Mon séjour dans l’île dura une quinzaine. Je ne revis jamais le triumvirat appelé Big Between. Les trois personnages devaient rester confinés dans leur tour vitrée. Ce stage particulier laissa en moi un souvenir ineffaçable. Duck dirigeait ma « formation ». J’éprouvais un louche contentement à redevenir une sorte de disciple, moi qui, depuis des années passais pour un maître dans ma profession. Cela ressemblait à une cure de jouvence en profondeur. Je découvrais la griserie de mon existence nouvelle. Je devinais qu’une puissance formidable me coiffait et je pressentais qu’un jour elle serait à mon service. Avant d’en arriver là, je devais modifier ma vision des choses, ma philosophie, mon sens des valeurs. Il fallait entrer en Big Between comme on entre en religion. Domestiquer ma force, mon esprit d’initiative et jusqu’à mon courage.
Les « épreuves » furent difficiles à surmonter car elles étaient impitoyables. On ne me fit pas de cadeau. Un jour, je fus amené dans un sous-sol et tabassé par quatre malabars grands comme des bœufs. Duck m’avait seulement annoncé que quatre gorilles allaient me mettre une toise et que je devais me défendre par tous les moyens.
J’usas largement de la permission puisque sur les quatre, l’un eut une fracture du bras, un autre un œil crevé et le troisième une paire de testicules qui n’auraient pas tenu dans une lessiveuse. Ce fut le quatrième qui parvint à me mettre k.-o. malgré son nez éclaté qui pissait le sang.
Un médecin asiatique me posa deux points de suture à la pommette et mit une attelle à mon auriculaire gauche brisé.
Une autre fois, on m’entrava bras et jambes et l’on me flanqua dans la piscine avec, attaché au cou, un jerricane empli de gravier. Je parvins à me sortir de l’eau.
Pourquoi subissais-je ces agressions multiples sans rechigner, ni crier « pouce » ? Mystère, je te le répète.
Une troisième épreuve consista à me laisser une journée entière dans une fosse en compagnie de serpents et de mygales. Je tins bon et n’eus à subir aucun dommage ; si ce n’est aux nerfs, car je tremblai comme un pic pneumatique au cours de la nuit qui suivit.
Pendant les périodes de répit, j’eus droit à d’agréables visites. Des filles extrêmement sexy et éduquées vinrent dans mon appartement « s’occuper de moi ». Il y eut une Jaune, une métisse, deux Blanches dont les techniques amoureuses m’essorèrent la glandaille au point qu’après leur déferlement je ressemblai à un os de sèche. Je participais physiquement à leurs manœuvres suaves, pourtant le cœur n’y était pas car je vivais sous le charme de la « fille brune » (j’ignorais toujours son nom). Je l’apercevais, au détour d’un couloir ou d’une allée. Tentais d’engager la conversation ; mais elle s’abstenait de me répondre et mon pendentif me rappelait à l’ordre.
Je devenais dingue de cette fille. Elle monopolisait mes pensées. Je subissais le monstre coup de foudre et rêvais de la conquérir. J’eusse voulu qu’elle m’accordât au moins un regard, un souffle d’intérêt. Las, elle ne me voyait même pas. Je lui étais transparent ! Aussi je morfondais à en crever et les sévices qu’on exerçait sur moi me paraissaient délicats comparés à mon tourment affectif.
J’eus droit encore à nombre d’épreuves carabinées : le cercle de feu ; le plongeon dans une pièce d’eau occupée par deux crocodiles ; un duel au couteau contre un champion du ya ; le lâcher en pleine mer, à dix kilomètres de l’île ; l’ingestion de champignons hallucinogènes et mille autres facéties de ce tonneau. Chaque fois, je me tirai indemne de ces tests redoutables. J’étais devenu invincible. Superman pour de bon. Je me riais de tout. Je n’avais plus peur, comme si le pire des dangers était devenu un amusement, une sorte de jeu de société réservé à une élite.
La dernière épreuve, la plus terrible de toutes, fut digne des grandes heures de la Gestapo. On me conduisit dans une sorte de chambre des tortures à l’équipement sophistiqué. Là, deux types à frime de paranoïaques m’entreprirent. Ce qu’ils m’infligèrent n’est pas racontable. Ils ne me posèrent qu’une seule question, mais sempiternellement, avec une insistance désespérante, ne se contentant jamais des réponses que j’y fis.
Cette question était la suivante :
« Que pensez-vous du Big Between ? »
Vachement ambigu !
Vague !
Je m’efforçais de jouer franc-jeu, d’exprimer réellement mon sentiment. Sans détour. Je dis que cette Organisation me semblait colossale. Que j’étais déconcerté par son côté déshumanisé et impitoyable. Que je craignais que dans sa volonté impériale de tout réussir, elle ne connût pas de limites. Et que j’en avais plein les grolles de leur micmac à la con, que je le subissais pour relever le défi ; mais en leur pissant contre moralement.
On me molesta jusqu’à l’insoutenable. La gégène, la roulette de dentiste, les brodequins, le supplice de l’outre : tout, depuis l’Inquisition jusqu’à nos jours, en passant par les guerres coloniales ! Les bambous enfilés sous les ongles et enflammés. Les coups de fouet aux lanières enduites de piment en poudre.
« Que pensez-vous du Big Between ?
Je dis que ce triumvirat insolite ne m’inspirait pas confiance, il ne cadrait pas avec l’idée que je commençais à me faire du B.B. Je dis que, par contre, Duck me fascinait, qu’il avait sur moi une emprise que personne encore n’avait exercée. Je dis que j’étais amoureux de la mystérieuse fille brune. Je dis que je me sentais fort comme jamais. Je dis que je souhaitais m’initier à fond à l’Organisation et la diriger un jour si on m’en jugeait digne.
« Que pensez-vous du Big Between ? »
Je pensais qu’en réalité, il n’était pas indépendant, mais au service d’une grande puissance qui pouvait bien être les States. C’était un pouvoir annexe. Un Etat dans l’Etat. Je dis que je supposais que l’île se trouvait en territoire mexicain.
Je dis, je dis, je dis…
En hurlant ! En sanglotant ! En implorant.
Je dis…
Et quand j’eus tout dit, je perdis conscience. Au moment de m’inscrire aux abonnés absents, j’avais décidé de rompre avec ces gens dont les méthodes nazies humiliaient l’humanité tout entière. Mais auparavant j’irais jusqu’au bout de l’ahurissante expérience.
Après cet interrogatoire, je fus dorloté et n’eus plus d’autres épreuves à subir. Je passis trois jours à me goberger, à déguster des petits plats, à être massé par un kinési chinois.
Je dormas beaucoup. Pris des bains de soleil, d’autres dans la piscine.
On m’oignit, on me colmata, on me réconfortit. C’était bath. Nickel. Le pied.
Me restait à attendre les résultats du bac.
Je devinais que ces quinze jours venaient d’apporter quelque chose de décisif à mon « dossier ». J’allais être définitivement in ou out.
Je rôdais autour de la piscaille, espérant revoir l’admirable créature de rêve qui hantait mes nuits, mes jours et la poche kangourou de mon slip.
Elle n’y était point. Une sourde fringale sexuelle me batifolait dans la glandaille. J’avais mille lutins microscopiques affairés sur mes joyeuses, connectant mes centres nerveux, branchant mes canaux d’expansion, bref accomplissant tout un turf destiné à rendre inévitable la plus forte triquerie de ma vie copulatoire. Les sévices subis avaient peaufiné mes sens, aiguisé mes appétits sexuels. En un mot, je me sentais tellement en manque que j’aurais embroqué une chèvre ou une entrée de métro.
Allongé sur un transat, je me faisais bronzer, et le soleil n’arrangeait pas mon problo. T’as qu’à mater sur les plages les messieurs qui baignent-de-soleil. Dis, t’as vu leur maillot, comment qu’il se déguise en chapiteau Jean-Richard ? Et même Barnum !
C’était un moment à la fois exaltant et douloureux. L’exci-ta-tion est belle lorsqu’elle est intense, mais navrante quand elle ne peut s’exprimer.
Au bout d’un long moment, cette faim d’amour devint si intolérable que je pensis demander un bon de coït aux autorités de l’île afin de me désencombrer les aumônières.
C’est alors que j’aperçus une gracieuse silhouette planquée derrière le bloc des douches. Je reconnus Tina. Elle me surveillait à la dérobée. Ou plutôt, elle me « regardait ». La différence tient au fait qu’elle agissait pour son compte (et, je l’espère, son plaisir) personnel.
Et sais-tu ce qu’elle fixait avec un air rendu grave par la convoitise ? Fais sortir les enfants, je vais t’y dire. Elle contemplait mon tricotin, tout bonnement. Ç’avait dû lui attirer le regard, ce mât de misaine (ou de misère) qui semblait vouloir crever l’étoffe de mon boxer-short. Alors elle s’était mise à l’affût, ma polissonne. Le bloc des douches se trouvait dans un renfoncement, et il était impossible de l’apercevoir si l’on ne se trouvait pas pile dans le bon axe, comme j’y étais présentement.
Je quittai mon fauteuil de toile, m’étirai… Ensuite, d’un pas lent, je me dirigeai vers les douches. Aussitôt, Tina disparut de ma vue. Elle s’était planquée dans l’angle du renfoncement.
Je me sentais fortiche tout plein, redevenu Santan-tonio. Le vrai ! Le queutard ! J’avais assez subi. C’était à M. Mézigue de prendre des décisions du premier degré.
Une fois parvenu au bloc de douches, j’ôtais mes fringues. Madoué, mon perchoir à perroquet ne s’était jamais mieux porté ! T’aurais vu sa fringance ! Sa masse critique ! Ses tons apoplectiques ! Je choisis un compartiment, ouvris la flotte en grand. Après quoi je saisis une délicate savonnette, y perçai un trou du diamètre d’une pièce de deux francs et y enfonçai mon micro-pendentif. Puis ressortis de la cabine et la contournis.
Tina était toujours là, blottie comme je l’imaginais dans l’angle carrelé du local. Je lui souris, mon zob lui sourit également. Elle nous considéra tous les deux avec des yeux qui chaviraient. Je lui montris la savonnette qui enveloppait le micro, puis lui tendis la main.
Fascinée comme l’oiseau l’est par le serpent du jeu de maume[2], elle mit sa main d’oiseau dans ma main de serpent.
Alors je l’attiris sous la douche cinglante.
Au premier contact elle suffoqua. En un clin de z’œil, ses cheveux furent plaqués sur sa tête et ses menus vêtements sur son corps parfait. L’eau lui coulait de partout. Il en perlait au bout de son nez, et je la léchai. Ma main véhémente fit craquer d’un geste soudard le léger chemisier. Deux seins jaillirent, plus drus que les menus jets impétueux sortant des pommeaux de douche. Je bus la flotte tiède qui ruisselait en cascade sur ces deux fabuleux mamelons.
C’est alors qu’elle ne se contint plus, Tina. Jus-qu’alors elle s’était montrée docile, passive même. Mais sa frénésie éclata. Elle oublia le Big B, le little C, l’âge canonique du Président Reagan, la couleur du cheval blanc d’Henri IV, les fredaines de Joséphine la Béarnaise, les beaux harnais du carrosse de la reine d’Angleterre et Grande Banlieue. Tout ! Elle oublia tout pour se jeter comme une folle sur mon éminent camarade Lapointe. Te me l’engouffra vite fait bien fait à s’en péter les mâchoires. Et l’eau nous arrosait sans fin. Nous fouettait ! On partageait un désir si faramineux qu’on aurait voulu tout d’un seul coup. L’explosion absolue dans les étoiles.
Puis elle cessa de glouper Popaul pour poser son short de cuir. Comme il était détrempé, il lui collait après telle sa peau à un cachalot. Ce fut une opération, longue et exaspérante. On en aboyait d’impatience, elle et moi. Parfaitement : on ne parlait plus, on aboyait, ou bien on glapissait, faudrait analyser. On était deux animaux happés par les dents féroces du piège de l’amour, comme l’écrit Hervé Bazin dans son « Je croise en Dieu » qui lui a valu le prix Staline et le prix Karl-Marx. On subissait la dure (ô combien) loi du fignedé. Implacable !
Un moment, on a cru qu’on parviendrait pas à l’ôter, ce putain de short de merde ! J’allais falloir l’embroquer à travers, Ninette ! Je pouvais m’attaquer à du cuir, note bien, avec un paf de cet acabit. Y existait des pics à glace moins solides, des pieds-de-biche plus timorés que mon hyper-braque de violeur.
En réunissant nos efforts, on est parvenus enfin à la soulager de ce carcan, ma salopiote. J’aurais dû sûrement comporter en gentilhomme de France, lui précurser l’admission par des mamours adéquates : langue de velours, gousi-goulette six doigts et le toutim. Impossible. Ça pressait trop. J’aurais déjanté. On serait allé à la catastrophe. On pouvait provoquer une explosion. Fallait terminer le parcours vite fait, bien fait !
Le temps de la pirouetter, de l’incliner à quarante-cinq degrés devant moi et c’était parti pour la botte finale. Elle avait la tronche hors de la cabine étroite, vu notre position.
Ça ne l’a pas empêchée de crier sa joie de vivre. Elle beuglait comme quoi c’était good, mais goooooood ! Moi je disais rien, fallait assurer la prise, la maintenir tout en la vergeant cosaque, la demoiselle.
Sous la douche, c’était purement féerique. Ma savonnette avait lâché prise, fatal. Le côté con du savon, c’est qu’il fond au contact de l’eau. Popaul, lui, il fondait à celui des super-miches de Tina. J’aurais peut-être dû lui faire un paquet cadeau. Mais j’ai pas pu.
Quand elle a appelé madame sa mother pour le grand spasme de fin de section, j’ai tout largué et elle est allée embrasser le carrelage. Ça lui a pété le nose, Mam’selle Tina. Elle raisinait de la gueule. Je me suis excusé. Elle a même pas entendu. Elle croyait qu’elle était la sœur de E.T. et cherchait une cabine téléphonique pour demander à son frère de venir la chercher.
Une copine de Tina entra dans ma piaule, tenant un instrument chromé à la main.
— Baissez votre tête ! m’enjoignit-elle.
Cric-crac, elle m’ôta le collier.
— Maintenant, venez !
Nous gagnâmes la Tour. Je m’attendais à y retrouver les Pieds-Nickelés, mais à leur place, il y avait Duck et la fille brune. J’eus du mal à déglutir. Plus de mal encore à saluer. J’espéras des présentations, il n’y en eut pas. La fille portait un pantalon de lin bis, léger, un chemisier blanc. Elle avait autour du cou une chaîne d’où pendait une petite croix en brillants. Son parfum délicat courut rejoindre l’amas de nostalgies que j’accumulais dans mon cœur car comme l’a dit Pierre Larousse qui amasse mousse, dans ses pages rosses, « après l’amour, l’animal est triste ».
Elle me désigna un siège où je pris place, ce qui me contraignit à lui tourner le dos. Les vitres du look-out s’opacifièrent, comme à ma première visite. Un écran s’alluma. La photo d’un homme politique de l’Est s’inscrivit en plan américain, ce qui était un comble !
— Vous connaissez ? demanda la fille brune.
Sa voix musicale plongea dans mes bourses, via le conduit auditif, s’y installa.
— C’est le général Glavoski, du Politburo, répondis-je d’une voix qui ressemblait à trois œufs cassés dans du beurre chaud.
— En effet.
Elle bitougna un contacteur. Système visionneur pour diapos. Le portrait du massif général Glavoski laissa place à une deuxième photo qui, elle, représentait une dame assez vioque et très dodue. Cette personne possédait un nez camard, une bouche lippue, des bajoues flasques et un œil étonnamment vicelard bien que très clair. Ses cheveux mal teints révélaient côté racines leur couleur grise.
— Vous connaissez ? réitéra la sublime.
— Non.
— C’est la femme du général.
— Pauvre général !
Ma boutade ne la fit même pas sourire.
— Regardez-la bien ! m’intima la jeune femme.
— Il y a des visages de femmes qui me fascinent bien davantage, lui virgulai-je avec un air d’en avoir cent.
— Etudiez celui-ci car vous allez devoir le recon-naître.
— Ah ! bon.
Redevenant professionnel, je consacrai toute mon attention « technique » à la grosse vachasse. Au bout d’un moment, je fus certain de pouvoir la retapisser sur la place Saint-Pierre, à Rome, un matin de Pâques.
— Voilà, c’est enregistré.
Elle éteignit l’écran et redonna à l’éclatante lumière extérieure « droit de cité ».
— Vous allez être chargé d’une mission délicate, commissaire San-Antonio.
— Ne suis-je pas là pour ça ?
— La générale Glavoski se trouve présentement en Roumanie où, pendant quinze jours encore, elle suivra une cure de « rajeunissement ».
— Voilà de l’argent bien investi, ricanai-je.
Mon interlocutrice reprit :
— C’est une femme dotée d’un gros appétit sexuel, qui passe pour avoir eu de nombreuses aventures.
— Eh bien, je pense que, nonobstant cet appétit, elle devrait quitter la table, à moins que la cure roumaine ne soit vraiment miraculeuse !
— Ses débordements ont gâché la vie de son époux, car Glavoski l’adore.
— Je connais des tas d’hommes qui se gavent de gras-double.
Duck eut un léger sourire. Il se tenait à l’écart, muet, nous observant sans en avoir l’air, la fille et moi. On eût dit un vieux comédien, professeur au Conservatoire, faisant « passer une audition » à un couple de jeunes acteurs. Nous jouions la scène de départ dans Mission sans retour… Il devait nous juger et mentalement nous noter, sans doute.
— Voilà en quoi consiste votre travail, trancha l’admirable créature.
Son regard était vert, avec des petites bulles d’ambre. Elle sentait bon et j’aurais découpé la tour Eiffel au chalumeau oxhydrique pour obtenir un seul baiser d’elle, mais un vrai, avec respiration cutanée et points d’ancrage libres.
— … Vous allez partir pour la Roumanie, entrer en contact avec la générale, la séduire, l’enlever, la mettre à l’abri ; ensuite vous irez trouver son mari à Moscou et vous lui proposerez de lui échanger son épouse contre la Partition Thanatos.
— Sympa, fis-je.
Elle poursuivit :
— Natacha Glavoski est étroitement surveillée par deux femmes de la police secrète attachée à sa personne ; ces deux personnes constituent sa garde rapprochée, mais des agents soviétiques grouillent autour d’elle. Donc, votre mission va être périlleuse. Par ailleurs, si vous réussissiez la première phase, il se peut fort bien que le général vous fasse arrêter et « interroger » lorsque vous prendrez contact avec lui. C’est un grand amoureux, mais également un homme de devoir, ce qui ne facilitera pas les transactions. Si toutefois vous parveniez à les mener à bien, vous devrez nous remettre la Partition Thanatos avant de lui rendre sa femme. Vous avez bien compris ?
— Je peux vous poser une question, miss ?
— Je vous écoute ?
— En admettant que j’aie des loisirs pendant ma mission et que le sol soit argileux, croyez-vous que je pourrais faire de la poterie ?
Elle reste sans voix. Choquée par mon humour particulièrement particulier. Duck, au contraire, se marre silencieusement : un grand sourire tout en dents qui ressemble à celui d’un crocodile chatouillé.
Il prend enfin la parole.
— Arrivé à l’Est, déclare-t-il, vous n’aurez plus aucun contact direct avec nous ; cependant, nous tenterons de vous assister chaque fois que nous jugerons la chose possible, mais n’y comptez pas trop.
Il prend dans un tiroir une pochette de plastique rebondie et me la tend.
— Vous trouverez là-dedans tout ce qui vous est nécessaire : titres de voyage, réservations d’hôtel, faux papiers, renseignements détaillés concernant les Glavoski et leur entourage. Il conviendra de détruire ces deux derniers documents avant d’arriver en Rou-ma-nie bien entendu.
— Supposons que je réussisse, monsieur Duck, que devrai-je faire ensuite ?
Il caresse lentement ses beaux favoris grisonnants.
— Ne vous préoccupez pas de cela, commissaire, nous vous le dirons en temps utile.
Ça fait tout biscornu d’être traité en novice après qu’on soit devenu l’illustre San-A.
Le retour à la maternelle, c’est chouette un moment, tout homme a besoin du cocon, surtout quand il mène sa vie à cent à l’heure.
Seulement y a cocon et cocon.
Y a cocon comme la lune, aussi.
N’empêche que j’irai au bout de mon propos. Duck est devenu mon papa ? Soit : je cours remettre mes culottes courtes.
Je suis presque à l’ascenseur lorsqu’il me rejoint. Il met la main sur mon bras comme un Rital en promenade le fait à un copain.
— Savez-vous que je viens de congédier Tina ? me dit-il. Cette écervelée s’était mise à vamper mes invités.
Je ne réponds rien.
Malgré le grand respect qu’il m’inspire, j’ai envie de lui balancer mon poing entre les favoris.
Je me rappelle une définition de mots croisés : « Ovide y est mort ».
La réponse était : « Constanta ».
Et voici qu’un avion à hélices me dépose, venant de Bucarest, sur l’aéroport de Constanta. La population, un peu fanée dans sa mise, est apparemment joyeuse. Tous les ports ensoleillés connaissent une sorte d’allégresse. Celui-ci, bien que situé au bord de la mer Noire, est coloré. Un taxi déglingué accepte de me conduire à l’hôtel Bella Vista, lequel se trouve en dehors de la ville, sur la partie balnéaire où s’est développée une forte infrastructure hôtelière.
Au premier coup d’œil je réalise que le Bella Vista constitue le top niveau de l’endroit. Six étages modernes : larges baies vitrées, jardin pseudo tropical, terrasse où s’étend une plantation de parasols bleus, personnel en tenue. L’admirable portrait du président de la République orne le mur derrière le comptoir d’acajou où un réceptionniste en veston noir et cravate perle m’accueille, aimable comme un employé des pompes venu prendre « les » mesures.
Il s’informe des miennes d’un œil jaugeur, se saisit de mon passeport qu’il feuillette avec une attention douanière.
Ensuite, il cramponne ma réservation, en détache le coupon, puis presse un timbre harmonieux qui fait un joli « cling clinggggg ! » dans le hall. Un grand type habillé de maigre, avec une veste d’esclave et des bacilles de Koch en vadrouille dans ses soufflets, vient cramponner ma valdingue et m’entraîne.
Il paraît malade et soucieux, ce qui est assez complémentaire. Pas un mot. Il m’a oublié. Une fois devant le 408, il dépose la lourde, entre le premier, dépose ma valoche, puis la clé et se retire sans attendre de pour-liche.
La pièce est conventionnelle. Meublée par les Grands Magasins du cru dans le style hôtel de passe pour beaux quartiers. Couvre-lit en satin couleur scarabée, meubles en faux acajou, rideaux chétifs, moquette à motifs géométriques. La salle de bains est contiguë et exiguë. Le lavabo commence à goutter et le bidet est allé faire une course. On l’a remplacé par une truellée de plâtre, ce qui tient moins de place et permet des ablutions oignardes plus modestes.
Qu’à peine je déballe mon bagage, on toque. Une fille brune, emmanchée d’un grand pif renifleur entre avec son passe, une brassée de linges sous le bras.
Elle s’affaire un instant dans la salle de bains puis se retire sur un bref salut.
Lorsque je pénètre dans la partie sanitaire, j’aperçois un billet posé devant la glace du lavabo. Je lis : Hôtel, chambres 438-40-42 — Plage, cabine 106.
Bon, ça démarre bille en tête. Je ne suis pas seul. Voilà qui est réconfortant. Je reconnais la classe de l’Organisation Big Between. Au moment où je déboule dans la fosse d’orchestre, tous les instrumentistes sont en place. Je n’ai plus qu’à manœuvrer ma braguette magique. Donc, je me trouve au même étage que ma « cliente ». Et sa cabine, sur la plage, est la 106. Nanti de ces précieux renseignements, je vais pouvoir gagner du temps.
Ma solitude m’étourdit un peu. Dans « l’île », je menais une existence formidablement orchestrée. J’étais pris en charge. Mon emploi du temps m’échappait. J’avais le statut d’un pensionnaire en traitement dans un établissement de santé. On me traitait, effectivement, et plutôt mal parfois. Maintenant, tout a changé : c’est à bibi de jouer !
J’ai la nostalgie de Félicie. Voilà un bail que je ne l’ai vue, ma chérie. Je l’ai appelée depuis l’île, une ou deux fois, mais le temps commence à me sembler long.
Pas le loisir de glisser dans les mélancolies : quelqu’un tambourine à ma porte.
Je vais ouvrir et me trouve face à une jeune femme brune, à l’air énergique, portant une blouse blanche et un stéthoscope autour du cou. Plus un badge épinglé à sa poche supérieure sur lequel est écrit en blanc sur fond rouge « Dr. Tanaresco ».
Elle a le regard droit et sombre, la bouche assez comme j’aime, apte à devenir un exquis collier à paf.
— Bonjour, me dit-elle en français avec un délicieux accent ; je viens à propos de votre traitement.
Oh ! bon, j’avais oublié que je suis censé séjourner à Constanta pour y suivre une cure contre les rhuma-tismes.
Elle entre et va déposer sur la table une chemise de plastique jaune.
— Je dois procéder à un examen général avant de vous faire commencer la cure.
— Naturellement.
— Déshabillez-vous.
— C’est un ordre agréable à entendre, venant d’une jolie femme, fais-je.
Elle réprime un bout de sourire gros comme ça : juste la pointe !
Mécolle, me voilà en dessapage express. Tourne-main ! Ça va plus vite qu’au Crazy Horse.
Pendant que j’active, elle consulte le dossier jaune.
— Vous avez déjà fait deux poussées de rhumatismes articulaires ?
— En effet, docteur.
— Vous n’avez jamais eu de problèmes au plan cardiaque ?
— Pas encore, mais je sens que ça pourrait venir.
« Dois-je conserver mon slip ou souhaitez-vous avoir un panorama complet du personnage ? »
— J’ai dit nu !
— Vos ordres sont des désirs, docteur !
Je me décarpis complet.
— Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? je questionne avec une véritable fausse innocence.
— Allongez-vous sur le lit.
Je m’y jette comme sur un trampolinge, ne rebondis que de deux centimètres et attends ses investigations. Le docteur Tanaresco s’enquille les petites olives de son stéthoscope dans les manettes qu’elle a fines, diaphanes et bien ourlées. Prévenante, elle frotte la partie chromée de l’instrument contre sa manche pour la chauffer et se met à m’ausculter. Elle est penchée sur moi et sa blouse bâille à m’en décrocher la mâchoire. J’aperçois des choses vachement plus fascinantes qu’une conférence sur l’habitat des pygmées d’Afrique et de l’Insulinde.
« Tiens, me dis-je en aparté moderne, il y a des lustres, voire même des suspensions, que je n’ai pas encouru une gifle féminine ; perdrais-je l’habitude de vivre dangereusement ? »
Et voilà-t-il pas que ma main gauche se laisse couler du lit, qu’elle se plaque sur le mollet de la doctoresse et qu’elle entreprend de le caresser en gagnant du terrain.
Crois-moi ou va te faire raffoler chez les Grecs, mais la personne concernée ne marque aucune réaction. Elle continue de m’investiguer les éponges, le guignol, les bronches et toute la zone nord pendant que ma sinistre lui rend la politesse en gagnant sa culotte par petites étapes feutrées.
— Vous n’avez jamais eu de souffle au cœur ?
— Je sens que ça démarre, docteur.
Ça y est, je lui ai franchi le mont de Vénus. Mes doigts, follement adroits, se faufilent par la brèche d’une fossette et poursuivent leur avance triomphale. Car sa culotte, crois-moi, c’est pas le Mur de Berlin.
— Du point de vue alimentaire, buvez-vous beaucoup d’alcool ?
— J’ai complètement cessé depuis un mois.
— Et avant ?
— Avant, je ne vous avais pas encore rencontrée, j’avais besoin d’oublier la vie.
Elle a un nouveau sourire léger.
— Passons au foie, à présent.
Ça commence à devenir passionnant, vu que le foie, je ne te l’apprends pas mais te le rappelle pour mémoire, est une escale sur l’un des itinéraires permettant de se rendre de la poitrine au scoubidou fantasque.
Elle enfonce trois de ses doigts dans mon bide. Moi, trois des miens dans la case de l’oncle Tom. T’ai-je précisé que mister Popaul est dressé sur ses ergots ? Non, parce que je suis extrêmement pudique. Sache simplement qu’il ressemble à un vrai petit guerrier prêt à charger, la tête en avant.
Le docteur Tanaresco constate le corps du délit et en fait le délit du corps. Je savais bien qu’elle avait la bouche faite pour.
Je prends dès lors cette marque de sympathie pour un encouragement et je pousse mes avantages. D’une vingtaine de centimètres…
Tu sais qu’il est préférable d’avoir de très gros défauts plutôt que de toutes petites qualités ? De même, il vaut mieux astiquer une frangine avec un chibre de déménageur qu’avec une zézette d’expert en la matière près les tribunaux.
La doctoresse apprécie énormément mon entreprise de ramonage. Faut dire que je ne lésine pas ; elle a droit au menu dégustation complet. Elle mord mon oreiller pour se retenir de crier, la pauvre femme. Faut dire que sexuellement elle n’est pas gâtée : son mari est scaphandrier et on a perdu la clé qui fermait son scaphandre ! Je te jure, y a des gens étourdis ! Depuis lors, on lui envoie de la nourriture liquide par le tuyau d’aération et il défèque dans son fourbi. Heureusement qu’il est ample ! En tout cas, question du radada, sa pauvre dame est obligée de se mettre la ceinture… de chasteté. Elle s’achète des carottes, mais ce sale con les lui râpe au fur et à mesure. Mesquin, hein ? Enfin, Santantonio vint ! Et les toiles d’araignée disparurent.
Sa participation est totale, intense, mais ne s’accompagne d’aucun commentaire. Quand c’est fini, elle fait ce que tu ne vois jamais faire dans les films : elle passe à l’ablutionnerie.
— Votre traitement commencera demain matin à huit heures ; salle d’hydrothérapie, au sous-sol de l’hôtel, déclare-t-elle sèchement (bien qu’étant encore humide) avant de partir.
— Merci, docteur.
La plage est un peu triste. La mer Noire, hein ? Fatal ! Mais ça provient essentiellement des usagers. Ils ont beau essayer de s’amuser, on dirait qu’ils font semblant, même les tout jeunes. Je foule le sable en trottinant, façon bourrin, comme un qui fait du jogging. Ça permet de passer et de repasser sans attirer l’attention.
Les cabines, je te raconte, c’est juste de la toile de tente formant abri. Trois murs maintenus par des piquets, un toit que gonfle le vent. Quand celui-ci souffle trop fort, faut démonter le fourbi, pas que ça mongolfe.
Ces tentes sont numérotées au pochoir. Elles alternent : une bleue, une rouge. La 106 est rouge. J’aperçois la mère Glavoski, avachie sur un transat. Des frissons m’électrocutent quand je vois ses bourrelets, sa viande pâlichonne, sa grosse bouche pareille à un énorme trou de balle de jument entre ses joues en forme de fesses. Tu parles d’un cadeau, cette grand-mère ! Et tu dis que je vais devoir me la faire ?
Elle est flanquée de deux méchantes ogresses aux cheveux tirés. Aussi sympas que la mort des forêts. Les toutes méchantes mégères, baraquées comme des haltérophiles mâles ; bien qu’étant sur une plage, au soleil, elles sont fringuées : jupe et chemise à manches courtes. Leurs regards décolorés guérissent les hoquets les plus persistants en une seconde.
Voilà trois fois que je passe devant le trio ; soufflant fort : « hefou, hefou… », très véridique, l’athlète Santo-nien ; un gazier venant d’Athènes, la torche olympique en main, pour bouter le feu dans le stade archicomble.
Lors de mon quatrième passage, je feins de me tordre le pied et je m’écroule dans le sable, pile devant l’ouverture de la 106, après avoir dansé un bout de gigue (de chevreuil) sur une patte.
Je me masse la cheville en grimaçant et en geignant qu’houlala-ce-que-je-me-suis-fait-mal ! Mon manège attire l’attention du trio. La générale, aussi sec, tombe en convoitise. Ses yeux proéminents s’allument. Elle émet en ruscoff une réflexion à mon propos. Je lui souris à travers mon masque de souffrance. Elle me revaut ça au centuple. Je tente de me remettre debout, mais faut que je chique à la vraie entorse. Non, décidément, j’ai trop mal ! Alors je me relaisse choir. Et voilà-t-il pas la gravosse qui se détransate en ahanant et vient à moi, superbissimo dans son maillot une pièce à rayures noires et oranges qui la fait ressembler à une énorme guêpe.
Elle me baringue j’sais pas quoi. Mais ça doit vouloir dire « Vous avez très mal », si je réfère à l’expression et à l’intonation. Je réponds « Da da », bien montrer ma polyglotterie.
Elle s’apitoie, la grosse frelone. Se met à genoux devant moi, me biche le pied « blessé » précaution-neusement, me contraint à le placer à plat sur l’un de ses jambons. Le contact de sa chair mollasse me flanque envie de gerber. C’est froid, malgré le soleil, c’est bleuté, c’est veineux, pas frais, quasi rance. Elle me masse la cheville doucement. Moi, jeté en arrière, prenant appui sur mes mains, je grimace derechef en matant les deux dragons qui nous observent. Pas joyces, ces dames ! Les élans altruistes à mémère, elles les condamnent, c’est visible. Ça leur ulcère les principes, la camarade générale donnant ses soins éclairés à une charognerie d’étranger. Mais quoi, c’est mamie Glavoski, la patronne, toutes soviétiques — qu’elles soient, non ?
La grosse, tu parles d’une gourmande. Elle me triture la cheville avec volupté, kif que si c’était mon paf. Elle respire de plus en plus vite et fort, en partance pour un proche panard. Une rapide ! Une fulgurante ! Question de nature, ça se commande pas. T’as des effrénées du sexe. Congénitales. Un homme à portée, et par ici la bonne soupe ! Je pige pourquoi il m’a testé avec la vieille Herminia, mister Duck. Il voulait s’assurer que j’étais bel et bien cap’ d’embourber des grabataires avec ma queue de bronze. T’as des gus qui tournent des films « X » sans débander. D’une production l’autre, tu les retrouves, embroquant des donzelles perverses, face et pile, avec leur goumi sauvage, turgescent, comme on écrit dans les bouquins osés. Ils raffolent du terme, mes collègues de la prose culière. Turgescent, c’est leur épithète de bataille !
La mamie, elle me demande, se risquant à des bribes d’allemand :
— Gut ?
— Sehr gut, ma poule ! Continue, tu m’intéresses !
La vioque accentue son massage. Elle outrepasse la cheville pour me caresser le mollet. Elle dépasse même le genou, des fois que ça irradierait plus haut. Elle oserait, elle m’enquillerait ses deux kilogrammes de menotte sous le short. Je feins de trouver ça bon. Je psalmodie : « Sehr gut, sehr gut ». M’âme Glavoski rit de bonheur. Me coule une œillade trucidaire. Je lui rétorque par une autre. J’entrouvre la bouche pour lui montrer ma menteuse frétillante. Alors là, elle se liquéfie, bobonne, ou plutôt, bonbonne. Ses énormes nichemards subissent l’onde de choc du désir, comme l’écrivait si joliment Jean-François Revel dans L’Humanité Dimanche de la semaine dernière.
Les deux sbires toussent pour la rappeler à l’ordre. Dis, surveiller une dévoreuse de ce tonnage, c’est pas de la crème de cassis ! Elle va pas se me faire en pleine plage, la générale ? Ça reviendrait aux oreilles du président Cesku, il l’aurait à la caille. Il dirait — qu’elles attigent, les gerces des huiles lourdes soviétiques, — qu’elles dépravent la Roumanie.
Sentant qu’il faut pas exagérer, je retire ma pattoune en me confondant. Je balance des « merci » dans toutes les langues comestibles de la planète. Et puis je me relève, oui, ça va beaucoup mieux. Elle m’a sauvé de l’entorse, et qui sait : de la gangrène peut-être ? Bien qu’on soit en extérieur, je lui fais un baisemain. Elle roucoule, cool, la vieille colombe.
Santonio s’éloigne en boquillant, certain d’être le taureau sur qui la vache attache un long regard. Premier point marqué !
Le premier jour !
Si Duck est informé de la performance, il sera content de moi.
Au dîner, je la revois à la salle à manger. Elle est toujours accompagnée de ses deux duègnes, mon Ophélie d’une tonne. Elle s’est fringuée princesse : robe mauve de Valentine, avec dentelle dégoulinante comme des rameaux de lierre arrachés du mur qui les portait. On dirait une poupée russe, avec ses joues vermillonnées, sa bouche couleur de coquelicot, sa taille ovoïde. Tu la dévisserais, Ninette, t’en découvrirais une demi-douzaine d’autres gigognées dans sa bedaine.
Moi, dandy suprême, en alpaga bleu, je me pointe à une encablure de sa table et lui adresse un salut déférent. Pas oublier de claudiquer. Je gagne la mienne en écrivant quatre et deux, six, avec ma démarche. M’installe face à mémère. Ses ogresses me tournent le dos. J’ai un créneau formide par lequel je peux usiner des châsses. Vue imprenable sur la vieille. Je te parie un grain océanique contre un grain de beauté que tout a été préparé et que ce n’est pas par hasard que je me trouve face à Natacha.
J’y vais des mirettes pendant tout le repas et je constate qu’elle manigance des miches, ma future conquête. Elle voudrait « y être » déjà, se laisser emplâtrer par le Tarzan superbe et généreux.
Pas de doute : je suis sur orbite et je n’ai plus qu’à trouver l’embellie.
Attendre et voir, comme disent les Anglais. En anglais.
Ce qui complique un peu le bouzin, c’est que je ne parle pas le russe et que mémère ne connaît, en fait de langues étrangères que le mot germanique gut. Heureusement, Dieu m’a doté du stylo qui sait écrire le langage du cœur !
J’aime beaucoup la Roumanie actuelle. C’est un chouette endroit où j’aimerais me retirer quand je serai mort. Ma soirée se limite à un whisky et à la lecture de l’étiquette couvrant pudiquement le flanc de ma bouteille de Périer.
Je n’ai rien à lire et je suis en manque. Un instant, j’hésite à essayer de téléphoner à m’man, mais la prudence me fait renoncer. Alors, au plume !
A huit plombes, je passe la porte de la salle d’hydrothérapie. Il y flotte une buée épaisse, parfumée à l’essence de pin. Le docteur Tanaresco m’accueille et me dirige vers le compartiment des hommes. C’est alors qu’il se produit un incident banal. La porte du compartiment des femmes s’ouvre et la hure congestionnée de la générale Glavoski paraît, escortée d’une épaule nue, grasse et blanche.
Elle a l’air fâché, mais quand elle m’aperçoit, son expression se sucre. Je lui adresse un bonjour respectueux. Elle y répond en me montrant un sein gros comme M. Doumeng. Puis elle formule sa rouscaillance au docteur.
— Je vous laisse vous déshabiller, me dit alors celui-ci, lequel est en réalité une celle-là.
Et la chère Tanaresco quitte les lieux pour aller souscrire aux desirata de la dondon dodue. Pas meilleure occase. Moi, opportun comme le printemps, de bondir jusqu’à ma future conquête.
Je lui montre ma cheville. Gut ! Gut ! remercié-je.
Elle, de glousser plus haut : Gut, gut !
On va pas aller loin commak ! Ce sera dur de jouer Andromaque avec un texte aussi réduit.
Bon, le temps, comme le con, presse. Avec une goulue comme Natacha, inutile de tergir le verset. Je prends mon courage d’une main et, de l’autre me mets à lui loloter un robert. Une vache fribourgeoise aurait une tétine de cette ampleur, elle produirait six mille litres de lait par an !
Mamie Babouchka entreprend des râleries sauvages. Ça lui part de profond. Elle a de gros sourcils pompidoliens. Démaquillée, elle ressemble à Tarass Boulba. Je dévale sa chaîne des Karpates en faisant du scenic railway sur ses bourrelets. Les montagnes russes justement. Dans mon bénoche, il se fait un grand silence. L’immobilité est complète. Jamais je pourrai me cogner cette mère Denis soviétique ! Ou alors, en me dopant à mort, peut-être ? Manière d’être poli, je lui turlute les cabochons. Elle m’empoigne la nuque et m’écrase la bouille dans ses tripailles. Au secours, j’étouffe ! Je parviens à lui glisser des mains et je déboule sur l’immensité désertique de son bide. Mon pif se plante dans son excavation nombrilique, j’ai toutes les Le Pen du monde à l’en arracher.
Une fois encore, le coup me paraît admirablement préparé. C’est pas le fruit du hasard qui vient de nous mettre en présence, la vieille et moi. Harmonie préétablie. Le docteur Tanaresco est dans la combine. Une fois encore, chapeau pour le Big Between, c’est un plaisir de travailler avec lui. J’ai pas l’habitude qu’on me balise à ce point le parcours. Pour lors, les manigances subalternes, les basses ruseries me sont épargnées. Je suis l’artiste, uniquement. J’arrive, je me talque les mains, m’oins la queue et j’opère sous les vivats. Enfin tout en haut de l’affiche, l’Antonio joli. Ça la fiche bien !
Mémère, malgré les secrètes connivences, je vais pas la fourrer ici. Ce qu’il me faut, c’est lui poser le rancard détermineur.
Je mets au point une courte phrase et lui demande en allemand quand je pourrais la rencontrer seule. Elle pige, ô miracle !
— Cette nuit, elle répond. Chambre 440.
Je risque :
— Mais les deux dames ?
Elle me cligne de l’œil et par gestes dignes du mime Marceau m’explique qu’elle leur fait drinker un somnifère. Elle figure un petit flacon entre le pouce et l’index, l’incline, imite avec des clapements de langue le bruit délicat de gouttes tombant dans un liquide. Vodka ! Et puis ses deux mains à plat sous sa trogne penchée. Les ogresses roupillent. Elle s’est organisée, la dévoreuse. Quand elle s’aligne un malabar, elle neutralise ses gardes-chiourme ; élémentaire, mon cher Glavoski.
Pour s’assurer de mes sentiments, elle m’envoie sa main en reconnaissance dans la région extatique. Chose inouïse, y a un début de projet de triquerie sous mes hardes. Faut croire qu’il est à toute épreuve, l’artiste, non ? Satisfaite, Babouchka sort une menteuse d’une livre et me virgule un coup de panais prometteur sur les lèvres.
Je la largue pour aller cracher et me défringuer, suivant la prescription de la gentille doctoresse. Je me dis que quand elle viendra m’hydrothéraper, je lui jouerai un petit solo de scie musicale, mais hélas, au lieu d’elle, c’est un jules qui s’annonce. Le crâne rasé, la mâchoire carrée, le regard pas d’accord. Bon, Coquette va rester coucouche panier.
Journée creuse. Le soleil condescend pas. La plage est déserte, venteuse, avec des mouettes qui se plument au-dessus de la mer.
Ne voulant pas attirer l’attention des anges gardiennes à Natacha, je l’évite. Puisque je dois la « rencontrer » cette noye, à quoi bon en rajouter ?
Je pourrais essayer de draguer chez les estivantes du cru, mais il est plus prudent de m’économiser. Ce serait suicidaire de me gaspiller avant l’entrevue fatidique. Pourvu que je me montre à la hauteur ! J’essaie d’établir une comparaison entre Herminia et la générale ; me stimulant le subconscient en m’affirmant que si j’ai pu donner à l’une, y a pas de raison que je récuse l’autre ; seulement la différence des morphologies est importante. Elle était mince, l’Herminia, presque maigre. Tandis que la Moscovite se coltine des quintaux de graisse pas fraîchouille. Bon, enfin j’aviserai sur le tas. Je compte sur mon sens de l’improvisation.
A minuit, j’entrouvre la lourde de ma turne pour visionner le couloir.
Nobody.
Vas-y, Tonio !
Je me déchambre en souplesse. Je suis en pyjama bleu ciel et robe de chambre bleu nuit ; mules vernies. Honnête, je me suis rasé de frais et parfumé pour ajouter à mon sex-appeal. Tel, je représente le tombeur type, tringleur de — vieilles peaux patenté, porte-bite de palace toujours sur la brèche dépoilée des douairières. Play-boy à la sauvette.
Arrivé devant le 440, nouveau regard panoramique : la voie est toujours libre. Pas besoin de frapper, l’huis est entrouvert, comme la babasse de la dame Glavoski, probable.
Je pousse, j’entre.
Illico, c’est l’ensorcellement. Natacha (elle ne mérite vraiment pas un prénom aussi romantique) a créé l’ambiance choc ! Une seule source lumineuse ; faible et capiteuse, dans les vieux roses. Médème repose sur sa couche basse en une attitude qui ferait triquer l’Apollon du Belvédère sous sa feuille de vigne, le pauvre qui n’a pas de mains.
J’ignore où elle a déniché ses dessous troublants, sûrement pas en Russerie où les mœurs déconnent pas, mais elle porte, toujours est-il, des bas noirs, un porte-jarretelles froufroutant, une exquise culotte noire, largement fendue, ce qui ôte toute possibilité de l’utiliser pour aller acheter cinquante kilos de pommes de terre.
Elle se tient sur le flanc, un coude replié, une jambe relevée. Plus fardée que les putes en vitrine de Hambourg, plus grotesque également ; mais tellement baroque qu’elle en est intéressante. Chère femme ! Elle a fait ce qu’elle a pu pour me séduire, me mettre les glandes k.-o. C’en est touchant, troublant. Bandant ? A voir.
Allons, mon Sana, du cran ! La pêche !
Je referme la porte, intimidé — si tu peux croire ça — pis qu’un collégien invité par une amie de sa mère à lui réchauffer les pieds. M’approche doucement, pas faraud. Ce qu’il faut faire, pour modifier le sort du monde !
Babouchka me sourit. Sa main se tend. M’empoigne. Franche connection ! On dira tout ce que je voudrais, mais une goulue, même décrépite et lézardée, même grosse comme une baleine, ça conserve des ondes sexuelles qui agissent sur le petit gars pas feignasse du zob.
Je commence à entrevoir l’éclaircie. A me dire que si elle me chahute pas trop, j’arriverai à lui servir sa ratatouille d’aubergine, Natacha. Surtout qu’elle me réclame pas de baisers langoureux ou de caresses privautières ! J’ai pas envie de goûter, non plus que de palper. Si elle m’épargne sur ce terrain, elle pourrait bien avoir droit à sa baisouille soudarde.
Elle a le sens de ces choses, Mamie. Elle le sait bien qu’à son âge, elle porte moins aux transes que Sophie Marceau ou de Monaco. Elle a fait la part du feu, la générale, limité ses désirs. Pénombre et discrétion ; dessous salopiots et dégustation unilatérale. En cernant bien le problo, en se gaffant de ne pas outrepasser, elle peut escompter la chevauchée héroïque. Se faire mettre au détour d’une pipe. Mais faut rien bousculer ; arpenter discrètement la salle des spasmes perdus. C’est si fragile, somme toute, un homme. Capable du pire, certes, mais principalement du peu, du rien. Une vilaine pensée, une caresse intempestive, et bye-bye m’sieur Dunœud !
Alors elle s’y prend comme il faut. Décidée à opérer un parcours sans fautes. Des plaintes, des bribes de phrases rauques chuchotées en russe. Une posture lascive née à l’improviste. Les jambons qui cisaillent. La satanique culotte qui bâille sans mettre sa main devant la bouche. Et des caresses de championne. Ça se voit qu’elle sait ce que c’est qu’un paf, la mère ; le par quel bout ça s’attrape, ces grosses bêtes ; le comment t’est-ce faut les tenir ; l’instant où on peut les tutoyer ; et comment doit pratiquer la main libre pour ne pas être inscrite au chômedu. Et puis des affinités, des fignoleries, des audaces mutines. La manière de soupeser la bourse pour en estimer les écus. Une belle démonstration de femelle en chaleur.
Elle me rappelle, dans mon adolescence, la grosse Ilda que je m’embourbais dans son bistrot pendant que son vieux était à la cave. Y avait une trappe dans le plancher du bistrot et Sauveur, toujours portant le même gilet de grosse laine grise et chaussé des mêmes charentaises éculées, descendait fréquemment dans son antre, sous les prétextes les plus fallacieux, mais en réalité il allait se cogner des coups de jaja au tonneau. Il aimait le vin frais pissé et qui mousse dans le verre. Sa grognasse lui aboyait contre, sauf quand je me trouvais là et que je passais presto derrière le bac à plonge pour la chibrer, façon princesse de Lamballe (la pauvre). Elle arrêtait pas de laver ses verres dans l’eau dégueulasse pendant que je lui débusquais la case trésor, Ilda. Une moulasse kif une porte de grange ! Elle savait prendre la posture ad hoc, légèrement cambrée, les chapiteaux en « V » renversé. Elle guettait la porte et c’était facile de retapisser les clilles car le bistrot se trouvait dans un renfoncement et elle les guignait de loin, les assoiffés. Elle avait un toussotement caractéristique pour me prévenir que je devais évacuer ma bonne marchandise fissa. Je l’embroquais comme un sauvage, excité par cet état de qui-vive entre l’arrivée d’un hypothétique client et la remontée des abysses du cocu.
De même que mon souvenir du musée de Leningrad m’a conforté pour passer Herminia à la casserole, cette fois, c’est cette remémorance de mes exploits avec Ilda qui me fournit l’élan déterminant. Je plonge héroïquement. La brave Babouchka en clame d’allégresse. Et, par ma foi, la main sur le cœur, l’autre sur la tirette de ma braguette, je puis te jurer que j’assure vachement. Mais que ça reste entre nous. Je voudrais pas qu’on jase (band), qu’on chuchote un peu partout et ailleurs que l’Antonio se spécialise dans le congelé, qu’il baise plus que chez Vivagel, l’apôtre. Ça porterait nuisance à mon pedigree ; les minettes se détourneraient, prétendant que je pue le cadavre et me complais dans les draps dont on fait les linceuls.
Ma « mission » achevée, j’envoie un gros baiser à Natacha. Elle me répond d’un petit geste exténué.
— Bis Morgen, qu’elle me jette avec l’énergie du cul en fête.
A demain ! Oui, oui, c’est ça, à demain…
Retour à ma chambre.
Surprise.
Elle est occupée par deux messieurs qui ont gardé leurs chapeaux de feutre à bord étroit sur la tête, ce qui me laisse augurer du mauvais.
Ils étaient assis et se dressent à mon entrée.
Mon air surpris est en soi une question. Qu’ils négligent.
— Habillez-vous et suivez-nous ! me fait l’un d’eux, un gars trapu avec des mèches d’un noir marqué de roux sur les épaules.
Il s’est exprimé dans un anglais scolaire (classe de cinquième).
— Qui êtes-vous ? réponds-je.
— Habillez-vous et suivez-nous ! répète-t-il.
Son ton est inquiétant, son regard plus encore.
— Je ne vous suivrai pas sans savoir qui vous êtes ! déclaré-je ça-té-go-ri-quement.
Le deuxième, un jeune qui ressemble à un séminariste de sortie, s’approche, tenant une paire de — menottes.
Il me biche le poignet droit et l’attire à soi. Déjà il élève le premier bracelet. Ma pomme, tu sais quoi ? Je lui empoigne les testicules d’une main de fer et les lui tords. Le séminariste hoquette sous l’empire austro-hongrois de la douleur et se plie en deux. Le voilà qui se met à dégueuler comme un malpropre sur la moquette du Bella vista !
Son compagnon a dégainé un étrange pistolet au canon en forme de groin et me braque.
— Ne bougez plus !
C’est sérieux. Je laisse pendre mes bras le long de mon corps. L’homme au pistolet recule jusqu’à la porte, l’entrouvre et crie une syllabe dans le couloir. Aussitôt, deux autres mecs surgissent en renfort, chacun a une arme au poing.
— Habillez-vous et suivez-nous ! me redit l’homme trapu pour la troisième fois.
Qu’est-ce que tu ferais à ma place ?
Lorsque je suis loqué, les quatre mecs m’emportent hors de l’hôtel, par une issue dérobée au fin fond de la buanderie. On n’a rencontré personne. Le vent est de plus en plus violent et la mer Noire de plus en plus noire.
Ces messieurs m’invitent à prendre place à l’arrière d’une grosse Lada grise. Je me demande qui ils sont ? Des flics ? Oui, mais pas des Panzani. Ça sent la police politique, ça. Les archers de la nuit. Ils font leurs coups en marge, piquant sur leurs proies tels des rapaces et les emmenant dans leur repaire pour les dépecer à leur aise.
J’ai agi en bébé-lune ; je devais bien me gaffer qu’on la surveillait aux petits pois, la mère Glavoski. Ses ardeurs, ils sont au courant, les gueux. Quand elle se fait introduire par un masseur ou un employé d’hôtel, ils écrasent le coït, ou bien donnent un avertissement au téméraire à coups de goumi sur la tronche ; parce qu’ils savent à qui ils ont affaire ; où ça se complique et mérite un détour, c’est quand Mémé se goinfre un étranger. Alors, là, pardon, y a maldonne. Ils veulent en savoir plus sur l’emplâtreur. Et dans mon occurrence, ils trouvent vachetement bizarre bizarre qu’à peine débarqué, le beau mec que je suis saute à pieds joints sur la Babouchka chérie. Ils trouvent la prouesse un peu louche. Quelle jolie fable vais-je bien pouvoir leur sortir ?
La Lada se dirige vers la ville. Constanta est silencieuse, figée dans l’éclairage froid de ses lampadaires. Il y a très peu de chignoles en stationnement le long des trottoirs.
Nous contournons une grande place au mitan de laquelle se dresse une statue de bronze symbolisant le travail, la patrie, le parti, la fécondité et la soupe de poissons. Puis nous plongeons dans une rampe cimentée livrant accès au parking souterrain d’un immeuble neuf.
En bas, y a un préposé pour actionner l’ouverture de la porte rabattante. L’auto franchit un dos-d’âne caoutchouté et s’enfonce dans les entrailles du parking. Contrairement à ceux de chez nous, il est loin d’être saturé et les voitures s’y trouvent très clairsemées. Pourtant, il comprend trois niveaux. A partir du second, y a plus de bagnoles. Nous dévalons jusqu’au troisième et dernier. Tout au fond de l’immense local chichement éclairé par deux plafonniers chétifs, une espèce de fourgon carré, peint en bleu sombre, semble avoir été oublié, voire mis au rebut, depuis lulure.
Le gars dont j’ai un tantinet broyé les couilles va l’ouvrir. Les autres me sortent de la Lada pour me faire grimper dans le fourgon. L’intérieur est impressionnant : un siège métallique est rivé au plancher, dossier appuyé contre la cabine du conducteur. Il s’agit d’une espèce de fauteuil, car cela comporte des bras. A ces bras sont fixées des sangles de cuir, de même qu’aux pieds antérieurs du siège. La chose est insolite, barbare, évocatrice de supplices et fait songer surtout à la chaise électrique.
Mes ravisseurs me font asseoir, m’entravent à bloc, puis les deux sbires d’appoint sortent et referment les portes ; je reste seul avec le Trapu et Burnes-creuses. Un instant, je pense qu’on va démarrer, et puis non : le fourgon reste en place. Je pige alors qu’il sert de « salle d’interrogatoire ». Cela signifie que je n’ai pas été enlevé par des flics roumains, fussent-ils occultes, mais par des gens marginalisés, agissant pour leur compte. Mon inquiétude, dès lors, croît à une vitesse supersonique. Putain, ce que j’aime pas ça !
— Qui êtes-vous ? questionna le Trapu.
— Je m’appelle Casimir Lelaboureur ; je suis canadien, j’habite Montréal. Je travaille dans les machines agricoles. Je suis agent général pour l’Europe de l’Est de la firme Truckmuch and Co.
Ce premier jet passé, j’attends la suite. Le Trapu répète au Cassecouillé, lequel me garde un chien de faïence de sa chienne, ça se lit sur sa frime de belette crevée.
Ils conciliabulent en russe. Oui, en russe !
Alors ça y est, j’ai pigé. J’ai fait bonnement sur la coloquinte des gardes de Mme la générale.
— Que faisiez-vous dans la chambre de cette dame, tout à l’heure ? reprend le Trapu.
— Devinez ? je lui balance en rigolant.
— Pourquoi vous intéressez-vous à elle ?
— Erreur, c’est elle qui s’intéresse à moi. Je me suis trouvé en hydrothérapie avec elle, ce matin, et ma modestie dût-elle en souffrir, elle m’a fait de sérieuses avances et m’a demandé d’aller la rejoindre dans sa chambre. C’est un crime ?
— Elle est âgée.
— Chacun ses fantasmes ; j’aime les femmes très mûres.
— Qu’attendez-vous d’elle ?
— Rien d’autre que le plaisir qu’elle m’a accordé.
— Il s’agit d’une dame respectable.
— La plus haute marque de respect qu’on puisse témoigner à une femme, c’est de la faire jouir.
Il me gifle. Une sacrée beigne. Pas avec la main plat, mais en creusant la paume et ça me file des vibrations dans tout le système auriculaire.
Le gars me regarde dans les yeux. La charognerie aux claouis meurtries qui l’escorte lui dit un truc pas gentil à mon endroit, et peut-être même à mon envers. Le Trapu tend le bras vers un bloc émaillé comportant une espèce de niche. Il prend dans cette dernière deux pinces métalliques dont chacune termine un fil électrique sur enrouleur et les fixe au lobe de mes portugaises.
— Juste une seconde ! me fait-il.
Il appuie sur un bouton noir et je morne une méchante décharge qui me déglingue la pensarde.
— La vache ! m’écrié-je, vous parlez d’un électrochoc !
— Ce n’est rien, le contacteur est sur la force « 1 » et sa graduation va jusqu’à « 6 ». Trente secondes à « 6 » et votre cervelle commence à vous couler par les narines.
— Sympa.
— Maintenant, il faut parler.
— J’ai tout dit.
— Nous perdons du temps. Tenez, un coup de « 3 » pour vous décider !
J’hurle pis que Croc Blanc, le soir, au fond du Labra-dor. Une douleur folle a remplacé ma tête. Je sens que ça explose sous ma coiffe.
— Vous parlez ou je dois continuer ?
— Ecoutez, cette vieille dame, je ne la connais pas. Si ça vous chagrine tellement que je lui aie filé la grosse, je m’engage à ne plus la revoir.
— Vous ne la reverrez plus, en effet ! promet l’autre d’un ton entendu.
— On va m’expulser ?
— Pas du pays : de la vie !
Il rit et traduit sa boutade au crevard qui pouffe à son tour.
— Si vous parlez, tout ira vite. Si vous vous taisez, ce sera interminable, assure le Trapu quand il a repris son sérieux.
— Je ne peux pas inventer des choses pour vous faire plaisir !
— Mais vous pouvez dire la vérité. Pour qui agissez-vous ? Qu’attendez-vous de… la dame ? Allez, vite !
Il tend la main vers la molette placée dans la niche et la fait pivoter d’un cran ; « clic ! ». Les « clic ! » je veux bien, à condition qu’il y ait les « clac ! » avec ! Et qu’ainsi je puisse prendre mes clic et mes clac.
Cette fois, la décharge est telle que je n’ai pas la force de hurler. C’est trop insoutenable. La tête pendante sur ma poitrine, je râle…
— On peut continuer ainsi pendant des heures, des jours, des semaines, avertit le Trapu. Jusqu’à la perte de conscience, ensuite on attend que vous récupériez et on recommence. J’ai eu un « patient » qui a enduré la chose pendant presque quinze jours ; et puis il a fini par parler. Avec ça, zéro pour cent d’échec.
Ses paroles, je les distingue plus que je ne les entends. Je capte des sons, mon esprit tenace en fait des mots, puis, courageusement, bâtit des phrases.
— J’en ai connu qui devenaient fous, reprend le Trapu. L’un s’est coupé la langue avec les dents.
Pauvre con ! Il me faut récupérer… Retrouver mes esprits… Douleur… Tout est rouge. Incandescent ! Tout est flammes. Le feu sort de ma tête… Une confiance absurde me demeure. Chevillée au cœur… Espoir ! Je vais m’en tirer. Je… Confiance ! Confiance !
Mes tourmenteurs m’observent. Ils attendent que je sois de nouveau en état de subir une nouvelle décharge. Ainsi ranimait-on Laval empoisonné pour pouvoir le fusiller !
Ma lucidité dérape dans l’atroce souffrance qui transforme mon corps en volcan. Tout renaît dans un tourbillon pourpre. Mal en point, l’Antoine !
Et puis les portes du fourgon s’écartent. Je dois être en proie à l’hallucination car j’aperçois un soudeur à l’arc. Un mec avec une espèce de ciré blanc, le chef coiffé d’une maisonnette vitrée. Il tient sous son bras un extincteur d’incendie, du moins quelque chose qui y ressemble. Ça comporte un gros embout. Il dirige ledit contre le Trapu, un jet d’une substance foutreuse d’aspect. Bombe à raser. Tchloc ! Puis une deuxième giclée sur le mulot débile. Tchloc ! Les deux Russes gigotent, mais de plus en plus péniblement. Leurs mouvements se paralysent, ou plutôt s’enlisent. Ils ne perdent pas conscience et paraissent affolés par ce qui leur arrive. Je distingue des filaments sur leurs personnes. La scène est irréelle, onirique, quoi ! Je me requinque un peu. Mon instinct ne m’avait pas trompé : le salut approchait.
Le soudeur ferme l’arrivée du produit sous l’embout, puis il prend son extincteur, lequel est muni d’une bretelle de fusil et le place sur son épaule. Ses mouvements sont calmes et précis. On sent le tout grand professionnel. Il attend un moment que ses deux victimes soient totalement pétrifiées ; jugeant que c’est banco, il pénètre dans le fourgon, ôte les gants de plastique qu’il portait et me débarrasse des sangles. Puis m’invite, d’un geste, à le suivre.
Je lui obéis à grand-peine. Ça tangue mochement dans mon entrepont. Les cannes en crème Chantilly, Tonio ! La tronche désastreuse. L’impression d’être devenu une grosse poche de sang. J’ai du sang dans les yeux, dans la bouche, le nez… Mon « soudeur » m’offre son bras, j’y prends appui. La descente du fourgon est infernale. Mais j’ai à cœur de ne pas m’évanouir. J’avise les deux adjoints pétrifiés à leur tour. Seul leur regard continue de vivre et il est halluciné. Ils sont plaqués au sol, recouverts de ces filaments blanchâtres que j’ai vus sur les deux premiers.
Le soudeur marche en direction d’un escalier de ciment à rampe de fer. Il se retourne. J’ai du mal à le suivre. Il m’aide de nouveau. Je me hisse comme je peux. L’impression de gravir l’Everest en ayant les deux jambes dans un sac !
Second niveau !
Un deuxième escadrin conduit à celui de l’entrée. Nouveau calvaire ! Je le gravis en pensant à Félicie, m’exhortant, comme si elle m’attendait au sommet des marches.
Au premier niveau il y a une fourgonnette avec un julot au volant. Un type coiffé d’une gapette brune. Il ne se retourne même pas pour me voir.
Le soudeur ouvre l’arrière de la fourgonnette et dépose son engin diabolique dans une caisse métallique. Il ôte la maisonnette vitrée qui lui sert de masque, défait son ciré blanc. Il est en smoking. Il se retourne vers moi : Duck !
— Je savais ! balbutié-je.
Sans un mot, il m’ouvre la portière arrière et m’aide à prendre place. Ensuite, il va se placer auprès du conducteur.
— Buvez ça !
Il me tend une jolie fiole verte.
— Tout ?
— Oui, tout !
J’avale.
Il a le secret des potions magiques, le druide Duck, car, aussitôt, un infini bien-être s’étale dans mon être, comme l’écrivait la marquise de Sévigné à son gendre (lequel devait lui faire du rentre dedans quand elle allait à Grignan).
Duck m’interroge du menton.
— La pêche ! assuré-je d’une pauvre voix.
Il a un court hochement de tête.
La fourgonnette sort du parkinge dont la porte est grande ouverte. J’avise le préposé, filamenteux, lui aussi, tassé dans sa niche.
— C’est quoi, votre produit ? je demande.
— De la colle.
Je crois avoir mal esgourdé.
— De la quoi ?
— Colle ! Une invention extraordinaire. Un jet de haut en bas et la victime est soudée littéralement. Pour les délivrer de ça, il faudra les opérer. Découper leurs lèvres, leurs doigts, leurs mollets. Le produit sort du conteneur à une température de quatre-vingts degrés et refroidit en dix secondes. Le temps qu’ils s’en foutent partout en se débattant. Ça traverse les vêtements. D’où mon équipement.
— Vous êtes inouï.
— Mais non : vigilant et outillé. Bon, ce n’est pas le tout, il va falloir agir vite, demain il serait trop tard.
Il sourit.
— Vous avez fait le principal, il ne reste plus que l’essentiel, San-Antonio. Comment vous sentez-vous ?
— Beaucoup mieux, presque bien.
— Heureusement. Voilà ce qu’il va falloir faire…
Et il se met à me dresser son plan d’action. Je te le re re re répète : c’est un bonheur que de travailler avec un homme comme lui !
Je perçois ses ronflements depuis le couloir, Babouchka. Césarine, espère, quand elle a pris son fade, elle en concasse façon sonneur de cloches ! L’anéan-tisse-ment de la chair, même pas fraîche, ça aide à roupiller.
Je grabatouille tant tellement à sa lourde que tout le Bella Vista sera éveillé avant elle. Heureusement qu’il me reste mon sésame.
Me voici dans sa chambrette. Elle flotte à la surface du lit comme une vache crevée sur un étang. Superbe amante ! Y en a pour trois grenadiers voraces. Et dire que je me suis respiré ce paquet à moi tout seul ! Les vraies prouesses, vois-tu, mon gamin, c’est pas avec son revolver qu’on les accomplit, c’est avec sa bite.
Je m’approche de la couche de mon évanescente et me mets à lui pétrir les monts d’Auvergne, histoire de la réveiller en délicatesse. Son souffle cahote et ressemble à la rumeur d’un motocross. Elle ouvre un z’œil dans la pénombre (il fait clair de moon en deçà du rideau).
— C’est moi, ma poupée ! je la rassure.
Je chuchote dans ses baffles, car tu ne m’ôteras pas de l’idée que sa piaule est bourrée de micros, lesquels ont alerté le personnel navigant chargé de veiller sur sa vertu.
Elle va pour jacter, mais je plaque ma main sur les deux cervelas qui lui tiennent lieu de lèvres.
— Soyez prudente, chère amante ! Je redoute qu’on nous entende.
La voilà qui se met à trémousser, déjà partante pour une nouvelle chevauchée dans la forêt viennoise.
— Demain, belle âme, fais-je à voix ténue. Demain, nous ferons des folies ; j’ai des projets insensés !
Elle pige pas tout de mon allemand, assez toutefois pour entrer en mouillance frénétique.
— Gut ! Gut !
— Allez à la plage de très bonne heure. Disons, huit heures, c’est possible ?
— Ja, ja ! Gut ! Gut !
— Dites à vos dames de compagnie que vous voulez marcher un peu sur le ponton pour respirer l’air du large. Si elles veulent vous suivre, fâchez-vous, compris ?
— Gut ! Guuuuut !
— Je serai au bout du ponton, avec un canot à moteur. Vous prendrez place à mon côté et je vous conduirai dans une propriété paradisiaque, toute proche où je pourrai vous faire vraiment l’amour. L’amour complet, l’amour total. L’amour qui fait crier…
— Ahrrrr ! Guuuut !
Elle se calme et murmure :
— Que diront Anna et Alexandra ?
— Vous leur expliquerez que vous avez demandé au moniteur de ski nautique de vous faire faire une promenade en mer.
Mais elle ne paraît pas convaincue.
— Elles m’accompagneront, assure-t-elle ; jamais elles ne me laissent seule.
J’évoque l’hypothèse numéro 2 de Duck.
— Eh bien, — qu’elles vous accompagnent.
— Mais alors, si elles me suivent…
— Ayez confiance en moi, je saurai bien les convaincre.
— Elles !
Natacha hausse ses montagneuses épaules.
— Moi ! promets-je en ponctuant d’une caresse aphrodisiaque.
Mon canot danse contre les pilotis moussus. Le bois immergé ne se corrompt pas, mais quand le niveau baisse sous le phénomène de la mini-marée, ça se met à pourrir. Ainsi de nous. Dans l’eau du sein maternel nous nous développons et devenons des êtres humains. Dès que nous sommes en contact avec l’air, nous commençons à nous gâter et devenons des morts en puissance.
La plage est presque vide à pareille heure. Quelques jeunes jouent déjà au volley-ball, à l’arrière-plan. Un vieux type en pantalon blanc fait son footinge, les coudes au corps, pour tenter de se désoutrager des ans. Mais les ans, tiens, fume ! Bras d’honneur. Tu veux du chêne ou du sapin ?
J’aperçois enfin un trio admirable sur l’allée conduisant à l’hôtel Bella Vista. Les trois grasses ! En jaune, en rouge, en bleu. Le drapeau roumain, pour ainsi dire.
Mamie marche entre ses deux angesses gardiennes. C’est elle la plus grosse. Et de loin. Elles forment le nombre 101, dans cette formation, les chéries.
Je les vois qui larguent leur petit fourbi dans la cabine. Il fait un temps sublime, le soleil commence déjà à cogner.
Ma Natacha parlemente… Délibérément, elle se dirige vers mon ponton (comme nos voleurs).
Ça y est, ça ne fait pas un pli : ses deux gaillardes sautent dans sa roue, d’autor !
Les méchantes salopes ! Tu parles d’un bonheur, Mémère, de se coltiner cet attelage à longueur d’existence sous prétexte que son kroum est un personnage important du régime ! Pour vivre heureux, vivons couchés. La mamie saute-au-paf, elle préférerait avoir marié un O.S., voire un simple manar du charbon-acier ! Elle pourrait se faire pointer à l’aise pendant qu’il irait se respirer les trois-huit, le gaillard.
Le trio s’annonce sur la jetée de bois, laquelle s’avance loin dans la mer. Bon, le sort en est jeté, comme disait César avant de prendre le bac pour traverser le Rubicon. Je vais devoir user des big moyens. Duck m’a donné un repère : le premier des pneus destinés à amortir les accostages.
J’attends que les trois dadames l’atteignent ; voilà, elles y sont. Je tire alors sur une poignée de fer logée sous les planches du ponton. Comme dans les actualités, quand on voit des immeubles préalablement minés s’écrouler au ralenti, une partie de la jetée de bois s’affaisse brusquement, sans bruit. Et plouf ! les trois grognasses sont dans la tisane. Quel beau travail ! Mon admiration pourrait être turque car elle va croissant. Un impect boulot de sape. Les pilotis ont été sectionnés dans l’eau et il suffisait d’un pet de moustique pour que tout s’écroule. Voilà qui est fait.
Je manœuvre en souplesse pour foncer au secours des naufragées. Les trois commères se débattent, empêtrées dans leurs vêtements. Je les repêche de mon mieux. Pas fastoche. D’abord, la générale, puis ses duègnes. Logique, non ? Tu verrais les trois vachasses suffocantes et crachoteuses, ruisselantes, congestionnées, les yeux comme des boules de pétanque ! Du grand spectacle.
Mais je ne me perds pas en contemplation. Y a urgence. A partir de tout de suite, chaque seconde compte. Alors je pique le long de la côte. Les rares estivants qui ont assisté au « drame » se rassemblent devant le ponton. Me voyant foncer avec mes naufragées, ils estiment que je les emmène à l’hosto. Rien, en effet, ne pourrait faire songer à un enlèvement.
Je mets pleins gaz, mon canot vole sur les flots. Les « malheureuses » reprennent tant mal que bien leurs esprits. Elles claquent des ratiches dans la fraîcheur matinale. Y en a même une qui adresse une prière à Marx-le-Père, à Lénine, son fils unique, notre Sauveur, à saint Staline, son disciple[3]…
Je défile devant le front des hôtels. Ensuite, il y a des maisonnettes Sam’suffit, puis des raffineries de pétrole, des conserveries de poissecailles, des usines mal identifiables. Et encore après, la campagne.
L’une des ogresses a repris du poil de la bestiole.
— Où nous emmenez-vous ? elle demande en roumain (du moins je suppose).
Je lui souris et adresse un geste rassurant.
— Où allons-nous ? reprend-elle, en mauvais anglais cette fois.
Idem, je lui réponds par un sourire qui devrait être ensorceleur mais ne lui fait pas plus d’effet qu’une pipe à une statue de marbre.
La vieille carne se met à palper ses hardes détrempées et finit par en sortir un ya allongé dont elle fait jouer la lame livide. Un rayon de soleil vient faire joujou sur l’acier.
Mémère a son retour d’âge ou quoi ?
Je dégaine l’ustensile que m’a fourni Duck et le braque sur la nergumène. Ça ressemble à un pistolet, ça a la couleur d’un pistolet, mais ça n’est pas du Canada Dry. Je presse la détente. Un léger « tchlouc », presque mutin. Poupette s’écroule. Pour éviter d’autres vilaines réactions, j’assaisonne de même la seconde cheftaine. Voilà qui est net.
— Qu’est-ce que vous faites ? tente de s’enquérir mon himalaya de saindoux aux seins doux.
Je lui gigote ma langue, salingue.
— Gut ! Gut ! je lui promets.
Ma caltade dure une quinzaine de minutes. Enfin, j’aperçois sur la rive le mât annoncé par Duck, au sommet duquel flotte le drapeau roumain ainsi qu’un pavillon rouge frappé d’une étoile d’or.
Je pique droit dessus et opère un accostage impeccable. Le temps d’attacher mon embarcation à un pieu et j’aide Mamie Natacha à débarquer.
Elle semble ravie par l’aventure. Oh ! elle se gaffe bien que les choses prennent une drôle de tournure, mais elle a confiance en moi et envisage sans angoisse la perspective d’un enlèvement. Elle échangerait volontiers son Kremlin contre le Kremlin-Bicêtre, Babouchka.
A son âge, chiquer les Juliette, c’est encore mieux qu’une platée de côtelettes pojarski, malgré qu’elle aime la bouffe.
Nous nous dirigeons vers un bois de hêtres ou de nepasaîtres, impossible de trancher sans être arboriculteur.
Tout est silencieux, à l’exception des oiseaux.
Nous parcourons une centaine de mètres, hand in the hand, et débouchons à l’orée d’une vaste carrière de sable abandonnée. Au fond de la carrière, stationne un hélicoptère aux couleurs roumaines.
J’aide la vieille à dévaler jusqu’à lui.
Elle est trop essoufflée pour pouvoir poser des questions, mais me suit sans l’ombre d’une résistance.
Personne autour de l’appareil. Par contre, le pilote est à son poste. Une casquette verte est enfoncée jusqu’à ses sourcils et il a des lunettes miroir. Le bas de son visage est mangé, comme disent mes confrères, par une barbe noire et profuse. Il porte une combinaison kaki pleine de poches.
Depuis combien de temps attend-il ici ? M’est avis qu’il a dû se poser dans la carrière avant le jour. Impas-sible, il attend que nous ayons pris place à son bord. Le pilote fait coulisser la porte, s’assure que nos ceintures sont bouclées et lance son moteur. Les grandes pales fauchent l’air, lentement pour démarrer, puis de plus en plus vite. L’hélico piaffe d’impatience. Vibrant, il attend de pouvoir s’élancer vers les nues. Il tremble, il frémit. Le gars n’a pas proféré une syllabe. D’une décontraction absolue. Son coucou paraît plus vivant que lui.
La vibration s’intensifie et, tout à coup, nous sortons du grand trou éblouissant, comme la lave sort d’un volcan. On retrouve la mer, le ciel bleu où ça moutonne blanc, la côte…
Il franchit le bois de nepasaîtres ou de hêtres (toujours ce doute) et redescend près du flot pour piquer sur le large. Je réalise alors qu’il vole au ras de la mer afin d’échapper aux radars disséminés sur le littoral.
La machine tourne rond. Babouchka claque des dents car elle est trempée comme un baba au rhum. Je lui proposerais bien mon blazer, mais il lui couvrirait tout juste un sein.
Vaillante, elle oublie son dénuement physique et coule sa main entre mes jambes, à la recherche du temps perdu.
Tu veux que je te dise ? On doit la saluer chapeau et pantalon bas. Ça c’est de la vraie tringleuse ! Le Poilu de Quatorze de la baise ! Pour son gros cul avide, c’est tous les jours Verdun.
Un point noir, sur la mer Noire.
C’est beau à voir.
Pouême !
Ce point grossit. C’est un cargo poussif, en grand deuil, avec juste un cercle rouge à sa cheminée et le pavillon turc à la poupe.
L’hélico arrive au-dessus de lui, tournique comme l’aigle repérant l’agnelet dont il va se saisir, puis descend mollement, à la verticale du pont arrière.
Des marins fringués à la mord-me-the-knot, de choses dépareillées, fuient les pales de l’engin. C’est instinctif. T’as beau savoir que la moulinette est bien au-dessus de ta tronche, tu marches plié en deux aux abords d’un hélicoptère.
Une très légère secousse. Le pilote m’adresse un signe du pouce pour m’indiquer que nous devons quitter le bord. Je m’empresse. Mémère est dure à extraire, mais je l’aide de mon mieux. Aussitôt, le batteur Rotary saute dans le ciel, décrit une large courbe autour du cargo et s’éloigne dans la direction d’où nous venons. Good luck !
Et me voici au côté de Babouchka, sur ce pont qui pue le goudron, mes fringues claquant au vent du large et les dents de la vieillarde claquant de froid.
Un type travesti en officier, vu qu’il porte un caban bleu marine et une casquette sommée d’une ancre marine, s’avance vers nous. Visage rouge. Il lui manque un œil et il ne s’est pas donné la peine d’obstruer la cavité avec ne serait-ce qu’un escarguinche à la parisienne ou la photo de Le Pen. Sa vilaine cicatrice rose déborde l’orbite pour entailler le front. Je ne sais pas ce qu’il a morflé dans le lampion, le commandant, mais ça lui en a mis plein la vue, espère.
Il porte un doigt à sa casquette et me fait signe de le suivre. J’entraîne Mémère dans le ventre du rafiot. C’est noir, huileux, bas de plaftard. On descend un escadrin roide, longe une étroite coursive qui contraint Natacha à avancer de profil, comme si elle visitait le Chili, et puis bon, voilà une cabine à double couchettes superposées. Le local est grand comme deux cabines téléphoniques réunies. En fait d’ameublement, excepté les couchettes, il y a deux crochets d’acier vissés à une cloison. C’est tout.
L’officier turc nous jette, dans un anglais conve-nable :
— Vous ne bougez plus de là, avant Istanbul, surtout ne montez pas sur le pont.
Et puis, s’en va.
J’aide Mamie Red à ôter ses hardes trempées. Pas fastoche : elles lui collent à la viande. Quand elle est à loilpé, je l’enveloppe d’une couverture dégueulasse, constellée de taches de tout et de trous de cigarette. Lui conseille de se pieuter. Elle prend place sur la couchette inférieure. Santantonio la borde, lui dépose un mimi au front et grimpe dans le plumard supérieur.
Dormons, ils feront le reste.
Notre croisière dure deux jours. Hélas pour elle (mais tant mieux pour moi) la mère Glavoski se paie une bronchite carabinée et cogne le 40° facile. Je la soigne de mon mieux, à grand renfort de tisanes et d’aspirine, les deux principales médications du bord. C’est pas folichon de servir de garde-malade à une grosse vachasse soviétique dans un local de 4 mètres carrés, mais je préfère lui faire des infusions que l’amour. Mamie sue beaucoup, ce qui est une bonne chose. Le cargo vibre tant qu’il peut. Il schlingue la graisse chaude et le végétal corrompu. Un cuistot en babouches s’occupe de nous. La tortore est très élémentaire, mon cher Watson. Tomates, fromage aigre, galette de farine mal cuite, viande de bouc malade. La gerbe, la gerbe, sans avoir recours au mal de mer !
Le soir du second jour, le barlu ralentit jusqu’à filer deux ou trois nœuds, ce qui suffirait encore à rendre pensif un eunuque énuqué qui ne peut plus piquer.
L’officier borgne, que je n’ai pas rerevu depuis notre arrivée, se la radine. Il est tête nue. Impressionnant. Pas un tif sur le gadin, la boule triple zéro. On dirait M. Propre, tu sais, cette abominable créature qui fait briller les sols, avec sa frime de chourineur et ses bras croisés !
— On va vous changer de bord ! annonce-t-il.
Soit ! Que vos volontés soient fêtes !
Les loques de Natacha ont séché. Elle les réintègre mollement. La fièvre l’a abattue et c’est devenu une vraie vieillarde au cours des dernières quarante-huit heures. Tu la verrais, en émigrante malade, la couvrante pourrie en guise de châle, les tifs filasse, la bouille déjetée, les roploches pendant comme des rideaux, tu ne pourrais jamais imaginer que j’ai pu la calcer y a trois jours. Ce tombereau, même Béru renâclerait, serait obligé de se doper au beaujolais primeur avant de monter en ligne.
La mer scintille au clair de lune. Au large, on aperçoit les feux des barlus se dirigeant vers le Bosphore. Tout près, au-dessous de notre cargo, est un bâtiment d’une douzaine de mètres, de pêche, encore plus délabré que le nôtre. Il danse à quelques mètres, ses deux feux tanguent, on distingue des silhouettes à son bord.
Un cliquetis. C’est la grue du cargo en manœuvre. Des matafs dépenaillés étalent un immense filet sur le pont.
Le borgne nous dit de nous asseoir en son centre. Quand c’est fait, ses hommes d’équipage relèvent les bords, qui sont munis de boucles, et embrochent celle-ci à l’aide d’un énorme crochet. Peu après la grue nous soulève et nous changeons de barlu, sans un mot d’adieu.
Quatre julots sur le bateau de pêche. Pas plus loquaces que ceux du cargo. Lorsque nous nous sommes dépêtrés du filet, le bras de la grue pivote et l’espèce de chalutier met le cap sur la côte.
Quatre heures plus tard, nous prenons pied sur la rive turque, dans un village endormi. Une vieille Mercedes d’un modèle inassurable se met en marche, dans l’ombre, et s’approche du petit môle. Au volant, un grand gaillard aux cheveux gris, en bras de chemise, fume un cigarillo. Il a une forte moustache d’un noir d’encre de Chine qui contraste avec sa tignasse poivre et sel. A notre approche, il se contente de passer sa main par-dessus son siège pour ouvrir l’une des portières. Nous nous installons dans la carriole.
Curieux, comme tout un chacun s’applique à nous aider sans se manifester, presque en nous faisant la gueule. J’ai l’impression qu’on les dérange, tous. Ils sont payés pour nous prêter main-forte, mais ils ne s’intéressent absolument pas à nous. Ils font les gestes indispensables en s’abstenant de parler. Parler, c’est une démarche personnelle. Eux ne s’engagent pas. Moins ils se manifesteront, plus ils resteront en dehors du problème.
La grosse voiture démarre et va chercher la route pour Istanbul.
Une colline d’où l’on jouit d’une vulve fabuleuse sur l’un des plus beaux panoramas du monde. Après Venise et avant Rio, il y a cela, ces deux mers réunies par un détroit, ces mosquées aux dômes magiques…
Notre conducteur nous fait signe de descendre.
Bon.
Il s’en va.
O.K.
Nous demeurons sous la voûte céleste constellée d’étoiles plus brillantes qu’ailleurs. Un banc de pierre. Comme personne ne se présente, on s’assoit. La nuit a d’étranges touffeurs, des exhalaisons de jasmin…
Nous matons, un peu ahuris par nos pérégrinations, le paysage fameux qui s’offre et semble se renouveler constamment, à chaque battement de nos cils, tant il est beau.
Du temps s’écoule. Natacha grelotte. M’est avis qu’il faudrait foutre quelques giclées d’antibiotique dans son gros cul. A son âge et avec sa corpulence, c’est mauvais, les refroidissements négligés.
Une voiture survient. A l’intérieur, j’aperçois un jeune couple. Elle passe sans ralentir. Quelque part, dans les arbustes agrippés au flanc de la colline, un oiseau nocturne lance une note mélanco.
Babouchka demande :
— Où sommes-nous ?
— Istanbul, réponds-je, qu’à quoi bon la chambrer en lui faisant accroire qu’il s’agit de Varna ou de Conflans-Sainte-Honorine ?
Elle a une exclamation.
— Mais c’est à l’Ouest, ça ?
— Ja.
— Gut ! Gut !
Tu parles : elle allait pas rater une occase de balancer son « gut ». Ça faisait un bout de temps qu’elle ne me le sortait plus.
Elle a un geste de petite fille pour me prendre la main. Chère vieille Juliette écroulaga devant son téméraire Roméo !
Et c’est vrai, ça. J’ai enlevé la générale Glavoski. Je l’ai arrachée au bastion rouge ! Pas tout seul, certes, la croisière avait été minutieusement organisée, mais enfin elle est là, à mon côté : heureuse. Malade, mais heureuse…
Une nouvelle auto gravit la route sinueuse. Ses phares balaient la nuit. Elle stoppe devant nous.
— Montez vite ! intime une voix féminine.
Je ne me le fais pas dire. La tuture est une caisse amerloque.
— Couchez-vous dans le fond ! continue la conductrice.
J’obtempère. Mon exemple indique à Babouchka ce qu’elle doit faire. Consentante à tout, elle s’accroupit près de moi.
Fouette, cochère !
Porte, cochère !
Il faut cocher la cochère.
Ou la coucher ?
Ou l’accoucher ?
Etc.
L’art de tromper le temps et d’oublier les mauvaises positions.
Un bruit de castagnettes. C’est mamie Glavoski qui claque des dents. Olé ! Olé !
La conductrice drive net, sans bavures. On descend… On franchit un pont interminable. J’entends le « vzom ! vzom ! » de chaque balustre sur notre passage.
Et puis une route dégagée… Et puis une côte. Et puis on tourne. Et puis on stoppe. Et puis ça y est !
La conductrice quitte son siège et dépone à l’arrière. Je me dresse. Un coup au guignol en reconnaissant la fille de l’île du Big Between ! La fabuleuse ! Celle qui m’arrache l’aorte, qui me dégoupille les glandes, qui hante mes jours et mes nuits.
Je reste debout devant elle, ébloui, éperdu, émerveillé, étout-ce-que-tu-voudras ! Elle porte un ensemble de cuir noir, très moulant. C’est moi qui démoule, pour lors !
— Vous ! m’écrié-je, comme dans cette pièce de patronage que tu avais beaucoup aimée, où l’on voyait le marquis de Fumsaidube découvrant sa femme nue dans les bras d’un manchot.
Elle a une courte inclinaison de tête en guise de salut.
— Aidez-la à descendre et installez-la dans la maison !
Puis elle va fermer un portail de bois plein.
La maison est neuve, moderne, de dimensions plutôt raisonnables. Un serviteur extrêmement turc pour son âge, nous accueille et, sans un mot, afin de rester dans la ligne des participants à l’évasion de Mémère, nous conduit jusqu’à un appartement très gai et confortable, composé de deux chambres contiguës et d’une salle de bains.
Je conseille à ma conquête de se zoner. Plus elle dormira, mieux nous nous porterons, elle et moi. En fait, je n’ai qu’une idée en tête et en culotte : rejoindre dard-dard l’époustouflante fille, objet de mes tourments.
Je la retrouve au salon où elle vient de se faire servir du café. Une seconde tasse vide posée sur la table basse me laisse espérer qu’elle m’attendait.
— Puis-je ? demandé-je en désignant le fauteuil faisant face au sien.
— Naturellement.
Le silence qui suit est mélodieux comme du Vivaldi. J’écoute l’hymne à l’amour qui s’élève de mon âme. Ce qu’elle joue bien, celle-là ! Je ne lui croyais pas un tel talent ! Je voudrais faire partager cette musique céleste à ma compagne. Mais son regard hermétique condamne tout épanchement. Je dois me rendre à l’évidence, si cruelle soit-elle : je ne suis pas son genre ! Oui, il faut convenir de la terrible réalité : avec cette créature d’exception, Sana, le séducteur, se ramasse comme un con. Il fait un bide, le Casanova des comptoirs ! On joue ceinture ! Son charme est inopérant. Ses langourances guère plus efficaces qu’un godemiché sur la statue de Diane. J’ai beau y aller de la prunelle, chiquer les Werther, Jocelyn, Roméo ! En voiture ! Il n’y a pas de correspondante au numéro que je sollicite.
— Jusqu’à présent, tout a parfaitement fonctionné, déclare-t-elle.
Je lève la main et fais claquer mes doigts, comme à la maternelle pour « pipi, m’dame ! ».
— Vous désirez ? s’interrompt-elle.
— Pour penser à vous, ce que je fais au moins vingt-cinq heures sur vingt-quatre, j’emploie des qualificatifs fantaisistes. Je vous nomme « la Sublime », « la Fabuleuse brune », « l’objet de mes rêves » et autres appellations du même style. Pourrais-je connaître votre prénom ? Même si vous m’en donnez un faux, il me permettra de structurer ma pensée, comprenez-vous ? Je ne puis demeurer plus longtemps dans le vague, fût-il vague à l’âme.
Elle ne réagit pas.
Elle laisse tomber brièvement :
— Je me prénomme Carson.
— Comme Carson Mac Cullers, la romancière !
— Carson, comme moi ! rectifie-t-elle.
Et, balayant la parenthèse d’un froncement de narines, elle reprend :
— A présent, reste la seconde partie de l’opération : les transactions avec le général Glavoski.
— C’est vraiment moi qui dois m’en charger ?
— Je vous l’ai moi-même précisé. Vous n’êtes plus d’accord ?
— Si, bien sûr, mais, réflexion faite, je trouve que c’est risqué.
— Pour vous ?
— Pour moi, évidemment, mais là n’est pas le problème du Big Between ; c’est risqué surtout pour la réussite du plan. Supposez qu’au lieu de traiter avec moi, le cocu de général me fasse embastiller et interroger par ses services… Vous n’ignorez pas que les Soviétiques ont un outillage extrêmement sophistiqué pour obtenir des confidences. Le sérum de vérité c’est de la grenadine pour leurs spécialistes. Je ne suis pas immunisé contre leurs produits-à-rendre-loquace. Je peux cracher le morceau.
— Il ne vous fera pas embastiller.
— Qui vous le prouve ?
— Vous allez vous rendre à Moscou muni d’un bouclier qui vous rendra invulnérable.
— Vraiment ? fais-je, encuriosé jusqu’à mes intestins les plus enfouis. Quel est ce bouclier, sublime Carson ?
— Le président de la République française.
Un instant de rien dégouline de notre présent pour permettre d’évacuer l’eau grasse de mon étonnement dans la sentine de ma compréhension, comme l’écrivait si justement Marguerite Duras dans son Ode à Jacques Chirac.
— Si vous développiez un peu plus ? suggéré-je.
— Votre président part après-demain en visite officielle pour Moscou ; il sera reçu au Kremlin en grande pompe. Le Politburo sera présent, y compris le général Glavoski. Vous ferez partie de la délégation qui escortera le chef de l’Etat français, avec un titre ronflant que j’ignore. Vous aurez alors toute latitude pour vous entretenir avec le général au cours de la réception. Glavoski parle anglais couramment, et même le français, je crois.
Je souris.
— Bien joué. Et par quel biais devrais-je l’entre-prendre ?
— Carte blanche. Ce sera à vous de jouer.
Elle achève de déguster son café. Une pendulette de verre aux rouages apparents, balance quatre coups grêles depuis la desserte en bois verni noir.
— Vous devriez aller vous reposer, conseille Carson, car vous prenez l’avion de Paris tout à l’heure à midi.
— Et la vieille ?
— Je m’en charge ; elle sera évacuée en un autre lieu pour le cas où, contre toute attente, le « bouclier » ne remplirait pas son office et où vous seriez contraint de parler. Vous ne pourrez jamais dire ce que vous ignorez, n’est-ce pas ?
Elle a enfin un léger sourire et se lève.
— Carson, balbutiè-je. Pensez-vous que, si tout va bien, un jour… Je… Vous… Nous… ?
Elle secoue la tête.
— Non, dit-elle, je ne le pense pas.
Vraiment, c’est pas la fougue !
Tu verrais notre président, l’à quel point il en jette dans les immenses salons mordorés du Kremlin ! Il n’a pas mis ses Pataugas, mais de vraies chaussures de ville marron, assorties à son complet gris clair et à ses chaussettes vertes. Sa Légion d’honneur ressemble à une balle en plein cœur, qu’on s’attend à en voir goutter du sang. Très à son aise, sûr et dominateur, il remonte ses fanons au plus haut niveau en gardant la tête continuellement levée afin de causer à ses terlocuteurs qui, eux, sont de taille normale, voire élevée. Il bavasse comme quoi ceci cela, les droits de l’homme, les droits de douanes, le prix du caviar, les fusées Lenturlu.
Un mec à frime de pélican-lassé-d’un-long-voyage l’escorte pour l’interpréter vu que le pommier des Fran-çais ne cause que le français, le subjonctif et le latin de messe.
Ses hôtes lui répondent avec de grands bons sourires francs et massifs, cordiaux à en faire caca sur la moquette. Ils l’assurent de ceci cela et qu’en tout cas, concernant le reste : pas d’inquiétude, ils en toucheront un mot à leur épicière. Le président reste gravissimo. Important comme la rose dont il est l’emblème. Hochant sa tête romaine. « C’est cela, moui, avec beaucoup de parfaitement ; épluchez-moi les œufs durs, je vous prie ! Bousculez-moi pas trop le génie, c’est fragile ces petites choses. Et le bonjour aux Sakharov, pensez-vous que mes zœuvres complètes les amuseraient ? »
L’ambiance n’est pas lourde malgré tout. Un de la délégation française qui produit son petit effet, c’est le ministre de l’Intérieur, M. Alexandre-Benoît Bérurier.
Campé devant le buffet, il porte toast sur toast en exécutant des « cul sec » sans ostentation, non pas en s’aidant de la nuque façon Von Stroheim, mais en mobilisant simplement sa glotte. Il balance le verre de vodka dans sa soute à picole : tiaff ! Avale dans la foulée. Change son verre vide contre un plein, recommence.
Elle clame bien haut, l’Excellence :
— Je bois au Kremlin !
Tiaff !
— Je bois à Bicêtre !
Tiaff !
— Je bois au tzar !
Tiaff !
— Je bois au président Staline !
Tiaff !
— Je bois au maréchal Trotski !
Tiaff !
Ses homologues n’arrivent pas à le suivre. C’est de la frénésie. Kif le chaud lapin qui embroquait une alignée de lapines en disant à chaque troussée express : « Bonjour, madame ; au revoir, madame »… Et qui, parvenu au bout de la rangée, entraîné par sa furia, s’écria : « Bonjour, papa ; au revoir, papa ! »
Il torche tout azimut, le Gros. Vodka, champagne de Crimée dont les bouchons de plastique tombent d’eux-mêmes dès qu’on a ôté l’armature métallique.
Ma pomme, ça fait déjà un bout que j’ai retapissé le général Glavoski. Comme il est en grande converse avec le général Hougredoc, de la maison militaire du président français, je dois patienter. Enfin, les généraux Chaliapaf et Kidordine venant de se joindre à eux, je me risque.
Glavoski est un grand diable, légèrement voûté, sanglé dans un uniforme boutonné sur l’épaule. Il a la mâchoire carrée, les pommettes carrées, et ressemble ainsi à un portrait de Fernand Léger. Ses arcanes souricières (Béru dixit) très proéminentes, lui donnent l’aspect d’un primate (des Gaules). Son regard, de ce fait enfoncé, est rond (boutons de bottines), chenilleux, implacable.
Je note que cet homme éminent a la lèvre barrée d’un pli amer, comme il est dit dans les beaux livres chiadés poncifs. Voyez clichés ! Clic, clac, merci, Kodak !
Profitant de ce que notre général Hougredoc salue ses homologues soviétiques, je m’adresse à Glavoski :
— Me serait-il permis, général, de vous entretenir un instant ?
J’ai virgulé ma question en français. Carson ne s’est pas trompée, l’amour (aux yeux pleins de bulles ambrées), en suggérant qu’il devait manier notre dialecte, car aussitôt, l’homme du Politburlingue opine et se détache du groupe pour me faire face.
— Je vous écoute, monsieur ? articule-t-il avec cet accent rude et chantant des Russes.
— Allons à l’écart, si vous le voulez bien. Il me consent trois mètres vingt-cinq en direction d’une embrasure de fenêtre.
— Général, je m’occupe, en France, d’une certaine section des Renseignements généraux.
Pas commode de lui déballer le bouquet ; j’aurais meilleur compte de me le foutre dans le prose et de le lui offrir en faisant l’arbre fourchu ! Un malcommode comme Glavoski, lui faire le coup des Maîtres Chanteurs de Nuremberg, faut oser.
Ses petits yeux me déstructurent de bas en haut. V’là ma pauv’ glotte qui me l’effet d’une épingle de nourrice ouverte dans mon gosier.
Il attend la suite, prêt à poireauter des heures si nécessaire.
— Mes Services sont au courant d’un pénible incident qui serait survenu à madame votre épouse.
Déjà je lui trouvais pas bonne mine, Glavoski. Pour lors, il tourne ivoire. Ivoire ancien, tu sais, la défense d’éléphant dans laquelle on a ciselé toute une caravane chinoise en route pour le Kibestan oriental ?
Il est bien sûr au courant du rapt de sa mégère, Glavo, et il doit se respirer les nuits blanches de Saint-Pétersbourg. N’a pas dormi depuis quarante-huit plombes, c’est écrit sur ses paupières crapauteuses. Pourtant, il ne moufte pas.
— Je pense, général, que tout pourrait rentrer dans l’ordre sans causer de remous dans la politique internationale ; voulez-vous que nous en discutions en toute tranquillité ?
Il continue de me coucher en joue avec ses yeux de gorille. Mais sa physionomie demeure impénétrable.
Je fais un effort pour avaler l’épingle de sûreté qui me chicane le corgnolon : imposssible !
On continue de rester face à face, nos regards enche-vêtrés.
Et puis, sans avoir dit une broque, il m’adresse un bref salut de la tête et va rejoindre les autres généraux. Il me tourne ostensiblement le dos. Je considère un instant sa stature, sa nuque rasée de près. Il a les mains au dos, façon duc de Windsor passant en revue la garde écossaise derrière les miches à bobonne. Ses doigts ne remuent pas. Aucune marque de nervosité ! J’en reste pantois !
Une main épaisse et lourde comme un quart de bœuf s’abat sur mon épaule.
— Eh ben, mon cher, j’croilliais qu’vous vinsserriez porter quèques toastes à nos aminches russkis ! déclare le ministre de l’Intérieur, vachement bourré à la clé. Leur champagne vaut pas un coup d’cid’ ; par cont’ leur volga est impec. Entièr’ment à nonante degrés. Ce dont y a d’agréab’ avec eux, c’est qu’y chipotent pas. Ça travaille dans le cul sec, y z’ont la dalle en pente ! Et moi, j’pars du princip’ qu’un gonze qu’écluse il a bon fond. Viens m’aider à trouver les gogues : faut qu’je r’mett’ le compteur à zéro ; ensuite, on f’ra honneur à messieurs les camarades !
Banquet.
Allocutions.
La France ! La Russie !
La Russie ! La France !
« N’oublions pas, pérore le président, les paroles que prononçait Joseph Reinach en 1893 : De France à Russie, il n’y a pas autre chose que cette grande chose qu’on appelle l’amour. »
Applaudissements. Tous les camarades branlent le chef (le leur, pas celui de l’Etat). Le côté : cause toujours, mais c’est beau !
Je cherche du regard le général. Il balance des beignes, comme tout un chacun. La gueule plus boutonnée que son uniforme ! M’est avis que je vais me planter mochement en fin de parcours et que le Big Between va faire ballon avec sa Partition Thanatos !
Le banquet bat son plein. Des interprètes sont disposés en quinconce entre deux convives. Je suis assis entre deux officiels soviétiques dont je n’ai pas très bien compris les fonctions. Ils me posent, via l’interprète, des chiées de questions sur la France, son plan septennal, ses conserveries de caviar de la Gironde et tout ça…
La fille qui traduit a une voix feutrée, impersonnelle, pour annoncer les mouvements d’avions dans un aéroport. Elle est vêtue d’un tailleur gris à coupe soldatesque, coiffée tiré avec une bite de cheval, pardon : avec une queue-de-cheval maintenue par un élastique. Son nez est chaussé de grosses lunettes dont les verres épais transforment ses yeux en sulfures.
A la fin du repas, au moment où tout le monde se lève, elle me chuchote :
— Si vous voulez bien me suivre, quelqu’un aimerait vous entretenir en particulier.
Une inondation de bonheur ! Ça me ruisselle jusque dans les chaussettes, qu’allons bon, je vais m’enrhumer car je crains les pieds mouillés.
Elle profite de l’effervescence pour m’entraîner jusqu’à une porte discrète d’en haut de laquelle est écrit en caractères acryliques « Issue interdite ».
La lourde donne sur un couloir en boiseries sombres. Au bout, un escalier de pierre. On le gravit. Un palier désert où prennent des portes à double battants. La môme besicles en ouvre une et donne la lumière. Nous sommes dans un vaste salon désert, aux sièges lourds et dorés, style Grande Catherine. Recouverts de velours grenat, turellement. Les parquets de marqueterie feraient mouiller les gens qui aiment les parquets marquetés, et les tableaux de batailles accrochés aux murs feraient bander ceux qui aiment les scènes de guerre.
— Asseyez-vous ! me propose la camarade inter-prète.
J’opte pour un siège grand comme la scène du Metro-politan Opera ; me contente de son extrémité et patiente.
Pas longtemps.
Je m’attendais à la venue du général Glavoski. Espoir fou, espoir vain. C’est deux mecs qui entrent.
Deux hommes plutôt jeunes, portant des complets de confection, neufs, mais de confection Est.
La fille se barre discrètement. Les deux types traînent une banquette face à mon fauteuil et s’installent côte à côte.
Je note alors que l’un des arrivants tient sous le bras un coffret plat recouvert de toile noire qui fait songer à une grande boîte à compas.
C’est curieux : on dirait des frères. Parole : ils se ressemblent au point d’avoir la même fossette au menton et le même nez plantureux.
— Alors ? attaqué-je d’un ton faussement guilleret.
L’un des hommes parle sans presque ouvrir la bouche, à croire qu’il a la mâchoire paralysée. Il s’exprime en français.
— Vous êtes le commissaire San-Antonio, annonce-t-il tout bas ; vous travaillez pour le compte du B.B. et vous avez enlevé la femme du camarade Glavoski.
Bath préambule, non ? Qui c’est’y qui l’a dans le fignedé ? C’est le petit Sana ! Il se prenait pour Super-man, il n’est que supernave !
Voire !
Pour être franc, les « moniteurs sadiques » du Big Between ont transformé quelque chose en moi. Quel-que chose d’essentiel. M’ont rendu plus réaliste, ces chéris. Plus fulgurant dans mes déterminations. Avant de me frotter à eux, ma tactique était basée sur la démerde. Lorsque je me trouvais plongé dans une fosse à embrouilles, je m’arrangeais pour m’en arracher. Main-te-nant, mon optique est totalement différente. Elle consiste à éviter d’y tomber. Pour cela une promptitude de raisonnement est nécessaire. L’instinct doit alors décider en un éclair. Je te prends le cas présent et te le décompose.
Je suis dans un salon retiré du Kremlin, face à deux types pas catholiques qui m’annoncent d’emblée que je suis démasqué. Ces deux hommes ont une mission précise : me faire dire où se trouve la mère Glavoski. Ensuite, ils « m’arriveront un accident ». J’aurai une crise cardiaque ou un truc de ce genre. Ils présenteront leurs « biens sincères condoléances » à mon président, et bye-bye, San-Antonio ! La page sera tournée.
Le temps de frotter une allouf, je me raconte tout cela. La boîte noire, qu’un de mes vis-à-vis garde sous son bras, est lourde de menaces. Je m’attends à tout, très vite. Alors, pas d’histoire, mon Tonio : agis le premier.
Ce que j’opère. Avant mon stage dans « l’île », je ne savais pas le faire. A présent, regarde.
Hop ! Je me jette sur le dos, mes mains bien cramponnées aux accoudoirs du fauteuil. Je place mes jambes en « V » majuscule, chacun de mes souliers se trouvant à l’extérieur de chacune des deux têtes me faisant face. Je resserre violemment mes cannes. Les deux tronches se trouvent brutalement réunies. Ça produit un choc très violent.
Ce que je te bonnis là va encore plus vite que les pensées ayant précédé. Le temps de compter jusqu’à 1 et c’est fini. Mes tagonistes sont estourbis. Deuxième opération : je ramène mes genoux à mon ventre et propulse mes pinceaux dans les deux poitrines. Les deux gars tombent de leur foutue banquette. Exercice number three : j’exécute un rétablissement après avoir confirmé ma prise d’appui sur les accoudoirs et me retrouve en position verticale avec mes souliers posés bien à plat sur les deux ventres des assommés. Ça les vide de leur air.
Pour dire d’emporter un souvenir, j’empare la boîte et gagne la sortie. Dans le couloir, il y a la môme interprète aux lunettes grosses comme des cloches à fromage. Elle est accoudée à la rambarde de l’escalier et attend. Quand elle me voit, elle a un léger sursaut, lequel me confirme que j’ai vu juste et que les deux mecs nourrissaient contre moi de funestes projets.
— Ces messieurs ont besoin de vous, lui dis-je.
Elle n’en croit rien, bien sûr, mais comme je viens d’ouvrir la boîte noire, elle n’insiste pas.
Entre au salon.
Regarde la scène touchante des deux chérubins inanimés et qui n’ont plus d’âme pour l’instant, alors que le premier objet, hein ? Bon.
Dans le coffret, je trouve une autre boîte noire de la dimension d’un étui-réclame de cinq cigarettes, comme on t’en distribue lors des promotions sur les plages ou à la sortie des cinoches. Je l’examine. Ses parois sont contractables. Une première pression fait sortir une aiguille infiniment fine de l’appareil. Une seconde propulse une ou deux gouttes d’un liquide brun. Une troisième fait rentrer l’aiguille.
— Vous connaissez ce gadget ? demandé-je à l’interprète.
Elle est belle joueuse. Pas d’atermoiements, de salades plus ou moins frisées, de berlues pas fraîches.
— C’est un déconnecteur de volonté.
— J’imaginais une chose de ce genre, lui assuré-je. Et parce que je l’imaginais, comme vous pouvez le constater, j’ai pris les devants.
Là-dessus, je lui aligne une manchette spéciale Big Between. Au milieu des reins. La vilaine mademoiselle s’écroule sans insister.
Satisfait, j’abandonne le trio pour redescendre dans les appartements d’apparat.
Son Excellence Alexandre-Benoît Bérurier pérore au milieu d’un groupe de diplomates internationaux. Elle raconte des histoires belges, Son Excellence. Elle est équipée d’un interprète mâle, du genre étudiant à lunettes, échappé d’un roman de Dostoïevski.
Elle dit, Son Excellence :
— V’savez-t-il-t’il pourquoi tous les coiffeurs belges viennent de débarquer en France ?
Un temps, il parcourt l’assistance de son regard radieux, couleur de rubis.
— C’est parce qu’ils ont appris que la France va bientôt friser les trois millions de chômeurs !
Il rit le premier. L’interprète mélancolique traduit, sans joie. Quelques sourires polis saluent la blague.
Alors, Son Excellence passe la vitesse supérieure.
— J’vas vous en raconter un’ aut’. C’t’un Belgium qui rent’ chez lui à son domicile. Y tient une affreuse merde dégoulinante à la main, et y dit à sa bonne femme : « Regarde un peu dans quoi j’ai failli marcher ! »
Cette fois, il se ramasse vilain, l’artiste. Personne ne sourit ; soit que l’interprète ait mal traduit, soit que l’aspect scatologique de l’historiette ne séduise pas le corps diplomatique.
L’Excellence se vesque.
— J’voudrais pas vous chicaner, gentelmants, mais vous aut’, l’sens d’l’humour, connais pas, hein ?
Elle hausse ses puissantes épaules.
— Tiens, vous m’courez su’ la prostate, tous ! J’vas aller réclamer un rabe d’Volga au poiv’…
M’apercevant, le ministre déclare :
— Y sont cons comme des balais et m’foutent la gerbe. Faut qu’j’trouv’ un embrasement d’fenêt’ pour y aller d’une p’tite fusée discrète. C’est leur borche qui m’fait beurg…
Je l’abandonne à ses problèmes de trop-plein, lesquels me paraissent en bonne voie de solution et pars à la recherche du général Glavoski. Ma détermination est hallucinante. Jamais dans ma garce de carrière, je ne me suis senti à ce point implacable.
Le cocu en uniforme s’entretient avec l’ambassadeur de France, à deux pas du président, lequel, érudit comme un fou, disserte sur l’influence de Gogol dans la pharmacopée ; comme quoi, le Goménol, par exemple, tire son appellation du patronyme de l’auteur des Ames mortes.
Ma pomme, tu sais quoi ?
J’assure l’appareil en main, tu sais, le petit déconnecteur de volonté.
En presse le flanc.
L’aiguille jaillit.
Paré. Je vais me placer derrière le général Glavoski. Et « tchac » ! Dans les miches.
J’agis si vite que l’intéressé n’a pas le temps d’éprouver une douleur. Et puis l’aiguille est si fine ! En outre, le cul n’est pas le siège de la souffrance ! Quel est le dégueulasse qui vient de crier « Bien au contraire ? ». C’est malin !
Il se retourne cependant, m’avise et marque la même surprise que l’interprète quand je suis sorti du salon.
— Tout va bien, général, lui dis-je avec un radieux sourire comme sur la pub pour la constipation, montrant le visage reconnaissant du mec retour des gogues (mot également dérivé de Gogol).
Il a un léger flottement. Puis son visage se détend. Il oublie l’ambassadeur de France resté en carafe. Le diplomate devient voltigeur comme on dit à la régie des tabacs, et vexé, se casse en direction du Secrétaire général du Parti pour lui demander la date des élections libres et si le Front National soviétique l’inquiète, tout ça…
Une transformation s’opère, à vue d’œil, dans la personne de Glavoski. Il perd sa morgue hautaine, son œil en double poinçon. Sa frite s’humanise enfin.
— Alors, vous allez me rendre ma Natacha ? il bredouille.
— Je suis venu pour ça, Glavo, le rassuré-je.
— N’est-ce pas qu’elle est merveilleuse ?
— Plus encore : fabuleuse. Elle vous adore.
— Vraiment ?
— Comme si vous ne le saviez pas.
Il me prend le bras et soupire :
— Vous êtes gentil. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
— Trois fois rien, simplement me remettre la Par-ti-tion Thanatos.
Et voilà. Comme ça, peinardos, en plein Kremlin. Au milieu de tous les dignitaires du pays.
Le général réfléchit.
— Demain, dit-il, promis.
— Non, mon cher : tout de suite. Vous devez faire ça pour Natacha, par amour pour elle.
Nouveau temps de réflexion de mon terlocuteur.
— Ça ne va pas être facile.
— Pourquoi ?
— La cassette se trouve dans le coffre Illovitch de la chambre forte ; je ne peux, tout seul, en demander l’ouverture. Nous devons être au moins trois membres du Politburo.
— Qui surveille la chambre forte ?
— Une garde spéciale d’élite.
— Combien d’éléments ?
— Six hommes en permanence.
— L’ouverture du coffre ?
— Un spécialiste qui obtient la combinaison en se mettant en liaison avec le centre de surveillance ; cette combinaison change automatiquement toutes les heures et le décodeur ne fonctionne que si trois membres du Politburo apposent leurs empreintes digitales sur une touche magnétique.
Tu sais ce que c’est quand tu te sens brusquement assailli par la grippe ? La tête lourde, la gorge cuisante, des frissons dans les membres et la fièvre qui monte le thermostat d’ambiance de ta foutue carcasse. Eh bien, je ressens un truc de ce genre en ce moment. Comment pourrai-je accéder à ce foutu coffiot ? Si près du but, la couille ! Merde ! Merde ! Meeeeerde !
— Demain, je…
Oh ! sa gueule à ce grand cornard ! Demain, il aura probablement récupéré. Demain sera un autre jour.
— Il y a d’autres membres du Politburo dans cette pièce, je suppose ?
— Naturellement.
— Au moins deux ?
Glavoski parcourt l’immense salon du regard.
— Beaucoup plus.
— Désignez-m’en deux !
Il obtempère, docile comme un chien d’aveugle, tout doux, presque tendre… Dis-moi, il dure combien de temps l’effet du neutraliseur ?
— Ce petit homme chauve, assez gros, là-bas, sous le tableau représentant le passage de la Berezina par cette ordure de Napoléon.
— D’accord ; et un autre encore ?
— Le vieillard qui a un début de Parkinson et qui s’appuie sur une canne noire.
— Admirable, venez !
T’as déjà pigé que je réutilise le déconnecteur de volonté. A la sauvette. Je bouscule très légèrement les deux bonshommes indiqués.
— Oh ! pardon ! je fais.
Ils répondent que « Ce n’est rien », dans leur patois originel.
Tu parles !
Combien le petit injecteur contient-il de doses, selon toi ? T’en sais fichtre rien ? J’aurais dû m’en gaffer, t’es incapable de me filer la moindre indication et je dois toujours faire tout seul.
Me reste qu’à espérer qu’il est chargé pour plusieurs clients.
— Demandez-leur de vous escorter au coffre, camarade général. Insistez. Tout doit être réglé dans l’heure qui vient.
J’attends la fin des pourparlers. Non loin, Son Excel-lence bérurière accroche une quantité de wagons. Elle carcasse, tousse, gerbe, fuse, aboie, feule, blatère, glapit, cancane. C’est un zoo à soi seul, le Gros !
Ministre, pas ministre, simple inspecteur ou ramasseur de mégots, il restera jusqu’au bout pareil à lui-même : superbe, ardent, flamboyant. Ses yeux pendent sur ses joues. Il les replace dans leurs orbites du dos de la main, comme une mégère courroucée remet ses nichons en cage après une algarade.
Ah ! elle ne passe pas inaperçue, l’Excellence.
Glavoski revient à moi, flanqué de ses deux homo-logues.
— Mes collègues acceptent de m’accompagner. Venez !
Dédale…
On sort.
Pénètre dans un autre bâtiment situé au fond et à gauche.
Messieurs les camarades se font déponner les lourdes les plus musclées. Le vieux kroum qui sucre marche le plus rapidement possible, comme s’il se sauvait de l’hôpital gériatrique, piquetant le sol de sa canne avec la régularité d’un hallebardier.
Glavoski est un personnage beaucoup craint, cela se voit à l’empressement qu’on met à obéir à ses ordres.
On se pointe dans le saint des saints, jusqu’au maître-autel, en l’occurrence la salle des coffres. Six hommes en uniformes noirs sont assis dans un sas fortement grillagé, mitraillettes en pognes.
Ça devient critique. Glavoski parlemente. Ses deux potes approuvent. On leur fait signer des documents. Puis on leur ouvre. Ma pomme, je dois attendre devant la grille.
A travers les énormes barreaux (ou plutôt à travers leur espacement, car ils ne sont pas transparents), j’assiste à la suite de l’opération.
Dans la salle des coffres, y a des coffres. Et puis un homme en combinaison rouge.
Ça continue de jacter. Nouvelles fiches signées des trois personnages. L’homme en rouge manipule des cadrans très compliqués me paraît-il, mais je suis à bonne distance, et peut-être ne le sont-ils pas si tellement ?
La progression continue.
Les quatre mecs arrivent devant un coffre si rébarbatif qu’aucun casseur jamais n’oserait lui adresser la parole ni lui faire l’insulte du chalumeau.
Fiche magnétique. Messieurs les membres du Polit-buro appliquent leur pouce droit sur une surface bleutée.
Le gonzier en combinaison ouvre l’énorme porte et s’empare d’un paquet placé sous scellées. Le général s’en empare.
Un processus inverse, celui du retour, s’opère alors.
Je ne sens plus battre mon cœur, tellement il est en hibernation, le pauvre. Je l’aurai mis à rude épreuve !
Mes trois compagnons me rejoignent enfin.
On se retire.
La cour… Des dômes brillent au clair de lune. On perçoit le brouhaha de la monstre réception. Sainte Russie ! Chère Russie ! Une bise aigre rôde dans le Kremlin. Des gardes gardent en arpentant leur part de bitume au pas de parade qui évoque le pas de l’oie des nazis.
— Général, fais-je au cornard, nous allons prendre congé de ces deux messieurs ; remerciez-les de leur obligeance et accompagnez-moi jusqu’à l’ambassade de France. Vous devez bien connaître une sortie discrète ?
Il consent, toujours en pleine docilité. Ce gadget, tu parles d’un élixir de tranquillité ! Faut que je le ramène à la maison, je le prendrai avec moi lorsque j’irai demander un abattement d’impôts à mon contrôleur.
Et ça se passe bien.
On salue les deux camarades, Glavoski m’entraîne vers une poterne gardée par deux sentinelles. Ces dernières le reconnaissent et lui présentent les armes.
Ouf ! Nous voici dehors…
Des espaces immenses dans la nuit. Tout est désert. Des étoiles brillent au ciel et, crois-moi ou va te faire décaper le fondement chez les Hellènes, mais ce sont les mêmes qu’à Saint-Cloud ; ce qui te prouve bien qu’on est peu de chose, n’est-ce pas ?
Aussitôt, je me convoque pour une conférence au sommet. Dans ma hâte de vider les lieux, je n’ai pas pensé à un mode de locomotion. On ne va pas se baguenauder bras dessus, bras dessous, à onze plombes du soir dans Moscou, le camarade général et moi, si ?
Comme répondant à ma question, une voiture surgit. Une grande tire noire CD (corps diplomatique). Elle ralentit et stoppe devant nous. Pavillon britannique. La portière arrière s’entrouvre. La lumière du plafonnier me permet de reconnaître Duck, assis dans la Bentley ancien modèle, un bras négligemment passé dans l’accoudoir.
Avec lui, il ne faut jamais s’étonner de rien.
— Vous passiez ? ricané-je.
— Non, répond-il, je venais vous chercher.
Je vais pour m’étonner, lui demander comment il a pu savoir que je me trouvais là à cet instant. Mais je sais qu’avec le B.B. il ne faut en aucun cas être surpris. Duck sait tout de mon comportement. Va savoir si, dans l’île, ils ne m’ont pas foutu dans l’estomac ou ailleurs quelque émetteur de leur invention capable de les renseigner sur tout ce que je fais, voire sur tout ce que je dis.
— Le général nous accompagne ?
— Pas nécessairement, il manquerait à la soirée officielle. Qu’il vous remette son petit paquet ; demain, son épouse regagnera le domicile conjugal.
Glavoski me tend spontanément la chose scellée.
— Je peux compter sur vous ? me dit-il.
Pas le temps de donner ma parole. D’ailleurs à quoi bon ? Comme je n’en ai qu’une, je suis toujours obligé de la reprendre. Non, je n’ai pas le temps car voilà que quatre bagnoles débouchent en trombe, qui freinent à mort et cernent la Bentley.
— Fâcheux, soupire Duck. L’alerte aura été vite donnée.
C’est tout.
Ça se met à grouiller autour de nous. On nous déménage de la tire diplomatique, bien que nous nous trouvions en territoire étranger. Des policiers en uniforme, d’autres en civil, mais qui paraissent plus en uniforme que les premiers !
On nous embarque avec le général dans les autres chignoles. Le chauffeur anglais est de la partie aussi. Flegmatique.
Brève randonnée.
Tout le monde descend. On gravit les quatre marches d’un perron. On nous pousse sans ménagements par des couloirs administratifs.
Ça ressemble à un film style « 1984 ». Tout est gris, froid, hostile. Personne ne parle. Il n’y a que des bruits et ils sont lugubres comme la plainte du vent dans le château de Dracula.
Nous voilà fait aux pattes.
Aux Karpates !
Je lorgne mes deux compères : Duck et Glavoski. Le premier semble assister aux courses d’Ascot, le second retrouve son visage géométrique et dur.
On nous introduit, pour finir le périple, dans un vaste bureau qui ressemble un peu à un tribunal car il comporte une longue table derrière laquelle ont pris place côte à côte trois personnages.
Deux autres petits bureaux métalliques, de part et d’autre, avec un homme à celui de gauche et une femme en uniforme à celui de droite. Des chaises pliantes, en plexiglas, sont disposées face à l’aréopage. On nous fait asseoir. Le reste de la troupe demeure debout devant les issues.
Le paquet que m’a remis le général m’a été arraché des mains au commencement de l’opération. Un flic en tenue le dépose devant le « président » du tribunal.
Celui-ci prend un poignard servant de coupe-papier et découpe l’emballage de grosse toile. Il extrait une cassette du sac éventré.
Il tourne celle-ci dans ses mains. Pose une question à Glavoski.
Ce dernier ne répond pas.
Le « président » s’abstient d’insister et balance un ordre à la ronde. La femme ouvre un tiroir et y prend un petit cassettophone qu’elle apporte au président. Lequel lui présente la cassette.
A cet instant, Duck murmure, sans se tourner vers moi :
— Je viens de glisser deux boules Quiès dans votre poche gauche, dépêchez-vous de vous les enfoncer dans les oreilles !
Diable d’homme ! Génial démon ! Esprit satanique !
Comment a-t-il pu me filer ces boules dans la vague, à la vulve et à la suce de tout le monde (comme dit Béru). Sans que je m’en rende compte moi-même.
Je glisse ma main dans ma vague, négligemment. Le contact gélatineux des boulettes… Je les cueille. Un temps… M’en farcis une portugaise. Merci… Puis l’autre. Thank you.
La femme en uniforme a achevé de charger l’appareil. Elle l’enclenche.
Je mate le général. Il se tient bien droit sur sa chaise. Livide.
Les camarades du « tribunal » ont pris des attitudes attentives : menton dans la main, ou bien bras croisés, tête inclinée, air aiguisé…
Ça se met à mouliner. Je me suis si tant tellement farci les coquilles que je ne discerne pas la moindre broque.
Tout le monde écoute.
Mais !
Mais ! Mais !
Mais ! Mais ! Mais !
Mais ! Mais ! Mais ! Mais !
Que se passe-t-il (ou-t-elle) ?
In-cro-yable !
Voilà l’assemblée qui semble frappée de torpeur.
Chacun des assistants paraît avoir du mal à respirer. Je te jure que je ne plaisante pas ! Ils halètent tous : les « juges », le général, le chauffeur britannique, les policiers. Ils ouvrent grandes leurs gueules, comme s’ils étouffaient. Les plus costauds se compriment la poitrine. Et puis les voilà qui perdent totalement conscience et qui s’écroulent. En quelques minutes, trois ou quatre pas davantage, tout le monde est out, écroulé, anéanti.
Alors Duck se lève et va ramasser le cassettophone sur le bureau de la secrétaire. Il me fait signe qu’on doit se tailler.
Avant de sortir de la salle, il passe l’appareil à l’extérieur, attend un instant et sort.
Les poulets demeurés dans les couloirs se tordent à qui mieux mieux…
On poursuit notre évacuation, sans se presser. Il brandit le cassettophone comme un auto-stoppeur la pancarte indiquant sa destination de rêve.
Dehors, il y a un début d’intervention. Des gars se jettent sur nous, mais en moins de temps qu’il n’en faut à un battu électoral pour déclarer qu’il a gagné, ces inverventionnistes vont à dame.
Notre bagnole est encore là. Duck prend place au volant, mézigue à son côté.
Décarrade.
Tout en conduisant, il stoppe l’appareil, l’ouvre et récupère la cassette qu’il glisse dans sa poche. Il arrache ses boules Quies devenues inutiles. J’en fais autant.
— Ouf ! soupire-t-il.
Il drive à l’énergie.
— Sacré gadget, fais-je. Quelqu’un a donc inventé des sons possédant une valeur soporifique ?
— Mieux que ça, répond Duck ; des sons qui détruisent les cellules du cerveau en deux cents secondes.
— Voulez-vous dire que tous ces gens… ?
— Ils sont morts, oui.
— Et le général Glavoski n’a rien dit ?
— Il était devenu un traître et on ne plaisante pas ici avec ce genre de plaisanterie. Il a préféré en finir en beauté.
Duck soupire :
— Je suis navré pour mon chauffeur, je n’avais que quatre boules Quies à ma disposition.
— Merci de m’avoir donné la préférence.
Il sourit.
— A tout seigneur tout honneur. Je crois que vous êtes bien l’homme que nous cherchions, commissaire. Bravo pour la manière dont vous vous êtes acquitté de cette mission.
— Hum, je vous dois beaucoup.
— Un jour viendra où vous ne me devrez plus rien. Où vous serez devenu mon égal.
Un silence total, puisque nous roulons en Bentley.
— Vous pensez que nous avons une chance de nous en tirer ?
— Evidemment, c’est la pleine pagaille au K.G.B., le temps qu’ils commencent à déblayer le terrain, nous serons loin.
— Où allons-nous ?
— A l’aéroport, un vol spécial nous attend. Toutes les formalités sont faites.
Je vous le disais : marner pour le Big Between, c’est du gâteau à la crème Chantilly !
Mais je me demande si je vais continuer longtemps, car l’ennui, avec la Chantilly, c’est qu’elle vous flanque rapidement mal au cœur.
Le jet troue la nuit.
Duck s’est endormi aussitôt qu’assis. Un sommeil étrange de héros. Nonchalant. Serein. Pas grotesque pour un kopeck.
Sommeil de gentleman.
Sommeil de très grand.
Tu sais que je l’admire tellement, cet homme, que je commence franchement à l’aimer ?
Comme s’il prenait conscience de mon attendrissement, il ouvre les yeux et me sourit.
Puis jette un œil à sa montre.
— Nous devons survoler l’Allemagne fédérale maintenant ; c’est parfait !
— Je ne vous ai pas demandé notre itinéraire puis-qu’on ne pose pas de question au B.B.
— Vous avez bien fait.
Il polit ses ongles sur son revers de smoking.
— Amsterdam, lâche-t-il au bout d’un instant.
— Merci.
Il adresse un geste à l’unique steward du jet.
— Deux coupes de champagne et un cigare ! demande Duck. (Puis il murmure :) Pas de question, c’est quand on débute. Maintenant que vous devenez sociétaire, vous avez le droit d’en poser.
— Combien ?
— Si elles sont intéressantes, deux.
— Parfait, alors voici la première : miss Carson, c’est votre fille, n’est-ce pas ?
Il a un petit temps mort.
— Pourquoi ?
— Elle a la même légère tache brune que vous, sous l’oreille droite, la même indomptable énergie.
Duck prend une coupe sur le plateau qu’on nous présente et me la passe. Puis il rafle la seconde pour lui.
— Allumez-moi le cigare ! ordonne-t-il au steward.
Il boit une gorgée.
— En effet, c’est ma fille, répond-il enfin. Elle est très réussie, n’est-ce pas ?
— Trop, soupiré-je ; un être aussi fabuleux, c’est anormal, monsieur Duck, ça détruit le mâle en lui flanquant des complexes.
Je bois à mon tour. C’est gut gut, dirait la mère Glavoski. Pardon : la veuve Glavoski ! Frappé à point et ça picote merveilleusement la langue.
— Votre deuxième question ?
Je me jette à l’eau :
— Quelque chose d’impondérable m’affirme que le Big Between c’est vous, vous tout seul, mister Duck. Les autres ne sont que des figurants chargés de détourner l’attention.
Il reste de marbre cette fois.
Le steward lui présente son cigare, le bout incandescent tourné vers le haut. Duck s’en empare, le glisse entre ses lèvres, l’y fait tourner lentement pour humecter la cape, bien l’assurer en bouche.
— Ceci n’est pas une question, mais une simple hypothèse, commissaire. Je n’ai pas à répondre à une hypothèse.
Il exhale voluptueusement sa première goulée avant de conclure :
— Mais vous êtes vraiment l’homme qu’il NOUS faut.