LIVRE SECOND

1 La nuit des dragons.

— Cette maudite suie s’est infiltrée partout ! gémit Tika. Elle a tout envahi ! Je passe mes journées à nettoyer, et le lendemain, c’est encore pire ! Ils sont en train de tout brûler !

— Ne te tourmente pas, Tika, répondit Otik en caressant ses boucles rousses. Réjouis-toi plutôt que l’auberge soit encore debout…

— Me réjouir ! dit Tika en le repoussant, le visage rouge de colère. J’aurais souhaité qu’ils aient tout brûlé à Solace, au moins ils ne reviendraient plus ici !

Elle s’assit à une table et éclata en sanglots.

— Je sais bien, ma chérie, je sais bien, répéta Otik, soufflant sur la suie qui collait à la blouse blanche de Tika.


L’attaque avait surpris tout le monde. Les malheureux réfugiés qui venaient du nord avaient bien rapportés d’horribles histoires de monstres ailés, mais Hederick, le Grand Théocrate, avait assuré à la population qu’elle était en sécurité, car la ville serait épargnée. Les gens l’avaient cru, parce qu’ils avaient envie de le croire.

La nuit, les dragons étaient arrivés.

L’auberge était bondée. Le feu brillait dans l’âtre, la bière coulait à flots et les pommes de terre aux herbes sentaient bon. Mais personne n’oubliait ce qui se passait à l’extérieur ; on parlait haut et fort de la guerre.

Hederick débitait des harangues lénifiantes pour calmer les esprits.

« — Nous ne sommes pas comme ces idiots du nord qui ont commis l’erreur de défier le pouvoir du seigneur des Dragons, déclarait-il, debout sur une chaise pour se faire entendre. Le seigneur Verminaar en personne a assuré au Conseil des Questeurs de Haven qu’il voulait la paix. Il a demandé l’autorisation de traverser notre ville pour aller conquérir au sud le pays des elfes. Je souhaite qu’il y prenne le pouvoir !

« Cela fait trop longtemps que nous tolérons les elfes au Qualinesti. Je vous le dis, laissons Verminaar les repousser jusqu’au Silvanesti ou ailleurs, d’où qu’ils viennent ! Je conseille à notre jeunesse de se joindre aux armées de ce seigneur. Je l’ai rencontré, et je peux vous dire qu’il est un grand chef et un vrai prêtre ! J’ai assisté à ses miracles ! Sous sa conduite, nous entrerons dans une ère nouvelle ! Nous chasserons les elfes, les nains et les autres étrangers de notre pays et…»

Les hôtes de la taverne entendirent un bruit sourd, rappelant le ronronnement d’un poêle géant. Tout le monde se tut, se demandant d’où le vacarme pouvait provenir. Le ronronnement se transforma en grondement de plus en plus proche. Les gens se précipitèrent aux fenêtres.

« — Il fait si noir que je ne vois même pas les escaliers », dit quelqu’un.

Cela ne dura pas longtemps.

L’auberge se trouva rapidement cernée par les flammes. La chaleur fit voler les fenêtres en éclats, les tables se renversèrent, les bancs se fracassèrent contre les murs. L’arbre géant qu’aucun orage n’avait réussi à mutiler trembla sous les déflagrations.

Un hurlement à donner la chair de poule domina le tumulte. Un grand remous d’air bourdonnant passa au-dessus de l’auberge, puis les ténèbres firent place à un rideau de flammes.

Autour de Tika, cramponnée au comptoir, les gens hurlaient de terreur.

Solace était en feu.

Une odeur de bois carbonisé mêlée à la puanteur de la chair calcinée parvint aux narines de Tika.

« — Sortez vite ! Tout va flamber ! » cria quelqu’un.

Piétinant les blessés, Hederick atteignit le premier la porte. Arrivé à la balustrade, il s’arrêta, stupéfait. La forêt brûlait, et des centaines de créatures aux ailes scintillant à la lueur des flammes envahissaient la ville. C’était l’infanterie draconienne.

Cinq dragons rouges volaient au-dessus des troupes, soufflant sur la moindre bourgade leur feu dévastateur. Que pouvaient les épées et les flèches contre ces créatures ?

Cette nuit demeura à jamais gravée dans la mémoire de Tika. Elle tenta de se persuader qu’il fallait quitter l’auberge en flammes, mais c’était sa maison, et elle s’y sentait en sécurité. Elle resta, et aida Otik et les filles de cuisine à éteindre l’incendie.

Quand ce fut terminé, Otik, épuisé, s’effondra dans un coin. Tika reporta toute son attention sur les blessés. Elle se démena pendant des heures, se refusant à regarder et à entendre ce qu’elle devinait à l’extérieur.

Une multitude de blessés avait envahi l’auberge. Il en arrivait toujours plus ; des hommes soutenant leurs femmes, des veuves portant leurs enfants agonisants…

Un garde des Questeurs arriva en titubant et s’écoula devant elle, une flèche dans le thorax.

« — Peux-tu me dire ce qui se passe ? Pourquoi tout le monde vient-il ici ? »

Le garde grimaça de douleur.

« — C’est le dernier bâtiment encore debout… Tout a brûlé. Absolument tout. »

Le cœur de Tika s’arrêta de battre, son sang se figea dans ses veines. Le garde tomba face contre terre, évanoui. En le tirant à l’intérieur de l’auberge, elle vit Hederick, le visage noir de suie et ruisselant de larmes, en contemplation devant la ville en flammes.

« — Il doit y avoir une erreur, gémissait-il en se tordant les mains. Il y a quelque chose qui cloche quelque part. »

Une semaine plus tard, l’auberge se révéla ne pas être le seul bâtiment rescapé de l’incendie. Les draconiens avaient détruit ce qui ne leur servait à rien, mais épargné ce dont ils avaient besoin. L’auberge, la forge de Théros Féral, et les entrepôts étaient encore debout.


Le seigneur Verminaar avait ordonné de ramener les bâtiments au niveau du sol car les draconiens avaient quelques difficultés à se mouvoir dans les arbres. Ils avaient une autre faiblesse : un amour immodéré des boissons fortes. Trois jours après la prise de la ville, l’auberge rouvrait ses portes.

— Je suis calmée, Otik. Je n’ai pas pu verser une larme depuis cette maudite nuit, dit Tika. Je ne pleurerai plus jamais !

Heureux de la voir reprendre contenance avant que les clients arrivent, Otik retourna derrière son comptoir.

— C’est bientôt l’heure d’ouvrir, dit-il, j’espère que nous aurons autant de clients qu’hier.

— Comment peux-tu accepter leur argent ? cria Tika.

— Il est aussi bon qu’un autre, plaida-t-il. Surtout par les temps qui courent…

— Mais comment peux-tu rire de leurs plaisanteries obscènes et satisfaire leurs caprices ? Je hais leur odeur ! Je hais leurs ricanements égrillards et leurs mains au contact répugnant !

— Tika, je t’en prie ! Aie un peu pitié de moi. Je suis trop vieux pour qu’on m’envoie aux travaux forcés dans les mines ! Ils t’auraient embarquée toi aussi depuis longtemps si tu ne travaillais pas ici. S’il te plaît, fais un effort.

Tika se mordit les lèvres, consciente qu’Otik avait raison. Elle risquait en effet de rejoindre les caravanes d’esclaves qui défilaient tous les jours à travers la ville, mais surtout d’être abattue de sang-froid par un draconien en colère. Elle en était à ce stade de sa réflexion lorsque six gardes reptiloïdes poussèrent la porte, déclarant l’auberge ouverte.

— Tika… ! appela doucement Otik.

— J’y vais…, répondit-elle d’un ton morne.

2 L’étranger. La caravane des esclaves. Le vieux magicien.

Il n’y avait pas grand monde à l’auberge ce soir-là. La plupart des clients étaient des draconiens et des hobgobelins. Après ce qui s’était passé, les rares survivants de Solace préféraient éviter l’auberge.

Le Théocrate Hederick ne comptait plus parmi les habitués. Le seigneur Verminaar l’avait récompensé de ses bons et loyaux services en l’envoyant dans les mines parmi les premiers.

À la tombée du jour, un étranger entra dans l’établissement. Il s’assit à une table près de la porte. Tika aurait été incapable de dire d’où il venait. Enveloppé d’une ample cape dont le capuchon lui masquait le visage, il s’était laissé tomber sur sa chaise, exténué.

— Qu’est-ce que je te sers, étranger ? demanda Tika.

L’homme baissa la tête et rabattit un peu sa capuche.

— Rien, merci, répondit-il avec un accent prononcé. J’attends quelqu’un.

— Et pourquoi pas devant une bonne chope de bière ? fit Tika avec un sourire.

L’étranger leva la tête. Tika vit briller ses yeux bruns sous sa capuche.

— D’accord, j’ai soif. Apporte-moi une chope.

Tika retourna au comptoir. Elle tirait la bière quand de nouveaux clients entrèrent dans l’auberge. Étouffant une exclamation de surprise, elle faillit lâcher la chope. Par les dieux ! Il ne faut pas que je les trahisse !

— Asseyez-vous, étrangers, j’arrive tout de suite !

Le barbu qui était à la tête du groupe se dirigea vers une table isolée. Il y avait là deux hommes très grands, dont l’un était accompagné d’une femme vêtue de fourrures. Un autre toussait sans cesse. Ils semblaient tous harassés.

Tika apporta la bière à l’étranger, et se précipita vers la table des nouveaux venus.

— Que vais-je vous servir ? demanda-t-elle froidement.

— De la bière et de quoi manger, répondit le barbu.

La jeune fille revint avec une grosse poêlée de pommes de terre qu’elle déposa sur la table des étrangers. Elle surveillait les draconiens du coin d’œil. Ils étaient en train de trinquer en se racontant des plaisanteries obscènes. Rassurée, elle se tourna vers le colosse du groupe et l’étreignit avec fougue. Le gaillard rougit jusqu’aux oreilles.

— Oh ! Caramon ! murmura-t-elle. Je savais que tu reviendrais me chercher ! Emmène-moi avec toi, je t’en prie !

— Oui, oui, calme-toi, bredouilla le guerrier en lui tapotant maladroitement l’épaule. Tika, nous ne sommes pas seuls…

— C’est vrai…, dit-elle, rajustant ses cheveux.

— Raconte-nous ce qui s’est passé à Solace, demanda Tanis.

En servant les pommes de terre aux compagnons, Tika fit un rapide récit des événements. Caramon eut droit à une double portion.

— … Et voilà pourquoi, chaque semaine, une caravane d’esclaves se met en route pour Pax Tharkas, conclut-elle. Il ne reste plus grand monde. Ils n’ont gardé que ceux dont ils ont besoin, comme Théros Féral. Je me fais du mauvais sang pour lui… (Elle baissa la voix.) Il m’a juré l’autre soir qu’il n’acceptait plus de travailler pour eux. Tout a commencé avec la rafle des elfes…

— Les elfes ? Pourquoi les elfes ? s’exclama Tanis.

Les draconiens se tournèrent vers le groupe et l’étranger leva la tête. Tanis rentra la sienne dans ses épaules et attendit que les gardes retournent à leurs chopes.

La conversation allait bon train. Les compagnons discutèrent des dispositions à prendre. Chacun proposait sa solution.

— Faut-il vraiment aller à Haven ? finit par demander Lunedor à Tanis. La situation est peut-être la même qu’ici. Comment savoir si le Conseil des Questeurs existe encore ?

— Moi non plus, je n’en sais rien, soupira Tanis. Nous pourrions tenter de rejoindre le Qualinesti !

Tass s’ennuyait ferme. Il serait volontiers allé dans les cuisines, mais Tanis le lui avait interdit. Alors il passa en revue les clients.

Il remarqua vite l’étranger qui se dissimulait sous sa capuche. Il semblait suivre attentivement la conversation. Dans le feu de leur discussion, Tanis avait à nouveau parlé à haute voix de Qualinesti. À ce moment l’étranger avait reposé bruyamment sa chope de bière sur la table.

— Eh bien, au Qualinesti ! renchérit Caramon.

Tass vit l’étranger se lever et se diriger vers eux.

— Tanis, je sens que nous allons avoir de la visite, chuchota le kender.

Les compagnons se turent dès qu’ils entendirent approcher l’étranger. Les draconiens aussi l’avaient repéré. L’un d’eux lui fit un croc-en-jambe au moment où il passait devant eux. L’homme trébucha et s’affala sur une table. Les draconiens s’esclaffèrent. L’un avait pu entrevoir le visage de leur victime.

— C’est un elfe !

— Laissez-moi passer ! Je veux simplement souhaiter la bienvenue à ces voyageurs, protesta l’étranger.

— Et puis quoi encore ? gronda le draconien.

Il prit l’elfe au collet et le jeta contre le comptoir. Puis il le frappa par deux fois à la tête. Le sang coula. L’elfe s’écroula, à demi assommé.

— Vas-y ! Tue-le ! cria un draconien.

Le garde brandit son épée.

— Ça suffit ! cria Sturm en bondissant vers eux.

Derrière le comptoir, Tika avait saisi une poêle, et avec un cri rageur l’abattit sur la tête du garde. L’elfe en profita pour tirer son poignard, pendant qu’un draconien se ruait sur Tika. Sturm le stoppa d’un coup d’épée. Caramon en empoigna un deuxième et le jeta comme un sac de pommes de terre sur le comptoir.

— Rivebise ! Ne les laisse pas sortir ! cria soudain Tanis.

Les hobgobelins prirent la fuite. On entendit quelqu’un hurler.

Flint semblait hypnotisé par l’étranger, qu’il ne quittait pas des yeux.

— Mais je te connais ! s’écria-t-il enfin, la voix couverte par le tumulte. Tanis, ce ne serait pas…

Tanis se retourna vers l’elfe et le regarda attentivement.

— Gilthanas ? Est-ce toi ?

— Tanthalas ! laissa tomber l’étranger. Je ne t’aurais jamais reconnu. Cette barbe…

Dehors, le cor retentit de nouveau, beaucoup plus proche.

— Par Reorx ! Il faut filer ! grogna le nain. Par l’arrière !

— La sortie dérobée n’existe plus ! cria Tika.

— En effet ! dit une voix près de la porte. Vous êtes pris au piège. Je vous arrête.

La salle s’éclaira d’une dizaine de torches. Les hobgobelins entrèrent. Des pas résonnèrent autour de l’auberge et une meute de gobelins apparurent aux fenêtres.

— Nous nous rendons, dit le demi-elfe.

Sturm s’était mis en garde devant les compagnons, prêt à en découdre.

— S’il te plaît, Sturm, notre dernière heure n’est pas encore arrivée…, lui dit Tanis.

Sturm le considéra d’un air offensé, puis se rendit à l’évidence. Mourir sous le fer d’ignobles gobelins n’avait rien d’héroïque.

— Encore des réfugiés de Solamnie… ! aboya le chef des monstres, l’inévitable Toede.

Il ne pouvait pas être déjà au courant de la destruction de Xak Tsaroth. Tanis supposa qu’il ignorait également l’existence des Anneaux de Mishakal. Mais le seigneur Verminaar, lui, la connaissait sûrement, et il ne tarderait pas à apprendre la mort du dragon. Même un nain des ravins pourrait alors établir le lien et remonter jusqu’à eux. Il fallait que personne ne sache que les compagnons arrivaient de l’est.

— Nous venons du nord. Nous n’avons pas cherché cette bagarre, les draconiens nous ont provoqués…

— Toujours la même chanson ! Emmenez-les ! Je garderai personnellement leurs armes et leurs affaires. Quant à eux, enfermez-les dans une cage.

Les gobelins poussèrent leurs prisonniers vers la porte de l’auberge.

Tanis passa le dernier. Il se retourna une dernière fois sur la salle aux poutres noircies, aux tables renversées, aux fenêtres maculées de suie.

— J’aurais préféré mourir plutôt que voir ça, souffla-t-il.


La nuit, les cages des prisonniers, fixées sur les chariots, devenaient de vraies glacières. Les compagnons ne purent fermer l’œil. À l’aube, ils aperçurent dans la brume les autres cages de contention. C’était la dernière caravane à destination de Pax Tharkas. Tanis regarda Lunedor et Rivebise. L’elfe éprouvait à présent le sentiment de vide intérieur qui les faisait souffrir telle une blessure ouverte. Comme eux, il avait perdu son foyer.

Un fracas de métal et une bordée de jurons tirèrent Tanis de ses pensées. Les cris, devenus insoutenables, réveillèrent les compagnons.

Soudain un hurlement de rage et de douleur domina le tumulte.

Gilthanas devint livide.

— Je connais cette voix, Tanthalas. C’est celle de Théros Féral… Il a aidé les elfes à s’enfuir dès qu’on a commencé à les massacrer. Le seigneur Verminaar a juré de nous exterminer… Tu ne le savais pas ?

— Non ! Comment aurais-je pu le savoir ? se défendit Tanis.

Gilthanas observa le demi-elfe un moment.

— Pardonne-moi, finit-il par dire. Apparemment je me suis trompé sur ton compte. Je pensais que tu t’étais laissé pousser la barbe pour échapper aux rafles.

— Jamais de la vie Comment oses-tu m’accuser…

— J’ai appris que Théros allait être dénoncé aux draconiens, et je suis revenu pour le prévenir, murmura Gilthanas. Sans lui, je ne serais pas sorti vivant de Solace. Je devais le rencontrer cette nuit à l’auberge. Ne le voyant pas venir, je me suis inquiété…

La porte de la cage s’ouvrit. Brutalement, les hobgobelins y jetèrent un prisonnier.

— Voilà une bonne chose de faite ! cracha Toede. Attelez les bêtes, nous allons partir.

Les monstres amenèrent d’énormes élans près des chariots, et les attelèrent. Les bramements et l’agitation ne purent détourner l’attention du demi-elfe, fasciné par le prisonnier.

Inconscient, Théros Féral gisait sur la paille. Son bras droit se réduisait à un moignon sanguinolent, lacéré de toutes parts. Le sang ruisselait de la blessure.

— Ami fidèle, murmura Gilthanas en prenant la main restante du forgeron. Tu as payé ta loyauté de ta vie.

Le sang continuait à couler. L’homme se mourait sous leurs yeux.

— Il n’est pas dit qu’il doive mourir, déclara Lunedor en s’approchant du blessé. Je suis là pour guérir.

— Ne le touche pas ! intervint Gilthanas avec humeur. Il n’est pas un guérisseur en Krynn qui puisse le sauver ! Laissons-le au moins mourir en paix, épargnons-lui ces rituels barbares !

Lunedor l’ignora. Elle posa la main sur le front de Théros et pria, les yeux clos.

— Mishakal, déesse révérée, accorde ta grâce à cet homme. Si sa destinée doit être accomplie, guéris-le pour qu’il vive, et qu’il serve la cause de la vérité.

Stupéfait, Gilthanas considéra la blessure, qui s’était refermée sous ses yeux. La peau tannée du forgeron se régénéra, et sa respiration reprit un rythme calme. Il dormait d’un sommeil serein.

Radieuse, Lunedor le recouvrit d’un manteau et retourna s’asseoir à côté de Rivebise.

Vers midi, la caravane quitta Solace par le sud, empruntant la vieille route qui menait au col des Hautes-Portes.

Toute la journée, Lunedor se tint au chevet du forgeron. Sa vie n’était plus en danger, mais il restait très affaibli par une forte fièvre. Dans son délire, il parlait de la destruction de Solace, des cadavres de draconiens qui explosaient ou se transformaient en substances acides brûlant leurs assaillants. Entendant ces horreurs, Tanis fut pris de nausées. Il réalisait à quel point la situation était grave. Comment vaincre des armées de draconiens dont même les cadavres pouvaient tuer ? Comment se battre contre des dragons dont les maléfices surpassaient de loin les pouvoirs de leurs mages ?

Nous possédons les Anneaux de Mishakal, pensa-t-il non sans amertume, mais à quoi nous serviront-ils ? Lunedor n’avait pu déchiffrer que les seules inscriptions concernant les moyens de guérir.

« — Celui qui rassemblera tous les peuples saura déchiffrer les textes des anneaux, avait-elle déclaré, pleine de foi. Il faut que je trouve ce personnage. »

Chaque fois que Tanis regardait Gilthanas, le souvenir de sa vie au Qualinesti revenait le hanter.

Gilthanas avait été son ami d’enfance – presque un frère. Ils avaient grandi ensemble dans la même maison et partagé les mêmes jeux. Quand elle fut assez grande, la sœur cadette de Gilthanas s’était jointe à eux. Ils passaient le plus clair de leur temps à taquiner Porthios, l’aîné des trois enfants, déjà préoccupé par les problèmes de son peuple.

Un jour, Porthios hériterait de la charge de son père, Grand Orateur de tous les Soleils, roi des elfes du Qualinesti.

De nombreux sujets du royaume n’appréciaient guère que le Grand Orateur ait recueilli un bâtard au palais. La femme de son défunt frère, violée par un guerrier humain, avait accouché d’un fils. Quelques mois plus tard, elle était morte de chagrin. L’Orateur avait pris l’enfant en charge. Bien plus tard, quand il remarqua les liens qui unissaient sa fille chérie et le bâtard demi-elfe, il regretta sa générosité.

Tanis avait très vite pris conscience de sa situation. Ses origines humaines lui conféraient une maturité que la jeune elfe ne pouvait avoir. À l’âge de quatre-vingts ans, l’équivalant de vingt années humaines, Tanis quitta le Qualinesti. Le Grand Orateur le laissa partir sans regret, même s’il tenta de lui cacher ses sentiments. Mais tous deux savaient à quoi s’en tenir.

En revanche, Gilthanas n’avait pas pris de gants pour dire son fait à Tanis quant à son sentiment pour Laurana. Ses paroles blessantes restaient gravées dans le cœur du demi-elfe.

Le troisième jour à l’aube, les draconiens cherchèrent un endroit propice pour faire halte et se reposer. Abruptement, la caravane s’immobilisa. Tanis ouvrit un œil, surpris par cette entorse à la routine.

Au bord du chemin, un vieil homme en tunique blanche crottée, coiffé d’un chapeau pointu cabossé, discourait devant un arbre.

— Je te demande si tu m’as entendu ? s’enquit le bonhomme en agitant son bâton devant le chêne. J’ai dit « bouge ! », et j’entends que tu obéisses ! J’étais paisiblement assis sur ce rocher, dans la douceur du soleil levant, pour réchauffer ma vieille carcasse, quand tu as eu l’audace de me faire de l’ombre ! Déplace-toi, et vite, j’ai dit !

L’arbre ne fit rien du tout.

— Je ne saurais tolérer une telle outrecuidance ! reprit le vieillard, frappant l’arbre avec son bâton. Déplace-toi ou je vais te… je vais te…

— Enfermez-moi ce vieux fou, brailla Toede en galopant vers le vieillard.

— Ne me touche pas ! cria le vieux. Arrête plutôt cet arbre ! Obstruer le soleil ! Ça, c’est un délit !

Sans ménagement, les draconiens jetèrent le vieillard dans la cage des compagnons.

— Tu n’as rien, vieil homme ? s’enquit Lunedor. Je suis prêtresse de…

— Mishakal ! s’exclama-t-il en apercevant l’amulette autour du cou de la jeune femme. Très intéressant, ma… Mais comme tu fais jeune pour tes trois cents ans !

— Comment sais-tu… ? As-tu reconnu… ? bredouilla-t-elle, confuse. Je n’ai pas trois cents ans…

— Bien sûr que non, ma dame. Je suis désolé. Il ne faut jamais révéler l’âge des femmes en public. Pardonne-moi, je ne recommencerai plus. Ce sera notre petit secret. (Tass et Tika gloussèrent tout bas. Le regard du vieillard fit le tour de la cage.) C’est gentil à vous de me faire profiter du voyage. La route pour Qualinost est longue.

— Nous n’allons pas à Qualinost, coupa Gilthanas. Nous sommes prisonniers. On nous conduit dans les mines de Pax Tharkas.

— Ah bon ? Un autre convoi devrait bientôt passer par là, alors… J’aurais juré que c’était celui-ci.

— Quel est ton nom, vieil homme ? demanda Tika.

— Mon nom ? répéta-t-il, hésitant. Fizban ? Oui, c’est ça. Fizban.

— Fizban ! répéta Tass en pouffant de rire. Ce n’est pas un nom !

— Vraiment ? Quel dommage ! Il me plaisait beaucoup.

— C’est un très beau nom, dit Tika en jetant un regard noir au kender.

Brusquement, Raistlin fut pris d’une incoercible quinte de toux. Il semblait brûlant de fièvre et à bout de forces, car Lunedor n’était pas en mesure de guérir le feu intérieur qui le consumait.

— Il faudrait qu’il puisse boire sa mixture ! dit Caramon, angoissé. Je ne l’ai jamais vu dans un tel état. Si ces salauds ne veulent pas entendre raison, je vais leur fendre le crâne, tous autant qu’ils sont !

— Nous leur parlerons dès que la caravane s’arrêtera, promit Tanis.

— Excusez-moi, vous permettez ? interrogea le vieillard.

Il imposa les mains sur la tête de Raistlin et murmura quelques mots. Caramon attrapa au vol « Fistandan…» et «… pas le moment ». C’était certainement une prière de guérison, comme celles de Lunedor, mais Raistlin y réagissait ! De façon bizarre, d’ailleurs. Il leva sur le vieillard des yeux pleins de terreur et l’agrippa par le bras. Un instant, il sembla qu’il le reconnût. Puis le vieillard lui passa la main devant les yeux, qui se troublèrent.

— Coucou ! dit-il, rayonnant. Mon nom est… Fizban.

— Tu es… un magicien ! s’exclama Raistlin, qui ne toussait plus.

— Oui, c’est possible, je crois bien.

— Je le suis aussi, dit Raistlin en essayant de se redresser.

— Pas possible ! C’est extraordinaire ! fit le vieillard en éclatant de rire à cette nouvelle, qui semblait beaucoup l’amuser. Krynn est petit ! Il faut que je t’enseigne quelques-uns de mes tours. J’en connais un… Il n’est pas mal. Une boule de feu… Voyons voir, comment ça marche, déjà ?

Le vieillard poursuivit son babillage jusqu’à ce que la caravane s’arrête, dans le soleil du petit matin.

3 Sauvés ! Le tour de magie de Fizban.

Raistlin souffrait physiquement, Sturm moralement, mais celui qui pâtissait le plus de la captivité était Tass.

La torture la plus cruelle qu’on pût infliger à un kender était de l’enfermer. La torture, pour les autres, consistait à être avec le kender. Après avoir enduré trois jours ses incessants bavardages, ses frasques et ses plaisanteries, Flint était prêt à l’attacher aux barreaux pour avoir une heure de tranquillité. Lunedor elle-même perdit contenance et faillit le gifler. Tanis envoya le kender en pénitence à l’autre bout de la cage. De sa vie, Tass ne s’était autant ennuyé.

L’arrivée de Fizban avait fourni une heureuse diversion, mais l’intérêt du kender s’était vite dissipé quand Tanis avait exigé qu’il lui restitue ses sacs. Au comble du désespoir, le kender jeta son dévolu sur un nouveau centre d’intérêt : Sestun, un nain des ravins.

Les compagnons le traitaient avec une sorte de pitié amusée. Homme à tout faire des gobelins, le nain des ravins était aussi leur souffre-douleur. En plus des basses besognes, exécutées sous les lazzis, il passait ses nuits à porter des messages. Les draconiens s’amusaient à le jeter par terre plusieurs fois par jour, et les hobgobelins lui volaient ses rations. Même les élans lui donnaient des coups de pieds. Pourtant le nain ne se départait jamais d’une farouche attitude de défi, ce qui lui attira la sympathie des compagnons.

Sestun approcha de la charrette des prisonniers. Les jambes pendant hors de la cage, le nez entre les barreaux, Tass lui fit signe, et entreprit séance tenante de lui raconter une de ses histoires. Derrière eux, les hobgobelins cherchaient un endroit propice pour bivouaquer. Tout en babillant, le kender remarqua sans le laisser paraître que Gilthanas faisait semblant de dormir. L’elfe, qui ne se sentait pas observé, scrutait les alentours comme s’il cherchait quelque chose. L’air dubitatif, Sestun écouta jusqu’au bout l’histoire de Tass.

— Bientôt faire jour ! constata-t-il pour tout commentaire, dans le langage laconique des nains des ravins. Beaucoup à faire.

Le soleil allait se lever sur leur quatrième journée de captivité. Tass entendit le cri d’un oiseau dans le bois. D’autres cris lui firent écho. Le kender trouva ce ramage bien étrange. Mais il ne connaissait rien à ce pays du sud. La caravane avait franchi le Fleuve de Blanche Écume par le seul pont praticable pour se rendre à Pax Tharkas et dans les fameuses mines de Thadarkan. La vieille cité elfe de Qualinost se trouvait quelque part au cœur de cette forêt.

Tout près de lui, le kender entendit de nouveau siffler un oiseau. Il se retourna. Gilthanas, les doigts dans la bouche, avait imité le roucoulis d’un volatile.

— Tanis ! s’écria Tass.

Tout le monde se réveilla.

— Bon, dit Fizban d’une voix ensommeillée, les elfes sont là.

Le bruissement de centaines d’oiseaux s’envolant à tire-d’ailes acheva de tirer les compagnons du sommeil.

Le chariot qui les précédait se renversa. Leur cocher tira sur les rênes pour empêcher l’élan de foncer dans l’obstacle, et réussit à le lui faire contourner. Soudain le cocher poussa un cri et lâcha les rênes. Les compagnons aperçurent la flèche empennée fichée dans sa nuque. Pris sous une nuée de projectiles, les élans s’immobilisèrent. Les compagnons s’aplatirent sur le sol de la cage.

— Que se passe-t-il ? demanda Tanis à Gilthanas.

L’œil braqué sur la forêt, l’elfe cria :

— Porthios !

— Tanis, peux-tu me dire ce qu’il se passe ?

C’était les premiers mots que Sturm prononçait depuis quatre jours.

— Porthios est le frère de Gilthanas. Je pense qu’il vient à son secours !

— Cela ne servira pas à grand-chose s’ils nous massacrent, répliqua Sturm en évitant une flèche. Je croyais que les elfes étaient de bons tireurs !

— Couchez-vous ! ordonna Gilthanas. Ce tir est destiné à couvrir notre fuite. C’est une embuscade pour nous permettre de nous enfuir ; nos gens n’ont pas les moyens d’attaquer. Tenez-vous prêts, il va falloir courir vers le bois, et vite !

— Mais comment sortirons-nous de ces cages ? demanda Sturm.

— Nous ne pouvons pas tout faire ! répliqua froidement Gilthanas. Vous avez des magiciens… !

— Je ne peux rien sans mes accessoires, siffla Raistlin. Baisse-toi, vieillard ! dit-il à Fizban qui avait dressé l’oreille et les regardait d’un air intéressé.

— Je peux peut-être faire quelque chose, dit-il, les yeux brillants. Dites-moi donc…

— Nous attaqués ! cria Sestun en rampant sous le chariot.

Toede arriva au galop.

— Nous sommes attaqués par les elfes ! Ils tentent de libérer les prisonniers ! vociféra-t-il. Nous sommes encerclés ! Je vais faire mon rapport au seigneur Verminaar ! Tout le monde vers le nord ! Vous, les draconiens, occupez-vous des prisonniers !

Il repartit aussi vite.

— Au moins, nous n’aurons pas les gobelins sur le dos ! dit Sturm avec un sourire. Mais il doit rester une trentaine de draconiens, et je ne pense pas que les elfes soient venus par centaines, n’est-ce pas ?

Gilthanas secoua la tête.

— Une vingtaine, tout au plus…

— Il faut filer en vitesse, dit Tanis. Les draconiens ne s’embarrasseront pas de prisonniers, maintenant que les gobelins se sont enfuis. Ils nous massacreront dans ces cages.

Le kender n’y tint plus.

— Sestun ! Prends ta hache et brise la serrure ! cria-t-il.

Le nain des ravins écarquilla les yeux, ne sachant à quel saint se vouer. Ses maîtres gobelins étaient partis sans lui. Une flèche frôla le kender, annonçant l’arrivée des premiers draconiens. Ils commençaient à tirer sur les cages.

— Sestun ! reprit Tass. Si tu nous aides, tu pourras venir avec nous !

Le nain prit son élan et abattit sa vieille hachette d’avant le Cataclysme sur la serrure de la cage.

— Il n’a fait qu’émousser le tranchant ! enragea Sturm. Dans trois jours, nous y serons encore !

Les prisonniers des autres chariots s’étaient libérés et avaient filé dans le bois. Après avoir couvert leur retraite, les elfes restèrent cachés derrière les arbres.

Les draconiens n’avaient nullement l’intention de les poursuivre. Ils reportèrent leurs efforts sur le dernier chariot et le fourgon qui contenait les bagages des compagnons.

Fizban se pencha vers Raistlin pour lui parler.

— Dis-moi, mon garçon, s’enquit le vieillard, une flèche sifflant au-dessus de sa tête, aurais-tu encore un peu de fiente de chauve-souris ? J’en suis à court.

— Non, je n’en ai pas. Baisse-toi !

— Quel dommage ! Bon, je me débrouillerai sans.

Le vieux magicien se campa sur ses jambes et releva ses manches. Les yeux fermés, il se mit à psalmodier des mots étranges, un doigt pointé sur la serrure.

— Écartez-vous ! cria Raistlin en se jetant sous un banc.

Les draconiens, qui arrivaient près de la cage, restèrent bouche bée.

Une énorme boule de feu orangée jaillit des mains du magicien et vint frapper la grille. L’air s’emplit d’une odeur de chair brûlée. Tanis se précipita pour voir ce qu’il restait du vieux fou, s’attendant à le trouver carbonisé. Les draconiens avaient été réduits à un tas de braises fumantes. Le sol de la cage avait pris feu, et les barreaux étaient incandescents. Impossible de les toucher pour ouvrir la porte.

Sestun tituba en abattant sa hache, manqua la serrure, puis recommença. Enfin, l’acier céda et la porte s’ouvrit.

— Tanis, aide-nous ! cria Lunedor.

Avec Rivebise, elle essayait de tirer Théros de son grabat, qui disparaissait dans un nuage de fumée.

Tanis les aida à le sortir de la cage, tandis que Caramon, Raistlin et Tika rattrapaient au vol Fizban, qui s’était jeté dans le vide.

— Caramon et Sturm, allez chercher nos armes ! ordonna Tanis. Flint et Tass, récupérez les bagages. Gilthanas…

— Je n’ai pas d’ordre à recevoir de toi, Tanthalas ! répliqua l’elfe en marchant à grands pas vers le bois, où il disparut.

Sturm et Caramon revinrent en même temps qu’une demi-douzaine de draconiens. Les deux guerriers en mirent rapidement deux hors de combat. Ils avaient tout de suite remarqué que leurs poursuivants étaient différents des autres créatures. Ils comprirent vite pourquoi. Les cadavres des draconiens fondirent, leur chair se mettant à grésiller en dégageant une vapeur jaunâtre. La tête des deux compagnons tourna ; ils se plaquèrent une main devant la bouche, sûrs d’être empoisonnés.

— Tout le monde dans la forêt ! cria Tanis.

Les deux guerriers s’enfuirent sous une pluie de flèches.

Hai ! Ulsain ! cria une voix claire.

Sous la conduite de Gilthanas, dix elfes sortirent du bois et couvrirent leur retraite.

— Suivez-moi ! ordonna Gilthanas aux compagnons.

Quatre elfes soulevèrent Théros et l’emportèrent sous les arbres. Tanis se retourna vers la cage, réduite à un tas de cendres et de barreaux tordus. Les draconiens ne les poursuivirent pas. Ils regardaient la forêt d’un air méfiant.

— Ils ne commettront pas l’erreur de nous suivre, dit Gilthanas avec un sourire entendu.

Bientôt, les derniers bruits de la caravane se perdirent dans le lointain. Heureux de se dégourdir les jambes, les compagnons suivirent Gilthanas jusqu’à une vaste clairière où des prisonniers s’étaient rassemblés. Un homme particulièrement grand et fort leur parlait d’un air grave et d’une voix glaciale.

— Vous êtes libres de partir, bien que personne n’ait le droit de fouler le sol de ce pays. D’après ce que nous savons, les régions au sud de Pax Tharkas n’ont pas été envahies par le seigneur des Dragons. Vous pouvez prendre la direction du sud-est et couvrir le plus de distance possible jusqu’à la tombée de la nuit. Vous aurez des vivres. C’est tout ce que nous pouvons faire pour vous.

Les réfugiés de Solace, étonnés de leur nouvelle liberté, se regardèrent, désemparés. Ils avaient tout perdu. Hantés par les histoires d’elfes et de dragons, ils ne savaient où aller pour y échapper.

Les yeux clairs de Lunedor étincelèrent. Elle comprenait ce qu’ils ressentaient.

— Pourquoi les traites-tu avec tant de cruauté ? dit-elle au grand elfe. Regarde ces gens : ils n’ont jamais quitté Solace et tu leur demandes de traverser un pays où l’ennemi règne en tyran…

— Que voudrais-tu que je fasse ? Que je les conduise ? Nous les avons libérés, et les elfes ont leurs propres problèmes. Ils n’ont pas à s’occuper de ceux des hommes. Prenez garde, le temps presse ! Mettez-vous en route !

Un par un, les réfugiés, l’air hagard, se dirigèrent vers le sentier. Lunedor se campa devant Porthios et le toisa.

— Comment peux-tu rester indifférent au sort de ces…

— Humains ? Ce sont les hommes qui ont attiré le Cataclysme sur nos têtes. Ils ont eu la prétention d’exiger des dieux ce qui avait été accordé à Huma en toute humilité. Par leur faute, les dieux se sont détournés de nous…

— Ce n’est pas vrai ! cria Lunedor. Les dieux sont parmi nous !

Porthios, fou de colère, allait tourner les talons. Mais Gilthanas le rejoignit et lui dit quelques mots dans le langage des elfes.

— Qu’est-ce qu’il raconte ? demanda Rivebise, soupçonneux.

— Gilthanas explique que Lunedor a guéri Théros, répondit Tanis.

Les deux frères se tournèrent vers le demi-elfe et le fixèrent sévèrement. Tanis supporta leurs regards sans broncher.

— Te voilà revenu dans ton pays natal, dit Rivebise, mais on dirait que tu n’es pas le bienvenu.

— C’est vrai, répondit Tanis, qui sentait la précarité de leur situation. Ils veulent nous emmener à Qualinost, continua-t-il comme à regret. Je ne suis pas venu par ici depuis des années. Comme Flint pourra te le confirmer, ils ne m’ont pas rejeté, mais ils n’étaient pas fâchés de me voir partir. Tu m’as dit un jour, Rivebise, que pour les hommes j’étais un demi-elfe. Eh bien pour les elfes, je suis un demi-homme.

Le regard de Porthios alla de Tanis à Lunedor.

— L’étrange histoire que vient de me raconter mon frère demande réflexion. Je vous offre ce qui a toujours été refusé aux humains : notre hospitalité. Vous serez nos hôtes d’honneur. Suivez-moi.

Porthios fit un grand geste. Une douzaine de guerriers elfes sortirent du bois et encerclèrent les compagnons.

— Disons plutôt des prisonniers d’honneur, chuchota Flint à Tanis. Ce ne sera pas une partie de plaisir pour toi, mon garçon.

— Je le sais, mon vieux, répondit Tanis en s’appuyant sur le nain. Je ne le sais que trop.

4 L’Orateur.

— Je n’imaginais pas qu’il pût exister quelque chose d’aussi beau ! s’exclama Lunedor.

La journée de marche avait été pénible, mais la récompense était au-delà de ce que les compagnons attendaient. Du haut de la falaise, la fabuleuse cité de Qualinost s’offrait à leurs yeux émerveillés.

Quatre hautes tours reliées par d’aériennes arcades de marbre blanc ouvertes sur la végétation marquaient les limites de la cité.

Car elle ne possédait pas de murailles.

Avec ses maisons de quartz rose penchées sur de larges avenues, la ville épousait les caprices de la nature. Une grande tour d’or bruni s’élevait au cœur de la cité, palpitant des reflets du soleil qui lui donnait la vie. Ici, la paix et la beauté semblaient intactes, comme nulle part ailleurs en Krynn.

Sturm et Flint couvaient Tanis du coin de l’œil ; Flint parce qu’il était le seul à mesurer combien le demi-elfe souffrait ; Sturm parce qu’il savait ce qu’on ressent dans une patrie qui ne veut pas de vous.

— Pas facile de rentrer à la maison, mon ami ? dit Sturm, une main sur l’épaule de Tanis.

— En effet. Je croyais avoir laissé tout cela loin derrière moi, mais je me rends compte qu’il n’en était rien. Qualinesti fait partie de mon être, que je le veuille ou non.

— Attention, voici Gilthanas, avertit Flint.

L’elfe s’arrêta devant Tanis.

— Voilà : mon père demande à vous voir tous ; il vous convoque dans la Tour du Soleil, dit-il dans la langue elfique. Vous n’aurez pas le temps de vous restaurer. Nous manquons à nos devoirs d’hôtes…

— Gilthanas, l’interrompit Tanis dans la langue commune, mes amis et moi avons affronté des dangers inimaginables, parcouru des chemins jonchés de morts. Ce n’est pas la faim qui nous portera le coup fatal, du moins pour la majorité d’entre nous, corrigea-t-il en jetant un coup d’œil à Caramon.

— Merci à vous, fit Gilthanas avec raideur. Je suis heureux que vous compreniez. Maintenant, suivez-moi.

Sur le chemin, Tanis pressa le pas et rejoignit Gilthanas.

— Dis-moi, Gilthanas, que se passe-t-il vraiment ? J’ai le droit de savoir.

— Crois-tu ? Depuis quand te soucies-tu des elfes ? Tu as presque oublié notre langue !

— Bien sûr que le sort des elfes me préoccupe ! Il s’agit de mon peuple !

— Alors pourquoi mets-tu en valeur la part humaine dont tu as héritée ? demanda l’elfe en désignant la barbe du demi-elfe. Je croyais que tu en avais honte…

Tanis hocha tristement la tête.

— Oui, j’avais honte, et c’est pourquoi je suis parti. Mais qui m’a fait honte ?

— Pardonne-moi, Tanthalas. Mes paroles étaient blessantes, je ne pense pas ce que j’ai dit. C’est que… Ah ! si tu savais ce qui nous attend !

— Parle ! s’écria Tanis. Je veux comprendre !

— Nous allons quitter le Qualinesti.

— Quitter le Qualinesti ?

Le demi-elfe, sous le choc, avait parlé tout haut en langue commune. Les compagnons le regardèrent. Le visage du vieux magicien s’assombrit.

— Mais c’est impossible ! reprit doucement Tanis. Quitter le Qualinesti ? Pourquoi ? La situation est grave, soit, mais non désespérée…

— Pire encore… Qualinost, la capitale est en train de vivre ses derniers jours. Regarde autour de toi !

Ils entrèrent dans la ville. Au premier coup d’œil, Tanis ne trouva rien de changé. C’était les mêmes rues de pierre scintillante serpentant entre les peupliers, les mêmes maisons de quartz réfléchissant le soleil en une multitude d’arcs-en-ciel. Tout semblait comme les elfes l’avait conçu : harmonie et beauté immuables.

Mais non. Qualinost avait réellement changé. Le bruissement du vent dans les feuilles de peupliers n’était qu’un gémissement dépourvu du ton joyeux dont il se souvenait. Son âme remuée tentait de saisir ce qui avait changé. L’atmosphère ! Elle était tendue à craquer, comme avant le déchaînement d’une tempête. Dans les rues, il vit ce qu’il n’avait jamais vu à Qualinost, ni ailleurs dans son pays. L’incertitude, la précipitation, la panique, le désespoir.

Les femmes s’embrassaient en pleurant avant de se séparer. Les enfants, instinctivement, ne jouaient plus dehors. Les hommes se rassemblaient, les armes à la main, surveillant leur progéniture. Ici et là, des feux avaient été allumés. Les elfes brûlaient ce qu’ils ne pourraient emporter.

La destruction de Solace avait porté un rude coup à Tanis, mais ce qui était en train de se passer à Qualinost lui déchirait le cœur. Il réalisa à quel point il y était attaché. Au fond de son cœur, il avait toujours cru en la pérennité du Qualinesti. Mais à présent, il allait perdre aussi cette illusion.

Qualinesti ne serait bientôt plus.

— Qu’allez-vous faire ? Où allez-vous partir ? Est-il encore temps de s’enfuir ? demanda Tanis d’une voix blanche.

— Tu le sauras bientôt, et tu apprendras beaucoup d’autres choses…, murmura Gilthanas.

Dominant la ville, la Tour du Soleil miroitait de toutes ses facettes, irradiant un tourbillon de lumière. Impressionnés par la majesté des lieux, les compagnons entrèrent dans un silence respectueux. Seul Raistlin restait indifférent à la beauté de l’édifice. Ses yeux furetaient partout et ne voyaient que la mort.

Porthios apparut au détour d’une arcade et les pria d’entrer dans la salle où l’Orateur les attendait. La pièce n’avait pas accueilli d’humains depuis des centaines d’années. Ni d’ailleurs de kenders. Les derniers nains à l’avoir vue l’avaient construite.

— Ah ! c’est ce qui s’appelle de la belle ouvrage ! dit Flint, les yeux humides.

L’immense salle circulaire était coiffée d’un dôme de mosaïque figurant le ciel bleu, séparé de la lune d’argent, de la lune rouge et des étoiles par un arc-en-ciel. L’éclairage provenait du contact du soleil avec les vitres et les miroirs qui renvoyaient la lumière vers une tribune trônant au milieu de la salle.

Parmi les elfes, Tanis remarqua beaucoup de femmes habillées d’incarnat, la couleur du deuil. Les elfes s’unissaient pour la vie. Les veuves ne se remariaient pas, mais accédaient à la fonction de Sages de la Maison Royale.

Les compagnons avancèrent jusqu’au milieu de la salle. Les elfes s’écartèrent en silence, adressant des regards stupéfaits au nain, au kender et aux barbares vêtus de fourrures. Le chevalier s’attira quelques murmures, ainsi que Raistlin, drapé dans sa large tunique rouge. Les magiciens elfes portaient la tunique blanche symbolique du Bien, le rouge signifiant la neutralité. Pour eux, du rouge au noir, il n’y avait qu’un pas.

L’Orateur de tous les Soleils marcha vers la tribune. Celui qu’on appelait simplement l’Orateur depuis maintenant un siècle était plus grand que son fils Porthios. Il portait l’éclatante tunique jaune vif de sa charge. Son visage austère lui donnait l’air inflexible.

Tanis remarqua que son père adoptif, lui aussi, avait changé. Quelques cheveux blancs éclairaient ses tempes et des rides soucieuses creusaient ses traits.

— Mes fils ! s’exclama-t-il tout à trac en ouvrant les bras. Je ne pensais plus vous revoir dans cette vie… Parle-moi de la bataille, demanda-t-il à Gilthanas.

— Plus tard, Orateur, répondit Gilthanas, qui comme tous ne s’adressait à son père que par ce titre. D’abord, je voudrais te présenter nos hôtes.

— Je suis désolé, dit l’Orateur, se passant une main sur le visage. Pardonnez-moi, mes amis. Je vous souhaite la bienvenue dans un royaume où personne n’a pénétré depuis bien des années.

Gilthanas lui dit quelques mots à l’oreille. D’un geste impératif, l’Orateur fit signe au demi-elfe de s’approcher.

— Est-ce bien toi, Tanthalas, le fils de ma belle-sœur ? Nous nous demandions ce que tu étais devenu. Bienvenue dans ton pays, même pour en voir l’anéantissement. Ma fille sera très heureuse de te revoir. Son camarade d’enfance lui a beaucoup manqué.

Gilthanas se raidit et regarda Tanis d’un air sombre. Le demi-elfe rougit, incapable de proférer une parole.

— Je souhaite la bienvenue à tous, reprit l’Orateur, et j’espère que nous ferons plus tard connaissance. Mais il est juste que vous sachiez ce qui arrive à notre monde. Maintenant, mon fils, parle-moi de l’attaque sur Pax Tharkas.

— Elle a échoué, répondit Gilthanas en baissant la tête.

— Raconte, dit simplement l’Orateur, le visage impassible.

— Je suis parti secrètement vers le sud avec mes guerriers. Tout allait bien. Un groupe d’humains réfugiés des Hautes-Portes est venu grossir nos rangs. La malchance nous a mis en travers du chemin des patrouilles draconiennes. Nous nous sommes tous battus comme des braves, mais en vain. J’ai été frappé à la tête, et je ne me souviens plus de rien. Je me suis réveillé au fond d’un ravin parmi les cadavres de mes camarades. Apparemment, les draconiens ont dû jeter les blessés avec les morts. Les druides de la forêt ont pansé mes blessures et m’ont appris que mes guerriers avaient été faits prisonniers. J’ai suivi à la trace l’armée draconienne, ce qui m’a conduit à Solace.

La voix de Gilthanas se brisa. Il essuya la sueur qui perlait à son front. Son père le regarda d’un air soucieux.

— Solace a été détruite, lâcha Gilthanas d’un trait. Tous les grands arbres ont été abattus ou brûlés.

Les elfes gémirent et se lamentèrent. L’Orateur leva la main pour demander le silence.

— Ce sont de tragiques nouvelles. Nous pleurons ces arbres immémoriaux. Mais que sont devenus les nôtres ?

— J’ai trouvé mes hommes et les humains qui nous avaient rejoints liés à des pieux au centre de la ville, et gardés par les draconiens. J’espérais pouvoir les libérer la nuit mais… Un dragon rouge est apparu dans le ciel. Oui, Orateur ! C’est la vérité ! Les monstres sont de retour en Krynn. Le dragon rouge a survolé Solace en tournoyant de plus en plus bas et s’est posé sur la place. Son corps luisant de reptile a envahi l’espace, ses ailes battaient les arbres et sa queue achevait de tout détruire. Des crocs écumant de bave hérissaient ses mâchoires et ses énormes pattes griffues labouraient le sol. Un homme le chevauchait.

« Son imposante carrure était drapée de la tunique noir et or des prêtres de la Reine des Ténèbres. Son visage portait le masque d’un dragon or et noir. Les draconiens sont tombés à genoux devant lui. Les gobelins, les hobgobelins et la pourriture humaine les mercenaires se sont prosternés devant le monstre ; certains ont pris la fuite. Seule la présence des miens m’a donné le courage de ne pas en faire autant.

« Certains prisonniers hurlaient de terreur, mais les nôtres sont restés calmes et dignes. Cela n’a pas plu au cavalier du dragon. Il les a harangués d’une voix d’outre-tombe. Ses paroles résonnent encore dans ma tête :

« Je suis Verminaar, seigneur des Dragons du nord. J’ai guerroyé pour libérer ce pays des croyances que répandent les Questeurs. Beaucoup d’entre eux œuvrent avec moi pour servir la noble cause des seigneurs draconiens. Je leur ai accordé grâce et je les ai comblés des bienfaits que m’a octroyés ma déesse. Je suis le seul à posséder le pouvoir de guérir, et je représente les vrais dieux. Les humains m’ont défié. Vous avez voulu me combattre. Votre châtiment servira d’exemple à ceux qui choisiront la folie plutôt que la sagesse. »

« Puis il s’est tourné vers les elfes et a poursuivi : « Je déclare ici solennellement que j’exterminerai votre race selon les vœux de ma déesse. Les humains admettent leurs erreurs et rentrent dans le droit chemin, les elfes, jamais ! Que leur sort serve d’exemple à ceux que tente la rébellion ! Ardent, anéantis-les ! »

« Dans un rugissement, le dragon a soufflé sur les prisonniers ligotés aux pieux. Après une atroce agonie, ils sont morts brûlés…» Un silence accablé pesa sur la salle.

— Je fus pris de folie, poursuivit Gilthanas, les yeux enfiévrés. J’ai voulu rejoindre les miens quand une énorme main m’a agrippé et m’a tiré en arrière. C’était Théros Féral, le forgeron de Solace. « Ce n’est pas le moment de mourir, me dit-il, mais de te venger ! » Je me suis évanoui. Il m’a ramené chez lui au péril de sa vie. Et il l’aurait perdue, si cette femme ne l’avait pas guéri !

Du geste, il désigna Lunedor. Tous les visages se tournèrent vers elle.

— Théros est l’homme à qui il manque un bras.

Nos guérisseurs disent qu’il survivra. Mais ils affirment que c’est un miracle qu’il soit encore en vie après d’aussi horribles blessures.

— Approche, femme des plaines, ordonna l’Orateur.

Lunedor, au bras de Rivebise, fit un pas vers la tribune. Deux gardes retinrent le barbare. Il leur lança un regard haineux, mais s’arrêta.

La fille de chef avança, la tête haute, le regard clair. Sa capuche glissa, découvrant la rivière d’or et d’argent ruisselant sur ses épaules. Les elfes s’émerveillèrent de sa beauté.

— Tu prétends avoir guéri Théros Féral ? demanda l’Orateur avec dédain.

— Je ne prétends rien, répondit Lunedor. Ton fils a vu que je l’ai guéri. Doutes-tu de sa parole ?

— Non, mais il était troublé et malade. Il peut avoir confondu sorcellerie et guérison.

— Regarde cet objet, dit doucement Lunedor en entrouvrant sa cape.

L’amulette étincela sur sa poitrine.

L’Orateur, blanc de rage, quitta la tribune et s’approcha pour voir le bijou.

— Blasphème ! cria-t-il en saisissant la cordelette pour l’arracher du cou de Lunedor.

Il y eut un éclair de lumière bleue. L’Orateur se recroquevilla sur le sol en gémissant de douleur. Les elfes poussèrent des cris alarmés et tirèrent leurs épées. Les compagnons en firent autant.

— Arrêtez cette folie ! intervint le vieux magicien d’une voix ferme.

Fizban marcha vers la tribune, écartant les épées comme des buissons sur un sentier, et aida l’elfe à se relever.

— Tu l’as bien cherché, dit-il en fronçant les sourcils.

— Qui es-tu ? s’étonna l’Orateur.

— Hum… Quel est mon nom ?

Le vieux magicien chercha des yeux le kender.

— Fizban, souffla Tass.

— Fizban, oui, c’est ça. Voilà qui je suis. Maintenant, je te suggère de rappeler tes gardes et de dire à tout le monde de se calmer. D’abord, pour ma part, j’aimerais entendre l’histoire de cette jeune femme, ensuite, tu ferais bien de l’écouter. Cela ne te ferait pas de mal non plus de t’excuser.

L’Orateur semblait sortir d’un rêve. Il se tourna vers Lunedor.

— Je te prie de m’excuser, dame des plaines, dit-il doucement. Il y a trois cents ans que les prêtres elfes ont disparu et qu’on n’a pas vu le symbole de Mishakal. Mon cœur saignait de voir profaner cette amulette, mais je me suis trompé. Pardonne-moi. Nous vivons dans le désespoir depuis si longtemps que je n’ai pas su voir arriver l’espoir. Si tu n’es pas fâchée, raconte-nous ton histoire.

Lunedor parla de l’amulette, de la lapidation de Rivebise, de la rencontre avec les compagnons à l’auberge et de leur voyage à Xak Tsaroth. Elle mentionna la mort du dragon et le don de Mishakal, mais ne dit rien des Anneaux.

Le crépuscule assombrissait doucement la salle. L’Orateur resta un moment silencieux.

— Je dois réfléchir à ce que tu viens de me dire et déterminer quelles en seront les conséquences pour nous. Vous devez être épuisés ; seul le courage soutient certains d’entre vous, d’autres dorment debout. (Appuyé contre le mur, Fizban ronflait.) Ma fille Laurana vous mènera dans un lieu où vous vous reposerez. Nous donnerons cette nuit un banquet en votre honneur, car vous nous avez ramené l’espoir. Que la paix des vrais dieux vous accompagne.

La foule s’écarta pour laisser le passage à une jeune elfe. En la voyant, Caramon resta bouche bée. Rivebise écarquilla les yeux. Même les pupilles en sablier de Raistlin s’ouvrirent.

Les cheveux de la jeune fille se déversaient comme du miel jusqu’à ses chevilles. Une peau satinée modelait ses traits raffinés d’elfe, soulignés d’une bouche carmin et de grands yeux aux reflets changeants comme les feuilles frémissant entre l’ombre et le soleil.

— Sur mon honneur de chevalier, dit Sturm avec émotion, je n’ai jamais vu femme plus adorable.

— Tu n’en rencontreras pas de plus belle…, murmura Tanis.

Les compagnons interrogèrent du regard le demi-elfe. Il ne voyait rien d’autre que la jeune fille. Sturm haussa les sourcils et échangea un clin d’œil avec Caramon, qui poussa son frère du coude. Flint hocha la tête en soupirant du fond du cœur.

— Maintenant les choses sont plus claires, dit Lunedor à Rivebise.

— Pour moi rien ne s’éclaircit, avoua Tass. Que se passe-t-il ? Tika, tu y comprends quelque chose ?

Ce que savait Tika, c’est qu’elle se sentait tout à coup boulotte, mal fagotée, trop rousse et trop bouclée.

— Aucune idée ! répliqua-t-elle. Tout ce que je vois, c’est que Caramon se couvre de ridicule ! On dirait que ce grand veau n’a jamais vu une femme de sa vie !

— Elle est mignonne, dit Tass. Assez différente de toi, Tika. Elle est mince comme une liane, elle ondule comme un roseau sous le vent et…

— Suffit ! couina Tika en donnant une tape au kender.

— Bienvenue à Qualinost, hôtes honorés, dit Laurana d’une voix timide. Suivez-moi, s’il vous plaît. Vous pourrez vous rafraîchir et vous reposer.

Avec une grâce enfantine, elle se joignit aux compagnons qui la regardèrent avec admiration. Elle ne leva les yeux qu’une fois, imperceptiblement, en passant devant Tanis. Il fut le seul à remarquer ce coup d’œil. Il se troubla, et ses yeux s’assombrirent.

Après avoir réveillé Fizban, les compagnons quittèrent la Tour du Soleil.

5 Tanis et Laurana.

Laurana les conduisit dans un jardin ombragé de peupliers situé au cœur de la ville. On n’y entendait pourtant que le murmure d’un ruisseau. Laurana montra les arbres qui poussaient entre les peupliers et dit aux compagnons de cueillir les fruits pour les manger. Des jeunes filles apportèrent des corbeilles remplies de pain croustillant. Chacun se rafraîchit avec l’eau pure du ruisseau puis s’étendit sur la mousse dans un calme parfait.

Excepté Tanis.

Refusant de se nourrir, le demi-elfe arpentait le jardin, torturé par ses pensées. Dévoré de curiosité, Tass le guettait entre les arbres.

Laurana était une hôtesse délicieuse. Elle s’assura du bien-être de tous et adressa un mot à chacun.

— Tu es bien Flint Forgefeu, n’est-ce pas ? J’ai encore les merveilleux jouets que tu m’avais fabriqués. Tu nous as manqué, pendant toutes ces années.

Le nain rougit de plaisir. Intimidé, il ne sut rien faire d’autre que vider d’un trait une cruche d’eau.

— Tu t’appelles Tika… ? demanda Laurana en s’arrêtant devant la jeune fille.

— Tika Waylan, dit celle-ci d’une voix nouée par la timidité.

— Quel joli nom ! Et quelle chevelure magnifique tu possèdes, dit Laurana en caressant ses boucles rousses avec admiration.

— Tu trouves ?

— Oh oui ! C’est la couleur du feu. Tu dois avoir une âme ardente. J’ai appris comment tu avais sauvé la vie de mon frère. Je te dois beaucoup.

— Merci. Tes cheveux sont très beaux aussi…

Laurana sourit. Tass remarqua qu’elle observait constamment Tanis à la dérobée. Quand le demi-elfe disparut entre les arbres, elle s’excusa et partit vivement dans sa direction.

— Ah ! je vais enfin savoir ce qui se passe ! murmura Tass, se glissant furtivement à sa suite.

Le demi-elfe était debout devant la fontaine et s’amusait à jeter des feuilles mortes dans l’eau tourbillonnante. Laurana arriva de l’autre côté.

Tanthalas Quisif nan-Pah ! appela-t-elle.

Entendant prononcer son nom elfique, Tanis se retourna. Elle se jeta à son cou et l’embrassa.

— Aïe ! fit-elle en riant. Rase cette horrible barbe, elle pique ! Je ne reconnais plus mon Tanthalas d’autrefois.

Doucement, Tanis se dégagea des bras qui l’enlaçaient.

— Laurana, je…

— Ne t’inquiète pas pour la barbe, je m’y habituerai, si tu y tiens. Embrasse-moi, toi aussi ! Non ? Alors je vais t’embrasser jusqu’à t’étouffer.

— Arrête, Laurana, dit-il en se détournant.

— Pourquoi ? Quel est le problème ? Tu es resté longtemps parti, et te voilà de retour. Pourquoi es-tu froid et distant ? Tu es mon fiancé, l’as-tu oublié ? Une fille peut embrasser son fiancé.

— C’était il y a bien longtemps, nous étions encore des enfants. C’était un jeu, rien d’autre. Un secret romantique que nous partagions. Tu sais ce qui serait arrivé si ton père l’avait appris. Gilthanas l’a découvert, n’est-ce pas ?

— Bien sûr ! J’ai tout dit à Gilthanas, tu le sais. Je ne pensais pas qu’il aurait une telle réaction ! J’ai appris comment il t’avait parlé, il me l’a raconté après. Il regrette.

— Je l’espère bien, fit Tanis en la prenant par les poignets pour la tenir à distance. Mais ce qu’il a dit est vrai, Laurana ! Je ne suis qu’un bâtard. Ton père avait parfaitement le droit de me tuer. Comment pourrais-je lui causer du tort après tout ce qu’il a fait pour ma mère et pour moi ? C’est pourquoi je suis parti ; pour savoir qui je suis réellement et à qui j’appartiens.

— Tu es Tanthalas, mon bien-aimé, et tu appartiens à notre monde ! dit-elle, se libérant pour prendre ses mains dans les siennes. Tu vois ? Tu portes encore l’anneau que je t’ai donné. Je sais pourquoi tu es parti. Tu avais peur de m’aimer, mais il n’y a plus de raison d’avoir peur. Tout a changé. Père a tellement de soucis plus importants. D’ailleurs, tu es devenu un héros. S’il te plaît, marions-nous. N’est-ce pas pour cela que tu es revenu ?

— Laurana, je suis là par le plus grand des hasards…

— Je ne te crois pas ! cria-t-elle en le repoussant.

— Tu as entendu le récit de Gilthanas. Si Porthios n’était pas venu à notre secours, nous serions à Pax Tharkas à l’heure qu’il est.

— Il a inventé ! Il ne voulait pas me dire la vérité. Tu es ici parce que tu m’aimes. Ne prétends pas le contraire.

— Je n’en ai aucune envie, mais je vais devoir le faire, dit Tanis, exaspéré. Laurana, j’aime quelqu’un d’autre. Une humaine. Elle s’appelle Kitiara. Cela ne signifie pas que je ne t’aime pas, non, je t’aime aussi, mais…

Livide, Laurana le regarda sans mot dire.

— Je t’aime, Laurana. Mais je ne peux pas t’épouser, car je l’aime, elle aussi. Mon cœur est coupé en deux, comme mon être.

Il retira l’anneau aux feuilles de lierre et le tendit à Laurana.

— Je te demande de me libérer de mes engagements envers toi, Laurana, comme je te libère des tiens.

Incapable de proférer un mot, Laurana prit l’anneau. Ne trouvant dans le regard de Tanis que de la pitié, elle poussa un cri déchirant et jeta le bijou au loin.

Tass le ramassa et le glissa dans sa poche.

— Laurana, dit Tanis en la prenant dans ses bras, je suis désolé. Je ne pensais pas que…

Tass sortit des buissons et reprit le sentier.

Parfait, se dit le kender, satisfait, au moins je sais maintenant de quoi il retourne.


Tanis se réveilla en sursaut. Gilthanas se tenait devant lui.

— Laurana ? demanda le demi-elfe en se levant.

— Elle va bien, dit tranquillement Gilthanas. Ses suivantes l’ont emmenée chez elle. Elle m’a raconté ce que tu lui avais dit. Je voudrais que tu saches que je te comprends. C’est ce que je craignais depuis longtemps ; ta moitié humaine a besoin des humains. J’ai tenté de le lui expliquer, pour qu’elle souffre moins. Avec le temps, elle m’écoutera. Merci, Tanthalas, je me doute que ça n’a pas été facile.

— Loin de là. Mais je vais être honnête, Gilthanas, je l’aime, c’est ainsi. Cependant…

— S’il te plaît, restons-en là. Laissons faire les choses, et si nous ne pouvons être amis, au moins respectons-nous.

« Tes amis et toi devez vous préparer. Au lever de la lune d’argent, la fête commencera, suivie de la réunion du Conseil Suprême. Le temps est venu de prendre des décisions. »

Quand il fut parti, Tanis exhala un grand soupir et s’en fut réveiller les autres.

6 L’adieu. La décision des compagnons.

Le banquet avait lieu sur une grande place de marbre et de cristal dominée par la tour dorée. Les convives admiraient la cité scintillant en contrebas, sur le fond des forêts et des Montagnes Tharkadan. La beauté du paysage était d’autant plus poignante qu’elle leur échapperait bientôt.

Lunedor était assise à droite de l’Orateur. Celui-ci fit quelques tentatives pour engager la conversation, mais le cœur n’y était pas.

À gauche de l’Orateur, Laurana, le nez dans son assiette, ses longs cheveux éparpillés autour d’elle, montrait peu d’appétit. Quand elle relevait la tête, c’était pour dévisager Tanis.

Le demi-elfe, troublé par les regards désespérés de Laurana et ceux, plus acérés, de Gilthanas, mangeait du bout des lèvres. À côté de lui, Sturm échafaudait des plans de défense pour le Qualinesti.

Flint se sentait étranger et déplacé parmi les elfes. Il n’aimait pas la nourriture et refusa tout. Raistlin chipotait dans son assiette, les yeux fixés sur Fizban. Mal à l’aise parmi les sveltes beautés elfes, Tika se sentait empruntée et balourde. Caramon trouva une explication à la minceur de leurs hôtes : ils ne mangeaient que des légumes et des fruits accommodés de sauces raffinées, de pain et de fromage, le tout arrosé d’un vin parfumé. Après avoir jeûné quatre jours enfermé dans une cage, le guerrier aurait aimé se mettre autre chose sous la dent.

La lune rouge restait invisible. Lunitari, réduite à un mince croisant argenté, était sur son déclin. À l’apparition des premières étoiles, L’Orateur fit un signe de tête à son fils. Gilthanas vint se placer debout à côté de son père et entonna un chant.

— Que chante-t-il ? Quelles sont les paroles ? demanda Sturm à Tanis, qui écoutait, la tête entre les mains.

Tanis leva la tête et traduisit d’une voix brisée :

— Le soleil

Œil splendide

De nos deux

Quitte le jour

Il abandonne

Le ciel endormi

Constellé de lucioles

À la profonde grisaille.

Les elfes se joignirent à son chant, y ajoutant des tonalités d’une infinie tristesse :

— Notre plus vieil ami

Sommeille donc,

Berce les arbres

Et nous appelle auprès de lui.

Le feuillage secrète

Un feu de glace,

Et devient cendre

Quand l’année est finie

Du soleil.

Les oiseaux

Suivent les vents

Tournoyant vers le nord

À la fin de l’automne.

Le jour devient sombre

Les saisons s’effilochent,

Mais nous,

Attendons le rayon vert

Du soleil sur les arbres.

Mille petites lumières dansantes trouèrent la nuit, s’étendant dans les rues de la ville jusqu’aux forêts. Une à une, des voix venaient se joindre au chant :

— Le vent

Passe à travers les nuits.

Passe les saisons, passe les lunes

De grands royaumes voient le jour.

Le souffle

De la luciole, de l’oiseau,

De l’arbre, de l’homme,

Disparaît dans un mot.

Maintenant dors

Ami séculaire,

Berce-toi dans les arbres

Et appelle-nous Là où tu es.

L’époque,

Les mille vies

Des hommes et leurs histoires

Rejoindront leur tombeau.

Mais nous

Peuple de poésie

Fondrons dans ce chant.

Peu à peu, les convives soufflèrent leurs chandelles, les voix se turent. Qualinost fut plongée dans le silence et l’obscurité. L’Orateur quitta son siège.

— À présent, il est temps de réunir le Conseil Suprême, dit-il d’un ton grave. Il se tiendra dans la Chambre Céleste. Tanthalas, si tu veux bien y conduire tes compagnons…

La Chambre Céleste était une grande place ouverte sur un ciel constellé d’étoiles. Au nord, l’horizon ténébreux était zébré d’éclairs. Les compagnons se groupèrent autour de l’Orateur, toute la population faisant cercle autour d’eux.

— Nous voyons ici où nous sommes, dit l’Orateur en montrant le sol.

Les compagnons découvrirent une immense carte géographique sous leurs pieds. Tass, qui se trouvait au milieu des plaines d’Abanasinie, était émerveillé.

— Solace est là ! s’exclama-t-il en pointant un doigt sur la carte.

— Oui, kender, répondit l’Orateur, c’est là que le gros de l’armée draconienne est stationné. À Solace et à Haven, dit-il en désignant les villes de la pointe d’un bâton. Le seigneur Verminaar n’a pas fait mystère de ses projets d’invasion du Qualinesti. Il n’attend plus que le reste de ses troupes, et que s’organise l’intendance. Nous ne pouvons espérer tenir contre une telle horde.

— Qualinost peut tenir, intervint Sturm. Il n’y a pas de route pour y accéder. Nous avons traversé des précipices sur des ponts qu’il suffirait de détruire pour empêcher n’importe quelle armée de passer.

— S’il n’y avait que l’armée, nous pourrions défendre le Qualinesti. Mais que pouvons contre les dragons ? Rien ! Selon la légende, le valeureux Huma n’a pu les vaincre que grâce à la Lancedragon. Personne, à notre connaissance, ne se souvient du secret de cette arme extraordinaire.

« Il ne nous reste plus qu’à abandonner la ville et la forêt. Nous pensions aller vers l’ouest, dans des contrées sauvages, ou retourner au Silvanesti, le domaine d’origine des elfes. Notre plan était bien préparé. Il faut trois jours de marches forcées aux troupes du seigneur des Dragons avant de pouvoir donner l’assaut, et nos espions nous auraient informés de leur départ de Solace. Nous aurions eu le temps de fuir vers l’ouest. Mais nous avons appris qu’il y avait une autre armée à Pax Tharkas, à moins d’un jour de marche d’ici. Si nous ne l’arrêtons pas, nous sommes perdus. »

— As-tu un moyen de vaincre ou d’arrêter cette armée ?

— Oui, répondit l’Orateur en regardant son fils cadet. Tu sais que les gens de Hautes-Portes et de Solace sont emprisonnés dans la forteresse de Pax Tharkas et travaillent pour le seigneur des Dragons. Verminaar est malin. Pour empêcher la révolte des esclaves, il a pris en otages leurs familles. Si nous les libérons, les captifs se révolteront. La mission de Gilthanas consistait à libérer les otages et à mener la révolte. Il aurait ensuite conduit les humains dans les montagnes du sud, attirant ainsi l’armée à leurs trousses, ce qui nous laisserait le temps de fuir.

— Et après, qu’adviendra-t-il des humains ? demanda sèchement Rivebise. Tu les jettes en pâture aux armées draconiennes comme un désespéré lance un morceau de viande à une meute de loups qui le traque ?

— Verminaar ne va pas les garder très longtemps. Les mines ne rendent presque plus rien. Il n’aura plus à s’embarrasser d’esclaves et il les tuera. Il y a des cavernes dans la montagne, où les humains peuvent se réfugier et se défendre. Ils tiendront facilement les cols, maintenant que l’hiver arrive. Certains mourront, mais c’est le prix à payer. Si tu avais le choix, homme des plaines, préférerais-tu mourir en esclavage ou en te battant ?

Rivebise, les yeux fixés sur la carte, ne répondit pas.

— Gilthanas a échoué, dit Tanis, et tu voudrais que nous prenions la relève et menions la révolte, si j’ai bien compris ?

— Exactement, Tanthalas. Gilthanas connaît un chemin pour Pax Tharkas : le Sla-Mori. Il vous conduira à la forteresse. Vous pourrez sauver des humains, mais aussi donner une chance de survie aux elfes, une chance qu’ils n’ont pas eue quand les humains ont provoqué le Cataclysme !

Rivebise leva les yeux et fronça les sourcils. Le visage de Sturm s’assombrit. L’Orateur poussa un soupir.

— Pardonnez-moi, dit-il, je ne voulais pas remuer le fer dans les blessures du passé. Le sort des humains ne nous est pas indifférent. J’envoie mon fils avec vous, sachant que je risque de ne jamais le revoir. Je fais ce sacrifice pour que mon peuple et le vôtre puissent survivre.

— Nous allons réfléchir, dit Tanis, qui savait quelle décision prendre.

Les guerriers elfes conduisirent les compagnons dans un jardin clos et se retirèrent.

— J’irai à Pax Tharkas, dit doucement Tanis. Je crois que le temps est venu de nous séparer, mes amis. Mais laissez-moi vous confier une chose. J’aimerais que Tika, Lunedor, Rivebise, Caramon, Raistlin, et toi, Fizban, vous accompagniez les elfes afin de mettre les Anneaux en sûreté. Ils sont trop précieux pour que nous prenions le risque de les emmener à Pax Tharkas.

— C’est bien joli, siffla Raistlin, mais ce n’est pas parmi les elfes du Qualinesti que Lunedor trouvera la personne qu’elle cherche.

— Qu’en sais-tu ? dit Tanis, interloqué.

— Il n’a aucune idée, Tanis, interrompit Sturm. Il parle…

— Tu disais, Raistlin ? fit Tanis.

— Tu as entendu le chevalier ! Je ne sais rien !

Tanis soupira en les regardant.

— Vous m’avez pris pour chef…

— C’est vrai, mon garçon, coupa Flint. Mais ta décision est guidée par la raison, non par le cœur. Au fond de toi, tu n’es pas persuadé qu’il faille nous séparer.

— Eh bien moi, je ne resterai pas avec les elfes, dit Tika en croisant les bras sur sa poitrine d’un air déterminé. Je viens avec toi, Tanis. Je veux devenir une guerrière comme Kitiara.

Tanis tressaillit. Il reçut ce nom comme un coup de couteau dans le cœur.

— Je ne me retrancherai pas derrière les elfes, dit Rivebise. Je ne veux pas laisser mes semblables se battre seuls pour moi.

— Lui et moi ne faisons qu’un, déclara Lunedor, la main dans celle de Rivebise. D’ailleurs, j’ai le sentiment que le mage dit vrai : le guide que nous cherchons n’est pas parmi les elfes.

— Nous irons tous avec toi, Tanis, conclut Flint avec fermeté.

Le demi-elfe eut l’air désorienté, puis il hocha la tête en souriant.

— Vous avez raison. Je ne crois pas vraiment qu’il fallait se séparer. Ce serait la seule chose logique à faire ; bien entendu, nous optons pour le contraire.

— Nous pourrions peut-être aller dormir, suggéra Fizban en bâillant.

— Un instant, vieil homme, dit gravement Tanis. Tu n’es pas des nôtres. Tu iras avec les elfes.

— Ah bon ! Vraiment ? rétorqua le vieux magicien en braquant un regard pénétrant, presque menaçant, sur le demi-elfe. Je vais où je veux et j’ai choisi de venir avec toi, Tanis Demi-Elfe.

Raistlin échangea un regard avec Tanis, signifiant « Maintenant, comprends-tu ce que je veux dire ? ».

Tanis se fit une raison. Le vieux magicien viendrait avec eux.

Raistlin hocha la tête et donna le bras à Fizban.

— Il ne nous manquait plus qu’un sorcier dérangé ! grommela Flint. Je vais dormir !

Les compagnons se retirèrent les uns après les autres. Tanis resta seul avec Caramon et Sturm. Rougissant, le grand guerrier regardait ses pieds. Sturm lissait ses moustaches d’un air absorbé.

— Alors ? questionna Tanis.

— Il s’agit de Gilthanas…, répondit Sturm.

— Cela ne regarde que moi, dit le demi-elfe en se grattant la barbe.

— Cela nous regarde aussi, car il va nous conduire à Pax Tharkas. Il ne faut pas être grand clerc pour constater qu’il y a un problème entre vous. J’ai vu comment il te regarde, et si j’étais à ta place, je ne lui tournerais jamais le dos.

Caramon dévisagea Tanis d’un air inquiet.

— Je sais bien, c’est un elfe, et… Mais parfois il a vraiment une expression étrange. Ne connais-tu pas le chemin de Sla-Mori ? Pourrions-nous le trouver tout seuls ? Je n’ai pas confiance en lui. Raistlin et Sturm non plus.

Sturm sentit que la colère gagnait le demi-elfe.

— Écoute, Tanis, si Gilthanas risquait sa vie à Solace, pourquoi était-il tranquillement attablé à l’auberge ? Et que penser de ses guerriers qui tombent comme par hasard sur cette satanée armée ? Ça ne tient pas debout ! Ne dis pas non, attends un peu ! Il n’est sans doute pas méchant, mais il a pu se laisser tromper. Et si Verminaar avait prise sur lui ? Peut-être l’a-t-il convaincu qu’il laisserait la vie sauve aux elfes, s’il nous livrait en retour ! Peut-être nous attendait-il à Solace dans ce but ?

— C’est idiot ! Comment aurait-il su que nous allions arriver ?

— On ne peut pas dire que nous avons fait le voyage de Xak Tsaroth à Solace incognito ! objecta froidement Sturm. Nous avons aperçu des draconiens tout le long du chemin, et ceux qui ont fui Xak Tsaroth ont dû comprendre que nous étions venus pour les Anneaux. Verminaar connaît probablement mieux notre signalement que le visage de sa propre mère.

— Non, je refuse d’y croire ! dit Tanis, furieux. Vous vous trompez tous les deux ! Je suis prêt à le parier sur ma vie. J’ai grandi avec Gilthanas, je le connais bien ! Oui, il y a eu des différends entre nous, mais nous en avons discuté, et le sujet est clos. Non, je ne connais pas le chemin de Pax Tharkas. Je n’y suis jamais allé. Autre chose encore, cria-t-il, exaspéré, s’il y a quelqu’un dont je me méfie dans ce groupe, c’est de ton frère et du vieillard !

Le grand guerrier blêmit et baissa les yeux. Il allait s’éloigner, quand Tanis réalisa qu’il était allé trop loin.

— Pardonne-moi, Caramon. Je n’ai pas voulu dire ça. Raistlin nous a plusieurs fois sauvé la vie au cours de ce maudit voyage. Mais je n’arrive pas à croire que Gilthanas soit un traître.

— Nous le savons, Tanis, dit doucement Sturm, et nous avons confiance en ton jugement. Mais la nuit est trop noire pour marcher les yeux fermés, comme on dit chez nous.

Tanis hocha la tête en soupirant. Il prit Sturm par le bras. Les trois hommes restèrent ainsi côte à côte sans rien dire, puis regagnèrent à pas lents la Chambre Céleste.

— Que signifie Sla-Mori ? demanda Caramon.

— Chemin secret, répondit Tanis.


Réveillé en sursaut, le demi-elfe bondit sur son poignard. Une forme sombre était penchée sur lui. Il la maîtrisa rapidement et la maintint le dos au sol, la lame sur la gorge.

— Tanthalas !

C’était un petit cri étouffé, comme une plainte, déclenché par le miroitement de la lame.

— Laurana !

Elle l’étreignit, tremblante. Il vit ses longs cheveux dénoués ruisseler sur la chemise légère qu’elle portait sous sa cape.

Cédant à une impulsion, Laurana avait quitté son lit et s’était faufilée jusqu’à lui.

— Laurana…, répéta Tanis en rengainant son poignard.

Il la repoussa et s’assit, contrarié de lui avoir fait peur et qu’elle ait réveillé des sensations profondément enfouies en lui. Il avait senti le parfum de ses cheveux, la chaleur de son corps, la douceur de ses seins. Laurana était une petite fille quand il l’avait quittée. Il retrouvait une femme très belle et très désirable.

— Au nom des Abysses, qu’est-ce que tu fais ici à cette heure ?

— Tanthalas, je suis venue te demander de changer d’avis. Laisse tes amis libérer les humains à Pax Tharkas et viens avec nous ! Ne gâche pas ta vie. Mon père est désespéré, il ne croit pas que ce plan puisse réussir, je le sais. Mais il n’a pas le choix. Il pleure déjà Gilthanas comme s’il était mort et enterré. Je vais perdre mon frère. Je ne peux pas te perdre, toi aussi !

Tanis jeta un coup d’œil alentour. Si des gardes survenaient, quel scandale !

— Laurana, dit-il en la secouant par les épaules, tu n’es plus une enfant. Il faut que tu sois une grande fille, et vite ! Je ne laisserai pas mes amis affronter seuls le danger. Je ne suis pas aveugle ! Mais si nous pouvons libérer les humains et vous donner la chance de vous enfuir, il faut saisir cette possibilité ! Il arrive un moment, Laurana, où on risque sa vie pour ce qu’on croit, et qui signifie plus que la vie elle-même. Comprends-tu ?

— Oui, Tanthalas, j’ai compris.

— Bien ! soupira-t-il. Maintenant tu vas retourner au lit. Vite ! Tu me mets dans une situation impossible. Si Gilthanas nous voyait…

Laurana se leva et traversa les allées bordées de peupliers bercés par la brise. Arrivée sans encombre dans la maison de ses parents, elle écouta à leur porte. Il y avait de la lumière dans leur chambre. Elle entendit le froissement du parchemin et sentit une odeur âcre passer sous l’huis. Son père était en train de brûler des papiers…

7 Doutes. Embuscade ! Une nouvelle recrue.

Les elfes réveillèrent les compagnons avant le lever du jour. Gilthanas, qui avait revêtu une cotte de mailles sur sa tunique bleue, les rejoignit après le petit déjeuner.

— Voici des vivres ! Nous pouvons aussi vous donner des armes et de l’équipement, si besoin est.

— Il faudrait une armure et un bouclier pour Tika, dit Caramon.

— Je vais m’en occuper, mais il sera difficile de trouver une armure à sa taille.

— Comment se porte Théros Féral, ce matin ? demanda Lunedor.

— Il se remet lentement, prêtresse, dit Gilthanas en s’inclinant respectueusement devant la jeune femme. Allez lui dire au revoir avant qu’il parte avec les nôtres.

Des elfes revinrent avec une armure à la taille de Tika. Ils apportaient aussi l’épée courte et légère en usage chez les dames elfes. Tika admira le heaume et le bouclier ciselés et incrustés de gemmes que Gilthanas lui présenta.

— Je voudrais te remercier de m’avoir sauvé la vie à l’auberge, dit-il. Accepte ce présent. C’est l’armure d’apparat de ma mère ; elle date des guerres de Kinslayer. Elle devait échoir à ma sœur, mais Laurana et moi avons décidé que tu la porterais.

— Quelle merveille ! murmura Tika, rougissante. Mais je ne sais pas comment me débrouiller avec ces pièces d’armure, avoua-t-elle.

— Je vais t’aider, proposa Caramon.

— Je m’en occupe, intervint Lunedor avec fermeté.

— Que connaît-elle des armures, bougonna Caramon.

Rivebise lui adressa un de ses rares sourires.

— Tu oublies qu’elle est fille de chef. C’est elle qui menait la tribu à la guerre. Les armures, les guerriers, et les cœurs qui battent sous les cottes de mailles n’ont pas de secrets pour elle.

Caramon devint écarlate. Il fourragea nerveusement dans les sacs de vivres.

— Qu’est-ce que c’est que cette horreur ? demanda-t-il en exhibant une masse indéfinissable.

— Du quith-pa, répondit Gilthanas. Des rations de fer, comme on dit dans notre langue. Nous pouvons tenir des semaines avec cette nourriture.

— On dirait des fruits séchés, fit remarquer Caramon d’un air dégoûté.

— Ce sont des fruits séchés, répliqua Tanis en riant.


Quand Gilthanas donna le signal du départ, le soleil filtrait à peine à travers de gros nuages gris. Tanis prit congé de Qualinost sans se retourner. Il n’aurait pas imaginé que son retour au pays fût si mélancolique. Laurana était restée invisible. Bien que soulagé d’avoir ainsi évité des adieux pénibles, il se demandait pourquoi elle ne lui avait pas dit au revoir.

Le sentier, dont il fallait au fur et à mesure élaguer les broussailles, descendait en pente légère vers le sud. Au bout de quelques lieues, il se fit abrupt. Le groupe quitta la forêt de peupliers et gagna les terres basses plantées de pins. Arrivés à une rivière d’eau claire qui s’achevait en torrent, ils firent halte.

Fizban s’accroupit près de Tanis.

— Quelqu’un nous suit, murmura le vieillard.

— Quoi ? s’exclama Tanis en regardant le sorcier comme s’il avait perdu la raison.

— Eh oui, quelqu’un nous suit, affirma Fizban, la mine solennelle. J’ai vu une silhouette se faufiler d’arbre en arbre.

Sturm remarqua l’expression inquiète de Tanis.

— Que se passe-t-il ?

— Le vieil homme dit que quelqu’un nous a suivis.

— Bah ! souffla Gilthanas en se levant. Des hallucinations ! Remettons-nous en route. Le Sla-Mori est encore loin et nous devons y être au coucher du soleil.

Ils cheminèrent plusieurs heures à travers des pinèdes desséchées et arrivèrent devant une clairière.

— Attention ! avertit Tanis en reculant précipitamment.

Caramon brandit aussitôt son épée. Tass se mit à glapir pour qu’on l’informe de ce qui se passait. Tanis le foudroya du regard. Le kender se tint tranquille.

La clairière avait été très récemment le théâtre d’une bataille. Elle était jonchée de cadavres humains et de gobelins gisant dans des positions macabres. Les compagnons scrutèrent les alentours, mais ils ne virent rien de particulier. Dans le lointain, on n’entendait que le bruit du torrent.

La petite troupe s’avança prudemment. Un gémissement se fit entendre. Tanis désigna du doigt l’endroit d’où il devait provenir. Caramon écarta les corps. Sous deux cadavres de gobelins, il découvrit un blessé.

— C’est un humain ! Il est couvert de sang…

L’homme portait une cotte de mailles et des vêtements luxueux, mais élimés. Les cheveux noirs, les traits réguliers, il pouvait avoir une trentaine d’années.

L’inconnu ouvrit les yeux et considéra les compagnons d’un air hébété.

— Que les dieux des Questeurs soient remerciés ! gémit-il. Mes amis… où sont-ils ? Morts ?

— Occupe-toi d’abord de toi ! dit sèchement Sturm. Qui étaient tes amis ? Les humains ou les hobgobelins ?

— Les humains. Nous nous battions contre les draconiens. (Il ouvrit grand les yeux.) Gilthanas ?

— Ebène, dit l’elfe, à peine surpris. Comment as-tu survécu à la bataille près du ravin ?

— Et toi, à propos ? fit Ebène en essayant de se mettre debout.

Caramon lui tendit la main pour l’aider à se relever. Soudain Ebène pointa un doigt devant lui.

— Regardez ! Des draconiens !

Caramon le laissa retomber par terre. Une douzaine de reptiloïdes en armes se tenaient à l’orée du bois, prêts à attaquer.

— Tout étranger doit être présenté au seigneur des Dragons pour subir un interrogatoire, cria un draconien. Suivez-nous sans résister.

— Le Sla-Mori est un sentier secret…, d’après l’elfe, dit Sturm d’un air entendu à l’oreille de Tanis. Très secret…

— Nous n’avons pas à obéir au seigneur Verminaar ! cria Tanis aux draconiens.

— Tôt ou tard, vous n’y échapperez pas !

Les monstres chargèrent.

Sa nouvelle épée en main, Tika tremblait d’excitation et de peur. Un draconien se rua sur elle. Sans hésiter, la jeune fille abattit sa lame. Elle manqua sa cible de plusieurs longueurs, mais faillit décapiter Caramon. Le guerrier la repoussa et, du plat de son épée, envoya le draconien rouler à terre. D’un coup de talon, il lui brisa la nuque avant qu’il puisse se relever.

— Reste derrière moi, dit-il à Tika. (Il la vit exécuter de sauvages moulinets.) Réflexion faite, corrigea-t-il, va rejoindre le vieillard et Lunedor sous les arbres, tu seras gentille…

— Pas question ! se récria Tika avec indignation. Je vais leur montrer de quel bois je me chauffe !

Deux draconiens chargèrent Caramon. Son frère vint à son secours et lui prêta main-forte par le biais de la magie. Tika réalisa qu’elle ne pouvait que les gêner. Elle craignait le mage encore plus que les draconiens.

— Argh !

Un rugissement terrifiant la fit se retourner. Un draconien fondait sur elle en ricanant. Prise de panique, elle saisit son bouclier à deux mains et frappa la gueule du monstre. Sous ses assauts répétés, la créature s’effondra. Tika l’acheva d’un coup d’épée dans le cœur. Le corps se pétrifia aussitôt, emprisonnant l’arme. Tika tenta en vain de la retirer.

La jeune fille sentit une main se poser sur son épaule.

— Tout va bien maintenant, dit Caramon d’une voix rassurante. C’est fini, ils sont tous morts. Tu as été magnifique, tu sais !

— Je n’ai pas été très efficace à l’épée, bredouilla Tika, saisie de convulsions.

Voyant combien ces événements l’avaient ébranlée, Caramon la prit dans ses bras et caressa ses boucles rousses trempées de sueur.

— Tu es plus brave que nombre de guerriers chevronnés, dit-il d’une voix contenue.

Ils rejoignirent Tanis, Sturm et Gilthanas qui parlait avec Ebène.

— Je t’assure que je vais très bien, dit Ebène. J’ai eu peur quand les draconiens sont apparus, c’est tout. Le sang que vous voyez sur moi est celui de l’ennemi. Moi, je n’ai que des égratignures. Nous étions à la poursuite de ces créatures, quand une quarantaine de gobelins nous ont assaillis.

— Bien entendu, tu restes le seul à pouvoir en témoigner…, dit Gilthanas.

— Exact, répliqua Ebène, lui retournant le même regard suspicieux. Je suis un fin bretteur, tu le sais.

C’est moi qui ai tué les six gobelins que tu vois. Ensuite, j’ai été submergé par le nombre. Ils m’ont laissé pour mort. Bon, assez parlé de mes exploits ! Tes compagnons n’ont rien à m’envier, ce sont de sacrés combattants ! Où vouliez-vous vous rendre ?

— À Sla…, commença Caramon.

— Notre destination doit rester secrète, coupa Gilthanas. Mais une fine lame peut nous être utile…, ajouta-t-il d’un air entendu.

— Tant que vous vous battez contre les draconiens, je suis votre homme ! Voilà : je m’appelle Ebène Brisepierre, et je viens de Hautes-Portes. Vous connaissez sûrement ma famille. Nous possédons une des plus belles demeures de l’ouest…

— Ça y est ! cria Fizban, qui arrivait en trottinant. J’ai retrouvé ma formule !


À la tombée du jour, le groupe atteignit une plaine encadrée de pics vertigineux. Perchée sur les sommets, la gigantesque forteresse de Pax Tharkas montait la garde sur le défilé. Impressionnés, les compagnons la contemplèrent en silence.

— Je n’ai jamais rien vu d’aussi énorme ! s’exclama Tika. Qui a bien pu construire un édifice pareil ? Ce devait être des géants !

— Non, répondit Flint, la mine renfrognée. (Il regardait la forteresse d’un air mauvais.) Ce sont les elfes et les nains qui l’ont construite. Du temps paisible où ils travaillaient ensemble…

— Le nain dit vrai, renchérit Gilthanas. Autrefois, Kith-Kanan, s’étant fâché avec son père, dut quitter le royaume séculaire du Silvanesti. Il s’installa avec les siens dans des forêts que l’empereur d’Ergoth, qui avait mis fin aux guerres fratricides, lui avait octroyées. Les elfes vécurent des siècles durant au Qualinesti. La grande œuvre de l’empereur fut cette citadelle. Construite par deux peuples sur la base de l’amitié, elle marquait la limite entre le royaume des elfes et celui des nains. Cela me fend le cœur de la voir aujourd’hui au cœur d’une terrible machine de guerre.

Pendant que Gilthanas parlait, les compagnons virent s’abaisser le pont-levis de Pax Tharkas. Un corps d’armée composé de draconiens et de gobelins franchit le pont-levis et avança dans la plaine. Le son de leurs cors résonna contre les versants des montagnes. Un grand dragon rouge planait au-dessus des troupes. Les compagnons se réfugièrent dans les buissons. Le dragon ne pouvait les voir, mais sa seule présence les effrayait.

— Ils marchent sur le Qualinesti, dit Gilthanas d’une voix brisée. Il faut entrer dans la citadelle et libérer les prisonniers. Verminaar sera alors obligé d’ordonner à son armée de rebrousser chemin.

— Vous voulez entrer dans Pax Tharkas ! s’écria Ebène.

— Exactement, répondit l’elfe, se repentant d’en avoir trop révélé.

— Eh bien ! ce n’est pas le courage qui vous manque, c’est le moins que je puisse dire ! Alors, comment allons-nous entrer ? Faut-il attendre que l’armée ait quitté la forteresse ? Il n’y aura sans doute que quelques gardes à l’entrée. Nous n’en ferons qu’une bouchée, n’est-ce pas, mon gaillard ?

— Sûr ! opina Caramon en riant.

— Ce n’est pas notre plan, dit froidement Gilthanas. (Il désigna une étroite vallée qui se perdait entre les montagnes.) Voilà le chemin que nous prendrons, à la nuit tombée.

Il se leva et partit. Tanis se hâta de le rattraper.

— Que sais-tu de cet Ebène ?

Gilthanas haussa les épaules.

— Il faisait partie du groupe d’humains qui se sont battus avec nous près du ravin. Les survivants ont été emmenés à Solace. Je suppose qu’il s’est enfui. Après tout, j’en ai fait autant. Il vient de Hautes-Portes, où ses parents furent de riches marchands. Les autres m’ont dit que sa famille était ruinée et que, depuis, il vivait de son épée.

— C’est ce que je pensais, dit Tanis. Ses vêtements sont somptueux, mais ils ont connu des jours meilleurs. Tu as eu raison de l’enrôler.

— Je n’ai pas osé le laisser derrière nous, répondit Gilthanas d’une voix tendue. Je sais ce que les autres vont dire, surtout le chevalier. Mais je te jure que je ne suis pas un traître ! Je ne veux qu’une chose : anéantir Verminaar. Si tu avais vu ce que le dragon a fait de nos frères ! Je suis prêt à sacrifier ma vie…

— Et la nôtre ?

— Tanthalas, si tu tiens vraiment à le savoir, ta vie est le cadet de mes soucis ! La survie de mon peuple est mon unique préoccupation. C’est la seule chose à laquelle je tienne.

Ils poursuivirent lentement leur chemin. Quelques instants plus tard, Sturm les rattrapa.

— Tanis, dit le chevalier, le vieil homme avait raison. Quelqu’un nous suit.

8 Les soupçons se précisent. Le Sla-Mori.

Un étroit sentier qui serpentait à travers les arbres amena les compagnons vers les sommets. L’obscurité tomba au moment où ils s’engagèrent entre deux pics. Brusquement, Gilthanas quitta le sentier et disparut dans les taillis.

— Il est fou, murmura Ebène à Tanis, cette vallée est le domaine des trolls ! Par qui crois-tu qu’a été tracé ce chemin ! (L’homme aux cheveux de jais prit Tanis pas le bras avec une désinvolture qui déconcerta le demi-elfe.) Je sais que je suis « le nouveau », et que tu n’as aucune raison de me faire confiance, mais que connais-tu au juste de ce Gilthanas ?

— Je sais que…

Ebène, qui avait de la suite dans les idées, lui coupa la parole :

— Beaucoup d’entre nous sont persuadés que l’armée draconienne ne nous a pas attaqués par hasard, si tu vois ce que je veux dire… Après la destruction de Hautes-Portes, mes hommes et moi nous étions repliés dans les collines pour combattre les reptiloïdes. La semaine dernière, les elfes ont fait leur apparition. Ils nous ont dit qu’ils allaient attaquer la forteresse du seigneur des Dragons, et ils nous ont demandé si nous voulions y participer. « Pourquoi pas ? » avons-nous répondu, toujours prêts à balancer un caillou dans les gencives de ce satané seigneur des Dragons…

« Avec le temps, l’inquiétude nous gagna. On trouvait partout des empreintes de draconiens ! Mais les elfes avaient l’air de s’en moquer. Gilthanas disait que c’étaient d’anciennes empreintes. Une nuit, nous avons bivouaqué et posté des sentinelles. Cela n’a pas servi à grand-chose, car les draconiens ont attaqué. Pendant que nous nous jetions sur nos armes pour repousser les créatures, j’entendis les elfes appeler, comme s’ils étaient égarés. Et qui crois-tu qu’ils appelaient ? »

Ebène fixa Tanis avec intensité. Le demi-elfe fronça les sourcils en hochant la tête, agacé par son air théâtral.

— Gilthanas ! dit Ebène avec emphase. Il était parti ! Je les entendu crier et recrier le nom de leur chef. J’ignore s’il a réapparu. J’ai été fait prisonnier, puis emmené à Solace, d’où je me suis échappé. En tout cas, j’aurais mieux fait d’y regarder à deux fois avant de suivre cet elfe. Il avait sans doute ses raisons d’être absent quand les draconiens ont attaqué, mais…

— Je connais Gilthanas depuis longtemps, coupa Tanis, plus troublé qu’il ne voulait l’admettre.

— Évidemment. Je pensais seulement qu’il fallait que je te le dise, fit Ebène avec un sourire compatissant.

Il tapa sur l’épaule de Tanis et alla s’asseoir à côté de Tika. Le demi-elfe comprit que Caramon et Sturm avaient tout entendu, mais ils gardèrent le silence. Avant que Tanis se décide à leur parler, Gilthanas réapparut entre les arbres.

— Nous ne sommes plus très loin, annonça-t-il. Par là, la végétation est moins dense, l’accès sera plus facile.

Quand les compagnons émergèrent enfin des broussailles, ils se trouvèrent face à une immense paroi de granit. Gilthanas sonda la surface de la roche.

— C’est là, dit-il soudain.

Il plongea la main dans la poche de sa tunique et en sortit un morceau de quartz d’un jaune lumineux. Ses doigts s’arrêtèrent sur une petite niche dans laquelle il déposa le quartz. Décrivant dans les airs une série de signes cabalistiques, il prononça une incantation.

— Très impressionnant, murmura Fizban. Je ne savais pas que nous avions un confrère.

— C’est un amateur, rien de plus, commenta Raistlin, qui observait attentivement Gilthanas.

L’énorme bloc de granit vibra, puis il glissa sans bruit sur le côté. Un courant d’air froid aux relents de moisi fit frissonner les compagnons.

— J’ignore ce qu’il y a à l’intérieur, les prévint Gilthanas, je n’y suis jamais entré. Je connais l’existence de cet endroit par les seuls récits de mon peuple.

— Mais c’est censé être quoi ? demanda Caramon.

— La chambre mortuaire de Kith-Kanan.

— Encore des fantômes ! grogna Flint. Nous n’avons qu’à envoyer le mage en avant pour prévenir de notre arrivée.

— Raistlin, quelle impression te fait cet endroit ?

— Très mauvaise. Il sent le Mal.

— Mais je sens aussi le Bien, déclara Fizban. Là, les elfes ne sont pas tombés dans l’oubli, bien que le Mal soit sur eux.

— Pure folie ! cria Ebène. (Ses paroles résonnèrent contre les rochers ; les autres le regardèrent avec inquiétude.) Je suis désolé d’avoir parlé si fort. Mais je n’arrive pas à croire que vous puissiez entrer là-dedans. Nul besoin d’un magicien pour savoir que ce trou ne contient rien de bon. Moi, je le sens ! Retournons sur nos pas, et attaquons la citadelle par la porte frontale ; ce sera un jeu d’enfant par rapport à ce qui nous attend dans ces ténèbres de mauvais augure.

— Il a raison, Tanis, dit Caramon. On ne peut pas se battre contre les morts. Nous en avons fait l’expérience dans le Bois des Ombres.

— C’est le seul et unique chemin ! s’emporta Gilthanas. Vous êtes de tels poltrons…

— Entre la prudence et la couardise, il y a une différence, Gilthanas, intervint Tanis. Nous pourrions attaquer par la porte principale, mais les gardes donneront immédiatement l’alerte. Je propose d’entrer dans ce trou noir et de l’explorer d’abord. Flint, tu passes devant. Raistlin, nous avons besoin de lumière.

Sharak !

Le bâton du mage s’illumina. En compagnie du nain, Raistlin s’engagea dans la caverne, suivi du reste de la troupe.

— Et notre poursuivant ? demanda Sturm. On lui permet d’entrer ?

— Pour l’appâter, dit Tanis, laissons une petite ouverture, afin qu’il voie par où nous sommes passés. Très étroite, car il ne doit pas se douter que nous lui tendons un piège.

Gilthanas plaça le morceau de quartz dans une alvéole du rocher ; la faille commença à se refermer. Au dernier moment, il retira la gemme ; la paroi s’arrêta non loin du bord.

— J’ai trouvé de la poussière en quantité, mais pas d’empreintes, dit Raistlin, qui s’était remis à tousser.

— Moi j’en ai trouvé à cent trente pas d’ici, là où la grotte fait un coude. Elles ne proviennent pas des draconiens, ni des gobelins. Le mage prétend que le chemin de droite est dangereux.

— Nous resterons ici cette nuit, près de l’ouverture. Nous monterons la garde à tour de rôle des deux côtés de la caverne. Sturm et Caramon en premier. Ensuite, Gilthanas et moi, Ebène et Rivebise, Flint et Tasslehoff.

— Et moi ! dit fermement Tika. Je prendrai aussi un tour de garde.

— D’accord, répondit Tanis, réprimant un sourire. Tu iras avec Tass et Flint.

La jeune rousse étendit sa couverture sur le sol, puis sous le regard de Caramon, s’allongea le plus naturellement du monde. Elle remarqua qu’Ebène l’observait aussi. Tika avait l’habitude du regard admiratif des hommes, et Ebène était plus élégant que Caramon ; plus malin et plus séduisant aussi. Comme les hommes, elle avait gardé sa cotte de mailles pour dormir. Cela se révéla très inconfortable, mais elle était si fatiguée que le sommeil eut vite raison d’elle.


Les compagnons furent réveillés par la lumière du jour qui filtrait à travers la faille. Après un frugal repas, ils rassemblèrent leurs affaires et s’enfoncèrent dans le Sla-Mori. Arrivés devant la fourche, ils examinèrent les deux couloirs. Rivebise se pencha pour examiner les empreintes. Il se releva, l’air perplexe.

— Ce sont des traces d’êtres humains et de rats, mais il y en a d’autres, indéfinissables. Le nain avait raison, les draconiens et les hobgobelins n’ont jamais mis les pieds ici. Ce qui me trouble, c’est que les empreintes de rats s’arrêtent devant le couloir de droite. Celles que je n’identifie pas s’arrêtent devant celui de gauche.

— Quel couloir choisissons-nous ? demanda Tanis aux compagnons.

— Aucun des deux ! déclara Ebène. Retournons sur nos pas.

— Il n’est pas question de rebrousser chemin, répliqua Tanis. Je te laisserais bien partir, mais…

— … Tu n’as pas confiance en moi, acheva Ebène à sa place. Je ne peux pas t’en vouloir, Tanis. J’ai dit que je vous aiderais, et je le ferai. Alors, à gauche ou à droite ?

— À droite, c’est mauvais, dit Raistlin.

— Gilthanas ? interrogea Tanis. As-tu la moindre idée où nous sommes ?

— Non, Tanthalas. Selon la légende, il existe plusieurs sorties du Sla-Mori sur Pax Tharkas. Elles sont toutes restées secrètes. Les seuls elfes à avoir accès à cet endroit étaient les prêtres qui célébraient les morts. Que nous prenions l’un ou l’autre…

— Ce sera celui de gauche, dit Tanis, puisque Raistlin redoute celui de droite.

Sur plusieurs centaines de pas, les compagnons suivirent la lueur du bâton de Raistlin. Ils débouchèrent dans un grand espace sombre qui avait dû être une salle de cérémonie. Deux rangées de sept colonnes, dont certaines s’étaient brisées sur le sol, couraient tout autour de l’immense salle aux murs craquelés partiellement affaissés, un souvenir du Cataclysme. Au fond de la salle, se dressaient deux grandes portes de bronze.

Raistlin avança. Les autres le suivirent, l’épée au poing. Soudain, Caramon poussa un cri de surprise. Le mage se précipita pour éclairer ce que le guerrier montrait du doigt.

Devant eux se trouvait un trône de granit flanqué de deux grandes statues aux yeux vides et occupé par le squelette d’un homme dont la mort avait effacé les caractéristiques raciales. Ses vêtements avaient perdu leur éclat, mais la couronne qui surmontait son crâne aux orbites creuses brillait de tous ses feux. Les restes d’une main décharnée étaient refermés sur la garde d’une épée toujours dans son fourreau.

Gilthanas tomba à genoux.

— Kith-Kanan, murmura-t-il. Nous sommes dans la Salle des Ancêtres, où il a été enseveli. Personne n’est entré ici depuis la disparition des prêtres pendant le Cataclysme.

Tanis regardait le trône avec intensité. Envahi par un sentiment inconnu, il s’agenouilla devant le plus grand des rois elfes.

Fealan thalos, im murquanethi. Sai Kith-Karanoth murtari larion, murmura-t-il.

— Quelle belle épée ! fit Tass, dont la voix aiguë déchira le silence. (Tanis lui jeta un regard sévère.) Je ne voulais pas la prendre ! J’ai seulement fait remarquer l’existence d’un objet intéressant !

Tanis se releva.

— N’y touche pas, dit-il gravement au kender.

Tass regarda l’épée de plus près. Raistlin en fit autant, puis murmurera des mots étranges :

Tsaran korilath ith hakon.

Il promena la main au-dessus de l’arme en décrivant une figure. L’épée s’anima d’une lueur rougeâtre.

— Elle est ensorcelée, déclara le mage avec un sourire.

— Par un bon ou un mauvais sort ? interrogea Tass.

— Il m’est impossible de le savoir. Mais si personne ne l’a touchée jusqu’à présent, je ne me risquerais pas à le faire !

Tandis que le kender luttait contre la tentation de désobéir à Tanis, sachant qu’il courait au-devant de grands dangers, les autres sondèrent les parois à la recherche de portes secrètes. Flint leur tint une conférence sur l’art et la manière des nains de construire des passages dérobés. Gilthanas se dirigea vers les grandes portes de bronze, dont l’une, légèrement entrebâillée, était gravée d’une carte de Pax Tharkas. Raistlin fit de la lumière et ils étudièrent le tracé.

Au bout d’un moment, Flint interpella le kender :

— Tasslehoff, bon à rien, viens donc par ici, c’est ta spécialité ! Tu te vantes de trouver les portes secrètes derrière lesquelles dorment de fabuleux trésors ! Donc agis !

Le kender approcha. Soudain, il se figea, dressant l’oreille.

— Qu’est-ce que ça peut bien être ? s’interrogea-t-il, la tête penchée.

— Quoi donc ? demanda Flint d’un ton absent.

— Une sorte de frottement, dit le kender d’un air perplexe. Là, derrière cette porte…

Tanis releva la tête ; il avait appris à apprécier l’ouïe particulièrement fine du kender. Il avança vers Gilthanas et Raistlin, qui examinaient la carte de bronze. Le mage fit un pas en arrière. Une odeur putride jaillit de la porte, qui s’était ouverte. Chacun put entendre distinctement un frottement accompagné d’un bruit de succion.

— Ferme la porte ! jeta hâtivement Raistlin.

— Caramon ! Sturm ! cria Tanis.

Les deux guerriers se précipitèrent et, aidés d’Ebène, pesèrent de tout leur poids sur les battants. En vain. La porte s’ouvrit en grand. Dans le fracas du bronze frappant les parois, une monstrueuse créature rampante apparut.

— Mishakal, viens-nous en aide ! s’écria Lunedor en se plaquant contre le mur.

En dépit de ses dimensions gigantesques, le monstre progressait rapidement. Le frottement provenait de l’énorme corps qu’il devait traîner sur le sol.

— Une limace ! constata le kender sur le ton d’un explorateur dénichant un spécimen rare. Mais regardez la taille de cette bête ! Je me demande ce qu’elle peut bien manger pour…

Nous, imbécile ! s’écria Flint avant de tirer Tass par le collet pour le soustraire au jet de bave que crachait le monstre.

Au bout de ses antennes, les yeux du monstre scrutaient tous les coins de la salle. Pourtant, c’était grâce à son flair que la bête repérait les rats, et le gibier qu’elle venait de détecter était autrement plus intéressant. Elle cracha donc des jets de bave paralysante sur ses proies.

Le kender et le nain esquivèrent de justesse le mortel liquide. Sturm et Caramon, l’épée brandie, chargèrent la bête. La lame de Caramon ne pénétra pas d’un pouce dans sa chair caoutchouteuse, mais l’épée à deux mains de Sturm lui transperça l’arrière-train. Fou de douleur, le monstre se tourna vers le chevalier, tandis que Tanis attaquait à son tour.

— Tanthalas ! Surpris, Tanis s’arrêta et tourna la tête vers l’entrée de la salle.

— Laurana !

Ayant reniflé le demi-elfe, la bête lui envoya un jet de salive qui tomba sur son épée et commença à corroder le métal. Bientôt, la lame fondit entre ses mains, brûlant sa chair et dégoulinant jusqu’à son bras. Tanis poussa un hurlement et tomba à genoux.

— Tanthalas ! s’écria Laurana en courant vers lui.

— Arrêtez-la ! gémit Tanis.

La gigantesque limace approchait. Lunedor, effrayée, courut auprès de Tanis. Rivebise se plaça devant eux pour les protéger.

— Dépêchez-vous de filer ! lâcha Tanis, les dents serrées.

Lunedor prit la main blessée du demi-elfe entre les siennes et implora la déesse. Rivebise avait encoché une flèche et tira sur la limace. Le projectile l’atteignit au cou, ce qui suffit à la détourner de Tanis. Le demi-elfe se releva, la main guérie, mais l’épée hors d’usage. Entraînant Lunedor avec lui, il battit en retraite.

Raistlin courut vers Fizban.

— C’est le moment de lancer ta boule de feu, vieil homme ! haleta le magicien.

— Vraiment ? répondit Fizban, rayonnant de bonheur. Magnifique ! (Il se gratta la tête avec perplexité.) Quelle était donc la formule ?

— Tu l’as oubliée ! cria presque Raistlin en entraînant le vieillard à l’abri derrière une colonne afin d’éviter les crachats venimeux de la limace.

— Retirez-vous ! Il faut sortir d’ici ! cria Tanis, tentant de protéger Laurana et Lunedor en se servant de son arc.

— Le monstre nous poursuit, il est sur nos talons ! cria Sturm en flanquant des coups d’épée tout juste bons à attiser encore la colère de la limace.

Soudain, Raistlin leva les bras au ciel.

Kalth karan, tobaniskar ! vociféra-t-il.

Des fléchettes de feu jaillirent de ses mains et vinrent frapper la tête de la bête. Elle ralentit et s’ébroua, puis attaqua à une vitesse incroyable. La flèche que Tanis décocha rebondit comme sur du cuir. La gueule béante, le monstre fonça sur lui. Le demi-elfe recula précipitamment et trébucha sur les marches du trône de Kith-Kanan.

— Cachez-vous derrière le trône ! hurla-t-il à Lunedor et Laurana.

Sa main tâtonnait à la recherche d’une pierre à lancer dans la gueule du monstre, quand ses doigts se refermèrent sur la garde d’une épée.

De stupéfaction, il faillit la lâcher. Le métal était si froid qu’il lui brûlait la peau, mais la lame étincelait dans la lumière du bâton du mage. Ce n’était pas le moment de se poser des questions. Le demi-elfe plongea la pointe de l’épée dans la gueule ouverte.

— Filez ! cria-t-il en attrapant Laurana par le bras.

Il la poussa vers la porte, puis se retourna pour ralentir la progression de la bête et couvrir la fuite de ses compagnons. Mais l’ardeur combative de la limace semblait être douchée. Avec des contorsions de douleur, elle rampait lentement vers son repaire. Un liquide clair et gluant suintait de ses blessures.

Les compagnons se tassèrent dans le tunnel et reprirent haleine. Tanis lança un rapide coup d’œil autour de lui.

— Où est Tasslehoff ? demanda-t-il, exaspéré.

Il marchait en direction de la salle quand il tomba nez à nez avec le kender.

— Je t’ai rapporté le fourreau de l’épée, triompha Tass en le tendant à bout de bras.

— Retournons dans le tunnel, dit sèchement Tanis pour couper court à tout bavardage.

Ils rejoignirent les autres et, épuisés, se laissèrent tomber sur le sol. Tanis se tourna vers la jeune elfe.

— Par les Abysses, Laurana, peux-tu me dire ce que tu fais ici ? Il est arrivé quelque chose à Qualinost ?

— Non, rien du tout… Je… je… suis venue, tout simplement.

— Et maintenant, tu vas rentrer ! s’exclama Gilthanas en la prenant par le bras.

— Je ne retournerai pas en ville, dit-elle vivement. Je te suivrai, toi, Tanis et les autres.

— Laurana, c’est de la folie, intervint le demi-elfe. Nous ne sommes pas en balade. Il ne s’agit pas d’un jeu. Tu as bien vu, nous avons failli y laisser la vie !

— Je sais, Tanthalas, plaida Laurana d’une voix tremblante. Tu m’as dit que le temps était venu pour toi de prendre des risques pour tes idées. Je suis celle qui te suivra.

— Tu aurais pu être tuée, grogna Gilthanas.

— Mais je suis en vie ! protesta Laurana. Comme toutes les elfes, j’ai été entraînée avec les guerriers, en souvenir du temps où nous nous battions aux côtés des hommes pour défendre notre patrie.

— Ce n’est pas sérieux ! gronda Tanis avec colère.

— Écoute, Tanis, interrompit le mage, nous perdons inutilement notre temps. Je n’ai pas l’intention de moisir dans ce tunnel. Cette jeune fille a pris sa décision. Nous ne pouvons nous permettre de la raccompagner, ni de la renvoyer seule chez elle. Elle pourrait être capturée et révéler nos projets. Il faut l’emmener avec nous.

Tanis foudroya le mage du regard ; il le haïssait pour sa logique froidement implacable, et surtout, parce qu’il avait raison. Il était sur le point de haïr également Laurana, sans trop comprendre pourquoi, sinon qu’elle lui rendait la tâche encore plus difficile.

— Ne compte que sur toi-même, lui dit-il tranquillement, tandis que les autres ramassaient leurs affaires. Je ne peux pas passer mon temps à te protéger, Gilthanas non plus. Tu t’es conduite en enfant gâtée. Je te l’avais dit, il faudrait que tu mûrisses. Sinon, tu mourras bientôt et tu entraîneras peut-être les tiens dans ta chute.

— Pardonne-moi, Tanthalas, mais je ne pouvais pas te perdre une seconde fois. Je t’aime. Tu verras, tu seras fier de moi.

Tanis lui tourna le dos et s’éloigna. Confronté au visage hilare de Caramon et aux gloussements de Tika, le demi-elfe se sentit rougir.

— Je crois qu’il faut prendre le couloir de droite, quels que soient les mauvais pressentiments de Raistlin.

Le regard du mage s’attarda sur l’épée que Tanis avait rengainé.

— Cette arme est ensorcelée, dit doucement Raistlin. Comment l’as-tu trouvée ?

— J’étais près du tombeau du roi des elfes, et je cherchais un objet à lancer à la tête de la limace quand cette épée s’est retrouvée soudain entre mes mains. Elle avait été dégainée, et…

— Et alors… ? demanda Raistlin avec impatience.

— Il me l’a donnée. Je me souviens que sa main a touché la mienne…

— Mais qui ? demanda Gilthanas. Aucun de nous n’était là.

— Kith-Kanan…

9 La Garde royale. La Salle de la Chaîne.

Peut-être était-ce un effet de l’imagination des compagnons, mais les ténèbres devenaient de plus en plus denses et l’air de plus en plus froid. Quand les explorateurs arrivèrent à un carrefour, aucun ne voulut prendre le tunnel de gauche, par crainte de retomber sur la Salle des Ancêtres ou sur l’antre de la gigantesque limace.

— L’elfe a failli nous faire passer de vie à trépas en nous jetant dans la gueule d’un monstre, je me demande sur quoi nous allons encore tomber ! grommela Ebène.

Personne ne répondit. Chacun reconnaissait l’atmosphère sinistre que Raistlin avait annoncée. Seule la solidarité qui liait les membres du groupe les faisait encore avancer.

Le tunnel se termina brusquement sur un amoncellement de gravats provenant d’un trou percé dans la paroi rocheuse. Il s’en dégageait une énergie maléfique terrifiante, qui passait sur la peau comme une main glacée invisible. Tous s’arrêtèrent ; même l’intrépide kender n’osa franchir l’ouverture béante.

— Tu sais bien que ce n’est pas la peur qui me retient, dit-il à Flint. Simplement, je préfère être ailleurs que dans ce trou.

Le silence se fit oppressant. Chacun ne perçut plus que les battements de son cœur et le souffle de la respiration des autres. Le bâton lumineux tremblait dans la main du mage.

— Bon, nous n’allons pas nous éterniser, déclara Ebène d’un ton cassant. Envoyons l’elfe en reconnaissance, puisque c’est lui qui nous a amenés ici.

— C’est moi qui irai, déclara Gilthanas. Mais j’ai besoin de lumière.

— Personne ne doit toucher ce bâton en dehors de moi, siffla Raistlin. J’irai avec toi, ajouta-t-il à contrecœur après une pause.

— Je vous accompagne, murmura Caramon.

— Pas question, dit Tanis. Tu restes là et tu veilles sur les autres. C’est moi qui irai avec Gilthanas et Raistlin.

Gilthanas passa le premier, suivi du mage, soutenu par Tanis. Ils découvrirent une petite salle pourvue sur deux côtés de portes de pierre dont les charnières étaient encastrées dans le rocher.

— Elles sont décorées de sculptures, fit remarquer Tanis. Raistlin, approche ton bâton.

— Le blason royal ! s’exclama Gilthanas en découvrant les motifs des portes.

— Et qu’est-ce que ça signifie ? interrogea Tanis, gagné par la frayeur de l’elfe.

— Nous sommes dans la crypte de la Garde royale, répondit Gilthanas d’une voix blanche. Selon la légende, les soldats du roi ont fait le serment de veiller sur sa sépulture par-delà la mort.

— Et la légende est réalité ! souffla Raistlin, agrippé au bras de Tanis.

Les énormes blocs de pierre glissèrent sur leurs gonds, qui grincèrent de façon sinistre. Par les portes largement ouvertes, un courant d’air glacial traversa leurs corps jusqu’à l’engourdissement. Derrière les portes se mouvaient des formes indistinctes.

— Les gardes ! Les empreintes indéfinissables étaient les leurs ! s’écria Raistlin, affolé. Des empreintes d’êtres humains qui n’en sont plus ! Nous sommes perdus ! Contrairement aux spectres du Bois des Ombres, ceux-ci n’ont qu’une chose en tête : anéantir les auteurs du viol de la sépulture royale.

— Il faut tenter quelque chose ! dit Tanis en se dégageant de l’étreinte du mage.

Il avança vers une des portes et se trouva bloqué par deux revenants.

— N’avancez pas ! cria Tanis aux compagnons. Restez à distance ! Qui est-ce ? Fizban ! Non, mon vieux, il faut que tu t’éloignes. Ce sont des gardes morts…, des spectres !

— Calme-toi, murmura le vieillard. Vous, les jeunes, vous vous affolez pour un rien.

Il se retourna et fit entrer Lunedor.

— Tout va bien, Tanis, dit-elle avec douceur. (Elle entrouvrit sa cape : l’amulette s’était auréolée de bleu.) Fizban affirme qu’ils nous laisseront passer s’ils voient mon pendentif. Au moment où il le disait, le bijou s’est illuminé !

— Pas question ! rétorqua Tanis, prêt à ordonner la retraite.

Mais Fizban le retint d’un index brandi.

— Tu es un brave garçon, Tanis, dit-il, mais tu te fais beaucoup trop de souci. Maintenant détends-toi et renvoyons ces pauvres hères à leur sommeil éternel. Dis aux autres de venir, s’il te plaît.

Trop abasourdi pour proférer une parole, Tanis s’effaça devant Lunedor et Rivebise qui défilèrent lentement devant les spectres alignés. Après le passage de la jeune femme, les gardes retournaient à leur posture figée ; l’atmosphère maléfique disparaissait au fur et à mesure qu’elle avançait.

Les autres la suivirent de près, à l’exception de Tass, qui ne put s’empêcher d’examiner une grande silhouette vêtue d’une splendide armure gisant sur sa pierre tombale. Sa curiosité admirative concernait le blason royal, dont il n’arrivait pas à déchiffrer la devise.

— « Fidèle par-delà la mort », traduisit Tanis.

Au bout de la crypte, ils découvrirent un grand portail de bronze que Lunedor ouvrit sans difficulté. Ils suivirent un vestibule triangulaire se terminant sur deux portes. Après une brève discussion, Tanis décida qu’on emprunterait celle de droite.

— Encore une autre pièce…, dit Tass en l’ouvrant avec facilité.

Éclairés par le bâton de Raistlin, les compagnons y pénétrèrent sur la pointe des pieds. La salle était ronde et d’un diamètre d’au moins cent pieds. À l’autre bout se dressait une porte de plus, et au centre…

— Regarde, Flint, une colonne creuse ! s’exclama Tass en riant. De fameux architectes, les nains qui ont construit une colonne creuse ! gloussa-t-il.

— S’ils l’ont fait, c’est qu’ils avaient une bonne raison, répondit Flint en écartant le kender pour examiner l’objet. Hum… ! Ce n’est pas une colonne, cervelle d’oiseau ! explosa-t-il. C’est une énorme chaîne ! Regarde donc, elle est arrimée au sol par des crochets de fer.

— Alors nous sommes dans la Salle de la Chaîne ! s’exclama Gilthanas. Voilà le fameux mécanisme qui sert à défendre Pax Tharkas. Nous sommes pratiquement à l’intérieur de la forteresse.

Les compagnons lorgnèrent la gigantesque chaîne d’un air incrédule. Chacun de ses maillons était aussi grand que Caramon et aussi épais que le tronc d’un arbre.

— Comment ça marche ? demanda Tass en essayant d’attraper la chose pour y grimper. Où mène-t-elle ?

— C’est la chaîne qui conduit au mécanisme proprement dit, répondit Gilthanas. Quant au fonctionnement, il faut demander au nain, car je n’y connais rien. En détachant la chaîne des crochets où elle est arrimée, on libère d’énormes blocs de pierre qui s’abattent devant les portes des remparts de la forteresse. Aucune force en Krynn ne peut alors les ouvrir.

« — Regardez ! s’exclama Gilthanas, pointant un doigt vers le nord de la salle. Une entrée dérobée ! »

— Flint, va voir d’abord où elle mène, ordonna Tanis.

— À un couloir semblable à tous les autres, cria bientôt Flint de l’autre bout de la pièce.

— Mais le chemin de Pax Tharkas emprunte une porte secrète, j’en suis sûr ! protesta Gilthanas.

Avant que quiconque ait pu réagir, il se baissa et retira une pierre de la paroi. La porte s’ébranla puis s’ouvrit sur une grande salle remplie d’objets scintillants sous une épaisse couche de poussière.

— La salle du trésor ! s’écria Ebène. Nous avons trouvé le trésor de Kith-Kanan !

— Ce n’est que de l’or, dit froidement Sturm. Sans valeur, par les temps qui courent ; seul le fer en a une…

Sa voix grave s’étrangla, ses traits se tordirent d’épouvante.

— Qu’y-a-t-il ? s’écria Caramon, alarmé.

— Je sais très bien ce qui se passe ! s’exclama Raistlin, haletant, la main en visière devant les yeux. C’est l’esprit d’un elfe noir ! Je savais qu’il ne fallait pas ouvrir cette porte !

— Faites quelque chose ! dit Ebène en titubant.

— Rengainez vos armes, imbéciles ! Le fer ne peut rien contre un esprit ! Son contact est mortel, et s’il pousse le moindre cri entre ces murs, nous sommes perdus. Les aigus de sa voix suffisent à tuer. Courez ! Dépêchez-vous ! Par la porte sud, au fond de la salle !

Les compagnons se tournaient vers l’huis en question quand les ténèbres de la salle du trésor se muèrent en une forme féminine opalescente d’une beauté à glacer les sangs : une elfe maléfique d’un autre âge, condamnée à ce sort pour des crimes inavouables. Les magiciens elfes l’avaient contrainte à demeurer la gardienne du trésor pour l’éternité. À la vue des humains, le spectre tendit les mains vers la chaleur de leurs corps et hurla sa douleur et sa haine pour tout ce qui était vivant.

Les compagnons avaient fait volte-face vers les portes de bronze et prenaient la fuite. Dans sa précipitation, Caramon bouscula son frère, qui trébucha et laissa choir son bâton. Le cristal magique, que seul le souffle d’un dragon pouvait éteindre, continua de luire au ras du sol, plongeant le reste de la salle dans l’obscurité.

Voyant ses proies lui échapper, l’esprit vola à leur suite. Il effleura la joue d’Ebène, qui, sous le choc, poussa un hurlement et s’effondra. Sturm le traîna sur le sol tandis que Raistlin réussissait à ramasser son bâton.

— Tout le monde est là ? demanda Tanis, hésitant à refermer la porte.

Un grognement sourd s’éleva, si terrifiant que le cœur de Tanis s’arrêta de battre. Il osait à peine respirer. Puis le grognement cessa, et le demi-elfe respira. Sans doute l’esprit reprenait-il son souffle pour pousser un cri encore plus déchirant.

— Pas le temps de vérifier ! haleta Raistlin. Ferme la porte, frère !

Caramon poussa de toutes ses forces les lourds battants de bronze qui se refermèrent avec un vacarme retentissant.

— Cela ne l’arrêtera pas ! cria Ebène, pris de panique.

— Non, mais je peux jeter un sort sur cette porte, bien que je n’aie plus beaucoup de force. Je vous conseille de fuir pendant qu’il en est encore temps. Si ça ne marche pas, j’essaierai de retenir l’esprit d’une manière ou d’une autre.

— Rivebise, emmène les autres, ordonna Tanis. Moi, je resterai avec Caramon et Raistlin.

Kalis-an budrunin…

Un froid glacial s’abattit sur le mage, l’empêchant de se concentrer sur sa formule magique.

L’elfe noire ! Elle tentait de résister au sort de Raistlin. Les images de son combat avec un autre elfe noir, dans la Tour des Sorciers, défilèrent devant les yeux du mage. Il fit un effort intense pour chasser ce souvenir sinistre qui lui brouillait l’esprit. Mais il sentit qu’il perdait inéluctablement le contrôle de lui-même. La formule lui était complètement sortie de la tête !

La porte se mit à vibrer. L’elfe noire était en train de passer au travers !

Alors une force qu’il avait ressentie deux fois dans sa vie – dans la Tour des Sorciers et devant l’autel du dragon noir, à Xak Tsaroth – envahit son être. Une voix familière qu’il n’avait jamais pu identifier lui parla distinctement, dictant des paroles magiques qu’il répéta à tue-tête sur un ton qu’il ne se connaissait pas : « Kalis-an budrunin kara-emarath ! »

De l’autre côté de la porte s’éleva un murmure de déception. Le bronze avait tenu bon.

Et le mage s’était évanoui.

Caramon tendit le bâton magique à Ebène et prit Raistlin entre ses bras. Tous se ruèrent dans le couloir obscur. Une nouvelle porte secrète ne résista pas à l’habileté de Flint. Elle débouchait sur une enfilade de tunnels jonchés de débris à travers lesquels ils se frayèrent péniblement un chemin. Ils aboutirent enfin à une vaste salle remplie du sol au plafond de coffres de bois. Sur les uns était inscrit « Solace », sur les autres, « Hautes-Portes ».

— Nous y sommes ! Nous nous trouvons à l’intérieur de la forteresse, dit Gilthanas, bouleversé par cette amère victoire. Nous sommes dans les caves de Pax Tharkas.

— Rendons grâce aux vrais dieux ! s’écria Tanis avec un grand sourire de soulagement.

Il se laissa tomber sur le sol à côté de ses compagnons. Alors ils prirent conscience de l’absence de Fizban et de Tasslehoff…

10 Égarés. Le plan. La trahison.

Après coup, Tass n’arriva plus à se souvenir de ce qui s’était passé au moment où avait éclaté la panique dans la Salle de la Chaîne. Il se rappelait avoir demandé « Une elfe noire ? Où ça ? » quand le bâton lumineux était tombé par terre. Il avait entendu crier Tanis, tandis qu’un autre son – une sorte de plainte stridente – lui avait fait perdre tout sens de la réalité. Des bras puissants l’avaient agrippé par la taille et soulevé dans les airs.

— Grimpe ! avait crié une voix derrière lui.

Tendant les mains, ses doigts avaient rencontré le métal froid de la chaîne. Il avait commencé à escalader quand il entendit un bruit de porte lointain et un deuxième hurlement. Le kender pensa que ses amis venaient d’échapper à la maléfique créature.

Tass commençait à désespérer quand il capta un marmonnement.

Fizban !

Il n’était pas seul ! Comme il faisait un noir d’encre, le kender avait dû grimper sans s’en rendre compte jusqu’à la jonction de la chaîne et du mécanisme car un courant d’air froid lui avait soudain caressé la joue droite. Si seulement il avait pu voir quelque chose ! Alors il lui vint à l’esprit qu’il était en compagnie d’un magicien.

— Il nous faudrait de la lumière, lança-t-il.

— Chaumière ! Quelle chaumière ? répliqua Fizban avec consternation.

— Pas chaumière, lumière ! corrigea Tass en riant. Je crois que nous sommes parvenus au bout de ce machin, et qu’il faudrait que nous y voyons un peu plus clair.

— Ah, mais certainement ! Voyons… de la lumière…

Tass entendit le magicien fouiller dans ses poches, puis lâcher un petit cri de satisfaction suivi de quelques murmures. Soudain, une boule de flammes jaunes apparut près du chapeau de Fizban.

Elle zigzagua vers le kender et tourna autour de lui, puis revint sur le chapeau du magicien. Tass était enchanté. Une multitude de questions lui montèrent aux lèvres, mais il les réprima. Ses bras n’en pouvaient plus ; le vieillard semblait épuisé. Il valait mieux trouver un moyen de sortir de cette inconfortable posture.

Tass leva les yeux au-dessus de lui. Ils se trouvaient bel et bien en haut de la forteresse. La chaîne s’enroulait sur un énorme engrenage de bois dont l’axe de fer était fiché dans le rocher. Les maillons s’encastraient sur des dents de la taille d’un tronc d’arbre, acheminant la chaîne jusque à un tunnel, sur la droite du kender.

— Nous pourrions escalader l’engrenage et ramper le long de la chaîne jusqu’au tunnel, proposa Tass. Peux-tu diriger la lumière par là ? dit-il en pointant un doigt.

Tass atteignit rapidement la première dent de la roue. Sa large tunique relevée jusqu’aux cuisses, Fizban le suivit avec une agilité déconcertante. La boule de lumière dansait devant eux, comme si elle les avait guidés vers le tunnel.

Le kender examina l’intérieur du tunnel. Haut de sept pieds, il abritait une quantité de petites chaînes reliées à la principale et lestées d’énormes poids.

— Quelle heure peut-il être ? demanda Tass.

— L’heure de manger, répondit le vieillard. Nous pouvons très bien le faire ici. Cet endroit est aussi sûr qu’un autre pour se reposer.


— Flint, pour la dernière fois, je te répète que je suis aussi malheureux que toi d’avoir perdu Tass, dit Tanis d’un ton grave. Mais nous ne pouvons pas retourner en arrière ! Songe qu’il est avec Fizban. Tels que nous les connaissons, ils réussiront sûrement à se tirer d’affaire.

— Si toutefois ils ne font pas s’effondrer la forteresse ! marmonna Sturm.

Le nain s’essuya les yeux et lança un regard noir à Tanis, puis il lui tourna le dos et s’accroupit dans un coin, la mine sinistre.

Tanis se rassit. Il comprenait ce que ressentait Flint. Aussi étrange que cela paraisse, le kender, qu’il aurait parfois étranglé de bon cœur, lui manquait cruellement. Son indéfectible bonne humeur en faisait un compagnon irremplaçable. Tous les kenders ignoraient la peur, mais, de surcroît, Tass ne se laissait jamais abattre, toujours prêt à faire face au danger. Tout ce que Tanis pouvait espérer, c’est que la nouvelle épreuve que son ami traversait ne serait pas la dernière.

Les compagnons se reposèrent pendant une heure et se restaurèrent. Voyant Gilthanas absorbé par l’étude d’une carte, Tanis approcha. Passant devant Laurana, assise seule, il lui sourit. Elle détourna la tête. Tanis soupira : il regrettait de lui avoir parlé si durement. Force était de reconnaître qu’elle s’était remarquablement comportée en des circonstances périlleuses. Il envisagea de s’excuser auprès d’elle, mais d’abord, il fallait parler à Gilthanas.

— Quel plan caresses-tu ? demanda-t-il en s’asseyant près de l’elfe.

— Où nous trouvons-nous exactement ? s’enquit Sturm.

Bientôt, tous les compagnons furent rassemblés autour de la carte.

— Voilà la forteresse de Pax Tharkas, entourée de la zone des mines, dit Gilthanas en pointant un doigt. Nous sommes dans les caves du niveau inférieur. Sous ce passage, environ à cinquante pieds d’ici, se trouvent les geôles des femmes et un poste de garde. Là, dit-il en appuyant sur le parchemin, c’est l’antre d’un des dragons rouges, celui que le seigneur Verminaar appelle Ambre. L’antre communique avec les appartements du seigneur, au premier.

« Les enfants sont prisonniers derrière la chambre de Verminaar. Le seigneur des Dragons n’est pas idiot. Il a séparé ses otages, sachant que les femmes ne s’évaderont pas sans leurs enfants, ni les hommes sans leur famille. Un deuxième dragon rouge monte la garde devant la prison des gamins. Les hommes, environ trois cents, travaillent dans les mines creusées sous la montagne, en compagnie de plusieurs centaines de nains des ravins. »

— Tu sembles bien informé, dit Ebène.

— Que veux-tu insinuer ? répliqua Gilthanas.

— Rien du tout ! Je me borne à constater que tu connais bien Pax Tharkas, pour quelqu’un qui n’y est jamais allé. Je me demande donc pourquoi nous nous sommes jetés dans les bras d’un monstre qui a failli nous tuer.

— Ebène, dit Tanis d’un ton calme, nous sommes las d’entendre tes sempiternels soupçons. Il n’y a pas de traîtres parmi nous, j’en suis sûr. Comme l’a dit Raistlin, s’il y en avait un, il nous aurait vendus depuis longtemps. Pourquoi nous aurait-il laissés progresser aussi loin ?

— Pour nous livrer, les Anneaux et moi, au seigneur Verminaar, dit tranquillement Lunedor. Il sait parfaitement que je suis ici, Tanis. Lui et moi sommes des gens de foi.

— C’est ridicule ! grogna Sturm.

— Pas du tout, reprit Lunedor. Souviens-toi de la disparition des deux constellations. L’une était la Reine des Ténèbres, qui compte parmi les anciens dieux. Les dieux du Bien s’opposent aux dieux du Mal, et les dieux neutres tentent de maintenir l’équilibre. Verminaar sert la Reine des Ténèbres comme je sers Mishakal. C’est ce qu’a voulu dire la déesse quand elle a parlé de rétablir l’équilibre. La promesse de Bien que je représente est ce que Verminaar redoute et il fera tout ce qui est en son pouvoir pour me retrouver. Plus longtemps je resterai ici, plus…

— Raison de plus pour cesser de se chamailler, dit Tanis en fixant Ebène.

— Ce que vous me dites me suffit. Je suis avec vous.

— Quel est ton plan, Gilthanas ? interrogea Tanis, notant avec irritation que Sturm, Caramon et Ebène échangeaient des regards complices.

Trois humains qui se liguent contre les elfes, se surprit-il à penser.

Gilthanas avait également vu l’échange de clins d’œil. Il regarda les trois hommes sans ciller puis parla d’un ton mesuré et distant, comme à contrecœur :

— Tous les soirs, une douzaine de prisonnières quittent leur geôle pour aller porter à manger à leurs hommes et à leurs enfants. Mes guerriers et moi avions projetés de nous déguiser en femmes pour avertir les mâles que nous allions libérer les otages et qu’ils pouvaient se préparer à la révolte. Nous n’avions pas pensé à la façon de libérer les enfants. Nos espions ont fait un rapport étrange sur le dragon qui les garde ; nous n’avons pas pu déterminer de quoi il s’agit.

— Quels esp…, commença Caramon.

Croisant le regard de Tanis, il renonça à poursuivre.

— Quand et comment allons-nous attaquer Ambre, le dragon rouge ?

— Demain matin. Verminaar et Ambre vont sûrement vouloir rejoindre l’armée, sur les frontières du Qualinesti. Le seigneur a longuement préparé cette invasion, et je ne pense pas qu’il veuille manquer l’événement.

Le groupe discuta du plan jusque dans ses moindres détails et s’accorda sur l’essentiel. Puis chacun ramassa ses affaires. Sturm et Ebène poussèrent la porte qui donnait sur le couloir et avancèrent en silence dans le corridor désert.


Tasslehoff et Fizban passèrent une bonne heure à se faufiler entre les chaînes pour trouver une issue dans le tunnel. En vain. Ils s’accordèrent une pause et s’assirent près de la sortie du tunnel.

— Tu parlais de lumière, eh bien, en voilà ! déclara soudain le vieux magicien.

Tass se retourna. Un mince rai filtrait par une lézarde, au bas de la paroi. Des bruits de voix s’élevèrent et le rayon de lumière se fit plus intense. Des hommes munis de torches circulaient dans la pièce du dessous.

Tass se précipita vers la lézarde, s’accroupit et colla son œil sur la fente.

— Viens voir !

Fizban et le kender découvrirent une vaste salle meublée avec un luxe inouï. Tout ce que le seigneur des Dragons avait pu trouver de plus joli, de plus délicat, de plus précieux dans le pays se trouvait dans ses appartements privés. Autour du trône ouvragé, des miroirs d’argent ornaient les murs, reflétant à l’infini l’image grotesque du seigneur au heaume cornu.

— Ce doit être lui ! s’exclama Tass, éberlué. Ce ne peut être que Verminaar ! Et là, regarde ! reprit-il haletant d’excitation, c’est sûrement son dragon, tu sais, Ambre, celui dont a parlé Gilthanas. C’est lui qui a tué les elfes à Solace !

Ambre, ou Pyros (son vrai nom n’était connu que des draconiens et des autres dragons) était un antique dragon rouge. Il avait été offert à Verminaar par la Reine des Ténèbres pour le récompenser de ses services. En réalité, c’était pour avoir l’œil sur lui. Car Verminaar souffrait d’une terreur panique, quasi paranoïaque, de voir revenir les vrais dieux. En Krynn, tous les grands seigneurs draconiens possédaient des dragons, mais celui-ci était plus fort et plus intelligent que les autres.

Le rôle que Pyros devait jouer auprès de Verminaar sur ordre de la Reine des Ténèbres devait bien entendu rester secret.

Il consistait à rechercher dans cette partie de l’Ansalonie un homme connu sous plusieurs noms. La Reine des Ténèbres l’appelait l’Immortel, les dragons le nommaient l’Homme à l’Émeraude, et son nom humain était Berem. En raison de son obsédant souci de mettre la main sur cet individu, Pyros se trouvait dans la chambre de Verminaar en un après-midi qu’il aurait préféré passer vautré dans son antre.

Pyros avait appris que Toede, le chef des gobelins, allait amener deux prisonniers. Berem pouvait être l’un des deux. Le dragon assistait toujours aux interrogatoires, bien qu’il s’y ennuyât ferme, car il arrivait que Verminaar lui abandonne un prisonnier en pâture.

Pyros somnolait dans la spacieuse salle du trône qu’il emplissait presque totalement. Ses gigantesques ailes se soulevaient sur ses flancs. En remuant dans son sommeil, il fit tomber un vase précieux. Verminaar, qui examinait une carte du Qualinesti, leva la tête.

— Transforme-toi, avant de tout casser ! grogna-t-il.

Pyros ouvrit un œil, regarda Verminaar d’un air goguenard, puis marmonna une formule magique. Le grand dragon rouge se mua en un être humain aux cheveux sombres, au visage émacié, aux yeux d’un rouge ardent. Il avança vers le seigneur, faisant froufrouter son ample tunique écarlate.

Quelqu’un frappa un coup à la porte.

— Entrez ! répondit Verminaar d’un ton absent.

Un garde draconien ouvrit et introduisit le chef des gobelins, Toede, accompagné de ses prisonniers. Quelques minutes s’écoulèrent avant que le seigneur des Dragons daignât lever la tête. Puis il alla s’asseoir entre les deux mâchoires sculptées qui formaient son trône.

Verminaar avait une belle prestance. L’homme en imposait avec son armure en écailles de dragon trempée d’or et le masque couronné de cornes qu’il portait sur le visage.

Il considéra Toede et ses prisonniers d’un air courroucé. Il savait que Toede les lui avait amenés pour se faire pardonner la perte désastreuse de la prêtresse, qu’il avait laissée s’échapper. Quand Verminaar avait appris qu’une femme correspondant au signalement de la prêtresse se trouvait parmi les prisonniers de Solace et qu’elle s’était enfuie, il était entré dans une colère noire. Toede aurait payé cette erreur de sa vie s’il n’avait fait jouer ses exceptionnels talents de flagorneur. Au début, Verminaar ne voulut plus entendre parler de l’abject hobgobelin. Sentant que tout n’allait pas pour le mieux dans le royaume, il s’était ravisé.

C’est à cause de cette maudite prêtresse ! pensa Verminaar. Elle prenait de plus en plus d’importance, ce qui le mettait mal à l’aise et le rendait nerveux.

Il examina les prisonniers. Aucun des deux ne correspondait au signalement des visiteurs de Xak Tsaroth. Désappointé, il maugréa sous son masque.

Pyros eut une tout autre réaction. Le cou tendu, il serra le bord de la table avec une telle frénésie qu’il y laissa l’empreinte de ses ongles. Voulant dissimuler son excitation, il fit un effort démesuré pour prendre un air détaché. Mais ses prunelles de braise trahissaient son ardeur.

Un des prisonniers était le nain des ravins, Sestun. L’autre était un homme en haillons qui gardait les yeux baissés.

— Pourquoi m’amènes-tu ces déchets, Toede ? grogna Verminaar.

Toede, dont les bourrelets adipeux ballottaient de peur, se jeta éperdument dans les explications.

— Celui-ci, dit-il en donnant un coup de pied à Sestun, a aidé les esclaves de Solace à s’enfuir, et celui-là errait autour de Hautes-Portes, territoire interdit à quiconque est étranger à l’armée.

— Que veux-tu que j’en fasse, imbécile ? Qu’ils aillent rejoindre le reste de la racaille dans les mines !

— Je p…pensais q…que l’humain p…pouvait être un espion…

Le seigneur des Dragons examina l’homme en haillons avec attention. De haute taille, les cheveux blancs, le visage rasé et buriné, il devait bien avoir une cinquantaine d’années. Vêtu comme un mendiant, ce qu’il était probablement, pensa Verminaar avec dégoût, il ne présentait pas de signe particulier, n’était un regard jeune et franc. Ses mains aussi avaient un aspect juvénile. L’homme devait avoir du sang elfique…

— C’est un simple d’esprit, déclara Verminaar, en faisant un geste vers le prisonnier, qui restait bouche bée. On dirait un poisson échoué hors de l’eau.

— Je c…crois q…qu’il est sourd-muet, seigneur, dit Toede, en nage.

Verminaar fronça le nez. L’odeur répugnante du hobgobelin pénétra jusque sous son masque.

— Tu as réussi à capturer un nain des ravins et un espion sourd-muet ! Bravo, Toede, de mieux en mieux ! Maintenant, tu pourrais peut-être aller me cueillir un bouquet de fleurs !

— Comme il plaira à Son Excellence, répondit Toede, en s’inclinant avec onction et componction.

Verminaar éclata de rire malgré lui. Toede était somme toute assez amusant ; quel dommage qu’il sente si mauvais !

— Débarrasse-moi le plancher, Toede, ordonna le seigneur. Le nain des ravins fera un excellent dîner pour Ambre. Quant à ton espion, envoie-le à la mine, mais garde l’œil sur lui, il a vraiment l’air redoutable !

Verminaar quitta son trône et rejoignit sa table de travail, où il rangea ses cartes. Il interpella Pyros :

— Occupe-toi de transmettre les ordres. Nous nous envolerons demain matin pour le Qualinesti, que nous anéantirons. Sois prêt quand je t’appellerai.

Les portes de bronze claquèrent derrière le seigneur des Dragons. Pyros se leva et arpenta la pièce de long en large, s’énervant quand on frappa à la porte.

— Le seigneur Verminaar s’est retiré ! vociféra-t-il, furieux d’être dérangé.

La porte s’ouvrit.

— C’est toi que je voulais voir, Majesté, chuchota un draconien en entrant.

— Bon ! Mais dépêche-toi !

— Notre espion a réussi, Majesté, dit le draconien. Il est parvenu à s’échapper un moment sans attirer l’attention. Mais il a dit que la prêtresse…

— Au diable la prêtresse ! grogna Pyros. Cette nouvelle n’intéresse que Verminaar ! Va le lui dire. Non, attends un instant…

— Je suis venu te le dire d’abord, comme convenu, répondit le draconien, prêt à se retirer.

— Reste ici, ordonna le dragon. Après tout, cette nouvelle n’est pas sans intérêt pour moi. Il y a d’autres choses en jeu… Je vais rencontrer notre ami. Amène-le ce soir dans mon antre. Verminaar sera bien trop occupé avec le Qualinesti…

Le draconien s’inclina et quitta la pièce. Pyros reprit ses allées et venues, méditant sur ces heureuses circonstances.

11 La parabole de la gemme. Le traître démasqué. Le dilemme de Tass.

— Nous voilà arrivés au-dessus de la salle du trône, constata joyeusement Tass. Cet escalier y descend. L’endroit doit fourmiller de gardes draconiens !

Il colla son oreille à la porte et guetta les bruits. Rassuré, il poussa les deux battants.

Il s’arrêta et écouta de nouveau, puis entra à l’intérieur de la salle suivi de Fizban et de sa boule de lumière.

— On dirait un musée, remarqua Tass en découvrant les peintures qui couvraient les murs.

Par les fenêtres placées en hauteur, il vit la ligne sombre des montagnes se découper sur le ciel étoilé. Après avoir soigneusement repéré les lieux, il compléta le schéma qu’il s’était fait mentalement.

— Si mes calculs sont bons, résuma-t-il, la salle du trône est à l’ouest, et l’antre du dragon se trouve juste derrière. Elle ouvre forcément sur le ciel, ce qui nous permettra de voir d’en haut ce qui s’y passe.

Absorbé par son étude, il ne s’était pas rendu compte que Fizban ne l’écoutait pas. Le vieux magicien examinait les peintures avec intérêt.

— Ah ! la voilà, murmura-t-il. Tasslehoff !

Le kender tourna la tête. Il vit une des peintures s’illuminer d’une lueur diffuse.

— Oh ! Mais qu’est-ce que je vois là ! fit-il. Voyons ! Des dragons…, des dragons rouges, comme Ambre. Ils attaquent Pax Tharkas et… (Il se tut.) Des hommes…, des Chevaliers de Solamnie chevauchant d’autres dragons les combattent ! Ces dragons dorés et argentés irradient de lumière ! Les armes des chevaliers aussi !

Soudain, Tass eut une révélation. Il existait de bons dragons de par le monde, et si on arrivait à les trouver, ils lutteraient contre les mauvais et…

— La Lancedragon ! murmura-t-il, pris dans son rêve.

— Oui, petit, chuchota le vieux mage. Tu as compris. Tu as trouvé la réponse. Souviens-t’en. Mais pour l’instant, oublie…, oublie…, dit-il en tirant sur la queue-de-cheval du kender.

— Des dragons. Qu’est-ce que j’ai dit ?

Tass ne se souvenait de rien. Il se demanda ce qu’il faisait planter devant une peinture que la poussière rendait pratiquement invisible.

— An oui ! s’écria-t-il. L’antre du dragon. Si mes calculs sont exacts, c’est par là.

Il partit en trottinant. Le vieillard le suivit, un sourire aux lèvres.


— Arrête, polisson ! s’indigna Caramon en flanquant une tape sur la main qu’Ebène avait glissée sous sa jupe.

Devant les pitreries des guerriers déguisés, les trente-quatre femmes entassées dans la prison éclatèrent de rire. Leurs conditions de vie étaient épouvantables, mais l’arrivée des compagnons leur redonnait espoir. Celle qui se nommait Maritta voulut tranquilliser Tanis, soucieux de ne pas attirer l’attention des gardiens.

— Nous sommes de votre côté, et nous avons compris ton plan. Nous ferons l’impossible pour qu’il réussisse, mais à une condition… Nos enfants ne doivent courir aucun risque !

Elle se tourna vers ses compagnes, qui hochèrent la tête en signe d’approbation.

— Je ne peux malheureusement pas vous le garantir. Il nous faudra nous battre contre un dragon avant de pouvoir les libérer…

— Contre Flamme ? dit Maritta, incrédule. Il n’y a pas grand-chose à craindre de cette pauvre créature. Si vous lui faisiez le moindre mal, les enfants vous mettraient en pièces. Ils l’adorent.

— Ils adorent le dragon ? s’enquit Lunedor. Comment s’y est-il pris ? Il les a ensorcelés ?

— Non. Je ne crois pas que Flamme soit en état de jeter un sort, souffla tristement Maritta. La pauvre créature a presque perdu la tête. Ses rejetons ont été tués à la guerre et elle s’est mis dans la tête que nos enfants étaient les siens. Je me demande d’où le seigneur l’a sortie, mais il devrait avoir honte ! J’espère bien qu’il le paiera ! Il ne sera pas difficile de libérer les enfants. Flamme dort tard dans la matinée ; nous leur apportons à manger et nous les prenons pour une petite promenade. Elle se rendra compte qu’ils ne sont plus là quand elle se réveillera. La pauvre bête !

Les femmes mirent la dernière main aux déguisements qu’elles avaient confectionnés pour les compagnons. Vint le tour du chevalier de revêtir le sien.

— Me raser !

Sturm avait accepté tant bien que mal l’idée de se déguiser, puisque c’était le seul moyen d’aller de la forteresse aux mines sans se faire remarquer. Mais il préférait succomber à la torture plutôt que sacrifier sa moustache. Tanis parvint à le calmer en lui suggérant de s’envelopper la tête dans un fichu.

Rivebise provoqua un deuxième incident. Sur un ton définitif, il déclara que jamais il ne s’habillerait en femme. Aucun argument ne réussit à le faire changer d’avis.

Lunedor prit Tanis à l’écart. Elle lui expliqua que, dans leur tribu, un guerrier qui s’était montré lâche devait porter des vêtements féminins jusqu’à ce qu’il ait expié.

Après force discussions, il fut décidé que Rivebise s’envelopperait dans une cape et marcherait courbé en deux comme une vieille matrone.

Bientôt ce fut l’heure d’apporter à dîner aux mineurs. Raistlin, qui avait toussé tout l’après-midi, décréta qu’il était trop faible pour les accompagner.

— Vous n’avez pas besoin de moi ce soir, murmura-t-il d’une voix éteinte. Laissez-moi ici, il faut que je dorme.

— Qu’il reste tout seul ne me plaît guère…, commença Gilthanas.

Il fut interrompu par des bruits de pas et de marmites qui s’entrechoquent. La porte de la geôle s’ouvrit sur deux gardes qui empestaient le vin.

— Allez-y ! dit l’un d’une voix rauque.

Les « femmes » quittèrent leur prison et rejoignirent les six nains des ravins qui transportaient des ragoûts aux relents nauséabonds.

Les compagnons parvinrent sans encombre à la mine, car les quelques gardes qu’ils croisèrent ne prêtèrent pas attention à ce convoi de routine. Les prisonniers furent conduits pour la nuit dans les grottes, les soldats retournant surveiller les nains des ravins attelés au travail épuisant de la forge ; Verminaar ne faisait pas surveiller les hommes enfermés pour dormir, il savait qu’ils ne s’enfuiraient pas.

Effectivement, ces gens-là n’iront nulle part, songea Tanis, confronté à l’évidence. Il fallait se l’avouer, ils n’iraient nulle part. Ils regardaient sans conviction Lunedor qui leur parlait. Pour eux, elle n’était qu’une étrangère, une barbare aux vêtements et à l’accent bizarres, qui leur racontait une histoire de dragon périssant dans des flammes bleues dont elle était sortie indemne, en brandissant un jeu d’anneaux de platine pour les convaincre.

Le plus virulent des prisonniers fut Hederick, le Théocrate de Solace. Il accusa la femme de Que-Shu d’être une sorcière et rappela l’incident de la cheminée, à l’auberge de Solace. Les hommes écoutèrent mollement son réquisitoire. Après tout, les Questeurs n’avaient pas arrêté les dragons.

Cependant certains prisonniers s’intéressaient au plan d’évasion. Ils supportaient la faim et les coups, vivaient dans la crasse et la vermine, et savaient qu’ils seraient exterminés aussitôt la mine épuisée. Mais les Questeurs qui, même en prison, restaient des chefs, s’opposèrent à un plan si risqué.

Les discussions allaient bon train. Les hommes se disputaient, criant à qui mieux mieux. Tanis n’avait pas prévu pareille réaction. Combien de temps allaient durer ces arguties ? Malheureuse de voir sa foi mise en doute, Lunedor était au bord des larmes.

— Ces humains sont stupides ! souffla Laurana à Tanis.

— Non, s’ils étaient stupides, ce serait plus facile. Nous ne leur avons rien promis, et nous leur demandons de risquer la seule chose qu’il leur reste : la vie. Tout ça pourquoi ? Pour aller se battre dans les collines ! Ici, ils sont encore en sécurité, du moins pour l’instant.

— Mais comment peut-on tenir à la vie dans des conditions pareilles ? demanda Laurana.

— C’est une excellente question, jeune fille, répondit une voix hésitante.

Laurana et Tanis se retournèrent. Maritta était agenouillée devant un vieillard étendu sur une paillasse dans un coin de la geôle. Dévoré par la maladie et les privations, il paraissait sans âge. Tendant la main à Laurana et à Tanis, il tenta de se relever. Maritta lui prodigua quelques paroles apaisantes, auxquelles il réagit avec irritation :

— Je sais que je suis à l’agonie, femme ! Ce qui ne signifie pas que je doive m’ennuyer à mourir ! Amène-moi la barbare !

Tanis interrogea Maritta du regard.

— C’est Elistan, répondit-elle, l’un des Grands Questeurs de Haven. Les gens le respectaient et l’aimaient. Il a été le seul à s’opposer au seigneur Verminaar. Mais personne ne l’a écouté, nul ne voulait entendre…

— Tu parles de lui comme s’il était mort. Il vit encore, à ce que je vois…

— Il n’en a plus pour longtemps, dit Maritta en essuyant une larme. Je connais la maladie qui le ronge, mon père en est mort. Il a souffert le martyre ces derniers jours ; les douleurs se sont arrêtées, sa fin est proche.

— Peut-être bien que non, dit Tanis. Lunedor est prêtresse, elle peut le guérir.

— Possible, répliqua Maritta, sceptique, mais j’en doute. Ne donnons pas de faux espoirs à Elistan. Qu’il meure en paix.

— Lunedor, cet homme veut te voir, dit Tanis, entraînant la jeune femme auprès du vieillard.

Elistan leva les yeux sur la prêtresse.

— Jeune femme, dit-il gravement, tu prétends porter la parole des anciens dieux. S’il est vrai que ce sont les hommes qui se sont détournés des divinités et non l’inverse, comme nous l’avions cru, pourquoi ont-ils attendu si longtemps pour se manifester ?

Lunedor s’agenouilla près du mourant et donna sa réponse :

— Imagine que tu traverses un bois, et que tu portes avec toi ton bien le plus précieux… une gemme rare. Une bête féroce se jette sur toi. Tu laisses choir ta pierre précieuse et tu t’enfuis. Quand tu te rends compte que tu l’as perdue, tu as trop peur pour retourner dans le bois. Alors tu rencontres quelqu’un qui te propose une autre pierre. Au fond de toi, tu sais qu’elle ne peut avoir la valeur de celle que tu as perdue, mais tu es trop effrayé pour retourner la chercher. Cela n’empêche pas que ta pierre gît toujours dans le bois, brillant sous les feuilles, attendant ton retour.

— Bien sûr, la pierre est là, espérant que nous revenions la chercher, dit Elistan d’une voix faible. Quels fous avons-nous été ! J’aimerais avoir le temps de connaître tes dieux…

Lunedor parut aussi pâle que le mourant.

— Tu en auras le temps, dit-elle, prenant ses mains dans les siennes.

Tanis les regardait avec émotion quand il sentit une main se poser sur son épaule. Sturm et Caramon se tenaient derrière lui.

— Que se passe-t-il ? demanda le demi-elfe. Les gardes arrivent ?

— Pas encore, répondit Sturm, mais cela ne va pas tarder. Ebène et Gilthanas ont disparu.


La nuit était descendue sur Pax Tharkas.

De retour dans son antre, Pyros s’adonnait à sa manie d’aller et venir malgré les dimensions exiguës de l’endroit. Il finit par se calmer et s’étendit, la tête appuyée sur le sol, les yeux fixés sur la porte. Il ne remarqua pas les deux paires d’yeux qui le regardaient du haut du balcon supérieur.

On frappa à la porte. Deux gobelins apparurent, traînant une masse informe derrière eux.

— Un nain des ravins ! grogna Pyros. Verminaar a perdu la tête ! Il ne croit quand même pas que je vais manger ça !

Sestun se terra dans un coin et ne bougea plus. Les gobelins se hâtèrent de prendre congé. On frappa de nouveau à la porte. Pyros reconnut le signal ; ses yeux étincelèrent.

— Entre !

Une silhouette encapuchonnée se glissa dans l’antre.

— Conformément à tes ordres, je suis là, Ambre.

— C’est bon, répondit Pyros. Enlève ta capuche. J’aime bien regarder les gens en face.

Une exclamation étouffée lui parvint, venue des hauteurs. Pyros leva les yeux, se demandant s’il allait s’envoler pour voir de quoi il s’agissait. Mais le nouveau venu monopolisa son attention.

— Je dois faire vite, Majesté, pour qu’on ne remarque pas mon absence. De plus, je dois faire mon rapport au seigneur Verminaar.

— Chaque chose en son temps ! Dis-moi ce que manigancent les fous qui t’accompagnent.

— Ils projettent de faire évader les esclaves pour qu’ils se révoltent et forcent ainsi Verminaar à rappeler l’armée qui va envahir le Qualinesti.

— C’est tout ?

— Oui, Majesté. Maintenant il faut que j’avertisse le seigneur des Dragons.

— Bah ! Quelle importance ! Je me chargerai de mater les esclaves. À moins qu’ils ne complotent contre moi ?

— Non, Majesté, ils te craignent plus que tout. Pour libérer les enfants, ils attendent que le seigneur et toi soyez partis pour le Qualinesti. Ensuite, ils se réfugieront dans les collines, avant que vous soyez revenus.

— Ce plan n’honore pas leur intelligence. Ne t’inquiète pas pour Verminaar, il sera prévenu en temps utile. Il y a des affaires beaucoup plus importantes. Capitales même ! Écoute-moi bien : cet après-midi, cet imbécile de Toede a amené ici deux prisonniers, chuchota-t-il, les yeux brillants. C’est chose faite : nous le tenons !

L’homme le regarda d’un air stupéfait.

— Es-tu certain que c’est lui ?

— Bien sûr ! Je l’ai vu dans mes rêves. Il est là, à portée de main ! Tout Krynn est à sa recherche, et c’est moi qui l’ai trouvé !

— Vas-tu en informer la Reine des Ténèbres ?

— Non, je ne veux pas prendre le risque d’envoyer un messager. Je lui livrerai l’homme en chair et en os, mais je ne peux le faire maintenant. Verminaar ne saurait se débrouiller seul avec le Qualinesti. Même si cette guerre n’est qu’une ruse, il faut sauver les apparences ; de toute façon, le monde se passera très bien de l’existence des elfes. Je conduirai l’Eternel chez la Reine quand le moment sera venu.

— Pourquoi m’en avoir parlé ? demanda l’homme d’une voix où pointait l’inquiétude.

— Parce que tu devras faire en sorte qu’il ne soit pas tué ! Les pouvoirs de la Reine des Ténèbres ont permis que la prêtresse de Mishakal et l’Homme à l’Émeraude se trouvent en même temps à ma portée. Je laisse à Verminaar le plaisir de s’occuper de la prêtresse et de ses amis. Tout s’annonce très bien ! À la faveur de la révolte, nous pourrons mettre la main sur l’Homme à l’Émeraude sans que Verminaar le sache ! Dès que les esclaves attaqueront, tu iras à sa recherche et tu l’enfermeras dans une salle du rez-de-chaussée. Quand les humains auront péri, et que l’armée aura rayé le Qualinesti de la carte, je livrerai l’Homme à l’Émeraude à la Reine des Ténèbres.

— J’ai compris, dit l’espion en s’inclinant. Quelle sera ma récompense ?

— Tu auras ce que tu mérites. Maintenant, laisse-moi.

L’homme rabattit son capuchon et se retira. Le dragon resta étendu, les yeux dans le vague. Seuls les gémissements de Sestun troublaient le silence.


Tass et Fizban, blottis dans l’ombre, avaient bien trop peur pour se risquer hors de la galerie.

— Je regrette d’avoir laissé échapper un cri, dit Tass d’un air contrit. Je n’ai pas pu me retenir. Même si je m’y attendais, il est dur d’être trahi par un camarade. Tu crois que le dragon m’a entendu ?

— On s’en moque, répondit Fizban. La question est de savoir ce que nous allons faire.

— Aucune idée, répliqua Tass, navré. Je ne suis pas de ceux à qui on demande de penser. Nous ne pouvons pas avertir les autres, puisque nous ne savons pas où ils sont. En partant à leur recherche, nous risquons de compliquer les choses. Tu sais, j’ai demandé un jour à mon père pourquoi les kenders étaient petits. Je voulais être grand comme les humains ou les elfes.

— Et qu’a répondu ton géniteur ?

— Que les kenders étaient petits parce qu’ils étaient destinés à réaliser de petites choses. « Si tu regardes bien les grandes choses de ce monde, me dit-il encore, tu verras qu’elles sont faites d’une quantité de petites. » Ce grand dragon, en bas, n’est finalement qu’un amas de gouttelettes de sang. Ce sont les petites choses qui font la différence.

— Un homme sage, ton père…

— Laissons les grandes choses aux autres, déclara Tass d’un ton plus serein. Ils ont Tanis, Sturm et Lunedor. Ils s’en sortiront. Nous allons nous occuper d’une petite chose, même si elle ne paraît pas importante : sauver Sestun.

12 Questions sans réponses. Le chapeau de Fizban.

— J’ai entendu du bruit, Tanis, alors je suis allé voir, dit Ebène, les lèvres serrées. J’ai regardé dehors, devant la porte de la cellule, et j’ai vu un draconien en train de nous épier. Alors je suis sorti et je me suis jeté sur lui, mais un autre m’est tombé dessus. Je l’ai poignardé et j’ai poursuivi le mouchard, que j’ai mis hors d’état de nuire. Ensuite, je me suis dépêché de revenir ici.

Quand les compagnons furent retournés dans leur geôle, ils y trouvèrent Gilthanas et Ebène. L’histoire qu’avait racontée l’humain à Tanis semblait plausible. Le demi-elfe avait vu les corps des draconiens ; Ebène, dont les vêtements étaient déchirés, portait une estafilade sur la joue.

Caramon fixa Gilthanas d’un air perplexe.

— Et toi, Gilthanas, s’enquit-il, où étais-tu ?

— Ne pose pas de questions, répondit l’elfe, la réponse pourrait te déplaire.

— Où étais-tu, Gilthanas ? insista Tanis.

— Je vous aurai avertis, répondit l’elfe. Je suis retourné voir si notre mage était aussi épuisé qu’il le prétendait. Ce ne devait pas être le cas, car il avait disparu.

Brandissant le poing, Caramon se précipita sur Gilthanas. Sturm tira le guerrier en arrière tandis que Rivebise s’interposait.

— Chacun a le droit de s’exprimer et de se défendre, dit le barbare à Caramon. L’elfe a parlé. Maintenant, écoutons ce que dit ton frère.

— Pourquoi parlerais-je ? siffla Raistlin d’une voix haineuse. Tous se méfient de moi, alors pourquoi me croiraient-ils ? Je refuse de répondre, pensez ce que vous voulez. Si vous croyez que je suis un traître, tuez-moi ! Je ne me défendrai pas…

Il fut pris à une nouvelle quinte de toux.

— Il faudra d’abord me passer sur le corps, précisa Caramon en conduisant Raistlin vers son grabat.

Hantés par l’inquiétude et le doute, les compagnons se retirèrent chacun dans un coin pour dormir. La nuit se passa en silence.


La lumière du jour naissant s’infiltra par les orifices du toit. Tass ouvrit un œil ; son sang ne fit qu’un tour.

— Fizban ! réveille-toi ! dit-il en secouant le mage.

— Quoi ? Qu’y a-t-il ? Le feu ?

— Nous devions rester éveillés pour sauver Sestun ! Tu avais un plan !

— Vraiment ? Était-il bon ?

— Tu ne me l’as pas dit. Tu as simplement fait remarquer qu’il fallait libérer Sestun avant le matin, car le dragon, affamé, pouvait aller jusqu’à manger un nain des ravins.

Ils se penchèrent pour scruter l’antre. Sestun était recroquevillé dans son coin et le dragon ronflait comme un foyer de forge.

Fizban ferma les yeux. Tass comprit qu’il se concentrait sur un sort. Le vieillard psalmodia une incantation et leva les bras au ciel. Le kender, les yeux fixés sur le dragon, faillit s’étrangler.

— Arrête !

Fizban ouvrit les yeux : le dragon rouge, endormi, s’élevait lentement dans les airs. Le vieux mage poussa un petit cri, et prononça aussitôt une incantation destinée à annuler le sort. Le dragon redescendit lentement.

— Je me suis trompé. C’est trop bête ! Je recommence pour Sestun.

Le nain, toujours endormi, flotta rapidement jusqu’à la galerie où, aidé par Tass, il atterrit tranquillement.

— Sestun, chuchota le kender, une main sur la bouche du nain pour qu’il ne crie pas. C’est moi, Tass ! Réveille-toi !

Le nain des ravins ouvrit les yeux, croyant tout d’abord que Verminaar avait décidé de le jeter en pâture à un féroce kender plutôt qu’au dragon. Puis il reconnut son ami et le soulagement se lut sur son visage.

— Tu es en sécurité, mais garde le silence ! l’avertit le kender. Si le dragon nous entend, nous ne pourrons pas…

Un bruit sec l’interrompit.

— Le seigneur draconien, murmura Fizban, montrant du doigt l’étage intermédiaire.

— Ambre ! Réveille-toi ! hurla Verminaar. Des intrus ont pénétré dans la forteresse ! La prêtresse est parmi eux et incite les esclaves à se rebeller.

Étirant son grand corps, Pyros émergea d’un curieux rêve dans lequel un nain des ravins s’envolait dans les airs. Et Verminaar qui braillait à propos d’une prêtresse… Ainsi, il avait été mis au courant. Il fallait s’en occuper tout de suite…

— Inutile de te mettre dans des états pareils, seigneur…

Pyros s’interrompit. Un objet étrange voletait au-dessus d’eux. Ils levèrent la tête et le suivirent du regard. C’était le chapeau de Fizban.


Tanis réveilla tout le monde avant le lever du jour.

— Alors, c’est décidé, nous appliquons notre plan ? demanda Sturm, soucieux.

— Nous n’avons pas le choix, répondit Tanis. Si l’un de nous a trahi, il devra vivre avec la honte d’avoir entraîné des innocents à la mort. Ne pouvant croire qu’il y a un félon parmi nous, je m’en tiens donc à notre plan.

Maritta et Lunedor conduisirent le groupe jusqu’au premier étage. Les gardes ne les accompagnèrent pas, ce qui inquiéta la jeune prisonnière. Mais il était trop tard pour rebrousser chemin.

Selon la carte de Gilthanas, la salle de récréation des enfants était séparée du dortoir par deux pièces dont l’une s’ouvrait sur l’antre de Flamme. L’aube pointait lorsqu’ils approchèrent de la salle de jeu. Les quatre draconiens qui la gardaient cessèrent de parler quand ils virent arriver le groupe de femmes. L’un d’eux ouvrit la porte pour les laisser entrer.

Maritta s’empara d’une torche accrochée au mur, l’alluma, et guida les compagnons dans le couloir obscur qui menait à l’antre du dragon…


— Fizban, ton chapeau ! murmura Tass.

Le vieux mage tenta en vain de le rattraper, mais il était trop tard.

— Des espions ! Je le savais ! rugit Verminaar. Capture-les, Ambre ! Je les veux vivants !

Vivants ? Certainement pas ! songea le dragon. Il se souvint du cri qu’il avait entendu la nuit précédente et pensa que les espions avaient entendu le nom de l’Homme à l’Émeraude. Seuls quelques privilégiés partageaient le terrible secret qui permettrait à la Reine des Ténèbres de conquérir le monde. Puisqu’ils avaient surpris ce secret, il fallait que ces gens meurent.

Pyros déploya ses ailes et s’envola à une vitesse effrayante. Cette fois, c’en est fait de nous. Nous n’y échapperons pas, pensa Tasslehoff. Tandis qu’il se résignait à finir carbonisé par le souffle d’un dragon, il entendit Fizban proférer un mot de pouvoir. Brusquement, un épais nuage noir les plongea dans l’obscurité.

— Prends tes jambes à ton cou, vite ! dit le vieux mage en le poussant. Sestun est avec moi !

Tasslehoff courut dans la galerie sans lâcher le magicien. Derrière eux, ils entendaient le souffle du dragon.

— Non content d’être un espion, tu es un magicien ! cria Pyros. Nous n’allons pas te laisser dans le noir, tu pourrais te perdre. Je vais t’éclairer !

Tass entendit un énorme mugissement et se retrouva environné de flammes qui, à sa vive stupéfaction, ne le touchèrent pas. Tout se mit à brûler dans la galerie, vite remplie de fumée. Tass coula un coup d’œil admiratif au vieux magicien.

— Combien de temps peux-tu tenir ce sortilège ? cria-t-il à Fizban.

— Aucune idée ! Je ne savais pas que j’en étais capable ! (Une autre vague de feu les enveloppa. La chaleur commençant à se faire pénible, le mage hocha la tête.) Je suis en train de perdre le contrôle des événements !

Au moment où ils atteignirent les portes de bronze de la galerie, le sortilège de Fizban mourut. L’huis qui conduisait à la Salle de la Chaîne se trouvait face à eux, grand ouvert. Tass referma les battants de bronze et fit une pause pour reprendre son souffle.

Sauvés ! Le kender s’apprêtait à crier victoire, quand l’énorme patte griffue du dragon s’abattit sur le roc, au-dessus de lui.

Sestun poussa un hurlement et se précipita dans l’escalier. Tass le retint par le collet.

— Pas par là ! Ça mène aux appartements de Verminaar !

— Retournons dans la Salle de la Chaîne, dit Fizban.

Ils franchirent le seuil de la porte secrète au moment où le mur cédait. J’en ai des choses à apprendre sur les dragons ! se dit Tass. Je me demande s’il existe des livres à ce sujet…

— Vous êtes revenus vers votre trou comme des rats. Maintenant, vous êtes piégés, tonna Pyros. Ce ne sont pas les cloisons qui m’arrêtent… !

Il y eut un grattement effroyable. Les murs de la salle se mirent à trembler, puis se lézardèrent.

— Je ne regrette pas ce que nous avons tenté, dit Tass, navré de perdre la partie. Ce dernier sortilège était fantastique ! Cela valait presque de périr sous les griffes d’un dragon…

— Périr ? À cause d’un dragon ? s’indigna Fizban, comme piqué par une épingle. Je dirais que non ! Quelle insulte ! Il doit y avoir une voie… Descendons par la chaîne !

Le vieillard tourna les talons et se précipita dans le tunnel, sourire aux lèvres. Sestun considéra Tass d’un air ahuri, puis ses yeux se dilatèrent de frayeur : des griffes acérées s’étaient abattues sur le mur, qu’elles pulvérisèrent. Sans hésiter, le nain et le kender coururent rejoindre Fizban, qui avait déjà atteint la première dent du rouage.

Tass reprit espoir. Ils pouvaient s’en sortir si l’elfe noire qui montait la garde au bout de la chaîne était partie faire un tour. Mais la gueule gigantesque de Pyros, qui s’était frayé un chemin en démolissant toutes les cloisons, apparut au-dessus d’eux. Des pans de murs s’effondrèrent dans un fracas épouvantable. Tout le mécanisme se mit à trembler.

Rassemblant son souffle, le dragon prit une telle aspiration que l’air sembla se raréfier. Tass ferma les yeux, mais les rouvrit de suite. Il ne fallait pas manquer cette occasion – peut-être la dernière – de voir un dragon cracher le feu.

Les flammes atteignirent la chaîne, qui devint vite incandescente. Pyros continua de souffler jusqu’à ce que les maillons fondent. Une violente secousse ébranla la chaîne, puis elle se brisa et disparut dans les profondeurs.

Pyros contempla son œuvre d’un œil satisfait. Ceux-là ne parleraient plus. Il retourna dans son antre, où l’attendait Verminaar, toujours fulminant.

Dans l’obscurité que le dragon laissait derrière lui, la roue, libérée de la chaîne pour la première fois, se mit à tourner en grinçant.

13 Matafleur. L’épée magique. Plumes blanches.

À la lueur de la torche de Maritta, les compagnons découvrirent une grande salle que l’immense corps du dragon emplissait presque entièrement. Tanis, qui jugeait déjà le monstre de Xak Tsaroth énorme, trouva celui-ci gigantesque. Maritta semblait parfaitement à l’aise et avançait avec assurance. Après un instant d’hésitation, les compagnons lui emboîtèrent le pas. La bête, usée par les années, était réellement mal en point. Ses écailles étaient devenues rougeâtres, ses crocs jaunes et cariés. Ses ailes desséchées battaient ses flancs lardés de cicatrices au rythme d’un souffle rauque.

Tanis comprit la pitié que le vieux monstre inspirait à Maritta. Mais il reprit conscience du danger lorsque la créature remua dans son sommeil. Ses griffes restaient redoutables et son souffle aussi destructeur que ceux des autres dragons de Krynn.

— C’est déjà l’heure ? demanda Matafleur d’une voix ensommeillée.

Flamme était le nom que seuls lui donnaient les simples mortels.

— Il est encore tôt, répondit Maritta avec douceur, mais je voudrais que les enfants sortent avant l’orage. Rendors-toi, je m’assurerai qu’ils ne te réveillent pas.

La créature entrouvrit les paupières. Les compagnons constatèrent qu’elle était borgne.

— J’espère que nous n’aurons pas à la combattre, dit Sturm à Tanis. J’aurais l’impression d’attaquer une grand-mère.

— Soit, mais une redoutable grand-mère !

— Les petits ont passé une bonne nuit, murmura Matafleur. Assure-toi qu’ils ne soient pas mouillés par la pluie, Maritta, surtout le petit Erik. Il a eu un rhume la semaine dernière.

Matafleur ferma les yeux et s’assoupit. Un doigt sur les lèvres, Maritta fit signe aux compagnons de la suivre. Parvenu à trente pas du dragon, Tanis, qui fermait la marche, perçut une sorte de bourdonnement. Il l’attribua tout d’abord à sa nervosité, mais le bruit amplifia, rappelant celui d’un essaim d’abeilles. Tous le regardèrent avec étonnement.

La créature poussa un grognement et secoua la tête comme si elle avait mal. Raistlin se précipita vers le demi-elfe.

— L’épée !

Il souleva la cape de Tanis et dévoila l’arme. Le mage avait raison. C’était l’épée qui bourdonnait. Était-ce un signal ?

— Elle est enchantée, constata Raistlin avec intérêt. Je me souviens, maintenant… Il doit s’agir de Tranche-dragon, la fameuse épée de Kith-Kanan. Elle réagit dès qu’elle est en présence de ces monstres.

— Il est grand temps que tu t’en souviennes !

— Mieux vaut tard que jamais, persifla Sturm, il a choisi le moment propice !

Matafleur avait lentement relevé la tête. Ses naseaux fumaient ; ses yeux écarlates se dardèrent sur Tanis.

— Qui as-tu amené avec toi, Maritta ? demanda-t-elle d’un ton menaçant. J’entends un bruit que je n’ai plus ouï depuis des siècles et je sens l’infecte odeur de l’acier ! Ce ne sont pas des femmes qui t’accompagnent, mais des guerriers !

— Tanis, ne lui fais pas de mal, gémit Maritta.

— Il ne me reste rien d’autre à tenter ! répliqua Tanis. Rivebise et Lunedor, éloignez Maritta !

La lame s’auréola d’une lumière blanche et le bourdonnement se fit menaçant. Aveuglée par la lumière, assourdie par le bruit, Matafleur recula.

— Vite ! Allez chercher les enfants ! vociféra Tanis.

Maritta et les compagnons mirent quelques instants à ramener les enfants. Dûment chapitrés, ils savaient ce qu’on attendait d’eux, mais ils regrettaient d’abandonner leur amie. À la vue du groupe, les yeux de Matafleur s’emplirent de haine.

— Ne touchez pas à mes enfants ! C’est avec moi que vous devrez vous battre ! Ne faites pas de mal à mes enfants !

Tanis comprit que la bête, folle de douleur, revivait le passé qui l’avait privée de ses petits.

— Je reste avec le demi-elfe, dit Sturm en dégainant son épée.

— C’est moi qui resterai ici avec Tanis, murmura Raistlin. Ta lame ne te servira à rien. Pars avec les autres.

Le demi-elfe regarda le mage avec surprise. Leurs regards se croisèrent : Raistlin savait que Tanis doutait de lui, mais il ne cilla pas.

— Va avec les autres, ordonna Tanis au chevalier.

— Quoi ? Tu as perdu la tête ! Faire confiance à ce…

— Sors d’ici ! répéta Tanis.

Sturm hésita, mais son sens du devoir l’emporta. Il jeta un regard haineux sur le mage et s’engagea dans le corridor.

— Mes pouvoirs magiques ne peuvent pas grand-chose contre les dragons, déclara Raistlin.

— Mais peux-tu gagner du temps ?

Raistlin sourit. L’approche d’une mort qu’il croyait certaine ne l’effrayait pas.

— C’est possible. Commence à t’éloigner doucement. Au premier mot que je prononcerai, cours !

Tanis recula prudemment, l’épée brandie. Mais Matafleur n’était plus affectée par la lame magique. Seul le désir de tuer ceux qui s’en prenaient à ses enfants l’animait. Elle plongea sur le demi-elfe à l’instant où il s’échappait. Alors une obscurité très dense l’enveloppa ; Matafleur se crut devenue complètement aveugle. Elle entendit prononcer les mots magiques et comprit qu’on lui avait jeté un sort.

— Je vais les brûler ! rugit-elle. Ils ne m’échapperont pas ! (Elle perçut le babillage des enfants – ses enfants – au fond du couloir.) Non, pas cela, je risque de leur faire du mal. Mes enfants ! Je voulais faire du mal à mes enfants !

Elle laissa retomber sa tête sur le sol.

Tanis et Raistlin atteignirent le bout du corridor. La lumière du soleil matinal, qui inondait la salle de jeu, les éblouit. Ils se précipitèrent dans la cour où se trouvaient les femmes et les enfants. Soudain, un hurlement effroyable leur déchira les tympans.

Pyros venait de découvrir des espions dans son antre. Les murs commencèrent à trembler. Battant l’air de ses ailes immenses, le dragon prit son envol.

— Ambre ! maugréa Tanis, amer. Il est encore dans la forteresse !

Flint hocha la tête d’un air entendu.

— Je veux bien avaler ma barbe si Tass n’est pas responsable.


Trois petites silhouettes suspendues à ses maillons, la chaîne brisée vint s’écraser au fond de la Salle de la Chaîne.

Agrippé à un maillon, illusoire planche de salut, Tasslehoff faisait une expérience qu’il aurait bien voulu prolonger : voir la mort approcher à toute vitesse. Au-dessus de lui, Sestun hurlait de terreur. Au-dessous, le vieux mage marmonnait une formule magique. La phrase qu’il débitait s’interrompit net. Un cri s’éleva, suivi d’un fracas d’os brisés. Fizban s’était écrasé sur le sol. Le moral de Tass chuta immédiatement. Un sort identique l’attendait. Dans quelques secondes, ce serait son tour…

Il se mit à neiger.

Du moins c’est ce que crut le kender avant de réaliser qu’il était entouré de myriades de plumes. Il atterrit dans une énorme couche de duvet où il s’enfonça. Sestun fourragea à sa recherche, soulevant des nuages blancs.

— Pauvre Fizban, dit Tass en se frottant les yeux. Il a dû commencer une formule magique pour que nous tombions comme des plumes, et il ne s’est plus souvenu de la fin. Nous n’avons eu que les plumes !

Au-dessus d’eux, la roue de l’engrenage, libérée de son entrave séculaire, tournait de plus en plus vite…


Dans la cour intérieure de la forteresse régnait une confusion totale.

— Rassemblez-vous autour de moi ! cria Tanis. Courez vers les mines et mettez-vous à l’abri ! Verminaar et le dragon rouge sont encore ici. Nous sommes pris au piège. Vite ! Ils vont arriver !

Les compagnons acquiescèrent d’un air sinistre, conscients que la situation était désespérée. Ils avaient cinq cents pas à parcourir à découvert avant de pouvoir se cacher.

Les mineurs, voyant arriver leurs familles, maîtrisèrent les gardes et commencèrent à courir au-devant des leurs. Ils ne se conforment pas au plan fixé ! Que fait donc Elistan ? Dans quelques secondes, huit cents personnes courraient en tous sens, sans possibilité de se protéger ! Elistan devait les rassembler et les conduire vers le sud, dans les montagnes où tous pourraient se cacher.

— Où est Ebène ? cria Tanis à Sturm.

— La dernière fois que je l’ai vu, il courait vers les mines. Je n’ai pas compris pourquoi…

Le chevalier et le demi-elfe poussèrent une exclamation en même temps. Ils venaient de comprendre ce qui s’était passé.

— Maintenant, c’est évident, dit Tanis d’un ton abattu, tout concorde point par point. C’est clair.


En se ruant vers la mine, Ebène n’avait qu’une seule pensée à l’esprit : obéir à Pyros. Coûte que coûte, il fallait qu’il mette la main sur l’Homme à l’Émeraude. Il savait parfaitement quel sort Pyros et Verminaar réservaient aux prisonniers. Il eut pitié d’eux, car il n’était ni méchant ni cruel. Mais cette compassion ne dura pas longtemps. Il s’était rangé du côté des plus forts et il était bien décidé à rester dans le camp des gagnants.

Après la ruine de sa famille, il ne lui était plus rien resté d’autre à vendre que lui-même. Il savait être intelligent, loyal et vaillant tant qu’on le payait bien.

Verminaar, qu’il avait rencontré dans le nord, lui avait fait une telle impression qu’il avait tout mis en œuvre pour s’attirer ses bonnes grâces. Il avait également réussi à se rendre utile auprès de Pyros, qui le trouvait charmant, avisé, inventif, et, finalement, digne de confiance. Renvoyé dans son pays de Hautes-Portes, il s’était arrangé pour espionner un groupe de guerriers résistant aux draconiens. Quand il était tombé par hasard sur la prêtresse, il avait eu du mal à croire en sa bonne fortune. La Reine des Ténèbres allait être enchantée des ses services…

Pour l’heure, il lui fallait trouver l’Homme à l’Émeraude… Ebène implora de nouveau l’aide de la Reine, car sans intervention divine, comment le repérer dans cette fourmilière ?

Après avoir scruté en vain la foule, il décida d’aller fouiller les cachots. Il y trouva un homme seul, assis par terre, les yeux dans le vague. Ebène se creusa la cervelle pour se rappeler son nom, étrange, démodé…

— Berem…, dit-il au bout d’un moment. Berem ? C’est bien ainsi que tu t’appelles ?

L’homme leva les yeux. Il n’était ni sourd, ni muet, mais totalement absorbé par sa méditation. Par bonheur, il demeurait une part humaine en lui ; le son d’une voix sembla lui faire du bien.

Il fallait qu’Ebène sorte du cachot en compagnie de Berem avant que Tanis les surprenne. Se cacher dans Pax Tharkas avec sa précieuse trouvaille ne lui semblait pas raisonnable ; Verminaar pourrait lui poser des questions…

Il devait sortir de la forteresse et se terrer dans la campagne jusqu’à la fin des combats, puis revenir à la faveur de la nuit.

— Il va y avoir une bataille, dit Ebène. Nous allons nous mettre à l’abri, et nous reviendrons quand les combats seront terminés. Je suis un ami, comprends-tu ?

Berem leva sur lui des yeux brillant d’intelligence et de sagesse. Son expression était celle d’un homme qui a accumulé des années d’épreuves. Il se borna à soupirer en hochant la tête.


En proie à une rage froide, Verminaar quitta ses appartements. Un draconien le suivait, portant Nuit-noire, la masse d’armes du seigneur des Dragons.

— Imbéciles, il est inutile de rappeler la garde ! Cet incident sera réglé très vite. Ce soir même, Qualinesti sera en flammes ! Ambre ! hurla-t-il en ouvrant la porte qui donnait sur l’antre du dragon. Combien de temps te faut-il pour capturer un misérable espion ? Ambre !

Il n’y eut pas de réponse, sinon un étrange bruit métallique provenant de l’autre côté de la forteresse.

Un autre son lui succéda, celui d’une roue qui n’avait pas tourné depuis des siècles. Verminaar se demandait d’où provenaient ces grincements étranges quand Pyros atterrit dans son antre.

Le seigneur Verminaar sauta de la balustrade et enfourcha son dragon. Bien que se méfiant l’un de l’autre, les deux malfaisants formaient un duo redoutable au combat. Leur haine des petits peuples qu’ils s’efforçaient de subjuguer, jointe à leur soif de pouvoir, les liait plus sûrement que la confiance.

— Envole-toi ! ordonna Verminaar.

Le dragon s’éleva vers le ciel.


— Cela ne sert à rien, mon ami, dit Tanis en posant sa main sur l’épaule de Sturm, qui s’égosillait à donner des ordres. Garde tes forces pour le combat.

— Il n’y aura pas de combat, nous mourrons piégés comme des rats. Pourquoi ces idiots n’écoutent-ils rien ?

Sturm et Tanis se trouvaient dans la partie nord de la cour, à une vingtaine de pas des portes de la forteresse. Au sud se dressaient les montagnes, leur seul espoir de liberté. À tout instant, les portes de Pax Tharkas pouvaient s’ouvrir sur l’armée draconienne de retour du Qualinesti, et quelque part entre ces murs se trouvaient Verminaar et le dragon.

Elistan s’efforçait de rassembler ses gens pour les conduire vers les montagnes. Mais chacun cherchait un parent ou un ami, et il était impossible de se mettre en route.

Comme une comète auréolée de feu, Pyros jaillit du haut de la forteresse, chevauché par le seigneur Verminaar, dont le heaume à cornes brillait dans le soleil. Leur ombre plana au-dessus de la foule, obscurcissant la cour.

Une peur panique saisit les prisonniers. Pétrifiés par la terrible apparition, ils se blottirent les uns contre les autres, attendant la mort.

Pyros se posa sur une tour. Fou de rage, mais impénétrable, Verminaar toisa la foule en silence.

Tanis contempla les prisonniers d’un air désespéré.

— Regarde !

Sturm l’avait pris par le bras et pointait un doigt vers les portes de la forteresse.

— Ebène ! Mais qui est avec lui ?

— Il ne nous échappera pas ! cria Sturm en courant vers les deux hommes.

S’élançant à son tour, Tanis fut dépassé par une silhouette vêtue de rouge. C’était Raistlin, accompagné de son frère jumeau.

— Moi aussi, j’ai un compte à régler avec cet individu, murmura le mage.

Tous trois rattrapèrent Sturm à l’instant où il saisissait Ebène et le jetait par terre.

— Traître ! hurla le chevalier. Je mourrai sûrement aujourd’hui, mais toi, tu rejoindras les Abysses avant moi !

Il leva son épée pour frapper. L’homme qui accompagnait Ebène s’était approché. D’un geste, il arrêta le bras du chevalier. Sturm se retourna, stupéfait.

La chemise de l’inconnu s’était ouverte, dévoilant la gemme verte incrustée dans sa poitrine. La pierre, grosse comme le poing, renvoyait une lumière d’une intensité de mauvais augure.

— Je ne savais pas qu’un objet magique de cet ordre existait, s’étonna Raistlin.

Sentant les regards converger vers lui, Berem referma sa chemise. Oubliant Sturm, il tourna les talons et fonça vers les portes. Ebène se remit d’un bond sur ses jambes et courut derrière lui.

Sturm allait les poursuivre, mais Tanis l’arrêta.

— Non, c’est trop tard, ça n’en vaut pas la peine. Nous avons d’autres soucis.

— Tanis, regarde ! cria Caramon, un bras tendu vers les portes.

Un pan de muraille surplombant le portail s’ouvrit. Lentement, de gros morceaux de granit commencèrent à s’en déverser. Un par un, ils atterrirent sur le sol en soulevant des nuages de poussière. Au-delà du bruit de la chute des pierres, on percevait le grincement d’une chaîne.

Les blocs avaient commencé à se détacher de la muraille au moment où Ebène et Berem rejoignaient les portes. Instinctivement, Ebène se couvrit la tête avec les bras en hurlant de terreur. L’homme qui l’accompagnait lâcha un soupir. Une seconde plus tard, tous deux étaient ensevelis sous des tonnes de granit. L’antique système de défense de Pax Tharkas venait de sceller les portes de la forteresse.


— Cette provocation est la dernière ! Vous l’aurez voulu ! gronda Verminaar. (La chute des blocs de granit l’interrompit un instant.) Je vous ai donné une chance de servir ma Reine. J’ai pris soin de vous et de vos familles ! Mais vous êtes aussi bornés que têtus ! Vous le paierez de vos vies ! ( Il leva Nuit-noire au-dessus de sa tête.) J’anéantirai les hommes ! J’anéantirai les femmes ! J’anéantirai les enfants !

Le seigneur draconien éperonna Pyros, qui déploya ses ailes et s’envola. Il tournoya dans le ciel, se préparant à fondre sur la foule pour la balayer de son souffle mortel.

Soudain Matafleur apparut, piquant sur Pyros. Ayant sombré dans la folie, la bête revoyait comme dans un mauvais rêve les chevaliers montés sur leurs dragons d’or et d’argent, leurs Lancedragons scintillant dans le soleil. Elle se revoyait suppliant ses enfants de ne pas aller au combat, les assurant qu’il était perdu d’avance. Ils ne l’avaient pas écoutée. Entendant Verminaar annoncer la mort des petits, elle avait fait éclater les murs de son antre pour se précipiter à leur secours, comme des siècles auparavant.

Surpris par cette attaque imprévisible, Pyros évita de justesse les crocs mortels de la vieille folle. Le choc abîma une aile de Matafleur, ce dont Pyros tira avantage, lui labourant le ventre de ses griffes. De douleur, la bête vacilla en arrière.

Pyros s’était défendu, sans égard pour son cavalier. Pendant l’affrontement, Verminaar perdit l’équilibre et tomba dans la cour. Indemne, il se releva devant les prisonniers qui, terrifiés s’égayèrent dans tous les sens. Alors il remarqua, près des portes, quatre personnes qui n’avaient pas pris la fuite…


L’apparition de Matafleur et l’attaque portée sur Pyros avaient tiré les prisonniers de leur hébétude. Descendu du ciel parmi eux comme une sorte de dieu malfaisant, Verminaar avait réussit ce qu’Elistan avait tenté en vain de faire. Les rescapés s’étaient mis en route pour les montagnes. Aussitôt, le capitaine de la garde draconienne envoya un messager à l’armée pour la faire revenir.

Les draconiens se ruèrent sur les prisonniers, mais ils ne provoquèrent pas l’effet de panique escompté. Les gens avaient trop souffert d’échanger leur liberté contre de vaines promesses de paix et de sécurité. Entre-temps, tous avaient compris que la paix reviendrait lorsqu’ils seraient débarrassés des monstres qui terrorisaient Krynn. Hommes, femmes, enfants, tous se battirent bec et ongles, utilisant leurs poings, leurs pieds, leurs dents…

Laurana se trouva totalement isolée dans la bataille. Terrorisée, elle s’était repliée contre la muraille, l’épée brandie. Empalé, un homme s’effondra à ses pieds dans une mare de sang. Elle regarda le liquide rouge couler avec une fascination horrifiée. Un draconien, la voyant dans cet état, approcha de cette proie facile. Mais Laurana leva instinctivement son arme et frappa. Pris de court, le draconien fut transpercé. Il s’écroula dans un affreux gargouillis de tripes et de boyaux, puis se changea en pierre, comme Laurana s’y attendait. Avec un détachement dont elle ne se serait pas crue capable, elle attendit que le cadavre tombe en poussière pour récupérer son épée.

Le soleil fit briller la lame encore ensanglantée.

Laurana regarda autour d’elle mais ne vit ni Tanis, ni les autres. Ils étaient peut-être morts. Allait-elle mourir aussi d’un instant à l’autre ?

Elle leva les yeux vers le soleil. Le monde lui apparut sous un jour nouveau. Chaque caillou, chaque feuille lui semblait d’une réalité suraiguë, d’une intensité inconnue. Une brise odorante souffla du sud, chassant l’orage qui obscurcissait le ciel de son pays natal. Délivrée de son carcan de peur, Laurana laissa ses pensées s’envoler au-delà des nuages.

Elle fit miroiter son épée sous le soleil.

14 Le seigneur des Dragons. Les enfants de Matafleur.

Verminaar jaugea les quatre hommes qui approchaient de lui à pas lents. Ce n’étaient pas des esclaves. Soudain, il reconnut les compagnons de voyage de la prêtresse aux cheveux d’or. Ceux qui avait tué le dragon noir de Xak Tsaroth, qui s’étaient échappés de la caravane d’esclaves et introduits dans Pax Tharkas. En quelque sorte, de vieilles connaissances… Un chevalier venant d’un glorieux pays disparu ; un demi-elfe revendiquant son humanité ; un magicien malade et difforme ; son frère jumeau, un géant obtus aux gros bras.

Le combat sera intéressant, pensa Verminaar. Il était content d’avoir à se battre au corps à corps. Cela ne lui était plus arrivé depuis longtemps… Avec les années, commander des armées juché sur le dos d’un dragon devenait fastidieux. Cela lui fit penser à Ambre. Il le chercha des yeux, se demandant s’il allait l’appeler pour qu’il lui prête main-forte.

Mais le dragon avait ses propres problèmes. Matafleur avait livré force combats avant même qu’il ne sorte de l’œuf. Ce qu’elle avait perdu en force était compensé par la ruse et l’habileté ; le sang pleuvait dans le ciel embrasé.

Verminaar haussa les épaules et reporta son attention sur les quatre personnages qui avançaient prudemment vers lui. Il entendit le magicien rappeler à ses compagnons qu’ils avaient affaire au prêtre de la Reine des Ténèbres, et qu’il invoquerait sûrement sa déesse. Verminaar savait que ce mage, malgré son jeune âge, disposait de pouvoirs particuliers et qu’il pouvait se révéler redoutable.

Les quatre hommes ne pipaient plus mot. Inutile de parlementer avec l’ennemi. Chacun évaluait la force de l’adversaire. Foncer tête baissée sans réfléchir ne servirait à rien. Il fallait garder la tête froide, sinon la mort seule serait victorieuse.

Les compagnons se répartirent aux quatre coins de la cour pour cerner l’adversaire et lui couper la retraite. Verminaar prit appui sur ses jambes et fit tournoyer Nuitnoire, sa masse d’armes, pour les tenir à distance le temps d’adopter une tactique.

Le prêtre noir serra son arme dans sa main droite et s’élança. L’attaque prit les compagnons au dépourvu. Verminaar atterrit devant Raistlin. Il le saisit fermement par l’épaule et murmura une invocation à la Reine des Ténèbres.

Raistlin hurla. Le corps transpercé de lames invisibles, il s’effondra sur le sol. Caramon bondit sur Verminaar en rugissant. Celui-ci, qui avait prévu le coup, brandit sa masse d’armes et l’abattit sur la tête du guerrier.

— Nuitnoire ! vociféra le seigneur.

Caramon poussa des cris de désespoir ; Nuitnoire l’avait rendu aveugle.

— Au secours, Tanis ! Je ne vois plus rien ! cria-t-il, désemparé.

Avec un ricanement lugubre, Verminaar le frappa de nouveau à la tête. Le grand guerrier tomba comme un bœuf foudroyé.

D’un coup d’œil, le seigneur des Dragons avait repéré l’épée à deux mains du demi-elfe, qui s’était placé pour l’attaquer de flanc. Verminaar se retourna et para le coup avec le manche en chêne de son arme. Les deux combattants se livrèrent à un bras de fer dont Verminaar sortit victorieux. Tanis se retrouva au sol.

Le Chevalier de Solamnie leva son épée pour saluer l’ennemi avant de l’affronter. Cette erreur lui fut fatale. Verminaar en profita pour extraire de sa poche un aiguillon de métal qu’il tendit vers le ciel en invoquant la Reine des Ténèbres. Sturm, qui se dirigeait sur son ennemi, sentit ses membres s’alourdir, puis tout son corps s’immobiliser.

Étendu dans la poussière, Tanis était retenu par une main invisible qui pesait sur lui. Impossible de bouger, ni de tourner la tête. Sa langue refusait de lui obéir. Il entendit les cris de douleur de Raistlin et les invocations de Verminaar à la Reine des Ténèbres. Impuissant, il vit le seigneur des Dragons se retourner sur le chevalier en brandissant sa masse d’armes.

Baravais, Kharas ! cria le seigneur en langue solamnique.

Parodiant le salut d’honneur des chevaliers, il éleva son arme et visa Sturm à la tête, sachant que son agonie serait la pire des tortures : mourir des mains de l’ennemi.

Mais une main saisit Verminaar par le poignet et arrêta son geste. Médusé, il reconnut les doigts d’une femme. Et sentit qu’une force inconnue contrebalançait la sienne. Le Bien entrait en lutte avec le Mal. Sous la pression de cette main, Verminaar se rendit compte que ses pouvoirs lui échappaient. Il en oublia les paroles de ses prières à la Reine des Ténèbres.


La Reine des Ténèbres ouvrit les yeux et vit un être radieux, revêtu d’une armure étincelante de blancheur apparaître à l’horizon du plan qu’elle habitait. Nullement préparée au retour de cette divinité, elle n’avait pas les moyens de la combattre. Il lui fallait revoir ses projets et changer de tactique, voire envisager pour la première fois la possibilité d’une défaite. Elle ferma les yeux, abandonnant son serviteur à son destin.

Sturm sentit les effets du sortilège refluer comme une vague. Ses muscles lui obéirent à nouveau. Près de lui, Lunedor était aux prises avec Verminaar, qui la frappait sauvagement. En un bond, le chevalier se rua à son secours. L’épée elfique scintilla au soleil ; Tanis, lui aussi, s’était relevé.


Les deux hommes se précipitèrent vers Lunedor, mais Rivebise les devança. S’interposant entre elle et son agresseur, il reçut le coup de masse qui allait fracasser la tête de la prêtresse. Le barbare entendit crier « Nuitnoire ! », puis l’obscurité l’enveloppa. Comme Caramon auparavant, il était devenu aveugle.

Le guerrier Que-Shu s’y attendait ; il ne céda pas à la panique. Il ne voyait pas l’ennemi, mais il l’entendait. Guidé par le souffle rauque du seigneur des Dragons, il frappa de sa lame pointée. Ripant contre la solide armure draconienne, son arme lui échappa des mains.

Verminaar maudit son heaume, inutile dans ce type de combat, sous lequel il étouffait et qui limitait son champ de vision. Le barbare étant aveuglé, il aurait pu facilement l’achever. Mais il y avait les deux autres, sur lesquels le sortilège n’avait plus d’emprise. A cause de son casque, il ne les voyait pas, mais il les entendait. Il tourna la tête et localisa le demi-elfe. Mais où était le chevalier ? Verminaar fit tournoyer sa masse pour les tenir en respect et essaya de se libérer de son heaume.

Trop tard. La lame enchantée de Kith-Kanan avait percé son armure et traversé son dos. Fou de colère et de douleur, il fit volte-face pour affronter le Chevalier de Solamnie. L’antique lame du père de Sturm lui transperça les entrailles. Il vacilla et tomba sur les genoux.

Il n’arrivait plus à respirer et sa vue se troublait… Le nouveau coup qu’il reçut le plongea dans les ténèbres.

Haut dans le ciel, Matafleur, déchirée par la douleur, entendit la voix de ses enfants qui l’appelaient. Elle était désemparée : on eût dit que Pyros attaquait de tous les côtés à la fois. À force de ruse, le grand dragon rouge se retrouva finalement le dos à la montagne.

Alors la bête entrevit une chance de sauver ses enfants.

Pyros cracha une bouffée de feu sur l’antique dragonne. Il constata avec satisfaction que l’assaut l’avait fortement ébranlée.

Mais Matafleur ne sentait pas les flammes lui brûler les yeux. Guidée par ses hallucinations, elle poursuivait son rêve.

Elle fonça tête baissée sur Pyros.

Le dragon, écumant de rage et de douleur, croyait avoir réduit son ennemie à néant et ne s’attendait pas à cet assaut meurtrier. Il réalisa qu’il ne pouvait plus reculer, s’étant laissé acculer à la montagne.

Matafleur rassembla tout ce que son vieux corps meurtri recelait de forces. Avec l’énergie du désespoir, elle se jeta sur Pyros, telle une flèche envoyée par les dieux tout-puissants. Les deux dragons s’écrasèrent contre la montagne, pulvérisant le roc. Le sommet explosa en crachant des pierres et des flammes gigantesques.


Des années plus tard, quand la mort de Flamme fut entrée dans la légende, certains prétendirent avoir entendu la voix d’un dragon portée dans le vent d’automne :

— Mes enfants… Mes enfants…

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