Chapitre 9

Vendredi soir. Rendez-vous avec Bianca, la vampire. Attention, je n’ai pas sauté du lit pour aller la voir. On ne se jette pas dans la gueule du loup avec un sourire jusqu’aux oreilles.

On commence par un bon petit déjeuner.

À quinze heures… C’est le téléphone qui ma réveillé. Obligé de me lever pour aller décrocher dans le salon.

— Mmmrrmmff, grognai-je.

— Dresden, dit Murphy, des informations ?

Elle avait l’air pressée. Elle adopte ce ton chaque fois qu’elle est énervée, et ça m’agace – on dirait des ongles grattant un os. L’affaire Tommy Tomm ne devait pas avancer.

— Rien pour l’instant, répondis-je. J’ai passé la nuit dessus, mais sans grands résultats.

— Ça ne suffit pas, Harry ! Il me faut des réponses ! J’en ai besoin pour hier !

— Je vais aussi vite que possible.

— Alors, accélère !

Elle était en colère. Pas vraiment une surprise de la part de Murphy, mais ça voulait dire qu’il se passait du vilain. Quand les choses se compliquent, certaines personnes paniquent, d’autres s’effondrent et Murphy s’énerve.

— Le commissaire te cherche encore des puces ?

Le commissaire Howard Fairweather se sert de Murphy et de son équipe comme boucs émissaires pour un paquet de crimes non élucidés. Il rôde toujours dans le coin, essayant de prendre Karrin en faute pour éviter d’être lui-même réprimandé.

— Comme le singe ailé du Magicien d’Oz. J’en arrive à me demander qui lui met autant de pression sur cette affaire. (La voix de Murphy était aussi acide qu’un citron, et je l’entendis laisser tomber un Alka-Seltzer dans un verre.) Sérieusement, Harry, dépêche-toi de me fournir ces informations ! Je dois savoir si la sorcellerie est impliquée, et, si oui, qui et comment. Il me faut des noms, des lieux, tout !

— C’est pas aussi simple que ça, Murph…

— Alors simplifie ! Combien de temps avant un début de réponse ? Dans quinze minutes, j’ai une réunion avec la commission d’inspection du commissaire. Il me faut une estimation, ou je n’aurai plus qu’à rendre ma carte.

Si je tirais quelque chose de mon entrevue avec Bianca, je pourrais avancer sur l’affaire de Karrin.

Mais si je faisais chou blanc, j’allais gâcher la soirée, et Murphy voulait des réponses maintenant. J’aurais peut-être dû créer une potion d’insomnie.

— La commission travaille le week-end ?

— Tu plaisantes ?

— On aura quelque chose lundi, alors.

— Ça te laisse assez de temps pour tout découvrir ?

— Même si je résous cette énigme, je ne sais pas si ça te servira vraiment. J’espère que tu as autre chose pour monter ton dossier.

Je l’entendis soupirer et avaler son médicament.

— Ne me plante pas, Harry.

Il était temps de changer de sujet avant qu’elle ne me surprenne en flagrant délit de mensonge. Je n’avais aucune intention de me livrer à ces recherches interdites, si je pouvais l’éviter.

— Et avec Bianca ? soufflai-je.

— Cette salope n’a rien lâché ! De petits sourires, des poses, des ronds de fumée, des potins et des croisements de jambes. Tu aurais dû voir Carmichael baver.

— Mouais, ça peut se comprendre. Elle est plutôt mignonne si j’en crois la rumeur. Écoute, Murph, et si je…

— Non, Harry. Jamais. Tu ne vas pas à la Chambre de velours. Tu ne parles pas avec cette femme. Tu ne t’impliques pas là-dedans.

— Eh ben, inspecteur Murphy ! gloussai-je. On est jalouse ?

— Te flatte pas. Tu es un civil, Dresden, même si tu as une carte de détective privé. Si tu termines à l’hôpital ou à la morgue, c’est moi qui dérouillerai.

— Je suis ému, Murph.

— J’irai émouvoir un mur avec ta tête si tu me doubles sur ce coup, Harry !

— Du calme, Karrin. Si tu ne veux pas que je m’en mêle, pas de problème.

Oups, un mensonge ! Elle allait le flairer comme un requin renifle le sang.

— Tu mens très mal, Harry. Bon sang, je devrais te coller en cellule, juste pour m’assurer que…

— Pardon ? hurlai-je dans le combiné. Murph, je te perds ! Je ne t’entends plus ! Foutu téléphone ! Rappelle-moi !

Je raccrochai.

Mister trottina jusqu’à moi et se frotta contre mes jambes. Il m’examina tandis que je débranchais le téléphone.

— Tout va bien, Mister… On a faim ?

Je fis la cuisine. Des restes de sandwich à la viande pour lui, une boîte de spaghettis réchauffés dans le four à bois pour moi. J’économisai la dernière canette de Coca, dont Mister raffole autant que moi, et, une fois le ventre plein, le chat satisfait, j’étais prêt à l’action – et pour le coucher du soleil.

On n’était pas encore passé à l’heure d’été et la nuit tombait vers sept heures. J’avais soixante minutes pour me préparer.

On pense en connaître un rayon et, parfois, il y a une ou deux choses de vraies dans tout ça. Parfois. De toute manière, je ne m’attendais pas à débarquer chez Bianca pour tailler le bout de gras. Je prévoyais que les choses dégénéreraient avant qu’on puisse discuter et je ne voulais pas me faire prendre par surprise.

Être magicien, c’est être prévoyant. Les mages ne sont pas vraiment des surhommes. Nous avons simplement plus de facilité à prévoir les événements et à nous préparer en fonction de ces données. Après tout, mage rime avec sage. On connaît un tas de trucs. On n’est ni plus forts ni plus rapides que les autres, et même pas mieux lotis au niveau du ciboulot, mais on est malins et on dispose d’infos avant eux. Un magicien averti en vaut une armée.

Quand un mage est paré pour s’occuper d’un problème, il a de grandes chances de trouver une solution dans les plus brefs délais. J’ai donc rassemblé une petite panoplie, j’ai vérifié le poli de ma canne, j’ai pris un couteau en argent, j’ai empoché la potion d’évasion et j’ai récupéré mon talisman favori – un pentacle d’argent, sur une chaîne du même métal, ayant appartenu à ma mère. Mon père me l’a légué. J’ai aussi glissé un mouchoir blanc dans ma poche.

J’avais pas mal d’objets magiques, enfin, plus ou moins magiques. Un véritable enchantement prend du temps et coûte de l’argent, donc je n’en ai pas vraiment les moyens. Les magiciens prolétaires se contentent de balancer quelques sorts ici et là, en espérant qu’ils ne foireront pas le moment venu. Je me serais senti beaucoup mieux avec mon bâton de combat ou ma crosse, mais ce serait revenu à débarquer chez Bianca dans un tank, puis à en descendre avec une mitrailleuse et un lance-flammes en la traitant de dégonflée.

Il allait falloir trouver le juste milieu entre être prêt à rencontrer des problèmes et prêt à les provoquer.

Je n’avais pas peur, attention ! Bianca ne s’attaquerait pas à un magicien mortel. Elle ne voudrait pas s’attirer les foudres de la Blanche Confrérie.

D’un autre coté, je n’en étais pas le membre le plus populaire. Il se pouvait même que la Confrérie regarde ailleurs pendant que Bianca me ferait disparaître.

Fais attention, Harry, me dis-je. Ne sombre pas totalement dans la paranoïa. Si tu fais ça, tu transformeras ton appartement en sous-solde la Solitude.

— T’en penses quoi ? demandai-je à Mister après avoir rassemblé le matériel.

Le chat se dirigea vers la porte et la gratta.

— Merci quand même. C’est bon, c’est bon… soupirai-je.

Il sortit en même temps que moi et je montai dans ma voiture.

La Chambre de velours était située dans un quartier des plus aisés.

Bianca gère ses affaires depuis une énorme demeure datant des Années folles. On dit qu’Al Capone la fit construire pour une de ses maîtresses.

La grille en fer forgé était gardée. Je garai la Coccinelle dans la petite allée donnant sur la rue et, comme souvent, le moteur toussa en s’arrêtant. Baissant la vitre, je regardai derrière. Il y eut une explosion et un gros nuage de fumée noire s’échappa de la voiture.

Le moteur cracha une excuse avant de mourir sous moi. Il ne manquait plus que ça. Plus de voiture ! Je sortis pour pleurer la mort de ma caisse.

Le gardien n’était pas grand, mais il cachait une musculature extrêmement développée sous un costume coûteux.

Il m’examina avec des yeux de pitbull avant de lâcher :

— Vous avez rendez-vous ?

— Non, mais je crois que Bianca voudra quand même me recevoir.

— Désolé, répondit le type impassible. Bianca est sortie pour la soirée.

Plus rien n’est simple de nos jours. Je croisai les bras en m’appuyant contre la Coccinelle.

— Comme vous voulez… Je vais attendre qu’une dépanneuse passe. Il faudra bien libérer l’allée.

Le gorille me dévisagea en réfléchissant et ses yeux se plissèrent sous l’effort. Le problème se fraya un chemin dans le dédale de son cerveau puis la réponse vint : passer le bébé.

— Je vais me renseigner, concéda-t-il.

— Comme c’est gentil ! Vous ne le regretterez pas.

— Nom ? grogna-t-il.

— Harry Dresden.

S’il me reconnut, son visage ne le trahit pas une seconde. Il nous étudia encore un peu, ma voiture et moi, puis s’éloigna pour passer un coup de fil sur son portable.

J’écoutai. Il est très simple d’écouter, mais plus personne ne s’y exerce. Pourtant, il suffit de s’entraîner pour affûter ses sens.

— J’ai un gars qui prétend que Bianca voudra lui parler. Il s’appelle Harry Dresden.

Il se tut un moment. Je ne pouvais rien discerner de son interlocuteur, sinon qu’il était de sexe féminin.

— Ouais, dit le type en me regardant. Ouais. Très bien… Pas de problème, madame.

Je sortis ma canne pour m’appuyer dessus, puis tapotai un peu le bitume en signe d’impatience.

Le garde revint, appuya sur un bouton dans un coin et la grille s’ouvrit avec un léger bourdonnement.

— Entrez, monsieur Dresden. Si vous voulez, je peux m’arranger pour qu’on dépanne votre voiture.

— Excellent, dis-je.

Je lui donnai le nom du casseur avec qui Mike travaillait, en lui conseillant de mentionner qu’il s’agissait de la voiture d’Harry, une fois de plus. Fido, gardien fidèle, nota tout ça sur un petit calepin tiré de sa poche pendant que j’avançais en faisant claquer ma canne à chaque pas.

— Stop, me dit-il d’une voix très calme.

Les gens ne parlent jamais avec une telle autorité sans avoir un flingue en main. Je m’arrêtai.

— Posez la canne et levez les bras, je vais vous fouiller.

Je soupirai, mais obéis. Je ne me retournai pas, mais je sentis le métal froid du pistolet.

Le gorille me délesta du couteau. Ses doigts effleurèrent ma nuque et sentirent la chaîne.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un pentacle.

— Sortez-le. Avec une seule main.

Je m’exécutai de la main gauche pour lui montrer la petite étoile à cinq branches en argent finement ciselée à l’intérieur d’un cercle.

— Ça va. ! grogna-t-il.

Il continua sa fouille, tomba sur la fiole de potion et la déboucha pour le renifler.

— Et ça ?

— Une boisson énergétique.

— Ça pue la mort, répondit-il en rebouchant la fiole avant de me la rendre.

— Et ma canne ? demandai-je.

— Vous la récupérerez à la sortie.

Merde ! Mon couteau et ma canne étaient mes seules armes. En cas de pépin, je serais obligé de faire appel à la magie, et ça pouvait être hasardeux dans le meilleur des cas. Je commençai à déchanter.

Heureusement que Fido avait laissé passer certaines choses, dont le mouchoir et le pentacle. Comme ce n’était pas un crucifix ou une croix, il avait dû se dire que Bianca ne risquait rien.

Erreur. Les vampires (et d’autres créatures du même genre) ne réagissent pas aux symboles, ils sont affectés par le pouvoir lié à une profession de foi. Ma piété n’aurait même pas dérangé un moustique vampire – le Seigneur et moi n’avons jamais réussi à nous comprendre. Mais le pentacle est un symbole magique, et j’ai une foi énorme en la magie.

En plus, Fido avait négligé ma potion d’évasion. Il serait bon que Bianca informe un peu mieux ses gardes au sujet du surnaturel…

La maison en elle-même était très élégante. Vaste, de hauts plafonds et des planchers comme on en fait plus… Une jeune fille bien habillée et à la coiffure stricte vint m’accueillir dans le hall démesuré. Je lâchai les politesses d’usage, et elle me conduisit dans une bibliothèque aux murs couverts d’ouvrages fatigués aux reliures de cuir parfaitement en harmonie avec les vieux fauteuils qui encadraient la table basse, au centre de la pièce. Je m’assis pour attendre. Et j’attendis. Longtemps. Au bout d’une demi-heure, Bianca fit son apparition.

Elle entra dans la bibliothèque comme une bougie qui produit une flamme froide. Ses cheveux auburn semblaient trop sombres pour renvoyer des reflets roux, mais ils y parvenaient pourtant. La beauté de son visage parfait aux grands yeux noirs était subtilement rehaussée par un maquillage discret. Bianca n’était pas grande, mais pas moins belle pour autant. Sa robe noire au décolleté plongeant révélait une généreuse partie de ses cuisses d’albâtre. Des gants sombres lui montaient au-dessus des coudes, et ses trois cents dollars de chaussures à talons hauts semblaient tout droit sortis du musée de la torture. Bref, elle était trop parfaite pour être honnête.

— Monsieur Dresden, roucoula-t-elle. Quelle bonne surprise !

— Madame Bianca, répondis-je en me levant. Enfin, nous nous rencontrons. La rumeur ne mentionne pas à quel point vous êtes séduisante…

Elle rit. Ses lèvres s’entrouvrirent et elle renversa la tête juste assez pour que je distingue une gorge pâle.

— On dit que vous êtes un gentleman et je constate que c’est vrai. J’adore le charme désuet d’une telle attitude, surtout dans ce pays.

— Vous et moi sommes d’un autre monde…

Elle s’approcha de moi et me tendit la main avec une grâce toute féminine. Je m’inclinai et effleurai le dos de son gant avec mes lèvres.

— Vous me trouvez vraiment belle, monsieur Dresden ?

— Belle comme une étoile, madame.

— Poli autant que mignon, murmura-t-elle.

Elle m’inspecta des pieds à la tête, mais sans me regarder en face. Parce qu’elle ne voulait pas me soumettre à son pouvoir par inadvertance ou parce qu’elle préférait éviter de subir le mien ? Mystère. Elle fit le tour de la table et s’arrêta près d’un fauteuil. Je la rejoignis et tirai le siège pour lui permettre de s’asseoir. Elle croisa les jambes – avec cette robe et ces chaussures ! – en soignant son effet. Mon cœur rata un battement, puis je retournai à ma place.

— Bien. Monsieur Dresden, qu’est-ce qui vous amène dans mon humble demeure ? Vous désirez passer une agréable soirée ? Je peux vous certifier que c’est une expérience unique.

Elle sourit en posant les mains sur ses genoux.

Je lui rendis son sourire et agrippai le mouchoir dans ma poche.

— Non, je vous remercie. Je suis venu pour parler.

Sa bouche forma un « ah » silencieux.

— Je vois… De quoi voulez-vous parler, si je peux me permettre ?

— Du meurtre de Jennifer Stanton.

Je n’eus qu’une seconde pour réagir. Ses yeux s’étrécirent, puis s’agrandirent, et elle se rua sur moi. Plus rapides que le vent, ses bras filèrent vers ma gorge.

Je basculai hors de mon fauteuil. Même si j’avais anticipé le mouvement, ses ongles me manquèrent de peu. L’un d’eux me laissa une éraflure douloureuse et Bianca me suivit jusqu’au sol, ses lèvres pulpeuses révélant des crocs acérés.

Je sortis la main de ma poche et ouvris le mouchoir pour libérer le rayon de soleil que j’avais en réserve pour une potion.

L’espace d’une seconde, il fit jour.

La lumière catapulta Bianca par-dessus la table en la pelant comme une carcasse faisandée rongée par un Kärcher. Elle hurla, et la chair de sa bouche commença à se déchirer avant de tomber comme une mue de serpent.

C’était la première fois que je voyais un vrai vampire et j’aurais le temps d’être terrifie plus tard.

Je notai les détails en sortant le talisman de ma chemise. Bianca avait une tête de chauve-souris hideuse, bien trop grosse pour son corps, et sa mâchoire béait. Ses épaules étaient puissantes et des ailes membraneuses jaillissaient de ses bras squelettiques. Des mamelles noircies pendaient sur sa robe qui n’avait plus rien de séduisant. Ses yeux exorbités étaient noirs et une pellicule squameuse couvrait son corps comme de la vaseline sèche. Le soleil l’avait endommagée.

Elle se reprit assez vite et tendit ses bras aux griffes effilées en poussant un ululement de rage.

J’enroulai le pentacle, avec sa chaîne, sur mon poing et le brandis – comme tout chasseur de vampires qui se respecte – avant de lâcher :

— Bon sang, madame ! Je suis juste venu parler !

La vampire cracha et approcha de moi à grandes enjambées étrangement gracieuses. Ses serres étaient toujours engoncées dans les chaussures à trois cents dollars.

— Arrière ! dis-je en avançant moi-même.

Le pentacle diffusa une lueur pure et claire, la lumière froide invoquée par ma volonté et ma confiance – ma foi, si vous préférez – en son pouvoir de repousser de tels monstres.

Bianca hurla, détourna la tête et leva un bras membraneux pour se cacher les yeux. Elle fit un pas en arrière, puis un autre, jusqu’à se retrouver le dos plaqué contre un mur de livres.

Et maintenant, je continuais comment ? Je n’allais quand même pas lui coller un pieu dans le cœur ! Mais si ma volonté faiblissait, elle se jetterait sur moi. Et je n’avais rien, même pas le plus rapide des sorts, à lui envoyer avant qu’elle m’arrache la tête. Et même si je m’en sortais, elle avait sûrement des laquais mortels, comme le garde à l’entrée, qui seraient trop heureux de me tuer s’ils me voyaient rosser leur maîtresse.

— Tu l’as tuée, grogna la vampire. Tu as tué Jennifer. Elle était mienne, petit enchanteur.

Sa voix n’avait pas changé. Sensuelle et féminine, même si elle vibrait de colère et sourdait de cette bouche ignoble.

Déconcertant.

— Écoutez, je ne suis pas venu ici pour me battre… En plus, la police sait où je suis. Épargnez-vous un paquet d’ennuis et asseyez-vous. On va parler, puis tout le monde rentrera chez soi bien sagement. Bordel, Bianca ! Si j’avais tué Jennifer et Tommy Tomm, vous croyez que je serais venu parader ici ?

— Tu penses que je vais te croire ? Tu ne quitteras pas cette maison vivant !

J’étais à la fois effrayé et énervé. Bon sang, même la vampire croyait que j’étais le méchant !

— Quelle preuve de mon innocence pourrait vous satisfaire ?

Deux puits sans fond me toisèrent par-delà le brasier incandescent de ma foi. Je sentis les bribes de pouvoir qui cherchaient à m’atteindre être repoussées par le rempart de ma volonté, comme la créature.

— Baisse cette amulette, mage, grogna-t-elle.

— Si j’obéis, vous allez vous jeter sur moi ?

— Si tu n’obéis pas, c’est ce qui va se passer.

Plutôt bancale, sa logique…

J’essayai de me mettre à la place de Bianca. Elle avait pris peur quand j’étais arrivé, me faisant fouiller et déposséder du maximum d’armes potentielles. Si elle pensait que j’étais le meurtrier de Jennifer Stanton, la seule mention de son nom suffisait-elle à la plonger dans une telle rage ? Je commençais à avoir la sale impression qui nous tombe dessus quand on s’aperçoit que les apparences sont parfois trompeuses.

— Si je le pose, je veux votre parole que vous irez vous asseoir et que nous parlerons. Je vous jure par le feu et le vent que je n’ai rien à voir avec sa mort.

La vampire cracha tout en continuant à se protéger les yeux.

— Et pourquoi devrais-je te croire ?

— Et pourquoi devrais-je vous croire ? contrai-je.

— Si tu n’as pas confiance en moi, mage, pourquoi devrais-je te faire confiance ? siffla Bianca entre ses crocs jaunis.

— Donc, j’ai votre parole ?

Elle se raidit.

— Tu as ma parole. Cache ce talisman et nous allons parler.

Malgré sa voix toujours vibrante de souffrance et de rage – et toujours aussi sexy qu’un porte-jarretelles sans jarretelles – je crus reconnaître l’accent de la vérité derrière ses mots.

Allez, un autre risque calculé ! Je jetai le talisman sur la table, et sa lueur se dissipa doucement, laissant les lampes se charger seules de l’éclairage.

La vampire baissa lentement les bras, ses yeux globuleux passant du pentacle à moi. Une longue langue rose claqua dans sa gueule et lécha les bords de sa bouche, puis disparut de nouveau. Elle était surprise. Elle ne s’attendait pas que j’obtempère.

Mon cœur battait la chamade, mais je repoussai la peur tout au fond de ma tête. Les vampires sont comme les démons, les loups ou les requins. Si on ne se comporte pas comme un dîner ambulant, on gagne leur respect. Sa véritable apparence était horrible, mais j’avais déjà vu pire. Certaines créatures infernales sont atroces et la vue de quelques Anciens serait suffisante pour plonger n’importe qui dans la folie. Je regardai le monstre sans fléchir.

— On s’y met ? Plus on traîne, plus l’assassin de Jennifer passe du bon temps…

La créature me scruta encore un moment, puis elle se drapa dans ses ailes. La peau noirâtre redevint une chair pâle et attirante qui s’étendit comme une infection fongique. Les mamelles ballantes reprirent leur rondeur et leur admirable perfection aux bouts carmins.

Quelques secondes plus tard, Bianca se dressa de nouveau devant moi, la robe arrangée, le dos droit et les yeux étincelant de colère. Elle se frictionna comme si elle avait froid. Sa beauté était intacte, ses courbes restaient merveilleuses, mais le charme était brisé. Ses yeux demeuraient deux abîmes implacables et étranges. Je n’oublierais jamais plus sa véritable apparence, sous le masque de chair.

Je relevai mon fauteuil, puis contournai la table pour faire de même avec le sien et le tirer pour la laisser prendre place, comme au début de notre entretien.

Elle me fixa une longue minute. Ma désinvolture vis-à-vis de sa forme normale la déconcertait, et ça se voyait. Elle releva la tête et s’assit avec la dignité d’une reine, chaque fibre de son corps hurlant son courroux. Les règles de courtoisie et d’hospitalité du Vieux Monde avaient toujours cours, mais pour combien de temps ?

Je repris ma place après avoir ramassé le mouchoir. Bianca le regarda, furibonde, et eut une nouvelle fois le tic de se passer la langue – humaine à présent – sur les lèvres.

— Parlez-moi de Jennifer et de Tommy Tomm…

— Tout ce que je sais, je l’ai déjà dit à la police. J’ignore qui les a tués.

— S’il vous plaît, Bianca. Nous n’avons rien à nous cacher. Nous ne faisons pas partie du monde des mortels.

— C’est vrai. Vous êtes le seul en ville capable de lancer ce genre de sort. Si vous n’êtes pas coupable, je ne vois pas qui a pu le faire.

— Vous n’avez pas d’ennemis ? Personne qui chercherait à vous intimider ?

Une ride apparut aux coins des lèvres de Bianca. Presque un sourire.

— Bien entendu. Mais aucun n’aurait pu provoquer ce qui est arrivé à Tommy et Jenny. (Elle pianota sur la table et ses ongles entaillèrent le bois.) Je ne laisse pas des ennemis pareils en vie. Enfin, pas longtemps.

Je me calai dans mon siège en faisant mon possible pour cacher ma peur.

— Comment avez-vous connu Tommy Tomm ?

Bianca haussa ses épaules luisantes comme de la porcelaine, et tout aussi délicates.

— Si vous pensez que Tommy Tomm n’était qu’un sbire de Johnny Marcone, monsieur Dresden, vous faites erreur. Cet homme cachait des trésors d’élégance et d’attention. Il respectait beaucoup les filles et les traitait comme de véritables personnes. (Son regard se fit vague.) Comme des êtres humains. Je n’accepte aucun client si je ne suis pas sûre que c’est un gentleman. Tommy sortait du lot. Je l’avais rencontré des années auparavant… ailleurs. J’ai toujours mis un point d’honneur à lui fournir quelqu’un d’attentionné pour passer la soirée.

— Cette nuit, vous lui avez envoyé Jennifer ?

La vampire hocha tristement la tête. Ses doigts pianotèrent de plus belle, et le bois s’effrita.

— Il voyait quelqu’un d’autre régulièrement ? Une personne avec qui il parlait, informée de ce qui se passait dans sa vie ?

— Non…

Bianca se rembrunit.

Je la dévisageai en laissant tomber négligemment le mouchoir sur la table.

Ses yeux s’attardèrent dessus, puis ils revinrent sur moi.

Je ne cillai même pas, plongeant dans le gouffre de son regard avec un petit sourire en coin qui signifiait que j’avais pire à lui envoyer si elle décidait de m’attaquer de nouveau.

Je vis sa colère et sa rage. L’espace d’un instant, je lus en elle et en découvris la source. Furieuse de m’avoir dévoilé sa vraie forme, elle était horrifiée et embarrassée de m’avoir laissé lui arracher son déguisement. Bref, elle craignait que mes pouvoirs puissent la priver à jamais de son masque de beauté.

Bianca était obsédée par son apparence. Ce soir, j’avais dissipé l’illusion, bouleversant son petit univers doré. Elle n’était pas près de me le pardonner.

Elle sursauta et arracha son regard du mien, furieuse et effrayée à la fois, avant que je ne puisse sonder davantage son âme et elle la mienne.

— Si je ne vous avais pas donné ma parole, Dresden, murmura-t-elle, je vous tuerais dans l’instant.

— Ce serait une très mauvaise idée, répondis-je d’un ton acide. Vous connaissez la puissance de l’Ultime Malédiction d’un magicien, n’est-ce pas ? Vous avez quelque chose à perdre, Bianca. Même si vous arriviez à m’éliminer, vous pouvez parier votre joli cul que je vous emmènerais en enfer avec moi.

Elle se raidit, puis inclina la tête d’un côté alors que ses doigts s’immobilisaient en signe de reddition silencieuse et amère. Elle ne réagit pas assez vite pour me cacher la larme qui roula sur sa joue.

J’avais fait pleurer une vampire ! Magnifique. Je me sentis dans la peau d’un vrai superhéros. Harry Dresden, le type qui brise le cœur des monstres.

— Je pense à une personne qui pourrait savoir quelque chose, lâcha-t-elle d’un ton morne. J’ai eu une employée nommée Linda Randall. La « partenaire » de Jennifer quand un client désirait ce genre de service… Elles étaient proches.

— Où est-elle à présent ?

— Elle est chauffeur de maître pour un couple aisé qui voulait une domestique capable de faire autre chose que laver les carreaux. De toute manière, ce n’est pas le genre de fille que je garde longtemps. Je crois que Jennifer avait son numéro de téléphone et, si vous voulez, je peux demander à quelqu’un de vous le retrouver, monsieur Dresden.

Elle cracha mon nom comme s’il était empoisonné.

— Merci, ce serait très gentil.

Je gardai un ton relativement neutre. Les convenances et le bluff étaient les seules choses qui l’empêchaient de me sauter à la gorge.

Bianca se mura dans le silence, essayant de contrôler ses émotions, avant de relever les yeux vers moi. Son regard se figea, puis s’agrandit en se posant sur mon cou. Puis son visage se tétanisa d’une manière inhumaine.

Tous mes muscles se contractèrent, mon corps tendu comme un ressort. J’étais à court de gadgets et d’échappatoires. Si elle me sautait dessus maintenant, je ne pourrais rien faire pour me défendre. Et je n’aurais pas le temps de boire la potion avant qu’elle me réduise en bouillie. J’agrippai fermement les accoudoirs pour chasser mon réflexe de fuite. Ne pas montrer sa peur ! Ne pas fuir ! Tout ce que je gagnerais, ce serait d’éveiller son instinct de prédateur qui poursuit une proie.

— Vous saignez, monsieur Dresden, souffla-t-elle.

Je touchai lentement ma gorge, là où ses ongles m’avaient effleuré, et mes doigts revinrent poisseux de sang.

Bianca n’avait pas bougé d’un poil. Sa langue roulait de nouveau dans sa bouche.

— Cachez ça, murmura-t-elle en émettant un étrange miaulement. Cachez ça, Dresden !

Je pressai mon mouchoir contre ma gorge. Bianca ferma les yeux, tourna la tête et se tint le ventre. Elle ne se leva pas et souffla :

— Partez. Maintenant ! Paula arrive. Je vous l’enverrai à la grille dans quelques minutes avec le numéro de téléphone.

Je filai vers la porte, mais m’arrêtai pour la regarder, pris d’une fascination morbide en imaginant ce qui se cachait sous cette apparence séduisante, ce masque de chair tordu par la faim.

— Partez, gémit-elle. (La fureur, la faim et une émotion que je ne pouvais pas imaginer brisèrent sa voix.) Partez, et n’imaginez surtout pas que je vais oublier cette nuit. Vous ne vous en tirerez pas comme ça !

La porte de la bibliothèque s’ouvrit. La jeune femme à la coiffure stricte entra, me jeta un coup d’œil en passant, puis vint s’agenouiller près de Bianca.

Paula, supposai-je.

Paula murmura quelque chose, trop bas pour que je puisse entendre, et écarta les cheveux de sa maîtresse. Elle déboutonna sa manche, la releva, puis pressa son poignet contre la bouche de la vampire.

J’étais aux premières loges. La langue de Bianca apparut, rose et gluante. Elle appliqua de la salive sur la chair, Paula frissonnant et haletant sous ce contact. Sous la blouse ses tétons se tendirent, et sa tête bascula lentement en arrière. Un voile trouble descendit sur ses yeux langoureux, comme chez un drogué qui se fait une injection.

Les crocs de Bianca déchirèrent le petit poignet pâle. Le sang coula. La langue serpentine lapa le liquide plus vite que mes yeux ne pouvaient la suivre. Paula feulait de plaisir, et tout son corps frémissait.

Écœuré, je m’éloignai pas à pas sans tourner le dos à la scène. Paula glissa lentement sur le sol et sombra dans l’inconscience avec un plaisir évident. Bianca l’accompagna, plus proche de la bête affamée que de la femme respectable. Quand elle s’accroupit sur la jeune femme, dans le creux de ses épaules d’albâtre, je distinguai l’abomination nocturne – sous son costume de peau – qui se gorgeait du sang de Paula.

Je me propulsai hors de la pièce en claquant la porte derrière moi. Mon cœur battait trop vite, trop fort. Cette scène aurait pu m’exciter, si je n’avais pas vu au-delà de l’illusion. En fait, j’avais l’estomac retourné. J’étais effrayé. Une jeune femme s’était abandonnée à cette créature avec autant d’entrain et de rapidité qu’à un amant.

C’était la salive. Quelque chose en moi tentait de rationaliser tout cela en se raccrochant à des éléments logiques et froids. La salive était sûrement soporifique. Elle provoquait peut-être même une accoutumance. Ça expliquait le comportement de Paula, son besoin de drogue.

Je me demandai si Paula aurait été aussi empressée si elle avait connu le véritable visage de Bianca.

C’est pour ça que la Blanche Confrérie se montre aussi impitoyable avec les vampires. S’ils peuvent dominer un mortel de cette manière, qu’arriverait-il s’ils plantaient leurs crocs dans un mage ? Deviendrait-il aussi dépendant à la morsure que Paula ? C’était impossible. N’est-ce pas ?

Mais si c’était impossible, pourquoi la Confrérie était-elle aussi nerveuse à ce sujet ?

« Vous ne vous en tirerez pas comme ça », avait dit Bianca.

Le froid s’insinua en moi tandis que je me ruais vers la grille.

Fido m’attendait. Il me rendit ma canne et mon couteau sans dire un mot. Une dépanneuse était déjà en train de s’arrimer à ma voiture. Je m’appuyai d’une main contre le métal glacé du portail, le mouchoir maintenu contre mon cou, et regardai George accrocher la Coccinelle. Il me reconnut et me fit signe avec un sourire qui illumina son visage basane. Je n’eus pas le cœur de lui renvoyer son sourire.

Quelques minutes plus tard, le téléphone du garde sonna. Il s’éloigna, acquiesça plusieurs fois, nota quelque chose sur son calepin, revint vers moi et me tendit un bout de papier.

— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je.

— Le numéro de téléphone et un message.

Je fixai le papier sans le lire.

— Je croyais que Bianca allait m’envoyer Paula ?

Le gorille ne dit rien, mais sa mâchoire se contracta et son regard dériva vers la maison de sa maîtresse, Paula n’allait pas venir et Fido avait peur.

Je pris le papier et, en le lisant, interdis à ma main de trembler.

Il y avait un numéro de téléphone et un mot.

« Repentez-vous. »

Je pliai le papier et le rangeai dans la poche de mon manteau. Un ennemi de plus. Génial ! Mes mains étant dans mes poches, Fido ne pouvait pas les voir trembloter. J’aurais peut-être dû écouter Murphy et rester à la maison pour jouer avec les confortables arcanes de la magie noire.

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