Conflits pour rire

Depuis la bruyante expulsion des moines, nous sommes entrés dans l’ère des conflits entre l’autorité civile et la domination ecclésiastique. Tantôt les départements stupéfaits assistent au duel héroïque du préfet et de l’évêque, tantôt la France entière reste béante devant le combat singulier d’un ministre et d’un cardinal.

Mais les conflits entre les deux pouvoirs qui se partageaient jusqu’ici le pays prennent un intérêt tout particulier quand ils se produisent entre un simple maire et un humble curé ; entre un Frère et un instituteur. Alors on assiste vraiment à des luttes désopilantes, toute question de foi mise de côté et respectée.

On citait l’autre jour en ce journal un article de M. Henri Rochefort, à propos de la nouvelle loi contre les écrits immoraux, loi qui met des foudres rechargées entre les mains de tous les Pinard et de tous les Bétolaud de l’avenir ; et à ce propos, le mordant écrivain rappelait que beaucoup de monuments ont été mutilés par le zèle aveugle d’ecclésiastiques férocement honnêtes. Je lui dédie l’histoire suivante, vraie en tous points, mais ancienne déjà.

Un petit village normand possédait une église très vieille et classée parmi les monuments historiques. Seul, le conservateur desdits monuments pouvait donc autoriser les modifications ou réparations.

Non pas qu’on respecte beaucoup les monuments historiques quand ces monuments sont religieux. L’église romane d’Étretat, par exemple, est agrémentée aujourd’hui de peintures et de vitraux à faire aboyer tous les artistes, et les hideuses ornementations du style jésuite ont gâté à tout jamais une foule de remarquables édifices.

La petite église dont je parle possédait un portail sculpté, un de ces portails en demi-cercle où la fantaisie libre d’artistes naïfs a gravé des scènes bibliques dans leur simplicité et leur nudité premières.

Au centre, comme figure principale, Adam offrait à Ève ses hommages. Notre père à tous se dressait dans le costume originel, et Ève, soumise comme doit l’être toute épouse, recevait avec abandon les faveurs de son seigneur.

D’eux sortaient, comme un double fleuve, les générations humaines, les hommes s’écoulant d’Adam et les femmes de la mère Ève.

Or, ce village était administré par un curé fort honnête homme, mais dont la pudeur saignait chaque fois qu’il lui fallait passer devant ce groupe trop naturel. Il souffrit d’abord en silence, ulcéré jusqu’à l’âme. Mais que faire ?

Un matin, comme il venait de dire la messe, deux étrangers, deux voyageurs, arrêtés devant le porche de l’édifice, se mirent à rire en le voyant sortir.

L’un d’eux même lui demanda : « C’est votre enseigne monsieur le curé ? » Et il montrait nos antiques parents éternellement immobiles en leur libre attitude.

Le prêtre s’enfuit, humilié jusqu’aux larmes, blessé jusqu’au cœur, se disant qu’en effet son église portait au front un emblème de honte, comme un mauvais lieu.

Et il alla trouver le maire, qui dirigeait le conseil de fabrique. Ce maire était libre penseur.

Je laisse à deviner quels furent les arguments du prêtre et les réponses du citoyen.

Éperdu, l’ecclésiastique implorait, suppliait, pour que l’autorité civile permît seulement qu’on diminuât un peu notre père Adam, rien qu’un peu, une simple modification à la turque. Cela ne gâterait rien, au contraire. Le conservateur des monuments historiques n’y verrait que du feu, d’ailleurs. Le maire fut inflexible, et il congédia le desservant en le traitant de rétrograde.

Le dimanche suivant, la population stupéfaite s’aperçut qu’Adam portait un pantalon. Oui, un pantalon de drap, ajusté avec soin au moyen de cire à cacheter. De la sorte, le monument et le premier homme restaient intacts, et la pudeur était sauve.

Mais le fonctionnaire civil fit un bond de fureur et il enjoignit au garde champêtre de déculotter notre ancêtre. Ce qui fut fait au milieu des paroissiens égayés.

Alors le curé écrivit à l’évêque, l’évêque au conservateur. Ce dernier ne céda pas.

Mais voici qu’une retraite allait être prêchée dans le village en l’honneur d’un saint guérisseur dont la statue miraculeuse était exposée dans le chœur de l’église ; et cette fois le curé ne pouvait supporter l’idée que toutes les populations accourues des quatre coins du département défileraient en procession sous notre impudique aïeul de pierre.

Il en maigrissait d’inquiétude : il implorait une illumination du ciel. Le ciel l’éclaira, mais mal.

Une nuit, un habitant voisin de l’église fut réveillé par un bruit singulier. Il écouta. C’étaient des coups violents, vibrants. Les chiens hurlaient aux environs. L’homme se leva, prit un fusil, sortit. Devant l’église un groupe singulier s’agitait ; et une lueur de lanterne semblait éclairer une tentative d’escalade, ou plutôt d’effraction, car les coups indiquaient bien qu’on essayait de fracturer la porte. Pour voler le tronc des pauvres, sans doute, et les ornements d’autel.

Épouvanté, mais timide, le voisin courut chez le maire ; celui-ci fit prévenir les adjoints, qui s’armèrent et réquisitionnèrent les pompiers. Les valets de ferme se joignirent à leurs maîtres, et la troupe, hérissée de faux, de fourches et d’armes à feu, s’avança prudemment en opérant un mouvement tournant.

Les voleurs étaient encore là. La porte résistait sans doute. Avec mille précautions, les défenseurs de l’ordre se glissèrent le long du monument ; et soudain le maire, qui marchait le dernier, cria d’une voix furieuse : « En avant ! Saisissez-les ! »

Les pompiers s’élancèrent… et ils aperçurent, grimpés sur deux chaises, le curé et sa servante en train d’amoindrir Adam.

La servante, en jupon, tenait à deux mains sa lanterne, tandis que le prêtre frappait à tour de bras sur la pierre dure qui céda, tout juste à ce moment.

« Au nom de la loi, je vous arrête ! » hurla l’officier de l’état civil, et il entraîna l’ecclésiastique désespéré et la bonne éplorée, tandis que le garde champêtre ramassait, comme pièces à conviction, le morceau que venait de perdre le générateur du genre humain, plus la lanterne et le marteau.

De longues entrevues eurent lieu entre l’évêque et un préfet conciliant pour étouffer cette grave affaire.

Autre conflit.

Plusieurs journaux plaçaient dernièrement sous nos yeux la lettre indignée d’un brave curé à l’instituteur de son pays, pour sommer ce maître d’école de déclarer si oui ou non, il avait traité l’Histoire sainte de blagues.

Les journaux religieux se sont fâchés, les journaux libéraux ont argumenté doctoralement.

Or, la question me paraît délicate et difficile.

D’après la nouvelle loi, il semble interdit aux instituteurs d’enseigner l’Histoire sainte. Qui donc l’enseignera ? – Personne. – Alors, les enfants ne la sauront jamais.

Mais si l’instituteur est autorisé à exposer les aventures de ce recueil d’anecdotes merveilleuses qu’on appelle l’Ancien Testament, peut-on exiger qu’il donne comme articles de foi la création du monde en six jours, l’arrêt du soleil par Josué, la destruction musicale des murs de Jéricho, la promenade de Jonas dans l’intérieur mystérieux d’une baleine, etc. ?

Quand il apprendra aux futurs électeurs à ne pas croire aux baguettes de coudrier des sorciers, leur racontera-t-il le miracle à la Rambuteau de Moïse produisant de l’eau par un moyen qui, aux termes de la Bible, ne semble guère anormal ? S’il doit affirmer que Mme Loth fut changée en statue de sel, comment lui défendra-t-on de certifier énergiquement l’absolue authenticité des métamorphoses racontées par Ovide ? S’il met l’Histoire sainte au même rang que la mythologie, s’il appelle l’une « le Récit des fables sacrées de l’Église chrétienne » et l’autre « le Récit des fables sacrées du paganisme », pourra-t-on le blâmer, le réprimander ?

Je vous le dis, en vérité, d’un bout à l’autre de la France, en ce moment, surgissent des conflits ineffables.

Et comme on voudrait entendre les arguments qu’échangent avec leurs partisans et leurs adversaires, le soir, dans le jardin de l’école ou sous le berceau du presbytère, ces inapaisables rivaux !


1er mai 1882

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