LIVRE II JUIN 2008 Population mondiale : 7,26 milliards d’habitants

9

La malédiction du XXe siècle a été le nationalisme, cette idée anachronique et dangereuse selon laquelle les nations en tant que telles sont totalement souveraines et autorisées à faire ce que bon leur semble. Sur le plan du commerce international, le nationalisme a abouti à créer de gigantesques inégalités entre les nations. Les riches mouraient de suralimentation alors que les pauvres mouraient de faim. Au plan de la politique internationale, le nationalisme a par deux fois ravagé la planète du fait des guerres mondiales et il a été à l’origine de la longue et douloureuse confrontation connue sous le nom de « guerre froide » à laquelle seule a pu mettre un terme la fondation autoritaire du Gouvernement mondial. Aujourd’hui, à l’aube du XXIe siècle, la plaie du nationalisme est encore le plus grand péril qui menace la paix, la raison et la stabilité de l’humanité. Nombre de gens aveuglés sont prêts à y revenir et à tourner le dos au Gouvernement mondial. Plus grave encore, beaucoup d’individus et de sociétés parmi les plus riches de la Terre considèrent que le Gouvernement mondial menace leur opulence et leur puissance.

Ce en quoi ils ont entièrement raison !

Emanuel De Paolo,

Discours prononcé à l’occasion de la session inaugurale du Parlement mondial, 2008.


Le bureau de Cyrus Cobb ressemblait à l’intérieur de l’œil à facettes d’un insecte. C’était comme un théâtre inversé. À l’endroit où aurait dû être la scène se tenait un homme assis sur un haut tabouret pivotant devant une table que l’on aurait pu prendre pour un podium. Les fauteuils de la salle étaient remplacés par des rangées et des rangées d’écrans — il y en avait des dizaines — montrant chacun une partie différente de l’immense colonie. De sa place, semblable, avec ses cheveux blancs et ras qui captaient la lumière de ces écrans et lui faisaient une auréole miniature, à un vieil et sévère instituteur yankee, Cobb embrassait d’un seul coup d’œil pratiquement tous les lieux publics d’Île Un.

Deux techniciens étaient en train de remplacer la vitre détériorée de l’une des énormes fenêtres qui ceinturaient la colonie de bout en bout. Une météorite pas plus grosse qu’un grain de sable l’avait rayée et des palpeurs automatiques avaient alerté l’équipe d’entretien qui veillait vingt-quatre heures sur vingt-quatre à maintenir l’étanchéité et la limpidité des hublots.

Des moissonneuses électriques sillonnaient en cliquetant un champ de blé. Leurs bras multi-articulés arrachaient les épis mûrs tandis que d’autres accessoires coupaient les tiges décapitées et les liaient en bottes.

Dans une nacelle rouge et jaune, une adolescente montait en spirale en direction de l’axe du vaste cylindre où la gravité artificielle était nulle pour y flotter paisiblement jusqu’au sommet où la faim la contraindrait à redescendre.

Un processeur automatisé vaporisait silencieusement une tonne de roches lunaires et convertissait les gaz résiduaires en antibiotiques et autres agents immunologiques destinés à être exportés sur la Terre. Solitaire, un surveillant installé à son pupitre observait en bâillant cette inhumaine et complexe toile d’araignée de métal et de verre. L’ordinateur incorporé à la machine faisait le bilan microseconde par microseconde de chaque gramme de matière, de chaque erg d’énergie utilisé en cours d’opération.

À gauche du bureau-théâtre de Cobb, cinq écrans exposaient aux regards la luxuriance tropicale du cylindre B. Là, rien ne bougeait. Pas encore.

C’était à peine si Cyrus Cobb jetait un coup d’œil à ses écrans. Ils faisaient à tel point partie de lui-même qu’il sentait quand tout allait bien ou quand quelque chose d’anormal exigeant qu’il y prête attention se produisait. Pour le moment, penché au-dessus de son communicateur, il était en train de dicter : « … quels que soient les droits dont le Gouvernement mondial s’estime investi et les pressions qu’il exerce sur nous. Nous n’autoriserons aucun — je répète : aucun — représentant du Gouvernement mondial à inspecter la colonie. Le vrai problème réside moins dans les requêtes officielles du G.M. que dans ses tentatives d’espionnage officieuses… »

Cobb leva les yeux vers un écran qui se trouvait presque à hauteur du plafond. L’électrocyclo de David roulait à tombeau ouvert sur la route poussiéreuse conduisant au centre administratif. Le vieil homme sourit presque. Il consulta la pendule digitale encastrée dans le bureau et reprit sa dictée.

Exactement quatorze minutes plus tard, le voyant rouge du minuscule communicateur s’alluma. Il l’effleura et demanda d’une voix bourrue :

— Qu’est-ce que c’est ?

— C’est moi. (Le visage de David se forma sur l’écran qui se trouvait au centre géométrique du bureau. Le jeune homme avait l’air agité et préoccupé.) Je suis dans le bureau extérieur. Il faut que je vous parle.

— Je sais, dit Cobb en scrutant David sous la broussaille de ses blancs sourcils. Installe-toi confortablement. Je suis à toi dans une minute.

Le bureau extérieur était de l’esbroufe. Il servait à recevoir les visiteurs et à bavarder tranquillement avec eux loin des écrans braqués comme une armée d’yeux indiscrets. Cobb n’avait pas de secrétaires, pas d’assistants, pas de sous-fifres empressés. L’intelligence humaine était quelque chose de trop précieux pour qu’on la gaspille en lui assignant des tâches que les ordinateurs accomplissaient à merveille. Qu’il s’agisse de taper le courrier, de faire du classement, d’envoyer des messages, de téléphoner, de rechercher des données de programmation, ils s’en tiraient beaucoup mieux que les êtres humains — sans pause-café, sans congés de maladie, sans réclamer d’augmentation et sans s’ennuyer.

Les visiteurs s’étonnaient parfois d’être obligés de s’annoncer eux-mêmes au directeur d’Île Un. Pas de secrétaires tout en jambes, pas d’adjoints attentifs pour les faire patienter jusqu’au moment où ils jugeraient que le grand patron était prêt à les recevoir. On entrait et on décrochait le téléphone, c’était tout.

Le bureau extérieur ne manquait pas de confort : des divans recouverts de daim et des fauteuils d’aluminium et de chrome étincelants, de belles photos en relief de l’époque de la construction d’Île Un accrochées aux murs, une épaisse moquette sortie des propres ateliers de la colonie. La décoration était dans les tonalités marron et rouges, rehaussées de quelques touches de jaune lumineux.

Cobb fit délibérément claquer la porte en la refermant pour que David se retourne.

— Quel est le problème, mon garçon ?

Pris de court, le jeune homme ne sut ni que dire ni par où commencer.

— J’ai vérifié les pronostics standards… la tendance globale…

— Et tu as constaté que je t’ai dit la vérité, le coupa Cobb en hochant le menton. Le monde se précipite la tête baissée vers une mégacatastrophe.

— Cela a déjà commencé.

— Eh oui.

— Et je ne m’étais aperçu de rien ! (David se laissa tomber sur un divan.) Je suis un drôle de prévisionniste, hein ?

Cobb s’assit à côté de lui.

— Je t’ai obligé à garder les yeux fixés sur le sillon. C’est ma faute tout autant que la tienne. Tu ne pouvais pas avoir une vision globale pendant que tu calculais le produit national brut de la Bolivie et le comparais avec…

— Je possédais toutes les données. J’avais tous les facteurs sous les yeux. Mais je n’ai pas fait la synthèse.

— Peut-être parce que tu ne le voulais pas. C’est assez terrifiant, n’est-ce pas ?

David scruta le visage craquelé et boucané du vieil homme.

— Il faut faire quelque chose.

— Mais on ne peut rien faire, je te l’ai dit.

— Je veux m’en assurer par moi-même.

Cobb réprima le sourire qui lui venait aux lèvres.

— Tu ne me crois pas ?

— Vous me dites la vérité… telle que vous la voyez. Comme Lilienthal quand il soutenait que l’on ne pourrait jamais fabriquer un aéroplane capable de voler. Les frères Wright ont trouvé un moyen.

— Et tu penses pouvoir trouver un moyen d’empêcher le désastre ?

— Je veux essayer.

— Tu sais, ça a déjà commencé. Il y a trente ans.

— Je ne dis pas le contraire. Mais je veux quand même essayer.

Cobb s’enfonça dans les moelleuses profondeurs du divan.

— Que te proposes-tu de faire ? Toutes les études informatiques du monde ne modifieront pas les données de base.

— Il faut donc chercher de nouvelles voies, de nouveaux concepts, de nouveaux modes d’action.

— Où ?

— Sur la Terre. Il faut que j’y aille, que je voie personnellement…

Cobb leva une main osseuse pour lui imposer silence.

— Non. Il n’est pas question que tu quittes la colonie.

— Mais je…

— Pas question, David. Je ne peux en aucun cas t’y autoriser.

— Je suis assez grand pour me prendre en charge tout seul !

— Tu es un petit enfant perdu dans la forêt, fiston. Mais, même en dehors de cela, tu n’es pas légalement libre de quitter la colonie.

— Je sais. Je ne suis citoyen d’aucune nation de la Terre. Mais je peux devenir citoyen du monde. Il suffit de déposer une simple demande…

— C’est elle qui t’a raconté ça ?

— Evelyn ? Oui.

— Elle a raison, c’est absolument vrai, reconnut Cobb. Mais cela ne résout pas ton problème pour autant. Parce que, comprends-tu, aux yeux de la Société pour l’Exploitation et le Développement d’Île Un, tu es… un bien meuble, en quelque sorte. Tu lui appartiens.

— Moi ? Je lui appartiens ?

Cobb écarta les bras.

— Elle est propriétaire des services dont tu es prestataire. Légalement parlant, tu es sa chose… comme les ouvriers qui sont venus avec un contrat de cinq ans. Ils ne sont pas libres de s’en aller, eux non plus.

— Ce n’est qu’un détail technique.

— Peut-être mais j’y tiens. Je ne veux pas que tu ailles sur la Terre. Tu n’y trouverais que désillusions et dangers. Tu resteras ici, c’est ta place.

David se leva d’un bond.

— Vous ne pouvez pas m’en empêcher ! Je ne suis pas votre esclave !

— Je peux te contraindre à rester, mon garçon. Et de façon tout à fait légale. Tu n’es pas un esclave, d’accord, mais tu n’es pas pour autant libre de te balader où bon te semble.

— C’est criminel !

— Je cherche seulement à te protéger, David, dit Cobb en se penchant en arrière pour voir le visage du jeune homme. La compagnie a investi pas mal d’argent sur toi et le directoire n’apprécierait pas que tu risques ta si précieuse peau. L’équipe scientifique en ferait une maladie ! Leur sujet d’expérience favori prenant la poudre d’escampette ? Ils t’en empêcheraient même si je ne le faisais pas.

— Vous ne pouvez pas me faire ça ! s’exclama David. J’en appellerai au Gouvernement mondial. Je demanderai à Evelyn Hall d’alerter la presse sur Terre.

Cobb secoua tristement la tête.

— Il est trop tard. Mlle Hall est partie.

— Partie ? (David eut l’impression que ses genoux ployaient sous lui.)

Je suis navré de t’infliger ce coup de massue, mon petit, mais j’y suis obligé.

— Elle a pris la navette ce matin, il y a quelques heures à peine. Je n’ai pas encore compris comment elle s’est débrouillée.

— Vous l’avez expulsée de la colonie !

— Absolument pas, répliqua Cobb avec force. Je voulais qu’elle reste, bien au contraire. La Terre est le dernier endroit où je souhaite la voir. Elle devait avoir des autorisations falsifiées. Bref, elle a filé.

— Je ne vous crois pas ! cria David. Vous l’avez flanquée à la porte et vous me retenez prisonnier. Vous l’avez chassée pour l’éloigner de moi parce qu’elle commençait à m’ouvrir les yeux sur ce que vous faites ici, sur le directoire, sur cette situation odieuse !

Oui, tes yeux sont en train de s’ouvrir, songea Cobb avec lassitude. Mais pourquoi faut-il toujours que ce soit aussi douloureux ?

— Écoute-moi, mon garçon. Je n’ai pas…

— Non ! Je ne vous écoute plus, c’est fini. Et je… je m’évaderai de cette prison !

Cobb se mit lentement debout. Ses mains tremblaient imperceptiblement.

— Tu sais très bien que tu ne peux pas quitter Île Un, David. Même si je t’y autorisais, le directoire ne le permettrait jamais. Ce serait la mobilisation générale. Tout l’argent et tous les efforts que tu as coûtés… tu es trop précieux pour prendre un tel risque. La Terre est trop dangereuse pour toi. Tu ne survivrais pas.

— J’irai ! vociféra David. Je ne sais pas encore comment mais j’irai d’une manière ou d’une autre !

Il pivota sur lui-même et sortit en trombe. Il n’y avait plus, maintenant, dans la pièce qu’un vieillard tremblant, seul au milieu d’un bureau vide — luxueux avec ses divans bas, ses fauteuils sculptés, le bourdonnement des conditionneurs d’air qui assuraient une climatisation parfaite.

Totalement seul.

Un sourire se forma insensiblement sur le visage couturé du vieil homme. Un sourire triste — mais quand même un sourire.

Bonne chance, fils, souhaita-t-il en silence au garçon.

10

Ai passé la journée pendu au téléphone pour essayer de trouver du travail. Chou blanc sur toute la ligne. Il n’y a pas d’emplois pour un type de vingt ans qui a vécu toute sa vie dans une ferme, c’est clair et de bon goût. Je sais réparer les machines, programmer un ordinateur commercial, soigner les bêtes et j’ai même quelques notions de médecine vétérinaire. Mais cela n’intéresse personne. Je n’ai pas les bons diplômes. Ils regardent les fiches signalétiques, pas les gens.

Les représentants de l’aide sociale sont venus voir papa et maman, et au moins cinq partis politiques différents ont téléphoné. C’était chaque fois préenregistré. J’ai même été sollicité par une association qui recrute paraît-il des gens pour les envoyer en Amérique latine combattre les guérilleros qui sapent les gouvernements locaux régulièrement élus.

Je ne sais ni quoi faire ni où aller. L’idée de quitter la ferme me désole mais il faudra qu’on ait déguerpi avant la fin du mois.

Journal intime de William Palmquist.


Ils galopaient le long d’un des anciens canaux rayonnants du lointain Euphrate. Denny n’était pas un novice en matière d’équitation et Bahjat montait comme si elle était née sur un pur-sang arabe, vive comme l’éclair, gracieuse et ne faisant qu’un avec son cheval blanc à la robe luisante.

Aux oliviers avaient succédé les champs où pointaient les premières pousses vertes. Ils galopaient, hors d’haleine, libres comme le vent. Au-dessus de leur tête, le ciel éblouissant était une coupole d’or martelé et le canal miroitait au soleil.

Très haut dans l’azur, un hélicoptère peint aux couleurs hachémites — noir et rouge — vrombissait, si haut qu’il n’était pas plus gros qu’un grain de poussière que les deux cavaliers ne remarquaient même pas. Le pilote les observait grâce aux jumelles électro-optiques à ultra-grossissement intégrées à son casque. Ce qu’il voyait n’était pas d’un intérêt passionnant. La fille du cheik galopant comme une perdue au plus fort de la chaleur en compagnie de l’Ah-reesh, cet indésirable, qui avait bien du mal à ne pas se laisser distancer. Ils venaient de passer le bois des Cendres et étaient maintenant en train de contourner un groupe de branlantes masures de paysans. Le canal qu’ils suivaient était un fossé rempli d’une eau bourbeuse d’un brun grisâtre. C’était utile mais laid.

Sa monture réagit avec ardeur quand Denny la lança en avant, mais Bahjat, son épaisse chevelure noire flottant sur ses épaules, gardait une longueur d’avance. Elle se retourna et éclata de rire.

Soudain, abandonnant le chemin qui bordait le canal, elle s’élança en suivant la lisière d’un champ cultivé en direction des ruines qui se dressaient sur une hauteur et Denny la suivit.

Elle arrêta son cheval à l’ombre fraîche d’une massive voûte de pierre, la seule partie encore intacte du vieil édifice. De part et d’autre, les murs s’étaient écroulés. Denny tira sur les rênes et son cheval obéit en renâclant.

— Il veut encore courir, lui cria Bahjat. Il n’a pas envie de se reposer.

— Moi si, répondit McCormick en mettant pied à terre avec satisfaction.

— Vous montez bien.

— Pas aussi bien que vous.

— Oh ! Nous sommes de vieux amis, Sinbad et moi. Cela fait des années qu’on trotte tous les deux.

Le cheval secoua la tête comme pour approuver.

— Sinbad, répéta Denny. Vous avez l’air d’aimer les noms des héros des Contes des Mille et Une Nuits.

— Et comment ! Et de tous, c’est encore celui de Shéhérazade que je préfère.

Il lui sourit.

— Vous n’êtes pas la seule. C’est le pseudonyme qu’a adopté une des fanatiques du F.R.P.

— Vraiment ?

— C’est d’ailleurs sans doute elle qui a donné l’ordre qu’on m’assassine.

— Oh non, rétorqua vivement Bahjat. Je ne la vois pas du tout faire ça. Comment pourrait-elle souhaiter la mort d’un homme tel que vous ? Elle a sûrement été furieuse quand elle a appris que ses amis avaient pris sur eux de vous agresser.

— Tiens donc ! grommela Denny en faisant la moue.

Ils attachèrent les bêtes à côté d’une plaque d’herbe pelée et les dessellèrent. La terre était sablonneuse et sèche, aride, mais un vieil arbre noueux couvert de feuilles avait réussi à faire son trou au milieu des décombres et tous deux s’installèrent sous son ombre avec leurs provisions. Bahjat sortit des sacoches des sandwiches, du thé glacé et ils se restaurèrent sans hâte. À un moment donné, Denny crut entendre un lointain bourdonnement d’hélicoptère mais, à part cela, la solitude était telle qu’ils auraient aussi bien pu être au cœur du désert.

Il considéra soudain le sandwich qu’il mâchonnait, puis regarda Bahjat et se mit à rire. Lisant une muette interrogation dans les yeux de la jeune fille, il leva le bras et dit en lui montrant son poignet :

— Regardez. Je peux téléphoner à n’importe quelle bibliothèque de la Terre pour qu’un ordinateur nous lise des poèmes, n’est-ce pas ?

— Oui, fit-elle d’une voix hésitante, sans comprendre.

— Allons-y. (Il tapota sur les touches de son communicateur.) Un livre de vers sous la ramure… (il désigna l’arbre du doigt)…, un pain, une cruche de vin…

— C’est d’Omar al Khayyam. Un poète perse qui mourut en disgrâce. C’était un ivrogne.

— Mais un sacré poète !

— Nous n’avons pas de vin, railla Bahjat.

— Qu’est-ce que cela fait ? L’important, c’est la suite : « Et Toi à mon côté qui chantes dans le désert… »

Elle secoua la tête.

— Ne comptez pas sur moi pour ça. Je n’ai pas de voix.

— Tous les mots qui sortent de votre bouche sont des chansons, Bahjat. Je vous regarde et votre sourire est le plus merveilleux chant d’amour que l’on ait jamais chanté.

Elle baissa les yeux comme si elle rougissait de confusion ainsi qu’il sied à une musulmane bien élevée, mais elle était rieuse. Quand Denny l’attira à lui, elle ne résista pas et ce fut avec une égale passion qu’ils s’étreignirent.

Ils firent l’amour avec ardeur mais sans hâte. Denny explorait chaque courbe du corps jeune et souple de Bahjat, l’arrondi de sa gorge, ses cuisses fermes et souples, le velouté de ses seins, le creux presque invisible de ses reins. Et les mains de Bahjat, ses doigts, sa langue faisaient exploser chacun de ses nerfs.

Le soleil plaquait de longues ombres étirées sur les ruines quand, enfin, Denny s’assit. Il se retourna et sourit à Bahjat qui lui sourit en retour.

— Votre père ne va pas m’avoir en odeur de sainteté.

Lentement, elle ferma les yeux.

— Dès le début, il vous a pris en grippe.

— C’est l’impression que j’ai eue.

— Mais, depuis le début, nous sommes une seule et même personne, mon bel Ah-reesh. Nos sangs sont confondus. C’est pour cela que mon père vous exècre.

— Une transfusion, vous voulez dire ?

Elle opina, les paupières toujours closes.

— Le médecin a dit que l’hémorragie serait fatale. Il fallait faire vite. Mon groupe sanguin était le même que le vôtre. Ainsi l’avait ordonné le destin.

— Vous m’avez sauvé la vie deux fois.

— Une fois, deux fois, cent fois… (Elle sourit.) Votre vie est ma vie, mon bien-aimé. Je l’ai su dès l’instant où je vous ai vu quand Hamoud vous a fait monter dans la voiture.

— Et moi, quand j’ai vu votre visage éclairé par la lune, j’étais déjà amoureux.

— C’est bien ainsi.

— Mais que dira votre père ? Il ne sait même pas que j’ai quitté sa demeure.

— Il est trop occupé pour nous épier tout le temps. Les gardes peuvent s’acheter. L’un d’eux est amoureux d’Irène, la petite servante grecque. Il n’a pas été difficile de l’inciter à passer une demi-heure avec elle au lieu de vous surveiller.

— Mais votre père veut vous envoyer sur Île Un.

— Je n’irai pas, répondit simplement Bahjat.

— Pourquoi me séquestre-t-il ? Pourquoi m’interdit-il de sortir ?

— Pour vous mettre à l’abri des assassins du F.R.P. Et, ajouta-t-elle avec un sourire radieux, pour vous empêcher de voir sa fille qui vous aime comme une folle.

Al-Hachémi était dans son bureau mobile, un gigantesque véhicule blindé à moteurs à hydrogène. C’était un bureau qui ne ressemblait en rien à un bureau. L’émir, en ! costume traditionnel, reposait sur un monceau de coussins moelleux. De l’autre côté des fenêtres teintées, on apercevait une forêt d’antennes à micro-ondes, minces tigelles de métal tendues vers le ciel qui captaient l’énergie émise par les satellites solaires.

Ironie cosmique de l’histoire : les pays arabes, jadis riches en pétrole, étaient toujours en tête du peloton des fournisseurs d’énergie. Les nations occidentales avaient escompté que la puissance saoudienne et hachémite s’effriterait et s’effacerait à mesure que se raréfiaient les réserves d’hydrocarbures. Les pays industrialisés attendaient dans leur cupidité l’effondrement arabe pour prendre leur revanche sur ces parvenus de l’Islam.

Mais, bénis soient leurs pères, les Arabes avaient compris dans leur sagesse que leurs déserts étaient l’emplacement idéal pour implanter des centrales solaires. L’immense richesse que leur avait procurée la vente du brut leur avait permis de financer largement Île Un et les satellites solaires construits par la colonie spatiale.

Et les déserts inhabités voulus par Allah s’étaient révélés plus profitables que ces païens d’Occidentaux ne l’avaient jamais imaginé. Quel meilleur site pour édifier les centrales destinées à capter l’énergie satellitaire ? Il n’était pas possible d’inonder les villes d’intenses faisceaux de micro-ondes ni même de les braquer sur les terres agricoles. L’Europe était trop à l’étroit, elle étouffait faute d’espace. Et personne n’avait envie de voir d’affreux champs de capteurs, dangereux, peut-être, à proximité de sa maison, de sa ville, de sa ferme, de son lieu de villégiature.

Les Occidentaux redoutaient ces ondes invisibles tout comme ils avaient redouté les centrales nucléaires qui, au siècle précédent, les auraient sauvés de la pénurie d’énergie. Mais il y avait de vastes étendues désertiques en Afrique du Nord, en Arabie, en Irak et en Iran. Le plus curieux était que ç’avaient été les Israéliens qui avaient fourni la technologie de pointe et la main-d’œuvre hautement qualifiée grâce auxquelles ces déserts avaient été transformés en centrales alimentant l’Europe de l’Irlande à l’Oural.

Al-Hachémi sourit tandis que s’inscrivaient sur l’écran serti dans la paroi du véhicule les tout derniers rapports de situation. Les transfos scandinaves étaient à nouveau arrêtés. Les protecteurs de l’environnement accusaient les flux d’énergie en provenance des satellites de bouleverser l’écologie arctique et d’être à l’origine des inondations qui avaient dévasté les terres arables au sud.

L’émir effleura un bouton et sur l’écran apparurent les images du reportage sur le fiasco scandinave. Il éclata bruyamment de rire et s’exclama à l’adresse de l’homme assis en face de lui sur une pile de coussins :

— Je me demande pourquoi ils qualifient invariablement l’équilibre écologique de « fragile » !

Le visiteur portait l’uniforme noir et le turban à damiers qui étaient la tenue des chauffeurs d’al-Hachémi. Il se contenta d’approuver en silence. C’était une question de pure forme, il ne s’y trompait pas.

— Maintenant, ils s’excitent sur « l’équilibre écologique fragile » de la toundra et des champs de glace du Nord-Est. Quand on construisait les transfos ici, c’était « l’équilibre écologique fragile » du désert. Ha ! Ha !

Le visiteur s’agita imperceptiblement.

— Regarde, lui lança al-Hachémi en désignant du doigt les antennes qui défilaient derrière les fenêtres. Quelle écologie ? Le désert est vide. Il ne recèle rien qui puisse présenter un intérêt pour un homme sain d’esprit. Cela fait maintenant cinq ans que ces capteurs fonctionnent et qui en a souffert ? Quelques serpents qui sont morts, quelques vautours carbonisés parce qu’ils étaient trop bêtes pour se tenir à l’écart des faisceaux d’ondes…

— Mais leur rayonnement peut être dangereux si l’on y reste exposé trop longtemps, rétorqua le jeune homme.

Al-Hachémi haussa les sourcils.

— Tu as peur, Hamoud ? Toi ?

— Non. (Un Kurde peut être aussi brave qu’un Arabe, songea Hamoud in petto.)

— Il n’y a rien à craindre, reprit al-Hachémi avec un mince sourire. Même si quelques faisceaux s’étalaient un peu à la périphérie du champ d’antennes, la voiture est parfaitement protégée. Nous sommes en sécurité.

— Et nous nageons dans le confort, ajouta Hamoud pour montrer ce qu’il pensait des goûts fastueux d’al-Hachémi.

— Tu es un ascète.

Hamoud hocha la tête.

— Je ne suis pas habitué à un tel raffinement. La vie d’un chauffeur est… moins douillette.

Al-Hachémi s’esclaffa.

— Tu veux dire que le chef du F.R.P. ne bénéficie pas de ce modeste luxe ?

— Les révolutions ne se font pas avec le luxe, fit sèchement Hamoud.

— Je suppose qu’un révolutionnaire doit souffrir pour sa cause. Cela fait partie de son image de marque.

Hamoud ne releva pas le propos.

— Et cette femme qui est avec vous… cette Shéhérazade ? Elle travaille dans l’ascétisme, elle aussi ?

— Elle est un symbole, répondit Hamoud, impénétrable, guère plus. C’est moi le patron du F.R.P. dans cette région du monde.

— Bien sûr.

— Mes camarades se méfient de toi. Ils craignent qu’en acceptant ton argent et ton aide, nous ne nous jetions tête baissée dans un piège.

— Pensent-ils qu’un cheik hachémite, descendant du fils du Prophète, trahirait la foi jurée ? demanda al-Hachémi sur un ton cassant. Qu’il foulerait au pied la loi sacrée de l’hospitalité ?

— Ils sont jeunes, ignorants, et ils ont faim.

— Peur, aussi ?

— Oui, parfois. Mais, malgré cela, ils font ce que je leur dis de faire.

— Alors, c’est que ce sont des gens courageux.

Hamoud acquiesça gravement.

— Pourquoi combattent-ils le Gouvernement mondial ?

— Parce qu’ils ne veulent pas être soumis à une loi étrangère. Pour ma part, je veux un Kurdistan indépendant, dégagé de toute allégeance.

— Et pourquoi avez-vous essayé d’assassiner l’architecte qui construit le palais du calife ?

— Comme symbole de notre résistance au Gouvernement mondial, cela va sans dire.

— Il n’y a pas d’autres raisons ?

— Non.

— La construction de ce palais ne vous indigne pas ?

— Cela ne change rien à rien. Mais en tuant l’étranger qui la dirige, nous ferons comprendre au Gouvernement mondial que nous résisterons à sa dictature.

— Tu es un imbécile.

Ravalant sa fureur, Hamoud demanda avec le plus grand calme :

— Pourquoi ?

— Le terrorisme politique est une stupidité. Il ne peut mener à rien sinon à faire rappliquer de Messine un détachement de la police mondiale.

— Il a une valeur symbolique.

— Symbolique ! répéta al-Hachémi, et l’on eût dit qu’il allait cracher. Si vous voulez frapper, frappez au moins là où c’est rentable ! J’ai donné asile à l’étranger, enchaîna-t-il sans se soucier du regard hargneux que lui avait décoché Hamoud, et j’ai dit à la police mondiale que nos forces de l’ordre locales avaient la situation bien en main. Vous ne toucherez pas à un seul cheveu de l’architecte. Autrement, le Gouvernement mondial interviendra en dépit de la protection que je vous accorde. Alors, vous serez tous écrasés, toi et tes partisans, et vos cendres seront dispersées au vent.

— Mais pourquoi gardes-tu l’architecte chez toi ? Sa blessure doit sûrement être guérie…

— Ma fille s’est entichée de lui et je tiens à pouvoir les surveiller de près tous les deux.

Hamoud dodelina du menton. Pas d’assez près. Bahjat est assez maligne pour n’en faire qu’à sa tête.

— Je n’ai toujours pas compris ce qu’elle fabriquait dans le souk en pleine nuit.

— Je ne suis que son chauffeur. Elle m’a dit d’aller dans le souk et j’ai obéi. Elle a eu la même réaction que toi quand elle a su que nous allions exécuter l’architecte. Même avant de le rencontrer, elle s’inquiétait de sa sécurité.

— Il faut que je l’expédie sur Île Un, murmura le cheik. C’est le seul moyen de la sauver.

— Et nous devons absolument nous attaquer d’une manière ou d’une autre au Gouvernement mondial. Un mouvement révolutionnaire s’écroule s’il ne va pas de l’avant.

— Attaquez-le où vous voudrez mais ailleurs qu’à Bagdad.

— Nous aurons besoin de véhicules, de fusils et d’explosifs.

— C’est entendu, fit al-Hachémi avec une brève inclinaison de la tête. Vous les aurez. Mais laissez Bagdad en paix.

Laissez ma fille en paix, veux-tu dire, songea Hamoud avec un rire muet. C’est elle qui te laissera, émir. Pour me suivre. Et elle lâchera aussi son architecte pour moi.

— Va-t’en, maintenant, Hamoud. Mon secrétaire prendra les dispositions voulues pour te fournir ce dont tu as besoin.

Hamoud se leva sans hâte avec juste ce qu’il fallait de désinvolture pour que son attitude soit ostensiblement injurieuse, s’inclina presque imperceptiblement et sortit du compartiment. Il vacilla légèrement quand le véhicule négocia un virage sans cesser néanmoins de sourire d’un sourire madré.

J’aurai les moyens logistiques et les armes qui nous sont nécessaires, songeait-il. Et Bahjat viendra avec moi.

Une fois la porte refermée, al-Hachémi appuya derechef sur une touche du boîtier et le visage d’une blonde secrétaire, la dernière en date, se forma sur l’écran.

— Nous avons reçu un rapport de l’hélicoptère de surveillance, Excellence, annonça-t-elle avec un sourire bizarre.

Al-Hachémi ferma les yeux.

— Que dit-il ?

— Votre fille a quitté la maison. En compagnie de l’architecte canadien.

— Je vois.

La secrétaire lut intégralement le rapport du pilote, sans omettre le passage où celui-ci précisait minutieusement pendant combien de temps Bahjat et McCormick étaient restés hors de vue à l’abri de l’arbre parmi les ruines solitaires. Lorsque l’émir rouvrit les yeux, il nota l’expression narquoise de la jeune fille. J’aurais plaisir à effacer ce ricanement de ta bouche.

— C’est tout ?

— Oui, Excellence.

— Bien. Dites à Hamoud, le chauffeur, de revenir.

L’écran redevint opaque. À peine quelques secondes plus tard, Hamoud réapparut. Il s’assit en tailleur devant al-Hachémi.

— J’ai changé d’avis, fit ce dernier de but en blanc.

— Oui ?

— Tu vas assassiner l’architecte. Il faudra que ça ait l’air d’un accident… par exemple, une agression commise par des voleurs comme la première fois. En aucun cas sa mort ne doit avoir l’air d’un règlement de comptes politique.

Hamoud acquiesça en réprimant un sourire.

— Mais il est impératif qu’il soit éliminé… et le plus vite possible. Je veux voir cet homme mort !

11

UNE NOUVELLE GOLCONDE,

DE NOUVEAUX CONQUISTADORES

ET PAS D’INDIGÈNES

L’équivalent de 0,002 % de la masse de la Terre environ orbite autour du Soleil sous forme de matière météorique. Cela peut ne pas paraître extraordinaire à première vue, à ceci près que la quasi-totalité de cette matière se trouve rassemblée dans des corps dont le diamètre ne dépasse pas quelques centaines de mètres au maximum et qu’elle représente une masse totale égale à 1016 tonnes. Pour récupérer ce matériel, il n’est nul besoin de faire des forages ou de creuser des mines, il n’y a pas de problèmes d’élimination des déchets, on n’a pas à payer l’énergie nécessaire à des prix exorbitants… L’accès à ces précieuses ressources sera fondamentalement simple une fois le problème de la maîtrise de l’espace résolu de façon économique…

Généralement, sur la Terre, les prospecteurs sont satisfaits lorsqu’ils trouvent des concentrations de minerai de l’ordre de 1 à 10 % disséminés dans des roches sans valeur. Dans la ceinture des astéroïdes… nous pourrons trouver des concentrations d’éléments utiles atteignant jusqu’à 90 %…Un rocher de fer-nickel de 100 mètres de diamètre représente une valeur de 1,5 milliard de dollars, sa composition étant constituée par 3,8 millions de tonnes de fer, 360 000 tonnes de nickel et 84 tonnes de platine. La valeur du seul platine s’établit à 32 250 000 dollars. La teneur en or d’un seul (astéroïde) chondritique carboné de même dimension serait égale à 15 250 000 dollars.

Rapport de la Fondation,

Saint Paul, Minnesota,

1er janvier 1978.


David, assis à son bureau, tapait sur les touches de son terminal comme un pianiste de concert distillant un délicat nocturne de Chopin.

Il ne cessait de s’interroger sur Evelyn. Si elle avait quitté la colonie de son plein gré, comment s’y était elle prise ? Et pourquoi ne l’avait-elle pas contacté pour lui dire où elle allait ? Peut-être qu’elle n’a pas pu. Ou qu’elle n’a pas eu le temps.

— La colonie est un piège, murmura-t-il. Une prison. Mais ils ne m’y garderont pas enfermé jusqu’à la fin des temps.

Ses doigts, cependant, n’arrêtaient pas de sautiller comme s’ils étaient animés d’une vie propre, interrogeant obstinément la mémoire de l’ordinateur. À mesure que s’écoulaient les heures, il passait en revue les données relatives aux exportations d’énergie de la colonie, il examinait les dossiers des membres du directoire, établissait des corrélations entre les conflits d’intérêts aussi bien politiques que financiers.

Ce ne fut qu’à une heure avancée de la nuit que David éteignit enfin son terminal et s’affala dans son fauteuil. La tête lui tournait, il avait le vertige.

Tout était là. En totalité. L’image était voilée, déformée par endroits, nébuleuse ici et là. Mais sa signification générale était suffisamment claire.

La Société pour le Développement d’Île Un et les multinationales qui en étaient l’émanation n’étaient pas simplement les victimes de l’apocalypse imminente : elles contribuaient à l’engendrer.

Ils sont en guerre. En guerre contre le Gouvernement mondial. Contre la race humaine.


C’était d’une parfaite logique. La lutte pour la vie. La lutte pour survivre. Les multinationales contre le Gouvernement mondial. Le profit contre le besoin. Les riches contre les pauvres.

Et nous sommes de leur côté. Île Un est partie intégrante des consortiums. Le Dr Cobb les aide.

C’était une guerre écologique. Le fil était ténu mais David avait disséqué les invraisemblables phénomènes météorologiques qui avaient ravagé les régions clés du globe. Invariablement, les cataclysmes se soldaient par un affaiblissement du Gouvernement mondial. Et elles avaient souvent pour effet de renforcer la position des consortiums. C’était ainsi que les récentes inondations qui avaient dévasté la Scandinavie avaient anéanti le complexe de capteurs, propriété de l’État, obligeant les Norvégiens à acheter leur énergie à la centrale nord-africaine qui appartenait à la Société Île Un.

Et cette guerre était en pleine escalade. La typhoïde qui sévissait en Inde : était-elle le résultat des typhons qui avaient détruit tant de villes surpeuplées du subcontinent ou l’œuvre de bacilles fabriqués ici, sur Île Un ? Dans le même laboratoire de biochimie où ont été fabriqués les milieux nutritifs qui m’ont maintenu en vie quand je n’étais qu’un embryon ? se demanda David avec horreur.

L’apparition d’une nouvelle souche non encore identifiée du virus de la pneumonie qui tuait les gens par douzaines en Union soviétique. Était-ce un virus mutant né sur Île Un ?

Ils tuent des hommes !

— C’est une guerre à trois côtés, fit-il à mi-voix, accablé, regardant sans le voir l’écran opalin du terminal.

Il avait encore devant les yeux les diagrammes et les courbes semblables à des images postrétiniennes indistinctes et brouillées — négatives, noir sur blanc. Le Gouvernement mondial essaie de contraindre les consortiums à utiliser leurs bénéfices pour le développement des pays pauvres. Les consortiums essaient de liquider le Gouvernement mondial. Et il y a, en plus, les révolutionnaires — El Libertador et le F.R.P. Si les consortiums réussissent à unifier tous les guérilleros… la guerre écologique mettra le monde entier à feu et à sang.

Il se leva péniblement.

En tout cas, une chose est claire. Il faut que je me rende à Messine pour avertir le G.M. Il ne s’agit pas simplement de m’évader, maintenant. Ce qui est en question, c’est de sauver la Terre de l’apocalypse qui la menace.

12

Le conseiller de l’office pour l’emploi m’a appris aujourd’hui qu’il existe des débouchés pour les fermiers dans l’espace, sur Île Un. J’ai posé ma candidature. Il n’y avait rien d’autre.

J’en ai parlé avec papa et maman au dîner. L’idée de me voir partir pour L4 ne les enchante pas mais ils m’ont affirmé tous les deux que si j’étais accepté et si je voulais partir, ils ne s’y opposeraient pas. Mais ce n’était visiblement pas de gaieté de cœur qu’ils me disaient ça.

Bon Dieu ! J’en ai assez de voir maman pleurer tout le temps et papa malade de peur ! Si seulement le temps s’était un peu arrangé ! Si seulement la compagnie n’était pas constamment sur le dos des gens pour les pousser à vendre…

En tout cas, papa pense que maman et lui pourraient se débrouiller en s’installant dans un village de retraite. Ils sont un peu jeunes pour ça mais ils n’y a pas d’autre solution compte tenu du peu d’argent dont ils disposent. N’empêche que c’est une perspective qui leur fait horreur — et je les comprends.

Il y a peu de chances pour que ma candidature soit retenue. Trop de gens essaient d’émigrer sur Île Un. Mais si je suis pris… que deviendront papa et maman ? Est-ce que je peux les abandonner ?

Journal intime de William Palmquist.


L’île de l’Ascension n’est guère plus que le cône d’un volcan éteint émergeant des eaux bleues de l’Atlantique sud. La majeure partie de sa surface évoque, avec ses laves noircies et les rochers qui la jonchent, le sol de la Lune. Les plages elles-mêmes sont plus rocailleuses que sablonneuses.

C’est un îlot isolé situé presque dix degrés au sud de l’équateur, à peu près à égale distance de l’Amérique du Sud et de l’Afrique. La terre immergée la plus proche est l’île de Sainte-Hélène, un rocher encore plus petit. C’est là que les Anglais exilèrent Napoléon.

Deux avions étaient garés en plein soleil à l’extrémité de la piste la plus éloignée de l’aéroport de l’île. Des véhicules au sol transformaient la lumière solaire en électricité afin d’alimenter leurs climatiseurs et de leur fournir leur éclairage. Aucun des deux avions ne portait de marque distinctive en dehors des énigmatiques numéros de série peints au pochoir sur leur queue. L’un d’eux était blanc et bleu. Celui-là était un biréacteur supersonique tout juste assez grand pour transporter dans des conditions de confort parfaites une personnalité importante et une suite de six personnes en plus des deux pilotes. Le second, beaucoup plus gros, était un quadriréacteur subsonique zébré de vert et de jaune — le camouflage jungle.

Emanuel De Paolo, les traits tendus, était assis derrière un bureau incurvé dans son compartiment privé. Un compartiment très luxueux. Les parois elles-mêmes étaient abondamment capitonnées. Mais c’était une pièce minuscule et six personnes auraient eu du mal à tenir autour du bureau plastifié. C’était d’ailleurs sans importance. Il n’y aurait que deux hommes à cette conférence.

Le directeur du Gouvernement mondial se tourna vers l’un des petits hublots ovales et jeta un coup d’œil en direction de l’énorme appareil militaire parqué à côté de son jet. Ce que le camouflage militaire manque d’originalité ! se dit-il. Je parie qu’il sera en uniforme kaki et aura une casquette de joueur de base-ball.

Le secrétaire entra silencieusement. On n’entendit que le déclic de la serrure de la porte.

— Ils viennent d’appeler, annonça-t-il. Ils sont d’accord pour qu’il monte à bord. Il sera là dans cinq minutes.

Le directeur remercia son assistant d’un signe de tête.

— Ainsi, les diplomates se sont entendus sur le protocole. C’est déjà un premier pas.

L’Éthiopien sourit — dents blanches sur peau d’ébène.

— Le précédent a été établi depuis longtemps. Nous sommes sur un territoire appartenant au Gouvernement mondial. Donc, vous êtes la puissance invitante. Donc, c’est à lui de se déranger. Mais le dîner aura lieu dans son avion et c’est vous qui devrez vous déplacer.

De Paolo haussa les épaules.

— Quels enfantillages !

Le secrétaire s’éclipsa et le directeur attendit. Combien de kilomètres chacun de nous deux a-t-il franchis pour être au rendez-vous ? Six mille cinq cents ? Sept mille ? Comment les diplomates s’en seraient-ils tirés s’il n’y avait pas eu un endroit presque équidistant de Messine et de Buenos Aires ?

On frappa discrètement et avant même que De Paolo ait eu le temps de faire autre chose que de lever la tête, le secrétaire ouvrit et annonça :

— Le colonel César Villanova, Votre Excellence.

Le directeur se mit debout. Le poids de ses quatre-vingts ans raidissait son dos et ses jambes.

Villanova entra avec circonspection dans le compartiment exigu en jetant un coup d’œil à la ronde comme un chat pénétrant dans un environnement qui ne lui est pas familier.

Il ne ressemblait absolument pas à l’idée que De Paolo s’était faite de lui. Il était grand mais il avait la solide carrure d’un travailleur manuel. Le nez en bec d’aigle d’un Indien des Andes, des mains rugueuses et calleuses. Pourtant, sa voix avait, une douceur presque féminine quand il dit en espagnol — un espagnol fleurant les montagnes et les pâturages :

— Je suis honoré, señor director.

Ce n’est pas un homme des villes, songea De Paolo.

— Tout l’honneur est pour moi, répondit le vieil homme. Vous avez été très aimable d’accepter cette rencontre avec si peu d’hésitation.

Villanova secoua presque imperceptiblement le menton. Ses yeux étaient gris clair, son épaisse toison gris acier. Son uniforme vert ne faisait pas un pli.

— Mais asseyez-vous donc, reprit De Paolo en lui indiquant le fauteuil de plastique garni de coussins. Euh… mon chef du protocole ne sait pas très bien comment il convient que je m’adresse à vous. Nous savons que vous aviez le grade de colonel de l’armée chilienne il y a quelques années. Mais à présent… Avez-vous choisi un titre en tant que chef du gouvernement argentin ?

Villanova secoua la tête.

— Je ne suis pas un administrateur, Excellence, je ne suis qu’un soldat. Je ne veux pas commettre la déplorable erreur qu’a commise Bolivar.

— Vous avez quand même repris son surnom.

— C’est ma seule vanité, répliqua l’autre avec un léger sourire, presque comme s’il se sentait confus. L’unique titre que je convoite est celui d’El Libertador.

— Je comprends.

Villanova hocha à nouveau la tête.

— Voudriez-vous boire ou manger quelque chose ?

— Non, merci.

De Paolo considéra un instant son visiteur. D’après son dossier, il a cinquante-deux ans mais il ne les fait pas.

— Je serais désireux de connaître l’objet de cette rencontre, Excellence. Mes conseillers m’ont dit que vous l’avez personnellement souhaitée. (Il sourit mais, cette fois, avec ironie.) Certains de mes amis m’ont avisé de ne pas me rendre à votre invitation. Ils craignent un piège.

De Paolo lui rendit son sourire.

— Un piège très raffiné. Je désire capturer votre cœur.

El Libertador haussa les sourcils.

— J’ai voulu, poursuivit le directeur du Gouvernement mondial, j’ai voulu vous rencontrer en personne afin de vous demander en toute sincérité de rejoindre le Gouvernement mondial.

— Mais c’est impossible.

— Pourquoi donc ? Vous êtes le chef d’une grande nation. Or, tous les pays sans exception sont affiliés au G.M. Pourquoi en irait-il autrement de l’Argentine ? Aussi, je vous suggère d’adhérer à notre organisation comme l’a fait votre prédécesseur.

— L’une des raisons pour lesquelles nous avons renversé le précédent gouvernement était qu’il prenait ses ordres à Messine, rétorqua Villanova d’une voix égale.

— Des ordres ? Écoutez…

— Et qu’il versait des impôts au Gouvernement mondial. De lourds impôts qui auraient été mieux utilisés à alléger le sort des pauvres de ce pays.

— Allons donc ! Les impôts que vous versez au Gouvernement mondial représentent une somme inférieure à ce que vous coûtait votre budget militaire avant que nous ayons proclamé le désarmement.

— Cela remonte à bien des années. Les impôts que nous vous payons, nous vous les payons aujourd’hui. Cette année. Les enfants qui meurent de faim meurent aujourd’hui !

— Mais nous expédions des vivres aux pays nécessiteux. Nous avons des programmes…

— Dont le peuple ne voit jamais la couleur. Vos programmes engraissent les riches et les pauvres ont faim. Pourquoi croyez-vous que le peuple argentin, que tous les peuples du monde sont prêts à rallier El Libertador ? Parce qu’ils affectionnent le Gouvernement mondial ? Parce qu’ils sont heureux avec lui ?

De Paolo réfléchit quelques secondes avant de répondre sans hâte :

— Pourquoi, dans ce cas, ne pas nous rejoindre et prendre vous-même la direction de nos programmes d’assistance ?

Villanova rejeta la tête en arrière et tressaillit comme s’il avait reçu une décharge électrique.

— C’est… c’est une offre très généreuse.

— Que je vous fais du fond du cœur.

— Mais, je vous le répète, je suis un soldat, pas un administrateur. Derrière un bureau, je serais perdu.

— Vous êtes un chef. D’autres peuvent se charger des tâches administratives. Vous seriez l’inspirateur.

— Et qui sera mon patron ? fit Villanova après une longue pause.

De Paolo haussa les épaules.

— Le Gouvernement mondial, naturellement.

— C’est-à-dire les mêmes hommes sans visage qui le dirigent actuellement, les mêmes hommes qui laissent les villages s’installer dans la famine et les grandes villes pourrir sur pied.

— Nous essayons…

— Mais vous avez échoué.

— Nous n’échouerions pas si vous coopériez avec nous, riposta De Paolo en haussant le ton. Vous et vos protecteurs.

— Quels protecteurs ? Je n’ai d’autre appui que les pauvres et les affamés.

De Paolo agita la main pour l’interrompre.

— Soyons sérieux, señor. Est-ce une coïncidence si la sécheresse qui a ravagé la province productrice de bétail s’est brusquement évanouie à partir de l’instant où vous avez mis le nouveau gouvernement en place ? Est-ce une coïncidence si l’on a découvert que les réservoirs alimentant Santiago étaient à tel point pollués par les bactéries que la capitale du Chili est désormais obligée d’acheter son eau potable à l’Argentine ?

Villanova marqua le coup :

— Que voulez-vous dire ? De quoi m’accusez-vous ?

— Les multinationales ont fait votre jeu en sabotant la météorologie. Elles empoisonnent les citernes, elles répandent des maladies afin de provoquer la misère et la famine qui vous ont ouvert la voie de la victoire et du pouvoir !

— C’est faux !

Mais le démenti de Villanova manquait de conviction.

— Les ouragans en Inde, les inondations en Suède, les émeutes, les épidémies… et, d’un bout à l’autre du monde, des révolutionnaires et des guérilleros qui manifestent contre le Gouvernement mondial en brandissant votre portrait !

— Sainte Mère de Dieu, est-ce que je suis responsable du temps qu’il fait ?

— Quelqu’un l’est !

— Je n’ai jamais rien entendu de pareil !

De Paolo sentait le sang battre la chamade à ses tempes.

— Alors, de deux choses l’une : ou vous êtes un menteur ou vous êtes un imbécile ! Les consortiums trafiquent les climats, ils ont déclenché une guerre écologique à l’échelle planétaire pour saper le Gouvernement mondial. Et vous en êtes le bénéficiaire. C’est vous qu’ils aident.

— Moi ? C’est votre Gouvernement mondial qui engraisse les consortiums et qui affame les pauvres.

— Quelle absurdité !

— C’est la vérité ! Qui profite des expéditions de grain ? Qui vend des médicaments au monde entier ? Pourquoi toute l’énergie des satellites solaires va-t-elle aux pays de l’hémisphère nord ?

De Paolo lutta pour recouvrer son sang-froid.

— Nous nous efforçons de placer les consortiums sous notre autorité et de les contrôler, mais ils ont une puissance énorme. Et nous avons la preuve qu’ils vous apportent leur concours, à vous et à d’autres mouvements révolutionnaires comme le F.R.P.

— Je vous donne ma parole que j’ignore tout de cela.

— Eh bien, prouvez votre bonne foi.

— Comment ?

— En adhérant au Gouvernement mondial et en collaborant avec nous au lieu de travailler contre nous.

— Je ne peux pas. Mes partisans se révolteraient.

— Alors, nous devrons vous écraser.

— Essayez donc ! le défia Villanova, les narines frémissantes. Si les vieillards décrépits qui forment votre Conseil en ont le courage, ils s’apercevront que les affamés sont capables de se battre. Nous n’avons plus rien à perdre. Nous savons que la mort est à nos trousses. Attaquez l’Argentine et ce sera l’Amérique latine tout entière qui s’embrasera, croyez-moi sur parole. Tout l’hémisphère sud !

Paolo se rendit soudain compte de ce que sa colère refoulée lui avait fait dire. Imbécile ! Toutes ces années de retenue perdues à cause d’un aventurier !

Il fit marche arrière :

— Je ne parle pas de faire la guerre. Aucun d’entre nous ne désire semer la mort et la destruction. Je vous supplie de voir le monde tel qu’il est réellement. Pourquoi pensez-vous que les consortiums vous patronnent ?

— Je n’ai pas de preuves indiquant qu’ils le fassent.

— Il en existe, insista De Paolo. Ils savent qu’en vous aidant, ils affaiblissent le Gouvernement mondial. Ils peuvent le disloquer en fomentant des mouvements révolutionnaires. Et que restera-t-il quand tout sera en ruine ? Un monde fracassé, éclaté en une poussière de nations séparées, à la fois trop débiles et trop orgueilleuses pour ne pas l’être. Et quelle sera alors la force dominante ? Les consortiums ! Ils seront les maîtres de la Terre. Ils ne feront qu’une bouchée de vos petits gouvernements nationaux.

— On dirait les rêves paranoïaques d’un…

Villanova hésita et laissa sa phrase en suspens.

— Oui, allez jusqu’au bout de votre pensée ! D’un vieillard, n’est-ce pas ? C’était ce que vous vouliez dire ? Mais il ne s’agit pas de paranoïa. C’est la vérité. Ils se servent de vous. Et quand ils auront atteint leur objectif, quand ils auront détruit le Gouvernement mondial, ils vous balaieront comme un fétu de paille !

— Qu’ils essaient donc !

— Ils réussiront… si, toutefois, il reste encore quelque chose après la chute du Gouvernement mondial. Nous luttons pour sauvegarder l’ordre, pour maintenir la stabilité et la paix. S’ils parviennent à leurs fins, s’ils jettent bas le Gouvernement mondial, le chaos qui s’ensuivra anéantira tout… tout !

— Non, rétorqua doucement Villanova. Le peuple demeurera. La terre. Les champs. Quoi qu’il arrive, le peuple sera toujours là.

— Mais combien restera-t-il de survivants ? (De Paolo était oppressé et les mots sortaient difficilement de sa bouche.) Des milliards d’êtres mourront. Des milliards !

Villanova se leva. Son crâne frôlait presque le plafond capitonné.

— Je ne crois pas qu’il puisse sortir de cette discussion autre chose que de nouvelles récriminations. Avec votre permission…

— Partez ! gronda De Paolo que fouaillait maintenant une douleur qui s’irradiait en lui. Partez et allez retrouver vos petits jeux égoïstes de puissance et de gloire ! Vous vous figurez que vous aidez les gens ? Vous contribuez à leur assassinat.

El Libertador pivota sur lui-même et sortit. Le secrétaire de De Paolo glissa la tête par la porte avant qu’elle se refermât. Atterré, il ouvrit la bouche toute grande.

— Monsieur !

De Paolo, le visage terreux, haletant, avait basculé sur son siège. Une souffrance brûlante lui déchirait la poitrine.

Le jeune Éthiopien se précipita sur le communicateur.

Faites venir immédiatement le médecin !

13

J’ai été accepté pour. Île Un ! Pour une période probatoire, tout au moins. Ils ont eu vite fait de se décider. Le conseiller qui m’a prévenu m’a dit que toutes les demandes de candidature sont traitées par ordinateur et que, dans la plupart des cas, c’est réglé en vingt-quatre heures.

Ils veulent m’envoyer à leur centre d’essai et de formation au Texas. J’ai une semaine pour donner ma réponse. Mais ma décision est d’ores et déjà prise. Évidemment, ce sera dur pour papa et maman mais je ne veux pas passer le reste de mon existence enlisé ici et finir à la décharge publique comme eux. J’irai dans l’espace.

C’est Île Un ou le naufrage !

Journal intime de William Palmquist.


À demi allongé dans son fauteuil devant son bureau, David contemplait d’un air maussade l’écran du terminal Au lieu de la liste des passagers qui avaient confirmé leurs réservations sur le prochain vol de la navette Île Un-Terre, il n’avait sous les yeux que l’image du Dr Cobb.

— David, ceci est un enregistrement, disait le vieil homme. Je sais que tu essaies de trafiquer le système des réservations de l’ordinateur pour resquiller une place à bord d’une navette. Sache que j’ai programmé l’ordinateur de façon que tu en sois pour tes frais. Tu resteras ici, mon petit. Je regrette mais il ne saurait en aller autrement. Toutes les entrées possibles de l’ordinateur sont bloquées. Tu ne pourras pas falsifier la mécanique…

David éteignit l’instrument avec une grimace rageuse et l’écran redevint instantanément blanc, tandis que la voix de Cobb s’interrompit au beau milieu d’une phrase.

C’était la quatrième fois que le jeune homme tentait de se faire inscrire sur la liste de départ. Il avait commencé par donner un faux nom. Puis il avait substitué son immatriculation à celle d’un passager régulièrement inscrit. Cela n’avait pas mieux marché. Non plus que sa dernière tentative, plus subtile, en vue d’altérer la programmation de base. À tous les coups, il avait eu droit au message préenregistré de Cobb. Le vieux paraissait vaguement amusé comme s’il savait que, dans ce duel, il avait marqué le point sur son protégé.

Tu gagneras peut-être quelques batailles mais tu ne gagneras pas la guerre, se dit David. Je finirai par m’échapper de cette prison.

D’autres fusées quittaient régulièrement Île Un : les navettes lunaires, plus petites et d’un confort plus spartiate, qui convoyaient les hommes et le matériel entre la colonie et les mines d’Oceanus Procellarum. Ces mines appartenaient aussi à la Société mais sur le rivage opposé de ce sombre « océan » rocheux se trouvait la ville souterraine de Séléné, nation libre et indépendante, affiliée au Gouvernement mondial.

David sourit intérieurement.

— Tu surveilles peut-être les navettes terriennes, murmura-t-il. Eh bien, je prendrai un chemin plus long, mais j’irai où je veux aller.

Il ralluma le terminal et demanda communication des listes de passagers pour les prochaines sorties à destination de la Lune. L’écran papillota quelques instants. Et le visage de Cobb réapparut. Le sourire du vieil homme paraissait encore plus réjoui.

— David, ceci est un enregistrement. Je sais que tu essaies…

— Heureusement, il y a quand même des choses qui ne changent pas, dit Evelyn quand le taxi passa devant les gardes à cheval dans leurs ridicules uniformes rutilants, coiffés de casques dorés, à crinière, sabre au clair. Les sabots de leurs noires montures claquaient tandis qu’ils se dirigeaient au petit trot vers le palais de Buckingham. Les hordes habituelles de touristes bardés d’appareils de photo étaient déjà à pied d’œuvre, prêtes à immortaliser la relève de la garde.

— Alors, Île Un ne vous a pas plu ?

L’homme assis à côté d’Evelyn lui avait été présenté sous le nom de Wilbur St. George. Il était manifestement australien en dépit de son costume de tweed venant en droite ligne de Savile Row et de son élocution soignée. Son teint rougeaud, fouetté par le grand air, son franc-parler, sa décontraction frôlant presque l’impolitesse ne laissaient planer aucun doute sur ses origines.

— Si, j’ai beaucoup aimé, répondit la jeune fille. Je ne l’ai quittée que parce que ce que j’ai découvert était trop sensationnel pour qu’on passe à côté et, là-haut, ils ne m’auraient jamais laissé en parler. Mais cela fait quand même plaisir de rentrer.

St. George changea de position sur la banquette. C’était un personnage corpulent d’une cinquantaine d’années à vue de nez, mais il était trop débordant d’activité pour s’être empâté.

— Je voulais vous parler sans risquer d’être interrompu et, pour ça, j’ai pensé qu’il n’y aurait rien de tel qu’une balade en taxi. C’est que je n’ai pas souvent l’occasion de voir Londres, vous savez.

Je parie qu’il a aussi trop de tension, songea Evelyn en scrutant son voisin.

— M. Beardsley m’a dit que vous êtes l’un des propriétaires d’International News.

— Épatant, ce type… Beardsley. Ah ! Voilà la résidence royale.

Evelyn n’accorda qu’un coup d’œil distrait au palais de Buckingham.

— M. Beardsley m’a également dit qu’il fallait que je vous voie avant d’écrire un mot sur ce que j’ai appris à Île Un.

— Exact. C’est justement de cela que je voulais m’entretenir avec vous.

— Que désirez-vous savoir ?

St. George haussa les épaules avec bonhomie.

— Qu’est-ce que vous avez trouvé ?

Après une seconde d’hésitation, Evelyn commença à lui raconter la découverte qu’elle avait faite : le cylindre B vide et désert. Elle lui décrivit ensuite tout ce qu’elle avait vu touchant les activités scientifiques et industrielles d’Île Un. Mais elle ne fit pas allusion à David Adams. Rien, pas un mot sur lui, ni sur son histoire, ni sur son passé, ni sur les manipulations génétiques dont il avait été l’objet.

— C’est tout ? s’enquit St. George en regardant la Tour de Londres au passage.

— Comment, c’est tout ? Il se trame une gigantesque conspiration, là-haut ! Ils se préparent à nous vendre l’énergie que produisent leurs satellites à leurs conditions ! Et il y a ce cylindre assez vaste pour loger un million de personnes. Vide, inoccupé. Qui attend.

— Qui attend quoi ?

St. George avait soudain fixé sur la jeune femme ses yeux d’un gris métallique. Gris comme les canons d’un pistolet.

— C’est ce que j’essaie de savoir.

Il hocha la tête.

— Pour une enquête d’un mois, c’est un peu maigre comme résultat, non ? Plus d’un mois, même, si l’on compte la période d’instruction qu’ils vous ont imposée. J’ai examiné vos notes de frais.

— Ils cachent quelque chose. Il se passe des choses, là-haut, et…

St. George fit dédaigneusement claquer sa langue.

— Des rumeurs, des on-dit, des complots paranoïaques ! Moi, je veux des faits. Des faits solides. Où sont-ils ?

— J’ai des photos du cylindre vide.

— Je les ai vues. Et après ?

— Mais…

— Écoutez-moi sans m’interrompre. Votre histoire de cylindre vide… si vous aviez interrogé le Dr Cobb, je suis sûr qu’il vous aurait donné une explication tout à fait satisfaisante.

— Une explication parfaitement ficelée, ça, je vous l’accorde.

— Alors ? Qu’est-ce que vous ramenez ? Rien. En tout cas pas matière à un article.

Evelyn était trop estomaquée pour répliquer.

— Vous n’avez même pas dégoté quoi que ce soit sur ce type qui a été fabriqué de toutes pièces dans je ne sais quel laboratoire de génétique.

— Vous êtes au courant ?

L’expression de St. George s’était durcie.

— J’ai l’impression, chère mademoiselle Hall, que vous avez gaspillé beaucoup d’argent et de temps pour pas grand-chose. J’espère que vous vous êtes bien amusée pendant ces petites vacances exotiques.

— Si je me suis amusée ?

— Eh oui. Parce que vous ne faites plus partie de la maison. À partir de cet instant, vous n’appartenez plus au personnel d’International News. Vous pouvez retourner au bureau toucher votre chèque et vos indemnités de licenciement. Ils vous attendent.

Le taxi s’arrêta devant un pub à l’enseigne de Prospect of Whitby. Evelyn avait entendu dire depuis son enfance que c’était l’un des plus vieux de Londres, mais elle n’avait jamais pu se permettre la fantaisie d’y mettre les pieds.

Dès qu’il fut descendu, St. George claqua la portière sans laisser à la jeune fille le temps de bouger et lança au chauffeur.

— Ramenez mademoiselle au siège d’International News.

Il fit demi-tour et entra dans le pub sans avoir mis la main à sa poche.

Quand la marche devient dure, les durs continuent de marcher.

David avait lu cette phrase quelque part. Tout en pédalant le long du chemin tortueux qui serpentait dans la forêt — il n’avait pas mis le moteur de l’électrocycle et s’astreignait à gagner chaque mètre à la force du mollet —, il se la répétait sans relâche.

Au détour d’un virage, surprise par sa brusque apparition, une biche, un instant pétrifiée, le regarda de ses grands yeux liquides avant de détaler et de se perdre dans les broussailles.

C’est bien, songea David. Fiche le camp pendant que tu le peux.

Rien à faire pour s’introduire à bord d’une navette terrienne. Là, le Dr Cobb lui damait le pion. Même les bagages et le fret étaient minutieusement inspectés puisque les spatioports sur lesquels se posaient les fusées étaient propriété du Gouvernement mondial et non de la Société d’Île Un.

David ne pouvait pas davantage embarquer sur un transbordeur lunaire : Cobb avait prévu qu’il y penserait. Mais on ne vérifie pas le matériel que transportent les transbordeurs, se disait-il tout en pédalant. Les aires de décollage et de contact, elles, appartenaient à la Société. Il n’y avait rien à passer en fraude entre la colonie et les étendues désolées des mines lunaires — rien qui fût susceptible d’intéresser si peu que ce fût le Dr Cobb, en tout cas.

Il atteignit le faîte du promontoire qu’il escaladait et commença à dévaler la pente en direction des bois et des pâturages où, ici et là, paissaient des moutons et des chèvres dont les blancs troupeaux émaillaient les herbages.

Il enclencha son communicateur buccal et interrogea l’ordinateur sur la façon dont se présentaient les soutes des transbordeurs. Comme il était en roue libre, il décontracta volontairement les muscles de ses jambes.

Un grognement de déception lui échappa : les transbordeurs n’avaient pas de cales. Des modules de fret étaient simplement fixés sur leur carcasse comme des bernacles collées à la quille d’un vaisseau. Ils étaient hermétiquement scellés mais le franchissement des 400 000 kilomètres séparant Île Un de la Lune demandait deux jours et un passager clandestin devrait par conséquent ne pas respirer pendant quarante-huit heures. Et il ferait froid : 200 au dessous de 0. De quoi congeler l’air. Et un corps humain !

David était arrivé en bas et il se remit à pédaler de plus belle, semant la panique chez un petit troupeau de moutons qui se trouvaient sur son passage et qui se dispersèrent en bêlant. Un chien aboya derrière lui. Le vent de la course plaquait sa mince chemise sur sa poitrine et l’ébouriffait.

Moins de 200 au-dessous de 0 et pas d’air. Au moins, le docteur ne s’attend pas à ce que je prenne ce chemin.


Il fallut près d’une semaine à David pour préparer son sarcophage.

Il travaillait la nuit dans le sous-sol d’un magasin de fournitures électroniques du village le plus proche de son domicile qui vendait des chaînes multison et les nouvelles télévisions tridimensionnelles aux résidents. Il n’y avait qu’à débloquer les verrous électroniques et à transformer la réserve en atelier.

Grâce à la parfaite connaissance qu’il avait du système de crédit de l’ordinateur, David s’était procuré un module de transport de fret, une combinaison d’astronaute pressurisée, plusieurs bouteilles d’oxygène et deux cellules thermiques électrogènes.

Pendant la journée, il s’astreignait scrupuleusement à suivre la routine habituelle — études et entraînement physique. Il se présentait ponctuellement pour subir les tests et examens médicaux réglementaires en partant du principe que le Dr Cobb le surveillait — au moins par intermittence.

Il ne dormait pour ainsi dire plus. J’aurai tout le temps de roupiller pendant le trajet, se disait-il. Deux jours… ou l’éternité.

Il n’avait pas eu de difficulté à fracturer le bloc d’inventaire informatisé qui gérait tous les biens de la colonie et à « libérer » ce dont il avait besoin. C’était une technique qu’il avait apprise dès qu’il avait été assez grand pour faire des cadeaux à Noël. Tous ses petits copains avaient reçu des présents extravagants : des bibliothèques entières sur bandes enregistrées, un avion-flèche aux ailes arachnéennes, des vêtements importés de la Terre. Et le généreux donateur était un gamin de dix ans qui n’avait pas accès au crédit !

Sa seule erreur avait été d’offrir au Dr Cobb une lunette astronomique professionnelle. Cela lui avait mis la puce à l’oreille et force avait été aux petits copains ravis du Père Noël en herbe de restituer leurs « cadeaux ».

Où sont-ils, les copains, maintenant ? se demandait David tout en étudiant les spécifications des cellules thermiques qu’il venait d’apporter dans la réserve du sous-sol. Ses amis avaient disparu de son existence les uns après les autres. Il les voyait encore, il en voyait même quelques-uns souvent. Mais ils avaient chacun leur vie, à présent, et la vieille camaraderie de l’enfance et de l’adolescence était bien morte. Ils sortaient avec les filles et ils se sont mariés pendant que moi, j’étais entre les mains des biomédics. Il hocha la tête. Son seul véritable ami était l’ordinateur. Et le Dr Cobb l’avait même retourné contre lui.

Evelyn avait raison. Je suis seul.

Il reposa la fiche technique et considéra son butin épars sur le sol : le module de fret béant, cylindre de plastique gris de deux mètres de long, intérieurement revêtu d’une mince couche de mousse isolante ; le scaphandre avec son casque transparent ; les volumineux réservoirs d’oxygène verts ; et les cellules thermiques blanches, massives, trapues, sans forme particulière.

Dix kilos de camelote à fourrer dans une boîte de cinq kilos. C’était trop. Il ne pourrait jamais tout mettre dans le module s’il voulait y prendre place, lui aussi.

Il passa la majeure partie de la nuit à refaire ses calculs : consommation horaire d’oxygène, perte calorique du fait de la diffusion de la chaleur à travers l’isolant, quantité d’énergie électrique nécessaire pour réchauffer le vidoscaphe et faire fonctionner les pompes à air…

Sa fatigue était telle qu’il voyait les chiffres flotter dans une sorte de brouillard. Il bâilla et, clignant des yeux, scruta l’écran dans l’espoir d’en lire d’autres, plus favorables. Mais les petits chiffres rouges qui scintillaient demeuraient immuables.

Ça ne marchera jamais.

Épuisé, il s’affala contre le dossier de la chaise de plastique qui tournait le dos aux étagères sur lesquelles s’entassaient les stocks du magasin, le regard braqué sur ces chiffres intraitables. Tu ferais mieux de rentrer te mettre au lit. Ce n’est pas en restant toute la nuit ici que tu les changeras, et…

Dormir.

Il se rappela soudain l’un des tests biomédicaux qu’il avait subi quand il était plus jeune… une histoire de contrôle du système nerveux autonome et d’abaissement du taux du métabolisme de base. Les toubibs avaient plaisanté… qu’est-ce qu’ils avaient donc dit ? Les Hindous… oui, les yogis. Une médecine transcendentale programmée et mise sur ordinateur !

Il se rappelait clairement, maintenant, et sa fatigue avait miraculeusement disparu. On l’avait branché à une sorte d’électro-encéphalographe, mais au lieu d’enregistrer les impulsions électriques de l’activité cérébrale, cette machine induisait un profond, un très profond sommeil. Une transe. Dès qu’on avait posé les électrodes sur son crâne, ou presque, il s’était éteint comme une chandelle qu’on souffle. Plus tard, ils lui avaient dit qu’il avait dormi six heures. Il ne respirait presque plus et son rythme cardiaque était tombé à moins de 30 battements à la minute.

David rangea les diverses pièces d’équipement dans leurs caisses respectives qu’il plaça sur des étagères au fond de la réserve sauf le module qu’il laissa dans un coin. Depuis qu’il travaillait nuitamment, personne ne s’était encore inquiété de la présence de tout ce matériel, personne ne s’était douté qu’il était venu. Dans les entrepôts, il y a toujours tout un fatras qui s’accumule et nul n’y prête attention.

Il enfourcha sa bécane et rentra en poussant son moteur à plein régime.

Une fois chez lui, il resta pendant des heures devant son terminal à consulter les archives de l’ordinateur jusqu’à ce qu’il trouve le programme MT auquel il avait été soumis bien des années auparavant. Tout était là : la technique, la programmation, le résultat des tests. Si je peux faire le voyage en état de transe MT, j’aurai besoin de moins d’oxygène et de moins de chaleur. Et je pourrai alors mettre tout ce qu’il me faut dans le module.

Il leva les yeux et s’aperçut qu’il faisait jour. Il se coucha, enclencha son communicateur buccal et se brancha sur le programme générateur de transe. La durée de la transe était encore fixée à six heures.

Il se demanda fugitivement si l’implant fonctionnerait aussi bien que les électrodes qu’on lui avait enfoncées dans le cuir chevelu. Mais, un instant plus tard, il était profondément endormi. Il respirait à peine et était aussi inerte qu’un cadavre.

14

Papa et maman m’ont accompagné à Browerville et nous nous sommes dit adieu devant le bazar Sanderson pendant que le chauffeur du car attendait que je monte. Maman a été très bien. Elle n’a pas pleuré ni rien. Et j’avais, du coup, encore plus mauvaise conscience que si elle avait fondu en larmes.

Je dicte ceci à l’aérogare de Twin Cities. C’est un vieil aéroport où on ne laisse décoller aucun gros appareil à cause de toutes les maisons et de toutes les usines qui s’entassent autour. Mon avion aura un retard d’une heure ou plus à cause de cette saleté de pluie.

Mais quand je me poserai au Texas, il fera soleil !

Journal intime de William Palmquist.


Jamil al-Hachémi arpentait de long en large le bureau du premier étage de sa résidence de Bagdad. La perspective des scènes auxquelles il allait avoir à faire face lui était on ne peut plus déplaisante mais il savait qu’il n’y avait pas moyen d’éviter l’esclandre.

En premier lieu, il fallait flanquer l’architecte à la porte. Ça, ce serait facile. Mais, ensuite, il faudrait qu’il s’occupe de Bahjat et l’épreuve serait pénible — c’était le moins qu’on pouvait en dire.

Il tira sur sa cigarette fichée dans un long et mince fume-cigarette en ivoire. Fumer était un vice auquel il ne sacrifiait qu’en privé, et encore seulement quand il était très énervé. Cela m’arrive de plus en plus souvent, se dit-il. À mesure que la situation empire et approche du seuil critique, je retombe dans les faiblesses de l’enfance.

D’un geste rageur, il arracha la cigarette à moitié fumée du fume-cigarette et l’écrasa dans le cendrier incrusté d’argent posé sur son bureau où il y avait déjà quatre autres mégots.

Imbécile ! s’invectiva-t-il. Chiffe molle !

Le téléphone sonna. Il le décrocha et appuya sur la touche VOIX SEULEMENT.

— M. McCormick est là, monsieur.

— Un instant.

Al-Hachémi alla pousser l’aérateur au maximum et tandis que l’appareil bourdonnant aspirait la fumée qui stagnait, il prit un atomiseur dans un meuble et vaporisa un parfum de roses dans la pièce. Il remit ensuite l’aérateur à son régime normal et revint au bureau.

— Faites entrer.

Au moment où il s’asseyait dans le haut et moelleux fauteuil ouvragé, Denny McCormick apparut. L’architecte referma la lourde porte de bois. Son expression était bizarre. Il renifla l’entêtante odeur de roses et fronça les sourcils.

Il y avait un pistolet dans le premier tiroir du bureau et un autre dans la cavité secrète dissimulée à l’intérieur du bras droit du fauteuil. L’émir dut faire un effort sur lui-même pour ne pas saisir l’une des deux armes et abattre le profanateur sur-le-champ.

— Vous souhaitiez me voir ? fit McCormick en se dirigeant d’un pas nonchalant vers la chaise qui faisait face au bureau.

Il plissa le nez à nouveau.

J’ai ordonné ta comparution. Mais al-Hachémi garda son impassibilité et désigna du doigt la chaise avant que l’infidèle y eût pris place sans y avoir été invité.

McCormick paraissait se porter comme un charme. Il rayonnait de santé. Ses cheveux roux faisaient une frange juvénile sur son front et sa barbe était taillée avec soin.

— Avez-vous apprécié le séjour que vous avez fait chez moi ? lui demanda al-Hachémi d’une voix calme et posée.

— Votre hospitalité a été plus que généreuse.

— Votre blessure est-elle guérie ?

— Pas encore entièrement, mais presque.

— Et le chantier ? Les travaux marchent comme vous voulez ?

Denny agita la main presque comme l’aurait fait un Arabe.

— Il n’est pas très pratique de diriger une équipe par vidéophone. Mais les deux, tours sont terminées et nous avons attaqué les fondations du corps du bâtiment central.

— Parfait. Vous m’en voyez enchanté.

McCormick sourit au cheik.

— Vous avez vu ma fille, n’est-ce pas ?

Le sourire de l’architecte s’effaça.

— Oui, je l’ai rencontrée, reconnut-il.

Al-Hachémi posa les deux mains à plat sur le bureau.

— Monsieur McCormick, l’hospitalité impose certains devoirs et certaines obligations à celui qui la dispense. Mais l’hôte doit, lui aussi, se plier à certains devoirs et à certaines obligations.

Denny parut troublé.

— En tant qu’invité, j’ai eu une attitude aussi irréprochable que la vôtre en tant que maître de maison.

— J’avais averti ma fille de ne pas vous approcher. Elle m’a désobéi. Mais vous, vous êtes un homme et vous connaissiez mes souhaits. C’est donc vous le coupable.

— J’aime votre fille, monsieur.

Al-Hachémi garda le silence.

— Et elle m’aime, reprit Denny.

— C’est une enfant — et une fille. Elle n’a pas le droit d’enfreindre mes ordres.

— Je veux l’épouser. J’avais l’intention de vous en parler mais Bahjat m’a conseillé d’attendre.

Le chien ! Il a l’audace de sourire !

— C’est pourquoi, poursuivit McCormick, je suis heureux que vous ayez posé ouvertement la question. Croyez-moi, je n’aime pas faire des manigances derrière votre dos.

— Assez !

L’émir frappa bruyamment le bureau du plat de la main et Denny sursauta comme s’il avait reçu une gifle. Le soleil, la lune et les étoiles sont témoins qu’un porc de ton espèce ne peut se racheter par le mariage. En aucun cas ! Ma fille descend d’une lignée de cheiks, de guerriers et de califes qui remonte au fils du Prophète et même au-delà ! Elle ne s’unira pas par les liens du sang avec un inconnu, un étranger incroyant qui n’est même pas capable de contrôler ses passions et de respecter les obligations qui incombent à l’hôte invité.

— Mais nous nous aimons, insista McCormick.

— Sottise !

— Vous ne pourrez rien faire pour nous en empêcher.

— Tu vas quitter cette demeure. Et j’enverrai ma fille sur Île Un où elle devrait d’ailleurs déjà être depuis des semaines.

— Envoyez-la où vous voulez, sur la Terre ou ailleurs, nous nous retrouverons quand même. Où elle ira, j’irai.

Al-Hachémi retint la réponse qui lui brûlait la langue tandis qu’une lueur de compréhension s’allumait dans les yeux de McCormick.

— Ah ! Je vois ! Une fois que j’aurai quitté votre maison, je ne vivrai pas assez longtemps pour la rejoindre ! C’est cela ?

— Je ne te menace pas.

— Mais vous m’avez gardé chez vous pour que j’y sois en sécurité. Vous m’avez dit que les bandits qui ont essayé de me tuer recommenceraient si je renonçais à votre protection.

— J’ai retrouvé les coupables et ils ont eu le sort qu’ils méritaient. Tu n’as plus rien à redouter.

— Vraiment ?

— Je ne suis pas un assassin, laissa tomber al-Hachémi sur un ton cassant. Si je voulais ta mort, je t’abattrais ici même, à l’instant et de mes propres mains. Mentir à un infidèle qui a souillé ta fille n’est pas un péché.

McCormick se leva lentement.

— Eh bien, je vous crois sur parole. Mais, vous aussi, croyez-moi sur parole. J’aime votre fille et je veux l’épouser. Où que vous l’envoyiez, je la rejoindrai.

— Je te conseille de ne pas commettre une pareille folie, répliqua doucement al-Hachémi. (L’on eût cru entendre un cobra crépiter dans sa corbeille d’osier.)

— Vous ne pouvez rien faire pour m’en empêcher sinon me tuer.

L’émir se força à sourire.

— Tu es un imbécile romantique, architecte. Il me suffit d’un seul coup de téléphone pour te réduire à la misère. Je peux te faire arrêter et incarcérer pour des mois. Tu serais étonné de la quantité de pièces à conviction que la police est capable de trouver si elle veut s’en donner la peine : de la drogue, de la fausse monnaie, de la propagande antigouvernementale, des armes illicites… Tu pourrais rester des années en prison.

— Cela ne marchera pas, dit McCormick en secouant la tête.

Il fit demi-tour et se dirigea vers la porte.

L’émir, qui le suivait des yeux, nota qu’il la refermait très doucement sans la faire claquer. C’est peut-être un romantique mais il sait se contrôler.


Ce fut après le repas du soir que Bahjat fit irruption comme une furie dans le bureau de son père.

Al-Hachémi leva les yeux de l’écran et éteignit le terminal. Les chiffres comparatifs du coût des pluies qui ravageaient l’Amérique du Nord et des bénéfices à attendre des champs de capteurs du Minnesota s’effacèrent.

Al-Hachémi voyait maintenant sa fille sous un jour nouveau. Oui, elle est devenue une femme. Une femme très belle. Et très en colère.

Les yeux noirs de Bahjat lançaient des éclairs et il émanait une furieuse énergie de sa svelte silhouette.

— Tu l’as jeté dehors !

— Évidemment.

— Pour qu’il se fasse assassiner !

— Il ne risque absolument rien. Je me suis occupé de ses meurtriers en puissance.

— C’est vrai ?

— Oui.

Elle parut un instant troublée. Elle était là, debout devant son bureau. Combien de fois n’avait-elle pas interrompu son travail pour grimper sur ses genoux ! Mais il y avait bien longtemps. Al-Hachémi se rendit brusquement compte que, depuis plusieurs années, ils se voyaient de plus en plus rarement et que, lorsqu’ils parlaient ensemble, c’était le plus souvent pour se quereller au sujet de la dernière escapade de la jeune fille. J’ai eu tort de l’envoyer faire ses études en Occident. J’aurais dû écouter sa mère et l’inscrire à notre université où les filles sont élevées comme il convient.

— Père, ne le chasse pas. Je…

— Tu l’aimes, je sais. Et lui t’aime aussi et veut t’épouser.

— Il te l’a dit ?

Le visage de Bahjat s’éclaira.

— Oui. Et je lui ai répondu qu’il était un imbécile. Tu vas partir pour Île Un et j’ai d’ores et déjà pris mes dispositions pour qu’il ne puisse pas t’y suivre.

— Tu ne peux pas faire ça !

— C’est pourtant fait.

— Je n’irai pas, père. Je veux rester avec lui.

Al-Hachémi hocha la tête.

— Il n’en est pas question. C’est un porc ingrat. Je sais que tu as couché avec lui.

Elle ne broncha pas sous l’accusation.

— Tu m’espionnais ?

— J’essayais de te protéger.

— De l’amour ?

— Des animaux lubriques prêts à te souiller.

— Eh bien, il est trop tard.

— Cela aussi, je le sais.

— Oui, tu as un an de retard, cracha Bahjat avec une rage froide. (Son visage n’était plus qu’un masque de cuivre.)

Son père la regarda en face.

— Un an ? répéta-t-il d’une voix atone.

— À Paris, précisa-t-elle, retournant le couteau dans la plaie. Paris, la ville des idylles.

— C’est impossible ! Irène était constamment avec toi.

— Pas constamment.

Le mauvais sourire de Bahjat convainquit al-Hachémi qu’elle ne mentait pas. C’était exactement le même sourire que celui qu’il arborait lui-même quand il avait porté un coup douloureux à un ennemi à un endroit sensible.

— Et depuis ?

Elle haussa les épaules.

Alors, l’architecte n’est pas le premier, ni même le second, très vraisemblablement. L’émir s’affaissa dans son fauteuil et laissa ses mains tomber sur ses genoux. Irène avait sans doute une aventure de son côté alors qu’elle aurait dû surveiller ma fille. Nous allons voir si elle appréciera d’avoir pour gardiens quelques gaillards affamés des tribus montagnardes. Si elle y survit…

Bahjat interrompit ses ruminations.

— Ne lui en veuillez pas, père. Ce n’était pas sa faute. J’ai soudoyé les serviteurs pour qu’ils ferment les yeux.

— Je ne peux donc avoir confiance en personne dans cette maison ? Pas même en ma propre enfant ?

— J’ai toujours été une fille obéissante sauf…

— Tu as toujours été une traînée ! éclata al-Hachémi, incapable de contenir plus longtemps la colère qui bouillait en lui. Une catin qui passe de lit en lit, d’homme en homme, derrière mon dos ! Tu n’es pas digne de porter le nom que tu portes ! Tu m’as trahi et tu as traîné notre nom dans la boue !

— Un nom dont nous pouvons être fiers ! rétorqua Bahjat sans broncher. Nous vivons dans le faste pendant que le peuple a faim. Nous ployons l’échine devant le Gouvernement mondial qui le prive de sa liberté. Tu es à la tête d’une puissante société qui vend l’énergie aux riches et laisse les pauvres crever dans les rues. L’argent compte plus pour toi que l’honneur et le pouvoir plus que l’argent.

— Nous sommes une famille d’émirs, tonna al-Hachémi. Notre devoir est de régner.

— De beaux émirs ! s’esclaffa-t-elle. Des émirs des villes, oui ! Des émirs de la finance. Quand tu prends la piste des Bédouins, c’est dans ta voiture climatisée. Un émir, toi ? Un émir affairiste, voilà ce que tu es.

— L’émir que je suis contrôle la colonie spatiale d’Île Un et c’est là où tu vas aller. Dès demain. Plus d’atermoiements, Et ton dernier amant en date, le rouquin barbu, ne t’y suivra pas, je te le garantis !

Elle vrilla son regard au sien et al-Hachémi eut l’impression qu’il le pénétrait jusqu’au cœur.

— Si je pars pour Île Un, me promets-tu qu’il ne lui arrivera rien de fâcheux ?

— Depuis quand un père doit-il marchander avec sa propre fille ?

— Je me soumettrai à tes désirs si tu me promets de ne pas lui faire de mal.

Al-Hachémi hésita. Il saisit son fume-cigarette d’ivoire, puis le reposa.

— C’étaient les gens du Front révolutionnaire des peuples qui ont tenté de le tuer. Je ne suis pas responsable de leurs actes.

— Le F.R.P., je m’en charge, laissa-t-elle tomber avec placidité.

Il leva la tête.

— Toi ?

— Naturellement.

— Que veux-tu dire par là ?

Brusquement, elle parut plus grande, plus droite.

— Tu as entendu parler de Shéhérazade ? Eh bien, Shéhérazade, c’est moi.

— Toi… Shéhérazade ? Non, ce n’est pas possible ! s’exclama-t-il en prenant le ciel à témoin. Pas ma propre fille !

Bahjat fit le tour du bureau et s’agenouilla aux pieds de l’émir.

— C’est la vérité, père. Mais… si tu épargnes l’architecte, Shéhérazade disparaîtra. Je serai à nouveau ta fille docile.

L’esprit en déroute, al-Hachémi balbutia :

— Mais… toi ! Toi acoquinée avec les terroristes du F.R.P. ! Et pas seulement une militante de base mais une dirigeante ! Comment as-tu pu ? Pourquoi ?

— Peut-être parce que je t’en voulais de me tenir pour quantité négligeable et de m’envoyer étudier à l’étranger, répondit-elle avec un sourire triste.

— Oh non… non ! (Il prit le gracieux visage de la jeune fille entre ses mains.) Mais tu aurais pu te faire tuer ! La moitié de la police d’Europe et du Moyen-Orient est à ta recherche. L’armée mondiale…

— Je ne crains plus rien, dit-elle en posant la tête sur les genoux de son père. Shéhérazade a cessé d’exister. Elle a fait don de sa vie en échange de la vie de l’architecte.

Al-Hachémi caressa sa chevelure sombre et lustrée.

— C’est pour ton bien, tu verras. Ce n’est pas par cruauté envers toi que j’agis.

— Je comprends, père.

Il remarqua qu’elle avait l’œil sec.

— Je dois moi-même me rendre bientôt sur Île Un. Tu t’y plairas, tu verras. Dans quelques semaines, un mois tout au plus, tu auras oublié ton architecte.

— Peut-être, murmura-t-elle.

Il lui souleva le menton et, se penchant, la baisa au front. Bahjat étreignit un instant ses deux mains dans les siennes, puis elle se releva et sortit sans un mot.

Al-Hachémi resta longtemps immobile, les yeux fixés sur la porte close. Enfin, il décrocha le téléphone.

Il passa trois coups de fil.

Le premier à son majordome pour lui ordonner de prendre toutes dispositions en vue du départ de Bahjat, fixé au lendemain matin.

— Et je veux que sa chambre soit gardée. Portes et fenêtres. Elle court un grave danger et si elle disparaît au cours de la nuit, tu m’en répondras sur ta tête. Et tu choisiras des hommes de confiance, tu m’as compris ? Pas des gens qui se laissent acheter comme ceux qui étaient chargés de surveiller l’étranger.

Il appela ensuite Hamoud qui logeait au-dessus du garage. Quand les traits maussades du chauffeur se formèrent sur l’écran, son maître fut concis :

— Voici mes instructions. Rien de fâcheux ne doit arriver au rouquin aussi longtemps qu’il sera en ville. Mais il cherchera à se rendre demain à l’aéroport. Quand l’avion de ma fille aura décollé, carte blanche.

Hamoud haussa ses épais sourcils noirs.

— Votre fille quitte Bagdad ?

— Oui. Et l’architecte la quittera également aussitôt après. Par une autre porte.

— Je comprends.

Al-Hachémi raccrocha et se renversa dans son fauteuil. Et maintenant, le dernier coup de téléphone. Pour Irène, servante infidèle. Que le châtiment soit à la hauteur de son crime.

Le sommeil fuyait Bahjat. Étendue sur son lit hydropneumatique, recouverte seulement par un impalpable drap de soie, les yeux grands ouverts dans l’obscurité, elle ne cessait de voir le visage de Denny, d’entendre sa voix.

Adieu, mon AH-REESH, songeait-elle. Je ne t’oublierai jamais. Jamais.

Elle se dressa d’un bond sur son lit quand un coup fut soudain frappé à la fenêtre. Il y en eut un second, sec et bref.

S’enveloppant dans le drap comme d’un sarong, elle alla ouvrir. Une silhouette massive était tapie sur le balcon.

— Hamoud ! chuchota-t-elle. Qu’est-ce que tu fais là ?

D’un mouvement vif, Hamoud entra dans la pièce.

— Ton père est devenu fou. Ses gardes ont emmené Irène il y a une heure. Il a ordonné qu’on te conduise demain à l’aéroport…

— Oui. Je pars pour Île Un.

— Et il a aussi donné l’ordre d’assassiner ton architecte.

La nouvelle glaça Bahjat mais elle se ressaisit immédiatement.

— Peux-tu m’aider à sortir de la maison ? Tout de suite ? Dans la minute qui suit ?

— Oui.

Il faisait trop noir pour qu’elle puisse voir le sinistre sourire de triomphe de Hamoud.

15

UNE ENQUÊTE RÉVÈLE QUE LA JEUNESSE PROFITE DU UPWARD BOUND


On constate que les étudiants pauvres sont plus nombreux à poursuivre leurs études lorsqu’ils participent à ce programme.

Il ressort d’une étude effectuée au sujet du Upward Bound, le programme fédéral de 44 millions de dollars par an destiné à motiver les étudiants nécessiteux, qu’il développe l’ambition et incite davantage ceux qui y participent à entrer dans l’enseignement supérieur que ceux qui n’y participent pas.

À l’origine, élément clé de la campagne contre la pauvreté lancée en 1965, le Upward Bounda dépensé depuis cette date 446,8 millions de dollars pour promouvoir l’aide pédagogique, l’enrichissement culturel, les consultations et autres formes d’assistance à l’intention des jeunes gens dont les potentialités étaient mises en échec par une formation universitaire inadéquate et faute de motivation.

D’après les estimations, 82 % des 194 337 bénéficiaires de ce programme étaient des Noirs, des Espagnols, des Américains d’origine asiatique et des Amérindiens…

Un aspect apparemment paradoxal de ce programme est que l’espoir d’une éducation de meilleure qualité combat mieux le mécontentement dû à la médiocrité de la préparation universitaire, à l’absence de l’appui matériel familial et à l’insuffisance de l’aide financière chez les participants que chez leurs homologues non participants.

The New York Times

11 décembre 1977.


Le jour, Manhattan donnait encore l’impression d’être vivable. De vieux bus à vapeur poussifs sillonnaient les grandes avenues, des grappes de gens accrochées aux fenêtres et à la plate-forme. Leur peinture bleue et blanche était pisseuse et leurs flancs étaient naturellement couverts de graffiti. Les taxis avaient disparu depuis belle lurette et il n’y avait pour ainsi dire pas de voitures privées. Toutefois, les half-tracks ferraillants de la Garde nationale patrouillaient constamment dans les rues bruyantes et encombrées.

Le trafic était essentiellement composé de vélos. Il n’était pas difficile de voler un électrocyclo mais le prix de l’électricité était si pharamineux que la plupart des habitants de Manhattan renonçaient à ce moyen de transport une fois que les batteries étaient à plat.

Manhattan avait commencé à mourir longtemps avant les premières crises énergétiques. D’abord lentement, puis de plus en plus vite, la ville s’était désagrégée. Les familles qui en avaient les moyens avaient émigré en banlieue. Les entreprises leur avaient emboîté le pas. Les pauvres, eux, étaient restés. En fait, venues du Sud, de l’Ouest et même de Porto Rico, des familles rurales indigentes envahirent la ville. Et le cycle infernal se perpétuait : les riches contribuables s’en allaient tandis que les miséreux restaient.

Et se multipliaient.

À l’orée du XXIe siècle, des branches industrielles entières avaient abandonné New York. La Bourse avait fui, suivie par les maisons d’édition et les agences de publicité. Puis le quartier de la confection s’était vidé à son tour et la Septième Avenue était devenue une cité fantôme peuplée d’ivrognes qui ne faisaient pas de vieux os et de rats aux dents aiguisées. Les ordinateurs domestiques et le vidéophone avaient tué New York. Grâce à eux, on pouvait vivre où l’on voulait et demeurer en contact avec tout le monde n’importe où à l’intérieur des frontières du pays. Plus d’allées et venues de banlieusards. Les communications avaient porté le coup de grâce aux grandes villes.

D’un bout du monde à l’autre, de Sao Paulo à Tokyo, de Los Angeles à Calcutta, elles agonisaient. Il n’y avait plus de raisons d’habiter les cités. Ceux qui le pouvaient allaient s’installer à la campagne. Ceux qui étaient trop pauvres restaient en essayant de subsister tant bien que mal au milieu des monceaux de détritus qui ne cessaient de croître et des épidémies.

Pendant la journée, l’animation qui régnait à Manhattan faisait encore impression. Les terreurs nocturnes n’étaient plus qu’un souvenir. Des costauds employés par les commerçants nettoyaient les rues et les débarrassaient des cadavres accumulés durant la nuit. Ils remontaient les rideaux de fer à l’épreuve des balles qui obturaient les vitrines et les fenêtres. Les marchands ambulants étalaient leurs articles sur le trottoir et les charrettes des quatre-saisons avec leur chargement multicolore faisaient leur apparition.

Leo, se frayant son chemin à coups d’épaules à travers la cohue de la Cinquième Avenue, avait un petit air de prospérité. La fumée crachée par les centrales électriques municipales noircissait le ciel. Elles fonctionnaient au charbon, le seul combustible qu’elles pouvaient se permettre d’utiliser et, pour autant qu’il s’en souvenait, jamais Leo n’avait vu leurs filtres antisuie marcher convenablement.

Les magasins de la Cinquième proposaient aux chalands le strict nécessaire : des aliments, des vêtements et quasiment rien d’autre. Des mannequins vivants posaient en devanture. La main-d’œuvre était bon marché et les gamins hâves, au visage méfiant, qui les regardaient enviaient leur somptueuse existence. Les haut-parleurs des boutiques de solde ressassaient de leur voix rauque leur éternel refrain — tout doit disparaître et vous ne trouverez jamais plus des prix aussi écrasés.

Leo — strict complet crème, chemise et écharpe — remontait l’avenue. La foule était bigarrée. La peau des passants était aussi diverse que leurs vêtements. Le brun prédominait : le hâle léger, un peu huileux des Espagnols, le marron chocolat ou café au lait des Noirs, le bistre jaune bambou des Asiatiques. Il y avait très peu de Blancs et presque personne n’arborait le noir africain intense, tirant sur le violet, de l’épiderme de Leo.

Il avançait avec détermination au milieu des badauds et des boutiquiers, des pickpockets et des souteneurs. Son physique imposant lui ouvrait le chemin comme l’étrave d’un navire fendant les flots : automatiquement, les passants s’écartaient à son approche. On aurait dit un énorme brise-glace labourant une mer tumultueuse.

Il tourna à l’angle de la rue qu’il cherchait. Du coin de l’œil, il repéra Lacey, efflanqué et alerte, au milieu de la foule qui se pressait de l’autre côté de la chaussée. Il savait que Fade et Jojo n’étaient pas loin. Leo ne se déplaçait jamais seul.

L’adresse indiquée était celle d’une boutique condamnée par des planches qui, autrefois, vendait du café en provenance de tous les coins du monde. À présent, elle semblait abandonnée. Une bonne douzaine d’affiches superposées recouvraient l’écran de plastique qui aveuglait les fenêtres. La plus récente — VOTER DIAZ, C’EST VOTER POUR UNE AMÉLIORATION DES DISTRIBUTIONS DE VIVRES — était périmée depuis au moins un an. L’encoignure de la porte sentait l’urine. Un corps à la figure noircie gisait, recroquevillé, parmi les immondices, enveloppé de chiffons crasseux, et il était impossible de déterminer ni son âge ni son sexe.

Le hall était étroit, sale et sombre, la rampe de l’escalier branlante et les marches grinçaient sous le poids de Leo. La pièce du fond dans laquelle il entra directement était aussi sordide que le reste de la bâtisse mais, en plus de la table au dessus de formica graisseux et de l’unique chaise de cuisine qui composaient le mobilier, elle s’enorgueillissait de toute une rangée de scintillantes consoles électroniques tout en plastique et en chrome flambant neuves qui occupaient un mur entier. Les lentilles de verres qui y étaient serties paraissaient fixer Leo.

L’homme mince à la peau noire et aux longues boucles noires et luisantes qui le salua d’une voix haut perchée et chantante se présenta sous le nom de Raja.

Leo s’assit pesamment sur la vieille chaise de bois et dit :

— Avant que la conférence s’ouvre, je veux parler à Garrison.

Raja eut l’air perplexe.

— Je ne sais pas si…

— Mets-moi en communication avec Garrison, le coupa Leo sans bouger, ou je te fais passer à travers ce mur de merde.

L’autre fit aussitôt volte-face et commença à tripoter les machines. Le bourdonnement du courant s’éleva et Garrison jaillit brusquement à l’autre bout de la méchante table encrassée.

Malgré lui, Leo se sentit impressionné par l’apparence de relief et de massivité de la projection holographique. Garrison, enfoncé dans un luxueux fauteuil, semblait morose. Il baignait dans une lumière dorée et son crâne poli miroitait au soleil.

— Qu’est-ce que vous voulez, Greer ? lança-t-il sur un ton hargneux. Je me suis donné une peine folle pour organiser cette conférence à votre demande. Qu’est-ce qu’il vous faut encore ?

Leo se pencha en avant et posa sur la table un avant-bras épais comme un tronc d’arbre.

— Vous aurez encore plus de tintouin avant que ce soit fini. On est tous les deux dans la mélasse.

— Et alors ?

La voix de Garrison était aigre et maussade.

— Alors, c’est bien simple. Avant que je me passe la corde au cou, je tiens à savoir où je me procurerai la camelote.

— Quelle camelote ?

— Les stéroïdes, les hormones. Tout le toutim dont j’ai besoin pour vivre.

Garrison eut un geste impatient.

— Vous les aurez ! Venant en droite ligne de l’endroit même où le Gouvernement mondial se fournit. À qui croyez-vous donc qu’il les achète ?

— Je veux connaître la source. Sinon, je reprends mes billes.

— Mais que vous arrive-t-il ? fit Garrison, visiblement ulcéré. Vous ne me faites pas confiance ?

Un sourire se forma lentement sur les lèvres de Leo.

— Non. Pas plus que vous ne me faites confiance à moi.

— Ça alors ! Sans moi, vous seriez encore…

— C’est pas le problème. D’où qu’elle vient, la marchandise ? Tant que je ne le saurai pas, je ne bougerai pas.

— D’un centre de recherches que je contrôle, répondit l’Américain de mauvaise grâce. Un laboratoire de biochimie à quelques kilomètres de New York, au bord de l’Hudson. Dans le comté de Westchester. Près de Croton.

— Je vais vérifier.

— Allez-y ! Vérifiez. Vous auriez tort de vous imaginer que vous me tenez, vous savez. Votre histoire, je m’en balance comme d’une guigne.

— Ben voyons ! C’est bien pour ça que vous nous payez le matériel.

Garrison fit un mouvement sec de la main gauche et son image s’évanouit. Leo, songeur, se renversa contre le dossier de sa chaise en se disant : Faut vérifier pour ce labo. J’ai pas envie qu’il me coupe les vivres.

— La conférence doit s’ouvrir dans quelques minutes, dit d’une voix nerveuse Raja, planté devant une console de près de deux mètres de haut, hérissée de cadrans et de boutons. T’es prêt ?

— Bien sûr, mec. Prêt à tout et le reste.

Poussant un soupir de soulagement, Raja se pencha sur les commandes. Finalement, il jeta un coup d’œil à la pendule digitale, exhala un nouveau soupir et enfonça un gros bouton rouge.

Instantanément, il y eut onze autres personnes réunies autour de la table, aussi solides et réelles que si elles se trouvaient effectivement dans la même pièce au lieu d’être disséminées dans onze villes différentes situées à des centaines, voire à des milliers de kilomètres les unes des autres.

Raja fit un petit salut constipé et quitta précipitamment les lieux en passant à travers les images holographiques des deux personnes « assises » le plus près de la porte. Sans se préoccuper des bavardages des participants de la conférence, Leo tendait l’oreille, écoutant le déclic de la serrure et le bruit décroissant des pas de Raja dans l’escalier.

Au bout d’un moment, il se tourna vers l’assemblée. Il y avait quatre femmes. Et deux Blancs — dont une femme. Tous avaient été passés au crible et étaient accrédités mais Leo éprouvait de la méfiance envers ce couple.

— C’est Leo que je m’appelle, commença-t-il en parlant fort pour qu’ils se taisent et le regardent. Et j’ai une question à vous poser.

— Laquelle ? demanda l’une des femmes noires en souriant.

— Combien qu’il y a de Noirs aux États-Unis ? Combien d’Espagnols, de Chicanos, d’Asiatiques et d’Indiens ?

— Des foultitudes, dit quelqu’un — et tout le monde s’esclaffa.

Sauf Leo.

— À nous tous, on est des tonnes de fois plus nombreux que les culs-blancs. Comment ça se fait que c’est eux qui dirigent le pays au lieu que ce soit nous ?

Pendant quelques secondes, personne n’ouvrit la bouche. Enfin, un jeune homme trapu à la peau sombre répondit :

— Les Blancs ont l’armée avec eux, mon pote. Ils ont des flingues. Ils sont organisés.

— Voilà ! Ils sont organisés ! C’est ça, leur secret. Eh bien, il est temps qu’on s’organise à notre tour. Au lieu qu’on ait une douzaine de mouvements différents dans une douzaine de villes différentes — ici, le F.R.P., là les Panthères, ailleurs les Latinos —, faut qu’on s’organise et qu’on travaille ensemble.

— Ah bon ? lança l’un des Noirs. Et qui c’est qui dit ça ?

— Moi. Et je dis qu’on peut obtenir toute l’aide qu’on voudra du F.R.P. et des autres.

— Des conneries, oui !

— Cause toujours. Comment c’est ton nom, frère ?

— Mon nom ? Je t’le dirai pas, mon blaze. T’as qu’à m’appeler Cleveland.

— O.K., Cleveland. Comment tu crois qu’on a récupéré tous ces chouettes bidules de communication ? Tu te figures qu’ils sont tombés du ciel ? On a des amis, mon vieux… des amis puissants. C’qu’on a besoin, c’est de s’organiser, de travailler la main dans la main. On peut virer Monsieur Tout-Blanc. C’est notre pays, quoi ! On n’a qu’à le prendre.

— L’armée est presque entièrement noire… ou brune, dit une femme.

— Pas c’te putain d’garde nationale. Et elle est appuyée par la flicaille blanche.

— On peut les posséder, dit Leo. On peut les battre si on travaille ensemble.

Installé dans son fauteuil motorisé, T. Hunter Garrison était attentif. L’intérêt et l’ambition commençaient à transparaître dans l’expression des hommes et des femmes qui écoutaient Leo. Par les fenêtres de la pièce qui dominait la nappe de fumée charbonneuse déployée au dessus de Houston, la vue était dégagée jusqu’à Clear Lake et à la masse fuligineuse, très loin à l’horizon, qui correspondait à la ville de Galveston.

Un large sourire fendait le visage plissé de Garrison qui ne quittait pas des yeux les images holographiques miniatures des douze leaders de mouvements clandestins. On aurait dit des marionnettes assises autour d’une table de poupée.

— Ils sont plutôt minables, hein ?

— Je ne sais pas, répondit Arlène Lee, debout derrière le fauteuil. Celui du bout, avec le bandeau apache… il a l’air assez costaud.

Arlène Lee, une grande femme à la luxuriante chevelure rousse, avait la physionomie fraîche et souriante d’une cheerleader. Elle était tout à la fois la secrétaire personnelle de Garrison, son garde du corps, son courrier, sa confidente et son porte-flingue.

— Donne-moi une autre bière, ordonna-t-il sans cesser de suivre la discussion de plus en plus animée que dirigeait Leo.

Arlène disparut derrière un écran de plantes vertes. De l’extérieur, la Tour Garrison ressemblait à tous les autres buildings de style international de Houston : quelques étages de plus, naturellement, davantage de panneaux solaires fixés aux murs assez hauts pour s’élever au-dessus du smog et un héliport sur le toit. Mais les appartements privés de Garrison qui occupaient le tout dernier étage combinaient le confort au fonctionnel : des lambris en bois véritable, des peaux d’ours et autres animaux jonchant le sol, tous les accessoires inséparables de la vie moderne dissimulés derrière des miroirs ou dans des meubles.

Arlène revint avec la bière et elle s’accota au dossier du fauteuil, enroulant autour d’un doigt manucuré les quelques rares mèches qui demeuraient encore sur le crâne de Garrison tout en s’admirant dans la glace.

— Ce ne sont pas des lumières, dirait-on, fit-elle.

— Quoi ?

— Ces gamins qui se prétendent des révolutionnaires. Leur pensée ne va pas très loin. Pourquoi l’idée de travailler la main dans la main ne leur était-elle encore jamais venue ?

Garrison eut un reniflement de mépris.

— La coopération ne s’apprend pas dans les bas-fonds. Le grand moricaud — celui qui se fait appeler Leo — a à lui seul plus de cervelle que tous les autres réunis. Il a déjà largement unifié les gangs de rues de New York.

— Il a une tête qui me dit quelque chose.

— Ce n’est pas étonnant. C’était un footballeur professionnel. De l’équipe de Dallas.

— Comment est-il passé du football à la voyoucratie ?

— C’est une longue histoire, répondit Garrison avec un sourire inquiétant. Regarde dans les archives si le cœur t’en dit. C’était un homme d’honneur, une conscience. Il voulait une vie meilleure pour ses frères de race. Et puis, il a fait la découverte du pouvoir. C’est la pire des drogues.

Arlène hocha la tête et ses longs cheveux flamboyants caressèrent la calvitie du vieil homme.

— Vous devez en connaître un bout là-dessus !

Il lui sourit.

— Le pouvoir est un aphrodisiaque, pas vrai ?

— Pour ça oui, cher, répondit-elle avec son sourire de chef de claque texan.

— Mais qu’est-ce que c’est que ce cinéma qu’il faut qu’on travaille ensemble ? grommela Cleveland. Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? Qu’on t’envoie un télégramme tous les samedis ?

— Non, répondit Leo dans un ronronnement caverneux. Ce que je veux, c’est ébranler jusqu’aux fondations la structure du pouvoir des culs-blancs. Je veux faire quelque chose de si énorme et de si spectaculaire qu’ils seront fous de joie de nous transmettre la barre rien que pour qu’on soit plus sur leur dos.

— Jesu Christo ! Qu’est-ce que tu veux dire, mec ?

Leo sourit et se pencha en avant sans égards pour les protestations de sa chaise.

Est-ce que quelqu’un a déjà entendu causer d’une action militaire qui s’appelait l’offensive du Têt ?

16

Ce qu’il fait chaud au Texas ! C’est bien simple, on fond au soleil. Le sol est tellement calciné, tellement durci qu’il n’y pousse rien que de l’armoise. En tout cas, c’est ce que des stagiaires m’ont dit.

J’ai téléphoné à papa et maman pour leur dire que j’étais bien arrivé. Ils quittent la ferme la semaine prochaine pour s’installer dans le village de retraite.

Il paraît qu’ici les cours sont drôlement durs mais les professeurs sont bons. C’est fou ce qu’il y a de choses que j’ignore. Dans beaucoup de domaines, je suis ignare. Mais, maintenant, je vais mettre les bouchées doubles.

Mes camarades de classe sont tous formidables. Le premier jour a été consacré aux tests psychologiques. Pour déterminer notre compatibilité et tout ça. Il y a une fille, Ruth Oppeiheimer, qui est un vrai crack. Quelqu’un pas du tout comme les autres. Elle arrive de Californie. Je crois qu’elle est juive…

Journal intime de William Palmquist.


Assis sur la chaise bancale dans la réserve du magasin d’électronique, David contemplait le module de fret béant.

On dirait un cercueil, songea-t-il.

Il y avait disposé le scaphandre spatial pour voir la place qu’occuperait son corps. La combinaison était prise en sandwich entre deux bouteilles d’oxygène et la seule cellule calorique qu’il avait conservée était logée sous les pieds. Il avait rajouté de la mousse isolante.

D’après les chiffres qu’affichait le terminal posé à côté de lui sur un rayon, il aurait tout juste assez d’oxygène et de chaleur pour tenir deux jours — la durée du voyage — s’il demeurait en état de transe MT artificielle.

— Dormir, murmura-t-il. Rêver, peut-être.

Il avait déjà étiqueté le module au pochoir pour identifier son contenu supposé : PIÈCES DÉTACHÉES ÉLECTRONIQUES DIVERSES. Les numéros de code requis étaient peints en orange. Il ne lui restait plus qu’à enfiler le scaphandre, à s’allonger à l’intérieur du module et à mettre en route le programme MT en déclenchant son communicateur buccal. Il l’avait modifié en le réglant sur quarante-huit heures au lieu de six.

Il avait vérifié les calculs. Tout était prêt. Pourtant, il s’éternisait sur sa chaise sans bouger.

Il voyait par les yeux de l’imagination le module fixé au disgracieux transbordeur lunaire, grappe d’étuis métalliques trapus accrochés à des entretoises hérissées d’angles agressifs. Il voyait le transbordeur s’arracher à son quai d’amarrage et s’enfoncer en silence dans le froid meurtrier du vide de l’espace. Et il se voyait lui-même à l’intérieur du module, les yeux fermés, plongé dans sa transe. L’oxygène cessait d’arriver. La cellule thermique cessait de fonctionner. Il se congelait, il n’était plus qu’une statue de glace, de délicats cristaux blancs enrobaient ses cils, les poils de ses narines. Sa peau était d’un bleu laiteux. Il était mort, il était seul, il voguait dans le vide glacé et infini. À jamais.

Il secoua la tête et se morigéna : Assez d’atermoiements !

Il revêtit lentement la combinaison pressurisée en se disant qu’il pourrait toujours tout annuler au dernier moment. Se mettant à genoux, maladroit dans l’encombrant scaphandre, il connecta les flexibles d’alimentation aux réservoirs d’oxygène. Mais il n’avait pas refermé son masque et continuait de respirer l’air ambiant. Il sera temps de passer sur la respiration en bouteille plus tard.

Méthodiquement, geste après geste, il accomplit les différentes phases de l’opération conformément au plan qu’il avait préparé. Quand ce fut terminé, quand il fut allongé dans le module, il rabattit le couvercle et le scella. L’obscurité était totale. Il enclencha son communicateur et ordonna qu’un camion vienne chercher un colis le lendemain à la première heure.

Cela fait, il s’efforça de se décontracter et de s’endormir naturellement. S’il s’endormit, il ne s’en rendit pas compte. Et s’il rêva, sa conscience n’en garda aucun souvenir.

Soudain, des voix étouffées lui parvinrent. Puis il entendit bourdonner un moteur électrique quand le module fut hissé à bord d’un véhicule. La secousse fut brutale lorsque la grue le lâcha et qu’il retomba sur la plate-forme du camion.

Il avait l’impression d’être complètement aveugle et presque entièrement sourd. Les seules informations qu’il recevait lui parvenaient par son sens du toucher. Le camion démarra en ferraillant en direction des quais d’embarquement. À nouveau, un treuil, des oscillations, des coups sourds. Des voix qui s’interpellaient. Des halètements de moteurs. Le vrombissement de la clé à chocs fixant le module à la coque du transbordeur.

Et puis, plus rien. Le silence. Pendant des heures. Le silence et le froid.

David savait que le module était maintenant boulonné au transbordeur et que celui-ci était à son poste d’amarrage à la pointe extrême du cylindre principal. Les gros miroirs solaires maintenaient la température du quai un peu au-dessus de zéro — mais guère plus. Il avait froid.

Ce sera autre chose quand on décrochera.

Il s’assura par le truchement de son communicateur que l’heure du décollage était toujours maintenue. Elle l’était. Dans moins d’une heure, le départ.

Le temps s’écoulait avec une lenteur exaspérante.

David, maintenant, luttait pour ne pas céder au sommeil : son organisme contrariant voulait dormir. Non, il ne faut pas ! Tu dois absolument rester éveillé pour te mettre en état de transe MT dès que le transbordeur quittera le quai. Sinon, tu mourras frigorifié dans ton sommeil !

En outre, il avait faim et il prit conscience qu’il y avait près de vingt-quatre heures qu’il n’avait rien mangé. Il était trop surexcité. Il y avait un tuyau à eau à côté de son casque et un tube spécial évacuerait l’urine. Il n’y aurait rien d’autre à faire qu’à dormir et à attendre.

Il sentit plus qu’il n’entendit le navire s’éveiller à la vie. Des trépidations. Le claquement des écoutilles. Puis une secousse. Légère mais qui, néanmoins, le surprit. C’était parti.

Et le froid s’intensifia. Claquant des dents, David mit en service le programme inducteur de transe.

Et si cela ne marchait pas maintenant que je l’ai modifié ? Je n’ai pas eu le temps de faire l’essai sur quarante-huit heures.

Ce fut sa dernière pensée consciente.

— David Adams ?

David émergea du sommeil et son regard trouble se posa sur l’homme penché au-dessus de lui. L’image se stabilisa.

— Hein ? Quoi ?

Il prit soudain conscience qu’il n’était plus dans le module. Il se trouvait dans une pièce bizarre : petite et basse avec des poutrelles de métal nu.

— Vous êtes bien David Adams ?

— Euh… qu’est-ce que vous dites ?

L’homme portait la blouse vert pastel du personnel médical.

— Bienvenue sur la Lune, M. Adams. Mais je dois reconnaître que vous n’avez pas pris le chemin le plus facile !

David leva la tête. Il était couché sur une table d’examen.

— La Lune ? Alors, j’ai réussi ?

Le médecin hocha le menton en souriant. Il avait le teint blafard et portait une moustache blond filasse à la gauloise.

— Vous avez réussi. Comment vous sentez-vous ?

— Un peu ankylosé. Et je crève de faim, répondit David en s’asseyant avec précaution.

— Le contraire m’eût étonné. (Le toubib l’aida à descendre de la table et le guida jusqu’à une chaise.) Faites attention. Ici, la gravité est six fois plus faible que celle à laquelle vous êtes habitué.

— J’ai vécu dans des environnements G faible.

Néanmoins, David s’assit prudemment. Le médecin prit une carafe en plastique posée sur le bureau et versa du café bouillant dans une tasse. David était fasciné par la lenteur avec laquelle le liquide s’écoulait d’un récipient à l’autre.

— Buvez ça pour vous réchauffer. Je vais demander qu’on vous apporte quelque chose à manger.

— Merci.

David prit avec reconnaissance la tasse à deux mains. C’était bon, cette chaleur. Le médecin tapota sur le clavier téléphonique et dit sans regarder le jeune homme :

— Vous êtes dans un sacré pétrin, vous savez.

— Je m’en doute.

David n’avait guère pensé qu’à une seule chose jusqu’à présent : s’enfuir d’Île Un. Mais maintenant qu’il se trouvait dans la zone minière de la Lune, il était toujours sous la juridiction de la Société — et à portée du Dr Cobb. Bah ! J’ai parcouru 400 000 kilomètres. Encore un peu plus de 1 500 et je suis à Séléné. Mais comment arriver jusque-là ?

Le toubib disparut quelques instants. Quand il revint, il apportait un plateau et David s’attaqua avec diligence à son contenu. Du poulet, des légumes, du pain tout chaud, des fruits. Le régime était en tout point semblable à celui d’Île Un. C’est sûrement produit par la colonie.

Tout en jouant des mâchoires, il répondit aux questions sans fin du médecin intrigué par l’état de transe dans lequel on avait découvert l’insolite voyageur en ouvrant le module.

— Vous avez flanqué une peur bleue à tout le monde, dit-il à David. Sur le moment, on vous a cru mort.

— Je me faisais un peu de bile à ce propos.

— Comment avez-vous fait ?

Tandis que David le lui expliquait, le docteur prenait fébrilement des notes. Ses doigts voletaient sur les touches du terminal de bureau.

— Je vais étudier ça de près. Il y a peut-être là un moyen de transporter les mineurs victimes d’accident à l’hôpital en L4…

David était en train d’exprimer les dernières gouttes de jus de son fruit quand une jeune femme rondouillette revêtue d’une tenue de saut jaune vif entra.

— David Adams.

C’était une constatation, pas une question. Son badge d’identification était orné d’une étoile d’argent. David connaissait la signification de cet emblème. Les services de Sécurité… Il tendit son plateau au médecin et se leva.

— Oui, c’est moi.

— Suivez-moi, je vous prie.

Elle était assez mignonne — une figure toute ronde, des cheveux acajou coupés court et des yeux assortis. Elle n’était pas armée mais, dans le couloir, deux gardes en uniforme, d’un gabarit impressionnant, emboîtèrent le pas à David.

Il ne savait pas si c’était la faible pesanteur lunaire qui lui liquéfiait les jambes ou si c’était là la conséquence de son long sommeil dans le module. Et la présence des gardes derrière son dos, le martèlement de leurs bottes sur ses talons n’étaient pas de nature à lui remonter le moral. Dans ce long et étroit corridor, il éprouvait un sentiment de malaise. Il faisait de la claustrophobie ! En outre, les rampes fluorescentes, trop espacées, éclairaient mal.

— Où m’emmenez-vous ? demanda-t-il à la femme.

— Le chef de la Sécurité veut vous parler. Il semble que le Dr Cobb a porté l’éther au rouge entre Île Un et ici.

— Je n’en suis pas autrement surpris.

Il y avait des portes de part et d’autre de la galerie. Des gens affairés ne cessaient d’entrer et de sortir. David entendait cliqueter les machines à écrire et fredonner les ordinateurs. Derrière une porte fusa soudain un éclat de rire et il se demanda quelle bonne plaisanterie l’avait provoqué. Enfin, ils arrivèrent devant une dernière porte à laquelle était fixée une pancarte : SÉCURITÉ — M. JEFFERS.

La femme frappa deux coups.

— Faites-le entrer, dit une voix bougonne.

Elle se tourna vers David et fit avec un petit sourire triste :

— Si vous voulez bien pénétrer dans l’antre du lion, monsieur David…

David poussa le battant et entra.

C’était une petite pièce parfaitement en ordre mais il avait l’impression que le plafond allait l’écraser. Jeffers, assis derrière un bureau métallique gris et nu comme la main, tirait sur une pipe noircie. Le regard qu’il décocha à son visiteur était glacé. Il était grand — le genre d’homme dont la seule taille intimide. Ses cheveux gris acier étaient taillés en brosse. Un nez aquilin. Des yeux d’un bleu de givre. Des mains épaisses et noueuses.

Un autre homme était debout devant un alignement d’armoires de classement désuètes. Grand, lui aussi. Les épaules assez larges pour donner l’impression qu’il remplissait à lui tout seul cette pièce exiguë, une poitrine comme une futaille et des muscles qui faisaient presque craquer sa combinaison. Et il était furieux. Il fusillait David du regard en émettant des petits reniflements secs et saccadés. Ses mains semblables à des battoirs se nouaient et se dénouaient rageusement.

— Vous êtes bien David Adams ? commença Jeffers.

— Oui.

— Exactement ce que disait Cobb, gronda le deuxième homme. Un petit morveux qui fait une fugue.

— Du calme, Pete.

Jeffers leva la main qui tenait la pipe. L’autre lui lança un coup d’œil indigné mais il garda la bouche close.

— Pourquoi êtes-vous venu ici ? reprit Jeffers.

— Pour me rendre à Séléné. Je voulais quitter Île Un.

— Et pour ça, vous avez embarqué clandestinement à bord d’un de nos transbordeurs, dit Pete — et c’était presque un rugissement. Si vous étiez mort, vous savez ce que seraient devenus nos tarifs d’assurances ? On ne plaisante pas avec ça, bon Dieu !

— J’ai risqué ma vie. Je ne plaisante pas.

— Entendre ça ! (Il se tourna vers Jeffers.) Je propose qu’on le réexpédie d’où il vient par le même chemin.

— Allons, Pete, vous savez bien…

— Je veux aller à Séléné, insista David. Vous n’avez pas le droit de me retenir.

Pete le toisa.

— Pas le droit ! Mais pour qui te prends-tu, espèce de foutriquet ?

— Et vous, pour qui vous prenez-vous ? rétorqua le jeune homme avec emportement. Je n’admets pas qu’on m’insulte.

L’autre fit un pas en avant et son poing droit partit. David qui fréquentait les gymnases depuis des années n’ignorait rien des arts martiaux, qu’il s’agisse de l’aïkido ou du sport cher au marquis de Queensberry, mais il fut pris au dépourvu et, en raison de la faible pesanteur, il coordonna mal sa parade et le poing de Pete s’écrasa sur sa mâchoire. Il ne sentit rien mais, brusquement, il décolla, partit lentement en arrière et entra en collision avec la porte. Ses genoux ployèrent sous lui et il se retrouva sur les fesses.

Poussant un juron, Jeffers contourna son bureau, empoigna Pete par l’épaule et le tira en arrière.

— Ce n’est qu’un gamin, s’écria-t-il. Vous perdez la tête.

Pete se dégagea.

— J’ai sous mes ordres vingt-six personnes, hommes et femmes, qui risquent leur peau tous les jours. Et voilà ce galopin qui vient plastronner en se figurant qu’il est le patron !

David se releva. Il avait un goût de sang dans la bouche. Chaud et salé. Quand Jeffers poussa Pete vers la porte, il s’écarta en se palpant la mâchoire, les yeux plantés dans ceux, déments, de l’homme qui l’avait frappé. La rage bouillonnait en lui.

Calme-toi, se dit-il. N’oublie pas les gardes dehors. Attends le moment où tu pourras le coincer seul à seul. Mais quelque chose au fond de lui criait vengeance.

Quand le contremaître fut sorti, Jeffers referma la porte.

— Vous avez besoin d’un médecin ?

David fit non de la tête. Son menton lui faisait mal mais il s’astreignit à ne pas y porter la main.

— Vous avez encore toutes vos dents ? insista Jeffers.

— Ce n’est pas grave.

— Tant mieux. Pete est un peu soupe au lait mais c’est un bon contremaître. Quand quelque chose — ou quelqu’un — perturbe le travail, ça le fait sortir de ses gonds. (Comme David gardait le silence, il enchaîna :) Le Dr Cobb veut que vous l’appeliez sans perdre de temps.

— Bon.

David se rendit compte que son ton était maussade. Il prit place sur la seconde des deux chaises, quelques sangles entrecroisées sur de fragiles montants d’aluminium, tandis que Jeffers pianotait sur le clavier d’appel.

L’écran s’alluma et le visage taraudé du Dr Cobb s’y encadra.

— Comme ça, tu as filé ! commença-t-il sans autre préambule.

— Bien forcé. Il fallait que je quitte la colonie quelque temps.

— Tu as pris un satané risque en procédant de cette façon.

— Vous ne m’aviez pas laissé d’autre choix.

Les lèvres de Cobb se pincèrent.

— Et tu as fait bon voyage ?

David passa sa langue derrière ses dents avant de répondre :

— Ça a été reposant.

— Je n’en doute pas ! Bon. Et maintenant, qu’est-ce que tu comptes faire ?

— Que voulez-vous dire ?

Les épais sourcils du vieil homme se levèrent et retombèrent.

— Tu es aux mines. As-tu envie de rester là-bas quelques jours pour voir comment on vit ailleurs ?

— Oui, répondit David, surpris par la proposition. Ce serait peut-être le mieux.

— Mais ne va pas te faire d’idées, attention ! Tu demeureras strictement confiné au périmètre minier. Pas question d’aller te promener à Séléné ou ailleurs. Vous êtes là, Jeffers ?

D’un frôlement du doigt, le chef de la Sécurité élargit l’angle de la caméra pour entrer dans le champ.

— Oui, monsieur.

— Empêchez notre jeune aventurier de s’approcher des fusées. Il est assez timbré pour voler un lanceur balistique et répandre sa précieuse cervelle d’un bout à l’autre de l’aire de contact de Séléné.

Jeffers acquiesça en souriant.

— Comptez sur moi, patron. En dehors de cela, peut-il bénéficier d’une complète liberté de mouvement à l’intérieur de la base ?

— Si vous estimez que c’est raisonnable.

Jeffers jeta un coup d’œil à David.

— Je crois qu’on peut. Un garde lui montrera les lieux.

— Parfait. Eh bien, David, c’est d’accord. Fais ta folle et ta fière. Mais tu rentres à la fin de la semaine. Compris ?

— Compris, répondit David en se contrôlant pour ne pas grimacer car la mâchoire qui commençait à enfler le cuisait douloureusement.

En moins d’une journée, David avait vu tout ce qu’il voulait voir dans le complexe minier. La population de la base comptait moins d’une centaine de personnes. La plupart étaient des mineurs qui creusaient la surface au bulldozer. La poussière lunaire ainsi recueillie était comprimée et placée dans l’accélérateur de masse qui la catapultait dans l’espace pour être récupérée par un collecteur orbital et expédiée aux fonderies et aux usines d’Île Un.

Le jeune homme observa les mineurs au travail. Revêtus de combinaisons pressurisées de type astronautique, ils grimpaient dans la cabine des énormes excavatrices à moteur nucléaire qui sillonnaient la mer des Tempêtes pour en labourer la surface.

— J’aimerais bien conduire un de ces tracteurs, dit-il au garde qui lui avait été affecté.

— Il faut que je demande au chef.

Ils téléphonèrent à Jeffers depuis le dôme d’observation où ils regardaient le chantier et, après avoir hésité, Jeffers répondit :

— Voyez ça avec Pete Grady. C’est lui le contremaître et il n’aime pas qu’on gêne le travail. Mais s’il est d’accord…

Ainsi, il s’appelle Pete Grady.

Mais le garde ne voulait pas importuner Grady pendant le boulot : le tempérament colérique de l’homme n’était un secret pour personne.

— Je lui parlerai ce soir au dîner, promit-il.

David acquiesça et l’autre l’escorta jusqu’à son logement de fortune : une alcôve guère plus spacieuse que le module à bord duquel il s’était embarqué. Le garde s’en fut après lui avoir renouvelé sa promesse de parler à Grady.

À peine la porte refermée, David enclencha son communicateur. Quand il entendit le gazouillement de l’ordinateur non vocal du complexe minier, il lui ordonna de le mettre en liaison avec l’ordinateur principal d’Île Un.

Plusieurs essais furent nécessaires pour obtenir le dossier personnel de Pete Grady mais il finit par trouver le code permettant d’accéder à la banque de données. Enfant déjà, il exultait quand — plaisir interdit — il triomphait de la répugnance de l’ordinateur à lui livrer les informations qu’il voulait. C’était beaucoup plus drôle que de voler des biscuits.

Après avoir étudié pendant une heure les renseignements qui clignotaient sur l’écran encastré dans la paroi de son cagibi, David téléphona à Grady. Comme le contremaître n’était pas chez lui, il donna pour directive à l’ordinateur de laisser un message sur son écran :


Monsieur Grady,

J’espère que vous ne m’en voulez plus d’être venu ici clandestinement. Sincèrement, je ne pensais pas que cela porterait préjudice à votre travail aux mines. (Votre travail… ça flattera sa vanité.) Je n’avais pas d’autre moyen. J’ai regardé l’équipe travailler toute la journée et j’ai trouvé cela si fascinant que j’aurai peut-être envie de devenir un jour ingénieur des mines… c’est-à-dire si j’arrive à passer le diplôme. Je me rends bien compte que cela doit être rudement difficile. J’aimerais bien voir le travail de près si vous êtes d’accord. Mais si c’est trop risqué, si ça gêne les opérations ou si c’est dangereux pour vous de me faire voir, je comprendrai. (Provoquer son masochisme !) Merci de m’avoir écouté et sans rancune.


Ce « sans rancune » était un fieffé mensonge mais tout en se dirigeant en sifflotant vers le réfectoire, David rêvait, se voyant déjà aux commandes d’un de ces monstrueux tracteurs nucléaires.

Quand il se réveilla, un voyant rouge clignotait sur l’écran, signe qu’il y avait un message en attente. David, encore tout ensommeillé, se dressa sur son séant et se cogna le crâne au plafond. Il se baissa un peu et appuya sur le bouton adéquat.

Le visage de Pete O’Grady, volontaire, les lèvres minces, surgit.

— D’accord, mon gars, dit-il. Si tu veux voir le travail de près, trouve-toi au sas tracteurs à 8 heures recta. Je ne t’attendrai pas une minute. Alors, sois à l’heure.

D’après les chiffres qui scintillaient à l’angle inférieur de l’écran, Grady avait envoyé ce message un peu après minuit. David effleura la touche de la pendule, sous l’écran. Il était 6 h 45. Il avait largement le temps de prendre un solide petit déjeuner avant de se rendre au sas.

Il y arriva avec dix minutes d’avance après s’être régalé de jus de fruits, d’œufs, de saucisses, de gaufres, de petits pains à la confiture et de café. Le garde, un autre que celui de la veille, l’avait regardé s’empiffrer d’un air renfrogné.

— On ne vous donne donc rien à manger sur Île Un ? lui avait-il demandé.

— Si, bien sûr, mais c’est bien meilleur chez vous, avait répondu David.

Et il avait silencieusement ajouté : Et c’est peut-être mon dernier repas avant longtemps. Voire le dernier tout court.

Le sas était installé dans la paroi arrondie d’un des dômes qui se hérissaient comme autant de cloques sur la surface lunaire. À l’intérieur de la plupart d’entre eux étaient alignées des théories de tracteurs colossaux dont les lourdes chenilles avaient laissé des traces profondes dans le plancher de ciment. Des empreintes de dinosaures, songea David en se remémorant les enregistrements paléontologiques qu’il avait étudiés autrefois.

Le tambour du sas ressemblait à l’épaisse porte d’acier chromée d’une chambre forte géante. Vingt hommes auraient facilement pu y passer de front et il y aurait encore eu de la place pour une demi-douzaine d’autres rangées de vingt superposées.

— Enfile une combinaison, lui lança Grady en guise de bonjour.

Il avait presque l’air déçu que David fût exact au rendez-vous. Du doigt, il désigna les placards qui occupaient toute une paroi. Ils contenaient des combinaisons aux couleurs vives et un casque était suspendu au-dessus de chacune d’elles à un crochet. Toutes portaient un nom écrit sur la poitrine.

— Pas celles-là, maugréa Grady. Tu ne vois pas qu’elles appartiennent à des gens ? Les blanches, au fond.

Est-ce qu’il est toujours d’aussi mauvais poil ou est-ce que c’est seulement moi qui le mets en rogne ? se demanda David.

Il se dépêcha de revêtir une combinaison blanche. Le garde l’aida à la boucler hermétiquement tandis que le jeune homme coiffait le casque et le fixait au collier métallique.

— Je vous attendrai ici, lui lança-t-il en se dirigeant lourdement vers le tambour de sortie.

Grady, revêtu d’un vidoscaphe vert bouteille, était déjà aux commandes d’un tracteur jaune, celui qui se trouvait le plus près du sas. David gravit pesamment l’échelle métallique conduisant à la cabine et prit place à côté de lui. Il agita le bras en signe d’adieu et le garde parut trop gêné pour lui répondre.

— Eh bien, tu y as mis le temps, grommela le contremaître. Accroche ton assistance.

Il pointa un doigt en direction de l’espèce de sac au dos de métal posé entre les deux sièges.

— La cabine n’est pas pressurisée ? s’enquit David en se tortillant pour passer ses bras dans les sangles.

— Foutre pas. Tu crois qu’on passe la journée calés sur ses fesses comme si on était des chauffeurs ? Faut descendre et se salir les gantelets dix, vingt fois par jour. On ne va pas s’amuser à repressuriser cette foutue cabine à tous les coups.

— Je vois, fit David qui espérait bien que cela se passait ainsi. Et ces bouteilles derrière les sièges ? C’est une réserve d’air supplémentaire, n’est-ce pas ?

— Ouais. Maintenant, baisse ta visière et en route.

— Je n’arrive pas à brancher les tuyaux.

Poussant un grognement d’exaspération, Grady empoigna les flexibles qui sortaient du barda de David et les connecta aux embouts du gorgerin de sa combinaison.

— Voilà. Tu ne veux pas que je te mouche aussi le nez pendant que j’y suis ?

— Merci, dit David, insensible au sarcasme. (Il vérifia les manomètres fixés à son poignet et rabattit la visière de son casque.) Je suis paré.

Grady fit de même et mit les moteurs en marche. Ils étaient alimentés non par des batteries mais par l’énergie nucléaire. Chaque tracteur recelait au fond de ses entrailles un générateur isotopique miniature protégé par un épais blindage de plomb.

Grady empoigna les leviers de commande. David l’observait avec attention tandis qu’il lançait des ordres dans le micro incorporé de son casque. Le tambour intérieur du sas s’ouvrit pesamment et le tracteur s’engouffra dans la brèche noire et béante. Le sas était une énorme matrice de métal. Une fois le tambour refermé, quand les pompes commençaient à chasser l’air, l’obscurité était totale. La seule lumière était la lueur rougeâtre des instruments de bord.

Elle éclairait le visage de Grady et David le regardait. Et si tu le tues ? se demandait-il. Il répondit aussitôt à sa question muette : Il ne mourra pas. Tout au plus, il demeurera inconscient pendant un moment et, après, il sera dans ses petits souliers. Ça lui servira de leçon.

Tout l’air du sas était maintenant évacué. Le tambour extérieur s’ouvrit à son tour. David jeta un coup d’œil au tableau de bord. La pendule digitale indiquait 8 heures pile.

Le regard du jeune homme se posa sur le paysage lunaire.

Un paysage d’une désolation totale. À perte de vue se déployait une étendue rocailleuse vide, nue, morte. Une plaine à peine vallonnée, grêlée de milliers — non, de millions — de cratères dont certains n’étaient pas plus profonds que le doigt. Un monde noir et gris sous un ciel ténébreux piqueté d’étoiles. Un monde usé, un monde très vieux, sans air, sans eau, exposé depuis des milliards d’années à l’érosion météoritique. À gauche s’étiraient quelques collines émoussées par cet immémorial travail d’attrition qui en avait amolli les reliefs. On aurait dit des blocs de cire qui avaient fondu au soleil.

Mais devant cette vision, on avait le souffle coupé. Une immensité désertique qui s’étendait jusqu’à l’horizon sans le moindre signe de présence humaine. Et le silence. Les seuls sons que percevait David étaient le léger bruissement électrique du tracteur et sa propre respiration régulière.

Il n’avait encore jamais vu une ligne d’horizon sauf en photo. C’est vraiment comme la limite du monde. Au-delà, rien que le vide de l’espace et les étoiles solennelles qui ne scintillaient pas.

Soudain, Grady braqua à droite et David vit alors les mines. À mesure qu’ils approchaient de la fosse d’extraction, le jeune homme vit à quel point elle était petite. Les champs de la colonie sont plus grands.

Ce n’était qu’une excavation de quelques mètres de profondeur. Deux pelleteuses repoussaient des tas de poussière vers une benne ventrue que tractait un troisième engin.

— C’est… c’est ça ?

Le rire de Grady crépita dans les écouteurs.

— Eh oui, mon gars, c’est ça. Toute la matière première destinée à votre jolie petite colonie vient de ce trou.

David regarda son compagnon. Eh oui, le contremaître souriait ! Il avait l’air détendu, presque joyeux. Je me demande s’il change comme ça chaque fois qu’il sort du sas… Grady n’était plus ni hargneux ni tendu.

Le tracteur atteignit le bord de la fosse et avant que David ait eu le temps de dire ouf, il s’engageait sur la rampe de poussière compressée qui conduisait au chantier.

— Pour commencer, dit Pete, tout le matériel qui a servi à construire Île Un est venu d’une fosse qui a à peu près la même taille que celle-ci. Elle est de l’autre côté du dôme. L’accélérateur de masse aussi.

— Je sais, je l’ai vu hier au poste de contrôle.

— Ouais. Maintenant, on va jeter un coup d’œil sur le site pour chercher de nouveaux puits. J’ai une équipe de repérage qui va s’amener dans… (Grady consulta la montre du tableau de bord)… dans douze minutes.

Il avait autant de bagout qu’un guide touristique et David était furieux. Pourquoi as-tu cessé de me faire la gueule ? Si tu continuais de jouer les grosses brutes, ça me faciliterait la tâche !

À l’autre extrémité de la fosse, Grady lança le tracteur à l’assaut du plan incliné et ils retrouvèrent l’étendue désolée. On avait l’impression d’être en pleine mer ; rien que l’horizon à perte de vue dans toutes les directions et le ciel noir.

Le contremaître stoppa.

— T’as pas envie de faire une petite promenade ? De poser tes empreintes sur la Lune ? (Il commença à s’extraire de son siège. Comme David se penchait, il se tourna à moitié vers lui en s’écriant :) Mais non, ahuri ! Sors par ton côté.

Il était courbé en deux, une botte sur le premier barreau de l’échelle extérieure, l’autre posée sur le rebord de la trappe d’accès. David se pencha et l’empoigna sous les aisselles.

— Hé ! Qu’est-ce que tu…

La faible gravité lunaire permit à David de le soulever et de le mettre debout sans difficulté. D’une poussée, il l’éjecta du tracteur et le lâcha.

La silhouette verte fit des moulinets avec ses bras pendant un temps interminable avant de retomber, les pieds en avant. Un tourbillon de poussière s’éleva paresseusement au moment du contact et Grady bascula à la renverse.

— Mais qu’est-ce qui te prend, espèce de petit saligaud ? vociféra-t-il en s’asseyant, jambes écartées. Je m’en vais te fracasser les osselets…

Il se remit debout. David s’installa dans le siège de conduite, agrippa les commandes, enfonça la pédale de l’accélérateur et le tracteur démarra.

— Reviens, graine de crapule !

David se pencha à l’extérieur. La combinaison verte s’éloignait. Grady, dans sa rage, sautillait sur place en levant les bras au ciel et en poussant des hurlements de fureur impuissante.

— Que se passe-t-il, Grady ? demanda une voix. Quel est votre problème ?

C’était le contrôle de la base. Mais le contremaître était incapable de faire autre chose que de proférer une litanie de blasphèmes.

— Grady, où êtes-vous ? Que vous est-il arrivé ?

— Je le tuerai, cet enfant de salaud ! Je te réduirai en bouillie, Adams ! Je t’écorcherai vif !

David se réinstalla. Il souriait. Je préfère ça. Je retrouve enfin le Pete Grady de mon cœur !

Quelques minutes plus tard, d’autres voix s’entrecroisaient sur les ondes.

— Il a volé le tracteur ?

— Où est-ce qu’il se figure qu’il va aller comme ça ?

— Le seul endroit, c’est Séléné.

David approuva du chef. Tout juste, l’ami.

— Séléné ? Il ne pourra jamais y arriver. C’est beaucoup trop loin.

— Il a assez d’air… peut-être.

— Oui, mais il n’y a pas d’aides de navigation entre la base et Séléné. Personne ne s’y rend par voie de surface. Dans deux heures, il sera bel et bien perdu.

— Tant mieux ! gronda la voix de Grady. J’espère que ce petit fumier va étouffer dans son jus ! Je ne regrette qu’une chose : qu’il n’y ait pas quelques buzzards pour bouffer son cadavre !

17

La situation météorologique anormale qui a affecté la majeure partie de l’hémisphère nord au cours de l’hiver et du printemps a été provoquée par l’inversion des basses pressions polaires prédominant dans les conditions normales au niveau des masses d’air arctiques. Un système de haute pression statique s’est installé à la place, causant un renversement consécutif des jet-streams dans l’hémisphère nord, d’où un régime des vents et des ouragans aberrants dans la troposphère. Le résultat de ce phénomène a donc été des inondations surabondantes dans le Midwest américain et la péninsule scandinave tandis qu’une sécheresse généralisée sévissait aux latitudes inférieures.

Si cette situation est due à une intervention humaine, les modifications climatiques auxquelles il a été délibérément procédé ont revêtu une telle ampleur que les ordinateurs de l’Agence internationale de Météorologie sont dans l’incapacité de prévoir la fin de la chaîne des phénomènes anormaux associés. En d’autres termes, les conditions climatologiques peuvent redevenir normales dans quelques semaines, dans quelques mois, dans quelques années — ou jamais. Nous n’avons pas d’informations suffisantes pour établir un pronostic valable.

Dr R. Copeland III,

coordinateur en chef de l’A.I.M.

Déclaration faite devant la commission d’assistance aux sinistrés, du G.M., 22 juin 2008.


Debout sur la terrasse, Hamoud regardait la ville. Autrefois, quand l’exportation de son pétrole apportait tant d’or à l’Irak, Bassora était un port actif et animé.

Mais, aujourd’hui, le port était presque paralysé. La plupart des quais pourrissaient sous le soleil caniculaire. Les tours des anciennes raffineries, délabrées faute d’entretien, se dressaient contre le ciel, semblables à des ruines noircies. Il n’y avait dans la rade que deux cargos fatigués et mangés de rouille qui chargeaient des dattes et des ballots de laine. Les mêmes marchandises que Sinbad embarquait, songeait Hamoud avec amertume.

Le pétrole s’en était allé et, avec lui, l’or qu’il faisait affluer. Où avait-il disparu, cet or ? Dans les coffres des al-Hachémi et consorts. Dans les poches des étrangers qui revenaient à présent construire des centres de tourisme pour que les riches Occidentaux puissent narguer les Arabes misérables et arriérés.

Hamoud serra les poings. Pour eux, nous sommes tous des Arabes. Kurdes, Pakistanais, Libanais, Saoudiens, Hachémites… tous des Arabes. Des conducteurs de chameaux et des marchands de tapis. Voilà comment ils nous voient.

Rien ne bougeait ou presque dans la ville assoupie, écrasée de soleil. Mais Hamoud attendait en scrutant le ciel flamboyant. Bahjat, un peu plus loin, faisait fébrilement les cent pas.

Il n’avait pas eu de peine à la faire sortir clandestinement de la demeure de son père. Ensuite, il était rentré chez lui pour ne pas attirer les soupçons. Al-Hachémi avait fouillé Bagdad de fond en comble pour la retrouver mais Hamoud avait fait traverser à la jeune fille la frontière iranienne avant l’aube pour la mettre à l’abri à Shiraz. L’émir l’avait alors convoqué pour lui demander — pas lui ordonner — d’utiliser ses contacts avec le F.R.P. afin de la récupérer. Il paraissait savoir que Bahjat et Shéhérazade ne faisaient qu’un, bien qu’il n’en eût pas parlé ouvertement.

— C’est là.

Le pilote tapa sur l’épaule de Denny et tendit le bras. L’architecte regarda dans la direction indiquée et vit des ruines éparses au milieu de l’étendue désertique.

— Babylone ? cria-t-il pour dominer le bruit des pales de l’hélicoptère.

— Babylone, confirma le pilote en souriant de toutes ses dents.

— Vous ne pouvez pas descendre un peu plus bas ?

— Il ne faut pas trop brûler de carburant si vous voulez qu’on atteigne Bassora sans faire escale.

Néanmoins, il descendit et Denny balaya du regard les colonnes brisées et les pierres disséminées, vestiges de ce qui avait été l’une des sept merveilles du monde antique. Babylone émergeait des sables comme les ossements blanchis d’un monstre préhistorique.

Je vous ressusciterai, promit silencieusement Denny aux pierres mortes. Et les gens viendront des quatre coins de la Terre pour vous contempler à nouveau avec stupeur.

Déjà, il dressait le plan de la future ville dans sa tête. Le temple ici. Là, le portique et ses colonnades. Au bout, le palais et les jardins suspendus…

L’hélicoptère reprit de la hauteur comme une feuille happée par un tourbillon et, laissant les ruines derrière lui, piqua vers le sud. Denny, sanglé dans son harnais, se pencha pour jeter un dernier coup d’œil à Babylone et se réinstalla dans son siège.

Bahjat lui avait téléphoné et lui avait donné des instructions précises d’une voix haletante et pressante. Loue une voiture et rejoins Mossoul. N’essaie surtout pas de prendre l’avion à Bagdad : l’aéroport est surveillé. Une fois arrivé à Mossoul, va voir un professeur de l’université nommé as-Saïd. Il t’aidera à accomplir la deuxième étape du voyage. Et elle avait raccroché avant que Denny ait eu le temps de placer un mot.

Le professeur en question se révéla être un jeune mathématicien barbu au regard ardent qui considéra Denny avec une grande méfiance pour ne pas dire avec aversion. McCormick, qui avait entendu raconter que l’université de Mossoul était une pépinière de militants du F.R.P., pensa qu’as-Saïd était peut-être un de ces activistes révolutionnaires. Autrement, pourquoi Bahjat aurait-elle affaire avec lui ?

Qu’il appartînt ou non au F.R.P., le professeur le conduisit dans les collines jusqu’à un héliport privé et le fit embarquer à bord de l’hélicoptère rouge et blanc qui faisait présentement route vers le nord. Vers Bassora. Vers Bahjat.

L’architecte songea fugitivement au palais du calife. Sans lui, le chantier serait interrompu. Et alors ? Bahjat était plus importante. Rien n’avait plus d’importance qu’elle. Le travail attendrait. Ils partiraient tous les deux pour Messine et il demanderait d’être déchargé du projet pour raisons personnelles. Quand ils verraient Bahjat, là-bas, ils comprendraient.

Comment reconstruirai-je Babylone si son père est toujours aussi monté contre nous ? Ce fut avec un sourire qu’il répondit à sa propre question : Qu’est-ce que cela peut faire ? Tant que Bahjat sera avec moi, qu’importe ce que nous ferons et où. Le monde entier nous appartiendra !


Bahjat et Hamoud attendaient toujours sur la terrasse. Le soleil, à l’ouest, sombrait derrière les montagnes.

— Tu ne sais pas ce qu’est devenue Irène ? s’enquit la jeune fille.

— Non. C’est toi qui comptes, pas elle.

— Mais elle est mon amie.

— Chez nous, il n’y a pas d’amis. L’amitié est un luxe que nous ne pouvons pas nous permettre.

Les épaules de Bahjat s’affaissèrent.

— C’est une cruelle manière de vivre.

— Tu aurais préféré rester chez ton père ?

— Tu aurais préféré qu’il m’expédie sur Île Un ? riposta Bahjat avec colère.

— Peut-être as-tu eu tort de refuser d’y aller.

— Que veux-tu dire ?

— Avoir quelqu’un à nous dans la colonie aurait peut-être été une bonne chose. Tu te rends compte de ce qui se passerait si nous réussissions à la détruire ?

— La détruire ? Mais pourquoi ?

— Pourquoi pas ? N’est-elle pas le symbole des multinationales et du pouvoir des riches ? En la détruisant, nous montrerions notre force.

Bahjat tourna la tête et leva les yeux vers le ciel rouge.

— L’hélicoptère est en retard.

Hamoud grimaça intérieurement. Elle attend son amant comme une chienne en chaleur. Mais bientôt il n’y aura plus que moi, et moi seul, dans sa vie.

— Es-tu sûr de nos camarades de Mossoul, Hamoud ?

— On peut avoir entièrement confiance en as-Saïd. Comment crois-tu qu’il se débrouille pour conserver son poste à l’université ? Et sauver sa peau ? On peut se fier à lui pour deux choses, ajouta Hamoud dans son for intérieur. Les mathématiques et les bombes à retardement.

Un coup de vent venu des collines lointaines arracha un frisson à Bahjat qui croisa frileusement les bras sur sa poitrine.

Enfin, une tache d’argent apparut dans le ciel à présent violet.

— C’est lui ?

— Certainement, répondit Hamoud.

L’hélicoptère se rapprochait lentement. Blancs et rouges, ses feux clignotaient, leur faisant signe. Il suivait un cap légèrement oblique comme un cheval au galop et Hamoud en déduisit que le pilote devait lutter contre un violent vent latéral.

C’est un bon pilote, se dit-il. Mais la cause exige des sacrifices. Elle ne me croirait pas si un de mes hommes ne mourait pas dans l’accident.

L’hélicoptère grossissait. On entendait maintenant le grondement lointain de son rotor. Il approchait de l’aire d’atterrissage attenante au port.

Et, soudain, il se transforma en une gerbe de feu tandis que s’épanouissait dans le ciel une immense et sombre fleur de fumée et de flammes. Juste avant que leur parvienne le coup de tonnerre de l’explosion, Hamoud entendit le « Non ! » étranglé que Bahjat laissa échapper.

Elle demeurait pétrifiée, les yeux fixés sur l’épave qui tombait en tournoyant vertigineusement, vomissant des débris incandescents semblables à des boules de feu charbonneuses.

— Non…, répétait-elle d’une voix hachée de sanglots. Non… non…

Hamoud, bras ballants, conservait un masque impassible.

L’hélicoptère s’écrasa avec un bruit de ferraille. Un réservoir se rompit et explosa dans un nouveau geyser de feu.

— Je l’ai tué, murmura Bahjat dans un soupir torturé. C’est ma faute, ma faute…

— Non. C’est ton père qui l’a tué. Il a sans doute renoncé à l’idée de se servir de lui pour te retrouver.

Bahjat regarda Hamoud. Ses yeux étaient rougis et son visage défait.

— Mon père. Oui, c’est lui. Il détestait Denny.

Hamoud ne dit rien.

— Et maintenant, je le hais ! gronda-t-elle. (La fureur s’était substituée à sa douleur et elle brandit le poing vers le ciel.) Je le vengerai ! Le monde entier paiera pour son meurtre ! (Et, se tournant vers Hamoud, elle ajouta :) Nous détruirons Île Un. Toi et moi… ensemble.

18

J’ai appelé papa et maman ce soir. Leur logement a l’air terriblement petit mais ils disent qu’ils s’y trouvent bien. Probable qu’ils m’ont raconté des blagues pour que je ne me fasse pas de bile pour eux.

On a déjà des examens. Ils ne perdent pas de temps, ici ! Je n’ai pas parlé de Ruth à papa et à maman. D’ailleurs, je ne lui ai même pas fait part de mes sentiments à elle. On a tellement de travail !

Journal intime de William Palmquist.


Piloter le tracteur à travers l’Océan des Tempêtes, c’était comme franchir une vaste mer houleuse par gros temps à ceci près que cette « mer » lunaire était faite de roches. Mais sa surface solide se hérissait de vagues pétrifiées, c’était une succession de collines coupées de vallées, de cratères dont la pente glissante faisait déraper les chenilles de l’engin qui cahotait, d’interminables étendues vides qui rendaient David somnolent.

C’était comme un océan liquide : il n’y avait pas de bornes, il n’y avait pas de poteaux indicateurs et il était facile de se perdre. On ne pouvait même pas se fier aux étoiles car le nord lunaire ne correspondait absolument pas à la direction de l’étoile polaire de la Terre.

Mais grâce au communicateur qui lui avait été greffé, David pouvait « parler » directement avec les satellites de navigation en orbite, très haut au-dessus des rocailleux déserts de la Lune.

Si les fusées balistiques sont capables de naviguer guidées par les satellites, je peux en faire autant, se disait-il.

Il ne doutait pas un seul instant qu’il se dirigeait droit sur Séléné qui était située à 1 000 kilomètres de là sur la rive opposée de l’inhospitalier Océan des Tempêtes. Mais est-ce que j’aurai assez d’air ? Oui, disaient les calculs qu’il avait effectués à l’ordinateur — tout juste assez. Il n’avait évidemment pas de vivres. Son breakfast serait le dernier repas qu’il prendrait avant longtemps.

Trente-six heures, estimait-il. Les maigres réserves d’eau de son scaphandre devraient, elles aussi, durer pendant tout ce temps.

David n’avait oublié qu’une seule chose dans ses prévisions : qu’il aurait besoin de dormir. La monotonie du farouche paysage désertique était accablante et, de temps en temps, il succombait presque au sommeil. Reste réveillé ! Tu dormiras quand tu seras à Séléné. D’ailleurs, tu viens de passer deux jours à faire la bulle. Mais la tentation de l’assoupissement était permanente.

Le tracteur ne possédait ni pilotage automatique ni système de guidage et il fallait le contrôler sans trêve ni répit. Avec tous les rochers et tous les cratères qui parsemaient la surface, le moindre instant d’inattention risquait d’être fatal. À deux reprises, David s’endormit et se réveilla en sursaut quand le véhicule fit une embardée en entrant en collision avec la paroi raide d’un petit cratère de formation récente aux bords acérés. La troisième fois, le tracteur accrocha un rocher de la taille de sa maison d’Île Un. La chenille mordit sur sa surface lisse, faisant furieusement tanguer l’engin. David, éjecté de son siège, se retrouva en train de glisser vers la trappe d’accès béante de la cabine. Il essaya de couper le moteur mais il n’avait pas encore l’habitude des commandes et la lourde machine continua de grimper en vrombissant et en donnant de la bande tandis que la chenille sur laquelle elle reposait encore s’obstinait à tourner en soulevant des nuages de poussière.

S’il bascule, il m’écrasera sous sa masse.

Mais, comme animé d’une volonté propre, le tracteur obstiné poursuivit son ascension et, ayant franchi l’obstacle, il retomba lourdement de l’autre côté, d’aplomb sur ses chenilles. Sur la Terre, le choc aurait brisé la colonne vertébrale de David mais, même sous la faible pesanteur lunaire, son crâne heurta violemment la garniture matelassée de son casque.

Couvert d’une sueur froide et frissonnant de peur rétrospective, il arrêta l’engin. C’est bon. Il faut que je dorme un peu.

Seulement, traumatisé par la catastrophe à laquelle il avait échappé de justesse, il était maintenant incapable de fermer l’œil.

Alors, il continua. Quelques heures plus tard, comme ses paupières en plomb ne pouvaient plus rester ouvertes, il fit à nouveau halte et s’accorda un bref somme.

Il repartit. Il téta un peu d’eau au flexible de son casque, vérifia sa provision d’air qui s’amenuisait et essaya de capter une émission pour se maintenir éveillé. Mais rien. Absolument rien. Les fréquences radio qu’il explorait étaient aussi mortes, aussi vides que le paysage. Seuls lui parvenaient les signaux codés des satellites de navigation.

Music and News, zéro ! Mais il n’entendait pas davantage dialoguer d’éventuels poursuivants. Et il ne serait pas alerté si jamais devait se produire une de ces éruptions solaires dont le rayonnement mortel vous carbonisait un homme en moins de deux s’il ne se réfugiait pas vite fait dans un abri souterrain. Le plus proche se trouvait vraisemblablement à Séléné.

David se mit à chantonner et à discuter avec l’ordinateur qui n’avait pas d’autre sujet de conversation que les données qu’il débitait pour lui indiquer la direction de la nation lunaire. Il ne se désaltérait qu’avec une parcimonie extrême mais, finalement, il épuisa toute l’eau dont il disposait. Et il lui restait encore plus de quatre cents kilomètres à faire.

— À vingt à l’heure, ça représente une vingtaine d’heures à mijoter là-dedans, dit-il à haute voix. Pas trop mal. Moins d’une journée sans compter le temps de sommeil.

Sa progression était beaucoup plus lente qu’il ne l’avait pensé.

Il mourait d’envie de frotter ses yeux brûlants, de se gratter, car il fourmillait de démangeaisons mais pas question d’ouvrir son scaphandre sous peine de mort. La faim le tenaillait et il n’était pas possible de faire la sourde oreille aux douloureuses protestations de son ventre creux. Il avait le dos en compote après toutes ces heures passées aux commandes, des crampes dans les jambes et il ne sentait plus ses bras.

Et l’air commençait à être fétide. Et il fut épouvanté quand il s’aperçut qu’il avait un goût acide, métallique. Il n’y a plus grand-chose dans les bouteilles.

Selon le satellite de navigation, Séléné était à moins de trois cents kilomètres mais derrière le hublot embué de son casque, David était incapable de dire s’il se trouvait à proximité de la nation lunaire ou toujours dans les parages du complexe minier. Il n’y avait aucune différence : c’étaient les mêmes rochers, les mêmes cratères, la même étendue poussiéreuse et nue, le même horizon abrupt telle une lame qui fendait le noir velours de l’espace. Mais il n’apercevait pas d’étoiles dans ces ténèbres. Il ne voyait même pas la Terre.

Mon hublot est embué. À moins que ce soit ma vision qui s’éteint ? Tordant le cou, il passa sa langue sur la surface intérieure de la vitre de plastiverre. Elle était froide et sèche, sans trace d’humidité. C’est moi. Ma vue se brouille.

Il aurait fallu qu’il dorme un peu mais il n’osait pas perdre la moindre parcelle de temps. Chaque aspiration rapprochait la fin d’une bouffée. Si ses réserves d’air s’épuisaient avant qu’il atteigne Séléné, c’était la mort sans phrase. Il ne pouvait pas se permettre de s’endormir, même s’il courait le risque de fracasser le tracteur contre les rochers ou de tomber dans un cratère.

Il poursuivit sa route. Groggy, la bouche aussi sèche et racornie que la plaine aride qui le cernait de toutes parts, les yeux larmoyants et brûlants, si fatigué qu’il ne tenait que par la force de sa volonté. Chaque mouvement, chaque contraction des muscles, chaque flexion des bras ou des jambes lui était une torture.

Tant mieux. La douleur est une bonne chose. Elle te tient éveillé. Vivant.

Il ferma les yeux l’espace de ce qui lui sembla être une seconde. Quand il les rouvrit, les chenilles crissaient sur les pierres et les débris d’un cratère de bonne taille à l’assaut duquel s’était lancé le tracteur. Lentement, péniblement, David redescendit en marche arrière et, arrivé, en bas, il entreprit de contourner l’entonnoir.

Lorsqu’il fut de l’autre côté et qu’il vit à nouveau l’horizon, son cœur se mit à battre à grands coups dans sa poitrine. Le globe blanc et bleu qui était la Terre flottait dans le ciel, presque au ras de la ligne d’horizon. Jamais David n’avait rien vu d’aussi beau.

Si, il y avait plus beau encore : le petit dôme trapu, de béton, ponctué de fenêtres d’observation, qui se dressait à quelques centaines de mètres à peine, peint de bandes blanches et rouges — les couleurs de la nation lunaire, Séléné.

Après, tout devint nébuleux dans la mémoire de David. Il se rappela que, quand il avait hurlé dans son micro, sa voix lui avait paru étrangement éraillée. Rauque et hystérique. Un panneau s’ouvrit dans le dôme. Plusieurs tracteurs en émergèrent et se dirigèrent vers lui. Il se rappela l’inoubliable fraîcheur de l’air d’une bouteille neuve. Puis ce fut la nuit. Il perdit conscience.

Il ne garda qu’un seul autre souvenir de son sauvetage, le moment où, enfin, à l’abri dans le dôme, on lui retira son casque et où on commença à lui ôter sa combinaison. Quelqu’un s’écria alors :

— Bon Dieu ! Quelle puanteur !

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