XVII

Le huitième jour tous les patients extra-terrestres avaient quitté le Secteur Général, accompagnés par près des quatre cinquièmes du personnel de l’hôpital. L’alimentation en énergie des niveaux ou avait régné une température, une pression ou une gravité extrêmes, avait été interrompue et les corps solidifiés par le froid avaient fondu ou s’étaient gazéifiés, alors que les atmosphères denses ou surchauffées s’étaient condensées en une substance liquide et visqueuse qui couvrait le sol. Au fur et à mesure que les jours s’écoulaient, de nouveaux Moniteurs du génie arrivaient et convertissaient les ex-services médicaux en chambrées et abattaient de vastes portions de la coque externe afin de permettre l’installation de batteries de projecteurs et de plateformes de lancement. Dermod estimait à présent que le Secteur Général devrait se défendre lui-même et non compter entièrement sur la flotte, qui avait déjà prouvé qu’elle n’était pas à même de tout pouvoir intercepter. Le vingt-cinquième jour, le Secteur Général avait changé de statut. Ce n’était plus un hôpital sans défense mais l’équivalent d’une base fortifiée à l’armement impressionnant.

En raison de sa taille démesurée et de ses importantes réserves d’énergie — plusieurs fois plus puissantes que celles dont disposaient les unités mobiles chargées de sa protection — les armes du Secteur Général étaient nombreuses et redoutables. Ce qui était tout compte fait préférable étant donné que le vingt-neuvième jour elles furent sévèrement mises à l’épreuve par la première attaque en règle menée par l’ennemi.

Elle dura trois jours.

Conway savait que les Moniteurs avaient de bonnes raisons pour avoir transformé l’hôpital en camp fortifié, ainsi qu’ils l’avaient fait, mais cela ne lui plaisait guère. Même après cette grande offensive de trois jours, alors que l’hôpital avait été touché à quatre reprises (à nouveau par des ogives chimiques, fort heureusement) il estimait toujours que c’était une chose contestable. Chaque fois qu’il pensait que cette immense structure érigée pour servir les plus grands idéaux de l’humanité et de la médecine avait été transformée en engin de destruction, et qu’elle possédait à présent un écosystème infernal et contre nature qui alimentait ses propres services en patients. Conway était fou de rage, attristé, et pris de nausées face à cet épouvantable gâchis. Finalement, il eut l’occasion d’exprimer son opinion à ce sujet.


Cinq semaines s’étaient écoulées depuis le début de l’évacuation et il déjeunait en compagnie de Mannon et de Prilicla. À présent, le réfectoire principal n’était pas bondé de dîneurs, aux heures des repas, et les tables étaient occupées par plus de Moniteurs aux uniformes verts que d’extra-terrestres. Mais il restait encore plus de deux cents de ces derniers et c’était à ce sujet que Conway avait des objections à émettre.

— … Je persiste à dire que c’est un gaspillage, dit-il avec colère. Un gaspillage en vies humaines, en capacités médicales, en tout ! Tous les blessés sont, et resteront, uniquement des Moniteurs. Ce sont tous des terriens. Les médecins appartenant aux autres espèces n’ont pas le moindre cas intéressant de médecine xénologique sur lequel travailler. Ils devraient tous être renvoyés chez eux !

« Vous inclus, conclut-il en lançant un regard dur à Prilicla.

Puis il se tourna vers Mannon. Le professeur incisa son steak et en porta un gros morceau à la bouche. Après le départ de ses patients vivant sous faible gravité, il avait fait effacer ses bandes LSVO et MSVK et n’était plus contraint de suivre un régime sévère. Durant les cinq semaines qui s’étaient écoulées depuis l’évacuation, le professeur Mannon avait visiblement pris du poids.

— Pour tout médecin d’une autre espèce, les terriens sont des cas de médecine xénologique fort intéressants, fit-il remarquer.

— Vous jouez sur les mots, rétorqua Conway. Ce que je ne peux admettre, c’est l’héroïsme absurde.

Mannon haussa les sourcils.

— Mais l’héroïsme est presque toujours absurde et, de plus, extrêmement contagieux, rétorqua-t-il sèchement. Dans le cas présent, j’estime que les Moniteurs ont donné l’exemple en voulant défendre l’hôpital et qu’ensuite, pour cette raison, nous nous sommes sentis contraints de rester pour nous occuper des blessés. Tout au moins, quelques uns d’entre nous ressentent cela, ou nous pensons qu’ils le ressentent.

« La chose la plus sensée et la plus logique aurait été de filer alors que c’était possible, ajouta Mannon sans regarder Conway, et pas le moindre commentaire n’aurait été fait sur le compte de ceux qui seraient partis. Mais ces personnes sensées et logiques avaient des collègues ou, heu, des amis qui, pensaient-elles, devaient appartenir à la catégorie des véritables héros et elles ont refusé de partir parce qu’elles s’imaginaient ce que leurs amis pourraient penser d’elles si elles fuyaient. Ces gens préféraient mourir plutôt que le laisser croire à leurs amis qu’ils étaient des lâches, et ils sont restés.

Conway sentait son visage s’empourprer, mais il ne répondit rien. Mannon sourit brusquement pour ajouter :

« Mais il s’agit également d’une forme d’héroïsme. Une réaction du type « plutôt la mort que le déshonneur », pourrait-on dire. Et avant d’avoir eu le temps de se retourner on devient un héros appartenant à l’une ou l’autre de ces catégories. Et il ne fait aucun doute que les extra-terrestres (il adressa un regard malicieux à Prilicla) sont restés ici pour les mêmes raisons. Et aussi, sans doute, parce qu’ils ne désirent pas laisser aux DBDG terriens le monopole de l’héroïsme.

— Je vois, dit Conway.

Il savait que son visage devait être rouge vif. Il était à présent certain que Mannon connaissait l’unique raison pour laquelle il était resté au Secteur Général : la peur de décevoir Murchison, O’Mara et Mannon lui-même, s’il avait choisi de partir. Et à la même table, juste en face de lui, Prilicla qui captait toutes les émotions devait lire en lui comme dans un livre ouvert. Conway estima qu’il ne s’était jamais senti aussi gêné de sa vie.

— Vous avez parfaitement raison, déclara brusquement Prilicla tout en plongeant avec adresse sa fourchette dans le plat de spaghettis posé devant lui et en utilisant deux mandibules pour les enrouler. Sans l’exemple héroïque des DBDG, j’aurais pris le second vaisseau en partance.

— Pourquoi pas le premier? demanda Mannon.

— Je possède malgré tout une certaine bravoure, répondit Prilicla qui agita ses spaghettis pour accentuer sa phrase.

En écoutant leur petit numéro, Conway pensait que l’honnêteté voulait qu’il admît sa lâcheté, mais il savait également que cela eût provoqué de l’embarras autour de lui. Il était clair que Mannon et Prilicla savaient qu’il était lâche et qu’ils tentaient, à leur manière, de lui faire comprendre que c’était sans importance. Et, s’il étudiait objectivement la situation, il devait l’admettre, car plus aucun vaisseau ne quitterait le Secteur Général et les membres du personnel encore présents deviendraient des héros, que cela leur plaise ou non. Mais Conway était toujours révolté à l’idée qu’on pût le considérer comme un médecin courageux, altruiste et dévoué, alors qu’il n’était rien de tout cela.

Avant qu’il ne pût répondre, cependant, Mannon changea brusquement de sujet de conversation. Il voulait savoir ou Conway et Murchison s’étaient trouvés durant le quatrième, le cinquième et le sixième jour d’évacuation. Il déclara qu’il trouvait extrêmement révélateur que tous deux eussent disparu de la circulation exactement au même moment et il fit alors l’exposé de certaines hypothèses qui lui étaient venues à l’esprit … et qui étaient toutes d’un style coloré, sidérantes, et pratiquement impossibles sur le plan physique. Prilicla s’en mêla bientôt, bien que la conduite sexuelle de deux DBDG terriens n’eût qu’un intérêt purement académique pour un GLNO asexué, et Conway dut se garder des attaques conjuguées qui venaient des deux côtés.

Prilicla et Mannon savaient parfaitement que Murchison et Conway, ainsi qu’une quarantaine d’autres membres du personnel, avaient conservé le maximum de leur efficacité durant près de soixante heures à l’aide d’injections de remontant. Mais on n’avait rien sans rien et Conway et les autres avaient ensuite été contraints d’adopter la même position horizontale que leurs patients durant trois jours d’affilée pendant lesquels ils s’étaient remis d’un profond épuisement. Certains s’étaient littéralement effondrés et avaient été emportés d’urgence, à tel point fatigués que les muscles automatiques du cœur et des poumons menaçaient de céder avec tout le reste. Ils avaient été admis dans des services spéciaux ou des robots avaient massé leur cœur, leur avaient pratiqué la respiration artificielle, et les avaient nourris à l’aide de sérum.

Cependant, Conway et Murchison n’avaient été vus par personne durant trois journées complètes et cela pouvait effectivement prêter aux commérages …

La sirène d’alarme sauva Conway à l’instant où le ministère public le tenait à sa merci. Il pivota hors de son siège et courut vers la porte, suivi de près par Mannon et précédé par le vrombissement de Prilicla, dont la tâche des ailes pas entièrement atrophiées était facilitée par des ceintures anti-G.

Un cataclysme, une inondation, ou encore une guerre interstellaire auraient pu se produire, pensa Conway comme il se dirigeait vers son service, mais tant qu’il y aurait une réputation à noircir ou une personne dont on pourrait se moquer, Mannon serait là pour colporter les derniers ragots, disposé à se payer la tête de la victime en question jusqu’au dernier moment. En raison des circonstances, Conway avait été tout d’abord irrité par ses paroles, mais il avait ensuite compris que Mannon avait simplement voulu lui faire comprendre que le monde entier ne s’était pas encore écroulé, qu’ils se trouvaient toujours dans le Secteur Général (un état d’esprit plus qu’un lieu matériel) et que cet hôpital continuerait d’en être un jusqu’au moment ou le dernier membre de son personnel dévoué et souvent excentrique aurait disparu.

Lorsqu’il atteignit son service cette sirène qui lui rappelait la raison probable de leur disparition prochaine venait de se taire.

Des tentes à oxygène hermétiquement closes pendaient mollement sur les vingt-huit lits occupés. Leurs générateurs internes d’oxygène tournaient déjà, au cas où ce service s’ouvrirait brusquement sur l’espace. Les infirmières : une Tralthienne, une Nidienne et quatre terriennes, enfilaient frénétiquement leurs scaphandres. Conway les imita et ferma hermétiquement tous les éléments, à l’exception du hublot facial. Puis il alla rapidement voir tous ses patients, informa l’infirmière en chef Tralthienne de sa satisfaction, et abaissa l’interrupteur qui coupait l’alimentation des grilles gravifiques du sol.

Les variations de la tension du courant d’alimentation de ces grilles, qui étaient fréquentes lorsque les écrans protecteurs de l’hôpital repoussaient une attaque ou que son armement était en action, pouvaient provoquer des fluctuations du champ gravifique artificiel allant d’un demi-G à deux G, ce qui n’était guère recommandé lorsque la plupart des patients souffraient de fractures. Il était encore préférable de se passer entièrement de gravité.

Une fois les patients et le personnel protégés le mieux possible, il n’y avait plus qu’à attendre. Afin de ne pas penser à ce qui devait se dérouler à l’extérieur, Conway se mêla à une discussion entre une infirmière Tralthienne et une Nidienne à la fourrure rousse au sujet des modifications apportées à l’ordinateur-traducteur géant.

Ce cerveau électronique démesuré … (les blocs traducteurs dont étaient dotés tous les membres du personnel n’étaient que des extensions de l’ordinateur, de simples unités émettrices et réceptrices) qui servaient d’interprète à tout l’hôpital, n’utilisant depuis l’évacuation qu’une infime partie de son potentiel. Lorsqu’il avait appris cela, Dermod, le commandant de la flotte, avait ordonné que les sections inutilisées soient reprogrammées pour traiter les problèmes stratégiques et logistiques. Mais en dépit des affirmations des responsables selon lesquelles de nombreux circuits restaient à la disposition de la section de traduction, les deux infirmières n’étaient pas rassurées. Supposez, disaient-elles, que tous les membres du personnel se mettent à parler en même temps?

Conway aurait voulu leur dire qu’à son avis le personnel, et tout spécialement les infirmières, parlaient déjà tout le temps et que cela ne constituait donc pas un véritable problème, mais il ne parvint pas à trouver le moyen d’exprimer son opinion sans les froisser.


Une heure s’écoula sans que rien ne se produise, sur le plan hospitalier, tout au moins. Aucun impact et rien n’indiquait que son important armement était utilisé. L’équipe d’infirmières fut remplacée par la suivante qui était composée de trois Tralthiennes et de trois terriennes. Et cette fois, l’infirmière en chef n’était autre que Murchison.

Conway venait d’entamer une conversation qui s’annonçait très agréable lorsque la sirène lança sa note régulière, aiguë et légèrement moqueuse qui indiquait la fin de l’attaque.

Conway aidait Murchison à s’extraire de son scaphandre lorsque le haut-parleur bourdonna :

— Attention, attention. Le professeur Conway est demandé immédiatement au Sas Cinq …

Sans doute des blessés qu’ils ne savent pas comment déplacer, pensa Conway.

Mais aussitôt le haut-parleur diffusa un autre message.

« Le professeur Mannon et le commandant O’Mara sont demandés immédiatement au Sas Cinq …

Conway se demanda ce qui pouvait bien se passer, pour qu’on fît appel aux services de deux professeurs et du psychologue en chef de l’hôpital. Il pressa le pas.

O’Mara et Mannon s’étaient trouvés plus près que Conway de ce sas lorsque le message avait été diffusé et ils l’atteignirent quelques secondes avant lui. Un troisième personnage se trouvait dans l’antichambre du sas, revêtu d’un scaphandre lourd dont le casque était repoussé en arrière. L’inconnu était un homme grisonnant, au visage maigre et ridé dont la bouche était une ligne grise. Mais la dureté générale des traits étaient compensée par les yeux bruns les plus doux que Conway eût jamais vus chez un homme. Il n’avait pas non plus eu déjà l’occasion de voir un insigne aussi surchargé que celui du col de cet officier, le Moniteur au grade le plus élevé qu’il avait rencontré étant un colonel, mais il devinait instinctivement qu’il se trouvait en présence de Dermod, le commandant de la flotte.

O’Mara exécuta un salut impeccable, qui lui fut retourné avec la même rigueur. Mannon et Conway eurent quant à eux droit à une poignée de main et aux excuses de l’officier pour avoir gardé ses gants. Puis Dermod aborda aussitôt le vif du sujet.

— Je ne suis pas partisan des secrets dès l’instant où ils n’ont aucune utilité précise, dit-il d’un ton tranchant. Vous avez choisi de rester ici pour vous occuper des blessés et vous avez le droit de savoir ce qui se passe, que les nouvelles soient bonnes ou mauvaises. Vous êtes les membres du personnel médical terrien les plus importants qui soient restés à l’hôpital et comme vous devez connaître la réaction de vos équipes, je vous laisse la décision de rendre ou non cette information publique.

Il avait regardé O’Mara. Ses yeux se portèrent rapidement sur Mannon, puis Conway, avant de revenir sur O’Mara.

« Nous avons essuyé une attaque, ajouta-t-il finalement. Une attaque totalement déconcertante en raison du fait qu’elle était complètement ratée. Nous n’avons pas perdu un seul homme et les ennemis ont été entièrement anéantis. Les forces de l’Empire ne semblaient pas savoir ce qu’est un déploiement de force ou … quoi que ce soit. Nous nous attendions à subir une attaque de type habituel, acharnée, voulant atteindre son but à n’importe quel prix, comme toutes celles que nous avons dû repousser jusqu’alors. Mais celle-ci relevait du suicide collectif …

Conway nota que l’on ne pouvait trouver la moindre trace de joie à l’annonce de cette victoire, dans la voix et les yeux de Dermod.

« Pour cette raison, nous avons pu visiter les épaves des appareils de l’ennemi suffisamment rapidement pour avoir des chances d’y trouver des survivants. Habituellement, nous sommes bien trop occupés à panser nos propres blessures pour en avoir le temps. Nous n’avons trouvé aucun rescapé, mais …

Il s’interrompit comme deux Moniteurs franchissaient le sas interne en portant une civière. Dermod se tourna vers Conway pour ajouter :

« Vous étiez sur Etla, professeur, et vous comprendrez aisément ce que cela signifie. En même temps, n’oubliez pas que nous sommes attaqués par un ennemi qui refuse de communiquer ou de négocier, qui combat comme guidé par une haine fanatique, et qui n’utilise cependant contre nous que des armes à la puissance limitée. Mais il est préférable que vous jetiez tout d’abord un coup d’œil à ce que nous avons trouvé.

Lorsque la couverture eut été ôtée de la civière, nul ne parla durant un long moment. Il s’agissait des restes macabres et en lambeaux d’une créature qui était à présent trop endommagée pour pouvoir être classifiée, même approximativement. Mais il en restait de quoi prouver qu’elle n’avait jamais appartenu à l’espèce humaine.

Cette guerre, pensa avec écœurement Conway, était en train de s’étendre.

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