très important, le Trésor?


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CŒSONIA : Non, Caligula, pas encore [c'est une question secondaire], L'INTENDANT : César, tu ne te rends pas compte.

CALIGULA : Mais c'est que tu n'y connais rien. Le Trésor est

[CALIGULA : — Non, c'est toi. (Avec violence.) — Écoute-moi bien.

d'un intérêt puissant. Tout est important : les finances, la moralité Si le trésor a de l'importance, alors la vie humaine n'en a pas. J'ai publique, la politique extérieure, l'approvisionnement de l'armée et décidé d'être logique. Et vous allez voir ce que la logique va vous les lois agraires! Tout est capital, te dis-je [comme la peine du coûter. J'ai le pouvoir. J'exterminerai les contradicteurs et les même nom]. Tout est sur le même pied, la grandeur de Rome et tes contradictions. S'il le faut, je commencerai par toi. Tu as déjà crises d'arthritisme. Ah! Je vais m'occuper de tout cela. Écoutez-choisi. Ton premier mot pour saluer mon retour a été le Trésor. Je moi un peu.

te le répète, on ne peut pas mettre le Trésor et la vie humaine sur le L'INTENDANT : Nous t'écoutons.

même plan. Augmenter l'un, c'est démonétiser l'autre. Toi, tu as Les sénateurs s'avancent.

choisi. Moi, j'entre dans ton jeu. Je joue avec tes cartes. Et CALIGULA : Tu m'es fidèle, n'est-ce pas ?

d'ailleurs, mon plan par sa simplicité est génial. Tu as trois L'INTENDANT (d'un ton de reproche) : César !

secondes pour disparaître. Je compte : un...]

CALIGULA : Eh bien j'ai un plan. Nous allons bouleverser L'intendant disparaît.

l'économie politique en deux temps. Je te l'expliquerai, intendant...

quand les sénateurs seront sortis.

Les sénateurs sortent.

SCÈNE VIII

Caligula se tourne vers le jeune Sdpion, l'appelle du geste et l'entoure de son SCÈNE VII

bras libre.

CALIGULA (singulièrement) : Ah! mes enfants. Je viens de Caligula s'assied près de Cœsonia, et entoure sa taille.

comprendre la vertu du pouvoir. Il va de pair avec la liberté CALIGULA : Écoute bien. Premier temps : tous les sénateurs, d'esprit. Aujourd'hui et pour tout le temps qui va venir, ma liberté toutes les personnes de l'Empire qui disposent de quelque fortune n'a pas de limites. (Avec une soudaine émotion.) — Pas de limites,

— petite ou grande, c'est exactement la même chose — doivent Cœsonia, tu comprends?

obligatoirement déshériter leurs enfants et tester sur l'heure en CŒSONIA : Oui.

faveur de l'État.

SCIPION (tristement) : Il faut que je parte, César.

L'INTENDANT : Mais César...

CALIGULA : Bien sûr, mon petit. (Il a les larmes aux yeux.) CALIGULA : Je ne t'ai pas encore donné la parole. À raison de nos En sortant, Sdpion croise Cherea.

besoins, nous ferons mourir ces personnages dans l'ordre d'une liste établie arbitrairement. À l'occasion, nous pourrons modifier cet ordre — toujours arbitrairement. Et nous hériterons.

SCÈNE IX

CŒSONIA (se dégageant) : Qu'est-ce qui te prend ?

CALIGULA (imperturbable) : L'ordre des exécutions n'a en effet CALIGULA : Tiens, voilà un intellectuel [voilà notre littérateur].

aucune importance. Ou plutôt ces exécutions ont une importance C'est curieux, ce besoin que j'ai, tout d'un coup, de parler avec un égale, ce qui entraîne qu'elles n'en ont point. D'ailleurs, ils sont intellectuel [littérateur],

aussi coupables les uns que les autres. (Rudement à l'intendant.) — Tu CHEREA : Nous faisons des vœux pour ta santé, Caïus.

exécuteras ces ordres sans délai. Les testaments seront signés dans CALIGULA : Ma santé te remercie, Cherea, elle te remercie. Mais la soirée par tous les habitants de Rome, dans un mois au plus tard dis-moi, que penses-tu du pouvoir?

par tous les provinciaux. Envoie des courriers.

CHEREA : Tu me demandes mon opinion sur la liberté, Caïus'


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CALIGULA : C'est ce que je veux dire, en effet.'

les visages horribles d'une liberté inhumaine. Je ne puis plus rien CHEREA : Je pense qu'elle est seulement ce que tu lui permets contre eux, tu comprends. Je savais qu'on pouvait être désespéré d'être.

[angoissé]. Je ne savais pas ce que ce mot voulait dire. Je croyais CALIGULA : Belle réponse de sophiste. Et toi, Cœsonia, qu'en comme tout le monde que c'était une maladie de l'âme. Mais non, penses-tu ?

c'est mon corps qui souffre. (D'une voix malade.) —J'ai mal au cœur, CŒSONIA : Je pense que tu devrais aller te reposer.

Cœsonia. Non, n'approche pas. Laisse-moi. J'ai comme une envie CALIGULA : Belle réponse d'idiote. C'est tout, Cherea.

de vomir dans tout le corps. Mes membres me font mal. Ma peau CHEREA : C'est tout, Caïus.

me fait mal. J'ai la tête creuse. Mais le plus affreux, c'est ce goût CALIGULA (se lève, commence normalement, puis, changeant de ton, de dans la bouche. Ce n'est pas du sang, ce n'est pas la mort, ni la plus en plus haut, finit avec une expression convulsée) : Eh bien ! je vais fièvre. C'est tout ça en même temps. Il suffît que je remue la langue compléter ta documentation et t'apprendre qu'il n'y a qu'une pour que tout redevienne noir et que les êtres me répugnent.

liberté, celle du condamné à mort. Parce que celui-là, tout lui est Cœsonia : Cela va passer, mon petit. Étends-toi. Dors. Dors indiffèrent, en dehors du coup qui fera gicler son sang. Voilà plusieurs jours. Laisse-toi aller et ne réfléchis plus. Cela ne peut pas pourquoi vous n'êtes pas libres. Voilà pourquoi dans tout l'Empire durer toujours. Ce serait inhumain. Après, tu te réveilleras. Il y romain, Caligula seul est libre, parmi toute une nation d'esclaves.

aura encore la campagne que tu aimes et la douceur du soir. Tu as A ce peuple orgueilleux de ses libertés dérisoires, il est enfin venu un le pouvoir et tous les êtres sont à toi, toutes les bouches où tu veux empereur qui va lui donner sa liberté profonde. (Il s'arrête haletant.

mordre. Tu garderas Cœsonia qui se taira près de toi. Et peu à peu,

D'une voix étrange.) — C'est comme si, à partir de cette heure, tu renaîtras et tu redeviendras bientôt celui que tout Rome a aimé.

vous viviez tous en condamnés à mort, comme les plus chers et les CALIGULA : [Ne me parle pas de ce pantin sucré. Il est bien plus délivrés de mes enfants. (Un temps. D'une voix neutre.) — Va-mort.] [Ne me parle pas de celui-là.] Il me dégoûte. (Il s'assoit près du t'en maintenant. Reste, Cœsonia.

miroir, il met la tête dans ses mains.) —Je voudrais guérir et je ne le puis pas. Quand je ne savais pas qu'on pouvait mourir, tout me paraissait croyable. Même leurs dieux, même leurs espoirs et leurs discours. Plus maintenant. Maintenant, je n'ai rien que ce pouvoir SCÈNE X

dérisoire dont tu parles. Plus il est démesuré et plus il est ridicule.

Parce qu'il ne compte pour rien auprès de certains soirs où Drusilla Caligula s'est détourné.

se retournait vers moi. (Un temps.) — Ce n'était pas elle, c'était le CŒSONIA : Tu pleures, Caligula.

monde qui riait par ses dents.

CALIGULA (toujours détourné) : Oui, Cœsonia.

CŒSONIA : Ne pense pas à toutes ces choses, tu...

CŒSONIA: Tu l'aimais tant que cela ?

CALIGULA (violemment) : Si, il faut y penser. Il faut y penser au CALIGULA : Je ne sais pas, Cœsonia.

contraire. (Il s'agite et redevient nerveux.) — J'ai compris un soir Cœsonia va vers lui et le prend aux épaules.

auprès d'elle que toute ma richesse était sur cette terre. Et c'est de Caligula sursaute.

ce soir-là que je ne peux me détacher. (Sourdement.) — Avec elle, CALIGULA : Ne me touche pas. — Je ne veux pas que tu me c'est la terre entière que je viens de perdre.

touches. (Plus doucement.) — Reste ce que tu étais. Tu es la seule CŒSONIA : Caligula !

femme qui ne m'ait jamais caressé les cheveux. Nous nous CALIGULA (comme poursuivant un rêve intérieur, véhément) : Je ne suis comprenons sur beaucoup de points, n'est-ce pas ?

pas un idéaliste, moi. Je ne suis pas un poète. Je ne peux pas me CŒSONIA : Je crois que oui.

contenter de souvenirs. Je ne saurai pas. C'est un vice que je ne CALIGULA : Alors reste près de moi sans parler. Je sortirai peut-connais pas. Je ne me suis jamais masturbé, c'est la même chose. À

être de là. Mais je sens monter en moi des êtres sans nom — comme douze ans, j'ai connu l'amour. Je n'ai pas eu le temps de me faire Annexes

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// s'arrête et tourne un peu sur lui-même. Il des imaginations. Ce qu'il me faut, c'est un corps, une femme avec reprend les phrases de Drusilla de la même voix, des bras et des odeurs d'amour. Le reste c'est pour les fonction-mais plus lente et plus douloureuse.

naires, les comédiens et les impuissants. Et pourtant, voici le plus CALIGULA: Tais-toi, Caïus. (Confidentiel.) — Elle me priait douloureux : de ce soir-là, c'est tout ce qui me reste : le souvenir et souvent de me taire. (Reprenant à nouveau.) — Ne réveille pas mes sa pourriture. Faut-il donc être un fonctionnaire ?

regrets. C'est si terrible d'aimer dans la honte. O h ! mon frère!

// se lève et va vers le miroir. Cœsonia tend les Lorsque je vois mes compagnes se taire et devenir songeuses, bras vers lui, mais il ne la voit pas.

lorsque je lis dans leurs yeux l'image secrète et tendre qu'elles CALIGULA : Elle avait une voix douce et elle parlait sans heurts.

caressent farouchement, ah ! je leur envie cet amour qu'elles taisent Mais aujourd'hui son corps pour moi n'est pas plus réel que l'image quand elles pourraient l'avouer! Mais elles renferment leur bon-de ce miroir. Ce dialogue de ce miroir à moi, et de son ombre à moi, heur pour le mieux préserver. Et moi je me tais à cause du malheur si tu savais, Cœsonia, l'affreuse envie que j ' a i de le jouer.

où mon amour me plonge. (La voix de Caligula faiblit.) — Et Cœsonia (dans un cri) : Non, je t'en prie, tais-toi.

pourtant, des soirs comme ce soir, devant ce ciel plein de l'huile CALIGULA : C'est elle qui parlait d'abord.

brillante et douce des étoiles, comment ne pas défaillir devant ce CŒSONIA (se jette sur lui et s'agrippe à ses bras) ; Tu vas te taire. Tu que mon amour a de pur et de dévorant ?

ne vas pas faire ça.

CŒSONIA (pleure, elle fait un geste et d'une voix étouffée) : Assez.

Caligula se débarrasse doucement de ses mains et

[Mais Caligula se précipite sur le miroir, tombe à marche vers le miroir avec un sourire indicible.

ses pieds, le prend au cou et se serre avec désespoir contre lui.]

CALIGULA : Ce qu'elle disait n'avait pas d'importance tout de suite. C'était pour donner le ton. C'était le « la » d'un langage de CALIGULA : Pur, Drusilla, pur comme les étoiles pures. Je musique et de sang — musique du cœur, sang du désir.

t'aimais, Drusilla. Comme on aime la mer ou la nuit, avec un

// tend les mains vers le miroir. Cœsonia s'assoit enfoncement qui a la lenteur et le désespoir des naufrages. Et mais cache sa tête dans ses mains.

chaque fois que je sombrais dans cet amour, je me fermais aux bruits du monde et à l'infernal tourment de la haine. Ne me quitte La scène qui suit, grotesque dans les faits, ne doit pas, Drusilla. J ' a i peur. J'ai peur de l'immense solitude des jamais l'être dans le ton.

monstres. Ne te retire pas de moi. O h ! cette douceur et ce dépassement.

// s'arrête brusquement avec des hoquets de SCÈNE XI

larmes. Il fait volte-face, se tourne vers Cœsonia et la prend aux épaules. H parle avec véhémence et CALIGULA (toujours la même attitude bouleversée) : C'est moi qui ai d'une voix pleine d'éclats.

commencé. (Il récite un peu.) — Si tu venais près de moi, Drusilla.

CALIGULA : Voilà ce qui me poursuit. Ce dépassement... vois-tu, (Confidentiel.) — C'est ce que je lui disais. (Reprenant le ton de la et l'ordure puante que cela est devenu en quelques heures. Tu as récitation.) — Plus près, et encore plus près, pour qu'il y ait... Non, entendu l'autre : le Trésor public ! Ah ! c'est maintenant que je vais n'aie pas peur. Je ne te désire pas — pas encore ou plus du tout, je vivre enfin. Vivre, Cœsonia, vivre, c'est le contraire d'aimer. C'est ne sais pas. Quand je mets ma main sur le corps d'une autre femme, moi qui te le dis. Le beau spectacle, Ca;sonia. Et il me faut du

:'est tout le regret de ta chair qui me monte aux lèvres. Et quand monde, des spectateurs, des victimes et des coupables.

d'autres que toi s'appuient sur mon épaule, je les tuerais sans

// saute sur le gong et commence à frapper, sans sourire à les voir faire les gestes d'une tendresse qui n'appartient arrêt, à coups redoublés.

qu'à toi.


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CALIGULA (toujours frappant) : Faites entreries coupables. Je veux Et sais-tu ce qui reste? Approche encore. Regarde. Approchez.

les voir. Il me faut des coupables. Et ils le sont tous. (Frappant R e g a r d e z . (Il se campe devant la glace dans une attitude absurde et démente.) toujours.) — Je veux qu'on fasse entrer les condamnés à mort. Du CŒSONIA (regardant le miroir, avec effroi) : Caligula !

public, du public, Cœsonia. Je leur montrerai ce qu'ils n'ont jamais Caligula change de ton, pose son doigt sur la vu, ma colombe. (Il rit à perdre haleine, toujours frappant.) — J e leur glace et, le regard soudain fixe, dit d'une voix montrerai un homme libre — le seul de tout cet empire.

triomphante.

Au son du gong, le palais peu à peu s'est rempli de CALIGULA : Caligula.

rumeurs qui grossissent et approchent. Des voix, des bruits d'armes, des pas et des piétinements.

Caligula rit et frappe toujours. Des gardes RIDEAU

entrent puis sortent.

CALIGULA (frappant) : Et toi, Cœsonia, tu m'obéiras. Tu m'aideras. Tu m'aideras toujours. Ce sera merveilleux. Jure de m'aider, Cœsonia.

ACTE Il

Cœsonia (égarée, entre deux coups de gong) : Je n'ai pas besoin de jurer puisque je t'aime.

Jeu de Caligula

CALIGULA (même jeu) : Tu feras tout ce que je te dirai.

CŒSONIA (même jeu) : Tout, Caligula, mais arrête.

CALIGULA (même jeu) ; Tu seras cruelle.

SCÈNE I

CŒSONIA (pleurant) : Cruelle.

Réunion de sénateurs chez Cherea.

CALIGULA (même jeu) : Froide et implacable.

CŒSONIA : Implacable.

LE VIEUX S. : Il remue dans ma main son doigt du milieu. Il CALIGULA (même jeu) : Tu souriras aussi.

m'appelle petite femme. Il me caresse les fesses. À mort.

CŒSONIA : Oui, Caligula, mais je deviens folle.

PREMIER S. : Il nous fait courir tous les soirs autour de sa litière Des sénateurs sont entrés, ahuris, et avec eux les quand il va se promener dans la campagne.

gens du palais. Caligula frappe un dernier coup, lève DEUXIÈME S. : Et il nous dit que c'est bon pour la santé.

son maillet, se retourne vers eux et les appelle.

TROISIÈME s. : Rien ne peut excuser cela.

CALIGULA (insensé) : Venez tous. Approchez. Je vous ordonne LE VIEUX S. : Il n'y a pas d'excuses à cela.

d'approcher. (Il trépigne.) C'est un empereur qui exige que vous TROISIÈME s. : Non, on ne peut pardonner cela.

approchiez. [Vous savez ce que c'est un empereur. Ça donne de la DEUXIÈME S. : Patricius, il a confisqué tes biens. Scipion, il a tué copie aux historiens et du prestige à des institutions qui en ont bien ton père. Octavius, il a enlevé ta femme et la fait travailler besoin.] (Tous avancent, pleins d'effroi.) — Venez vite. Et maintenant maintenant dans sa maison publique. Lepidus, il a tué ton fils.

approche, Cœsonia.

Allez-vous supporter cela? Pour moi, mon choix est fait. Entre le

// la prend par la main, la mène près du miroir et, risque à courir et cette insupportable vie qui m'est faite dans la peur du maillet, efface frénétiquement une image sur la et l'impuissance, je ne peux pas hésiter.

surface polie. Il rit.

LE JEUNE SCIPION (à voix basse) : Il a tué mon père.

UN CHEVALIER : Nous sommes avec toi. Il a donné au peuple nos CALIGULA : [Plus de Drusilla, tu vois. Plus de Drusilla...] —

places de cirque et nous a poussés à nous battre avec la plèbe, pour

[Plus rien, tu vois. Plus de souvenirs, tous les visages enfuis ! Rien, plus rien.]

mieux nous punir ensuite.


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philosophie en cadavres. Vous appelez ça un anarchiste. Et lui croit LE VIEUX S. : C'est un lâche.

être un artiste. Mais dans le fond c'est la même chose.

DEUXIÈME S. : Un cynique.

Moi (il faut bien que je parle de moi), je suis avec vous — avec la TROISIÈME S. : Un comédien.

société. Non par goût. Mais parce que je n'ai pas le pouvoir et que OCTAVIUS : C'est un impuissant, ma femme me l'a dit.

vos hypocrisies et vos lâchetés me protègent plus sûrement que les Tumulte désordonné. Des armes sont brandies.

lois les plus équitables. Tuer Caligula, c'est établir ma sécurité.

Un flambeau tombe. Une table est renversée. Tout le Caligula vivant, je suis tout entier livré à l'arbitraire et à l'absurde, monde se précipite vers la sortie. Mais entre c'est-à-dire à la poésie. (Il les regarde, et d'un ton pénétré.) —Je vois sur Cherea, impassible, qui arrête cet élan.

vos visages déplaisants la sueur de la peur. Moi aussi, j'ai peur.

Mais j'ai peur de ce lyrisme inhumain auprès de quoi ma vie n'est rien. Ce monstre nous dévore, je vous le dis. Qu'un seul être soit SCÈNE Il

pur, dans le mal ou dans le bien, et notre monde est en danger. (Un CHEREA : Comme vous êtes pressés. Où courez-vous?

temps.) — Voilà pourquoi Caligula doit mourir. [Caligula doit DEUXIÈME S. (indigné) : Au palais !

mourir pour cause de pureté.]

CHEREA : J'ai bien compris. Mais vous croyez qu'on vous DEUXIÈME S. (saute sur un banc) : Je ne te comprends pas très bien.

laissera entrer?

Mais je suis avec toi quand tu dis que les bases de notre société sont DEUXIÈME S. : Il ne s'agit pas de demander la permission.

ébranlées. Pour nous, n'est-ce pas, vous autres, la question est CHEREA (toujours marchant, va s'asseoir sur un coin de la table avant tout morale. La famille tremble. Le respect se perd. Rome renversée) : Et vous croyez que c'est aussi facile que ça? Qu'un tout entière est livrée au blasphème. Conjurés, la vertu nous appelle homme va mourir parce que vous avez peur?

au secours. Nous sommes le parti de l'honneur et de la propreté. Et DEUXIÈME s. : Que fais-tu là, sinon ? Il a couché avec ta femme, ce sont les principes sacrés de l'ordre et de la famille que nous avons à défendre. Conjurés, accepterez-vous enfin que les sénateurs soient je crois.

contraints chaque soir de courir autour de la litière de César?

CHEREA : Il n'y a pas grand mal. Elle m'a dit qu'elle y avait pris du plaisir. (Un temps.) Lui aussi, selon toute probabilité.

LE VIEUX S. : Permettrez-vous qu'on les appelle « petite femme »

LE CHEVALIER : Si tu n'es pas avec nous, va-t'en. Mais tiens ta et qu'avec le doigt...

langue.

UNE voix : Qu'on leur enlève leur femme?

CHEREA : Mais je suis avec vous. Moi aussi, je veux que Caligula UNE AUTRE : Et leur argent?

soit tué.

Clameur générale : « Non ! »

UNE voix : Assez de bavardages.

DEUXIÈME S. : Cherea, tu as bien parlé. Tu as bien fait aussi de CHEREA (se redressant, soudain sérieux) : Oui, assez de bavardages.

nous calmer. Il est trop tôt pour agir. Le peuple aujourd'hui encore Je veux que les choses soient claires. Si j'avais la puissance de serait contre nous. Il n'est pas nécessaire de faire périr un bourreau Caligula, j'agirais comme lui puisque j'ai sa passion. Mais sur un s'il faut ensuite payer cette exécution de sa propre vie. Veux-tu point, je ne suis pas d'accord avec vous. Si Caligula est dangereux, guetter avec nous le moment de conclure ?

s'il vous fait la vie insupportable, ce n'est point par ses gestes CHEREA : Oui. Laissons continuer Caligula. Poussons-le dans obscènes, ses cruautés et ses assassinats. (Ambigu.) Mais c'est par cette voie. Organisons sa folie. Un jour viendra où il sera seul une passion plus haute et plus mortelle [qu'il ne faut pas craindre devant un Empire plein de morts ou de parents de morts.

d'appeler poésie],

Clameur générale. Trompettes au-dehors.

UNE VOIX : Qu'est-ce que c'est que cette histoire?

Silence, puis, de bouche en bouche, un nom : CHEREA : Cette histoire, bel anonyme, la voici. Par Caligula et

« Caligula ».

pour la première fois dans l'histoire, la pensée [la poésie] agit et le rêve rejoint l'action. Il fait ce qu'il rêve de faire. Il transforme sa PRIÈRE D'INSÉRER (1944)1

Avec Le Malentendu et Caligula, Albert Camus fait appel à la technique du théâtre pour préciser une pensée dont L'Étranger et Le Mythe de Sisyphe — sous les aspects du roman et de l'essai — avaient marqué les points de départ.

Est-ce à dire que l'on doive considérer le théâtre d'Albert Camus comme un « théâtre philosophique » ? Non — si l'on veut continuer à désigner ainsi cette forme périmée de l'art dramatique où l'action NOTES

s'alanguissait sous le poids des théories. Rien n'est moins « pièce à thèse » que Le Malentendu, qui, se plaçant seulement sur le plan tragique, répugne à toute théorie. Rien n'est plus « dramatique »

que Caligula, qui semble n'emprunter ses prestiges qu'à l'histoire.

Page 35.

Mais la pensée est en même temps action et, à cet égard, ces 1. Sur le premier état du texte (manuscrit 1) figurait le titre : pièces forment un théâtre de l'impossible. Grâce à une situation (Le Désespoir de Caligula.

Malentendu) ou un personnage (Caligula) impossible, elles tentent de donner vie aux conflits apparemment insolubles que toute pensée Page 67.

active doit d'abord traverser avant de parvenir aux seules solutions 2. Sur les premiers états du texte (manuscrits 1 et 2) figurait le valables. Ce théâtre laisse entendre par exemple que chacun porte titre : Jeu de Caligula.

en lui une part d'illusions et de malentendu qui est destinée à être tuée. Simplement, ce sacrifice libère peut-être une autre part de Page 107.

l'individu, la meilleure, qui est celle de la révolte et de la liberté.

Mais de quelle liberté s'agit-il ? Caligula, obsédé d'impossible, tente 3. Sur le deuxième état du texte (manuscrit 2) figurait le titre : Divinité de Caligula.

d'exercer une certaine liberté dont il est dit simplement pour finir

« qu'elle n'est pas la bonne ». C'est pourquoi l'univers se dépeuple Page 170.

autour de lui et la scène se vide jusqu'à ce qu'il meure lui-même.

On ne peut pas être libre contre les autres hommes. Mais comment 4. Cette dernière phrase ne figurait pas sur les premiers états du peut-on être libre? Cela n'est pas encore dit.

texte. Elle a été rajoutée pendant la guerre.

Page 172.

5. Ces deux dernières phrases ont été également rajoutées pendant la guerre.

1. Pour l'édition conjointe du Malentendu et de Caligula. Texte écrit par Camus, mais non signé (note de Roger Quiliiot pour l'édition de la Pléiade, p. 1744-1745).


Résumé

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veut le tuer parce qu'il le juge nuisible; sous ses yeux, Caligula détruit la preuve matérielle du complot (5, 6).

Acte IV. — Scipion révèle à Cherea qu'il ne pourra participer au complot contre Caligula, parce qu'une même flamme leur brûle le cœur (1, 2). Deux des patriciens, convoqués par Caligula, croient leur dernière heure venue, mais l'empereur les a seulement conviés à communier dans une émotion artistique (3, 4, 5). Hélicon RÉSUMÉ

revendique auprès de Cherea sa fidélité à l'empereur (6). Pour éprouver les réactions de son entourage, Caligula fait annoncer son agonie, puis sa mort (7, 8, 9, 10). Pour Cœsonia, ce sont ceux qui manquent d'âme qui ne peuvent supporter que l'empereur en ait trop (11). Un concours de poésie, tourné au grotesque par Acte /. — Caligula a quitté Rome depuis la mort de sa soeur et l'empereur, permet pourtant à Scipion d'exprimer son ressentiment maîtresse Drusilla et cette disparition trouble les patriciens (se. 1 et (12). Troublé, Caligula, demeuré seul avec Cœsonia, entend ses 2). De retour, Caligula révèle à son confident Hélicon qu'il était paroles de tendresse avant de l'étrangler, puis de constater que parti chercher la lune (3, 4). Caesonia, la « vieille maîtresse », et le

« tuer n'est pas une solution » (13). Seul face à son miroir, Caligula jeune Scipion sont impatients de revoir l'empereur (5, 6). Caligula attend, malgré l'ultime mise en garde d'Hélicon, les coups que expose son plan : exécuter les patriciens les plus riches et s'emparer viennent enfin lui porter les conjurés (14).

de leur fortune (7, 8, 9). Il congédie Cherea et Scipion (10), puis confie ses rêves les plus fous à Cœsonia (11).

Acte Il. — Plusieurs patriciens expriment entre eux leur sentiment de révolte contre Caligula (1). Cherea se déclare à leurs côtés, mais au nom de raisons différentes. Il veut pousser au bout de sa logique la folie de l'empereur (2). Caligula ridiculise et brutalise les patriciens (3, 4, 5), puis ordonne qu'on organise la famine parmi le peuple (6, 7, 8, 9). Il exécute Mereia, soupçonné de l'avoir soupçonné (10, 11). Scipion, dont le père fut naguère exécuté par Caligula, confie à Cœsonia son dessein de tuer l'empereur (12). Seul avec lui, il se laisse pourtant attendrir, puis lui déclare l'horreur qu'il lui inspire (13).

Acte III. — Caligula se fait adorer en Vénus (1). Il explique à Scipion qu'il n'est pas un tyran : il s'est seulement, par goût de l'art dramatique, changé en une figure du destin (2). Hélicon tente de l'entretenir du complot qui menace sa vie, mais Caligula s'entête à ne parler que de la lune (3). Le « vieux patricien », à son tour, lui révèle par lâcheté l'existence du complot, mais Caligula tourne son aveu à sa confusion (4). Cherea lui annonce tranquillement qu'il Préface de Pierre-Louis Rey 7

Caligula

Acte I 35

Acte II 67

Acte III 107

Acte IV 137

Dossier

Chronologie 175

Notice 177

Historique de la mise en scène 181

Bibliographie 187

Annexes 189

Notes 207

Résumé 208


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