Je dormais profondément et sans rêves. Soudain, je sentis un poids énorme m’écraser les jambes et je m’éveillai en poussant un cri. Il faisait grand jour; et un ardent soleil inondait la chambre. Sur mon lit, ou plutôt sur mes jambes se trouvait M. Bakhtchéiev.
Pas de doute possible, c’était bien lui. Dégageant mes jambes, tant bien que mal, je m’assis dans mon lit avec l’air hébété de l’homme qui vient de se réveiller.
– Et il me regarde! cria le gros homme. Qu’as-tu à m’examiner ainsi? Lève-toi, mon petit père, lève-toi! Voici une demi-heure que je suis occupé à t’éveiller; allons, ouvre tes lucarnes!
– Qu’y a-t-il donc? Quelle heure est-il?
– Oh! il n’est pas tard, mais notre Dulcinée n’a pas attendu le jour pour filer à l’anglaise. Lève-toi, nous allons courir après elle!
– Quelle Dulcinée?
– Mais notre seule Dulcinée, l’innocente! Elle s’est sauvée avant le jour! Je ne crois venir que pour un instant, le temps de vous éveiller, mon petit père, et il faut que ça me prenne deux heures! Levez-vous, votre oncle vous attend. En voilà une histoire!
Il parlait d’une voix irritée et malveillante.
– De quoi et de qui parlez-vous? demandai-je avec impatience, mais commençant déjà à deviner ce dont il s’agissait. Ne serait-il pas question de Tatiana Ivanovna?
– Mais sans doute, il s’agit d’elle! Je l’avais bien dit et prédit: on ne voulait pas m’entendre. Elle nous a souhaité une bonne fête! Elle est folle d’amour. L’amour lui tient toute la tête! Fi donc! Et lui, qu’en dire avec sa barbiche…
– Serait-ce Mizintchikov?
– Le diable t’emporte! Allons, mon petit père, frotte-toi les yeux et tâche de cuver ton vin, ne fût-ce qu’en l’honneur de cette fête. Il faut croire que tu t’en es donné hier à souper, pour que ce ne soit pas encore passé. Quel Mizintchikov? Il s’agit d’Obnoskine. Quant à Ivan Ivanovitch Mizintchikov, qui est un homme de bonne vie et mœurs, il se prépare à nous accompagner dans cette poursuite.
– Que dites-vous? criai-je en sautant à bas de mon lit, est-il possible que ce soit avec Obnoskine?
– Diable d’homme! fit le gros père en trépignant sur place, je m’adresse à lui comme à un homme instruit; je lui fait part d’une nouvelle et il se permet d’avoir des doutes! Allons, mon cher, assez bavardé; nous perdons un temps précieux; si tu veux venir avec nous, dépêche-toi d’enfiler ta culotte!
Et il sortit, indigné. Tout à fait surpris, je m’habillais au plus vite, et descendis en courant. Croyant que j’allais trouver mon oncle en cette maison où tout semblait dormir dans l’ignorance des événements, je gravis l’escalier avec précaution et, sur le palier, je rencontrai Nastenka vêtue à la hâte d’une matinée; sa chevelure était en désordre, et il était évident qu’elle venait de quitter le lit pour guetter quelqu’un.
– Dites-moi, est-ce vrai que Tatiana Ivanovna est partie avec Obnoskine? demanda-t-elle avec précipitation. Sa voix était entrecoupée; elle était très pâle et paraissait effrayée.
– On le dit. Je cherche mon oncle. Nous allons nous mettre à sa poursuite.
– Oh! ramenez-la! ramenez-la bien vite! Si vous ne la rattrapez pas, elle est perdue!
– Mais où donc est mon oncle?
– Il doit être là-bas, près des écuries où l’on attelle les chevaux à la calèche. Je l’attendais ici. Écoutez: dites-lui de ma part que je tiens absolument à partir aujourd’hui; j’y suis résolue. Mon père m’emmènera. S’il est possible, je pars à l’instant. Maintenant, tout est perdu; tout est mort!
Ce disant, elle me regardait, éperdue, et, tout à coup, elle fondit en larmes. Je crus qu’elle allait avoir une attaque de nerfs.
– Calmez-vous! suppliai-je. Tout ira pour le mieux. Vous verrez… Mais qu’avez-vous donc, Nastassia Evgrafovna?
– Je… je ne sais… ce que j’ai…, dit-elle en me pressant inconsciemment les mains. Dites-lui…
Mais il se fit un bruit derrière la porte; elle abandonna mes mains et, tout apeurée, elle s’enfuit par l’escalier sans terminer sa phrase.
Je retrouvai toute la bande: mon oncle, Bakhtchéiev et Mizintchikov, dans la cour des communs, près des écuries. On avait attelé des chevaux frais à la calèche de Bakhtchéiev, et tout était prêt pour le départ; on n’attendait plus que moi.
– Le voilà! cria mon oncle en m’apercevant. Eh bien! mon ami, t’a-t-on dit?… ajouta-t-il avec une singulière expression sur le visage. Il y avait dans sa voix, dans son regard et dans tous ses mouvements de l’effroi, du trouble, et aussi une lueur d’espoir. Il comprenait qu’un revirement important se produisait dans sa destinée.
Je pus enfin obtenir quelques détails. À la suite d’une très mauvaise nuit, M. Bakhtchéiev était sorti de chez lui dès l’aurore pour se rendre à la première messe du couvent situé à cinq verstes environ de sa propriété. Comme il quittait la grande route pour prendre le chemin de traverse conduisant au monastère, il vit soudain filer au triple galop un tarantass contenant Tatiana et Obnoskine. Tout effrayée, les yeux rougis de larmes, Tatiana Ivanovna aurait poussé un cri et tendu les bras vers Bakhtchéiev, comme pour le supplier de prendre sa défense. C’était du moins ce qu’il prétendait.
– Et lui, le lâche, avec sa barbiche, ajoutait-il, il ne bougeait pas plus qu’un cadavre: il se cachait; mais compte là-dessus, mon bonhomme; tu ne nous échapperas pas!
Sans plus de réflexions, Stéphane Alexiévitch avait repris la grande route et gagné à toute vitesse Stépantchikovo, où il avait aussitôt fait éveiller mon oncle, Mizintchikov et moi. On s’était décidé pour la poursuite.
– Obnoskine! Obnoskine! disait mon oncle, les yeux fixés sur moi comme s’il eût voulu en même temps me faire entendre autre chose. Qui l’eût cru?
– On peut s’attendre à toutes les infamies de la part de ce misérable! cria Mizintchikov avec indignation, mais en détournant la tête pour éviter mon regard.
– Eh bien! partons-nous? Allons-nous rester là jusqu’à ce soir, à raconter des sornettes? interrompit M. Bakhtchéiev en montant dans la calèche.
– En route! en route! reprit mon oncle.
– Tout va pour le mieux, mon oncle! lui glissai-je tout bas. Voyez donc comme cela s’arrange!
– Assez là-dessus, mon ami; ce serait péché de se réjouir… Ah! vois-tu, c’est maintenant qu’ils vont la chasser purement et simplement, pour la punir de leur déconvenue! Je ne prévois que d’affreux malheurs!
– Allons, Yégor Ilitch, quand vous aurez fini de chuchoter, nous partirons! cria encore M. Bakhtchéiev. À moins que vous ne préfériez faire dételer et nous offrir une collation! Qu’en pensez-vous? Un petit verre d’eau de vie?
Cela fut dit d’un ton tellement furibond qu’il était impossible de ne point déférer sur le champ au désir de M. Bakhtchéiev. Nous montâmes séance tenante dans la calèche, et les chevaux partirent au galop.
Pendant quelque temps, tout le monde garda le silence. L’oncle me regardait d’un air entendu, mais ne voulait point parler devant les autres. Parfois, il s’absorbait dans ses réflexions, puis il tressaillait comme un homme qui s’éveille et regardait autour de lui avec agitation. Mizintchikov semblait calme et fumait son cigare dans l’extrême dignité de l’honneur injustement offensé.
Mais Bakhtchéiev s’emportait pour tout le monde. Il grognait sourdement, couvait les hommes et les choses d’un œil franchement indigné, rougissait, soufflait, crachait sans cesse de côté et ne pouvait prendre sur lui de se tenir tranquille.
– Êtes-vous bien sûr, Stépane Alexiévitch, qu’ils soient partis pour Michino? s’enquit soudain mon oncle. Et, se tournant vers moi, il ajouta: – C’est à une vingtaine de verstes d’ici, mon ami, un petit village d’une trentaine d’âmes qu’un employé en retraite du chef-lieu vient d’acheter à l’ancien propriétaire. C’est un chicanier comme on en voit peu. Du moins, on lui a fait cette réputation, peut-être injustement. Stépane Alexiévitch assure que telle est précisément la direction prise par Obnoskine, et l’employé retraité serait son complice.
– Parbleu! cria Bakhtchéiev, tout ragaillardi. Je vous dis que c’est à Michino! Seulement, il est bien possible qu’il n’y soit plus, votre Obnoskine. Nous avons perdu trois heures à bavarder!
– Ne vous inquiétez pas, interrompit Mizintchikov. Nous le retrouverons.
– Oui, c’est ça; nous le retrouverons; mais bien sûr! En attendant, il tient sa proie et il peut courir!
– Calme-toi, Stépane Alexiévitch, calme-toi; nous les rattraperons, dit mon oncle. Ils n’ont pas eu le temps de rien organiser. Tu verras.
– Pas le temps de rien organiser! répéta Bakhtchéiev d’une voix furieuse. Oui, elle n’aura eu le temps de rien organiser, avec son apparence si douce! «Elle est si douce! dit-on, si douce!» – fit-il d’une voix fluttée qui voulait évidemment contrefaire quelqu’un. – «Elle a eu des malheurs!» Mais elle nous a tourné les talons, la pauvre malheureuse. Allez donc courir après elle sur les grandes routes, dès l’aube, en tirant la langue! On n’a pas seulement eu le temps de dire convenablement ses prières à l’occasion de la belle fête! Fi donc!
– Cependant, remarquai-je, ce n’est pas une enfant, elle n’est plus en tutelle. On ne peut la faire revenir si elle ne le veut pas. Alors, comment ferons-nous?
– Tu as raison, dit mon oncle, mais elle consentira, je te l’assure. Elle se laisse faire en ce moment… mais, aussitôt qu’elle nous aura vus, elle reviendra, je t’en réponds. Mon ami, c’est notre devoir de ne pas l’abandonner, de ne pas la sacrifier.
– Elle n’est plus en tutelle! s’écria Bakhtchéiev en se tournant vers moi. C’est une sotte, mon petit père, une sotte accomplie et il importe peu qu’elle ne soit pas en tutelle. Hier, je ne voulais même pas t’en parler, mais, dernièrement, m’étant trompé de porte, j’entrai dans sa chambre par mégarde. Eh bien, debout devant sa glace et les poings sur les hanches, elle dansait l’écossaise! Elle était mise à ravir, comme une gravure de mode. Je ne pus que cracher et m’en aller. Et, dès ce moment, j’eus le pressentiment de la chose aussi nettement que si je l’avais lue!
– Mais pourquoi la juger aussi sévèrement? insistai-je, non sans une certaine timidité. Il est connu que Tatiana Ivanovna ne jouit pas… d’une santé parfaite… enfin… elle a des manies… Il me semble que le seul coupable est Obnoskine.
– Elle ne jouit pas d’une santé parfaite? Allons donc! répartit le gros homme tout rouge de colère. Tu as juré de me faire enrager! Tu l’as juré depuis hier! Elle est sotte, mon petit père, je te le répète, absolument sotte! Il ne s’agit pas de savoir si elle jouit ou non d’une santé parfaite: elle est folle de Cupidon depuis sa plus tendre enfance et vous voyez où Cupidon l’a conduite. Quant à l’autre, avec sa barbiche, il n’y faut même plus penser. Il galope sa troïka, drelin! drelin! drelin! sonnez clochettes! et comme il doit rire, avec l’argent dans sa poche!
– Croyez-vous donc qu’il l’abandonnerait tout aussitôt?
– Tiens! Tu te figures qu’il irait promener avec lui un pareil trésor? Qu’est-ce qu’il en ferait? Il la dépouillera et puis il la laissera sous quelque buisson, au bord de la route: bonsoir la compagnie! Il ne lui restera plus que l’abri de son buisson et le parfum des fleurs.
– À quoi bon t’emporter, Stépane? Cela n’avancera pas les affaires! s’écria mon oncle. Qu’as-tu à te fâcher? Tu m’abasourdis. Qu’est-ce que ça peut bien te faire?
– Y-t-il un cœur dans ma poitrine, oui ou non? J’ai beau ne lui être qu’un étranger, cela m’irrite. C’est peut-être aussi par affection que je le dis… Hé! que le diable m’emporte! Quel besoin avais-je de revenir chez vous? Qu’est-ce que ça peut bien me faire? Qu’est-ce que ça peut bien me faire?
Ainsi s’agitait M. Bakhtchéiev; mais je ne l’écoutais plus, plongé que j’étais dans une profonde méditation au sujet de celle que nous poursuivions. Voici brièvement la biographie de Tatiana Ivanovna, telle que j’eus l’occasion de la recueillir par la suite, d’une source certaine. Il faut la connaître pour comprendre ses aventures.
Pauvre orpheline élevée dès l’enfance dans une maison étrangère et peu hospitalière, puis jeune fille pauvre, puis demoiselle pauvre, enfin vieille fille pauvre, Tatiana Ivanovna, dans toute sa pauvre vie, avait bu jusqu’à la lie la coupe amère du chagrin, de l’isolement, de l’humiliation et des reproches. Elle connut, sans que rien ne lui en fût épargné, tout ce que le pain d’autrui apporte avec lui de rancœurs. La nature l’avait douée d’un caractère enjoué, très impressionnable et léger. Dans les débuts, elle supportait tant bien que mal sa triste destinée et trouvait encore à rire son rire insouciant et puéril. Mais le sort en eut raison avec le temps.
Peu à peu, elle pâlit, maigrit, devint irritable et d’une susceptibilité maladive et finit par tomber en une rêverie interminable, seulement interrompue par des crises de larmes et de sanglots convulsifs. Seule l’imagination la consolait, la ravissait d’autant plus que la réalité lui apportait moins de biens tangibles. Ces rêves, qui jamais ne se réalisaient, lui apparaissaient d’autant plus charmants que ses espoirs de terrestre bonheur s’évanouissaient plus complètement et sans retour. Ce n’était plus en songe, mais les yeux grands ouverts, qu’elle rêvait de richesses incalculables, d’éternelle beauté, de prétendants riches, nobles et élégants, princes ou fils de généraux qui lui gardaient leurs cœurs dans une pureté virginale et expiraient à ses pieds, d’amour infini, jusqu’à ce qu’il apparût, lui, l’être d’une beauté idéale, réunissant en soi toutes les perfections, affectueux et passionné, artiste, poète, fils de général, le tout à la fois ou successivement. Sa raison faiblissait sous l’action dissolvante de cet opium de rêveries secrètes et incessantes, lorsque, tout à coup, la destinée lui joua un dernier tour.
Demoiselle de compagnie chez une vieille dame aussi hargneuse qu’édentée, elle se trouvait réduite au dernier degré de l’humiliation, confinée dans le terre-à-terre le plus lugubre et le plus écœurant, accusée de toutes les infamies, à la merci des offenses du premier venu, sans personne pour la défendre, abrutie par cette vie atroce et en même temps ravie dans l’artificiel paradis de ses songes follement ardents, quand elle apprit soudain la mort d’un parent éloigné dont tout les proches avaient disparu depuis longtemps. Dans sa légèreté, elle ne s’en était jamais préoccupée. C’était un homme bizarre qui avait vécu enfermé, dans un lieu lointain, solitaire, morne, craignant le bruit, s’occupant de phrénologie et d’usure.
Une énorme fortune lui tombait du ciel comme par miracle et se répandait à ses pieds en longue coulée d’or: elle était l’unique héritière de l’oublié. Cette ironie du sort l’acheva. Comment ce cerveau affaibli ne se fût-il pas aveuglément fié à ses visions, alors qu’une partie s’en vérifiait? La malheureuse y laissa sa dernière lueur de bon sens. Défaillante de félicité, elle se perdit définitivement dans le monde charmant des fantaisies insaisissables et des fantômes séducteurs. Foin des scrupules, des doutes, des barrières qu’élève la réalité et de ses lois rigoureuses et fatales!
Elle avait trente-cinq ans, rêvait de beauté éblouissante et, dans le froid de son triste automne, elle sentait derrière elle les richesses d’un coffre inépuisable; tout cela se confondait sans lutte dans son être. Si l’un de ses rêves s’était fait vie, pourquoi pas les autres! Pourquoi n’apparaîtrait-il pas? Tatiana Ivanovna ne raisonnait point; elle se contentait de croire. Et, tout en attendant l’idéal, elle vit jour et nuit défiler devant elle une armée de postulants, décorés ou non, civils ou militaires, appartenant à l’armée ou à la garde, grands seigneurs ou poètes, ayant vécu à Paris ou seulement à Moscou, avec ou sans barbiches, avec ou sans royales, espagnols ou autres, mais surtout espagnols, cohue innombrable et inquiétante; un pas de plus et elle était mûre pour la maison de fous. Enivrés d’amour, ces jolis fantômes se serraient autour d’elle en une foule brillante et ces créations fantasmagoriques, elle les transportait dans la vie de chaque jour. Tout homme dont elle rencontrait le regard était amoureux d’elle; le premier passant venu se voyait promu espagnol et, si quelqu’un mourait, c’était d’amour pour elle.
Cela se confirmait à ses yeux de ce que des Obnoskine, des Mizintchikov et tant d’autres se mirent à la courtiser, et tous dans le même but. On l’entourait de petits soins; on s’efforçait de lui plaire, de la flatter. La pauvre Tatiana ne voulut même pas soupçonner que toutes ces manœuvres n’avaient pas d’autre objectif que son argent, convaincue que, par ordre supérieur, les hommes, corrigés, étaient devenus gais, aimables, charmants et bons. Il ne paraissait pas encore, mais, sans nul doute, il allait bientôt paraître et la vie était fort supportable, si attrayante, si pleine d’amusements et de délices que l’on pouvait bien patienter.
Elle mangeait des bonbons, cueillait des fleurs, recherchait les plaisirs et lisait des romans. Mais la lecture surexcitait son imagination et elle abandonnait le livre dès la seconde page, s’envolant dans ses rêveries à la plus légère allusion amoureuse, à la description d’une toilette, d’une localité, d’une pièce. Sans cesse elle faisait venir de nouvelles parures, des dentelles, des chapeaux, des coiffures, des rubans, des échantillons, des patrons, des dessins de broderies, des bonbons, des fleurs, des petits chiens. Trois femmes de chambre passaient leurs journées à coudre dans la lingerie et la demoiselle ne cessait d’essayer ses corsages et ses falbalas et, du matin jusqu’au soir, parfois même la nuit, elle restait à se tourner devant sa glace. Depuis sa subite fortune, elle avait rajeuni et embelli. Je ne me rappelle pas quel lointain degré de parenté l’unissait à feu le général Krakhotkine et fus toujours persuadé que cette consanguinité n’avait jamais existé que dans l’imagination inventive de la générale, désireuse d’accaparer la riche Tatiana et de la marier au colonel de gré ou de force. M. Bakhtchéiev avait raison de dire que Cupidon avait brouillé la tête à Tatiana, et l’oncle était fort raisonnable de la poursuivre et de la ramener, fût-ce malgré elle. Elle n’eût pu vivre sans tutelle, la pauvrette; elle eût péri, à moins qu’elle ne fût devenue la proie de quelque coquin.
Nous arrivâmes à Michino vers dix heures. C’était un misérable trou de village à environ trois verstes de la grande route. Six ou sept cabanes de paysans, enfumées, à peine couvertes de chaume, y regardaient le passant d’un air morne et assez peu hospitalier.
On ne voyait pas un jardin, pas un buisson à un quart de verste à la ronde. Un vieux cytise endormi laissait piteusement pendre ses branches au-dessus d’une mare verdâtre qu’on appelait l’étang. Quelle fâcheuse impression ne devait pas produire un tel lieu d’habitation sur Tatiana Ivanovna! Triste mise en ménage!
La maison du maître était nouvellement construite en bois, étroite, longue, percée de six fenêtres alignées et hâtivement couvertes de chaume, car l’employé-propriétaire était en train de s’installer. La cour n’était pas encore complètement entourée et l’on voyait, sur un seul côté, une barrière de branchages de noyers entrelacés dont les feuilles desséchées n’avaient pas eu le temps de tomber. Le long de cette haie était rangé le tarantass d’Obnoskine. Nous tombions tout à fait inopinément sur les coupables et, par une fenêtre ouverte, on entendait des cris et des pleurs.
Nous entrâmes dans le vestibule, d’où un gamin nu-pieds s’enfuit à notre aspect. Nous passâmes dans la première pièce. Sur un long divan turc, recouvert de perse, Tatiana était assise, tout éplorée. En nous voyant, elle poussa un cri et se couvrit le visage de ses mains. Près d’elle siégeait Obnoskine, effrayé et confus à faire pitié. Il était à ce point troublé qu’il se précipita pour nous serrer la main comme s’il eût été grandement réjoui de notre arrivée. Par la porte ouverte qui donnait dans la pièce suivante, on pouvait apercevoir un pan de robe: quelqu’un nous guettait et écoutait par une imperceptible fente. Les habitants de la maison ne se montrèrent pas; il semblait qu’ils fussent absents. Ils s’étaient tous cachés.
– La voilà, la voyageuse! Elle se cache la figure dans les mains! cria M. Bakhtchéiev en pénétrant à notre suite.
– Calmez vos transports, Stépane Alexiévitch! C’est indécent à la fin! Seul, ici, Yégor Ilitch a le droit de parler; nous autres, nous ne sommes que des étrangers, fit Mizintchikov d’un ton acerbe.
Mon oncle jeta sur M. Bakhtchéiev un regard sévère; puis, feignant de ne pas s’apercevoir de la présence d’Obnoskine qui lui tendait la main, il s’approcha de Tatiana Ivanovna dont la figure restait toujours cachée et, de sa voix la plus douce, avec le plus sincère intérêt, il lui dit:
– Tatiana Ivanovna, nous avons pour vous tant d’affection et tant d’estime, que nous avons voulu venir nous-mêmes afin de connaître vos intentions. Voulez-vous rentrer avec nous à Stépantchikovo? C’est la fête d’Ilucha. Ma mère vous attend avec impatience et Sacha et Nastia ont dû bien vous pleurer toute la matinée…
Tatiana Ivanovna releva timidement la tête, le regarda au travers de ses doigts et, soudain, fondant en larmes, elle se jeta à son cou.
– Ah! Emmenez-moi! Emmenez-moi vite! criait-elle à travers ses sanglots. Au plus vite!
– Elle a fait une sottise, et elle le regrette à présent! siffla Bakhtchéiev en me poussant.
– Alors, l’affaire est terminée, dit sèchement mon oncle à Obnoskine sans presque le regarder. Tatiana Ivanovna, votre main et partons!
Il se fit un frou-frou derrière la porte qui grinça et s’ouvrit un peu plus.
– Cependant, fit Obnoskine, surveillant avec inquiétude la porte entr’ouverte, il me semble qu’à un certain point de vue… jugez vous-même, Yégor Ilitch… votre conduite chez moi… enfin, je vous salue et vous ne daignez même pas me voir… Yégor Ilitch…
– Votre conduite chez moi fut une vilaine conduite, Monsieur, répondit mon oncle en regardant sévèrement Obnoskine et ici, vous n’êtes même pas chez vous. Vous avez entendu? Tatiana Ivanovna ne désire pas rester ici une minute de plus. Que vous faut-il encore? Pas un mot, entendez-vous? Pas un mot de plus; je vous en prie! Je désire éviter toute explication complémentaire et ce sera d’ailleurs beaucoup plus avantageux pour vous.
Mais Obnoskine perdit courage à un tel point qu’il se mit à lâcher les bêtises les plus inattendues.
– Ne me méprisez pas, Yégor Ilitch, dit-il à voix basse et pleurant presque de honte, mais se retournant sans cesse vers la porte comme s’il eût craint qu’on l’entendît. Ce n’est pas ma faute: c’est maman. Je ne l’ai pas fait par intérêt, Yégor Ilitch: je l’ai fait… tout simplement… Bien sûr, je l’ai aussi fait par intérêt… mais, dans un noble but, Yégor Ilitch. J’aurais employé ce capital d’une façon utile; j’aurais fait du bien, Monsieur. Je voulais aider aux progrès de l’instruction publique et je songeais à fonder une bourse dans une Faculté… Voilà à quel emploi je destinais ma fortune, Yégor Ilitch; ce n’était pas pour autre chose, Yégor Ilitch…
Nous sentîmes tous la confusion nous envahir. Mizintchikov lui-même rougit et se détourna et le trouble de mon oncle fut tel qu’il ne savait plus que dire.
– Allons, allons; assez, assez! balbutia-t-il enfin. Calme-toi Paul Sémionovitch. Qu’y faire?… Si tu veux, viens dîner, mon ami… Je suis très content, très content…
Mais M. Bakhtchéiev agit tout autrement.
– Créer une bourse! rugit-il furieusement. Cela t’irait bien, de créer des bourses! Tu serais surtout fort heureux de chiper celles que tu pourrais… Tu n’as pas seulement de culottes et tu te mêles de créer des bourses! Chiffonnier, va! Tu t’imaginais subjuguer ce tendre cœur! Mais où donc est-elle, ton espèce de mère? Se serait-elle cachée? Je parie qu’elle n’est guère loin… derrière le paravent… à moins qu’elle ne se soit fourrée sous son lit, de venette!
– Stépane! Stépane! cria mon oncle.
Obnoskine rougit et voulut protester, mais avant qu’il eût eu le temps d’ouvrir la bouche, la porte s’ouvrit et, rouge de colère, les yeux dardant des éclairs, Anfissa Pétrovna, en personne, fit irruption dans la pièce.
– Qu’est-ce que cela signifie? cria-t-elle. Qu’est-ce qu’il se passe ici, Yégor Ilitch? vous vous introduisez avec votre bande dans une maison respectable; vous effrayez les dames; vous commandez en maître!… De quoi ça a-t-il l’air? J’ai encore toute ma raison, grâce à Dieu! Et toi, lourdaud, continua-t-elle en se tournant vers son fils, tu as donc baissé pavillon devant eux? On insulte ta mère dans ta maison et tu restes là, bouche bée! Tu fais un joli coco! Tu n’es plus un homme; tu n’es qu’une chiffe!
Il ne s’agissait plus de délicatesses, ni de manières distinguées, ni de maniement de face-à-main, comme la veille. Anfissa Pétrovna ne se ressemblait plus. C’était une véritable furie, une furie qui avait jeté son masque de grâce. Dès que mon oncle l’aperçut, il prit Tatiana sous le bras et se dirigea vers la porte. Mais Anfissa Pétrovna lui barra le chemin.
– … Vous ne sortirez pas ainsi, Yégor Ilitch, reprit-elle. De quel droit emmenez-vous Tatiana Ivanovna par force? Il vous contrarie qu’elle ait échappé aux vils calculs que vous aviez manigancés avec votre mère et l’idiot Foma Fomitch! C’est vous qui vouliez vous marier par intérêt. Excusez-nous, Monsieur, si nous avons ici des idées plus nobles. C’est en voyant ce qui se tramait contre elle que Tatiana Ivanovna se confia d’elle-même à Pavloucha, pour s’arracher à sa perte. Car elle l’a supplié de la tirer de vos filets et c’est pour cela qu’elle dut s’enfuir nuitamment de chez vous. Voilà, Monsieur, comment vous l’avez poussée à bout. N’est-il pas vrai, Tatiana Ivanovna? Alors comment osez-vous faire irruption dans une noble et respectable maison, à la tête d’une bande et faire violence à une digne demoiselle, malgré ses cris et ses larmes? Je ne le permettrai pas! Je ne le permettrai pas! Je ne suis pas folle! Tatiana restera, parce qu’elle le veut ainsi!… Allons, Tatiana Ivanovna, ne les écoutez pas; ce sont vos ennemis; ce ne sont pas vos amis! N’ayez pas peur; venez et je vais les mettre sur le champ à la porte!
– Non! non! cria Tatiana avec effroi. Je ne veux pas! Je ne veux pas. Il n’est pas mon mari! Je ne veux pas épouser votre fils! Il n’est pas mon mari!
– Vous ne voulez pas? glapit Anfissa Pétrovna, étouffant de colère. Vous ne voulez pas? Vous êtes venue jusqu’ici et vous ne voulez pas? Mais alors, comment avez-vous osé nous tromper ainsi? Alors, comment avez-vous osé lui promettre votre main et vous sauver de nuit avec lui? Vous vous êtes jetée à sa tête et vous nous avez engagés dans la dépense et dans les ennuis! Et il se pourrait qu’à cause de vous mon fils perdit un beau parti! des dots de plusieurs dizaines de mille roubles! Non, Mademoiselle, vous payerez cela; vous devez le payer; nous avons des preuves; vous vous êtes enfuie avec lui, la nuit…
Mais nous n’écoutions plus cette tirade. D’un commun accord, nous nous groupâmes autour de mon oncle et nous avançâmes vers le perron en marchant droit sur Anfissa Pétrovna. La calèche avança.
– Il n’y a que de malhonnêtes gens qui soient capables d’une pareille conduite! Tas de lâches! criait Anfissa Pétrovna du haut du perron. Elle était hors d’elle. – Je vais porter plainte… Tatiana Ivanovna, vous allez dans une maison infâme! Vous ne pouvez pas épouser Yégor Ilitch; il entretient sous vos yeux cette institutrice!…
Mon oncle tressaillit, pâlit, se mordit les lèvres et courut installer Tatiana Ivanovna dans la voiture. Je fis le tour de la calèche et, le pied sur le marchepied, j’attendais le moment de monter, quand Obnoskine surgit tout à coup près de moi. Il me saisit la main.
– Au moins, ne me retirez pas votre amitié! dit-il en la serrant fortement. Son visage avait une expression désespérée.
– Mon amitié? fis-je en mettant le pied sur le marchepied.
– Mais voyons, Monsieur! Hier encore, je reconnus en vous l’homme supérieurement instruit. Ne me condamnez pas. C’est ma mère qui m’a induit en tentation, mais je n’ai aucune responsabilité là-dedans. J’aurais plutôt le goût de la littérature! Je vous assure que c’est ma mère qui a tout fait.
– Eh bien, répondis-je, je vous crois; adieu!
Nous partîmes au galop, poursuivis longtemps encore par les cris et les malédictions d’Anfissa Pétrovna, cependant que toutes les fenêtres de la maison se garnissaient subitement de visages inconnus qui nous regardaient avec une curiosité sauvage.
Nous étions cinq dans la calèche. Mizintchikov était monté sur le siège, à côté du cocher, pour laisser sa place à M. Bakhtchéiev qui se trouvait maintenant en face de Tatiana Ivanovna. Elle était très contente que nous l’emmenions, mais continuait à pleurer. Mon oncle la consolait de son mieux. Il était triste et pensif; on voyait que les infamies vomies par Anfissa Pétrovna sur le compte de Nastenka l’avaient péniblement affecté. Cependant, notre retour se fût effectué sans encombre sans la présence de M. Bakhtchéiev.
Assis vis-à-vis de Tatiana Ivanovna, il se trouvait assez mal à l’aise et ne pouvait garder son sang-froid; il ne tenait pas en place, rougissait, roulait des yeux farouches et, quand mon oncle entreprenait de consoler Tatiana, le gros homme, positivement hors de lui, grognait comme un bouledogue qu’on taquine. Mon oncle lui jetait des coups d’œil inquiets. Enfin, devant ces extraordinaires manifestations de l’état d’âme de son vis-à-vis, Tatiana Ivanovna se prit à l’examiner avec attention, puis elle nous regarda, sourit et, soudain, du manche de son ombrelle, elle frappa légèrement l’épaule de M. Bakhtchéiev.
– Insensé! dit-elle avec le plus charmant enjouement, et elle se cacha aussitôt derrière son éventail.
Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase.
– Quoi? rugit-il. Qu’est-ce à dire, Madame? Alors, c’est sur moi que tout va retomber, maintenant?
– Insensé! insensé! répétait Tatiana Ivanovna éclatant de rire et battant des mains.
– Arrête! cria Bakhtchéiev au cocher. Halte!
On s’arrêta. Bakhtchéiev ouvrit la portière et sortit en hâte de la voiture.
– Mais qu’as-tu donc? Stépane Alexiévitch? Où vas-tu? criait mon oncle stupéfait.
– Non; j’en ai assez! clamait le gros père, tout tremblant d’indignation. Que le diable vous emporte! Je suis trop vieux, Madame, pour qu’on me fasse des avances. Je préfère encore mourir sur la grand’route!
Et, ajoutant en français: «Bonjour, Madame, comment vous portez-vous?» il s’en fut à pied, en effet. La calèche le suivait. À la fin, mon oncle perdit patience et s’écria:
– Stépane Alexiévitch, ne fais pas l’imbécile! En voilà assez! Monte donc; il est temps de rentrer.
– Laissez-moi! répliqua Stépane Alexiévitch tout haletant, car son embonpoint le gênait pour marcher.
– Au galop! ordonna Mizintchikov au cocher.
– Que dis-tu? Que dis-tu? Arrête!… voulut crier mon oncle; mais la calèche était déjà lancée. Mizintchikov avait calculé juste? Il obtint tout de suite le résultat qu’il avait escompté.
– Halte! halte! cria derrière nous une voix désespérée. Arrête, scélérat! arrête, misérable!
Le gros homme parut enfin, brisé de fatigue, respirant à peine; d’innombrables gouttes de sueur perlaient à son front; il dénoua sa cravate et retira sa casquette. Très sombre, il monta dans la voiture sans souffler mot. Cette fois, je lui cédai ma place de façon qu’au moins il ne se trouvât pas en face de Tatiana Ivanovna, qui, pendant toute cette scène, n’avait cessé de se tordre de rire et de battre des mains; elle ne put plus le regarder de sang-froid de tout le reste du voyage. Mais, jusqu’à ce qu’on fut arrivé à la maison, il ne dit pas un mot et garda les yeux fixés sur la roue de derrière.
Il était midi quand nous réintégrâmes Stépantchikovo. Je me rendis directement au pavillon et, tout aussitôt, je vis apparaître Gavrilo avec le thé. J’allais le questionner, mais mon oncle entra derrière lui et le renvoya.
– Mon ami, me dit-il précipitamment, je ne viens que pour un instant; il me tarde de te communiquer… Je me suis informé. Personne de la maison n’a été à la messe, excepté Ilucha, Sacha et Nastenka. Il paraîtrait que ma mère serait tombée en attaque de nerfs et qu’on aurait eu grand’peine à la faire reprendre ses sens. Il est décidé que l’on va se réunir chez Foma et on me prie de m’y rendre. Je ne sais seulement si je dois ou non lui souhaiter sa fête, à Foma, et c’est là un point important. Enfin, je me demande l’effet qu’aura produit toute cette histoire; Serge, j’ai le pressentiment que cela va être affreux!
– Au contraire, mon oncle, me hâtai-je de lui répondre, tout s’arrange admirablement. Il vous est dès à présent impossible d’épouser Tatiana Ivanovna; ce serait monstrueux. Je voulais vous l’expliquer en voiture.
– Oui, oui, mon ami. Mais ce n’est pas tout… Dans tout cela, on voit clairement apparaître le doigt de Dieu… Mais je veux parler d’autre chose… Pauvre Tatiana Ivanovna! Quelle aventure! Quel misérable que cet Obnoskine! Je l’appelle misérable et j’étais tout prêt à en faire tout autant que lui en épousant Tatiana Ivanovna… Bon! ce n’est pas ce que je voulais te dire… As-tu entendu ce que criait ce matin cette malheureuse Anfissa Pétrovna au sujet de Nastia?
– Je l’ai entendu, mon oncle. J’espère que vous avez enfin compris qu’il faut vous presser.
– Absolument. Je dois précipiter les choses à tout prix, répondit mon oncle. Le moment solennel est arrivé. Mais voici, mon ami, il est une chose que nous n’avons pas envisagée hier, et, cette nuit, je n’en ai pas fermé l’œil: consentira-t-elle à m’épouser?
– De grâce, mon oncle! puisqu’elle vous dit qu’elle vous aime!
– Mon ami, elle ajoute aussitôt: mais je ne vous épouserai pour rien au monde.
– Eh! mon oncle, on dit cela… Mais les circonstances ont changé aujourd’hui même.
– Tu crois? Non, mon cher Serge, c’est délicat, très délicat! Croirais-tu pourtant que, malgré mes ennuis, mon cœur m’en faisait souffrir de bonheur! Allons, au revoir. Il faut que je m’en aille; on m’attend et je suis déjà en retard. Je ne voulais que te dire un mot en passant. Ah! mon Dieu! s’écria-t-il en revenant sur ses pas, j’oublie le principal. Voilà: j’ai écrit à Foma!
– Quand donc?
– Cette nuit. Il faisait à peine jour, ce matin, quand je lui fis porter ma lettre par Vidopliassov. En deux feuilles, je lui ai tout raconté très sincèrement; en un mot, je lui dis que je dois, que je dois absolument demander la main de Nastenka. Comprends-tu? Je le supplie de ne pas ébruiter notre rendez-vous dans le jardin et je fais appel à sa générosité pour intercéder auprès de ma mère. Sans doute j’écris fort mal, mon ami, mais cela, je l’ai écrit du fond de mon cœur, en arrosant le papier de mes larmes.
– Et qu’a-t-il répondu?
– Il ne m’a pas encore répondu, mais, ce matin, comme nous allions partir, je l’ai rencontré dans le vestibule, en vêtements de nuit, pantoufles et bonnet, car il ne peut dormir qu’avec un bonnet de coton; il allait vers le jardin. Il ne me dit pas un mot, ne me regarda même pas. Je le regardai en face, moi, et du haut en bas, mais rien!
– Mon oncle, ne comptez pas sur lui; il ne vous fera que des misères.
– Non, non, mon ami; ne dis pas cela! criait mon oncle avec de grands gestes. J’ai confiance. D’ailleurs, c’est mon dernier espoir. Il saura comprendre; il saura apprécier les circonstances. Il est hargneux, capricieux, je ne dis pas le contraire, mais, quand il s’agira de générosité, il brillera comme un diamant… oui, comme un diamant. Tu en parles comme tu le fais parce que tu ne l’as jamais vu dans ses moments de générosité… Mais, mon Dieu! s’il allait parler de ce qu’il a vu hier, alors, vois-tu, Serge, je ne sais ce qu’il pourrait arriver! À qui se fier, alors? Non, il est incapable d’une pareille lâcheté. Je ne vaux pas la semelle de ses bottes! Ne hoche pas la tête, mon ami, c’est la pure vérité, je ne la vaux pas.
– Yégor Ilitch, votre maman désire vous voir! glapit d’en bas la voix désagréable de la Pérépélitzina. Elle avait certainement eu le temps d’entendre toute notre conversation par la fenêtre. – On vous cherche vainement dans toute la maison.
– Mon Dieu! me voilà en retard. Quel ennui! fit précipitamment mon oncle. De grâce, mon ami, habille-toi. Je n’étais venu que pour te demander de m’y accompagner. J’y vais! j’y vais! Anna Nilovna, j’y vais!
Resté seul, je me rappelai ma rencontre avec Nastenka et je me félicitai de ne pas en avoir parlé à mon oncle; cela n’aurait servi qu’à le troubler davantage. Je prévoyais un orage et n’imaginais point comment mon oncle parviendrait à se tirer d’affaire et à faire sa demande à Nastenka. Je le répète: en dépit de ma foi en sa loyauté, je ne pouvais m’empêcher de douter du succès.
Cependant, il fallait se hâter. Je me considérais comme obligé de l’aider et me mis aussitôt à ma toilette, mais j’avais beau me dépêcher, je ne faisais que perdre du temps. Mizintchikov entra.
– Je viens vous chercher, dit-il; Yégor Ilitch vous demande tout de suite.
– Allons! – J’étais prêt; nous partîmes. Chemin faisant, je lui demandai: – Quoi de neuf?
– Ils sont tous au grand complet chez Foma qui ne boude pas aujourd’hui; mais il semble absorbé et marmotte entre ses dents. Il a même embrassé Ilucha, ce qui a ravi Yégor Ilitch. Préalablement, il avait fait dire par la Pérépélitzina qu’il ne désirait pas qu’on lui souhaita sa fête et n’en avait parlé que pour éprouver votre oncle… La vieille respire des sels, mais elle s’est calmée parce que Foma est calme. On ne parle pas plus de notre aventure de ce matin que s’il n’était rien arrivé; on se tait parce que Foma se tait. De toute la matinée il n’a voulu recevoir qui que ce fût et ne s’est pas dérangé bien que la vieille l’ait fait supplier au nom de tous les saints de venir la voir, parce qu’elle avait à le consulter; elle a même frappé en personne à sa porte, mais il est resté enfermé, répondant qu’il priait pour l’humanité ou quelque chose d’approchant. Il doit mijoter un mauvais coup; cela se voit à sa figure. Mais Yégor Ilitch est incapable de lire sur ce visage et il se félicite de la douceur de Foma Fomitch. C’est un véritable enfant… Ilucha a préparé je ne sais quels vers et on m’envoie vous chercher.
– Et Tatiana Ivanovna?
– Eh bien?
– Est-ce qu’elle est avec eux?
– Non; elle est dans sa chambre, répondit sèchement Mizintchikov. Elle se repose et pleure. Peut-être est-elle honteuse. Je crois que cette… institutrice lui tient compagnie en ce moment… Tiens! Qu’est-ce donc? On dirait qu’il s’amasse un orage. Voyez-moi donc ce ciel!
– En effet, répondis-je, je crois bien que c’est l’orage.
Un nuage montait qui noircissait tout un coin de ciel. Nous étions arrivés à la terrasse.
– Eh bien, que pensez-vous d’Obnoskine, hein? continuai-je, ne pouvant me retenir de questionner Mizintchikov sur cette aventure.
– Ne m’en parlez pas! Ne me parlez plus de ce misérable! cria-t-il en s’arrêtant subitement, rouge de colère. Il frappa du pied. – Imbécile! Imbécile! Gâter une affaire aussi bonne, une pensée si lumineuse! Écoutez: je ne suis qu’un âne de n’avoir pas surveillé ses manigances; je l’avoue franchement et peut-être désiriez-vous cet aveu? Mais, je vous le jure, s’il avait su jouer son jeu, je lui aurais sans doute pardonné. Le sot! le sot! Comment peut-on souffrir des êtres pareils dans une société! Il faudrait les exiler en Sibérie! les mettre aux travaux forcés!… Mais ils n’auront pas le dernier mot! J’ai encore un moyen à ma disposition et nous verrons bien qui l’emportera. J’ai conçu quelque chose de nouveau… Convenez qu’il serait absurde de renoncer à une idée parce qu’un imbécile vous l’a volée et n’a pas su l’employer. Ce serait trop injuste. Et puis cette Tatiana est faite pour se marier; c’est sa destinée et si on ne l’a pas encore enfermée dans une maison de santé, c’est qu’on peut l’épouser. Vous allez connaître mon nouveau projet…
– Oui, mais plus tard! interrompis-je. Nous voici arrivés.
– Bien, bien, plus tard! répondit-il, la bouche tordue par un sourire convulsif. Mais, où allez-vous donc? Je vous dis: tout droit chez Foma Fomitch! Suivez-moi; vous ne connaissez pas encore le chemin. Vous allez en voir une comédie… Ça prend une vraie tournure de comédie…
Foma occupait deux grandes et belles pièces, les mieux meublées de la maison. Le grand homme était entouré de confort. La tapisserie fraîche et claire, les rideaux en soie de couleur qui garnissaient les fenêtres, les tapis, la psyché, la cheminée, les meubles élégants et commodes, tout témoignait des soins attentifs que lui prodiguaient les maîtres de la maison. Les fenêtres étaient garnies de fleurs et il y en avait aussi sur des guéridons placés dans les embrasures.
Au milieu du cabinet de travail s’étalait une grande table recouverte de drap rouge, chargée de livres, de manuscrits, au milieu desquels se détachaient un superbe encrier de bronze et un tas de plumes commis aux soins de Vidopliassov, le tout destiné à témoigner de l’importance des travaux intellectuels de Foma Fomitch.
À ce propos, je dirai qu’après huit ans environ, passés dans cette maison, Foma n’avait rien produit qui méritât mention, et plus tard, quand il eût quitté cette terre pour un monde meilleur, nous examinâmes ses manuscrits: le tout ne valait rien.
Nous trouvâmes le commencement d’un roman historique se passant au VII° siècle, à Novgorod, un monstrueux poème en vers blancs: L’Anachorète au cimetière, ramassis de divagations insensées sur la propriété rurale, l’importance du moujik et la façon de le traiter, et enfin une nouvelle mondaine également inachevée: La Comtesse Vlonskaïa. C’était tout et, cependant, Foma Fomitch imposait chaque année à mon oncle une énorme dépense en livres et revues dont beaucoup furent retrouvés intacts. Par la suite, il m’était souvent arrivé de surprendre notre Foma plongé dans la lecture d’un Paul de Kock aussitôt dissimulé…
Une porte vitrée donnait du cabinet de travail dans la cour.
On nous attendait. Foma Fomitch était assis dans un confortable fauteuil, toujours sans cravate, mais vêtu d’une longue redingote qui lui descendait jusqu’aux talons. Il était en effet silencieux et absorbé. Quand nous entrâmes, il releva légèrement les sourcils et me regarda d’un œil scrutateur. Je le saluai, il me répondit par un salut peu marqué, mais néanmoins fort poli. Ma grand’mère, voyant que Foma m’avait témoigné de la bienveillance, m’adressa un signe de tête et un sourire. La pauvre femme ne s’était nullement attendue à voir son favori accueillir avec autant de calme la fugue de Tatiana Ivanovna, et cela l’avait rendue très gaie, malgré ses crises de nerfs et ses faiblesses du matin.
La demoiselle Pérépélitzina se trouvait derrière sa chaise, à son poste ordinaire; les lèvres pincées, souriant avec une aigre malice, elle frottait ses mains osseuses. Près de la générale étaient deux vieilles et silencieuses personnes qu’elle protégeait comme étant de bonnes familles. Il y avait aussi une religieuse en tournée, arrivée du matin, et une dame du voisinage, fort âgée et ne parlant guère, qui était venue après la messe pour souhaiter la fête de la générale. Ma tante Prascovia Ilinitchna se morfondait dans un coin tout en considérant Foma Fomitch et sa mère avec une évidente inquiétude.
Mon oncle était assis dans un fauteuil; une joie intense brillait dans ses yeux. Devant lui se tenait Ilucha, joli comme un amour avec ses cheveux frisés et sa blouse de fête en soie rouge. Sacha et Nastenka lui avaient appris des vers en cachette, pour que le plaisir de son père en ce jour fût encore augmenté par les progrès de son fils.
L’oncle était prêt à pleurer de bonheur; la douceur inattendue de Foma, la gaieté de la générale, la fête d’Ilucha, les vers, tout cela l’avait absolument réjoui et il avait solennellement demandé l’autorisation de m’envoyer chercher, afin que j’entendisse les vers et que je prisse ma part de la satisfaction générale. Sacha et Nastenka, entrées après nous, s’étaient assises à côté d’Ilucha. Sacha riait à chaque instant, heureuse comme une enfant et, bien que pâle et languissante, Nastenka finissait par sourire de la voir. Seule, elle avait été accueillir Tatiana au retour de son expédition et ne l’avait plus quittée depuis ce moment.
L’espiègle Ilucha regardait ses deux institutrices comme s’il n’eût pu se retenir de rire. Ils devaient avoir tous trois préparé une très amusante plaisanterie qu’ils s’apprêtaient à mettre en œuvre.
J’avais complètement oublié Bakhtchéiev. Assis sur une chaise, toujours rouge et fâché, il ne soufflait mot et boudait, se mouchait, dressant une silhouette lugubre au milieu de cette fête de famille. Éjévikine s’empressait auprès de lui. Il était d’ailleurs aux petits soins pour tout le monde, baisait les mains de la générale et de son hôtesse, chuchotait quelques mots à l’oreille de Mlle Pérépélitzina, faisait sa cour à Foma Fomitch; en un mot, il se multipliait. Tout en attendant les vers d’Ilucha, il se précipita à ma rencontre avec force salutations en témoignage de son estime et de son dévouement. On ne l’eût guère cru venu à Stépantchikovo pour prendre la défense de sa fille et l’emmener définitivement.
– Le voilà! s’écria joyeusement mon oncle à ma vue. Ilucha m’a fait la surprise d’apprendre une poésie; oui, c’est une véritable surprise. J’en suis très ému, mon ami, et je t’ai envoyé chercher tout exprès… Assieds-toi à côté de moi et écoutons! Foma Fomitch, mon cher, avoue donc que c’est toi qui leur a inspiré cette idée pour me faire plaisir. J’en jurerais!
Du moment que mon oncle s’exprimait ainsi et sur un pareil ton, on pouvait supposer que tout allait bien. Mais comme l’avait dit Mizintchikov, le malheur était que mon oncle ne savait pas déchiffrer les physionomies. À l’aspect de Foma, je compris que l’ancien hussard avait eu le coup d’œil juste et qu’il fallait en effet s’attendre à quelque coup de théâtre.
– Ne faites pas attention à moi, colonel, répondit-il d’une voix débile, d’une voix d’homme qui pardonne à ses ennemis. Je ne puis que louer cette surprise qui prouve la sensibilité et la sagesse de vos enfants. Les vers sont fort utiles, ne fût-ce que pour l’exercice d’articulation qu’ils comportent… Mais, ce matin, colonel, je ne me préoccupais pas de poésie; j’étais tout à mes prières, vous le savez. Je n’en suis pas moins prêt à écouter ces vers.
Pendant ce temps, j’embrassais Ilucha et lui faisais mes souhaits.
– C’est juste, Foma, reprit mon oncle, j’avais oublié, mais je t’en demande pardon, tout en étant très sûr de ton amitié, Foma!… Embrasse-le donc encore une fois, Sérioja et regarde-moi ce gamin! Allons, commence, Ilucha. De quoi s’agit-il? Ce doit être une ode solennelle… de Lomonossov, sans doute?
Et mon oncle se redressait, ne pouvant tenir en place, tant il était impatient et joyeux.
– Non, petit père, ce n’est pas de Lomonossov, dit Sachenka, contenant à peine son hilarité, mais, comme vous êtes un ancien soldat et que vous avez combattu les ennemis, Ilucha a appris une poésie militaire: «Le siège de Pamba», petit père.
– «Le siège de Pamba»! Ah! je ne me rappelle pas ce qu’était cette Pamba… Connais-tu ça, Sérioja? Sûrement, il a dû se passer là quelque chose d’héroïque, et mon oncle se redressa encore.
– Récite, Ilucha, ordonna Sachenka.
Ilucha commença sa récitation d’une voix grêle, claire et égale, sans s’arrêter aux points ni aux virgules, suivant la coutume des enfants qui débitent des poésies apprises par cœur.
Depuis neuf ans, Pedro Gomez
Assiège le château de Pamba,
Ne se nourrissant que de lait.
Et toute l’armée de don Pedro,
Au nombre de neuf mille Castillans,
Obéit au vœu prononcé,
Ne mange même pas de pain
Et ne boit que du lait.
– Comment? Qu’est-ce? Qu’est-ce que ce lait? s’exclama mon oncle en me regardant avec étonnement.
– Continue à réciter! fit Sachenka.
Chaque jour, don Pedro Gomez
Déplore son impuissance
En se voilant la face.
Déjà commence la dixième année;
Et les méchants Maures triomphent,
Car, de l’armée de don Pedro,
Il ne reste plus que dix-neuf hommes…
– Mais ce sont des sottises! s’écria mon oncle avec inquiétude. C’est impossible! Il ne reste que dix-neuf hommes de toute une armée auparavant très considérable. Qu’est-ce que cela, mon ami?
Mais Sacha n’y tint plus et partit d’un franc éclat de rire de gamine et, bien que la pièce n’eût rien de bien drôle, il était impossible de la regarder sans partager son hilarité.
– C’est une poésie comique, papa! s’écria-t-elle, toute joyeuse de son idée enfantine. L’auteur ne l’a composée que pour faire rire, papa!
– Ah! c’est une poésie comique! fit mon oncle dont le visage s’éclaira, une poésie comique! C’est ce que je pensais… Parbleu! parbleu! c’est une poésie comique! Et elle est très drôle: ce Gomez qui ne donnait que du lait à toute son armée pour tenir un vœu? C’était malin, un vœu pareil!… C’est très spirituel; n’est-ce pas, Foma? Voyez-vous, ma mère, les auteurs s’amusent parfois à écrire des poésies fantaisistes; n’est-ce pas Serge? C’est très drôle! Voyons, Ilucha, continue.
Il ne reste plus que dix-neuf hommes!
Don Pedro les réunit
Et leur dit: «O mes dix-neuf!
Déployons nos étendards,
Sonnons de nos cors,
Et nous laisserons là Pamba.
Il est vrai que nous n’avons pas pris la place,
Mais nous pouvons jurer
Sur notre conscience et notre honneur,
Que nous n’avons pas
Trahi une seule fois notre vœu,
Depuis neuf ans que nous n’avons
Rien mangé, absolument rien
Que du lait!
– Quel imbécile! Il se console facilement! interrompit encore mon oncle, parce qu’il a bu du lait pendant neuf ans! La belle affaire! Il eût mieux fait de manger un mouton à lui seul et de laisser manger ses hommes! C’est très bien; c’est magnifique! Je comprends; je comprends à présent: c’est une satire ou… comment appelle-t-on ça?… une allégorie, quoi! Ça pourrait bien viser certain guerrier étranger? ajouta-t-il en se tournant vers moi, les sourcils froncés et clignant de l’œil, hein? Qu’en penses-tu? Seulement, c’est une satire inoffensive qui ne peut blesser personne! C’est très beau! très beau! et c’est d’une grande noblesse! Voyons, continue, Ilucha! Ah! les polissonnes! les polissonnes! et il regardait avec attendrissement Sachenka et plus furtivement Nastenka qui souriait en rougissant.
Encouragés par ce discours,
Les dix-neuf Castillans
Vacillant sur leurs selles,
Crièrent d’une voix faible:
«Santo Yago Compostello!
Honneur et gloire à Don Pedro!
Honneur et gloire au Lion de Castille!»
Et le chapelain Diego
Se dit entre ses dents:
«Si c’eût été moi le commandant,
J’aurais fait vœu de ne manger
Que de la viande et de ne boire que du vin».
– Eh bien, qu’est-ce que je disais? s’écria mon oncle, très content. Le seul homme intelligent de toute cette armée n’était autre que le chapelain. Qu’est-ce que cela, Serge? Leur capitaine? quoi?
– Un aumônier, mon oncle, un ecclésiastique!
– Ah! oui, oui! Chapelain! Je sais: je me rappelle! J’ai lu quelque chose là-dessus dans Radcliffe. Il y en a de différents ordres… Des bénédictins, je crois?… Y a-t-il des Bénédictins?
– Mais oui, mon oncle.
– Hem! C’est ce qu’il me semblait. Voyons, Ilucha, continue. Très bien! très bien!
Et, en entendant cela, Don Pedro
Dit avec un rire bruyant,
«Je lui dois bien un mouton,
Car il a trouvé là une bonne plaisanterie.»
– C’était bien le moment de rire! Quel imbécile! Un mouton! S’il y avait là des moutons, pourquoi n’en mangeait-il pas lui-même? Continue, Ilucha. Très bien! C’est magnifique! C’est mordant!
– C’est fini, petit père.
– Ah! c’est fini? Au fait, que restait-il à faire? N’est-ce pas, Serge? Très bien, Ilucha! C’est merveilleusement bien! Embrasse-moi, mon chéri, mon pigeonneau! Mais qui lui a suggéré cette idée? C’est toi, Sacha?
– Non; c’est Nastenka. Nous avions lu ces vers, il y a quelques temps. Alors, elle avait dit: «C’est très amusant; il faut le faire apprendre à Ilucha pour le jour de sa fête; ce qu’on rira!»
– Ah! c’est vous Nastenka? Je vous remercie beaucoup marmotta mon oncle en rougissant comme un enfant. Embrasse-moi encore une fois, Ilucha! Embrasse-moi aussi, polissonne! fit-il en prenant sa fille dans ses bras et en la regardant avec amour. Et il ajouta, comme si, de contentement, il n’eût su quoi dire: – Attends un peu, Sachourka, ta fête va aussi venir bientôt.
Je demandai à Nastenka de qui était cette poésie.
– Ah! oui; de qui est-elle, cette poésie? s’empressa d’insister mon oncle. En tout cas, c’est d’un gaillard intelligent; n’est-ce pas, Foma?
– Hem! grommela Foma, dont un sourire sardonique n’avait pas quitté les lèvres pendant tout le temps de la récitation.
– Je ne me souviens plus, répondit Nastenka en regardant timidement Foma Fomitch.
– Elle est de M. Kouzma Proutkov, petit père; nous l’avons vue dans le Contemporain, dit Sachenka.
– Kouzma Proutkov? Je ne le connais pas, fit mon oncle. Je connais Pouchkine!… Du reste, on voit que c’est un poète de mérite, n’est-ce pas, Serge? Et, par-dessus le marché, on sent qu’il ne nourrit que les plus nobles sentiments. C’est peut-être un militaire. Je l’apprécie hautement. Ce Contemporain est une superbe revue. Je vais m’y abonner si elle a d’aussi bons poètes pour collaborateurs… J’aime les poètes; ce sont de rudes gaillards. Te rappelles-tu, Serge, j’ai vu chez toi, à Pétersbourg, un homme de lettres. Il avait un nez d’une forme très particulière… en vérité… Que dis-tu, Foma?
– Non, rien… rien… fit celui-ci en feignant de contenir son envie de rire. Continuez, Yégor Ilitch, continuez! Je dirai mon mot plus tard… Stépane Alexiévitch écoute également avec le plus grand plaisir votre discours sur les hommes de lettres pétersbourgeois…
Bakhtchéiev, qui se tenait à l’écart, absorbé dans ses pensées, releva vivement la tête en rougissant et s’agita sur son fauteuil.
– Foma, laisse-moi tranquille! dit-il en fixant sur son interlocuteur le regard méchant de ses petits yeux injectés de sang. Qu’ai-je à faire de la littérature? Que Dieu me donne la santé! – conclut-il en grommelant – et que tous ces écrivains… des voltairiens, et rien de plus!
– Les écrivains ne sont que des voltairiens? fit Éjévikine s’approchant aussitôt de M. Bakhtchéiev. Vous dites là une grande vérité. L’autre jour, Valentine Ignatich disait la même chose. Il m’avait aussi qualifié de voltairien; je vous le jure. Et pourtant, j’ai si peu écrit! tout le monde le sait… C’est vous dire que, si un pot de lait tourne, c’est la faute à Voltaire! Il en est toujours ainsi chez nous.
– Mais non! riposta gravement mon oncle, c’est une erreur! Voltaire était un écrivain qui raillait les superstitions d’une façon fort mordante; mais il ne fut jamais voltairien! Ce sont ses ennemis qui l’ont calomnié. Pourquoi vouloir tout faire retomber sur ce malheureux?
Le méchant ricanement de Foma se fit de nouveau entendre. Mon oncle lui jeta un regard inquiet et se troubla visiblement.
– Non, Foma, vois-tu, je parle des journaux, fit-il avec confusion et dans l’espoir de se justifier. Tu avais raison de me dire qu’il fallait s’abonner. Je suis de ton avis. Hum!… les revues propagent l’instruction! On ne serait pour la patrie qu’un bien triste enfant si l’on ne s’abonnait pas. N’est-ce pas, Serge?… Hum!… Oui… Prenons, par exemple, le Contemporain… Mais, tu sais, Sérioja, les plus forts articles scientifiques se publient dans cette grosse revue… comment l’appelles-tu?… avec une couverture jaune…
– Les Mémoires de la Patrie, petit père.
– C’est cela! Et quel beau titre! n’est-ce pas, Serge? C’est pour ainsi dire toute la patrie qui prend des notes!… Quel but sublime! Une revue des plus utiles! Et ce qu’elle est volumineuse! Allez donc éditer un pareil ballot! Et ça vous contient des articles à vous tirer les yeux de l’orbite… L’autre fois j’arrive, je vois un livre. Je le prends, je l’ouvre par curiosité et j’en lis trois pages d’un trait. Mon cher, je restai bouche bée! On parlait de tout là-dedans: du balai, de la bêche, de l’écumoire, de la happe. Pour moi, une happe n’est qu’une happe. Eh bien pas du tout, mon cher. Les savants y voient un emblème, ou une mythologie; est-ce que je sais? quelque chose en tout cas… Voilà! On sait tout à présent!
Je ne sais trop ce qu’allait faire Foma en présence de cette nouvelle sortie de mon oncle, mais, à ce moment précis, Gavrilo apparut et, la tête basse, il s’arrêta au seuil de la porte. Foma lui jeta un regard significatif.
– Tout est-il prêt, Gavrilo? s’enquit-il d’une voix faible, mais résolue.
– Tout est prêt, répondit tristement Gavrilo dans un soupir.
– Tu as mis le petit paquet dans le chariot?
– Je l’y ai mis.
– Alors, je suis prêt! dit Foma.
Il se leva lentement de son fauteuil. Mon oncle le regardait, ébahi. La générale quitta sa place et jeta autour d’elle un coup d’œil circulaire et étonné.
– À présent, colonel, commença Foma avec une extrême dignité, permettez-moi d’implorer de vous l’abandon momentané de ce thème si intéressant des happes littéraires; il vous sera loisible d’en poursuivre le développement sans moi. Mais, vous faisant un éternel adieu, je désirerais vous dire encore quelques mots…
La terreur et l’étonnement s’emparèrent de tous les assistants.
– Foma! Foma! Mais qu’as-tu? Où veux-tu donc t’en aller? s’écria enfin mon oncle.
– Je me prépare à quitter votre maison, colonel! posa Foma d’une voix calme. J’ai décidé d’aller où le vent me poussera et c’est dans ce but que j’ai loué un simple chariot à mes frais. Mon petit baluchon s’y trouve maintenant; il n’est pas gros: quelques livres préférés, de quoi changer deux fois de linge et c’est tout! Je suis pauvre, Yégor Ilitch, mais, pour rien au monde je n’accepterais votre or, comme vous avez pu vous en convaincre hier même!
– Mais, Foma, au nom de Dieu, qu’est-ce que cela signifie? supplia mon oncle, plus blanc qu’un linge.
La générale poussa un cri et, les bras tendus vers Foma Fomitch, le contempla avec désespoir, cependant que la demoiselle Pérépélitzina s’élançait pour la soutenir. Les dames pique-assiettes restèrent clouées sur leurs sièges et M. Bakhtchéiev se leva lourdement.
– Allons, bon! voilà que ça commence! murmura près de moi Mizintchikov.
On entendit à ce moment les lointains roulements du tonnerre; l’orage approchait.
– Il me semble, colonel, que vous me demandez ce que cela veut dire? déclama emphatiquement Foma, certainement ravi de la confusion générale. Votre question m’étonne! Expliquez-moi donc à votre tour comment vous pouvez me regarder en face? Expliquez-moi encore ce problème psychologique du manque de pudeur chez certains hommes et je m’en irai alors, enrichi d’une nouvelle connaissance relative à la corruption du genre humain.
Mais mon oncle était incapable de répondre; anéanti, épouvanté, la bouche ouverte et les yeux écarquillés, il ne pouvait détourner son regard de celui de Foma.
– Mon Dieu! que d’horreurs! gémit la demoiselle Pérépélitzina.
– Comprenez-vous, colonel, que vous devez me laisser partir sans autres questions? Car vraiment, tout homme et âgé que je sois, je commençais à craindre sérieusement pour ma moralité! Croyez-moi: laissez vos questions; elles ne pourraient avoir d’autres résultats que votre propre honte!
– Foma! Foma!… s’écria mon oncle, et des gouttes de sueur perlèrent sur son front.
– Permettez-moi donc, sans plus d’explications, de vous dire quelques mots d’adieu et de vous donner quelques derniers conseils. Ce seront mes ultimes paroles dans votre maison, Yégor Ilitch. Le fait est consommé et il est impossible de le réparer. J’espère que vous savez à quel fait je fais en ce moment allusion. Mais, je vous en supplie à deux genoux, si la dernière étincelle de moralité n’est pas encore éteinte au fond de votre cœur, réprimez l’élan de vos passions! Si ce feu perfide n’a pas encore embrasé tout l’édifice, éteignez l’incendie!
– Foma, je t’assure que tu te trompes! protesta mon oncle, se reprenant peu à peu et pressentant avec terreur le dénouement.
– Maîtrisez vos passions! poursuivit Foma avec la même pompe, comme si mon oncle n’eût rien dit. Luttez contre vous-même: «Si tu veux vaincre le monde, commence par te vaincre toi-même!» Tel est mon principe. Propriétaire foncier, vous devez briller comme un diamant sur vos domaines; et quel abominable exemple ne donnez-vous pas à vos subordonnés! Pendant des nuits entières, je priais pour vous, m’efforçant de découvrir votre bonheur. Je n’ai pu le trouver, car le bonheur n’est que dans la vertu…
– Mais c’est impossible, Foma! interrompit encore mon oncle. Tu te méprends; tu parles hors de propos…
– Rappelez-vous donc que vous êtes un seigneur, continua Foma sans prêter plus d’attention que devant aux paroles de mon oncle. Ne croyez pas que la paresse et la volupté soient les seuls buts du propriétaire terrien. C’est là une idée néfaste. Ce n’est pas à l’incurie qu’il se doit, mais au souci, au souci devant Dieu, devant le tsar et devant la patrie! Un seigneur doit travailler, travailler comme le dernier de ses paysans!
– Bon! vais-je donc labourer aux lieu et place de mes paysans! grommela Bakhtchéiev. Et cependant, je suis un seigneur…
– Je m’adresse à vous, maintenant, fit-il en se tournant vers Gavrilo et Falaléi qui venaient d’apparaître près de la porte. Aimez vos maîtres et obéissez-leur avec douceur et empressement; ils vous aimeront en retour… Et vous, colonel, soyez bon et compatissant pour eux. Ce sont aussi des êtres humains créés à l’image de Dieu, des enfants qui vous sont confiés par le tsar et par la patrie. Plus le devoir est grand, plus est grand le mérite!
– Foma Fomitch! mon ami, que veux-tu donc faire? cria la générale avec désespoir. Elle était prête à tomber en pamoison, tant son appréhension était violente.
– Je crois qu’en voilà assez? conclut Foma sans daigner remarquer la générale. Maintenant, passons aux détails; ce sont de petites choses, mais indispensables, Yégor Ilitch. Le foin de la prairie de Khariline n’est pas encore fauché. Ne vous laissez pas mettre en retard; faites-le couper et le plus tôt sera le mieux; c’est là mon premier conseil.
– Mais, Foma…
– Vous projetez d’abattre une partie de la forêt de Zyrianovski, je le sais. Abstenez-vous en; c’est mon deuxième conseil. Conservez les forêts; elles gardent la terre humide… Il est bien dommage que vous ayez fait aussi tard les semences de printemps, beaucoup trop tard!
– Mais, Foma…
– Mais trêve de paroles; je ne pourrai tout dire et le temps me manque. Je vous enverrai mes instructions par écrit. Eh bien, adieu! adieu à tous! Dieu soit avec vous et qu’il vous bénisse! Je te bénis, aussi, mon enfant, – dit-il à Ilucha – Dieu te préserve du poison de tes futures passions. Je te bénis aussi, Falaléi, oublie la Kamarinskaïa! Et vous… vous tous, souvenez-vous de Foma… Allons, Gavrilo! Aide-moi à monter dans ce chariot, vieillard.
Et Foma se dirigea vers la porte. Poussant un cri aigu, la générale se précipita vers lui.
– Non, Foma! je ne te laisserai pas partir ainsi! s’écria mon oncle et, le rejoignant, il le prit par la main.
– Vous voulez donc employer la force? demanda l’autre avec arrogance.
– Oui, Foma, s’il le faut, j’emploierai la force! répondit mon oncle tremblant d’émotion. Tu en as trop dit: il faut t’expliquer. Tu as mal compris ma lettre, Foma!
– Votre lettre? hurla Foma en s’enflammant instantanément, comme s’il n’eût attendu que ces paroles pour faire explosion. – Votre lettre! La voici, votre lettre! la voici! Je la déchire, cette lettre! Je la piétine, votre lettre! et, ce faisant, j’accomplis le plus sacré devoir de l’humanité! Voilà ce que je fais, puisque vous me contraignez à des explications. Voyez! voyez! voyez!
Et les fragments de la lettre s’éparpillèrent dans la chambre.
– Foma, criait mon oncle en pâlissant de plus en plus, je te répète que tu ne m’as pas compris. Je veux me marier, je cherche mon bonheur…
– Vous marier! Vous avez séduit cette demoiselle et vous mentez en parlant de mariage, car je vous ai vu hier soir sous les buissons du jardin!
La générale fit un cri, et s’affaissa dans son fauteuil. Un tumulte effrayant s’ensuivit. L’infortunée Nastenka restait immobile sur son siège, comme morte. Sachenka, effrayée et qu’on eut dite en proie à un accès de fièvre, tremblait de tous ses membres en serrant Ilucha dans ses bras.
– Foma, criait furieusement mon oncle, si tu as le malheur de divulguer ce secret, tu commettras la plus basse action du monde!
– Je vais le divulguer, votre secret! hurlait Foma, et j’accomplirai la plus noble des actions! Je suis envoyé par Dieu lui-même pour flétrir les ignominies des hommes. Je monterai sur le toit de chaume d’un paysan et je crierai votre acte ignoble à tous les propriétaires voisins, à tous les passants!… Oui, sachez tous, tous! que, cette nuit, je l’ai surpris dans le parc, dans les taillis, avec cette jeune fille à l’air si innocent!
– Quelle horreur! minauda la demoiselle Pérépélitzina.
– Foma! tu cours à ta perte! criait mon oncle les poings serrés et les yeux étincelants. Mais Foma continuait à brailler:
– Et lui, épouvanté d’avoir été vu, il a osé tenter de me séduire, moi, honnête, loyal, par une lettre menteuse, afin de me faire approuver son crime… Oui, son crime! car, d’une jeune fille pure jusqu’alors, vous avez fait une…
– Encore un seul mot outrageant à son adresse, Foma, et je jure que je te tue!
– Ce mot, je le dis, oui, de la jeune fille la plus innocente jusqu’alors, vous êtes parvenu à faire la dernière des dépravées.
Foma n’avait pas encore prononcé ce dernier mot, que mon oncle l’empoignait et, le faisant pirouetter comme un fétu de paille le précipitait à toute volée contre la porte vitrée qui donnait sur la cour. Le coup fut si rude que la porte céda, s’ouvrit largement et que nous vîmes Foma, dégringolant les sept marches du perron, aller s’écraser dans la cour au milieu d’un grand fracas de vitres brisées.
– Gavrilo! ramasse-moi ça! cria mon oncle plus pâle qu’un mort, mets-le dans le chariot et que, dans deux minutes, ça ait quitté Stépantchikovo!
Quelle que fût la trame ourdie par Foma, il est assez probable qu’il était loin de s’attendre à un pareil dénouement.
Je ne saurais m’engager à décrire la scène qui suivit cette catastrophe: gémissement déchirant de la générale qui s’écroula dans son fauteuil, ébahissement de la Pérépélitzina devant cet inattendu coup d’énergie d’un homme toujours si docile jusque là, les oh! et les ah! des dames pique-assiettes, l’effroi de Nastenka qui faillit s’évanouir et autour de qui s’empressait mon oncle, trépignant à travers la pièce en proie à une indicible émotion devant sa mère sans connaissance, Sachenka folle de peur, les pleurs de Falaléi, tout cela formait un tableau impossible à rendre. Ajoutez qu’un orage formidable éclata juste à ce moment; les éclats du tonnerre se succédaient constamment tandis qu’une pluie furieuse fouettait les vitres.
– En voilà une fête! grommela Bakhtchéiev baissant la tête et écartant les bras.
– Ça va mal! murmurai-je, fort troublé à mon tour, mais, au moins, voilà Foma dehors et il ne rentrera plus!
– Ma mère! avez-vous repris vos sens? Vous sentez-vous mieux? Pouvez-vous enfin m’écouter? demanda mon oncle, s’arrêtant devant le fauteuil de la vieille dame qui releva la tête et attacha un regard suppliant sur ce fils qu’elle n’avait jamais vu dans une telle colère.
– Ma mère, reprit-il, la coupe vient de déborder; vous l’avez vu. Je voulais vous exposer cette affaire tout autrement et à loisir; mais le temps presse et je ne puis plus reculer. Vous avez entendu la calomnie, écoutez à présent la justification. Ma mère, j’aime cette noble jeune fille, je l’aime depuis longtemps et je l’aimerai toujours. Elle fera le bonheur de mes enfants et sera pour vous la fille la plus respectueuse; en présence de tous mes parents et amis, je dépose à vos pieds ma demande, et je prie mademoiselle de me faire l’immense honneur de devenir ma femme.
Nastenka tressaillit. Son visage s’empourpra. Elle se leva avec précipitation. Cependant, la générale ne quittait pas des yeux le visage de son fils; elle semblait en proie à une sorte d’ahurissement, et, soudain, avec un sanglot déchirant, elle se jeta à ses genoux devant lui. Elle criait:
– Yégorouchka! mon petit pigeon! fais revenir Foma Fomitch! Envoie-le chercher tout de suite ou je mourrai avant ce soir!
Mon oncle fut atterré de voir agenouillée devant lui, sa vieille mère si tyrannique et si capricieuse. Une expression de souffrance passa sur son visage. Enfin, revenu de son étonnement, il se précipita pour la relever et l’installer dans le fauteuil.
– Fais revenir Foma Fomitch, Yégorouchka! continuait à gémir la générale, fais-le revenir, le cher homme, je ne peux vivre sans lui!
– Ma mère! exclama douloureusement mon oncle, n’avez-vous donc rien entendu de ce que je vous ai dit? Je ne peux faire revenir Foma, comprenez-le! Je ne le puis pas et je n’en ai pas le droit après la basse et lâche calomnie qu’il a jetée sur cet ange d’honnêteté et de vertu. Comprenez, ma mère, que l’honneur m’ordonne de réparer le tort causé à cette jeune fille! Vous avez entendu: je demande sa main et je vous supplie de bénir notre union.
La générale se leva encore de son fauteuil et alla se jeter à genoux devant Nastenka.
– Petite mère! ma chérie! criait-elle, ne l’épouse pas! Ne l’épouse pas et supplie-le de faire revenir Foma Fomitch! Mon ange! chère Nastassia Evgrafovna! Je te donnerai, je te sacrifierai tout si tu ne l’épouses pas. Je n’ai pas dépensé tout ce que je possédais; il me reste encore quelque argent de mon défunt mari. Tout est à toi; je te comblerai de biens; Yégorouchka aussi! mais ne me mets pas vivante au cercueil! demande-lui de ramener Foma Fomitch!
La vieille dame aurait poursuivi ses lamentations et ses divagations si, indignées de la voir à genoux devant une institutrice à gages, la Pérépélitzina et les autres femmes ne s’étaient précipitées pour la relever au milieu des cris et des gémissements. L’émotion de Nastenka était telle qu’elle ne pouvait qu’à peine se tenir debout. La Pérépélitzina se mit à pleurer de dépit.
– Vous allez tuer votre mère! criait-elle à mon oncle; on va la tuer. Et vous, Nastassia Evgrafovna, comment pouvez-vous brouiller une mère avec son fils? Dieu le défend!
– Anna Nilovna, dit mon oncle, retenez votre langue! j’ai assez souffert!
– Et moi, ne m’avez-vous pas fait souffrir aussi? Pourquoi me reprochez-vous ma situation d’orpheline? Je ne suis pas votre esclave; je suis la fille d’un lieutenant-colonel et je ne remettrai jamais le pied dans votre maison que je vais quitter aujourd’hui même!
Mais mon oncle ne l’écoutait pas. Il s’approcha de Nastenka et lui prit dévotement la main.
– Vous avez entendu ma demande, Nastassia Evgrafovna? lui demanda-t-il avec une anxiété désolée.
– Non, Yégor Ilitch, non! Laissons cela! répondit-elle, à son tour découragée. Tout cela est bien inutile! et, lui pressant les mains, elle fondit en larmes. Vous ne faites cette demande qu’en raison de l’incident d’hier… Mais vous voyez bien que ça ne se peut pas. Nous nous sommes trompés, Yégor Ilitch!… Je me souviendrai toujours que vous fûtes mon bienfaiteur et je prierai toujours pour vous… toujours! toujours!
Les larmes étouffèrent sa voix. Mon pauvre oncle pressentait cette réponse. Il ne pensa même pas à répliquer, à insister… Il l’écoutait, penché vers elle et lui tenant la main, dans un silence navré. Ses yeux se mouillèrent. Nastia continua:
– Hier encore, je vous disais que je ne pouvais être votre femme. Vous le voyez: les vôtres ne veulent pas de moi; je le sentais depuis longtemps. Votre mère ne nous donnera pas sa bénédiction… les autres non plus. Vous êtes trop généreux pour vous repentir plus tard, mais vous serez malheureux à cause de moi… victime de votre bon cœur.
– Oh! c’est bien vrai, Nastenka! C’est un bon cœur…acquiesça Éjévikine qui se tenait de l’autre côté du fauteuil, c’est cela, ma fille, c’est justement le mot qu’il fallait dire!
– Je ne veux pas être une cause de dissentiments dans votre maison, continua Nastenka. Ne vous inquiétez pas de mon sort, Yégor Ilitch, personne ne me fera de tort, personne ne m’insultera… Je retourne aujourd’hui même chez mon père. Il faut nous dire adieu, Yégor Ilitch…
La pauvrette fondit encore en larmes.
– Nastassia Evgrafovna, est-ce votre dernier mot? fit mon oncle en la regardant avec une détresse indicible, dites une seule parole et je vous sacrifie tout!
– C’était le dernier mot, le dernier! dit Éjévikine, et elle vous a si bien dit tout cela que j’en suis moi-même surpris. Yégor Ilitch, vous êtes le meilleur des hommes et vous nous avez fait grand honneur! beaucoup d’honneur! trop d’honneur!… Cependant, elle n’est pas ce qu’il vous faut, Yégor Ilitch. Il vous faut une fiancée riche, de grande famille, de superbe beauté, avec une belle voix et qui s’avancerait dans votre maison parée de diamants et de plumes d’autruche. Il se pourrait alors que Foma Fomitch fit une concession et qu’il vous bénît. Car vous ferez revenir Foma Fomitch! Vous avez eu tort de le maltraiter ainsi. C’est l’ardeur excessive de sa vertu qui l’a fait parler de la sorte… Vous serez le premier à dire par la suite que, seule, la vertu le guidait; vous verrez. Autant le faire revenir tout de suite, puisqu’il faut qu’il revienne…
– Fais-le revenir! Fais-le revenir! cria la générale. C’est la vérité qu’il te dit, mon petit.
– Oui, continua Éjévikine, votre mère se désole bien inutilement… Faites-le revenir. Quant à moi et à Nastia, nous allons partir.
– Attends, Evgraf Larionitch! s’écria mon oncle. Je t’en supplie! J’ai encore un mot à dire, Evgraf, un seul mot…
Cela dit, il s’écarta, s’assit dans un fauteuil et, baissant la tête, il se couvrit les yeux de ses mains, emporté dans une ardente méditation.
Un épouvantable coup de tonnerre éclata presque au-dessus de la maison qui en fut toute secouée. Hébétées de peur, les femmes poussèrent des cris aigus et se signèrent. Bakhtchéiev en fit autant. Plusieurs voix murmurèrent:
– Petit père, le prophète Élie!
Au coup de tonnerre succéda une si formidable averse qu’on eût dit qu’un lac se déversait sur Stépantchikovo.
– Et Foma Fomitch, que devient-il dans les champs? fit Pérépélitzina.
– Yégorouchka, rappelle-le! s’écria désespérément la générale en se précipitant comme une folle vers la porte. Mais les dames pique-assiettes la retinrent et, l’entourant, la consolaient, criaient, pleurnichaient. C’était un tumulte indescriptible.
– Il est parti avec une redingote; il n’a même pas pris son manteau! continua la Pérépélitzina. Il n’a pas non plus de parapluie. Il va être foudroyé!
– C’est sûr! fit Bakhtchéiev, et trempé jusqu’aux os!
– Vous feriez aussi bien de vous taire! lui dis-je à voix basse.
– C’est un homme, je pense! répartit le gros homme avec emportement. Ce n’est pas un chien! Est-ce que tu sortirais maintenant, toi? Va donc te baigner, si tu aimes tant cela!
Pressentant et redoutant le dénouement, je m’approchai de mon oncle, resté immobile dans son fauteuil.
– Mon oncle, fis-je en me baissant à son oreille, allez-vous consentir au retour de Foma Fomitch? Comprenez donc que ce serait le comble de l’indécence, au moins tant que Nastenka sera dans cette maison.
– Mon ami, répondit mon oncle en relevant la tête et me regardant résolument dans les yeux, je viens de prononcer mon jugement et je sais maintenant ce qu’il me reste à faire. Ne t’inquiète pas, aucune offense ne sera faite à Nastenka; je m’arrangerai pour cela.
Il se leva et s’approcha de sa mère.
– Ma mère, dit-il, calmez-vous. Je vais faire revenir Foma Fomitch. On va le rattraper; il ne peut encore être loin. Mais je jure qu’il ne rentrera ici que sous une seule condition: c’est que, devant tous ceux qui furent témoins de l’outrage, il reconnaîtra sa faute et demandera solennellement pardon à cette digne jeune fille. Je l’obtiendrai de lui; je l’y forcerai. Autrement, il ne franchira pas le seuil de cette maison. Mais je vous jure, ma mère, que, s’il consent à le faire de bon gré, je suis prêt à me jeter à ses pieds, et à lui donner tout ce que je puis lui donner sans léser mes enfants. Quant à moi, dès aujourd’hui je me retire. L’étoile de mon bonheur s’est éteinte. Je quitte Stépantchikovo. Vivez-y tous heureux et tranquilles. Moi, je retourne au régiment pour finir ma triste existence dans les tourmentes de la guerre, sur quelque champ de bataille… C’en est assez; je pars!
À ce moment, la porte s’ouvrit et Gavrilo apparut, trempé, crotté au-delà du possible.
– Qu’y a-t-il? D’où viens-tu? Où est Foma? s’écria mon oncle en se précipitant vers lui. Tout le monde entoura le vieillard avec une avide curiosité, interrompant à chaque instant son récit larmoyant par toutes sortes d’exclamations.
– Je l’ai laissé près du bois de bouleaux, à une verste et demie d’ici. Effrayé par le coup de tonnerre, le cheval pris de peur s’était jeté dans le fossé.
– Eh bien? interrogea mon oncle.
– Le chariot versa…
– Eh bien… et Foma?
– Il tomba dans le fossé…
– Mais va donc, bourreau!
– S’étant fait mal au côté, il se mit à pleurer. Je dételai le cheval et je revins ici vous raconter l’affaire.
– Et Foma, il est resté là-bas?
– Il s’est relevé et il a continué son chemin en s’appuyant sur sa canne.
Ayant dit, Gavrilo soupira et baissa la tête. Je renonce à décrire les larmes et les sanglots de ces dames.
– Qu’on m’amène Polkan! cria mon oncle en se précipitant dans la cour.
Polkan fut amené; mon oncle s’élança dessus, à poil et, une minute plus tard, le bruit déjà lointain des sabots du cheval nous annonçait qu’il était à la poursuite de Foma. Il n’avait même pas pris de casquette.
Les dames se jetèrent aux fenêtres; les ah! et les gémissements s’entremêlaient de conseils. On parlait de bain chaud, de thé pectoral et de frictions à l’alcool pour ce Foma Fomitch «qui n’avait pas mangé une miette de pain depuis le matin!» La demoiselle Pérépélitzina ayant mis la main, par hasard, sur les lunettes de l’exilé, la trouvaille produisit une sensation extraordinaire. La générale s’en saisit avec des pleurs et des gémissements, et se colla de nouveau le nez contre la fenêtre, les yeux anxieusement fixés sur le chemin. L’émotion était à son comble… Dans un coin, Sachenka s’efforçait de consoler Nastia et toutes deux pleuraient enlacées. Nastenka tenait Ilucha par la main et l’embrassait coup sur coup, faisant ses adieux à son élève qui pleurait à chaudes larmes sans trop savoir pourquoi. Éjévikine et Mizintchikov s’entretenaient à l’écart. Je crus bien que Bakhtchéiev allait suivre l’exemple des jeunes filles et se mettre à pleurer, lui aussi. Je m’approchai de lui.
– Non, mon petit père, me dit-il, Foma Fomitch s’en ira peut-être d’ici, mais le moment n’en est pas encore arrivé; on n’a pas trouve de bœufs à corne d’or pour tirer son chariot! Soyez tranquille, il fera partir les maîtres et s’installera à leur place.
L’orage passé, M. Bakhtchéiev avait changé d’idées.
Soudain, des cris se firent entendre: «On l’amène! le voici!» et les dames s’élancèrent vers la porte en poussant des cris de paon. Dix minutes ne s’étaient pas écoulées depuis le départ de mon oncle. Une telle promptitude paraîtrait invraisemblable si l’on n’avait connu plus tard la très simple explication de cette énigme.
Après le départ de Gavrilo, Foma Fomitch était en effet parti en s’appuyant sur sa canne, mais, seul au milieu de la tempête déchaînée, il eut peur, rebroussa chemin, et se mit à courir après le vieux domestique. Mon oncle l’avait retrouvé dans le village.
On avait arrêté un chariot; les paysans accourus y avaient installé Foma Fomitch devenu plus doux qu’un mouton, et c’est ainsi qu’il fut amené dans les bras de la générale qui faillit devenir folle de le voir en cet équipage, encore plus trempé, plus crotté que Gavrilo.
Ce fut un grand remue-ménage. Les uns voulaient l’emmener tout de suite dans sa chambre pour l’y faire changer de linge; d’autres préconisaient bruyamment diverses tisanes réconfortantes; tout le monde parlait à la fois… Mais Foma semblait ne rien voir, ne rien entendre.
On le fit entrer en le soutenant sous les bras. Arrivé à son fauteuil, il s’y affala lourdement et ferma les yeux. Quelqu’un cria qu’il se mourait et des hurlements éclatèrent, cependant que Falaléi, beuglant plus fort que les autres, s’efforçait d’arriver jusqu’à Foma pour lui baiser la main.
– Où suis-je? murmura Foma d’une voix d’homme mourant pour la vérité?
– Maudit chenapan! murmura près de moi Mizintchikov. Comme s’il ne le voyait pas! Il va nous en faire des siennes à présent!
– Tu es chez nous, Foma: tu es parmi les tiens! s’écria mon oncle. Allons, du courage! calme-toi! Vraiment, Foma, tu ferais bien de changer de vêtements; tu vas tomber malade… Veux-tu prendre quelque chose pour te remettre? Un petit verre te réchauffera.
– Je prendrais bien un peu de malaga! gémit Foma qui ferma encore les yeux.
– Du malaga! J’ai peur qu’il n’y en ait plus, dit mon oncle en interrogeant sa sœur d’un œil anxieux.
– Mais si! fit-elle. Il en reste quatre bouteilles. Et, faisant sonner ses clefs, elle s’encourut à la recherche du malaga, poursuivie par les cris de toutes ces dames qui se pressaient autour de Foma comme des mouches autour d’un pot de confitures. L’indignation de M. Bakhtchéiev ne fut pas mince.
– Voilà qu’il lui faut du malaga! grommela-t-il presque à voix haute. Il lui faut un vin dont personne ne boit! Dites-moi maintenant à qui l’on donnerait du malaga si ce n’est à une canaille comme lui? Pouah! Les tristes sires! Mais qu’est-ce que je fais ici? qu’est-ce que j’attends?
– Foma, commença mon oncle haletant et constamment obligé de s’interrompre, maintenant que te voilà reposé, que te voilà revenu avec nous… c’est-à-dire, Foma, je pense, qu’ayant offensé une innocente créature…
– Où? où est-elle, mon innocence? fit Foma, comme dans un délire de fièvre. Où sont mes jours heureux? Où es-tu, mon heureuse enfance, quand, innocent et beau, je poursuivais à travers les champs le papillon printanier? Où est-il ce temps? Rendez-moi mon innocence! Rendez-la moi!…
Et, les bras écartés, Foma s’adressait successivement à chacun des assistants, comme si quelqu’un d’eux l’eût eue en poche, cette innocence. Je crus que Bakhtchéiev allait éclater de colère.
– Mais pourquoi pas? grognait-il furieusement. Rendez-lui donc son innocence et qu’ils s’embrassent! J’ai bien peur qu’étant gamin, il ne fût déjà aussi fripouille qu’il l’est actuellement. J’en jurerais!
– Foma!… reprit mon oncle.
– Où sont-ils ces jours bénis où je croyais à l’amour et où j’aimais l’homme? geignait Foma, alors que je le prenais dans mes bras et que je pleurais sur son cœur? Et à présent, où suis-je? où suis-je?
– Tu es chez nous; calme-toi! s’écria mon oncle. Voici ce que je voulais te dire, Foma…
– Si vous vous taisiez un peu? siffla la Pérépélitzina, dardant sur lui ses méchants yeux de serpent.
– Où suis-je? reprenait Foma. Qu’est-ce donc qui est autour de moi? Ce sont des taureaux et des bœufs qui me menacent de leurs cornes. Vie! qu’es-tu donc? Vis bafoué, humilié, battu et ce n’est qu’une fois la tombe comblée que les hommes, se ressaisissant, écraseront tes pauvres os sous le poids d’un monument magnifique!
– Il parle de monument, mes aïeux! fit Éjévikine en claquant des mains.
– Oh! ne m’érigez pas de monuments! gémissait Foma. Je n’ai que faire de vos monuments! Je ne convoite de monument que celui que vous pourriez m’ériger dans vos cœurs!
– Foma! interrompit mon oncle, en voilà assez; calme-toi! Il ne s’agit pas de monuments. Écoute-moi… Vois-tu, Foma, je comprends que, tantôt, tu pouvais brûler d’une noble flamme en me faisant des reproches. Mais tu avais dépassé la limite qu’eût dû te montrer ta vertu; Foma, tu t’es trompé, je te le jure!
– Non, mais finirez-vous? piaula de nouveau la Pérépélitzina. Voulez-vous donc profiter que ce pauvre homme est entre vos mains pour le tuer?
La générale et toute sa suite s’émurent et toutes ces mains gesticulèrent pour imposer silence à mon oncle.
– Taisez-vous vous-même, Anna Nilovna, je sais ce que je dis! répondit mon oncle avec fermeté. Cette affaire est sacrée; il s’agit d’honneur et de justice! Foma, tu es un homme raisonnable; tu dois immédiatement demander pardon à la noble fille que tu as injustement outragée.
– Que dites-vous? Quelle jeune fille ai-je outragée? s’informa Foma en promenant ses regards étonnés sur l’assistance, comme s’il eût perdu tout souvenir de ce qui s’était passé et ne comprit plus de quoi il s’agissait.
– Oui, Foma, et, si tu reconnais volontairement ta faute, je te jure que je me prosternerai à tes pieds et que…
– Qui donc ai-je outragé? hurlait Foma. Quelle demoiselle? Où est-elle, cette jeune fille? Rappelez-moi donc quelques particularités sur elle…
En ce moment, troublée et pleine de peur, Nastenka s’approcha de mon oncle et le tira par la manche.
– Non, Yégor Ilitch, laissez-le; je n’ai pas besoin d’excuses. À quoi bon tout cela? dit-elle d’une voix suppliante. Laissez donc!
– Ah! je me rappelle, à présent! s’écria Foma. Mon Dieu! je me rappelle! Oh! aidez-moi, à me ressouvenir! Dites: est-ce donc vrai que l’on m’a chassé d’ici comme un chien galeux? Est-ce vrai que la foudre m’a frappé? Est-ce vrai que l’on m’a jeté du haut de ce perron? Est-ce vrai? Est-ce vrai?
Les sanglots et les gémissements de ces dames lui répondirent éloquemment.
– Oui, oui; je me souviens qu’après ce coup de foudre, après ma chute, je revins en courant vers cette maison pour y remplir mon devoir et disparaître à jamais. Soulevez-moi; si faible que je sois, je dois accomplir mon devoir.
On le souleva. Il prit une pose d’orateur et, tendant les mains.
– Colonel! clama-t-il, me voici de nouveau en pleine possession de moi-même. La foudre n’a pas oblitéré mes facultés intellectuelles. Je ne ressens plus qu’une surdité dans l’oreille droite, résultat probable de ma chute sur le perron… Mais qu’importe? qu’importe l’oreille droite de Foma?
Il sut communiquer à ces derniers mots tant d’ironie amère et les accompagner d’un sourire si triste que les gémissements des dames reprirent de plus belle. Toutes, elles attachaient sur mon oncle des regards de reproche et de haine. Mizintchikov cracha et s’en fut vers la fenêtre. Bakhtchéiev me poussa furieusement le coude; il avait peine à tenir en place.
– À présent, écoutez tous ma confession! gémit Foma, parcourant l’assistance d’un regard fier et résolu et vous, Yégor Ilitch, décidez du sort du malheureux Opiskine! Depuis longtemps, je vous observais; je vous observais, l’angoisse au cœur et je voyais tout, tout! alors que vous ne pouviez encore vous douter que je vous observais. Colonel, je me trompais peut-être, mais je connaissais et votre égoïsme, et votre orgueil sans limites, et votre luxure phénoménale. Et qui donc pourrait m’accuser si j’ai tremblé pour l’honneur de la plus innocente créature?
– Foma! Foma!… n’en dis pas trop, Foma! s’écria mon oncle en surveillant avec inquiétude l’expression douloureuse qui envahissait le visage de Nastia.
– Ce n’était pas tant l’innocence et la confiance de cette personne qui me troublaient que son inexpérience, continua Foma, sans paraître avoir entendu l’avertissement de mon oncle. Je voyais qu’un tendre sentiment était en train d’éclore dans son cœur, comme une rose au printemps et je me remémorais involontairement cette pensée de Pétrarque que «l’innocence est souvent à un cheveu de la perdition». Je soupirais; je gémissais et, pour cette jeune fille plus pure qu’une perle, j’aurais volontiers donné tout mon sang. Mais qui eût pu répondre de vous, Yégor Ilitch? Connaissant l’impétuosité de vos passions, sachant que vous seriez prêt à tout sacrifier à leur satisfaction d’un moment, je me sentais plongé dans un abîme d’épouvante et de crainte sur le sort de la plus honnête jeune fille…
– Foma, comment as-tu pensé des choses pareilles? s’écria mon oncle.
– Je vous observais la mort dans l’âme. Si vous voulez savoir à quel point j’ai souffert, interrogez Shakespeare; il vous répondra dans son Hamlet; il vous dira l’état de mon âme. J’étais devenu méfiant et farouche. Dans mon inquiétude, dans mon indignation, je voyais tout au pire. Voilà pourquoi vous avez pu remarquer mon désir de la faire quitter cette maison: je voulais la sauver. Voilà pourquoi, tous ces derniers temps, vous me voyiez nerveux et courroucé contre tout le genre humain. Oh! qui me réconciliera désormais avec l’humanité? Je comprends que je fus peut-être exigeant et injuste envers vos hôtes, envers votre neveu, envers M. Bakhtchéiev, en exigeant de lui une connaissance approfondie de l’astronomie. Mais qui ne me pardonnerait en considération de ce que souffrait alors mon âme? Je cite encore Shakespeare et je dis que je me représentais alors l’avenir comme un abîme insondable au fond duquel était tapi un crocodile. Je sentais que mon devoir était de prévenir ce malheur, que je n’avais pas d’autre raison de vivre. Mais quoi? Vous ne comprîtes pas ces nobles mouvements de mon âme, et vous ne me payâtes que d’ingratitudes, de railleries, d’humiliations…
– Foma! s’il en est ainsi, je comprends bien des choses! s’écria mon oncle en proie à une extrême émotion.
– Du moment que vous comprenez si bien, colonel, daignez donc m’écouter sans m’interrompre. Je continue. Conséquemment, toute ma faute consistait en mon souci du bonheur et du sort à venir de cette enfant, car, auprès de vous, c’est une enfant. Mon extrême amour de l’humanité avait fait de moi un démon de colère et de vengeance. Je me sentais prêt à me jeter sur les hommes pour les tourmenter. Et savez-vous, Yégor Ilitch, comme par un fait exprès, chacun de vos actes ne faisait que me confirmer en mes soupçons. Savez-vous qu’hier, lorsque vous vouliez me combler de votre or pour acheter ma désertion, je me disais: «C’est sa conscience qu’il éloigne en ma personne, pour faciliter la perpétration de son crime!»
– Foma! Foma! Ainsi, c’était là ce que tu pensais hier? s’écria mon oncle terrifié. Mon Dieu! et moi qui ne soupçonnais rien!
– Le ciel lui-même m’avait inspiré ces craintes, poursuivit Foma. Alors, dites vous-même ce que je pus penser quand l’aveugle hasard m’eut amené vers ce banc fatal; dites ce que je pus penser à ce moment! – oh! mon Dieu! – en voyant de mes propres yeux tous mes soupçons réalisés d’une si éclatante manière? Mais il me restait encore un espoir, un faible espoir, il est vrai, mais quand même un espoir, et voici que vous le détruisez vous-même par cette lettre où vous me déclarez votre intention de vous marier et me suppliez de ne pas divulguer ce que j’ai vu… «Mais, pensai-je, pourquoi m’écrit-il seulement alors que je l’ai surpris, quand il aurait si bien pu le faire avant? Pourquoi n’est-il pas accouru vers moi, heureux et beau, car l’amour embellit le visage? pourquoi ne s’est-il pas jeté dans mes bras? pourquoi n’est-il pas venu pleurer sur ma poitrine les larmes de son immense bonheur? pourquoi ne m’a-t-il pas tout raconté, tout?» Suis-je donc le crocodile qui vous aurait dévoré au lieu de vous donner un bon conseil? Suis-je donc un répugnant cancrelat qui vous eût mordu au lieu d’aider à votre bonheur? Je ne pus que me poser cette question: «Suis-je son ami ou le plus dégoûtant des insectes?» Et je pensais: «Pourquoi, enfin, a-t-il fait venir son neveu de la capitale dans le but prétendu d’en faire l’époux de cette jeune fille, sinon pour nous tromper tous, y compris ce neveu trop léger, et poursuivre en secret son criminel projet?» Non, colonel, si quelqu’un a ancré en moi la conviction que votre amour était coupable, c’est vous, vous seul! Ce n’est pas tout: vous êtes également coupable à l’égard de cette jeune fille que vous avez exposée à la calomnie, aux plus déshonorant soupçons, elle, pure et sage, par votre égoïsme méfiant et maladroit.
La tête basse, mon oncle se taisait. L’éloquence de Foma avait évidemment éteint toutes ses velléités de défense et il se reconnaissait pleinement coupable. La générale et sa cour écoutaient Foma dans un silence dévot et la Pérépélitzina contemplait la pauvre Nastenka avec un air de triomphe fielleux.
– Surpris, énervé, abattu, continua Foma, je m’étais enfermé chez moi pour prier Dieu de m’inspirer des pensées judicieuses. Je finis par me décider à vous éprouver publiquement pour la dernière fois. Peut-être y ai-je apporté trop d’ardeur; peut-être me suis-je par trop abandonné à mon indignation; mais, en récompense des plus nobles intentions, vous m’avez jeté par la fenêtre. Et, tout en tombant, je me disais: «Voici comme on récompense la vertu!» Puis je me brisai sur le sol et je ne me souviens plus de ce qu’il arriva par la suite.
À ce tragique souvenir, des cris perçants et des sanglots interrompirent Foma. Armée de la bouteille de malaga qu’elle venait d’arracher aux mains de Prascovia Ilinichna, la générale voulut courir à lui, mais Foma écarta majestueusement du même coup et le malaga et la générale.
– Silence! s’écria-t-il, il faut que je termine. Je ne sais ce qu’il m’arriva après ma chute. Ce que je sais, c’est que je suis trempé, sous le coup de la fièvre et uniquement préoccupé d’arranger votre bonheur. Colonel! d’après différents indices sur lesquels je ne m’étendrai pas pour le moment me voici enfin convaincu que votre amour est pur et élevé, s’il est aussi très méfiant. Battu, humilié, soupçonné d’outrage à une jeune fille pour l’honneur de laquelle je suis prêt, tel un chevalier du moyen âge, à verser jusqu’à la dernière goutte de mon sang, je me décide à vous montrer comment Foma Fomitch Opiskine venge les insultes qu’on lui fait. Tendez-moi votre main, colonel!
– Avec plaisir, Foma! exclama mon oncle. Et, comme tu viens de t’expliquer favorablement à l’honneur de la plus noble personne… alors… certainement… je suis heureux de te tendre la main et de te faire part de mes regrets…
Et mon oncle lui tendit chaleureusement la main sans se douter de ce qu’il allait advenir de tout cela.
– Donnez aussi votre main, continua Foma d’une voix faible, écartant la foule de dames qui l’entourait et s’adressant à Nastenka, qui se troubla et leva sur lui un regard timide. Continuant à tenir la main de mon oncle dans les siennes, il reprit: – Approchez-vous, approchez-vous, ma chère enfant, cela est indispensable pour votre bonheur.
– Qu’est-ce qu’il médite? fit Mizintchikov.
Peureuse et tremblante, Nastia s’approcha lentement et tendit à Foma sa petite main. Foma la prit et la mit dans celle de mon oncle.
– Je vous unis et je vous bénis! prononça-t-il d’un ton solennel; si la bénédiction d’un martyr frappé par le malheur vous peut être de quelque utilité. Voilà comment se venge Foma Fomitch Opiskine! Hourra!
La surprise générale fut immense. Ce dénouement tant inattendu laissait les spectateurs abasourdis. La générale était bouche bée avec sa bouteille de malaga dans les mains, Pérépélitzina pâlit et se prit à trembler de rage. Les dames pique-assiettes frappèrent des mains, puis restèrent comme figées sur place. Frémissant de la tête aux pieds, mon oncle voulut dire quelque chose mais ne put. Nastia avait pâli affreusement en murmurant d’une voix faible que «cela ne se pouvait pas…» Mais il était trop tard. Il faut rendre cette justice à Bakhtchéiev que, le premier, il répondit au hourra de Foma. Puis ce fut moi. Puis, de toute la force de sa voix argentine, ce fut Sachenka qui s’élança vers son père pour l’embrasser, puis Ilucha, puis Éjévikine et le dernier de tous, Mizintchikov.
– Hourra! répéta Foma, hourra! Et maintenant, enfants de mon cœur, à genoux devant la plus tendre des mères. Demandez-lui sa bénédiction et, s’il le faut, je vais m’agenouiller avec vous.
N’ayant pas encore eu le temps de se regarder et ne comprenant pas encore bien ce qui leur arrivait, mon oncle et Nastia tombèrent à genoux devant la générale et tout le monde se groupa autour d’eux, tandis que la vieille dame restait indécise, ne sachant que faire. Ce fut encore Foma qui dénoua la situation en se prosternant, lui aussi, devant sa bienfaitrice, dont il résolut ainsi l’indécision. Fondant en larmes, elle donna son consentement. Mon oncle se releva et serra Foma dans ses bras.
– Foma! Foma! fit-il. Mais sa voix s’étrangla et il ne put continuer.
– Du champagne! hurla Stépane Alexiévitch. Hourra!
– Non, pas de champagne! protesta Pérépélitzina qui avait eu le temps de se remettre et de calculer la valeur de chaque circonstance et de toutes ses suites, mais allumons un cierge, faisons une prière devant l’icône avec laquelle on les bénira comme il se fait chez les gens pieux.
On s’empressa d’obtempérer à cette sage objurgation. Stépane Alexiévitch monta sur une chaise pour placer le cierge devant la sainte image, mais la chaise craqua et il n’eut que le temps de sauter à terre où il se reçut fort bien sur ses pieds et, de la meilleure grâce du monde, il céda avec déférence la place à la mince Pérépélitzina qui alluma le cierge.
La religieuse et les dames pique-assiettes commencèrent à se signer pendant qu’on décrochait l’image du Sauveur et qu’on l’apportait à la générale. Mon oncle et Nastia se mirent de nouveau à genoux et la cérémonie eut son cours sous la haute direction de la Pérépélitzina: «Saluez votre mère jusqu’à terre! Baisez l’icône! Baisez la main de votre mère!» Après les fiancés, M. Bakhtchéiev crut devoir baiser successivement l’icône et la main de la générale, il était fou de joie.
– Hourra! cria-t-il. À présent, il faut du champagne!
Tout le monde était ravi, du reste. La générale pleurait, mais c’étaient des larmes de bonheur, l’union bénie par Foma devenant immédiatement pour elle et convenable et sacrée. Elle comprenait surtout que Foma avait su se distinguer de telle sorte qu’elle était désormais sûre de le conserver auprès d’elle à jamais.
Mon oncle se mettait par instant à genoux devant sa mère pour lui baiser les mains, puis il se précipitait pour m’embrasser, puis Bakhtchéiev, Mizintchikov, Éjévikine. Il faillit étouffer Ilucha dans ses bras. Sacha embrassait Nastenka et Prascovia Ilinitchna versait un déluge de larmes, ce qu’ayant remarqué, M. Bakhtchéiev s’approcha d’elle et lui baisa la main. Pénétré d’attendrissement le vieil Éjévikine pleurait dans un coin en s’essuyant les yeux d’un mouchoir malpropre. Dans un autre coin, Gavrilo pleurnichait aussi en dévorant Foma d’un regard admiratif, tandis que Falaléi sanglotait à haute voix et, s’approchant de chacun des assistants, lui baisait dévotement la main. Tous étaient accablés sous le poids d’une ivresse sentimentale. On se disait que le fait était accompli et irrévocable et que tout cela était l’ouvrage de Foma Fomitch.
Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que l’on vit apparaître Tatiana Ivanovna. Quel instinct, quel flair l’avertit aussi rapidement, au fond de sa chambre, de ces événements d’amour et de mariage? Elle entra, légère, le visage rayonnant et les yeux mouillés de larmes joyeuses, vêtue d’une ravissante toilette (elle avait eu le temps d’en changer!) et se précipita pour embrasser Nastenka.
– Nastenka! Nastenka! Tu l’aimais et je ne le savais pas! Mon Dieu! ils s’aimaient, ils souffraient en silence, en secret! On les persécutait! Quel roman! Nastia, mon ange, dis-moi toute la vérité, aimes-tu vraiment ce fou?
Pour toute réponse Nastia l’embrassa.
– Dieu! quel charmant roman! et Tatiana battit des mains. Écoute, Nastia, mon ange, tous les hommes, sans exception, sont des ingrats, des méchants qui ne valent pas notre amour. Mais peut-être celui-ci est-il meilleur que les autres. Approche-toi, mon fou! s’écria-t-elle en s’adressant à mon oncle. Tu es donc vraiment amoureux? Tu es donc capable d’aimer? Regarde-moi, je veux voir tes yeux, savoir s’ils sont menteurs? Non, non! ils ne mentent pas, ils reflètent bien l’amour! Oh! que je suis heureuse! Nastenka, mon amie, tu n’es pas riche, je veux te donner trente mille roubles! Accepte-les, pour l’amour de Dieu! Je n’en ai pas besoin, tu sais, il m’en reste encore beaucoup. Non, non, non! – cria-t-elle avec de grands gestes en voyant Nastia prête à refuser. – Taisez-vous aussi, Yégor Ilitch, cela ne vous regarde pas. Non, Nastia, je veux te faire ce cadeau, il y a longtemps que j’avais l’intention de te donner cette somme, mais j’attendais ton premier amour… Je me mirerai dans votre bonheur. Tu me feras beaucoup de chagrin si tu n’acceptes pas, je vais pleurer. Nastia! Non, non et non!
Tatiana était dans un tel ravissement qu’il eût été cruel de la contrarier, en ce moment du moins. On remit donc l’affaire à plus tard. Elle se précipita pour embrasser la générale, la Pérépélitzina, tout le monde. Bakhtchéiev s’approcha d’elle et lui baisa la main.
– Ma petite mère! ma tourterelle! Pardonne à un vieil imbécile, je n’avais pas compris ton cœur d’or!
– Quel fou! Je te connais depuis longtemps, moi! fit Tatiana pleine d’enjouement. Elle lui donna de son gant une tape sur le nez et passa, plus légère qu’un zéphyr, en le frôlant de sa robe luxueuse, pendant que le gros homme faisait place avec déférence.
– Quelle digne demoiselle! fit-il attendri. Puis, me regardant joyeusement dans le blanc des yeux, il me chuchota en confidence: – On a pu recoller le nez de l’Allemand!
– Quel nez? quel Allemand? demandai-je? demandai-je étonné.
– Mais le nez de l’Allemand que j’avais fait venir de la capitale… qui baise la main de son Allemande pendant qu’elle essuie une larme avec son mouchoir. Evdokime l’a raccommodé hier; je l’ai fait prendre par un courrier. On va l’apporter tout à l’heure… un jouet superbe!
– Foma! criait mon oncle au comble de la joie, tu es l’auteur de mon bonheur! Comment pourrai-je jamais te revaloir cela?
– Ne vous préoccupez pas de cela, colonel! répondit Foma d’un air sombre; continuez à ne faire aucune attention à moi et soyez heureux sans Foma.
Il était évidemment fort froissé de ce qu’au milieu de la joie générale on semblât l’avoir oublié.
– C’est que nous sommes en extase, Foma! cria mon oncle. Je ne sais plus où je me trouve! Écoute, Foma, je t’ai fait de la peine. Toute ma vie, tout mon sang ne suffiront pas à racheter cela; aussi, je me tais et je ne cherche même pas à m’excuser. Mais, si jamais tu as besoin de ma tête, s’il te faut ma vie, s’il est nécessaire que je me précipite dans un gouffre béant, ordonne seulement, et tu verras! Je ne t’en dis pas plus, Foma!
Et mon oncle fit un geste exprimant l’impossibilité où il était de découvrir une expression plus énergique de sa pensée; pour le surplus, il se contenta d’attacher sur Foma des yeux brillants de larmes reconnaissantes.
– Voilà l’ange qu’il est! piaula la Pérépélitzina comme un cantique de louanges à Foma.
– Oui, oui! fit à son tour Sachenka. Je ne me doutais pas que vous fussiez aussi brave homme, Foma Fomitch, et soyez sûr que, désormais, je vous aimerai de tout mon cœur. Vous ne pouvez vous imaginer à quel point je vous estime!
– Oui, Foma! fit Bakhtchéiev, daigne aussi me pardonner. Je ne te connaissais pas! je ne te connaissais pas! Toute ma maison est à ton service! Ce qui serait tout à fait bien, c’est que tu viennes me voir après-demain, avec la mère générale et les fiancés… et toute la famille. Je vous ferai servir un de ces dîners! Je ne veux pas me vanter, mais je crois que je vous offrirai quelque chose! Je vous en donne ma parole!
Au milieu de ces actions de grâces, Nastenka s’approcha de Foma Fomitch et, sans plus de paroles, l’embrassa de toutes ses forces.
– Foma Fomitch, dit-elle, vous êtes notre bienfaiteur; vous nous avez rendus si heureux que je ne sais comment nous pourrons jamais le reconnaître; ce que je sais, c’est que je serai pour vous la plus tendre, la plus respectueuse des sœurs…
Elle ne put aller plus loin; les sanglots étranglèrent sa voix. Foma la baisa sur le front. Il avait aussi les larmes aux yeux.
– Enfants de mon cœur, s’écria-t-il, vivez, épanouissez-vous et, aux moments de bonheur, souvenez-vous du pauvre exilé! À mon sujet, laissez-moi vous dire que l’adversité est peut-être la mère de la vertu. C’est Gogol qui l’a dit, je crois. Cet écrivain n’était pas fort sérieux, mais, parfois, on rencontre en son œuvre des idées fécondes. Or l’exil est un malheur! Désormais, je serai le pèlerin parcourant la terre appuyé sur son bâton et, qui sait? il se peut qu’après tant de souffrances, je devienne encore plus vertueux! et cette pensée sera mon unique consolation.
– Mais… où vas-tu donc, Foma? s’écria mon oncle effrayé.
Tous les assistants tressaillirent et se précipitèrent vers Foma.
– Mais, puis-je rester dans votre maison après la façon dont vous m’avez traité, colonel? interrogea Foma avec la plus extraordinaire dignité.
On ne le laissa point parler. Les cris de tous couvrirent sa voix. On l’avait mis dans le fauteuil et on le suppliait; et l’on pleurait; je ne sais ce qu’on n’eût pas fait. Il n’est pas douteux qu’il ne songeait nullement à quitter cette maison, pas plus qu’il n’y avait songé la veille, ni quand il bêchait le potager. Il savait que, désormais, on le retiendrait dévotement, qu’on s’accrocherait à lui, maintenant surtout qu’il avait fait le bonheur général, que son culte était restauré, que chacun était prêt à le porter sur son dos et s’en fût trouvé fort honoré. Peut-être un assez piteux retour ne laissait-il pas de blesser son orgueil et exigeait-il quelques exploits héroïques. Mais, avant tout, l’occasion de poser était exceptionnelle, l’occasion de dire de si belles choses et de s’étendre, et de faire son propre éloge! Comment résister à pareille tentation?
Aussi n’essaya-t-il pas d’y résister. Il s’arrachait des mains qui le retenaient; il exigeait son bâton; il suppliait qu’on lui rendit sa liberté, qu’on le laissât partir aux quatre coins du monde. Il avait été déshonoré et battu dans cette maison où il n’était revenu que pour arranger le bonheur de tous! Mais pouvait-il rester dans «la maison d’ingratitude?» Pouvait-il manger des «stchis» qui, «bien que nourrissants, n’étaient assaisonnés que de coups?» Mais, à la fin, sa résistance mollissait sensiblement. On l’avait de nouveau installé dans le fauteuil où son éloquence ne tarissait pas.
– Que j’ai eu à souffrir ici! criait-il. Est-ce qu’on ne me tirait pas la langue? Et vous-même, colonel, ne m’avez-vous pas fait la nique à toute heure, tel un enfant des rues? Oui, colonel, je tiens à cette comparaison, car, si vous ne m’avez pas proprement fait la nique, c’était une incessante et bien plus pénible nique morale. Je ne parle pas des horions…
– Foma! Foma! s’écria mon oncle. Ne rappelle pas ce souvenir qui me tue! Je t’ai déjà dit que tout mon sang ne suffirait pas à laver cette offense. Sois magnanime! oublie; pardonne et reste pour contempler ce bonheur qui est ton œuvre…
– Je veux aimer l’homme! criait Foma, et on me le prend! On m’empêche d’aimer l’homme! on m’arrache l’homme! Donnez, donnez-moi l’homme que j’aime! Où est-il, cet homme? Où s’est-il caché? Pareil à Diogène avec sa lanterne, je l’ai cherché pendant toute mon existence, et je ne peux pas le trouver et je ne pourrai aimer personne tant que je n’aurai pas trouvé cet homme! Malheur à celui qui a fait de moi un misanthrope! Je crie: donnez-moi l’homme que je l’aime et l’on me pousse Falaléi! Aimerais-je Falaléi? Voudrais-je aimer Falaléi? Pourrai-je enfin aimer Falaléi, alors même que je le voudrais? Non! Pourquoi? Parce qu’il est Falaléi! Pourquoi je n’aime pas l’humanité? Mais parce que tout ce qui est au monde est Falaléi ou lui ressemble! Je ne veux pas de Falaléi! Je hais Falaléi! Je crache sur Falaléi! J’écraserai Falaléi! et, s’il eût fallu choisir, j’eusse préféré Asmodée à Falaléi. Viens, viens ici, mon éternel bourreau; viens ici! cria-t-il tout à coup à l’infortuné Falaléi qui se tenait innocemment derrière la foule groupée autour de Foma Fomitch et, tirant par la main le pauvre garçon à moitié fou de peur, il continua: – Viens ici!… Colonel! je vous prouverai la véracité de mes dires, la réalité de ces continuelles railleries dont je me plaignais! Dis-moi, Falaléi (et dis la vérité!), de quoi as-tu rêvé cette nuit? Vous allez voir, colonel, les fruits de votre politique! Voyons, parle, Falaléi!
Tremblant d’effroi, le malheureux enfant jetait autour de lui des regards désespérés qui cherchaient un appui; mais tous attendaient sa réponse en frissonnant.
– Eh bien, Falaléi, j’attends!
Pour toute réponse, Falaléi fit une affreuse grimace, ouvrit une bouche immense et se mit à pleurer comme un veau.
– Eh bien, colonel, vous voyez cet entêtement? Est-ce naturel? Pour la dernière fois, Falaléi, je te demande de quoi tu as rêvé cette nuit?
– De…
– Dis que tu as rêvé de moi! lui souffla Bakhtchéiev.
– De vos vertus! lui souffla Éjévikine dans l’autre oreille.
Falaléi se tournait alternativement de chaque côté, puis:
– De vos… de vos ver… du bœuf blanc! beugla-t-il enfin, et il fondit en larmes.
Il y eut un ah! horrifié. Mais Foma Fomitch était en humeur de générosité:
– Je me plais du moins à reconnaître ta franchise, Falaléi, déclara-t-il, une franchise que je ne trouve pas chez bien d’autres. Que Dieu soit avec toi! Si tu me taquines volontairement à l’instigation de ces autres, Dieu vous récompensera tous ensemble. S’il en est autrement, je te félicite pour ton inestimable franchise, car, même dans le dernier des hommes (et tu l’es), j’ai pour habitude de voir encore l’image de Dieu… Je te pardonne, Falaléi… Mes enfants, embrassez-moi; je reste!
– «Il reste!» s’écrièrent d’une seule voix tous les assistants ravis.
– Je reste et je pardonne. Colonel, donnez du sucre à Falaléi; il ne faut pas qu’il pleure dans un pareil jour de bonheur!
Une telle générosité fut naturellement trouvée extraordinaire. Se préoccuper de ce Falaléi et dans un tel moment! Mon oncle se précipita pour exécuter l’ordre donné et, tout aussitôt, un sucrier d’argent se trouva comme par enchantement dans les mains de Prascovia Ilinitchna. D’une main tremblante, mon oncle réussit à en extraire deux morceaux de sucre, puis trois, qu’il laissa tomber, l’émotion l’ayant mis dans l’impossibilité de rien faire.
– Eh! cria-t-il, pour un pareil jour! – Et il donna à Falaléi tout le contenu du sucrier, ajoutant: – Tiens Falaléi, voilà pour ta franchise!
– Monsieur Korovkine! annonça soudainement Vidopliassov apparu sur le seuil de la porte.
Il se produisit une petite confusion. La visite de Korovkine tombait évidemment fort mal à propos. Tous les regards interrogèrent mon oncle, qui s’écria un peu confus:
– Korovkine! Mais j’en suis à coup sûr enchanté! et il regarda timidement Foma. Seulement, je ne sais s’il est convenable de le recevoir en un pareil moment. Qu’en penses-tu, Foma?
– Mais ça ne fait rien! ça ne fait rien! répondit Foma avec la plus grande amabilité. Recevez donc Korovkine, et qu’il prenne part à la félicité générale.
En un mot Foma Fomitch était d’une humeur angélique.
– J’ose respectueusement vous annoncer, remarqua Vidopliassov, que M. Korovkine n’est pas dans un état normal.
– Comment? Il n’est pas dans un état normal! Qu’est-ce que tu nous chantes là? s’écria mon oncle.
– Mais il est ivre…
Et, avant que mon oncle ait eu le temps de rougir, d’ouvrir la bouche, de se troubler, nous connûmes le mot de cette énigme. Dans la porte s’encadra Korovkine en personne; il s’efforçait d’écarter Vidopliassov pour se mieux révéler à la société surprise.
C’était un homme de petite taille, mais râblé, d’une quarantaine d’années, aux cheveux noirs grisonnants et taillés en brosse, au visage rouge et plein, aux petits yeux injectés de sang. Il avait une haute cravate de crin et portait un frac extrêmement usé, déchiré sous l’aisselle et tout couvert de duvet et de foin, un impossible pantalon et une crasseuse casquette qu’il tenait à la main. Il était abominablement ivre. Parvenu au milieu de la pièce, il s’arrêta, vacillant, et parut un instant plongé dans une profonde méditation d’ivrogne; puis sa figure s’épanouit en un large sourire.
– Excusez, Messieurs et Mesdames! Je crois que je suis un peu… (ici, il s’appliqua une tape sur la tête).
La générale se couvrit d’une expression de dignité offensée. Toujours assis dans son fauteuil, Foma toisait avec ironie l’excentrique visiteur que Bakhtchéiev contemplait avec un étonnement où il y avait de la compassion. La confusion de mon oncle était immense. Il souffrait le martyre pour Korovkine.
– Korovkine, commença-t-il, écoutez…
– Attendez que je me présente, interrompit Korovkine. Je me présente, interrompit Korovkine. Je me présente: l’enfant de la nature… Mais que vois-je? Des dames!… Et tu ne dis pas, canaille, que tu as des dames? – ajouta-t-il en guignant mon oncle avec un sourire malin. -. Ça ne fait rien, courage! On va se présenter aussi au beau sexe… Charmantes dames! – commença-t-il d’une langue péniblement pâteuse et en s’arrêtant à chaque mot, – vous voyez devant vous un malheureux qui… en un mot… et cætera… J’aurais peine à dire le reste… Musiciens! une polka!
– N’auriez-vous pas envie de vous reposer un peu? s’enquit l’aimable Mizintchikov en s’approchant placidement de Korovkine.
– Me reposer? C’est pour m’insulter que vous dites ça?
– Nullement, mais ça fait tant de bien après un voyage…
– Jamais! répondit Korovkine avec indignation. Tu crois que je suis saoul? Eh bien, pas du tout!… Du reste, où est-ce qu’on repose, ici?
– Venez, je vais vous y conduire.
– Oui, tu vas me conduire à l’écurie? À d’autres, mon cher! Je viens d’y passer la nuit… Et puis d’ailleurs, mène-moi-z’y… Pourquoi ne pas aller avec un brave homme? Inutile de m’apporter un oreiller! Un militaire n’a pas besoin d’oreiller!… Prépare-moi un canapé… un canapé… Puis, écoute… Je vois que tu n’es pas méchant… Prépare-moi donc aussi… tu comprends?… Du rhum, quoi!… Un tout petit verre, pour chasser la mouche, rien que pour chasser la mouche!
– Entendu… parfait! répondait Mizintchikov.
– Bien, mais… attends donc. Il faut que je prenne congé… Adieu, mesdames et mesdemoiselles! Vous m’avez, pour ainsi dire… transpercé le cœur… Mais bon! je ferai ma déclaration plus tard… Réveillez-moi seulement vers le commencement, ne fût-ce que cinq minutes avant le commencement… Mais ne commencez pas sans moi; vous entendez!
Et le joyeux gaillard sortit en compagnie de Mizintchikov.
Tout le monde se taisait. L’étonnement ne se dissipait pas. Enfin, Foma se mit à ricaner doucement et peu à peu, son rire se fit plus franc, ce que voyant, la générale commença à s’égayer aussi, malgré que son visage ne perdit rien de son air de dignité outragée. Le rire gagnait de tous côtés. Mais mon oncle restait sur place, comme assommé, rougissant aux larmes et n’osant plus prononcer un mot.
– Mon Dieu! fit-il enfin, qui eût pu se douter…? Mais aussi… aussi… cela peut arriver à tout le monde. Foma, je t’assure que c’est un très honnête homme, et très lettré, Foma… tu verras!
– Je vois! je vois! répétait Foma en se tordant de rire, très lettré! tout à fait lettré!
– Et comme il parle sur les chemins de fer! fit à mi-voix le perfide Éjévikine.
– Foma!… s’écria mon oncle.
Mais un rire général couvrit ses paroles. Foma se tordait et… mon oncle fit tout bonnement comme les autres.
– Eh bien, quoi! – reprit-il. – Tu es généreux, Foma; tu as une grande âme; tu as fait mon bonheur; tu pardonneras aussi à Korovkine!
Seule, Nastenka ne riait pas. Elle couvait son fiancé d’un regard plein d’amour qui disait clairement:
– Que tu es donc charmant et bon! et quel noble cœur tu es! et que je t’aime!
Le triomphe de Foma fut aussi complet que définitif car, sans lui, rien ne se fût arrangé et le fait accompli primait toutes les réserves, toutes les objections. Mon oncle et Nastenka lui vouèrent une gratitude illimitée et j’avais beau vouloir leur expliquer les motifs réels de son consentement, ils ne voulaient rien entendre. Sachenka clamait: «Oh! le bon, le bon Foma Fomitch! Je vais lui broder un coussin!» et je crois bien que le nouveau converti, Stépane Alexiévitch, m’eût étranglé à la première parole irrespectueuse envers Foma. Il se tenait constamment auprès de lui, le contemplait avec dévotion et répondait à chaque mot prononcé par le maître: «Tu es le plus brave des hommes, Foma! Tu es un savant, Foma!»
Pour ce qui est d’Éjévikine, il était au septième ciel. Depuis longtemps le vieillard voyait que Nastenka avait tourné la tête à Yégor Ilitch et il n’avait cessé de rêver nuit et jour à ce mariage. Il avait traîné l’affaire tant qu’il avait pu et n’y avait renoncé que lorsqu’il n’y avait plus eu moyen de ne pas y renoncer. Foma avait tout réparé. Quel que fût d’ailleurs son ravissement, le vieillard connaissait à fond son Foma, voyait clairement qu’il avait réussi à s’ancrer pour toujours dans cette maison et que sa tyrannie n’aurait plus de fin.
Tout le monde sait que les gens les plus capricieux et les plus désagréables se calment toujours, ne fût-ce que pour quelque temps, alors qu’ils obtiennent satisfaction. Au contraire, Foma Fomitch n’en devint que plus stupidement arrogant. Avant le dîner, quand il eût changé de linge et de vêtements, il s’assit dans son fauteuil, appela mon oncle et, devant toute la famille, lui entama un nouveau sermon:
– Colonel! vous allez vous marier. Comprenez-vous le devoir…
Et ainsi de suite. Imaginez-vous un discours tenant dix pages du Journal des Débats, mais dix pages composées avec les plus petits caractères et remplies des plus folles sottises, sans un mot sur ces devoirs, mais débordant de louanges éhontées à l’intelligence, à la bonté, à la magnanimité, au courage et au désintéressement d’un certain Foma Fomitch. Tout le monde mourait de faim et brûlait d’envie de se mettre à table; mais personne n’osait interrompre et on écouta ses bêtises jusqu’à la fin. Il n’y eut pas jusqu’à Bakhtchéiev, qui, malgré son formidable appétit, ne lui prêtât une oreille attentive et déférente.
Enchanté de sa propre faconde, Foma Fomitch donna libre cours à sa gaieté et se grisa même à table en portant les toasts les plus saugrenus. Il en vint à plaisanter les fiancés et certaines de ses plaisanteries furent tellement obscènes et peu voilées que Bakhtchéiev lui-même en fut honteux. Si bien qu’à la fin, Nastenka se leva de table et s’enfuit, ce qui transporta Foma Fomitch. Il se ressaisit aussitôt et, en termes brefs, mais expressifs, il esquissa l’éloge des qualités de l’absente et lui porta un toast. Mon oncle était près de l’embrasser pour ces paroles.
En général, les fiancés semblaient un peu gênés et je remarquai que, depuis l’instant de la bénédiction, ils n’avaient pas échangé un seul mot et qu’ils évitaient de se regarder. Au moment où l’on se leva de table, mon oncle avait subitement disparu. En le cherchant, je passai sur la terrasse où, assis dans un fauteuil devant une tasse de café, Foma pérorait, fortement stimulé par la boisson. Il n’avait autour de lui qu’Éjévikine, Bakhtchéiev et Mizintchikov. Je m’arrêtai pour écouter.
– Pourquoi, criait Foma, pourquoi suis-je prêt à aller sur le bûcher pour mes opinions? Et pourquoi personne de vous n’est-il capable d’en faire autant? Pourquoi? Pourquoi?
– Mais il serait fort inutile de monter sur le bûcher, Foma Fomitch, raillait Éjévikine. Quelle utilité? D’abord, ça fait souffrir, et puis on serait brûlé; que resterait-il?
– Ce qu’il resterait? Des cendres sacrées! Mais, comment peux-tu me comprendre? Comment peux-tu m’apprécier? Pour vous, il n’est pas de grands hommes hors certains Césars et autres Alexandres de Macédoine. Qu’ont-ils fait, tes Césars? Qui ont-ils rendu heureux? Qu’a-t-il fait, ton fameux Alexandre de Macédoine! Il a conquis toute la terre? Bon! donne-moi une armée comme la sienne et j’en ferai autant, et toi aussi, et lui aussi… Mais il a assassiné le vertueux Clitus, tandis que moi, je ne l’ai pas assassiné… Quel voyou! quelle canaille! Il n’a guère mérité que les verges et non la gloire que dispense l’histoire universelle… Je n’en dirai pas moins de César!
– Épargnez au moins César, Foma Fomitch!
– Certes non! je n’épargnerai pas cet imbécile! criait Foma.
– Tu as raison, ne les épargne pas! appuyait ardemment Stépane Alexiévitch, fanatisé par des libations trop abondantes; il ne faut pas les rater! Tous ce gens-là ne sont que des sauteurs qui ne pensent qu’à tourner à cloche-pied! Tas de mangeurs de saucisses! Il y en a un qui voulait fonder une bourse! Qu’est-ce que ça signifie? Le diable le sait. Mais je parie que c’est encore quelque cochonnerie! Et l’autre qui vient tituber dans une société choisie et y réclamer du rhum! Je dis ceci: pourquoi ne pas boire? Le tout est de savoir s’arrêter à temps… À quoi bon les épargner? Ce sont tous des canailles! Toi seul, Foma, es un savant!
Quand Bakhtchéiev se donnait à quelqu’un, il se donnait tout entier, sans restrictions, sans arrière-pensée.
Je trouvai mon oncle au fond du parc, au bord de l’étang, dans l’endroit le plus isolé. Il était en compagnie de Nastenka. À ma vue elle s’enfuit dans les taillis comme une coupable. Tout rayonnant, mon oncle vint à ma rencontre; ses yeux brillaient de larmes joyeuses. Il me prit les deux mains et les pressa avec force.
– Mon ami, dit-il, je ne puis encore croire à mon bonheur… et Nastia est comme moi. Nous restons stupéfaits et nous louons le Très-Haut. Nous pleurions tout à l’heure. Me croiras-tu si je te dis que je ne puis encore revenir à moi? je suis tout troublé: je crois et je ne crois pas. Pourquoi m’arrive-t-il un tel bonheur? Qu’ai-je fait pour le mériter?
– Si quelqu’un l’a mérité, mon bon oncle, lui dis-je avec chaleur, c’est bien vous. Vous êtes l’homme le plus honnête, le plus noble, le meilleur que j’aie jamais vu.
– Non, Sérioja, non; c’est trop, – fit-il avec une sorte de regret – le malheur est justement que nous ne sommes bons (c’est-à-dire, je ne parle que de moi!) que dans le bonheur en dehors duquel nous ne voulons rien entendre. Nous en causions avec Nastia, il n’y a qu’un instant. Ainsi, Foma avait beau étinceler devant mes yeux, le croirais-tu? jusqu’à ce jour, je n’avais qu’une faible confiance en sa perfection, malgré que je cherchasse à m’en persuader. Hier même, je ne croyais pas en lui quand il refusait cette grosse somme. Je le dis à ma grande honte et mon cœur tremble encore au souvenir de ce qui s’est passé. Mais je ne me contenais plus!…
– Il me semble, mon oncle, que votre conduite était toute naturelle!
D’un geste, mon oncle m’imposa silence.
– Non, non, mon cher, ne dis rien! Tout cela ne provient que de ma nature vicieuse, de ce que je suis un ténébreux égoïste et que je lâche la bride à mes passions. D’ailleurs, Foma le dit aussi. (Qu’aurais-je pu répondre à cela!) Tu ne peux t’imaginer, Sérioja, combien de fois je fus grincheux, impitoyable, injuste, arrogant, et non pas seulement avec Foma. Tout cela m’est revenu en tête et j’ai honte de n’avoir rien fait jusqu’ici qui me rende digne d’un pareil bonheur. Nastia le disait aussi tout à l’heure, mais, en vérité, je vois pas les péchés qu’elle peut bien avoir commis, car c’est un ange. Elle vient de me dire que nous sommes de grands débiteurs devant Dieu, qu’il nous faut tâcher de devenir meilleurs, de faire beaucoup de bien. Si tu avais entendu avec quelle chaleur, en quels termes elle disait tout cela. Mon Dieu! Quelle délicieuse jeune fille!
Il s’arrêta un instant sous le coup de l’émotion. Puis il reprit:
– Nous avons décidé d’être aux petits soins pour Foma, pour ma mère et pour Tatiana Ivanovna. Quelle noble créature aussi que celle-là! Oh! je suis coupable envers tous; je suis coupable envers toi!… Malheur à celui qui oserait faire du tort à Tatiana Ivanovna… oh! alors!… Bon! Mais il faudrait aussi faire quelque chose pour Mizintchikov.
– Mon oncle, j’ai changé d’opinion sur le compte de Tatiana Ivanovna. Il est impossible de ne pas l’estimer et de ne pas compatir à ses agitations.
– Précisément! précisément! reprit mon oncle avec chaleur, on ne peut pas ne pas l’estimer… Un autre exemple de ce cas est Korovkine. Bien sûr que tu te moques de lui? – et il me regarda timidement. – Tout le monde rit de lui et je sais bien que son attitude n’était guère pardonnable… C’est peut-être un des meilleurs hommes qui existent, mais… la destinée… les malheurs… Tu ne me crois pas et, pourtant, il en peut être ainsi.
– Mais, mon oncle, pourquoi ne vous croirais-je pas?
Et je me mis à proclamer fougueusement que, les plus nobles sentiments humains peuvent se conserver en tout être déchu, que la profondeur de notre âme est insondable et que l’on n’a pas le droit de mépriser ceux qui sont tombés. Au contraire, il faut les rechercher pour les relever; la mesure admise du bien et de la morale n’est pas équitable… etc., etc.; en un mot, je m’enflammai jusqu’à lui parler de l’école réaliste et j’en vins à déclamer la célèbre poésie:
Quand, des ténèbres du péché…
Mon oncle fut transporté, ravi.
– Mon ami, mon ami! – s’écria-t-il avec émotion – tu me comprends admirablement et tu m’as dit tout ce que j’aurais voulu dire, mais mieux que je ne l’eusse fait. Oui! oui! Dieu! pourquoi l’homme est-il méchant? Pourquoi suis-je si souvent méchant quand il est si beau, si bien d’être bon? Nastia le disait aussi… Mais regarde, quel coin charmant, ajouta-t-il en jetant autour de lui un regard enchanté. Quelle nature! Cet arbre, c’est à peine si un homme pourrait l’entourer de ses bras. Quelle sève! quel feuillage! Quel beau soleil! Comme tout est devenu frais et riant après l’orage!… Quand je pense qu’il se peut que les arbres aient une conscience, qu’ils sentent et qu’ils jouissent de l’existence… Ne le crois-tu pas? Qu’en penses-tu?
– Cela se peut fort bien, mon oncle. Mais ils sentiraient à leur manière, naturellement.
– Bien sûr! Oh! l’admirable, l’admirable Créateur!… Tu dois bien te rappeler ce jardin, Sérioja, où tu courais, où tu jouais, étant petit. Je me souviens du temps où tu étais petit. – (Il me regarda avec amour, avec bonheur) – On te défendait seulement de t’approcher par trop de l’étang. As-tu oublié que la défunte Katia t’appela un soir et qu’elle te caressait… Tu avais couru toute la journée et tu étais tout rose avec tes cheveux blonds et bouclés… Elle joua avec tes boucles et me dit: «Nous avons bien fait de prendre chez nous cet orphelin». T’en souviens-tu?
– À peine, mon oncle.
– C’était vers le soir; le soleil vous baignait tous deux, et moi, dans un coin, je fumais ma pipe en vous regardant… Je visite sa tombe chaque mois (et sa voix se fit plus basse et tremblante de sanglots refoulés). J’en ai parlé à Nastia qui m’a répondu que nous irions tous les deux.
Mon oncle se tut, combattant son émotion. À ce moment, Vidopliassov s’approcha de nous.
– Vidopliassov! – cria mon oncle avec animation. – Tu viens de la part de Foma Fomitch?
– Non; je viens plutôt pour mon propre compte.
– C’est parfait, en tout cas, car tu vas nous donner des nouvelles de Korovkine. Je voulais lui en demander ce tantôt, car je l’ai chargé de surveiller le dormeur. De quoi s’agit-il, Vidopliassov?
– De mon changement de nom. Vous m’avez promis votre haute protection contre les insultes dont on ne cesse de m’abreuver chaque jour.
– Encore ce nom! fit mon oncle, effrayé.
– Que faire? Ce sont des insultes de toutes les heures…
– Ah! Vidopliassov! Vidopliassov! Je ne sais que devenir avec toi, gémit mon oncle avec tristesse. Voyons, quels torts peux-tu avoir à supporter? Tu vas devenir fou et tu finiras tes jours dans une maison d’aliénés.
– Il me semble cependant que mon intelligence… – commença Vidopliassov.
– Bon! bon! mon cher, répartit mon oncle. Je ne dis cela que pour ton bien et non pour te faire de la peine. Raconte-moi donc tes griefs: je parie que ce ne sont que bagatelles.
– La vie m’est devenue impossible.
– Par la faute de qui?
– Par celle de tout le monde, mais spécialement de Matriona, qui fait le malheur de mon existence. Toutes les personnes de marque qui ont pu me voir depuis mon enfance, ont toujours dit que j’avais l’air d’un étranger, surtout par les traits de mon visage, c’est connu. Et voilà, Monsieur, que je ne puis plus faire un pas sans que tout le monde me crie toutes sortes de vilains mots. Tenez, comme je me rendais près de vous, on m’en a crié encore. Je n’en peux plus! Protégez-moi, Monsieur, de par votre haute autorité.
– Voyons, Vidopliassov; qu’est-ce qu’on te dit donc? Sans doute quelque bêtise à laquelle il ne faut pas faire attention.
– Il serait indécent de vous le dire.
– Mais quoi donc?
– J’aurais honte de le prononcer.
– Dis quand même!
– Voici: Grichka le Hollandais a mangé une orange!
– Hou! quel homme tu fais! Je me figurais Dieu sait quoi! N’y fais pas attention et poursuis ton chemin.
– J’ai essayé, mais ils ne crient que de plus belle.
– Écoutez, mon oncle; il se plaint qu’on ne veut pas le laisser tranquille dans cette maison, renvoyez-le donc pour quelque temps à Moscou, chez son calligraphe, puisqu’il était au service d’un calligraphe.
– Hélas! mon cher, le calligraphe aussi a fini tragiquement.
– Et comment?
– Il eut le malheur de s’approprier ce qui ne lui appartenait pas. C’est pourquoi il fut mis en prison malgré tout son talent et il est irrémédiablement perdu.
Puis, s’adressant au valet:
– C’est bien, c’est bien, Vidopliassov, calme-toi; je te promets d’arranger tout cela… Voyons, que fait Korovkine? Il dort?
– Non, il vient de partir; je venais seulement pour vous l’annoncer.
– Comment? Il vient de partir! Pourquoi l’as-tu laissé faire?
– Par pure bonté de cœur. Il faisait peine à voir. Une fois réveillé, quand il se rappela tout ce qui s’est passé, il se bourra la tête de coups et se mit à hurler.
– À hurler?
– Pour m’exprimer avec plus de respect, je dirai qu’il se mit à pousser des gémissements variés. Il criait: «Comment pourrai-je me présenter désormais au beau sexe?» Puis il ajouta: «Je suis la honte de l’humanité!» Il disait tout cela avec tant de tristesse et en des termes si heureusement choisis!
– Je te le disais que c’est un homme distingué, Serge… Mais, pourquoi l’as-tu laissé partir, puisque je te l’avais confié? ah! mon Dieu! Ah! mon Dieu!
– Par sensibilité. Il m’avait prié de ne rien dire. Son cocher avait donné à manger aux chevaux et les avait attelés. Quant à la somme que vous lui avez prêtée il y a trois jours, il m’a ordonné de vous en remercier respectueusement et de vous dire qu’il vous l’enverrait par un des prochains courriers.
– Quelle somme, mon oncle?
– Il a parlé de vingt-cinq roubles, fit Vidopliassov.
– C’est, mon cher, de l’argent que je lui avait prêté l’autre fois à la station où nous nous étions rencontrés. Il était sorti sans argent. Naturellement, il me l’enverra par le premier courrier… Mon Dieu! que je regrette son départ! Si j’envoyais courir après lui, Sérioja?
– Non, mon cher oncle, ne le faites pas.
– Je suis de ton avis. Vois-tu, Sérioja, je ne suis pas un philosophe, mais je crois que tout homme est beaucoup meilleur qu’il ne le paraît. Il en est de même avec Korovkine: il n’a pas pu supporter cette honte… Mais allons donc auprès de Foma! Voilà trop longtemps que nous sommes ici; il pourrait se sentir blessé de notre ingratitude, de notre manque d’attentions… Allons! Ah! Korovkine! Korovkine!
Mon récit est terminé. Les amants sont réunis et le génie de la Bonté s’est définitivement établi dans la maison, sous les apparences de Foma Fomitch. Nous pourrions nous livrer à de nombreux commentaires, mais ne sont-ils pas dès à présent superflus? Tel est, du moins, mon avis.
Je suppléerai à ces commentaires par quelques mots sur le sort de mes héros, car on sait qu’un roman ne saurait finir autrement; c’est formellement interdit par la tradition.
On unit les heureux époux quelque six semaines après les événements que je viens de rapporter. Tout se passa en famille, sans bruit, sans grand apparat, sans innombrables invités. J’étais le garçon d’honneur de Nastenka; Mizintchikov était celui de mon oncle. Il y avait bien quelques invités, mais le principal personnage de la cérémonie fut naturellement Foma Fomitch. Il advint bien qu’on l’oublia une fois en versant le champagne. Ce fut une grave affaire, accompagnée de reproches, de gémissements, de cris. Foma s’était réfugié dans sa chambre et, s’y étant enfermé, il clamait qu’on le dédaignait, que des «gens nouveaux» s’étaient introduits dans la famille et qu’il était tout au plus un copeau bon à jeter dehors. Mon oncle était désolé. Nastenka pleurait; la générale, selon sa coutume en pareil cas, avait une crise de nerfs… La fête ressemblait plutôt à un enterrement.
Cette vie se prolongea pour mon oncle, et, pour la pauvre petite Nastia, pendant sept ans de cohabitation avec Foma Fomitch qui mourut l’an dernier. Jusqu’au jour de sa mort, il ne fit que des siennes, sans parvenir jamais à lasser l’adoration de «ceux dont il avait fait le bonheur». Tout au contraire, elle ne fit que croître de jour en jour et proportionnellement à l’extravagance de ses caprices.
Yégor Ilitch et Nastenka étaient si heureux qu’ils tremblaient pour une félicité dont Dieu s’était montré par trop prodigue, à leur gré. Ils ne pouvaient se reconnaître dignes de pareils bienfaits et étaient persuadés qu’il leur faudrait les payer plus tard par des souffrances.
On pense bien que, dans cette douce maison, Foma faisait la pluie et le beau temps. Et que ne fit-il pas pendant ces sept ans? On ne saurait même imaginer jusqu’à quelles fantaisies extrêmes le mena parfois son âme oisive et repue, et ce qu’il sut inventer de caprices raffinés, de friandises morales.
Trois ans après le mariage de mon oncle, ma grand’mère trépassait et l’on vit Foma, devenu orphelin, en proie au plus violent désespoir. Même après un si long temps passé, ce n’est qu’avec une véritable épouvante qu’on parle chez mon oncle de son état à ce moment.
La tombe à moitié comblée, il s’y précipita, exigeant qu’on l’enterrât aussi et, pendant tout un mois, on ne put lui laisser ni fourchette ni couteau. Une fois même, il fallut se mettre à quatre pour lui ouvrir la bouche et en extraire une épingle. Un des spectateurs de cette scène dramatique n’avait pu s’empêcher de remarquer que Foma eût eu mille fois le temps d’avaler cette épingle, si tel eût été son caprice; pourtant, il s’en était abstenu. Une telle appréciation n’en fut pas moins repoussée avec indignation par tous les assistants et le malencontreux observateur se vit convaincu de malveillance et d’insensibilité.
Seule, Nastenka avait gardé le silence et ce n’avait pas été sans inquiétude que mon oncle avait surpris sur son visage un imperceptible sourire. Il faut d’ailleurs remarquer que, malgré les invraisemblables caprices auxquels Foma s’abandonna dans la maison de Yégor Ilitch, il ne s’était plus permis les sermons despotiques ni l’arrogance d’antan.
Il se plaignait, pleurait, faisait des reproches, mais ne se laissait plus aller à des créations dans le genre de «Votre Excellence» et je crois bien que tout l’honneur de ce changement revenait à Nastenka. Insensiblement, elle avait contraint Foma de se plier devant certaines nécessités. Ne voulant pas assister à l’humiliation de son mari, elle était arrivée à faire respecter sa volonté.
Foma voyait très clairement qu’elle l’avait presque deviné. Je dis: presque, parce que Nastenka ne cessa point de le dorloter et de faire chorus avec son mari chaque fois qu’il chantait les louanges du grand homme. Elle voulait que chacun respectât mon oncle en toutes choses, et c’est pourquoi elle approuvait à haute voix son attachement à Foma Fomitch.
Mais je suis bien sûr que le cœur d’or de Nastenka avait su oublier les outrages et qu’une fois que Foma l’eut unie à mon oncle, elle lui avait tout pardonné. De plus, je crois qu’elle avait accepté de tout son cœur l’opinion de mon oncle, qu’on ne pouvait trop exiger d’un martyr et d’un ex-bouffon, qu’on devait ménager sa susceptibilité. La pauvre Nastenka avait appartenu à la catégorie des «humiliés» et elle s’en souvenait.
Au bout d’un mois, Foma s’était calmé. Il était même devenu doux et bon, mais, en revanche, on vit d’autres accidents se manifester chez lui: il tombait soudain en une sorte de catalepsie qui plongeait tous les assistants dans la plus folle épouvante.
Brusquement, alors que le martyr parlait d’abondance ou même qu’il riait, on le voyait devenir soudain comme figé, pétrifié dans la posture même où il se trouvait au moment de l’accès. Supposons qu’il ait ri: alors, il conservait le sourire aux lèvres. Tenait-il une fourchette? l’objet restait en sa main levée. Puis, la main s’abaissait d’elle-même, mais Foma Fomitch ne se souvenait de rien, n’avait rien senti. Il restait assis, battant des paupières, mais n’entendant rien, ne comprenant rien, ne disant rien. Et cela durait parfois une heure entière.
Bien entendu, tous les habitants de la maison se mouraient de peur, marchaient sur la pointe des pieds, pleuraient. À la fin, Foma se réveillait, accusant une extrême fatigue et assurant que de tout ce temps, il n’avait rien vu, rien entendu. Faut-il donc prétendre que cet homme eût la passion de poser jusqu’à supporter des heures entières de volontaire martyre, dans le but unique de pouvoir dire ensuite: «Voyez donc si mes sentiments sont plus nobles que les vôtres?»
Il advint un jour qu’ayant maudit mon oncle «pour les offenses dont il l’abreuvait à toute heure et ses manques de respect», Foma se transporta chez M. Bakhtchéiev, qui, depuis le mariage, s’était maintes fois querellé avec Foma, mais n’avait jamais manqué de lui demander pardon. Cette fois, Stépane Alexiévitch s’était employé avec une ardeur extraordinaire. Il avait reçu Foma avec le plus grand enthousiasme, l’avait gavé de victuailles, et s’était engagé à dire son fait à mon oncle et même à déposer une plainte contre lui, car il existait entre leurs deux propriétés une parcelle de terrain contestable et dont ils n’avaient jamais discuté, mon oncle en laissant la jouissance à Stépane Alexiévitch sans la moindre protestation.
Négligeant de l’aviser, M. Bakhtchéiev faisait atteler, gagnait la ville au galop, y formulait une demande de jugement lui attribuant formellement la propriété de ce lopin, à charge pour mon oncle de payer tous frais et dommages-intérêts que de droit en punition de son arbitraire et de son accaparement. Mais, dès le lendemain, Foma, s’ennuyant chez Bakhtchéiev, pardonnait à mon oncle venu pour lui offrir sa tête coupable et regagnait Stépantchikovo en sa compagnie.
Quand, à son retour de la ville, il n’avait plus retrouvé Foma, la colère de Stépane Alexiévitch avait été terrible; mais, trois jours plus tard, il se rendait à Stépantchikovo où, les larmes aux yeux, il avait demandé pardon à mon oncle et déchiré sa plainte. De son côté, mon oncle l’avait réconcilié le jour même avec Foma Fomitch et, de nouveau, on avait vu Stépane Alexiévitch suivre Foma avec la fidélité d’un chien, répondant à chacune de ses paroles: «Tu es un homme intelligent, Foma! Tu es un savant, Foma!»
Foma Fomitch dort à présent dans sa tombe, à côté de la générale, sous un précieux mausolée en marbre blanc où l’on peut lire quantité de citations attendries et de formules louangeuses. Souvent, après la promenade, Nastenka et Yégor Ilitch pénètrent pieusement dans l’enclos de l’église pour prier sur les restes du grand homme.
Il n’en peuvent parler sans une douce mélancolie et se rappellent chacune de ses paroles, et ce qu’il mangeait, et ce qu’il aimait. Ses vêtements sont conservés comme de précieuses reliques.
Seuls tous deux, mon oncle et sa femme ne s’en sont attachés que davantage. Dieu ne leur a pas envoyé d’enfants; mais, bien qu’ils en souffrent, ils n’osent se plaindre. Sachenka est depuis longtemps la femme d’un homme charmant, et Ilucha fait ses études à Moscou, de sorte que les deux époux vivent seuls.
Ils s’adorent. La préoccupation que chacun d’eux a de l’autre est véritablement touchante. Nastia ne cesse de prier pour son mari. Il me semble que si l’un d’eux venait à mourir, l’abandonné ne pourrait survivre huit jours. Mais que Dieu leur donne longue vie!
Ils reçoivent avec une charmante amabilité et sont toujours prêts à partager leur avoir avec les malheureux. Nastenka aime à lire la Vie des Saints et prétend que les œuvres ordinaires ne sont pas suffisantes, qu’il faudrait tout donner aux indigents et vivre heureux dans la pauvreté. Si ce n’était le souci d’Ilucha et de Sachenka, il y aurait longtemps que mon oncle l’aurait écoutée, car il est en tout de l’avis de sa femme.
Prascovia Ilinitchna vit avec eux et fait ses délices de leur consentement. C’est toujours elle qui tient la maison. Peu de temps après le mariage de mon oncle, M. Bakhtchéiev lui avait offert sa main, mais elle avait refusé carrément. On en avait conclu qu’elle allait se retirer dans un couvent; mais cette supposition ne se réalisa pas. Prascovia possède une singulière propriété de caractère: elle ne peut que s’anéantir devant ceux qu’elle aime, elle les mange des yeux, plie devant leurs moindres caprices, les suit pas à pas et les sert. Depuis la mort de sa mère, elle considéra que son devoir était de rester avec son frère et tout faire pour contenter Nastenka.
Le vieux Éjévikine est encore en vie et, depuis ces derniers temps, il fréquente de plus en plus sa fille; mais, au commencement, il désolait mon oncle par le soin qu’il apportait à écarter de Stépantchikovo et sa personne et sa marmaille (c’est ainsi qu’il qualifiait ses enfants). Les invitations de mon oncle n’avaient aucune prise sur lui: c’est un homme aussi fier que susceptible, et cette susceptibilité a même quelque chose de maladif.
À cette seule pensée que, pauvre, il serait reçu par générosité dans une riche maison, qu’il pourrait être considéré comme un importun, il s’affolait. Il refusa souvent l’aide de Nastenka et n’accepta jamais que l’indispensable. Il ne voulait jamais rien prendre de mon oncle. Nastenka s’était grandement trompée en me disant dans le jardin que c’était pour elle que son père jouait un rôle de bouffon.
Certes, il souhaitait ardemment de marier sa fille, mais, s’il bouffonnait, c’était tout simplement par un besoin intérieur de trouver une issue aux colères accumulées qui l’étouffaient. La nécessité de railler et de donner cours à de méchants propos faisait partie de sa nature. Il se présentait comme le plus vil flatteur, tout en laissant entendre qu’il ne cajolait les gens que par pose, et plus basse était sa flatterie, plus mordante était sa raillerie. Il était ainsi!
Mon oncle avait réussi à placer tous ses enfants dans les meilleurs établissements de Moscou et de Pétersbourg, mais le vieillard ne s’était laissé faire que lorsque Nastenka lui eût prouvé que tout cela se faisait à ses frais personnels, c’est-à-dire avec les trente mille roubles donnés par Tatiana Ivanovna.
À la vérité, on n’avait jamais accepté cet argent, mais on avait assuré à Tatiana Ivanovna, pour la consoler, qu’on aurait recours à elle au premier besoin d’argent et, pour mieux la convaincre, on lui avait par deux fois emprunté des sommes considérables. Mais Tatiana mourut il y a trois ans, et Nastia dut bien recevoir ses trente mille roubles. La mort de la pauvre demoiselle fut subite. Toute la famille se préparait à se rendre au bal chez des voisins, et Tatiana n’avait pas eu le temps de mettre sa robe de bal et de se poser sur les cheveux une magnifique couronne de roses blanches que, prise d’un malaise, elle s’était laissée tomber dans un fauteuil, où elle n’avait pas tardé à expirer.
On l’enterra avec sa couronne de bal. Nastia en éprouva un grand chagrin, car elle avait l’habitude de choyer Tatiana et de la soigner comme une enfant. Elle avait étonné tout le monde par la sagesse de son testament. À part les trente mille roubles qu’elle laissait à Nastenka, le reste, trois cent mille environ, devait être consacré à l’éducation de fillettes orphelines et à les doter à leur sortie des établissements scolaires.
C’est l’année de sa mort que se maria la demoiselle Pérépélitzina, qui était restée chez mon oncle après le trépas de la générale, dans l’espoir de gagner les bonnes grâces de Tatiana Ivanovna. Sur ces entrefaites, un fonctionnaire des environs était devenu veuf. C’était le possesseur de Michino, le petit village où s’était enfui Obnoskine en compagnie de Tatiana Ivanovna.
Terrible chicanier, ce fonctionnaire, qui avait six enfants d’un premier lit, soupçonna que la Pérépélitzina possédait quelque argent, et il présenta sa demande, qui fut immédiatement acceptée. Mais elle était plus pauvre qu’un rat d’église. Elle ne possédait en tout et pour tout que les trois cents roubles que Nastenka lui donna en cadeau de mariage.
Actuellement, le mari et la femme se battent du matin au soir. Elle passe son temps à tirer les cheveux de ses enfants, à leur distribuer des taloches et à griffer la figure de son mari (du moins à ce qu’on dit), en lui reprochant à tout instant sa qualité de fille d’un lieutenant-colonel.
Mizintchikov aussi s’est casé. Ayant sagement abandonné ses vues sur Tatiana Ivanovna, il se mit à étudier l’agriculture. Mon oncle le recommanda à un comte, riche propriétaire qui possédait trois mille âmes à environ quatre-vingt verstes de Stépantchikovo, et qui venait parfois visiter ses biens. Frappé des capacités de Mizintchikov et prenant en considération la recommandation de mon oncle, le comte proposait à l’ancien hussard la gérance de ses domaines, après en avoir, au préalable, chassé l’intendant allemand, qui le volait de son mieux, en dépit de la fameuse honnêteté allemande.
Cinq ans plus tard, la propriété du comte était devenue méconnaissable; les paysans étaient riches; les revenus avaient doublé; en un mot, le nouvel intendant s’était distingué, et il était devenu célèbre par ses capacités dans tout le gouvernement. Aussi, quelle ne fut pas la surprise et la douleur du comte lorsque, au bout de cinq ans, et malgré toute les prières et les offres d’augmentation de traitement, Mizintchikov démissionna.
Le comte s’imaginait qu’il avait été séduit par d’autres propriétaires de quelque gouvernement voisin. Mais tout le monde fut bien étonné quand, deux mois après sa retraite, Ivan Ivanovitch Mizintchikov se rendit acquéreur d’une magnifique propriété de cent âmes situées à quarante verstes du domaine du comte, et appartenant à un ancien hussard ruiné qui avait été son camarade au régiment. Il avait aussitôt engagé ces cent âmes et, un an après, il en rachetait soixante autres aux environs. Il est actuellement un gros propriétaire. Tout le monde se demande avec étonnement où il a trouvé de l’argent. Il en est qui hochent la tête. Mais Ivan Ivanovitch est fort tranquille, et sa conscience ne lui fait aucun reproche.
Il a fait venir de Moscou cette sœur qui lui avait donné ses derniers trois roubles pour s’acheter des chaussures quand il était parti pour Stépantchikovo. Une charmante fille, d’ailleurs, bien que n’étant plus de la première jeunesse, douce, aimante, instruite, un peu timide. Elle vivait à Moscou comme demoiselle de compagnie, chez je ne sais quelle bienfaitrice. Elle est à genoux devant son frère, dont elle respecte la volonté à l’égal de la loi, tient son ménage et se trouve heureuse. Mizintchikov ne la gâte pas et la néglige un peu, mais elle ne s’en aperçoit pas.
Elle est fort aimée à Stépantchikovo, et l’on dit que M. Bakhtchéiev n’est pas indifférent à ses charmes. Il la demanderait bien en mariage, mais il craint un refus. Du reste, nous espérons pouvoir nous occuper plus spécialement de M. Bakhtchéiev dans un prochain récit.
Je crois que j’ai passé en revue tous mes personnages!… Ah! j’oublie: Gavrilo est devenu très vieux et il a complètement désappris le français. Falaléi a fait un cocher fort présentable et, pour ce qui est du malheureux Vidopliassov, il y a beau jour qu’il fut enfermé dans une maison de fous où il est mort, autant que je me souviens. Un de ces jours, j’irai faire un tour à Stépantchikovo, et je m’en enquerrai auprès de mon oncle.