San-Antonio Du sirop pour les guêpes

Les personnages de ce récit ne sont que les fruits — savoureux — de mon extraordinaire imagination. Vu ?

S.-A.

A mon cher Albert PRÉJEAN

En toute amitié

S.-A.

PREMIÈRE PARTIE AVIS AUX AMATEURS

CHAPITRE PREMIER COMME QUOI ON PEUT SE TROMPER !

A première vue je l’ai prise pour un Martien (à cause de sa combinaison en matière plastique) ; à deuxième vue je l’ai prise pour une Martienne (à cause de sa plastique tout court) ; à troisième vue enfin je l’ai prise pour ce qu’elle était vraiment, c’est-à-dire pour une ravissante souris, bien sous tous les rapports, et affublée d’une tenue pour la pêche sous-marine.

Elle luisait au soleil comme l’intelligence d’un gardien de la paix à un carrefour. Elle portait des palmes peu académiques qui accentuaient son côté sirène, et des lunettes caoutchoutées pareilles à des hublots de bathyscaphe. Elle marchait sur la plage dorée de Golfe-Juan avec une grâce quasi monégasque et à la façon dont elle balançait son porte-bagages, on avait envie de s’engager dans la marine japonaise (sous les ordres de l’amiral Tavé-Kapa-Yalé), section des torpilles humaines. Il y a eu comme un frisson sous les parasols. Douze cents paires d’yeux, plus un œil (un borgne se faisait bronzer dans le secteur) se sont braqués sur la passante. Des soupirs ont fusé ; des poils se sont mis à friser sur des poitrines oppressées ; la tension artérielle de l’assistance a grimpé comme la tension diplomatique lorsque Johnson met du fluide glacial sur la chaise de Mao Tsé Toung ; bref ç’a été un instant solennel et capiteux à la fois. La naïade au fusillance-harpon est entrée dans une cabine. Un long moment s’est écoulé. Près de moi, des sportifs jouaient au volley-ball et je recevais parfois leur ballon sur la tronche et du sable dans les châsses — ce qui ajoutait à ma félicité. Lentement les occupants des transats, terrassés par le torticolis, se sont abandonnés à leur cuisson. Bientôt j’ai été le dernier zig du secteur à mater la lourde vernie de la cabine. Je me posais des devinettes dans les genres « Blonde ou brune ? Jolie ou tarte ? Yeux verts ou noisette ? » J’en salivais de curiosité. Vous allez dire que je me montais le bourrichon pour pas grand-chose, mais quand on est en vacances au soleil les réalités ne sont plus celles de la vie courante. Le sens des valeurs est aboli. Depuis quatre jours je n’avais rien d’autre à fiche qu’à exposer pendant un quart d’heure la partie pile de mon individu au mahomet et le quart d’heure suivant la partie face (la plus noble, aux dires des connaisseuses). Comme pour surveiller la cabine de ma Martienne j’étais mieux à plat ventre, et comme Mlle Vingt-Mille-Lieues-Sous-Les-Mers tardait, j’avais le dossard cuit à point lorsqu’elle est sortie. Mais ça valait le coup de se faire rôtir au troisième degré, croyez-en mon expérience ! Oh ! pardon ! Une sirène commak gagnait à se mettre en civil ! J’étais partant pour lui donner la réplique dans « Le Monde du Silence » (version revue par Jean Nohain !)

Quand on voyait défiler Mademoiselle, on remerciait le ciel de ne pas vous avoir fait tortue chez un marchand de peignes ou chamois chez un laveur de bagnoles. On se disait illico que c’était une bonté de la Providence que d’avoir un physique avantageux (comme c’est mon cas), deux bras musclés et le cadran solaire sur quatre heures moins dix (y en a tellement qui l’ont sur une heure et demie !)

Bref, que je vous décrive le lot pour vous montrer que c’est une affaire. La sirène en question est une brune avec des reflets châtains, bronzée à foutre des complexes à Joséphine Baker, et ses lèvres ont une modulation de fréquence parfaite. Quant à ses yeux, parlons-en ! Ils sont bleus à ne plus en pouvoir ! Plus bleus que la mer dont le bruit empêche les poissons de dormir. Bleu pervenche, avec des reflets d’azur, quoi !

La pin-up se dirige vers le bar en cannisse de la plage, se juche sur un haut tabouret de rotin et commande d’une voix mélodieuse un Coca-Cola-citron. Elle a troqué son inhumaine combinaison contre un maillot de bain rouge qui cache d’elle ce que j’aimerais précisément le plus contempler.

Moi, j’ai un côté taureau très poussé. Je réagis au rouge ! Je me lève, renvoie le ballon des joueurs de volley sur la brioche d’un gros bouddha chauve qui se fait bronzer le nombril, et, ayant épousseté le sable chaud pour légionnaire en perm’ qui me recouvre, je me dirige vers le bar.

La donzelle est seulabre. Le barman, insensible au beau sexe, compulse le dernier numéro de Tintin avec l’air extasié d’un hépatique découvrant sur son oreiller une boîte de pilules Carter. Je m’installe sur le tabouret et je fouille ma cervelle à la recherche d’une phrase d’attaque percutante. Comme elle est quasi à loilpé, je ne puis lui demander l’heure. Ce serait là, d’ailleurs, une piètre manœuvre très au-dessous de mes possibilités. Il me vient alors une idée explosive. Je vous la refile gratuitement, libre à vous de m’exprimer votre reconnaissance en m’offrant l’apéritif !

— Ça a biché ? lui demandé-je en affichant mon sourire dents-blanches-haleine-fraîche mis au point par Mariano.

Elle condescend à me regarder. Elle le fait sans enthousiasme, mais sans ennui.

— Pourquoi ? rétorque-t-elle.

— Ben, je vous ai vue arriver, tout à l’heure. Vous n’allez pas me dire qu’avec tout votre fourbi vous veniez du thé de la marquise de Bouffémont ?

Elle hoche la tête.

— J’ai raté un mérou.

— Il n’était pas galant ! Ça doit être un plaisir d’être pêché par vous !

Elle possède une sérieuse expérience du baratin car elle semble allergique au mien. Son regard est aussi glacé qu’un wagon frigorifique.

Elle tire sur la paille de son Coc’ en me présentant résolument son profil gauche.

— Vous marquerez ! fait-elle au loufiat en glissant de son siège comme un rayon de lune glisse d’un toit.

La voilà qui se dirige vers la mer, histoire de se saler l’épiderme.

J’interpelle le lecteur de Tintin :

— Dites donc, Haddock, qui est cette beauté en liberté ?

Le décapsuleur de sodas lève sur moi des yeux égarés. Il en était à un passage capital de sa lecture. Là où Tintin franchit le grand cañon du Colorado en patinette. Ça le fait claquer des dents. Ses puissantes épaules en bouteille d’Evian sont secouées de frissons.

— C’ qu’il y a ? grogne-t-il, les prunelles encore tapissées d’émotions fortes.

Je lui montre d’un coup de pouce la croupe ondulante de la sirène qui serpente entre les parasols.

— La môme qui vient de s’abreuver, vous la connaissez puisqu’elle a une ardoise !

Ses cils palpitent comme une enseigne au néon détraquée. Ce zigoto est autant porté sur les femmes que l’épée d’Eraste. Il a la bouille anguleuse, avec des pommettes proéminentes, des yeux enfoncés, les tifs couleur de panne d’électricité et une bouche sans lèvres.

Vous la connaissez pas ? s’étonne-t-il.

Je m’abstiens de lui rétorquer que dans l’affirmative, cette interview serait sans fondement.

— Non.

— C’est la maîtresse de Bitakis…

— L’armateur ?

Si, signore ! fait le plaisantin.

J’évoque la frime faisandée du Bitakis. Un vieux jeton déplumé, avec une tronche qui ferait peur à des rats malades. Il doit rôder autour des soixante-dix carats, l’armateur. Pas plus tard qu’hier au soir, j’ai eu l’occasion de tortorer à deux tables de la sienne chez Tétou. Il présidait une table nombreuse avec l’autorité d’un Louis XIV. Et il avait une armada (nature !) de porte-cotons qui lui refilaient ses pilules pour le foie, l’œsophage et le pancréas à glissière. Un drôle de déjeté, beau comme un caveau de famille.

Ce qui me surprend, c’est qu’il était avec des femmes, mais pas avec la harceleuse de mérous. Je m’en ouvre à l’aficionado de Tintin.

— Turellement, dit icelui ; l’était avec sa bourgeoise. Vous n’avez pas vu une vioque avec une armature en or et un menton à étages ?

— Si fait !

— Eh ben, c’est la mère Bitakis. Y avait pas une jeune fille un peu rassise avec eux ?

— Il me semble…

— Une locdue avec les yeux qui se croisent les bras ?

— Oui.

— Leur fille ! Beau produit, hein. Il réussit mieux ses bateaux, le Grec. Quand on pense que cette tarderie va hériter d’un paquet de flouze gros comme le Mont-Blanc !

— Elle doit avoir des armateurs ? plaisanté-je avec ce sens de l’humour que vous me connaissez bien et auquel je ne me suis pas encore habitué.

— Tu parles, Charles, rétorque le loufiat qui devient familier. Seulement, elle a aussi des miroirs. Quand elle zieute sa frite sinistrée, elle se dit que les jules peuvent pas être sincères et m’est avis qu’elle a raison.

Il rêvasse un instant. Peut-être qu’il pense à ce qu’il ferait s’il devenait le gendre de Bitakis ? Enfin, le gendre, c’est manière de parler, car il lui serait plus aisé de devenir sa bru.

— Pour en revenir à la pin-up, le vieux ne la sort pas ?

— Because madame ! Il la voit tous les après-midi pendant que sa bonne femme fait la sieste…

— On se demande ce qu’il peut lui faire !

— Des chèques, assure le barman qui connaît la vie…

— Et elle s’appelle comment, la déesse ?

— Julia Delange ! Elle faisait un peu de ciné quand il l’a connue.

— Des bouts d’essai ?

— Probable ! Il lui en a fait faire un pour son compte et ç’a été concluant. Y a des mômes qu’ont de la veine, non ?

J’évoque le châssis de l’intéressée.

— Elle a tout ce qu’il faut pour se porter bonheur, assuré-je. Verse-moi un scotch, fils.

Moi, vous me connaissez ? Quand j’ai une idée dans la mansarde, je ne l’ai pas autre part. Cette fille m’a court-circuité le bulbe. L’indifférence dont elle a fait montre, comme dit mon ami l’horloger du coin, n’a fait qu’accroître mon désir de la mieux connaître. Je douille mon whisky et je prends le chemin de la haute mer (au fond et à droite).

Les pectoraux en bandoulière, la démarche assurée par la Lloyd, je marche sur le sable brûlant dont les paillettes scintillent. Mon regard de faucon inspecte l’eau azuréenne. Je ne tarde pas à repérer Julia, grâce à son maillot rouge. Elle gît sur un radeau, à quelques encablures, les bras en croix. Je ne fais ni une ni deux, ni trois ni quatre : je saute dans la tisane et je produis mon crawl à côté duquel celui de Mosconi ressemble aux exercices de rééducation d’un hémiplégique.

En moins de temps qu’il n’en faut à une fusée américaine pour foirer, j’accoste au radeau qui danse sur les vagues. Je me hisse sur le rectangle flottant. La môme qui gisait à plat ventre fait un effort pour tourner la tête. Elle me reconnaît et me dédie une moue décourageante.

— Encore vous ! soupire-t-elle.

— Je vous importune ?

— Tant que vous ne parlerez pas, ça pourra aller.

— Vous observez la semaine du silence ?

Elle soupire en guise de réponse et reprend sa position initiale. Je n’insiste pas et je me rattrape en matant son académie. Elle vaut celle du quai Conti, croyez-moi ! Il ne doit pas s’ennuyer, Bitakis, avec un joujou pareil ! Cette fille a une peau merveilleuse, des formes comme on n’en fait plus depuis la Renaissance et une sensualité qui flanquerait de la virilité à un buste de Voltaire.

Au bout de dix minutes, j’ai passé en revue toutes les combinaisons qu’offrirait un tête-à-tête prolongé entre quatre murs avec Julia. J’en ai dénombré trois cent quatre-vingt-quatre, ce qui me paraît peu. Je dois en oublier. Je m’apprête à collationner lorsque ma voisine de radeau tourne vers moi son beau visage éclaboussé de soleil.

— Vous pensez rester ici longtemps ? demande-t-elle.

— Ça dépendra de vous !

— Parce que vous comptez me suivre ?

— Pas vous suivre : vous accompagner. Nuance !

— Pour commencer, vous allez déguerpir d’ici !

— Ce radeau vous appartient ?

— Parfaitement !

J’éclate de rire.

— Qu’est-ce qui vous amuse ? demande-t-elle, pas aimable.

— Dites, votre armateur a deux cents barlus qui sillonnent les océans et tout ce qu’il trouve à vous offrir, c’est un radeau ! Il s’appelle Bitakis ou bien Bombard, votre jules !

Elle a un instant de stupeur, et puis sa réponse arrive sous la forme d’une beigne en pleine poire. Pas manchote, la demoiselle. Je ramasse le gnon en plein pif et voilà que je me mets à saigner comme un brave goret. Avouez que ça fait balèze ! Se faire esquinter le profil par une femme !

La colère me prend. J’empoigne le bras de la sirène et me mets à lui débiter ma façon de penser à bout portant.

— Ecoute, môme. Tu as des manières qui me plaisent pas. Si tu te crois avec ton vieillard, tu te goures. Peut-être que tu lui donnes le martinet, au Grec, et que ça l’amuse… Personnellement je n’y vois pas d’inconvénient, seulement les petites impulsives dans ton genre, moi je les calme à ma façon.

Ses yeux distillent des éclairs. Et ils ne sont pas au chocolat !

— Et qu’est-ce que vous leur faites ? articule-t-elle sans cesser de me fixer.

— Ça, dis-je…

Je lui cloue les épaules contre les planches du radeau et je colle ma bouche poisseuse de sang sur ses lèvres. Au début elle rue comme une jument dans une ruche, puis elle finit par trouver le traitement à son goût. Je sais pas si vous avez jamais roulé une galoche à une dame en ayant le pif bouché, moi je peux vous dire que ça pose un problème du point de vue respiratoire.

Je tiens trente secondes, mais, vaincu par l’asphyxie, je refais surface. La môme semble toute rêveuse.

Elle a la figure pleine de mon sang.

— On devrait fait un petit plongeon, histoire de se débarbouiller, conseillé-je.

Pour donner l’exemple, je saute à l’eau. Elle ne tarde pas à me rejoindre. Quelques brasses de conserve, ensuite de quoi nous rallions le radeau.

— Vous embrassez bien, fait-elle seulement.

— Ce serait malheureux, dis-je, je suis recordman du monde du baiser, toutes catégories. J’ai eu une médaille d’or aux derniers Jeux Olympiques.

Elle me regarde en souriant. On dirait qu’elle s’humanise un chouïa ; comme quoi, les bergères, faut pas avoir peur de les violenter un brin quand elles font leur tronche de mule.

— Vous me pardonnez pour tout à l’heure ?

— Je n’ai pas de rancune…

— Vous me connaissiez ?

— Quand on est la maîtresse d’un type considérable, tout le monde vous connaît.

— Vous êtes sans gêne.

— Parce que je ne suis pas hypocrite ?

Elle hausse ses belles épaules dénudées.

— Quand je dis « sans gêne » je pense mufle.

— Ça vous déplaît ?

— Pas tellement.

— Alors on déjeune ensemble ?

La voilà qui devient pensive. Je vous parie la même chose contre ce que vous voudrez qu’elle doit être surveillée par son batelier, Julia. Il paie catch (comme dit Béru), mais il exige l’exclusivité.

Il est partant pour les visons sauvages et la Bozon-Verduraz décapotable, à condition toutefois que Mlle Delange ne propage pas sa vertu.

— C’est impossible, affirme-t-elle.

— Pourquoi ? Votre amiral vous séquestre ?

— Pas exactement, mais il déjeune avec moi aujourd’hui.

— Sa bonne femme lui a accordé une permission de détente ?

— Dites, vous en savez long !

— Je ne sors jamais de chez moi avant d’avoir lu les potins de la commère… Alors c’est ça ? La mère Bitakis est en voyage ?

— Elle est allée à Paris pour vingt-quatre heures, rapport à un traitement qu’elle suit…

— Contre la décrépitude ?

Ça lui va droit au cœur. Elle éclate d’un rire argentin (ou brésilien, impossible de faire la différence). Je me dis que les femmes sont marrantes. Les maîtresses sont plus jalouses des légitimes que les légitimes des maîtresses. Voilà une nana qui est belle à faire chialer un aveugle, jeune, rayonnante. Elle s’est levé un vieux bourré jusqu’à la cale qui doit lui distribuer des images montées sur un roulement à billes ! Elle est mortellement jalmince d’une vieille bourgeoise flétrie qui doit se faire amidonner les bajoues si elle ne veut pas ressembler tout à fait à un baquet de gras-double.

— Je suppose, roucoule ma colombe.

En attendant, ça ne fait pas mon affaire. Sa perruche étant absente, il en profite pour faire des galipettes, le Grec.

— Alors on ne peut pas se voir aujourd’hui ?

Julia réfléchit.

— Ce serait peut-être possible, mais alors très tard dans la soirée.

J’ai lu un article sur les mœurs de Bitakis et il me revient en mémoire qu’il ne se couche jamais après minuit. Il a un truc au palpitant et il lui faut du repos. Il fait donc minuit-midi au pucier, sans escale. Après un dîner léger il va flamber un peu au casino, et puis il rentre. Le plus marrant c’est qu’il gagne. Félicie, ma brave femme de mère, me l’a toujours répété : l’argent appelle l’argent. Quand Bitakis se fait sucer dix briques au casino un soir, vous pouvez parier la lune (avec ou sans drapeau soviétique) qu’il fait péter la banque le lendemain. Y a des bonshommes qui savent se faire un accordéon, quoi, faut reconnaître…

— Votre heure sera la nôtre ! susurré-je en lui distillant mon regard marin 63 ter : celui qui met du vague à l’âme.

— Une heure, ça vous va ?

— Et comment ! Où ?

— Vous connaissez une boîte, du côté d’Antibes, qui s’appelle La Pinède brûlée ?

— Pas encore, je suis ici depuis si peu de temps !

— C’est sympa, vous verrez !

Là-dessus nous nous séparons, à savoir que je plonge dans la saumure pour rejoindre ma base.

Je suis content de moi. Voilà une affaire qui a été rondement menée. Vous ne trouvez pas ?

CHAPITRE II UNE PINÈDE QUI SENT LE BRÛLÉ

Votre San-Antonio bien-aimé est beau comme un dieu lorsqu’il s’annonce (à minuit cognant) à la Pinède brûlée. J’ai mon alpaga gris clair, avec chemise de soie et cravate crème, et je peux vous dire que les mémères se détronchent ferme sur mon passage. En voyant déambuler un Adonis de cet acabit, elles se demandent si on est mercredi ou si elles aiment vraiment la soupe à l’oignon.

La boîte élue par Julia me paraît originale et sélect. Il s’agit d’une ancienne villa de rupins transformée en cabaret de nuit. Sur la terrasse il y a des guirlandes de lampions et des tables dans des boxes en fusains. Sur une estrade, des musiciens en veste blanche jouent des trucs qui font vacances méditerranéennes ; les serveurs sont en habit et j’ai l’idée que dans cette turne, la bouteille de champ’ doit valoir un tantinet plus chérot qu’une limonade-cassis au Pam-Pam des Champs-Elysées. Heureusement je ne pars jamais en vacances sans avoir de la fraîche en cave.

Je m’annonce dans les lumières et je suis réceptionné par un maître d’hôtel, chauve comme le pare-brise panoramique de ma bagnole, qui me demande si je suis seul.

Je lui réponds que oui, mais que c’est tout à fait provisoire. Il me guide alors à une table, près de l’orchestre. Coin délicieux. La table et les sièges sont en rotin. Il y a une lanterne japonaise rouge au bout d’un bambou et des phalènes s’y cognent les ailes… C’est poétique.

— Brut ? me fait le pingouin.

Je sursaute, puis je réalise qu’il veut parler du champagne. Il décrète, d’un ton sans réplique.

— Champagne ou whisky !

Je pige que si j’avais le malheur de lui réclamer un jus de tomate il me cracherait à la figure.

— Whisky !

Il s’éloigne, les pans de sa défroque lui talochant le valseur. Je file un coup de périscope sur les alentours. L’assemblée est sélect. Du beau monde. Des nanas avec perlouzes, des messieurs dont le compte en banque est visible à l’œil nu, des gens de cinéma, des financiers ; bref : l’élite. Des couples s’enlacent sans se lasser sur la piste. L’orchestre joue « T’avais raison de ne pas avoir tort », le grand succès de la saison prochaine, et il y a dans l’air une touffeur, une mollesse qui vous font trouver la nuit belle et la Côte d’Azur paradisiaque. J’attends une vingtaine de minutes en sirotant mon Vat 69 (il ne s’agit pas d’une arme à feu) et je commence à me demander si la souris de Bitakis ne fait pas l’élevage des lapins lorsque je la vois s’avancer entre les tables.

Je souhaite dans ma Ford intérieure qu’il n’y ait pas de zig d’Hollywood dans le secteur, car il lui signerait dare-dare un contrat et je serais obligé de passer la noye sur la plage à essayer de vider la Méditerranée avec une cuillère à café. C’est pas de la vamp, c’est du surnaturel. Au dernier congrès des fées on l’avait sûrement élue présidente. Si vous pouviez mater ce déballage ! Elle porte une robe blanche, en dentelle mousseuse avec, autour du cou, un collier d’or gros comme ça ! Son rouge à lèvres est presque fluorescent. Ses cils sont admirablement dessinés, par un artiste chinois pourrait-on croire. Et j’ignore s’il s’agit d’un effet quelconque de mon imagination, mais il me semble que sa poitrine a augmenté de volume.

Je me lève, je fais trois pas à sa rencontre et lui prends la main.

La prochaine fois, lui dis-je, soyez gentille, amenez-moi un ballon d’oxygène car votre vue me cisaille le souffle.

Elle sourit et je lui présente un siège sur lequel elle dépose la partie la moins négligeable de son individu.

Je frappe dans mes pattes pour appeler le maître d’hôtel. Le Yul Brynner de la limonade se précipite. Il a un plongeon de deux mètres quatre-vingts pour Julia.

— Mademoiselle Delange… Un champagne-orange comme d’habitude ?

— Oui, Albert !

— Dites donc, remarqué-je, vous m’avez l’air bigrement connue dans la crèche…

— J’y viens souvent, le soir.

— Avec votre armateur ?

— Non, seule…

Je risque un petit coup d’œil en coulisse. Elle me berlure, cette souris. Tu parles qu’elle passe ses nuits en tête à tête avec elle-même. Quand on a pour amant le musée des horreurs, on a besoin de récréation ! Pour l’extase, elle doit embaucher des extras clandestins. D’autant plus que ce sont pas les volontaires qui manquent ! Suffit de dénombrer les regards braqués sur elle pour s’en faire une idée.

— Il est au dodo, le grand-papa-bateau ?

— Il est rentré plus tôt que de coutume, car il était inquiet au sujet de sa fille…

— Elle a les oreillons, cette bonne chèvre ?

— Non, elle a disparu…

— Bigre ! Depuis quand ?

— Ce matin… Elle devait passer la journée chez des amis. Et puis l’après-midi ceux-ci ont téléphoné pour demander de ses nouvelles.

Je fronce les sourcils. Quand une riche héritière moche comme trente-deux derrières de singe collés sur un bâton se fait porter pâle, on a toujours tendance à imaginer qu’elle a croisé un coureur de dot. Je vous parie une annonce dans France-Soir contre l’Annonce faite à Marie qu’un dégourdi s’est chargé de la môme. Il a dû se la faire au charme. Maintenant c’est la petite fugue classique pour compromettre Mademoiselle et demain il réparera en épousant miss Bitakis et son fric. Bien joué ! C’est classique mais ça paie.

Je fais part de ce point de vue à Julia. Elle hoche sa jolie tête affirmativement.

— C’est bien ce que pense Nikos…

— Qui est Nikos ?

— Mais… Bitakis !

Je récite :

— Nikos Bitakis… Ça fait doux dans l’intimité !

— Je vous en prie ! Si vous voulez que je m’en aille, vous n’avez qu’à poursuivre vos petites plaisanteries.

— Du calme, mon ange ! Alors le vioque pense aussi qu’elle s’est laissé séduire ?

— Oui. Il était très anxieux. Il adore sa fille, et…

Elle se tait car un serveur s’approche de notre table. Il tient de sa main gantée de blanc comme celle d’un saint-cyrien un plateau d’argent. Dans le plateau, il y a une feuille de carnet pliée en quatre…

Ça ne peut pas être l’addition.

— Pour vous, monsieur, fait l’arrivant, en piquant une descente oculaire dans le décolleté de Julia.

— Qu’est-ce que c’est ?

— De la part du pianiste…

Je suis plus baba que toute la devanture d’un pâtissier. Je lève les yeux sur l’orchestre. Et qui vois-je à l’autre bout de l’estrade ? Amédée Gueulasse en train de martyriser un inoffensif Gaveau. Il bigle dans ma direction et me cligne de l’œil désespérément. Je lui balance une mimique amicale et je déplie son message.

Je lis :

Salut, commissaire ! Partez pas sans que je vous cause.

Amédée.

— C’est bon, merci, fais-je au loufiat.

Il décolle sa rétine des glandes mammaires de ma compagne et disparaît.

— Vous connaissez le pianiste ? me demande Julia en puisant une cigarette dans un étui en jonc massif.

Je lui présente la flamme de mon briquet.

— C’est pour faire rouscailler votre Grec que vous fumez du tabac turc ? demandé-je.

Elle secoue ses épaules affolantes.

— Vous n’avez pas répondu à ma question…

— Oui, je l’ai connu, jadis, à Paris… Un brave garçon.

Je regarde de loin Amédée se déchaîner sur son clavier. Il met toute la gomme comme s’il voulait finir le morceau avant les autres. La première fois que je l’ai rencontré, il tenait un bar à Pigalle et venait de vider un chargeur de 7,65 dans le baquet d’un type qui le rackettait. Ça remontait à dix ans… Il était passé aux assiettes et s’en était tiré avec deux mois de taule pour port d’arme. Ensuite il avait bradé sa boutique et était allé en Amérique du Sud se faire oublier du mitan. On m’avait dit qu’il avait repris là-bas son ancien métier de musico et j’ignorais son retour en France.

Je me demande ce qu’il peut bien avoir à me dire. Peut-être un simple petit bonjour ? Pourtant il a du savoir-vivre, Gueulasse, il sait bien que quand un monsieur roucoule avec une jolie pépée, la correction exige qu’on lui foute la paix…

— Vous semblez contrarié ? observe la douce enfant.

— Pas le moins du monde.

— J’aimerais vous faire remarquer quelque chose, gazouille-t-elle.

— Si c’est la couleur de vos yeux, c’est déjà fait !

— Vous ne m’avez pas dit votre nom !

J’en rougis jusque sous les bras. Elle m’a tellement commotionné, Julia, que J’ai omis de me présenter.

— Commissaire San-Antonio, lui débité-je.

Elle arrondit ses yeux et sa bouche.

— Vous êtes un vrai commissaire ?

— Tout ce qu’il y a de plus authentique…

— Mince alors, c’est la première fois que j’en rencontre un… Qu’est-ce qui vous amène à Juan ? Les vacances ?

— Heureusement je ne me vois guère en train de mener une enquête au milieu de ce carnaval !

— Je ne m’étais jamais figuré qu’un flic puisse être aussi beau gosse.

— Il faut se méfier des préjugés, vous voyez !

Elle est émoustillée tout à coup. Je commence à me fabriquer un futur immédiat tout ce qu’il y a de rupinos, avec eau chaude, eau froide et vue sur la mer.

— On danse ? propose-t-elle.

— J’allais vous le demander.

J’abandonne ma table et la guide jusqu’à la piste. Amédée Gueulasse et ses camarades viennent d’attaquer un tango tellement langoureux qu’il filerait la nausée à Tino Rossi.

J’attire Julia contre moi et je m’en sers comme cataplasme. A la troisième mesure, je suis dans le cirage. Elle danse à la perfection. De temps à autre sa jambe se glisse entre les miennes et pour me changer les idées, je suis obligé de me demander si j’ai bien fermé le gaz en partant de chez moi.

On fait deux ou trois fois le tour de la piste. La musique s’arrête. Les danseurs applaudissent parce qu’ils ont tous une grosse envie de bisser et, pas vaches, les Gueulasse’s brothers remettent la sauce avec une valse anglaise.

En passant devant l’estrade, je dédie un regard amical à Amédée. Il ne me quitte pas des yeux. Je lis sur sa bouille une expression étrange. Il semble inquiet, troublé. M’est avis qu’il regrette d’être revenu en France. Les petits potes du truand qu’il a dessoudé ont dû le remettre sur l’établi. Ce sont des choses qui arrivent.

Le souffle parfumé de Julia me chavire. Le contact vibrant de son corps, plaqué contre le mien comme une étiquette sur un bocal de cornichons, constitue une espèce de supplice.

Si Gueulasse croit que je vais attendre la fin de ses émissions pour rentrer ma nana à l’auberge, il se colle son fa dièse dans l’œil. Quand le four est à point il faut enfourner, les gars… Tous les boulangers vous le diront !

Cette seconde danse terminée, je reconduis ma partenaire à notre table.

— Si on changeait de camp ? suggéré-je.

Elle s’étonne.

— Vous trouvez qu’on n’est pas bien, ici ?

— On pourrait être mieux ailleurs…

— Où ça ?

— A mon hôtel, par exemple…

— Vous n’y allez pas par quatre chemins ! s’exclame-t-elle avec une pointe d’admiration dans la voix.

— Un seul suffira, mon petit.

Le maître d’hôtel à la coiffure coquille d’œuf passant à ma portée, je lui fais signe de m’amener la douloureuse. Il acquiesce et s’esbigne vers sa machine à calculer. A cet instant précis il y a un remous dans l’assistance, des exclamations, des cris… Je me dresse. Tous les regards convergent vers l’estrade.

— Que se passe-t-il ? s’inquiète Julia.

J’avale ma salive trois fois avant de lui répondre.

Il se passe que mon pianiste gît sur le plancher, devant son instrument de travail. Ses collègues s’empressent de le relever et de l’évacuer.

— Mais, c’est votre ami ! s’écrie ma compagne.

— Il a eu un malaise, sans doute, fais-je. Vous permettez que j’aille m’en assurer ?

— C’est tout naturel…

Je la laisse pour me rabattre vers l’intérieur de la maison. Je me repère à l’agitation des serveurs. Sur la droite de la villa, il y a une entrée de service. C’est là que je pédale…

Un escogriffe grand comme Carnera me barre le passage.

— Vous faites erreur, monsieur, me dit-il gentiment ; les toilettes, c’est à gauche.

— Je n’en disconviens pas, affirmé-je avec force, mais je vais voir un de mes amis.

— C’est défendu de causer au personnel pendant le service.

Rarement j’ai rencontré un personnage aussi antipathique. De toute évidence, il s’agit du chourineur attaché à l’établissement. C’est lui qui refoule les ivrognes et évacue les clients grincheux. J’hésite à lui montrer ma carte, ce qui aplanirait les difficultés. Il n’est jamais bon se prévaloir de sa qualité de poultock dans ces sortes d’endroits. Un flic dans une boîte de nuit, c’est comme une tache de graisse sur la cravate d’un marié… Il y aurait aussi la seconde solution, celle qui consisterait à lui mettre une poignée de viande dans le prosper, mais elle créerait un incident diplomatique avec la direction… Heureusement, mon génie aidant, j’en trouve une troisième. Je pique un ticket de francs lourds et le lui glisse dans la paluche en murmurant :

— J’en ai pour une minute !

Le temps qu’il vérifie le montant de la coupure et voilà votre valeureux San-Antonio, le Bayard du siècle, l’homme qui soutient le faible et affaiblit le fort, dans la strass.

Me fiant toujours au vatévien, je fonce jusqu’à une assez grande pièce lambrissée servant de vestiaire et de loge commune aux musicos. L’orchestre s’affaire autour d’Amédée Gueulasse qu’on a allongé sur une table et à qui on a cloqué un imper roulé en boule sous la coupole. J’écarte avec autorité les marchands de fausses notes ; ils doivent me prendre pour un toubib car ils ne mouftent pas. Je me penche sur le pianiste. Good bye, Amédée !

Il a becté son extrait de naissance sans sucre !

— Il est mort, n’est-ce pas ? balbutie le saxo.

La batterie, qui a dû ligoter le Larousse médical, renchérit :

— Une embolie ! Pour mon beau-père, ça a été pareil…

La clarinette commente :

— On venait de finir le morceau. C’était la pause… Il a bu un coup, et puis il s’est écroulé…

Ces paroles me font sursauter.

— Il a bu avant de clamser ?

— Oui, docteur.

Ce titre me fait vibrer. Docteur, moi ! Diplômé de la faculté de Fresnes, ex-interne des commissariats de Paname. Spécialiste des maladies de la face !

— Il a bu quoi ?

— Nous buvons tous ! explique la contrebasse, un petit chauve trépidant à moustaches blondes de Gaulois malade. Amédée, c’était toujours du vin blanc-siphon…

— Vous n’allez pas au bar ?

— Non, interdit ! Mais un garçon nous sert… C’est compris dans nos contrats. Avec cette chaleur, jouer ça donne soif.

— Où est son verre ?

— Il a dû rester sur l’estrade.

— Bon ! Il faut téléphoner à la police ; en attendant, que personne ne touche au corps.

Je cramponne la contrebasse par le bouton de sa veste.

— Venez me montrer le glass de la victime.

Il me guide à l’estrade. Le public s’est désintéressé de la question. Tout le monde jacasse. Les bonshommes disent aux bonnes femmes qu’elles sont belles. Les bonnes femmes assurent aux bonshommes qu’ils ont de l’esprit. Et le maître d’hôtel affirme à tout le monde que le champagne est de première quality. La mort du pianiste ne fait pas plus d’effet qu’un discours de maire à la fin d’un banquet.

J’escalade l’estrade par-derrière, flanqué du contrebassiste, et nous allons vers le piano. Nous y allons piano pour ne rien bousculer.

Le musicien me désigne un godet sur le quart de queue.

— C’est ça !

Je cramponne le glasse et je le hume. Une odeur bizarre, n’ayant rien de commun avec le vin blanc, s’insinue dans mes narines.

— Vous pensez qu’il aurait été empoisonné, docteur ?

— Ça me paraît assez probable…

Je conserve le verre à la main et je me dirige vers la table que j’occupais naguère. Julia m’y attend, docile, en se refaisant une beauté.

— Alors ? demande-t-elle.

— Il est mort ! fais-je.

Elle ouvre des yeux grands comme les verres de ses lunettes sous-marines.

— Mon Dieu ! Le cœur ?

— Quand on meurt, c’est toujours parce que le cœur s’arrête. Mais dans le cas présent, je pense qu’on l’a aidé à s’arrêter…

Un crime ?

Oui. Alors je vais attendre l’arrivée des poulets pour leur donner quelques tuyaux… Ça vous contrarie ?

Elle hausse les épaules.

— C’est-à-dire… Dans ce cas, je préfère rentrer à mon hôtel.

Je ressens une navrance dans toute la région médiane de ma personne.

— Pourrai-je aller vous rejoindre après ces formalités ?

Elle hésite, puis, faussement confuse :

— Ecoutez, je suis à l’hôtel Bel-Azur. Derrière l’hôtel il y a une porte de service. J’irai l’ouvrir. Ma chambre est au premier, le 4.

— Compris… A tout de suite.

Je lui décerne mon coup d’œil fripon 23 bis, celui que je réserve ordinairement aux duchesses, et je retourne près du défunt.

Les gars de l’orchestre ont prévenu la poule et le commissaire du pays a fait fissa pour s’annoncer. Il ressemble à un gorille, en moins bien. Il porte un pantalon de flanelle fripé, une chemise sport à col ouvert, et une veste de toile blanche sans revers.

Je l’aborde avec ma carte. Il y jette un regard furax et, l’ayant lue, son visage s’éclaire comme l’enseigne d’un cinéma à huit heures du soir.

— Pas possible, bée-t-il.

— Eh si ! fais-je modestement.

— Eh ben, si je m’attendais à vous connaître un jour !

Je m’abstiens de lui proposer un autographe, l’heure n’étant point aux fantaisies…

— Vous étiez là, m’sieur le commissaire ?

— J’étais là, il est mort pratiquement sous mes yeux. J’ajoute que je le connais et que je sais de quoi il est mort.

Du coup, je passe pour le surhomme aux yeux de mon confrère.

— Mince ! soupire-t-il, vous êtes vraiment un crack !

Je lui présente le verre.

— Il faut mettre ça en sûreté et le faire analyser d’urgence.

— Poison ?

— Oui, et pas un poison d’avril !

Rire bovin du commissaire, ce qui surprend fortement les musiciens assistant à la scène.

Je fouille les poches d’Amédée. J’y trouve un porte-cartes contenant quelques billets de banque et un permis de conduire à son nom. Ses autres poches recèlent de la mornifle, une boîte de pilules pour le foie et un paquet de Gitanes maïs…

— Qu’est-ce qu’on fait du bonhomme ? demande le collègue.

— Collez-le à la morgue, à moins que vous ne préfériez l’emmener chez vous !

Nouveau rire, chevalin cette fois-ci de l’officier de police. Je me tourne vers les confrères de feu Gueulasse.

— Où demeurait-il ?

— A son hôtel de La Voile au Vent !

— Seul ?

— Oui.

— Qui vous a apporté à boire ?

C’est le flûtiste qui me répond, d’une voix de basse noble.

— Un serveur…

— Son nom ?

— Alonzo Gogueno, il est espagnol !

— Alors il grandira, prophétisé-je.

Rire ovin du confrère.

— Qu’on aille me le quérir sur l’heure ! enjoins-je.

Ils sont subjugués, les musicos. Le contrebassiste murmure :

— Et moi qui vous prenais pour un docteur…

Là-dessus entre un monsieur loqué comme un prince. Il porte un costard bleu nuit à deux cents sacs, coupé par un maître dans du tissu importé. Il a la figure blanche, ce qui détonne sur cette Côte of Azur où tout un chacun ressemble plus ou moins à un bahut de noyer. Probable qu’il n’aime pas le soleil. A moins qu’il sorte de clinique, ce qui n’est pas exclu.

Je devine, car j’ai le renifleur à injection directe, que c’est le taulier. Il a le regard épais, avec des paupières lourdes, un nez très pincé, et une bouche qui ressemble à une cicatrice mal guérie.

— Qu’est-ce qu’on m’apprend ! récite-t-il en s’approchant de la table où gît Gueulasse.

Il considère le de cujus comme il regarderait un carré d’agneau chez son boucher.

— Il a eu une attaque ?

Le commissaire s’approche.

— Salut, m’sieur Alfred !

Ce prénom suranné ne convient guère à un personnage aussi bizarre. Il avise le bon confrère et un sourire hépatique lui tord la bouche.

— Tiens, Pistouflet ! Déjà au turbin !

— Je vous présente mon célèbre confrère le commissaire San-Antonio… Il se trouvait dans votre établissement lorsque le pianiste a fait sa fausse note.

Alfred me présente spontanément une main sèche comme la conscience d’un huissier.

— Très honoré de vous accueillir chez moi ! assure-t-il avec autant d’entrain qu’un cheval de corbillard. On a vu un médecin ?

— Pas encore, mais je peux vous fournir un diagnostic : ce garçon est mort empoisonné !

C’est pas le genre d’homme qui grimpe aux murs en voyant une souris ou qui s’évanouit lorsqu’il apprend une mauvaise nouvelle.

— Vous êtes sûr ?

— Presque. Tout cela sera confirmé demain…

On toque à la lourde. Un type jeune, mince comme un toréador, et plus brun qu’un tonneau de goudron paraît. C’est Alonzo, le serveur. Surprise : c’est lui qui m’a apporté le message de Gueulasse.

— Vous m’avez fait demander ?

Je me tourne vers monsieur Alfred :

— On ne pourrait pas disposer d’un petit coin peinard pour parler gentiment ?

— Mon bureau est au fond du couloir, utilisez-le tant que vous voudrez…

— Merci.

Je fais signe à Pistouflet de m’accompagner, c’est la moindre des politesses car, en somme, je chasse sur son terrain. Puis je chope familièrement le bras du serveur.

Le burlingue du taulier est petit, mais bien meublé ; style Empire. Alfred serait corse que ça ne m’étonnerait pas. Il y a un buste de Napo sur la cheminée et une photo dédicacée de Tino Rossi au mur.

— Assieds-toi ! ordonné-je au serveur.

Pistouflet, prudent, a conservé le verre de la victime. Il le pose sur le marbre veiné de rouge d’une console.

Je dépose mon armoire à deux portes dans le fauteuil du patron et je croise mes mains sur son sous-main de cuir.

— Tu sais ce qui est arrivé, Alonzo ?

Il branle le chef.

— Le pianiste est mort.

— Dix sur dix pour la première réponse. Je sens qu’on fera quelque chose de toi ! Et sais-tu de quoi il est mort ?

L’Espago secoue sa tête de guitariste en chômage.

— Comment le saurais-je ?

— Empoisonné !

Ça paraît l’intéresser. Il lève son sourcil gauche, tord la commissure droite de sa bouche et fait éclater entre le pouce et l’index un bouton blanc qui lui ornait le cou.

— C’est vrai ?

— Oui. Devine comment ?

— Eh ! J’en sais rien, s’emporte soudain le serveur. Pourquoi vous venez me questionner ici ? J’ai l’air de quoi ?

— T’as l’air d’un gars qui a apporté un verre de poison à un homme qui l’a bu et qui en est mort.

Rire homérique de Pistouflet.

— Vous êtes un crack, y a pas ! tonitrue-t-il.

Mais cette exclamation ne distrait pas Alonzo. Il semble hébété.

— Moi ! fait-il. Moi, j’ai empoisonné le pianiste ! Vous rigolez ?

Je vais prendre le verre.

— C’est bien toi qui lui as apporté cette consommation ?

— Oui.

— Sens !

Il renifle le récipient.

— Oui, admet-il, ça pue !

— Ça pue parce qu’il y a du poison dedans !

— Oh ! Merde !

Comme quoi il s’est rudement francisé, cet Espanche !

— Qui a préparé les boissons pour l’orchestre ?

— Moi.

— Au bar ?

— Non, aux cuisines.

— Amédée Gueulasse buvait du vin blanc-siphon ?

— Oui…

— Et les autres ?

— Un peu de whisky avec beaucoup d’eau.

— Si bien que le verre de Gueulasse se différenciait nettement des autres ?

— Oui…

Il est effondré, l’hidalgo. Il vient de mesurer avec une chaîne d’arpenteur l’étendue de la catastrophe qui lui fond sur le naze. Le suspect number one, c’est sa pomme ! Pas de contestation possible sur ce point.

— Tu as lu le message que le pianiste t’a dit de m’apporter, fais-je, et c’est ce qui t’a décidé à mettre de la mort-aux-rats dans son godet, avoue !

Il secoue la tête.

— Non ! Non ! je le jure…

Pistouflet, qui connaît les usages et qui a dû faire ses classes avec Bérurier, met une torgnole au serveur.

— Puisqu’on te dit d’avouer, fais pas de manières…

Le représentant de la noble Espagne se dresse.

Je proteste. Je n’ai pas empoisonné le pianiste. Pourquoi je l’aurais fait ? Je ne le connaissais presque pas… Ça fait seulement huit jours qu’il était ici !

— En tout cas, tu as lu le mot qu’il m’a adressé par ton intermédiaire !

— Sûrement pas…

— Tu mens !

— Je le jure !

Nouvelle tarte de la part de mon confrère.

— Faut jamais jurer des mensonges ! affirme celui-ci. C’est un truc qui va te mener tout droit à la guillotine. Tu connais la guillotine ? Le coupe-cigare ! Couic !

Alonzo Gogueno se penche en avant sur le bureau. Il s’adresse à moi parce qu’il a compris que je possédais une vaste intelligence.

— J’ai pas pu lire ce que Gueulasse vous a écrit parce que je ne sais pas lire le français ! Alors vous voyez… Et puis je ne suis pas assez bête pour mettre du poison dans un verre que je sers moi-même, enfin !

Voilà deux arguments valables. Je fixe l’Espagnol. Il ne détourne pas les yeux.

Dehors, l’orchestre s’est remis à jouer. La vie continue.

— Pistouflet, fais-je, vous allez embarquer ce garçon, gardez-le jusqu’à ce que nous ayons fait certaines vérifications.

— Mais…, bêle Alonzo.

Pistouflet lui lâche une mandale pour grande personne qui oblige le serveur à se rasseoir. J’entraîne mon honorable collègue à l’écart.

— Pas de sévices, mon cher… Rien ne prouve la culpabilité de cet homme…

Du coup, je perds la face à ses yeux.

— Ben, je sais pas ce qu’il vous faut ! grogne-t-il.

— Je passerai vous voir demain matin.

— Entendu…

On s’en serre cinq, mollement. Je décoche un regard réconfortant au serveur et je quitte la taule.

Alfred, le boss, est à discourir dans le couloir avec son état-major.

— Alors ? me demande-t-il, des conclusions ?

— Pas pour l’instant, mais ça viendra.

— Je n’en doute pas. Tout à votre service, m’sieur le commissaire…

— Votre orchestre a été engagé à quel moment ?

— Au début de la saison, ça fait deux mois…

— Et vous n’aviez le pianiste que depuis huit jours ?

— L’autre s’est fait opérer de la vésicule, il a bien fallu le remplacer…

— Vous avez trouvé celui-ci comment ?

— Par le bureau de placement des musiciens…

— Je vois, merci…

Poignée de phalangettes, sourires cordiaux… Je me taille.

Dehors, la nuit est enchanteresse. Des étoiles miroitent au-dessus des lampions. Le grondement de la mer sert de fond sonore à l’orchestre. Je constate que le flûtiste a remplacé Gueulasse au clavier. Ils sont cinq maintenant à musiquer tandis que la gentry se frotte le bide sur la piste.

Ces messieurs jouent « tes yeux ont des bras pour m’aimer », cette mélodie qui fit le succès de moitié altérée, la fameuse cantatrice de show.

CHAPITRE III OÙ IL EST PROUVÉ QU’IL EXISTE UNE HEURE POUR LES BRAVES

Je récupère ma charrette dans le parking que surveille un vieillard cacochyme et je me dirige tout doucettement vers la résidence de ma belle Utéro. La nuit est propice aux amours et à la méditation. En attendant les unes, je me livre à l’autre.

Cette histoire d’empoisonnement m’empoisonne. Vous savez à quel point je suis sagace (salace aussi à mes heures, et la vôtre sera la mienne). Je me dis que la mort d’Amédée Gueulasse est un mystère. Le gars avait quelque chose d’important à me dire ; et parce qu’il en savait trop on l’a liquidé… Est-ce Alonzo Gogueno le coupable ? Je sens que l’avenir nous l’apprendra, car jamais mystère, aussi mystérieux fût-il, ne le demeurera longtemps pour San-Antonio.

En attendant, je vais m’offrir une partie de régalade en compagnie de Julia. Cette petite me porte à l’épiderme. Je connais l’hôtel Bel-Azur pour être passé souventes fois devant. C’est un établissement sélect, à un étage, de style provençal, qui s’élève dans un jardin où foisonnent lauriers-roses, orangers et pins parasols… Il comporte un vaste patio avec pièce d’eau et une tonnelle fleurie qui embaume. Je gare ma tire à quelques encablures et contourne le bâtiment, comme indiqué par la môme.

La porte de service est ouverte. Je m’insinère à l’intérieur des locaux. M’est avis que cette porte de service est surtout au service des clients clandestins. Une veilleuse veille dans le couloir, diffusant une lumière laiteuse qui vous colle sommeil. Je m’engage dans l’escalier, ce qui me permet d’accéder au premier étage et, ce faisant, à la plus complète félicité.

Un rai de lumière filtre sous une porte. Je m’assure du numéro : c’est bien le 4. Je grattouille le panneau pour m’annoncer et ma conquête (la plus noble que puisse faire un homme, après le cheval) entrouvre l’huis.

En m’attendant, elle n’a pas perdu son temps ! Elle a troqué sa robe de dentelle contre un déshabillé transparent, dans les tons fumés, qui fait grimper ma température à tout berzingue.

— Comment ça s’est terminé ? s’informe-t-elle en donnant un tour de clé à la porte.

— Ça ne s’est pas terminé, l’enquête se poursuit.

— C’est vous qui vous en chargez ?

— Grand Dieu, non ! Je suis en vacances ! Et si vous le voulez bien, adorable Julia, dorénavant et à partir d’immédiatement nous allons parler d’autre chose…

Comme pour me donner raison, le clocher le plus proche égrène trois coups dans la nuit méditerranéenne. Juan-les-Pins commence à se calmer. La foule se disperse, les boîtes se vident… Les lumières s’éteignent.

J’avance un bras préhensible vers la taille de ma belle hôtesse. Elle se laisse cueillir sans résistance. Je l’oriente en direction d’un pucier carrossé par Lévitan, avec amortisseurs télescopiques et freins à tambour. D’ordinaire, les nanas rechignent dans ces circonstances, pour la forme. Elles croient que leur honneur serait bon à mettre à la poubelle si elles ne protestaient pas. Aussi sais-je gré à Julia de me dispenser des « Que dirait maman ? », en usage dans le monde civilisé.

Je projette de débuter la séance par le coup du tampon encreur et la couronne impériale lorsqu’une sonnerie menue se fait entendre.

Julia me refoule et se met sur son séant.

— Le téléphone ! dit-elle, un peu abasourdie sur les bords.

— A ces heures ! m’exclamé-je, car j’ai de la conversation et l’esprit d’à-propos.

Elle opte pour la solution qui s’impose, à savoir qu’elle décroche et susurre « Allô ! » dans la passoire d’ébonite.

Son visage se transforme comme un décor des Folies-Bergère. Elle pâlit, dit trois fois « oui » et raccroche tellement vite que le combiné pend sur sa fourche comme un mégot sur l’oreille d’un livreur.

— Vite ! Vite ! glapit-elle.

Elle est bouleversée et regarde autour d’elle avec affolement, comme un naufragé dérivant sur une banquise jusqu’à l’Equateur.

— Il y a le feu ?

— Il arrive ! Il monte ! croasse ma pin-up. Qui ?

— Nikos !

Vous parlez d’un manque de bol, les gars ! C’est bien ma veine. Au moment où j’allais pousser la porte du septième ciel, voilà Vasco de Gama (le bêta) qui radine ! En pleine noye ! Et son cœur, alors !

Je cavale jusqu’à la porte, mais elle me cramponne par le bras.

— C’est trop tard, souffle-t-elle ; il est déjà dans l’escalier et te verrait sortir d’ici.

— Alors, quoi ?

Je m’approche de la fenêtre. Elle est située juste au-dessus de l’entrée principale. Si je sautais, je risquerais d’atterrir dans les bras du chauffeur de Bitakis…

— Sous le lit ! dit Julia.

A cet instant on toque à la porte.

La planque est classique, ridicule et vaudevillesque, mais je n’ai pas d’autre solution. Me voilà à plat ventre ! Je rampe sous le pageot, ce qui me permet de constater que le ménage n’est pas fait en profondeur dans cet hôtel apparemment sélect.

— Voilà ! fait Julia en délourdant.

Je retiens mon souffle en me traitant in petto de pauvre cloche. Ah ! il est bath, San-A., sous un pageot d’hôtel ! Si mes potes me voyaient, ils se taperaient sur les cuisses, je vous le garantis !

Bitakis vient d’entrer. Je ne vois de lui que ses nougats d’armateur. Ce que je peux vous dire, c’est qu’il n’a pas les pieds marins, le Grec.

— Mon gros lapin chéri, gazouille Julia, comment se fait-il que…

Son gros lapin chéri ! Je vous demande un peu. Ça me fout en rogne quand j’entends des trucs pareils ! Son gros lapin, un vieux ramolli qui couperait l’appétit à un chacal affamé ! Faut-il que les hommes soient noix pour mordre à des vannes pareilles ! Plus ils sont vioques et tartes, plus ils sont crédules. Ils se figurent que les belles gosses roulées façon déesse sont dingues de leurs rides, de leurs varices et de leur bandage herniaire !

Ils croient, ces pauvres tordus, qu’un râtelier à changement de vitesse c’est le fin du fin dans l’art de la séduction, que les bergères n’y résistent pas. D’après eux, quelques plaques de psoriasis ajoutent même à leur côté ensorceleur. Vous ne croyez pas qu’il y a de quoi se faire tatouer les nouveaux tarifs postaux autour du nombril quand on voit des trucs pareils ? Dans le fond, c’est réconfortant. Ça aide à vieillir. C’est quand on est jeune et beau qu’on doute. Lorsqu’on est décrépit, tout s’arrange, on vit dans une heureuse certitude.

Le dabuche s’effondre sur le paddock et le sommier vient à ma rencontre.

— Mon pauvre amour, sanglote-t-il, je suis effondré…

— Parle, chéri !

— Ma fille n’a pas reparu à la maison…

— Mon Dieu !

— J’espérais qu’elle donnerait signe de vie. Rien ! Rien…

Julia lui roule un patin, ce qui est téméraire, car si le dentier du Grec se bloque, elle ne pourra plus jamais s’acheter de cornet de glace.

— Il faut attendre, Nik !

— Je suis à bout de nerfs… Je n’en peux plus… Tu sais que je pensais à une fugue ? Mais j’ai appris un fait nouveau…

— Quoi donc, mon lapin doré ?

Si je m’écoutais, je renverserais le pageot avec son chargement de connards. Ces simagrées me cognent sur le système à coups redoublés.

— Edith est allée se baigner, ce matin…

— Et alors ?

— Et alors elle n’a pas reparu. Il paraît qu’elle est partie à l’aube. Je crains qu’elle ne soit allée trop au large et que…

Julia se fait rassurante.

— Voyons, mon amour, tu te tracasses pour rien… Elle nage comme un triton !

— Enfin, il lui est bien arrivé quelque chose, pourtant, non ? Quand je pense que nous batifolions ensemble pendant que la pauvre enfant se noyait peut-être !

— Tu te fais des idées, gros lapin. Si ta fille s’était noyée, on aurait retrouvé son corps ! Moi-même je suis allée faire un peu de pêche après t’avoir quitté, je peux te dire que la mer était calme…

Il y a un silence. Je commence à prendre des crampes dans la position inconfortable que j’occupe. Je donnerais n’importe quoi plus autre chose pour être sur le lit et non dessous.

— Je suis venu te voir, dit Bitakis qui doit aimer renforcer l’évidence.

Il a un accent chantant, sans rapport avec l’accent norvégien.

— C’est gentil, admet Julia.

— Ça m’a réconforté, fait le marchand de barlus. Tu crois qu’il reste un espoir ?

— J’espère que tu n’en doutes pas ! s’exclame la douce enfant avec tant de conviction qu’une personne normale serait obligée de faire plusieurs voyages pour l’emmagasiner.

— Vois-tu, larmoie Bitakis, s’il était arrivé quelque chose à cette petite, je me suiciderais !

— Je te défends de dire ça !

— Ce ne sont pas des paroles en l’air !

— En tout cas, ce n’est pas gentil pour moi…

— Je te demande pardon, mais cette enfant représente tout pour moi. Sa disgrâce m’a attaché à elle. Tu sais, les parents ont plus d’amour pour leurs enfants lorsqu’ils sont déshérités par la nature… Sa mère est morte quand elle avait six mois. Je me suis remarié. Ma seconde femme a toujours été gentille avec elle, je dois l’admettre, mais de là à remplacer une vraie maman ! Alors…

Et le vieux croûton chiale. Julia doit se faire tartir. Je ne sais pas s’il lui refile beaucoup d’auber, en tout cas ça vaut du fric, une comédie comme celle qu’elle lui joue… Ça n’a même pas de prix ! Faut se le farcir, le Bitakis. Et pas qu’à la dorme ! Dans le civil, il est plus affligeant encore qu’en pyjama !

Ces débris de luxe, ça exige qu’on les écoute et ça aime se raconter.

— Tu sais ce que tu vas faire, gros minou ? gazouille ma donzelle.

— Non, fait le Grec en français.

— Tu vas rentrer chez toi et prendre deux cachets pour dormir. Quand tu te réveilleras, demain matin, il fera soleil et tout rentrera dans l’ordre. Ton Edith a dû rencontrer un beau gosse sur la plage… Au fait, avait-elle l’habitude d’aller se baigner d’aussi bonne heure ?

— Jamais !

— Eh bien ! lapin bleu, tu ne trouves pas que ça sent le rendez-vous d’amour, ça ? Je te parie qu’elle n’a même pas fait trempette et qu’elle est allée rejoindre un polisson quelconque…

— Ah ! si tu pouvais dire ça… Tout plutôt que…

— Mais oui, bien sûr.

Pour le faire taire, elle y va d’un nouveau patin façon Manon Lescaut et, comme on ne parle pas la bouche pleine, le fossile arrête ses jérémiades. Deux minutes plus tard elle est parvenue à le refouler out et je peux sortir de ma planque.

J’ai les cheveux pleins de « moutons », ce qui est un comble pour un policier.

Je regarde Julia en rigolant sauvagement. Elle semble amère. Il y a de quoi. Des séances comme celle à laquelle je viens d’assister sont désespérantes lorsqu’elles se déroulent devant témoin. Franchement, elle n’est pas fière d’elle !

Attendrissant, votre mironton ! fais-je… Il est très bien en papa anxieux… Et vous, en consolatrice, vous pulvérisez Edwige Feuillère dans la Dame aux Camélias… J’ai jamais ouï des « lapins bleus » et autres « gros matous » prononcés avec autant de conviction…

— Ne vous fichez pas de moi. Si vous croyez que c’est drôle !

— Personne ne vous oblige à vous farcir ce déchet nautique.

— Si, fait-elle : la vie.

Mince ! On se lance dans le cours de philo ! C’est inévitable. Faut toujours que les gens se mettent à tartiner sur leur sort avec vue sur le comment et le pourquoi des choses…

Naturlich, mademoiselle m’expose son curriculum.

Enfance malheureuse. Vendeuse dans un magasin avec le patron libidineux. Essai au cinéma qui se termine par un court métrage consacré aux nouilles Benito… Et puis la rencontre du tas d’or… Les toilettes, les voitures, les vacances, le compte en banque… Bref, ce qu’on a toujours cru réservé à d’autres. Je pige tout. Elle conclut :

— D’ailleurs, il n’est pas très désagréable, Nikos. Tout ce qu’il demande, c’est un peu de tendresse… Quelques cajoleries…

— Si vous avez du rabe, soupiré-je, je suis preneur.

Et nous reprenons la conversation là où nous l’avons laissée lorsque l’Hellène est arrivé.

Ça se passe bien. La météo nous est favorable. Il y a un vent debout qui n’est pas piqué des vers et une zone dépressionnaire sur laquelle je fais pression.

A noter un anticyclone dans la région centre-ouest, mais sans gravité.

Bref, sur le coup de cinq plombes, le gars San-A. quitte le Bel-Azur en tapis noir, sans rencontrer âme qui vive.

Je monte dans ma calèche et rallie mon hôtel, avec la satisfaction dont à laquelle au sujet de quoi vous vous doutez ! La vie est potable. La mer est bleue, l’aurore aux doigts d’or caresse l’horizon. Des écharpes de brume flottent au vent du large, comme les caleçons d’un facteur sur un fil d’étendage.

CHAPITRE IV ÇA SE CORSE SUR LA CÔTE !

Les événements de la nuit, auxquels ont succédé différents exercices de culture extrêmement physique, m’ont délicieusement anéanti, aussi dors-je jusqu’à dix heures quatorze minutes vingt secondes deux dixièmes (dont un de la Loterie Nationale).

Un soleil impétueux ruisselle dans ma chambre. Je sonne la larbinerie en demandant un pot de café fort et un croissant. Pendant que le personnel s’affaire, je prends une douche froide, manière de me cloquer les idées en place.

Tout va bien. J’ai le muscle qui répond, la tête à l’aplomb et la viande reposée. Je suis d’attaque pour m’occuper de l’affaire Gueulasse.

J’enfile un futal de lin, une chemise sans manches, des espadrilles de corde et une cigarette entre mes lèvres. Puis, à pince, je gagne le commissariat.

Je suis réceptionné par un poulardin au physique perturbé. Il a un nez cassé, une manette en chou-fleur, une arcade qui vous fait sourciller et une cicatrice à la pommette droite, bref, un séducteur !

— Le commissaire Pistouflet, please ? lui demandé-je.

Il plante sa plume sergent-major dans un encrier boueux et se suce les doigts afin de les nettoyer.

— Pas là ! répond le laconique personnage…

— J’avais rendez-vous…

— Eh ben, vous ferez comme si que vous aviez pas rendez-vous, voilà tout, affirme ce spirituel représentant de l’autorité.

Je pense, non sans une certaine tristesse, qu’on a brisé des manches de pioches sur la tête de gars qui en avaient dit moins que ça et me convoque pour une conférence au sommet afin de décider si je lui amoche l’oreille valide ou si je pulvérise sa dernière molaire. La raison étant sage conseillère, je lui dis simplement qui je suis. Du coup, changement à vue. Pistouflet a dû le rencarder à mon sujet car le poulet se met à glousser.

— Oh ! ben alors, vous m’excuserez, je vous prenais pour le public !

Je m’abstiens de tout commentaire sur la façon dont il reçoit la clientèle et je lui dis qu’il me serait agréable de visionner Alonzo Gogueno.

Il prend acte de ce désir et me conduit dans l’arrière-boutique. Là se trouve une cellotte en grillage dans laquelle il ferait bon élever des pigeons ramiers et où, pour l’heure, croupit le serveur espago. Il est toujours en smoking fripé, convenons-en, car il a fait dodo avec… Sa barbouze a poussé et il donne dans le genre homme des bois. Un beau cliché pour Détective. De quoi flanquer les flubes aux vieilles daronnes en mal de sensations fortes.

Le flic au nez cassé ouvre la porte de la volière.

— Viens un peu par ici, Alonzo ! dis-je…

Il sort d’un pas engourdi.

— T’as eu à briffer, ce matin ?

— Non !

— On va aller te chercher un sandwich… Assieds-toi là.

Il prend place sur le banc de bois, à mes côtés.

Je l’observe du coin de l’œil. Il a l’air de trouver l’existence sans intérêt, ce matin. Rien de tel qu’une nuit au quart pour vous détruire le moral.

— Alors, tu as réfléchi au petit problème qui nous occupe ?

Je ne sais pas s’il a réfléchi au meurtre de Gueulasse, en tout cas il a beaucoup pensé à la vie et ses conclusions ne sont guère optimistes. J’éprouve une vague pitié pour ce type… S’il n’est pas coupable, il doit en avoir sec. Il a un hochement de tête pensif, un soupir…

— Je ne suis pour rien dans cette affaire… Peut-être que le poison, il était dans la bouteille de vin blanc ?

— En ce cas, il y aurait eu d’autres décès…

Il comprend. Il ne s’accroche pas à sa suggestion. C’est une simple suggestion.

Il veut m’aider, parce que je représente à la fois son péril et son salut. Pourquoi, soudain, impétueusement la certitude de son innocence me pénètre-t-elle l’entendement ?

Hier il a eu un argument majeur. Il a dit :

« Je ne suis pas assez bête pour mettre du poison dans un verre que je sers moi-même ! »

— Donc, tu ne sais rien ?

— Rien !

— Tu n’as pas la moindre idée sur ce qui a pu se passer ?

Non !

Très bien, je vais te remettre en liberté. Auparavant il faut que tu signes ta déposition…

Je me place à une table où trône une machine à écrire gallo-romaine. Je cloque une feuille blanche sur le chariot et j’écris :

« J’affirme être innocent et ne rien savoir de la mort du pianiste Amédée Gueulasse. »

— Viens ici ! enjoins-je.

Il s’approche. Je lui présente la feuille négligemment.

— Lis, signe et barre-toi !

Il prend le papier avec ennui et murmure en me le tendant :

— Lisez-moi, s’il vous plaît, moi je ne sais pas…

Je déchire la feuille. C’était un piège que je lui tendais. Il n’y est pas tombé. Cela ne prouve pas son innocence, mais ça fortifie ma bonne impression le concernant.

— Bon, je vais t’emmener à la Pinède brûlée.

— Je n’y habite pas ! fait-il…

Et de frotter le dos de sa pogne sur ses joues râpeuses. Il a des lames de rasoir dans les prunelles.

— C’est pour une petite reconstitution…

Docile, il m’emboîte le pas. Nous passons devant Nez-cassé. Celui-ci radine avec un sandwich. Il le tend vigoureusement à Alonzo.

— Ça fait deux cents balles ! dit-il.

Je lui glisse la somme annoncée.

— J’emmène monsieur…

— Bien.

— On a le rapport du toxicologue ?

— J’ sais pas ! M’sieur le commissaire m’a rien dit !

Ce mec a la cervelle poussiéreuse. Il ferait bien de ne pas sortir sans son chapeau.

— Vous direz à votre patron que je vais revenir.

— Bien, m’sieur le commissaire…

Je pilote en virtuose tandis qu’Alonzo se farcit son tiroir à jambon.

— Y a longtemps que tu travailles à la Pinède ?

— Depuis le début de la saison.

— Et avant, tu étais où ?

— A Paris…

— Ton casier est comment ?

— Vide ! Je suis honnête ! On peut prendre des renseignements…

Nous suivons le bord de mer. Ce matin, la grande bleue est plus bleue que jamais. Des voiliers la mouchettent de leurs ailes blanches et des hors-bord ronronnent dans le soleil en traînant des skieurs nautiques… L’air sent le pin et le safran.

La route secondaire serpente entre des villas de contes de fées. Puis elle s’élève un peu entre des rochers ocre et nous radinons à La Pinède brûlée.

La boîte est en veilleuse. Pas de clients. Seulement des femmes de ménage enturbannées qui balaient la piste et astiquent les tables. Le maître d’hôtel, celui qui a une calotte glaciaire en guise de cheveux, les houspille. Il a troqué son uniforme de pingouin contre une salopette grise. Il nous reconnaît et vient à nous.

— Alors ! lance-t-il, il a avoué, ce salaud ?

Je l’écarte d’un bras ferme en lui conseillant d’aller s’acheter de la Silvikrine.

— Conduis-moi aux cuisines, Alonzo…

Il me guide à l’intérieur de la construction. Nous parvenons dans une vaste pièce carrelée de blanc où un cuistot cradingue nettoie des casseroles de cuivre.

— Ecoute, fiston, dis-je à mon suspect. Tu vas prendre un plateau et refaire exactement les gestes d’hier…

Il acquiesce.

C’est un bon garçon, ce garçon-là. On sent sa classe à sa maestria. Il cramponne un plateau, chope six verres qu’il étale dessus et va à la chambre froide. Il y a un compartiment aux rayonnages chargés de bouteilles. Il prend au hasard une bouteille de Muscadet entamée, verse une rasade dans un verre, cloque un jet de siphon par-dessus et se retourne.

— Inutile de servir les whiskies, je pense ?

— Tu penses juste, continue.

Il repousse la lourde porte et sort de la cuisine. Il arpente le couloir, débouche à l’orée de la piste et s’approche de l’estrade aux musicos. Il dépose alors son plateau au bord de celle-ci, du côté opposé au public.

— Et après ? demandé-je.

— Je suis parti.

— En laissant le plateau ?

— Oui.

— Tu ne les as pas servis séparément ?

— Mais non, ils jouaient encore lorsque j’ai déposé les consommations.

Je réfléchis sous le regard anxieux de l’Espanche. Il comprend que ma matière grise travaille pour lui. Il espère beaucoup d’elle.

— Dis-moi, gars, lorsque Gueulasse t’a remis le papier pour moi, ça s’est passé comment ?

Il réfléchit.

— Le batteur faisait un solo…

Effectivement, je me souviens de celui-ci. Il m’a assez meurtri les trompes d’Eustache.

— Oui, alors ?

— Je passais. Le pianiste s’est penché vers moi. Il m’a tendu le papier en me disant de vous le porter discrètement.

— Il a précisé « discrètement » ?

— Oui.

— Quelle tête faisait-il à ce moment-là ?

— Il était très sérieux…

— Tu ne lui as pas posé de question ?

— Je lui ai demandé qui vous étiez.

— Et il t’a répondu ?

— Un ami…

J’opine.

— Ça boume, fiston. Je vais te ficher la paix pour le moment. Tu veux que je te ramène en ville ?

— S’il vous plaît…

Evidemment, je ne le vois guère déambuler dans les rues grouillantes de Juan, pas rasé et en smok, à onze plombes du mat’.

On se casse. Le maître d’hôtel nous boude et s’abstient de répondre à notre salut.

— La taule est bonne ? m’enquiers-je.

— Pas mal, admet Alonzo.

— Le patron, pas trop râleur ?

— Non. D’ailleurs, il est rarement là.

— Quel est son nom ?

— J’en sais seulement rien. Tout le monde l’appelle M. Alfred…

Nous voici de retour dans le centre ville. Une curieuse humanité s’y presse. Des messieurs en shorts multicolores, torse nu — hélas ! — coiffés de ridicules chapeaux de paille à ruban… Des dames en bikini-bokono et cellulite… Des athlètes complets… Des incomplets. Des en complet ! Des touristes… américains, avec leurs appareils photographiques ; anglais, avec leurs dents ; allemands, avec leurs Mercedes transformables en char d’assaut ; suédois, avec leurs femmes ; espagnols, avec la permission de Franco… Ça grouille ; ça gesticule ; ça bronze ; ça s’évertue ; ça essaie de s’amuser ; ça se baigne ; ça se sèche ; ça s’interpelle ; ça suce des glaces ; ça fredonne ; ça klaxonne ; ça trépide ; ça trépigne ; ça s’embrasse ; ça se côtoie ; ça s’humecte ; ça se mêle ; ça se mélange ; ça pastille ; ça pâtisse ; ça tire à la carabine ; ça tire à conséquence ; ça tire les yeux ; ça s’attire ; ça satyre ; ça juke-box ; ça boxe ; ça caresse ; ça existe !

Alonzo Gogueno murmure :

— Me voici arrivé.

Il désigne une maison modeste.

— Tu es en meublé ?

— Je loue une chambre chez une vieille dame.

— Bon. A bientôt. Naturlich, je te demande de ne pas quitter la contrée sans ma permission.

— Vous en faites pas !

Il hésite. Je lui tends la pogne. Il la serre.

— Merci, fait-il, conscient de ce qu’il me doit.

Je poursuis mon chemin. Un peu plus loin, je tombe en arrêt devant un hôtel guilleret, d’aspect confortable : La Voile au Vent. Il me revient alors en mémoire que c’est là qu’habitait Amédée Gueulasse.

Par chance, une puissante voiture américaine déhotte ; la place est toute chaude. Je range mon tréteau et m’engouffre dans l’établissement. Le patron, un monsieur du Nord à en juger à son accent dauphinois (il fait partie du gratin) discute avec un client britannique natif d’Angleterre. Il essaie de lui expliquer que sa taule est complète, que lui-même couche sur la chasse d’eau des waters. L’Anglais ne parlant qu’anglais et le Français ne parlant pas anglais, le dialogue manque de spontanéité.

Enfin le British s’éloigne et le marchand de sommeil se tourne vers moi avec un reliquat d’agacement dans son orbite.

— Vous désirez ?

— M. Gueulasse, c’est bien ici ?

— Oui, mais il n’est pas là. L’est même pas rentré de la nuit. On refuse du populo à longueur de journée et ceux qu’ont des chambres découchent ; c’est la vie !

Encore un philosophe !

— M. Gueulasse ne rentrera plus…

Du coup, le loueur de sommiers dresse ses manettes.

— Comment ça ?

— Personne ne vous a prévenu ?

— Non.

— Il est mort hier soir à son piano, comme Molière, en somme !

— Connais pas Molière, fait l’hôtelier. Vous m’en apprenez de belles ! Mort ! Et de quoi ?

— On ne sait pas encore… Je peux visiter sa chambre ?

Je lui fais voir ma carte pour pallier ses objections. Il décroche du tableau une clef portant le numéro 18 et me la tend en soupirant :

— Il me devait une semaine. J’ai pas de chance…

J’en conviens et je monte.

Dans le couloir du first étage, une femme de piaule conduit un Electrolux comme s’il s’agissait d’un hors-bord. Faut que la poussière soit de bonne composition pour se laisser gober.

Je plante la clef dans la serrure du 18. La môme, une quadragénaire à la poitrine mal empaquetée, se précipite. En voilà une, quand elle rompt les amarres de son soutien-loloches, qui doit se meurtrir les genoux.

— Vous vous trompez ! fait-elle… Cette chambre…

Je lui fais voir la clef.

— Alors c’est en bas qu’on…

— Non, princesse, dis-je, c’est pas en bas qu’on : je suis un ami de M. Gueulasse…

— Vous m’en direz tant !

Ces échanges de vues terminés, je pénètre dans la chambre. Celle-ci est en ordre. C’est de la piaule honnête, propre et bien meublée. Je vais ouvrir l’armoire parce que lorsqu’on se livre à une perquise c’est toujours par là qu’il convient de commencer (voir le manuel du parfait petit poulet, page 22).

Le meuble recèle trois costards, un imper, un chapeau de paille cabossé et du linge de corps. Je fouille les complets et l’imperméable : zéro !

Sur le sommet de l’armoire, il y a deux valises constellées d’étiquettes. Elles sont vides itou. Ballepeau dans la table de chevet ! Jamais une opération de ce genre n’a été aussi négative… Déçu, je quitte la piaule du défunt.

L’aspirante est encore dans le couloir, à faire sa culture physique. Elle arrête le moulin en m’apercevant. M’est avis que je serais assez son genre.

— M. Gueulasse ne va pas plus mal ? me demande la traqueuse de poussière.

Je tique sec du tac au tac.

— Pourquoi me demandez-vous ça ?

— Ben, bée-t-elle, pour savoir. Il est si gentil que ça m’ennuie de le savoir avec une jambe cassée…

— Qui est-ce qui vous a dit ça ?

— Le monsieur de cette nuit…

Elle commence à m’intéresser prodigieusement.

Un mec à tronche de militaire colonial en retraite sort de sa turne et nous considère sans aménité car il a bonne vue.

— Marinette ! qu’il lui dit, le rescapé. Au lieu de bavarder, vous feriez mieux de repasser mon pantalon !

Je coule sur le quidam un œil gélatineux à force de mépris et j’ouvre la lourde du 18.

— Entrons là pour causer loin des oreilles indiscrètes ! dis-je.

Marinette obtempère et le grincheux part dans des litanies virulentes comme quoi il n’y a plus de personnel.

Elle est émoustillée, la glaneuse de miettes. Elle se figure peut-être que je l’ai fait entrer ici pour lui jouer « Deux sur une balançoire ». La moustache vibrante et l’œil langoureux comme une carte postale italienne, elle espère des choses.

— Vous m’avez parlé du monsieur de cette nuit… Donnez-moi des détails, trésor…

— Cette nuit, dit-elle, j’ai fait la nuit.

— Ça vous honore !

— Oui, en remplacement de Lucien qui était au mariage de son fils aîné.

— Alors ?

— Ben alors, un monsieur est venu. Il m’a dit comme ça qu’il était un copain de m’sieur Gueulasse ; que m’sieur Gueulasse venait de se casser la jambe en tombant de l’estrade et qu’on le couchait à la Pinède… Il fallait du linge de rechange… J’y ai donné la clef de la chambre…

— Comment était-il, le monsieur en question ?

— Il portait un imperméable blanc…

— Pourtant il ne pleuvait pas ?

— Il semblait tenir un rhume.

— Décrivez-le moi.

— Il était petit, avec de la moustache. Il portait un béret.

— Il est resté longtemps en haut ?

— Un petit quart d’heure. Il est redescendu…

— Avec des bagages ?

— Un sac de plage…

Je la scrute.

— Vous avez parlé de cette visite au patron ?

— Non, on se cause pas, lui et moi… On est en froid.

— Ah oui ?

— Vous pensez… Un homme tellement peloteur qu’on dirait qu’il a trente-six mains… si encore il était aussi beau gosse que vous !

J’évite de lui dire que s’il était aussi beau que moi, il choisirait un terrain de chasse plus excitant. Je refile cinq francs à mon interlocutrice et je me brise.

On dirait que ça se corse, non ?

Il est midi pile lorsque je franchis le seuil du commissariat. Pistouflet est en train de pérorer au milieu de ses sbires.

Il est plus animé qu’un dessin de Walt Disney et sa chemise sans manches dont le motif représente la recette de la bouillabaisse est trempée de sueur.

En m’apercevant il s’étrangle.

— Oh ! Commissaire ! Eh ben ! on peut dire qu’on ne chôme pas, hé ?

— Pourquoi ? m’enquiers-je.

— Comment, s’époumone l’aimable gorille, vous ne connaissez pas la nouvelle ?

— Allez-y !

— Nikos Bitakis, le célèbre armateur, s’est suicidé cette nuit parce qu’il est arrivé un accident à sa fille !

CHAPITRE V JE FAIS APPEL À LA MAIN-D’ŒUVRE EXTÉRIEURE

Si Pistouflet a espéré m’épater, il peut rentrer chez lui et s’offrir une tournée générale d’hydromel car il a pleinement réussi.

Il me faut douze secondes, montre en main, pour assimiler cette stupéfiante nouvelle. Nez-cassé se gondole comme un Vénitien ; deux autres matuches du genre « Je connais la vie et je la pratique », mis en confiance, lui emboîtent le rire.

— Des détails ! fais-je à mon collègue en m’asseyant sur une chaise éventrée.

— Figurez-vous que, depuis hier, sa fille avait disparu. Elle était partie se baigner de bonne heure et personne ne l’avait revue…

Je ne lui dis pas que je connaissais ce détail. Inutile de m’étendre sur mes accointances avec le Grec ; c’est bien assez de s’être étendu sur (et sous) le pageot de sa maîtresse.

— Et puis, à la piquette du jour, vers les quatre heures, la mer a rejeté son corps sur la plage où un pêcheur l’a découvert. Il a reconnu la demoiselle et a prévenu son vieux. Bitakis est venu reconnaître le corps. Il n’a rien dit, mais il est rentré chez lui et s’est filé une balle dans le cigare ! Vous parlez d’une tragédie…

— Tragédie grecque ! terminé-je.

Rire tonitruant du collègue.

— La môme est morte comment ? Noyée ?

— Non, c’est pire… Elle a eu la gorge déchiquetée par l’hélice d’un hors-bord…

— Drôle de mort !

— Assez fréquente, affirme Pistouflet, chaque année y en a qui se font rétamer ! Avec les vagues, les pilotes des bateaux ne les voient pas et ne s’aperçoivent de rien… L’hélice patine un peu, c’est tout !

Je songe à la môme Julia qui vient de paumer son gagne-pain. Va falloir qu’elle se mette en quête d’une autre machine à signer des chèques.

— Et de votre côté, demande Pistouflet, comment ça va avec l’empoisonné ? Paraît que vous avez relâché l’Espago ?

— Oui, je crois à son innocence.

— Vous êtes crédule !

— Merci.

Il se mord les lèvres.

— Je disais ça pour causer. Du moment que vous avez jugé bon…

Je gamberge, sous les quadruples regards de la gent poulardière. Les quatre royco me fixent comme si j’étais une huître pas fraîche.

Ce que je viens d’apprendre au sujet de Bitakis m’a secoué la rotonde… En voilà un pastaga !

Soudain je fais claquer mes doigts, ce qui chez tout individu normalement constitué marque la détermination.

— Mme Bitakis était absente, n’est-ce pas ? fais-je.

— Comment que vous savez ça ? bavoche Pistouflet.

— Mon petit doigt !

Rire comique du gorille policé.

— On a dû la prévenir ?

— Bien sûr…

— A quel hôtel était-elle descendue, à Paris ?

— J’ sais pas.

— Vérifiez !

Il tubophone à la villa de feu l’armateur. Renseignement pris, c’est au George V.

— Vous permettez, dis-je, il faut que j’appelle Pantruche.

— Faites donc…

Et toujours les huit yeux des Contredanse’s brothers rivés à mes gestes.

J’ai l’impression de tricoter des combinaisons de scaphandrier dans une vitrine des Galeries.

J’appelle mon bureau. Et, le hasard faisant admirablement les choses, j’obtiens la voix désirée de Bérurier.

— Tiens, c’est toi, commissaire de mes… Ça boume, ces vacances ?

— Ça pète le feu, tu veux dire.

— Eh bien, ici, c’est mou. Je m’ennuie. Ma grosse est en vacances chez notre ami le coiffeur…

— Je viens t’extraire de l’uniformité nauséeuse dans laquelle tu t’enlises, Béru.

— Qu’est-ce que tu déconnes ?

— Prends un crayon, une feuille de papier… C’est fait ?

— C’est pour un concours télévisé ?

— Ta bouche, Ruminant ! Tu vas aller à l’hôtel George V. Une dame Bitakis y est descendue ; elle en est repartie, du reste. Je veux son emploi du temps à Paris pendant les quelques heures qu’elle y a passées.

— D’ac’. C’est la femme de l’armateur ?

— T’es au courant de la gentry, toi ! Pendant ce temps, tu vas demander à Magnin de me trouver le maximum de tuyaux sur un dénommé Amédée Gueulasse qui s’est expatrié voici une dizaine d’années.

— Celui du bar de la rue Fontaine ?

— Bravo, Gros. Celui-là même. Lorsque tu auras la documentation complète sur les deux personnages, tu sauteras dans le premier avion pour Nice et tu fréteras un tacot pour Juan-les-Pins. Au commissariat, on te dira où je me trouve. Ne lambine pas, je vais avoir besoin de toi dès ce soir. Allez, tchao !

Je raccroche avant que Béru ne se lance dans de véhémentes protestations.

— Je peux vous demander quelque chose ? murmure Pistouflet.

— Oui.

— Pourquoi faites-vous prendre des renseignements sur Mme Bitakis ?

Je lui frappe sur l’épaule.

— Parce que, lui dis-je, dans notre job, il faut toujours commencer par s’occuper des gens qui ne sont pas là !

Rire jaune du commissaire.

— On a les résultats de l’analyse ?

— Quelle analyse ?

— Celle du verre de vin blanc, voyons !

Le gorille blêmit.

— N. de D., dit-il (mais en entier).

— Qu’est-ce qui vous arrive ?

— Je l’ai oublié hier dans le bureau de m’sieur Alfred !

— Compliment ! Essayez de le récupérer. Et, de toute urgence, réclamez une autopsie !

Comme j’ai besoin de me mettre de l’ordre dans mes pensées, je moule les archers et je vais dans un petit restaurant sympa où la bouillabaisse est plus appétissante que sur la chemise de Pistouflet.

J’en commande une ainsi qu’une boutanche de rosé de Provence et, mon regard romantique perdu dans l’immensité marine, j’essaie de classer ma provision de faits divers.

Il y a à boire et à manger. Pas seulement sur ma table, mais dans ma moisson de sensationnel. Tout ça ressemble à un écheveau de laine avec lequel un jeune chat se serait amusé pendant quinze jours.

D’un côté, un pianiste qui veut me parler et qu’on empoisonne. D’un autre, un riche armateur qui se fait sauter le bol parce que sa fille a eu un accident en se baignant.

Aucun rapport entre ces deux affaires. Juste un trait d’union ravissant : Julia Delange. Car, en somme, c’est elle qui m’a fixé rencart à La Pinède brûlée. Il faut se garder d’y voir un rapprochement quelconque, ça n’est qu’un symbole. Mais j’aime les symboles : ils poétisent la vie.

Tout en torchant ma bouteille de rosé, je décide que, dans l’immédiat, le plus urgent est d’aller faire une virouze du côté de chez Bitakis. Notez bien qu’il n’y a a priori rien de louche dans cette tragédie familiale. Une môme qui a un accident, un père désespéré qui ne lui survit pas, c’est banal à faire chialer un employé du ministère des Travaux en cours. N’ai-je pas ouï, de mes propres portugaises, le Grec dire que s’il était arrivé malheur à sa gosse, il s’enverrait dehors ? Alors ? En ce qui le concerne, rien de louche ; mais où il faut ouvrir en grand ses obturateurs, c’est au sujet de la fille. Le coup de l’hélice qui lui cisaille la carotide, moi je veux bien, mais je demande à voir…

Je m’envoie un caoua corsé et je me renseigne sur la demeure des Bitakis. Le taulier du restau m’affranchit. L’armateur a acheté une somptueuse propriété au-dessus de Cannes, avenue Prince-Albert.

J’y vais donc au volant de ma chignole en humant la brise marine. L’après-midi est merveilleux. Franchement, ça n’est pas un endroit pour mourir ! Je prends la file de tires éclaboussées de chromes qui glissent sur la route dans les deux sens. La décapotable est à l’ordre du jour. Je croise des bagnoles bourrées de jeunes gens bronzés qui se croient obligés de faire les truffes pour faire croire qu’ils ont leur deux bacs, de l’esprit à revendre, et le sens du ridicule hypertrophié.

Enfin, après moult coups de klaxon impatients, je stoppe devant la grille des Bitakis. Elle est ouverte et il y a des voitures rangées sur le terre-plein. Toutes les relations du Grec, mises au parfum par la rumeur publique, se radinent pour les condoléances émues à la famille.

Je pénètre dans le parc sans crier gare. Il devait pas fréquenter la Caisse d’Epargne, Bitakis ! On sent que la dépense lui était égale. Quand il se rendait acquéreur de quelque chose, il demandait le prix uniquement par politesse, pour ne pas humilier ses interlocuteurs. Sa cabane comporte une quarantaine de pièces au moins. Elle est tout en marbre blanc et elle étincelle au soleil, comme un château de sucre dans la vitrine d’un pâtissier.

Je me casse le nez sur Pistouflet. Le digne flic pue l’ail comme un qui aurait becté Suzy Solidor avec l’ailloli.

Il a changé sa chemise imprimée, un peu voyante, contre une autre, d’un rouge assez modeste. Il porte des lunettes de soleil et se donne l’air important du monsieur qui organise une partie de chasse à l’éléphant en Sologne.

Il a un sourire aimable mais cependant réservé en m’apercevant.

Je me doutais que vous viendriez ! affirme-t-il.

J’aimerais jeter un coup d’œil à la gosse… Venez…

Il m’entraîne vers le perron. Je pénètre dans un hall un tout petit peu plus grand que le Parc des Princes, garni de tapis et de plantes vertes d’espèces rarissimes.

Deux escaliers se présentent. Nous optons pour celui de droite. Au premier, les couloirs sont tapissés de tableaux de maîtres. Il y a des Derain de l’époque fauve, des Utrillo de l’époque blanche et des Guimaud-Lay de l’époque primaire, dont certains avec certificat d’études.

Beaucoup de gens loqués façon mylord draguent sur les moquettes moelleuses comme des prés pas fauchés.

Ils ne prêtent aucune attention à nous. Pistouflet ouvre une lourde. C’est la carrée de feue la pauvre Edith. Du Charles X ! Il avait du goût, l’armateur, soyons justes. Ça mérite qu’on lui joue le Vaisseau fantôme à ses funérailles !

Je m’approche du lit recouvert d’un drap. Je tire celui-ci et fais une très très vilaine grimace, car ce que je vois est très très vilain.

Mlle Bitakis n’a plus la tronche rattachée au tronc que par quelques lambeaux de chair. Tout le reste est déchiqueté et elle a même un trou énorme en haut de la poitrine. On dirait que son cou a été haché dans tous les sens… L’eau de mer a nettoyé la blessure et les chairs mutilées sont d’un bleu rosâtre qui me fait regretter de lui rendre visite après déjeuner.

— Vous doutiez ? demande Pistouflet.

— Je voulais me rendre compte…

— C’est signé, dit-il. Le toubib qui l’a examinée a retrouvé des parcelles de métal dans les plaies. C’est bel et bien une hélice qui a fait ça…

— Tant mieux. Il est bon d’avancer avec certitude… Vous avez interrogé le personnel ?

— Un peu…

— Il se compose de combien de personnes ? Il doit falloir du populo pour entretenir cette caserne !

Il écarte les dix hot-dogs à l’un desquels il a eu l’idée saugrenue de passer une alliance.

Le voilà parti dans des mathématiques savantes.

— Y a deux bonnes, la cuisinière, le chauffeur qui fait maître d’hôtel et le secrétaire particulier… En tout cinq personnes. Je compte pas les jardiniers…

O.K. ! Réunissez-moi ces gens dans une pièce où nous pourrons bavarder tranquillement. Pendant ce temps, je vais dire une prière au chevet de Bitakis…

— Sa chambre est au fond du couloir.

— Merci.

— Je les réunis dans le grand bureau, en bas ?

— D’accord…

M. Bitakis dort de son dernier sommeil dans une tenue d’intérieur en satin bleu. On lui a croisé les mains sur le ventre, au gros lapin bleu de Julia, et il a l’air d’un roi mage au teint bistre dans une châsse capitonnée.

Une main pudique a placé sur le sommet de sa tête un linge blanc. Je soulève un coin du voile. C’est pas laubé non plus à regarder. Il a le haut de la calotte scalpé. Nikos… De quoi s’enrhumer ! La balle qu’il s’est téléphonée a remonté de bas en haut. Avec une ouverture pareille, il a dû s’endormir tout de suite !

On a allongé sur ses jambes une draperie de brocart, ce qui accentue son aspect médiéval. Pour lui, c’est scié, les parties de gros-loulou-guili-guili-sous-son-petit-menton-joli ! Ses yeux mi-clos laissent filtrer un mince regard mort, presque blanc…

La mort de sa fille, qu’il avait pressentie, je suis renseigné de première, lui a fait l’effet d’un écroulement massif. D’un seul coup, à cause de la disparition de cette pauvre mocheté, la vie n’a plus été possible pour sa pomme, malgré ses milliards, ses bateaux, ses actions et les obligations qu’elles créaient.

De quoi méditer sur l’inanité des biens de ce monde.

Pauvre bonhomme… Si fort et si faible !

Je lui adresse un petit salut et je descends rejoindre le personnel rassemblé par messire Pistouflet, très charmant seigneur de la Poule.

On se croirait dans un roman d’Agatha Christie. Le château avec les larbins alignés dans le grand burlingue et les enquêteurs qui leur demandent ce qu’ils maquillaient au troisième top de l’horloge bavarde tandis qu’on cloquait la dague Renaissance dans le dossard du lord, je vous jure que c’est de l’Agaga Sachristie tout craché !

Les mains sur la malle arrière, tel un chef d’Etat débarquant à Orly, je passe en revue les cinq personnes proposées à ma sagacité.

Il y a tout d’abord : la cuistaude, une opulente mémère façon saindoux qui chiale tout ce qu’elle sait et s’essuie les vasistas avec le coin de son tablier blanc. Il y a une femme de chambre assez croquignolette, dont les jambes attirent l’œil de l’honnête homme comme la main du mendiant attire sa mornifle. Puis, une femme de ménage entre deux âges, à la peau terne, à l’œil atone, aux tifs sans grâce. Elle n’a pas envie de pleurer, mais elle fait comme si, et ressemble de ce fait à une publicité sur la constipation vaincue. Viennent ensuite les messieurs. Nettement plus intéressants. Je veux pas paraître peigne-cul, mais les mâles ont toujours eu plus de caractère que les donzelles, et ce bien avant Gutenberg ! N’en déduisez pas trop vite que je donne dans la jaquette flottante, personne n’apprécie autant que moi le galbe d’une jambe féminine ; l’enchantement d’une couture de bas faisant son chemin ; le volume émouvant d’une poitrine ; le dessin d’une bouche, et tout et tout ; pourtant les faits sont là, un peu là même : chez les humains c’est comme chez les faisans, le monsieur a plus d’allure que la dame.

Je mate en priorité le chauffeur. C’est un gnace de type chaud Latin. Brun de poils, pas grand mais trapu, avec l’œil incisif et le menton carré comme une boîte aux lettres. Le personnage complétant la rangée, c’est-à-dire le secrétaire, porte beau (et à gauche, peut-être ?). C’est un grand jeune homme à lunettes. Il a l’air grave, le type pyrénéen (le grave de Pau), un côté pensif et consciencieux qui devait lui valoir des bonnes notes en classe et des gratifications ensuite de la part de ses employeurs.

Pistouflet attend que j’aie terminé ma revue de détail. Celle-ci s’est effectuée dans le silence le plus complet. Il lance alors avec emphase :

— Ce m’sieur que vous voyez là, c’est le célèbre commissaire San-Antonio ! Il va vous interroger. Pas la peine de vouloir le feinter : il est plus malin que vous autres !

Après cette présentation pompeuse, je n’ai plus qu’une alternative : prendre mes cliques et, si j’ai le temps, mes claques ; ou bien justifier ces affirmations. Le secrétaire sourit imperceptiblement derrière ses carreaux. Il sent l’humour de la situation. Je lui rends son sourire. Il est bronzé comme une bouteille de Fernet-Branca ; on dirait un secrétaire d’acajou !

— Commençons par le commencement, préambulé-je en me référant à M. de La Palice. Hier matin, Mlle Bitakis s’est levée tôt. Qui peut me raconter la chose ?

La femme de chambre lève le doigt comme le fait une écolière qui demande la permission de sortir.

— Je vous écoute, mademoiselle.

La môme tapote les cheveux fous dépassant de son bonnet.

— Mademoiselle s’est levée à huit heures…

— Et d’habitude ?

— Elle se levait plus tard… Mais elle devait aller passer la journée chez des amis.

— Continuez…

— Elle m’a dit de lui préparer son petit déjeuner. « Je dois aller à la plage, auparavant », m’a-t-elle expliqué.

J’enregistre… Elle devait aller à la plage. Rien ne prouve que ce soit dans l’intention de se baigner. Au contraire… S’il s’était agi d’un caprice, n’aurait-elle, pas plutôt dit « J’ai envie d’aller à la plage » ?

— A quelle heure devait-elle aller chez ces amis ?

— A onze heures…

— Elle est partie et vous ne l’avez donc plus revue ?

— Hélas !

— Avait-elle emporté son maillot de bain ?

— Sans doute, puisqu’on l’a repêchée avec !

— Mais vous ne l’avez pas vue le prendre ?

— Elle avait son sac en osier lorsqu’elle est partie… Le maillot se trouvait probablement dedans ?

— Qui sont les amis qui l’attendaient ?

— M. et Mme Poivraissel, ils ont un yacht dans le port de Cannes et elle devait passer la journée à bord avec eux.

— Mlle Bitakis est partie à pied ?

Je me tourne vers le chauffeur.

— Je suppose, fait-il, en tout cas je ne l’ai pas conduite à la plage.

Je reviens à la femme de chambre.

— Les Poivraissel ont été inquiets de ne pas la voir ?

— Vers une heure ils ont téléphoné ici. Je leur ai dit que Mademoiselle était partie…

— M. Bitakis se trouvait là ?

— Non, il déjeunait en ville, fait la friponne en détournant les yeux, car les galipettes du vioque doivent provoquer des gorges chaudes parmi son personnel.

— Il a appris la disparition de sa fille en fin d’après-midi seulement ?

— Oui.

Je me dirige vers la grande baie vitrée. Le parc resplendit au soleil. En contrebas miroite l’eau verte d’une merveilleuse piscine cernée de cyprès.

Je reviens au groupe.

— Passons maintenant à M. Bitakis, fais-je…

Pistouflet allume une cigarette. Il va jeter son allumette dans un cendrier d’albâtre et revient en se grattant furieusement l’entrejambe.

— Où a-t-il passé la soirée ?

— En ville, répond le chauffeur qui a décidé de prendre le relais…

— Vous l’y avez mené ?

— Oui.

— Où se trouvait-il ?

Hésitations du mec, regards interrogateurs vers le secrétaire…

— Ne serait-ce pas à l’hôtel Bel-Azur ? demandé-je, l’histoire d’affirmer mon autorité.

Ces messieurs-dames s’entre-regardent et mon collègue bafouille un « Vous alors ! » qui ne lui vaudrait pas le moindre accessit au Conservatoire.

— Si, dit enfin le chauffeur.

— Jusqu’à quelle heure ?

— Onze heures environ…

— Et après ?

— Après il s’est fait reconduire ici…

— La disparition de sa fille commençait à être franchement inquiétante, non ?

— Aussi était-il très inquiet, intervient le secrétaire d’acajou.

— Vous étiez là ?

— Oui. J’attendais des nouvelles…

— Que s’est-il passé alors ?

— M. Bitakis a renvoyé le chauffeur. Le reste du personnel était couché. Nous avons passé plusieurs heures à envisager des possibilités. J’essayais de le réconforter car il était très abattu et ne tenait pas en place. Je lui conseillai de se mettre au lit et de prendre un sédatif, mais il ne voulait pas en entendre parler… Tout à coup, en pleine nuit il a voulu retourner à l’hôtel…

— Il s’y est rendu comment ?

— En voiture, c’est moi qui l’y ai conduit, car le chauffeur était monté se coucher depuis longtemps.

— Continuez…

— Je l’ai fait annoncer à l’hôtel par le gardien de nuit. Et il est monté en passant par-derrière comme toujours, car M. Bitakis avait beaucoup de… de pudeur !

Moi, j’appelle ça de l’hypocrisie, mais à quoi bon épiloguer sur les agissements séniles d’un vieux type canné ?

Je me paie, moi aussi, mon morcif de tartuferie.

— Il est resté longtemps à l’hôtel ?

— Non. Quelques minutes. Quand il est redescendu, il paraissait un peu réconforté. Il m’a dit qu’il allait se coucher et attendre le jour…

— Comment se fait-il qu’étant à ce point inquiet, il n’ait pas songé à prévenir la police ?

— Je le lui avais proposé mais il a refusé, à cause du scandale. Vous savez comme les journalistes épient les faits et gestes des personnalités aussi en vue ? Ç’aurait pu avoir des conséquences pour Mademoiselle si, comme nous l’espérions tous, il ne s’était agi que d’un caprice…

— Bon, donc retour à la cabane. Vous êtes tous allés au lit ?

— Oui, mais pas longtemps… Deux heures plus tard le téléphone sonnait et on m’apprenait la triste découverte.

— Pourquoi à vous ?

— Parce que, la nuit, la ligne téléphonique est reliée à ma chambre, afin de ne pas déranger Monsieur.

Je marque une nouvelle pause. Au fur et à mesure que ces gens me relatent les faits, je comprends que ceux-ci sont, somme toute, très simples. Je me suis fait mousser le bulbe pour des clous. Il s’agit bel et bien d’un accident et d’un suicide…

— Qui vous appelait ?

— Un estivant ! Il allait à la pêche. Il a aperçu un tas sombre sur le sable… Il a reconnu Mlle Bitakis parce qu’il avait eu l’occasion de la voir à plusieurs reprises à Juan-les-Pins.

— Ce qui me chiffonne, murmuré-je, c’est que le corps ait été rejeté à Juan alors qu’elle a dû se baigner à Cannes, puisqu’elle n’a pas pris de voiture.

Le secrétaire hausse les épaules. Il ne lui appartient pas de faire des suggestions et il se cantonne dans son rôle de témoin.

— Bref, vous apprenez la mort de la demoiselle. Que faites-vous ?

— J’alerte Monsieur avec les précautions que vous devinez. Seulement quelles précautions peut-on prendre lorsqu’on a une nouvelle aussi terrible à annoncer ?

— En effet.

— Quelle a été sa réaction ?

— Il n’a rien dit. Il s’est habillé. Nous sommes partis pour la plage…

— Seulement vous deux ?

— Oui. Tout cela s’est passé rapidement, je n’ai pas averti le personnel.

— Ensuite ?

— Sur la plage ç’a été moins pénible que je ne le redoutais. M. Bitakis a regardé le corps. Puis il a demandé qu’on prévienne les autorités et qu’on amène sa fille à la maison. Après quoi il est allé s’asseoir dans la voiture et je l’ai rentré.

— Ensuite ?

— Il s’est enfermé dans cette pièce… Je pensais qu’il allait téléphoner à sa femme.

Pendant ce temps, je suis monté pour prévenir Auguste, le chauffeur. Et comme nous descendions l’escalier nous avons entendu un coup de feu en provenance d’ici. Nous sommes accourus. Monsieur était mort… Il tenait son revolver à la main… Voilà !

Le chauffeur acquiesce du chef.

— Vous avez prévenu Mme Bitakis ?

— Oui.

— Il ne l’avait pas fait ?

— Non.

— Elle a raté l’avion du matin, elle sera là tout à l’heure…

Le chauffeur mate sa montre.

— Il va bientôt falloir que je parte la chercher à Nice.

Je m’approche du bureau. Le vernis du meuble a été décapé autour du sous-main.

— Vous avez nettoyé ? m’étonné-je.

La femme de ménage qui n’a encore rien bonni annonce sa tronche de fouine.

— Oui, quand le M. de la police a z’eu fini ses contestations.

Pistouflet, vaguement gêné, se produit dans son numéro de comique troupier :

— Le suicide ne faisait aucun doute…

— Prenez la pose, vieux !

Il va s’asseoir dans la fauteuil pivotant et se met dans l’attitude qu’occupait Bitakis. C’est-à-dire sur le sous-main, un bras pendant le long du siège, un autre coincé entre le buste et le meuble.

— Il avait du sang sur lui ?

— Oui, plein sa veste…

— Pourtant je viens de voir le corps et…

— Parce qu’on l’a habillé, ce pauvre Monsieur, sanglote la cuisinière.

Elle est violette, la chérie. Quand elle fait des sauces madère, j’ai idée qu’elle oriente mal le goulot de la boutanche.

— Vous lui avez fait sa toilette ?

— Oui.

— Et vous lui avez mis une veste d’intérieur ! ironisé-je.

— C’est en attendant Madame… On ne sait pas comment qu’elle voudra qu’il soye habillé !

Ironie ! Chère ironie ! Une tenue pour affronter les asticots ! Les fringues jusque dans la boîte à poignées ! Le décorum ! Les décorations !

Ils vont peut-être le loquer en amiral grec, Bitakis ? Ou en amok !

On peu tout attendre !

— Je comprends parfaitement, mens-je.

D’un seul coup j’en ai classe, de cette séance. Classe de ces larbins qui ont vécu les sottises et les drames de leur patron comme on vit un match de foot ! Dans le fond, Bitakis ne leur laissera pas un souvenir plus fort qu’un beau Nice-Marseille ! De quoi se faire naturaliser lunien, quoi !

— Je vous remercie, déclaré-je assez brusquement.

La larbinerie a un petit air surpris. Ces braves gens attendaient des démonstrations du fameux San-Antonio, et non ces questions routinières de fonctionnaire. Ils sont déçus. Ils croyaient avoir une séquence sur Sherlock Holmes, et ils n’ont eu droit qu’à un passage des Ronds-de-Cuir. Il y a tromperie sur la marchandise. San-A., c’est pas le superman français, mais le neveu de M. Soupe !

Pistouflet me file le train dans les allées ombreuses du parc. Lui non plus n’est pas content. Il n’est pas content comme n’est pas content un imprésario lorsque sa vedette, en guise de tour de chant, n’a produit qu’un éternuement.

— Votre avis ? demande-t-il.

— J’ai pas d’avis…

— Vous pensiez qu’il y avait du louche, non ?

— N’est-ce pas le devoir de tout policier qui se respecte que de douter des morts anormales ?

Il secoue sa tronche de gorille et devient aussi rouge que sa limace homardo-thermidorienne. C’est pas le commissaire Pistouflet en action, c’est le cardinal Spellmann en tenue d’intérieur.

— J’aurais pourtant aimé voir le défunt dans sa position de suicidé, bougonné-je, plus pour moi que pour lui.

— Je vous assure qu’il était dans la position que je vous ai montrée…

— Sans doute, mais ces gens se sont empressés de tout nettoyer…

— C’est à cause de la veuve… Elle va arriver et…

A quoi bon épiloguer ? Ce qui est fait est fait, comme l’a dit si justement le grand philosophe Gamberjon, celui qui a démontré la relativité du temps qu’il fera demain par rapport à celui qu’il a fait la semaine précédente.

— Je vous ramène à Juan ? demande Pistouflet.

— Merci, mais j’ai ma voiture…

— Et du côté de l’affaire Gueulasse, du nouveau ?

— Pas encore, mais vous savez que tout corps plongé dans un liquide reçoit, de la part de ce liquide, une poussée de bas en haut, plus les compliments de la direction.

Il ouvre des vasistas comme ça, se dit que ça vient de la chaleur.

— Je vais à La Pinède brûlée, avertis-je, à toutes fins utiles.

— Déjà ?

— Paraît qu’ils ont une attraction internationale en matinée. Les célèbres duettistes turcs savamal et sadur. Allez, à bientôt…

CHAPITRE VI ET LA MAIN-D’ŒUVRE EXTÉRIEURE ARRIVE !

En traversant Juan, je suis bloqué par un nœud de voitures. Chose curieuse, je me trouve à promiscuité de l’hôtel Bel-Azur. Ça me fait penser à miss Julia et je décide d’aller lui présenter mes condoléances émues, ferventes et attristées. Depuis cette nuit, je ne l’ai pas revue et il s’est passé tellement de choses, depuis, que nous avons en perspective un gentil sujet de conversation.

Je fourre mon tombereau dans une impasse et je me guide par la main jusqu’à l’entrée de l’hôtel.

Une belle jeune femme presque chauve, au regard égayé par un délicieux strabisme convergent, me regarde entrer en regrafant son corsage dans son dos, ce qui constitue toujours un exercice délicat, d’autant plus délicat dans son cas qu’elle a une épaule plus haute que l’autre de cinquante-deux centimètres et demi environ.

— Mlle Delange est-elle là ? je lui demande avec un regard qui ferait fondre le Mont-Blanc.

Coup d’œil classique au tableau. La clef du 4 n’y est pas.

— Mais oui.

La personne de la caisse se dit que la môme Julia renouvelle son cheptel et je la sens toute disposée à lui voter des félicitations concernant le nouvel élu.

— Qui dois-je annoncer ?

— M. San-Antonio.

— Vous êtes parent avec le célèbre commissaire ? s’informe la môme qui doit lire du noir plutôt que les Oraisons de Bossuet.

— Au premier degré, en secondes noces et au troisième top ! répondis-je.

Là-dessus je m’engage dans l’escalier, ce qui vaut mieux, je vous l’ai maintes fois dit, que de s’engager comme savonnette dans une léproserie.

Prévenue par la bigleuse déhanchée, Julia m’attend dans l’encadrement de sa lourde.

Elle s’est mise en deuil à sa manière, compte tenu naturlich du climat et de son degré de parenté avec Bitakis. Elle porte une jupe à carreaux noirs et blancs, un chemisier gris et elle s’est peu fardée.

— Je t’attendais, murmure-t-elle. Tu es au courant ?

J’agite ma tête de bas en haut, ce qui, dans toutes les langues, y compris les langues mortes et fourrées, a marqué l’affirmation.

— C’est terrible, n’est-ce pas…

— Plutôt !

— Quand il menaçait de se suicider, cette nuit, je ne le croyais pas ! Un homme d’action pareil, comment pouvais-je penser…

— Personne ne peut lire dans l’âme d’autrui ! énoncé-je, car les circonstances exigent de moi des paroles définitives susceptibles d’être inscrites dans le marbre au stylo à bille ou au ciseau à froid.

Elle s’assied dans l’unique fauteuil de la pièce, tapissée de cretonne fleurie.

— En somme, fais-je en me posant sur le bras du meuble, te voilà sur le sable, ma chérie ?

Elle fait une moue désabusée.

— Tu parles…

Sur le sable ! En plein Juan-les-Pins, avouez que c’est un comble, comme dit mon ami Grenier.

— Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Que veux-tu que je fasse ?

— Trouver un autre protecteur ?

— Facile à dire…

— Tu devrais draguer dans les chantiers navals à la recherche d’un autre armateur…

— Merci du conseil, mais je n’ai pas le cœur à plaisanter !

— Tu l’aimais, le Nikos ?

— Non, mais je lui étais reconnaissante de tout ce qu’il faisait pour moi. Je ne suis pas de ces filles cupides qui…

N’empêche qu’elle a dû lui secouer le chéquier.

— Me raconte pas que tu n’as pas mis de l’argent de côté !

— Un peu… Mais le fric fond tout seul, quand il n’y a plus de rentrées.

Je me penche sur elle et je lui fais la vitrine, histoire de lui fournir une petite rentrée.

En revanche elle me fait une sortie.

— Non, dit-elle, en débloquant ses muqueuses, je te jure que je n’ai pas envie de… de m’amuser…

Voilà bien ma veine ! Et moi qui espérais me placer sur son orbite !

— Tu devrais aller faire un tour chez Nikos, dit-elle pensive.

— A cause ?

— Je ne sais pas : voir la fille… Cet accident… C’est vraiment un accident ?

— Ça en a tout l’air.

— Tu y es allé ?

— Oui.

— Et tu es sûr que…

— On n’est jamais sûr de rien dans ces cas-là, mais les apparences semblent ratifier la thèse de l’accident.

— Pauvre môme ! Une pas de veine, hein ? Laide à chialer et mourir comme ça…

Je lui donne une tape affectueuse dans la région pariétale, je laisse glisser lentement ma paluche chaleureuse en direction de l’occipital et je continue sur le rocher. Après un rapide changement de vitesse je descends les vertèbres cervicales, marque une pause sur la tête de l’humérus, gagne les vertèbres dorsales, fonce pleins gaz jusqu’au cubitus, m’égare autour de l’os iliaque et je décide de demander mon chemin à un agent.

Ces manifestations tactiles, très chargées en électricité, font oublier passagèrement à Julia le décès de son batelier. Au bout d’un laps de temps impossible à chronométrer, elle admet que la vie peut très bien continuer sans son gros lapin bleu. Oubliée itou la pauvre Edith Bitakis… Amours, hélices et grandes orgues !

Je me recoiffe devant la glace du lavabo.

— Tu me laisses ? fait tristement la pauvrette.

— Si tu veux, on peut dîner de conserve, ce soir ?

— D’accord.

— Je passe te prendre ici !

— Quand tu voudras, je n’en bouge pas.

Je la quitte après un mimi humide et une œillade suave.

Quelque chose m’attire à la Pinède. Ce quelque chose, c’est le besoin d’agir. Je veux bien que les Bitakis père et fille soient cannés régulièrement, mais je sais qu’Amédée Gueulasse n’a pas becté son certificat de vie de son plein gré.

La taule ouvre pour le thé. L’orchestre de la veille, avec un nouveau pianiste (la roue tourne) moud de la musiquette charmeuse pour une douzaine de locdus en petite tenue. Je contourne la terrasse sans être vu et je m’installe dans une stalle de verdure d’où je peux mater discrètement les allées et venues de la crèche.

Le maître d’hôtel coiffé à la suppositoire se radine pour me demander ce que j’entends lichetrogner.

Je lui commande un Blanc et un Noir et je prends une pose commode sous mon parasol.

Les musicos jouent sans trop y croire un truc pourtant sensass : « T’es trop mou pour être un dur », extrait du film « Miquette qui quette » qui a obtenu l’Oscar, le Prosper, le Jules, l’Ernest et l’Eugène à la distribution des Prix de Carrière-sous-Bois.

Je mate à mort le comportement du personnel. Parmi ces gens, il s’en est trouvé un qui a introduit dans le breuvage de Gueulasse une substance toxique ayant détruit les fonctions vitales du caresseur d’ivoire. Lequel ? Tiens, au fait, je ne vois pas Alonzo Gogueno…

Lorsque le maître d’hôtel passe à la portée je l’interpelle :

— Dites, frisé, où est mon ami Alonzo ?

Il ne se pince pas les lèvres, vu qu’il n’en a pas.

En tout cas, il prend une physionomie hautement réprobatrice.

— Il a été congédié ! me répond le digne homme.

— Ah oui ?

— Oui. La direction a estimé qu’elle ne pouvait pas se permettre de conserver un assassin à son service.

Et toc ! Prends-en une pincée et passe la soupière aux autres ! Il avait dû se la préparer, cette belle phrase, l’adjudant-limonadier. Voilà un pauvre bougre sans job parce qu’il a été suspecté.

— Qui l’a balancé ?

— Le patron.

— Il est ici, M. Alfred ?

— Pas encore !

— C’est bon, merci !

Je rêvasse un instant dans l’ombre orangée de mon parasol. Le soleil pète le feu ; la vie semble douce et pourtant des gens continuent d’en tuer d’autres dans cette ambiance léthargique. Il y a des accidents, des suicides… Il y a la vie, intacte, faisandée, malodorante…

L’orchestre finit le morcif et les fabricants de vibrations font la pause. Je vois alors la tronche d’un serveur de l’autre côté de l’estrade. Il place un plateau sur le plancher et s’éloigne. Les musiciens abandonnent leurs instruments, sauf le flûtiste qui a la force de charrier le sien. Ces messieurs se mouillent le conduit, puis bavardent à voix basse de la pluie improbable et du beau temps tenace. Cinq minutes s’écoulent. Je suis de plus en plus pensif !

Et voilà que je reçois sur l’épaule un choc terrible ; de quoi démolir le pilier ouest de la tour Eiffel. Parallèlement une voix bien connue s’écrie :

— Alors, Petite-Tête de Pont ! En plein boulot ?

Je lève les yeux sur l’impensable Bérurier. il est là, rubicond, poilu, mafflu, graisseux, souillé, ruisselant d’une transpiration prolétarienne… Heureux de me revoir, d’être sur la Côte, d’être au monde et d’être plus crétin que jamais ! Je souris. Vous me croirez si vous voulez, et si vous voulez pas, allez vous faire opérer de la vésicule biliaire par votre cordonnier préféré, mais cette présence du Gros à mes côtés me dope, dope, dope ! Béru, il est comme la menthe forte : il réconforte.

Il déverse entre les bras d’osier d’un fauteuil cent deux kilogrammes de matières grasses avec os, et relève son feutre moisi pour pouvoir s’éponger le front. Il est beau, il est superbe ! Sa couennerie luit comme le dôme des Invalides. Il porte une chemise dite Lacoste, d’un jaune aveuglant, un pantalon à rayures gris sale et des sandales d’instituteur, en cuir tressé.

— T’es bronzé ! apprécie-t-il. C’ t’ une bonne idée que t’as eue de me faire venir ici. A tout hasard je me suis acheté un caleçon de bain. Tu connais un endroit où on bouffe de la bonne soupe de poisson, toi ? Ça me changerait des potages Magiques ! Oh ! bonté divine, ce qu’il fait chaud dans ce bled. Je boirais bien quelque chose…

Il se tait pour reprendre souffle et j’en profite pour mander le garçon.

— Monsieur désire ? s’inquiète le loufiat en veste blanche et nœud papillon noir.

— Un grand rouge, exprime Bérurier, avec une tartine de fromage fort ; du qui pue bien !

Se tournant vers moi il murmure :

— L’avion, ça me creuse. A bord ils m’ont servi du thé, tu te rends compte !

Le garçon est sidéré. Il raconte que le vin rouge est inconnu en ces lieux ultra-sélect et que…

Naturellement, Messire la Gonfle se fiche en rogne, décrète que la Pinède est une boîte à la noix, un endroit pour jeune homme pubère et que s’il était quelque chose au gouvernement, lui, Béru, il rendrait le vin rouge obligatoire comme l’école laïque !

Je sers d’interprète et lui commande une demi-Pommery en lui suggérant qu’un coup de champ’ bien glacé l’hydratera dans de meilleures conditions.

Les accords sont ratifiés, puis signés en quatre exemplaires.

Le Gros, satisfait, se détend et son fauteuil se met à geindre comme une Caravelle par gros temps.

— Alors, demande-t-il, qu’est-ce qui se passe ?

Je me mets à lui résumer la situation. Il écoute en remuant son feutre au bout de sa terrine. Quand j’ai terminé, il écluse d’un seul trait la moitié de son biberon à ressort.

— Pourquoi que tu m’as commandé qu’une demie ? se lamente-t-il.

— Parce que je pense à mon budget ! Tu as mes renseignements ?

— Ça vient, dit-il.

Il se fouille et je le vois extraire de ses vagues un portefeuille qui ressemble à un cataplasme de farine de lin hors d’usage. Il ouvre cette chose informe. A l’intérieur il y a quatre-vingts centimètres de papier hygiénique recouvert de son écriture d’intellectuel.

— Je te prends la gonzesse en première bourre, dit-il. A propos, je viens de voyager avec elle dans l’avion…

— Mme Bitakis ?

— Oui.

— Quelle attitude avait-elle ?

— Des cocards commako ! fait-il en plaçant ses deux poings devant ses yeux de ruminant. Elle avait chialé son armateur, je te le promets.

— Bon, épluche son emploi du temps…

— Gi ! Arrivée à Paname hier par le Mistral… Descendue au George V.

Il déroule son papier hygiénique comme le mécanisme d’un limonaire dévide une bande perforée. Il récite de sa belle voix de baryton enrhumé :

— Est allée en consultation chez le docteur Foideveau. En est ressortie sur les choses de cinq heures. Est allée chez Dior. En est ressortie sur les machines de six heures ! Est rentrée à son hôtel. En est ressortie sur les trucs de huit heures. A bouffé chez Gradubide. Ensuite est allée au théâtre pour voir jouer « Prends deux bananes on mangera l’autre », par la Compagnie Cotécour-Paslarampe. Est rentrée à son hôtel dans les autours de minuit et demi. A été éveillée par le téléphone sur les affaires de sept heures. A demandé une place dans l’avion pour Nice. Est restée dans sa piaule jusqu’à l’heure du départ…

Le Gros s’arrête, vide sa boutanche et supplie :

— Fais-en ramener une autre, San-A. Tu voudrais pas que je boive la flotte du seau à glace ?

Son faf à train déroulé serpente aimablement sur la table.

— Vendu ? demande-t-il.

— Ça va, c’est enregistré.

— Alors, passons au deuxio !

Cette fois, il tire du portefeuille disloqué, non plus du papier hygiénique, mais une nappe de restaurant. Ce n’est pas la première nappe venue, croyez-le bien. Il s’agit de celle qui a subi son dernier déjeuner. On dirait un tableau abstrait. Et pourtant, il l’a peinte avec du concret : vin rouge, sauce tartare, sauce tomate et crème caramel ! Entre les taches, ses notes zigzaguent.

— Amédée Gueulasse, annonce l’Enflure, comme s’il s’agissait du titre d’un poème épique. Né à Joinville-le-Pont le 5 février 1912.

— Moule avec son curriculum, je veux pas écrire sa biographie pour le Larousse !

— Faudrait savoir ce que t’appelles des renseignements ! proteste le Mahousse.

Il gratte un brin de persil qui masquait un mot et continue sa lecture.

— Groom d’hôtel jusqu’à seize ans… Entre ensuite au Conservatoire. En sort avec un premier prix de panier.

— Un prix de panier ? m’étonné-je.

Le Gros se penche sur sa nappe.

— Excuse, y avait du ris de veau à cet endroit. C’est pas panier, c’est piano… Musicien dans différents orchestres de brasserie. Achète un bar, rue Fontaine… Tue un malfrat qui voulait le racketter. Tire six mois de prévention, est condamné à deux mois… Part en Argentine à Bonno-Zérès.

— Où ça ?

— Bonno-Zérès !

— Tu veux dire Buenos Aires !

— Mille excuses, dit-il, pincé, je cause pas l’anglais !

Et de poursuivre :

— A vivu là-bas.

— Il a quoi fait ?

— Vivu ! Du verbe vivre ! grogne la Gonfle. Si tu m’interromps tout le temps, comment veux-tu que je termine ? T’avais qu’à apprendre la grammaire ! Donc, a vivu à Bonno-Zérès pendant huit ans comme musicien d’orchestre. Il est tombé malade du foie, est rentré en France, sa convalescence terminée, à bord du Grosso-Modo. A débarqué à Bordeaux voici un an. Est allé vivre quelques mois en Savoie chez sa mère qui tient une épicerie. Et puis a décidé de reprendre son ancien métier, est descendu sur la Côte où ce qu’il s’est fait inscrire dans une agence de plasma spécialisée…

— C’est tout ?

Il froisse la nappe et, noblement, la jette à terre.

— Si ça te suffit pas, je peux te chanter quelque chose… Dis donc, tu connais la nouvelle ?

— Non ?

— Pinaud s’est acheté un scoutère ! A son âge, les deux-roues c’est téméraire, tu trouves pas ? Il a déjà écrasé un chien et l’arrière d’une deux-chevaux !

L’orchestre vient de reprendre tandis que les buveurs de thé se tassent la biscotte en suant un cha-cha-cha.

— Quel est le programme ? s’inquiète le Gros.

Je viens justement de le décider in extremis, comme disent les latins.

— Tu avais envie de chanter, Gros ?

— Pourquoi ?

— Parce que tu vas faire chanter les autres…

— Fais-moi un dessin, je suis bouché cet aprême !

— Tout à l’heure ; pour l’instant j’ai un petit boulot à exécuter.

Je sors de ma poche un minuscule appareil photographique qui m’est très utile quand je tiens à prendre des clichés sans attirer l’attention.

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