7

J’étais encore abruti de sommeil et je secouai la tête pour m’éclaircir les idées :

— Et alors, Rog, qu’est-ce qu’il y a de si terrible ? C’est bien le but que vous cherchiez à atteindre, n’est-ce pas ?

— Oui ! bien sûr, mais…

— Mais quoi ? Non ! Je ne vous comprends pas. Depuis des années, vos amis et vous travaillez pour que se produise ce qui se produit aujourd’hui. Voilà que ça y est, et à vous voir, on penserait à une fiancée qui a changé d’avis et qui décide qu’elle ne se marie pas. Les noirs n’ont pas marqué leur essai. Aux blancs de jouer. Bravo !… Ce n’est pas comme ça ?

— Vous ne comprenez rien à la politique.

— Mais bien sûr que non ! je me suis fais recaler à mon brevet de chef de patrouille du temps où j’étais boy-scout, ça m’en a guéri à jamais.

— Eh bien, vous saurez qu’il y a un moment pour tout.

— Mon père me le disait toujours… Vous voulez dire, Rog, que si vous étiez le gouvernement, Quiroga n’aurait pas donné sa démission. Mais pourquoi dites-vous qu’ils nous ont déclaré la guerre ?

— Laissez-moi vous expliquer. Notre véritable objectif était d’obtenir que l’Assemblée mette le ministère en minorité. A ce moment, élections générales. Mais à notre heure. Au moment où nous aurions été sûrs de gagner, c’est-à-dire d’obtenir la majorité.

— Alors vous ne croyez pas que vous puissiez l’obtenir à présent ? Vous estimez donc que Quiroga va reprendre le pouvoir pour cinq années complètes ? Sinon Quiroga, du moins le Parti de l’Humanité ?

— Non ! ce n’est pas exactement ça. Je crois que nous avons de bonnes chances de remporter un succès électoral.

— Mais alors, je dois rêver, vous voulez dire que vous ne voulez pas être les vainqueurs ?

— Mais si, bien sûr. Mais vous ne voyez pas ce que cette démission nous fait ?

— Non. Je suppose que je ne vois pas.

— Bon. Alors écoutez-moi et tâchez de me comprendre. Le ministre au pouvoir peut faire procéder à des élections générales, quand il le désire. D’habitude on appelle aux urnes au moment qui semble le plus favorable. Et le cabinet ne présente pas sa démission entre le moment où il est nommé et la date normale des élections sauf si on l’y contraint. Est-ce que vous suivez bien ?

— Je crois que oui.

— Mais dans le cas présent, le cabinet Quiroga a fait voter la date des élections générales, puis a présenté sa démission collective. Il laisse par conséquent l’Empire sans gouvernement. Ce qui oblige le souverain à faire appel à un cabinet d’expédition des affaires courantes. Selon la lettre de la loi, on peut faire appel à n’importe quel membre de la Grande Assemblée. En fait, les usages constitutionnels exigent qu’on ait recours au leader de l’opposition. Pour une raison bien simple, c’est que la chose est indispensable dans notre système. Parce que cela empêche une démission de ce genre d’être un simple geste. D’autres méthodes ont été employées. Il y a même eu des moments où l’on changeait aussi facilement de ministères que de chaussettes. Mais notre système actuel assure une responsabilité ministérielle véritable.

J’étais si occupé à essayer de comprendre que je faillis ne pas entendre la suite :

— Et c’est pour cette raison que l’empereur a convoqué M. Bonforte à la Nouvelle Batavia.

— Oui ! bien entendu.

Et je me disais que je ne connaissais pas notre capitale impériale. La seule fois où j’avais été dans la Lune, les vicissitudes de la profession m’avaient laissé sans loisir ni sou ni maille pour visiter la planète satellite :

— Ah ! et c’est pour ça que nous avons encore changé d’orbite, n’est-ce pas ? Ma foi, tant pis ! je m’en ferai une raison. Je suppose que vous pourrez toujours vous arranger pour me renvoyer chez moi, même si le Tommie ne peut pas rentrer tout de suite sur Terre ?

— Mais ne vous occupez pas de ça. En temps utile, le capitaine Broadbent peut vous trouver mille et une façons de vous faire regagner Terre.

— Je vous demande pardon. J’oubliais que vous aviez d’autres soucis en tête, Rog. Vous savez, quelques jours en plus ou en moins sur la Lune ne me gênent pas. Évidemment, maintenant que le travail est terminé, j’aimerais autant rentrer à la maison. Mais rien ne me presse. Merci tout de même du tuyau. Mais qu’est-ce qui se passe, Rog ? vous avez l’air salement ennuyé ?

— Vous voyez bien, Chef. L’empereur convoque M. Bonforte. L’empereur, mon gars ! Et M. Bonforte est hors d’état d’apparaître à une audience. Ils ont joué le gambit et peut-être est-ce pour nous échec et mat ?

— Attendez un moment, Rog. Moins vite. Je vois assez bien à quoi vous voulez en venir. Mais, bon Dieu, mon ami, nous ne sommes pas encore arrivés. Nous nous trouvons à des millions de kilomètres de la Nouvelle Batavia. A deux cent cinquante ou trois cent cinquante millions de kilomètres. Ou plus ou moins, allez savoir ! D’ici à notre arrivée le toubib aura bien réussi à essorer complètement le cerveau de son malade et à le requinquer suffisamment pour qu’il puisse jouer sa partie. N’est-ce pas ?

— Eh bien, nous l’espérons.

— Mais vous n’en êtes pas sûr ?

— On ne peut pas en être sûr. Capek prétend qu’on ne possède pas beaucoup de connaissances cliniques au sujet de l’effet de doses aussi massives. Il y a des réactions personnelles et cela dépend aussi du dosage exact de la drogue employée.

Cela me rappelait la fois où la doublure m’avait fait prendre un purgatif puissant juste avant la représentation. (Mais j’avais tenu bon quand même, ce qui prouve bien la supériorité de l’esprit sur la matière. Après quoi je l’avais fait flanquer à la porte.)

— Alors si je comprends bien, Rog, vous êtes en train de m’expliquer qu’on lui a administré cette énorme dose inutile, avant de le laisser aller, uniquement en vue de ce qui se passe à présent ?

— Écoutez, c’est mon sentiment. C’est aussi celui de Capek.

— Ce qui laisserait croire que Quiroga est derrière le kidnapping, et que nous aurions eu un gangster comme premier ministre ?

Rog branla du chef :

— Ça n’est pas obligatoire. Ce n’est même pas probable. Non. Cela laisserait croire plutôt que ce sont les mêmes forces qui sont derrière les actionnistes et derrière le Parti de l’Humanité. Mais vous ne pourrez jamais le prouver. Ils sont hors d’atteinte. Ils sont ultra-respectables. Mais il est en leur pouvoir de faire savoir à Quiroga qu’il est temps de passer la main et d’aller faire le mort. Et que Quiroga comprenne et obéisse. Et vraisemblablement sans lui fournir d’explication !

— Sapristi ! Vous voulez dire que l’homme le plus important de l’Empire se replie en deux et prend congé, comme ça ! simplement parce que quelqu’un dans les coulisses lui a soufflé que c’était ce qu’il fallait faire ?

— Je crains que ce soit exactement ça.

— Eh bien, la politique, quel sale jeu !

— Mais non ! pas du tout ! Il n’existe pas de sale jeu. Il y a de sales joueurs.

— Je ne vois pas la différence.

— Elle est énorme. Quiroga est un politicien de dix-huitième ordre. Et selon moi, il est la créature de gangsters. Mais il n’y a rien qui soit de dix-huitième ordre chez John Joseph Bonforte, et jamais, au grand jamais, il n’a été la créature de qui que ce soit. En tant qu’exécutant, il croyait à la cause. En tant que dirigeant, il dirige par conviction et il agit selon cette conviction.

— Au temps pour moi, dis-je humblement. Dans ces conditions, qu’est-ce qu’on fait ? On peut empêcher Dak de peser trop lourdement sur l’accélérateur de manière à n’atteindre la Nouvelle Batavia que quand le patron sera de nouveau en forme ?

— On ne peut pas s’attarder. Bien sûr, on n’est pas forcé de marcher sous plus d’un G. Personne ne s’attend qu’un homme de l’âge de Bonforte subisse une fatigue cardiaque exagérée. Mais pas de retard supplémentaire. Quand l’empereur vous fait appeler, on vient.

— Alors quoi ?

— Mmm…

Rog ne répondit pas. Rog se contenta de me regarder sans rien dire. Et tout soudain, je m’affolai :

— Attention, Rog, n’allez pas vous lancer de nouveau dans de folles idées. Toute cette histoire ne me regarde pas, tout simplement. Pour ce qui est de moi, c’est fini, fini ! A part quelques apparitions sur votre astronef, plus rien ! Il vous reste à me payer et à me renvoyer dans mes foyers. Sale ou pas, la politique est un jeu auquel je ne joue pas. Je vous promets même de ne plus jamais me faire inscrire sur les listes électorales.

— Mais vous n’auriez sans doute rien à faire. Il est presque certain que le Dr Capek l’aura remis sur pied entre-temps. Mais ce n’est pas commes’il s’agissait de quelque chose de difficile. Rien à voir avec cette cérémonie d’adoption. Non ! il s’agit simplement d’une audience de l’empereur et…

— L’empereur !… avais-je hurlé.

Comme presque tous les Américains, je ne comprends pas la monarchie, et, sans doute, je n’approuvais pas cette institution, dans le fond de mon cœur. Comme eux, j’éprouvais une sorte de crainte que je n’avouais pas, une crainte pas très franche à l’égard des rois. Après tout, nous autres Américains nous n’étions venus à la monarchie que par la petite porte. Au moment où nous avions accepté de troquer notre signature au Traité d’Association contre les avantages du statut de partenaire à voix entière dans les affaires impériales, il avait été convenu que rien ne serait changé à nos institutions locales, à notre constitution, et ainsi de suite. Tacitement, il avait été convenu, également, que jamais aucun membre de la famille royale ne visiterait l’Amérique. Peut-être était-ce une erreur. Peut-être que si nous étions habitués à une royauté, elle ne nous ferait pas tant d’effet ? Quoi qu’il en soit, il est connu que les Américaines démocrates sont plus tremblantes et plus anxieuses d’être reçues à la cour que les citoyennes de n’importe où ailleurs.

— Allons, du calme, voyons, me disait Clifton. Sans doute que de toute façon vous n’aurez même pas à paraître. Ce que nous voudrions, c’est que vous soyez préparé. Que vous puissiez le cas échéant. Je voulais vous dire aussi qu’un ministère d’intérim, chargé d’expédier les affaires courantes ne pose aucune espèce de problème. On n’adopte pas de loi. On ne modifie aucune politique. Je prendrai tout en main. Tout ce que vous devrez faire, c’est paraître devant le roi Guillaume ; et peut-être vous montrer à une conférence de presse préparée d’avance, une conférence de presse ou deux peut-être. Mais rien de tout cela n’est sûr. Cela dépend uniquement du temps qu’il lui faudra pour se remettre. Ce que vous avez fait jusqu’ici était incomparablement plus difficile. Et que nous ayons besoin de vous ou non, vous serez payé dans tous les cas.

— Je vous assure bien que l’argent n’y est pour rien. Non ! Vous connaissez le mot d’un de mes confrères : « Moi, pour ce qui est de la distribution, un rôle de fauteuil d’orchestre m’irait assez bien. »

Rog ne répondit rien. Mais Corpsman, sans frapper à la porte, faisait son entrée, nous dévisageait, demandait rudement à Rog :

— Alors, tu lui as dit ?

— Oui ! et c’est non !

— Sottise.

— Je ne crois pas, dis-je : à propos, cette porte par où vous venez d’entrer ne se plaindrait pas si vous vouliez bien lui frapper dessus. Dans ma profession, la coutume est de cogner en criant : « Est-ce que vous êtes convenable ? » J’aimerais assez que vous ne l’oubliez pas.

— Mon œil, il s’agit de ça, oui ! On n’a pas le temps. Qu’est-ce que c’est que ces blagues-là ?

— C’est sérieux. Je ne veux pas de ce travail.

— Ce que vous racontez est idiot. Peut-être êtes-vous trop bête pour le voir tout seul, Smythe. Vous ne vous rendez pas compte d’une chose ? Vous êtes dedans jusqu’au cou. Ce serait malsain pour vous si…

Je lui saisis le bras :

— Est-ce que vous seriez en train de me faire des menaces, peut-être, Corpsman ? Si oui, sortons.

Il me repoussa :

— Dans un astronef ! simplet, va ! Mais vous n’avez pas encore compris, avec votre grosse caboche, que c’est vous-même qui êtes la cause de ce grabuge ?

— C’est-à-dire ?

— Il veut dire, expliqua Clifton, qu’il est convaincu que la chute du gouvernement Quiroga est le résultat direct de votre discours. Il n’est pas impossible que ce soit vrai. Mais là n’est pas la question. Bill, tâche d’être modérément poli. Les chamailleries ne nous mèneront nulle part.

L’idée que je pouvais avoir provoqué la chute de Quiroga m’avait tellement surpris que j’en avais oublié mon vif désir de détacher quelques dents de Corpsman. Parlaient-ils sérieusement ? J’avais prononcé un discours particulièrement beau, sans doute, mais un tel résultat était-il possible ?

Si c’était vrai ça n’avait pas traîné, dans tous les cas.

— Mais d’après ce que vous me dites, Bill, demandai-je à Corpsman, vous vous plaindriez de ce que mon discours ait eu trop d’effet ?

— Votre discours était ignoble.

— Ah oui ? Corpsman, on ne peut pas soutenir en même temps deux choses contradictoires. D’une part, mon discours est ignoble, et de l’autre, ce discours ignoble effraie tellement le Parti de l’Humanité que le cabinet en donne sa démission. C’est bien ça, non ?

Corpsman prit l’air navré. Il voulut me répondre, mais il s’aperçut que Clifton réprimait un sourire. Il fronça les sourcils, voulut parler encore, s’arrêta de nouveau, finit par hausser les épaules et dit :

— Bon, vous avez gagné, phénomène ! Le discours ne pouvait rien avoir de commun avec la chute de Quiroga. Il n’en reste pas moins que nous avons des choses à faire. Et qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Vous refusez votre part du travail, alors ?

Je réussis à me contenir encore. Toujours l’influence de Bonforte, sans doute :

— Une fois de plus, Bill, votre raisonnement est contradictoire. Vous avez déclaré, Dieu sait avec quelle énergie, que je n’étais qu’un manœuvre qu’on payait. Et par conséquent, à ce moment-là, je n’ai d’obligation qu’en ce qui concerne mon travail en cours, actuellement terminé, d’ailleurs. Vous ne pouvez m’engager pour un nouveau travail que si cela me convient. Or cela ne me convient pas.

Il fit mine de répliquer. Je l’interrompis :

— Ça suffit comme ça, ajoutai-je. Maintenant, ouste ! sortez d’ici. On ne souhaite pas votre présence ici.

Il parut surpris :

— Mais qui vous croyez-vous pour donner des ordres ?

— Je ne me crois personne. Comme vous me l’avez fait comprendre, je ne suis rien du tout. Mais je me trouve dans ma chambre personnelle, celle que m’a assignée le capitaine. Aussi, videz les lieux ou bien l’on vous flanquera à la porte. Vos manières me déplaisent.

Clifton, très calme, ajouta à ce que je venais de dire :

— Va-t’en, Bill ! Sans parler du reste, il est chez lui ici. Tu ferais mieux de partir, dans ces conditions… D’ailleurs… euh… Je veux dire qu’il vaut mieux peut-être que nous nous en allions tous les deux. Ça ne paraît pas s’arranger, de toute manière. Je vous prie de m’excuser, Chef…

— Mais je vous en prie, Rog.

Resté seul, j’y réfléchis pendant un moment. Je regrettais d’avoir laissé Corpsman me provoquer à propos de bottes. Cela manquait de dignité. Mais cela n’avait nullement agi sur ma décision.

On frappa.

— Qui est-ce ?

— C’est le capitaine Broadbent !

— Entrez donc, Dak.

Il s’assit et s’absorba, tout d’abord, dans l’arrachage des envies autour de ses ongles. Puis il leva la tête :

— Est-ce que vous changeriez d’idée, Chef, si je fourrais cet individu au bloc ? me demanda-t-il.

— Mais vous n’avez pas de « bloc » sur le Tom-Paine.

— Ce ne serait pas compliqué de voter à la majorité la création… eh ! d’une salle de police.

Vraiment, que se passait-il derrière cette grande tête osseuse ?

— Et alors comme ça, sérieusement, vous mettriez Bill aux fers, si je vous le demandais ?

Il fit une grimace, sourit :

— Non ! on ne devient pas capitaine en usant de ce genre de manœuvre. Même s’il me le commandait, lui, je n’obéirais pas… Il y a des décisions qu’un autre ne peut pas prendre à votre place.

— Sûrement.

— Vous venez de le faire ?

— Exactement.

— Vous savez, j’ai fini par avoir du respect pour vous. Oui ! beaucoup d’estime, ma vieille ! Quand j’ai fait ta connaissance, je te prenais pour un épouvantail à moineaux, un mannequin d’osier et un faiseur de grimaces, vide de l’intérieur. Je me trompais.

— Merci.

— C’est pourquoi je ne vais pas essayer de te convaincre. Je te demande simplement ceci : est-ce que cela vaut la peine d’examiner la situation ? Y as-tu pensé, sérieusement ?

— Ma décision est prise, Dak. Cela me regarde, moi seul.

— Tu as peut-être raison. Je suppose que nous n’y pouvons plus rien. Seulement prier pour qu’il s’en tire alors qu’il sera encore temps… A propos, Penny désirerait vous voir. Au cas bien sûr où vous ne désireriez pas vous recoucher.

J’éclatai de rire :

— Cet à propos est merveilleux, Dak. Vous êtes sûr que vous n’avancez pas sur le scénario et que ce n’est pas plutôt au tour du Dr Capek de venir me convaincre ?

— Non ! lui, il passe son tour. Il est occupé avec M. Bé. Mais il vous envoie un message…

— Ah ! et lequel ?

— Il vous dit d’aller vous faire pendre. C’est un peu plus enjolivé sur les bords, mais en substance, c’est ça.

— Vous pourrez lui dire, Dak, que je lui garderai un morceau de corde.

— Est-ce que Penny peut entrer ?

— Evidemment ! Mais vous l’avertirez : elle perd son temps. Je réponds : « NON ! » d’avance…

C’est ainsi que je changeai d’avis. Du diable ! Pourquoi faut-il qu’un argument paraisse tellement plus logique, appuyé par une bouffée de Désir sauvage ? Non que Penny eût usé de moyens déloyaux. Elle n’avait même pas fondu en larmes. Je ne l’avais même pas touchée du bout du petit doigt. Mais je me trouvai de concession en concession à ne plus avoir rien sur quoi faire des concessions. Inutile de discuter. Penny appartient au type de la sauveuse de Monde, et sa sincérité est contagieuse.

Mon bachotage, au cours de notre voyage jusqu’à Mars, n’était rien comparé à ce que je pus potasser pendant cette croisière qui nous conduisait à la Lune. Je connaissais le personnage. Maintenant, il s’agissait de remplir les vides et d’être capable d’incarner Bonforte dans toutes les circonstances imaginables. Certes je préparais l’audience royale. Mais une fois à la Nouvelle Batavia, je serais amené à rencontrer des centaines et des milliers de personnes. Rog s’était donc proposé de me construire une défense en profondeur, du genre de celle que possèdent tous les hommes publics qui entendent exercer une action sur leurs contemporains. Mais de toute manière, je devrais voir des personnes. L’homme public est un homme public, pas moyen d’y échapper.

Mon numéro de funambule n’était possible que grâce aux archives Farley de Bonforte. Les archives Farley de Bonforte étaient des archives modèles. On n’a sans doute jamais rien fait de mieux dans le genre. Farley était un spécialiste de politique électorale du XXe siècle (le metteur en pages d’Eisenhower je crois ?) et les méthodes qu’il inventa pour la bonne conduite des relations personnelles des hommes politiques étaient aussi révolutionnaires dans leur domaine que la stratégie de l’État-Major allemand dans le sien. Et cependant, jusqu’à ce que Penny m’eût mis au courant, je n’en avais jamais entendu parler.

Ce système, d’ailleurs, n’est qu’un simple classement de dossiers concernant des personnes. Mais tout l’art de la politique, justement, n’est « rien que les personnes ». Les archives portaient sur des milliers et des milliers d’hommes, femmes, enfants que Bonforte avaient rencontrés au cours de sa longue existence publique. Chacun des dossiers résumait tout ce qu’on savait d’une personne donnée, d’après le contact personnel que Bonforte avait eu avec elle. Tout s’y trouvait. Même et y compris les détails les plus insignifiants (c’était même par ces détails insignifiants que commençaient les dossiers): noms et surnoms de l’épouse, des enfants et des animaux favoris, violons d’Ingres, goûts en matière de nourriture et de boisson, préjugés, manies…, etc. Venait ensuite la liste de toutes les rencontres de Bonforte avec la personne en cause. Accompagnée d’un commentaire permanent.

Et quand la chose était possible, une photographie de l’intéressé. Parfois aussi, mais, facultativement, une sorte de curriculum vitae, c’est-à-dire des informations non plus apprises directement de bouche à oreille, mais résultant de recherches proprement dites. Cela dépendait de l’importance politique de la personne. Dans certains cas, le C.V. atteignait à la biographie en forme, longue de plusieurs milliers de mots.

Bonforte et Penny portaient l’un et l’autre des enregistreurs microscopiques actionnés par la chaleur du corps. Quand Bonforte se trouvait seul, il sautait sur l’occasion (salle d’attente, promenade en voiture, etc.) pour dicter dans le sien. Et, quand Penny l’accompagnait, elle s’en occupait, elle. Son enregistreur avait l’apparence d’une montre-bracelet. Penny n’aurait pas eu le temps, à elle seule, de transcrire et de microfilmer toute cette documentation. C’étaient deux des filles de chez Jimmy Washington qui s’en chargeaient, à plein temps.

Quand Penny m’eut montré ces archives Farley, la masse énorme de celles-ci (et Dieu sait que ça faisait une masse énorme, même à dix mille mots la bobine !), quand elle m’eut dit que c’était là toute la documentation personnelle concernant toutes les personnes que Bonforte connaissait, je poussai un crimissement (De crier + gémir + une certaine intensité de sentiment).

— Dieu ait pitié de nous, mon enfant ! je savais bien que la chose n’était pas faisable. Comment une seule personne pourrait-elle se mettre cela dans le crâne !

— Mais bien sûr que c’est impossible !

— Quand vous me disiez qu’il se souvenait de tout ça, au sujet de ses amis et connaissances ?

— Ce n’est pas tout à fait ça. J’ai dit que c’était tout ce qu’il aurait voulu se rappeler. Mais, comme il ne le peut pas, voici comment il procède. Ne vous tracassez pas. Inutile de rien apprendre du tout. Il suffit que vous sachiez que cela existe. Et moi, je suis là pour veiller à ce qu’il dispose d’au moins deux minutes d’avance pour se mettre au courant du dossier qu’il faut. Avant l’entrée des visiteurs. Et en cas de besoin, je peux vous protéger de la même façon que je le protège.

Je regardai le dossier-type posé devant moi : M. Sauders de Pretoria, Afrique du Sud. Son bull-dog s’appelle « Snuffles Bullyboy ». Plusieurs enfants des deux sexes sans signes caractéristiques. M. Sauders prend le whisky avec du soda et un rien de citron.

— Vous voulez dire, Penny, que M. Bonforte prétend se souvenir de détails de ce genre ? Cela me paraît invraisemblable.

Au lieu de se mettre en colère de cette atteinte à son idole, Penny acquiesça d’un signe de tête :

— Moi aussi, dit-elle, j’ai eu cette impression. Mais vous ne voyez pas les choses comme il faut les voir, Chef. Vous arrive-t-il de noter le numéro de téléphone de vos amis ?

— Mais naturellement. Pourquoi ?

— Est-ce malhonnête ? Vous excusez-vous auprès de vos amis de vous soucier si peu d’eux que vous ne puissiez même pas vous rappeler leur numéro de téléphone ?

— Là, vous avez gagné, Penny. Je capitule.

— Oui ! ce sont là des choses dont il voudrait se souvenir, s’il avait une bonne mémoire. Puisqu’elle ne l’est pas, il n’est pas plus injuste ou plus ridicule de noter ce genre de choses de cette façon, que de noter les dates d’anniversaire de vos amis. Eh bien, c’est exactement ça. Un immense pense-bête qui couvre tous les sujets possibles… Non ! ce n’est pas seulement ça. Avez-vous déjà rencontré quelqu’un de vraiment important ?

— Euhhh ! attendez donc, oui, je vois quel genre de personnes vous voulez dire… oui ! j’ai rencontré le président Warfield, je devais être âgé d’une dizaine d’années.

— Et vous vous souvenez de quoi ?

— Eh bien, il m’a demandé : « Comment t’es-tu cassé ce bras, mon garçon ? » Et j’ai répondu : « En faisant de la bicyclette, monsieur le Président. » Et il m’a dit : « Ça m’est arrivé à moi aussi. Mais moi, c’était la clavicule. »

— Et vous croyez qu’il s’en souviendrait, s’il vivait encore ?

— Bien sûr que non !

— Eh bien, peut-être que si tout de même, au cas où il vous aurait noté dans les archives Farley. Ces archives justement comprennent les garçons de cet âge, parce que les garçons grandissent, deviennent des hommes. Ce qui est important, ce qu’il faut retenir, c’est que des personnes comme le président Warfield rencontrent beaucoup trop de gens pour pouvoir se souvenir d’eux. Chacune des personnes qui constituent cette foule sans visage, se rappelle son entrevue avec le grand homme, et elle se la rappelle dans le détail. Mais la personne vraiment importante dans la vie de quiconque, c’est lui-même, et l’homme politique ne devra jamais négliger cet aspect de la question. C’est ainsi qu’il est poli, qu’il est amical et généreux pour un politicien, de disposer d’une méthode qui lui permette de se rappeler ce genre de petites choses qu’ils n’oublieront pas, eux, à son sujet. C’est essentiel, en politique.

J’avais fait tirer à part le dossier sur le roi Guillaume. Il était relativement peu fourni, ce qui me surprit tout d’abord. Mais peut-être Bonforte ne connaissait-il pas bien le roi, et ne l’avait-il rencontré qu’officiellement. Bonforte n’avait-il pas été président du Conseil avant la mort du roi Frédéric ? Pas de biographie, mais seulement l’indication : Voir Maison d’Orange-Nassau. Ce que je me gardai de faire. Je n’avais tout simplement pas le temps de parcourir à cloche-pied plusieurs millions de mots consacrés à l’histoire d’avant et depuis l’Empire. Et du reste, j’avais eu la mention très bien en histoire, quand j’étais au collège. Tout ce que j’aurais désiré connaître à propos de l’empereur, c’était ce que Bonforte avait connu à son sujet et que personne d’autre ne connaissait.

Mais les archives Farley ne comportaient-elles pas des notices consacrées aux personnes à bord du Tom-Paine ? Puisque : a) c’étaient des personnes, et que b) Bonforte les avait rencontrées. Je les demandai à Penny, qui parut surprise.

Mais le plus surpris, bientôt, ce fut moi !

Le Tom-Paine ne comptait à son bord pas moins de six députés ! Il y avait Rog Clifton et M. Bonforte, naturellement, mais aussi Dak Broadbent. Broadbent, Darius K. représentant à la Grande Assemblée de la Ligue des Voyageurs libres, division supérieure. J’appris, de plus, qu’il était docteur ès sciences, mention physique, et champion de tir au pistolet de l’Empire, auteur aussi de trois volumes de vers publiés sous le pseudonyme de « Acey Wheelwright ». (Ne jamais juger quelqu’un à sa valeur faciale.)

Et en marge cette annotation de Bonforte : « Proprement irrésistible pour ce qui est des femmes et vice versa. »

Penny et le Dr Capek appartenaient aussi au grand parlement. Jusqu’à Jimmy Washington, représentant d’une circonscription sûre, comme on devait me l’expliquer plus tard. Il avait reçu l’ordination de la première Eglise biblique du Saint-Esprit, dont j’ignorais tout, mais ce qui expliquait certainement ses lèvres serrées et son air ascétique.

Quant à Penny (l’honorable Mlle Pénélope Taliaferro Russel) elle était docteur en sciences politiques et représentait les diplômées d’université sans circonscription fixe, autre chasse réservée (je l’appris plus tard), neuf sur dix de ces diplômées étant membres du Parti expansionniste.

Et sous ces détails, figuraient sa taille de gants, ses mesures, ses goûts en fait de couleurs… ses préférences en matière de parfum (Désir sauvage de chez C. bien entendu !), et quelques autres détails, inoffensifs pour la plupart. Mais il y avait les commentaires :

« Honnête jusqu’à la névrose, confond les chiffres, s’enorgueillit de son sens de l’humour (elle en est tout à fait dépourvue), surveille sa ligne mais s’empiffre de cerises confites ; complexe de la petite mère de tout ce qui respire, incapable de résister à la lecture de n’importe quel imprimé. »

Et en marge, de l’écriture de Bonforte :

« On vous y prend, P’tite-Tête-Frisée, encore en train de fourrer le nez dans ce qui n’est pas vos affaires. »

Comme je lui rendais les dossiers, je demandai à Penny si elle avait lu le sien. Elle me dit que « ça ne me regardait pas ». Puis elle rougit et me pria de l’excuser.


Presque tout mon temps était pris par l’étude. Mais je veillais néanmoins à travailler ma ressemblance. J’avais vérifié les nuances au colorimètre, refait soigneusement les rides, ajouté deux verrues, et passé le tout à la brosse électrique. Ce qui entraînerait l’obligation d’un peeling complet quand je voudrais retrouver ma peau primitive.

Mais c’était donné en regard du résultat, du maquillage indestructible, résistant à l’acétone, garanti contre les coups de serviette les plus maladroits. J’allai jusqu’à m’ajouter la cicatrice de la mauvaise jambe, d’après une photographie que Capek avait fait tirer pour le carnet de santé de M. Bé. Si Bonforte avait eu femme ou maîtresse, elle aurait difficilement distingué l’imposteur de son modèle, simplement d’après l’apparence physique. Je me donnais beaucoup de peine, mais cela me laissait parfaitement libre pour ce qui était de la partie véritablement difficile de mon rôle.

Je m’imprégnais de la doctrine, de la pensée de Bonforte, je m’instruisais des thèses du Parti expansionniste, c’était lui, non pas seulement son dirigeant le plus en vue, mais son philosophe et son plus grand homme d’État. Lors de sa fondation, l’Expansionnisme n’était rien de plus qu’un des mouvements de la Destinée Manifeste, et une fraction de la coalition hétérogène de groupes qui n’avaient en commun que la conviction vague et simpliste que le Ciel est ce qui compte en premier dans l’Avenir des Hommes. Bonforte avait donné au Parti un corps de doctrine et une morale. Il lui avait apporté ce thème de la liberté et de l’égalité des droits fleurissant à l’ombre du drapeau impérial. Et aussi cette insistance sur la notion que l’homme se devait de ne pas refaire dans le ciel les mêmes erreurs que celles qui avaient été commises par la sous-race blanche en Afrique et en Asie.

Ce qui m’avait le plus frappé (j’étais alors bien novice) était que l’histoire des débuts du Parti expansionniste rappelait à s’y méprendre l’histoire actuelle des Humanistes. J’ignorais encore qu’il arrive que les mouvements, comme les personnes, se modifient en vieillissant. On m’avait raconté que le Parti de l’humanité avait commencé à la suite d’une scission avec l’Expansionnisme mais je n’y avais jamais pensé. En fait, la chose allait de soi. Les partis politiques qui ne tenaient pas le regard fixé sur le firmament fondaient au soleil des impératifs de l’histoire, cessaient de compter des candidats. Et l’unique parti qui avait avancé sur la bonne piste devait, nécessairement, se diviser en factions.

Mais je m’emballe. Ma formation politique ne procédait pas avec cette logique. J’avais commencé par me plonger dans les discours de Bonforte. Il est vrai que j’en avais déjà fait autant à mon précédent voyage, mais alors, j’avais étudié sa façon de parler ; à présent, j’étudiais ce qu’il disait.

Bonforte était orateur dans la grande tradition, mais c’était un maître, aussi, de l’intervention au vitriol. Par exemple ce discours de New Paris, fait au moment de la grande affaire du traité avec la Concorde de Tycho, cette ligue de Nids martiens. Ce traité l’avait mis en minorité. Il l’avait fait voter. Mais sous l’effort, la coalition avait cédé peu après, et il n’avait pu rassembler le nombre de voix nécessaires au vote de confiance suivant. Mais Quiroga n’avait pas osé dénoncer le traité pour autant. J’écoutais ce discours avec d’autant plus d’intérêt que moi-même, à l’époque, j’avais été contre le traité. L’idée que les Martiens devaient jouir des mêmes privilèges que les humains, sur terre, m’avait été insupportable jusqu’à ma visite au Nid de Kkkah.

« Mon adversaire, disait Bonforte, avait quelque chose de menaçant dans la voix ; il voudrait faire croire que la devise du Parti qui se dit Parti de l’Humanité : Gouvernement des humains, par les humains et pour les humains n’est qu’un rajeunissement des mots immortels de Lincoln[2]. La voix est celle d’Abraham, mais la main est celle du Ku Klux Klan. Le véritable sens de cette devise d’apparence inoffensive est : Gouvernement de toutes les races par les humains exclusivement au profit de quelques rares privilégiés.

« Mon adversaire protestera qu’il agit en vertu d’un mandat divin et qu’il répand les lumières à travers les étoiles, qu’il dispense notre propre variété de civilisations pour le plus grand profit des sauvages. Nous connaissons cette école de sociologie. C’est l’école des bons Nègres qui chantent des hymnes et du Bon Maître qui aime tous ces enfants noirs. Le beau tableau… Il est dommage cependant que le cadre en soit trop petit, et qu’il ne montre pas le comptoir, le billot et la cravache qui en font indissolublement partie. »

Et je me trouvais en train de devenir sinon un expansionniste, du moins un bonfortiste. Je ne crois pas que la logique des discours m’ait convaincu. Je ne crois pas qu’ils aient été logiques. Mais j’étais réceptif. Je voulais comprendre ce qu’il disait, le comprendre assez minutieusement pour pouvoir parler à sa place, en cas de besoin.

De toute manière, voilà un homme qui savait ce qu’il voulait et (chose plus rare encore !) pourquoi il le voulait. Je ne pouvais pas m’empêcher d’être impressionné, et cela me forçait à un retour sur soi-même.

Je vivais pour quoi ?

Pour mon métier, bien sûr ! J’avais été élevé dans son climat. Il me plaisait. J’étais pénétré de la conviction profonde, mais nullement raisonnée, que l’art valait l’effort fait pour l’exercer dignement… et aussi, c’était la seule façon que je connusse de gagner ma vie. Mais quoi d’autre ?

Les écoles de morale formalistes ne m’avaient jamais fait beaucoup d’effet. Je les avais abondamment échantillonnées (les bibliothèques publiques offrent une ample source de récréation aux acteurs sans le sou), mais je les avais trouvées aussi pauvres en vitamines qu’un baiser de belle-mère. Avec le temps et suffisamment de papier, un philosophe peut prouver ce qu’il veut.

La morale qu’on enseigne à presque tous les enfants ne m’inspirait pas moins de mépris. Presque tout son bavardage et les parties qui paraissent compter le plus se résument par la proposition sacrée qu’un « bon » enfant est celui qui ne dérange pas le sommeil de sa mère et qu’un homme « bon » est celui qui réussit à se constituer un compte en banque confortable sans se faire prendre. Non merci !

Toutefois, même le chien a ses règles de conduite. Quelles étaient les miennes ? Comment avais-je l’habitude de me conduire ? ou plutôt comment aimais-je à imaginer que j’avais l’habitude de me conduire ?

« Il faut que le rideau se lève. » Je l’avais toujours cru et cela avait été ma raison de vivre. Mais pourquoi faut-il que le spectacle continue, étant donné qu’il en existe de si mauvais ? Mais parce que j’avais accepté d’y participer. Parce qu’il y avait un public. Parce que ce public avait payé et que chacune des personnes qui le composait avait droit à ce que vous pouviez faire de mieux. On le leur devait ainsi qu’aux metteurs en scène, aux machinistes, au directeur et au financier et aux autres membres de la troupe, à ceux qui vous avaient enseigné le métier, et à d’autres qui remontaient loin dans l’histoire, jusqu’aux théâtres en plein air où l’on était assis sur la pierre, et même jusqu’aux raconteurs d’histoires accroupis sur la place du marché. Noblesse oblige.

Je décidai que cette constatation pouvait servir pour les autres métiers. De l’art pour l’art au serment d’Hippocrate en passant par l’esprit d’équipe et le cousu main, il n’y a pas besoin de prouver ce genre de choses, elles sont essentielles dans la vie, elles seront vraies éternellement aussi loin que pourront atteindre les galaxies.

Et soudain, j’avais eu l’intuition de ce que Bonforte voulait dire. S’il existait des principes moraux qui transcendaient le temps ou l’espace, alors ils étaient vrais aussi bien pour les hommes que pour les Martiens. Ils restaient vrais sur n’importe quelle planète autour de n’importe quelle étoile. Et si les humains ne se conduisaient pas conformément à cela, jamais ils ne réussiraient la conquête du monde astral, et il y aurait une race supérieure qui leur flanquerait la pile, pour les punir de n’avoir pas joué le jeu.

Le prix de l’expansion était la Vertu.

« Pas de pitié pour les canards boiteux. » C’était là une philosophie beaucoup trop étroite pour l’étendue infinie de l’espace.

Non pas que Bonforte prêchât la douceur et la lumière :

« Je ne suis pas un pacifiste. Le pacifisme est une doctrine équivoque qui permet à un homme d’accepter les avantages d’un groupe social sans être prêt à les payer jamais, et qui par surcroît prétend donner droit à une auréole en échange d’une malhonnêteté. Monsieur le président, la vie appartient à ceux qui ne redoutent pas de la perdre. Cette loi doit être votée. » Et là-dessus, il s’était levé, et il avait traversé l’hémicycle pour défendre un crédit militaire que son parti avait rejeté au cours des réunions électorales.

Ou encore :

« Prenez parti ! Prenez parti toujours ! Vous vous tromperez quelquefois, mais celui qui ne prend jamais parti a toujours tort. Dieu nous garde des poltrons qui refusent de choisir. Levons-nous et comptons-nous. » (Ceci s’était passé en comité. Mais Penny avait eu la bonne idée de l’enregistrer sur son tompouce, et Bonforte avait mis l’enregistrement de côté, Bonforte avait le sens de l’histoire. C’était un homme qui se constituait des archives. S’il n’en avait pas été ainsi, je n’aurais pas eu grand-chose sur quoi travailler.)

Décidément, Bonforte était mon genre d’homme. Ou du moins le genre d’homme auquel j’aimerais croire que j’appartiens. C’était un monsieur. Et j’étais fier de le représenter.

Pour autant que je me souvienne, je ne devais pas dormir au cours de cette traversée. J’avais promis à Penny de me trouver à cette audience si Bonforte était encore empêché. J’avais l’intention de dormir, parce que cela ne ressemble à rien, en vérité, de monter sur la scène avec les yeux qui pendent comme des oreilles de lévriers, mais, chemin faisant, je m’étais intéressé à ce que j’étudiais, et il y avait une provision de pilules poivrées. Surprenant le travail qu’on réussit à abattre en travaillant vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et sans interruption, et avec toute la collaboration nécessaire à portée de main !

Mais pas longtemps avant l’heure fixée pour notre arrivée à la Nouvelle Batavia, le Dr Capek fit son entrée et me commanda :

— Lève ta manche ! le bras gauche !

— Pour quoi faire ?

— Parce que, quand tu te présenteras devant l’empereur, nous ne voulons pas que tu t’écroules de fatigue devant lui. Ceci va te faire dormir jusqu’à l’arrivée. A ce moment, je t’administre un antidote.

— Alors c’est qu’il ne sera pas en état de…

Le toubib ne répondit pas, mais il m’avait piqué. J’essayai de continuer à écouter le discours qui tournait. Non ! je dormais déjà. Et je ne repris conscience que pour entendre Dak m’annoncer avec beaucoup de déférence :

— Nous avons atterri sur l’astroport de Lippershey, si monsieur veut bien se réveiller…

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