11

Je n’ai rien d’autre à offrir que du sang, de la sueur et des larmes.

Winston Churchill, militaire et homme d’Etat du XXe siècle.


Après le raid contre les Squelettes, celui où Dizzy Flores avait dégusté, le premier raid de l’adjudant Jelal en tant que chef de section, un des servants de batterie du vaisseau me demanda :

— Comment ça s’est passé ?

Je lui ai répondu :

— Comme d’habitude…

C’était sans doute une question amicale, mais j’étais plutôt bouleversé et pas du tout en humeur de parler. Dizzy était mort mais j’étais heureux que nous ayons tout fait pour le récupérer. D’un autre côté, ç’avait été un acte inutile et j’en éprouvais de la colère. Tout cela dominé par un réconfort brumeux : celui de se retrouver à bord du vaisseau, avec tous ses bras et ses jambes.

Mais, je vous le demande : comment peut-on parler d’un saut à quelqu’un qui n’y a jamais participé ?

Le marin a ajouté :

— Ça marche bien pour vous, les gars. Trente jours de sieste, une demi-heure de boulot. Moi, j’ai droit à un quart sur trois.

— Je veux bien te croire, j’ai dit. Certains ont plus de chance que d’autres.

— Ecoute, soldat, tu ne vends pas des aspirateurs…

Tout n’était pas faux dans ce que disait ce marin. La vie de fantassin est un peu comme celle des aviateurs des toutes premières guerres mécanisées. On ne compte parfois pas plus de quelques heures de combat réel dans toute une carrière. Le reste n’est fait que d’entraînement, d’exercice. On se prépare, on attend, on va à la bagarre, on revient. Après l’opération contre les Squelettes, il y eut trois semaines de voyage avant un nouveau saut, sur une autre planète, dans un autre système stellaire. Une colonie des Punaises. Même avec l’effet Cherenkov, les étoiles demeuraient lointaines.

Entre-temps, j’eus droit officiellement à mes galons de caporal qui me furent remis par l’adjudant Jelal avec confirmation du capitaine Deladrier en l’absence d’un officier d’Infanterie. Théoriquement, mon grade n’était pas officiel mais le taux des pertes était tel que les nominations suffisaient à peine à les compenser. Dès l’instant où Jelly me déclara caporal, je l’étais.

Le marin avait eu tort de parler de « sieste ». Rien qu’en ce qui concernait l’équipement de saut, nous avions cinquante-trois scaphandres à vérifier et à entretenir entre chaque opération, sans parler de l’armement et du matériel spécial. Il arrivait, par exemple, que Migliaccio vérifie un scaphandre derrière moi, que Jelly confirme son rapport et que le lieutenant Farley, l’ingénieur en armement, décide que les réparations étaient impossibles à bord, à la suite de quoi il fallait prélever un nouveau scaphandre au magasin et l’activer, petite opération intéressante qui ne requiert jamais que vingt-six heures de travail.

Tout cela contrariait nos périodes de sieste.

Mais il nous arrivait de passer de bons moments. Il y avait constamment des tournois de jeux. Du trictrac aux échecs. Et puis le meilleur orchestre de jazz à quelques parsecs à la ronde (peut-être même le seul), avec l’adjudant Johnson à la trompette, dont le répertoire allait des hymnes les plus déchirants aux solis les plus violents.

Après le raid contre les Squelettes et cette récupération sur orbite conduite de main de maître (ou de maîtresse ?) par le commandant Deladrier, le forgeron de la section, Archie Campbell, réalisa un modèle réduit du Rodger Young qui fut signé par tous avec la dédicace :

Au Super-Pilote Yvette Deladrier, avec la reconnaissance des Têtes Dures de Rasczak.

Le commandant accepta notre invitation à dîner aux accords des Têtes Dures Brothers. Les bleus lui présentèrent l’œuvre d’Archie, elle versa quelques larmes, elle l’embrassa, puis elle embrassa Jelly et il devint presque violet.

J’avais mes galons et il fallait simplement que je mette les choses au clair avec Ace puisque Jelly voulait me garder comme adjoint au chef de groupe. Ça ne m’arrangeait pas. En principe, la progression doit être régulière. J’aurais dû normalement me retrouver chef de peloton et non passer de première classe adjoint au chef de peloton à caporal adjoint au chef de groupe. Jelly n’ignorait pas cela, bien sûr, mais je savais aussi en ce qui me concernait qu’il voulait maintenir l’unité telle que l’avait formée le Lieutenant, ce qui impliquait qu’il ne voulait pas déplacer ses chefs de peloton et de groupe.

Mais il y avait encore un problème qui me démangeait : les trois caporaux qui étaient sous mes ordres en tant que chefs de peloton étaient en fait mes aînés, mais, à supposer que l’adjudant Johnson se fasse avoir à la prochaine opération, non seulement ça nous ferait un merveilleux cuistot en moins, mais je me retrouverais chef de groupe. Quand on donne un ordre, surtout au combat, il ne doit pas y avoir l’ombre d’un doute. Il fallait que tout fût clair comme du cristal avant que vienne l’heure du prochain saut.

Ace posait le problème n° 1. Non seulement il était l’aîné des trois caporaux sous mes ordres, mais il était plus âgé que moi et soldat de carrière. Si lui m’acceptait, les autres suivraient. Et je n’aurais plus aucun problème avec les deux autres pelotons.

Je n’avais jamais eu aucun ennui avec lui à bord du Rodger Young. Depuis que nous avions ramené Flores ensemble jusqu’au vaisseau, il s’était montré plutôt aimable. Evidemment, nous n’avions pas eu la moindre occasion de friction. Nous étions séparés par nos devoirs quotidiens et nous ne nous rencontrions qu’aux revues et pour quelques tours de garde. Mais je sentais très bien qu’il ne me considérait pas comme un supérieur.

Alors, j’allai le trouver. Il était étendu sur sa couchette, plongé dans la lecture des Super contre la Galaxie. Je connaissais l’histoire, très improbable.

— Ace… Il faut qu’on se parle.

— Tu crois ? Je ne suis pas de service.

— Il faut que je te parle maintenant. Pose ton bouquin.

— Qu’est-ce qu’il y a de si urgent ? Laisse-moi finir ce chapitre.

— Laisse tomber, Ace. Tu veux que je te raconte la fin ?

— Si tu fais ça, je t’écrase, dit-il.

Mais il posa quand même son bouquin.

— Ace, c’est à propos de la réorganisation du groupe. Tu es mon aîné. C’est toi qui dois être l’adjoint du chef de groupe.

— Oh, tu recommences avec ça ?

— Oui… A mon avis, on devrait aller trouver Johnson tous les deux et le laisser se débrouiller avec Jelly.

— Tu crois ça, hein ?

— Oui, je le crois. Ça ne peut pas se passer autrement.

— Ecoute-moi bien, petit… Je vais être très clair avec toi. Je ne t’en veux pas personnellement. Et puis, tu étais avec moi quand on a ramené Dizzy… Je le reconnais… Mais si tu veux un peloton, tu n’as qu’à te le chercher. N’essaie pas de me piquer le mien. Mes gars n’iraient même pas à la corvée de patates pour toi, tu comprends ?

— C’est ton dernier mot ?

— Le premier, le dernier et le seul, petit.

— Je m’attendais à ça. (J’ai soupiré :) Mais il fallait que j’en sois certain. Bon, ça règle le problème. Mais… oui, autre chose : je crois bien que les douches ont besoin d’être astiquées. Tu ne penses pas qu’on irait plus vite si on s’y mettait à deux ? Tu sais ce que dit Jelly : les sous-offs sont toujours de service.

Ace n’a pas bougé tout de suite. Il a dit tranquillement :

— Tu penses que c’est nécessaire, petit ? Je te l’ai déjà dit : je ne t’en veux pas personnellement.

— Ce n’est pas l’impression que j’ai.

— Et tu te dis que tu vas me faire mon affaire ?

— Je peux toujours essayer.

— D’accord. On y va.

Il n’y avait qu’un seul bleu que nous avons dû virer. De toute façon, il n’avait pas besoin de prendre une douche. Ace a verrouillé la porte et m’a demandé :

— Tu as des règles à suggérer, petit ?

— Ma foi… je n’avais pas l’intention de te tuer.

— O.K. Et pas de fracture non plus. Rien qui puisse nous empêcher d’être du prochain saut, à moins d’un accident. Ça te va ?

— Parfait… Mais je crois que je vais enlever ma chemise.

— Tu ne veux pas qu’elle soit tachée de sang, hein ?

Je n’étais pas encore torse nu quand il m’a balancé un coup de pied. Pas trop violent, mais droit sur le genou.

Seulement, mon genou n’était plus là. On m’avait appris le truc.

Nous étions tous deux très forts, bien entraînés. Ace était plus lourd que moi, mais j’étais plus rapide.

Ce fut long, pénible, épuisant. Des détails n’apporteraient rien de plus au récit. Et puis, je n’avais vraiment pas le temps de prendre des notes.

Longtemps, très longtemps après, je me retrouvai étendu sur le dos. Ace me jetait de l’eau sur le visage. Il m’aida à me relever, m’appuya contre une paroi et me dit, sans lâcher mes épaules :

— Frappe-moi !

— Mmm ?

J’étais sonné. Ma vision était floue.

— Frappe-moi, Johnnie !

Son visage dérivait quelque part devant moi. Mais je parvins à faire le point, à le placer au centre de mon collimateur. Et je frappai de toutes mes forces, c’est-à-dire qu’une mouche convalescente n’aurait pas tenu plus de quelques minutes. Mais Ace ferma les yeux et glissa vers le pont. Je dus me cramponner à une épontille pour ne pas le suivre.

Il se releva au ralenti.

— O.K., Johnnie… (Il secoua la tête :) Tu m’as donné une leçon. Je ne ramènerai plus ma gueule avec toi. Et les gars du groupe te suivront.

J’ai acquiescé parce que je ne pouvais plus parler.

— On se serre la main ? a dit Ace.

Ce fut douloureux.


Nous étions en plein cœur de la guerre mais, apparemment, nous en savions moins que n’importe qui sur son déroulement. Nous nous trouvions dans la période qui avait suivi la destruction de Buenos Aires. C’était avec l’aide des Squelettes que les Punaises avaient réussi à localiser notre planète d’origine. Les premières escarmouches spatiales s’étaient transformées en une guerre ouverte. Bien sûr, c’était avant que nous ayons reconstitué nos forces et que les Squelettes se soient rangés à nos côtés. En fait, mais nous l’ignorions alors, la Terre était en état de siège et la Fédération était bien près de perdre la guerre.

Dans cette phase, les forces terriennes tentaient d’inverser l’alliance et d’amener les Squelettes à devenir nos alliés. Evidemment, nous ignorions cela comme nous ignorions tout. Simplement, juste avant le raid durant lequel Flores avait été tué, on nous avait demandé, dans la mesure du possible, d’éviter les pertes civiles et de porter notre effort sur les objectifs matériels.

Si nous étions capturés, nous ne pouvions pas révéler ce que nous ne savions pas. La torture, les drogues et les traitements psychologiques ne pouvaient rien tirer de nous. Nous ne recevions que des instructions tactiques essentielles. Dans le passé, on avait vu bien des armées battre en retraite parce que les hommes ignoraient pour qui et pour quoi ils combattaient. Dans l’Infanterie Mobile, nous n’avions pas cette faiblesse. Chacun de nous s’était porté volontaire, pour des raisons idéologiques ou personnelles, bonnes ou mauvaises. Nous nous battions parce que nous étions des fantassins, c’est tout. Nous étions des professionnels, liés par l’esprit de corps[5]. Nous étions les Têtes Dures de Rasczak.

Mais nous ne savions pas que nous étions en train de perdre la guerre.

Les Punaises pondaient des œufs. Et elles les gardaient en réserve. Ils éclosaient au fur et à mesure des besoins. Quand un soldat était abattu – ou mille, ou dix mille – les remplaçants sortaient de l’œuf avant même que nous ayons regagné nos bases. Mais ne croyez pas que seul l’instinct expliquait cela, comme chez les fourmis ou les termites. Non, tous leurs actes étaient dominés par une certaine intelligence et, en vérité, les Punaises étaient mieux coordonnées que nous. De toute façon, les races inintelligentes ne construisent pas d’astronefs.

Il fallait au minimum un an d’entraînement pour qu’un de nos soldats soit en mesure de se battre. Chez les Punaises, le soldat sortait pour ainsi dire tout équipé de son œuf.

Mathématiquement, un fantassin tué pour mille Punaises, cela représentait une victoire absolue des Punaises. Ainsi, nous apprenions à nos dépens l’efficience du communisme total chez une race qui s’y était adaptée par son évolution. Sans doute aurions-nous dû être avertis par les problèmes que l’hégémonie chinoise avait causés à l’Alliance anglo-russo-américaine, mais il en est ainsi des « leçons de l’Histoire »: on les assimile beaucoup mieux quand on s’est cassé la figure.

Maintenant, nous commencions à assimiler, par exemple. Nous savions distinguer les soldats des ouvrières. Si on avait le temps de bien les examiner, on remarquait une petite différence dans la forme de la carapace. Mais il y avait un truc plus rapide : si la Punaise fonçait sur vous, c’était un soldat. Il était inutile de gaspiller les munitions, comme au début, sur les Punaises ouvrières. On ne tirait même sur les soldats que pour se défendre. Ce qui comptait, c’était de trouver un trou et d’y larguer une bombe à gaz qui explosait après plusieurs secondes de chute, répandant un liquide huileux qui s’évaporait progressivement en un gaz toxique pour les Punaises et plus lourd que l’air. On terminait la petite opération avec une grenade à haute puissance qui scellait le trou. Et on continuait.

Nous ne savions toujours pas si nous frappions assez profond pour avoir les reines mais, en tout cas, cette nouvelle tactique n’avait pas l’air de plaire aux Punaises. Nous le savions par les renseignements des Squelettes. Et puis, c’est comme ça que nous sommes venus à bout de leur colonie de Sheol.

Pour nous autres Têtes Dures, la différence n’était pas énorme. Ce n’était qu’une arme de plus qu’il fallait utiliser, mais les opérations n’avaient pas changé. On tombait du ciel et on fonçait, par bonds, selon le plan prévu.


Une capsule larguée est une capsule perdue et, régulièrement, nous retournions sur Sanctuaire pour nous réapprovisionner. Même avec les générateurs Cherenkov qui nous permettaient de faire le tour de la galaxie, nous ne pouvions nous couper de notre base, sous peine d’être à court de capsules.

Nous avions justement mis le cap sur Sanctuaire quand arriva le message qui confirmait la nomination de Jelly au grade de lieutenant, en remplacement de Rasczak. Il fit de gros efforts pour ne pas rendre la chose publique mais le capitaine Deladrier fit publier sa nomination et le pria de bien vouloir prendre ses repas au mess de proue, avec les autres officiers.

Nous avions déjà sauté plusieurs fois avec lui. Nous regrettions encore le Lieutenant mais nous nous étions habitués à Jelly. Quand il eut reçu sa nomination, on se dit qu’il était temps pour nous de changer de nom.

C’était Johnson le plus ancien. Il fut chargé de faire part de notre requête à Jelly, mais il me captura au passage pour lui soutenir le moral.

— Ouais ?… grommela Jelly à notre arrivée.

— Eh bien, mon adjud… mon lieutenant, nous nous sommes dit…

— Quoi donc ?

— Ma foi, les gars en ont parlé entre eux et ils pensent comme ça… ils pensent que l’unité devrait s’appeler : Les Jaguars de Jelly.

— Vraiment ? Et combien ont voté pour ça ?

— L’unanimité, dit simplement Johnson.

— Cinquante-deux oui… et un non. Le non l’emporte, dit tranquillement Jelly.

Plus personne ne revint jamais sur ce sujet.

Quelque temps après, nous nous mettions en orbite autour de Sanctuaire. C’était bon après les deux jours d’apesanteur auxquels nous avions eu droit pendant que l’Ingénieur en Chef bricolait sur le générateur de pseudo-gravité. J’avais l’apesanteur en horreur, mais je savais que je ne serais jamais un véritable homme de l’espace. J’aimais la sensation d’un sol bien dur, bien stable sous mes pas. Toute notre section eut droit à dix jours de permission de détente et fut transférée dans les baraquements de la Base.

Toujours à cause de la loi du secret (on ne peut pas révéler ce qu’on ne sait pas) j’ignorais les coordonnées de Sanctuaire ainsi que de numéro NGC de son soleil. Ces détails galactographiques étaient pour nous ultra-secrets et ne pouvaient être connus que des pilotes, navigateurs et capitaines de vaisseaux. Je suppose qu’ils étaient pour leur part hypno-conditionnés pour le suicide en cas de capture. Je ne souhaitais pas en savoir plus, de toute manière. Luna tomberait peut-être bientôt et la Terre pouvait être occupée. La Fédération regroupait l’essentiel de ses moyens sur Sanctuaire pour que la chute du berceau de l’humanité ne signifie pas la capitulation.

Il faut que je vous parle de Sanctuaire. Un monde très semblable à la Terre mais plus primitif. Pour les planétologues, Sanctuaire a le même âge que la Terre, une atmosphère similaire et presque aussi dense, à peu près les mêmes climats, une faune et une flore importantes. Pour les astrophysiciens, le soleil de Sanctuaire est du même type que celui de la Terre et presque du même âge. Il n’y manque même pas une lune de dimensions honorables pour provoquer des marées comparables à celles du Pacifique.

Malgré tous ces avantages, Sanctuaire n’a guère parcouru que quelques centimètres sur le chemin de l’évolution. A cause de l’absence de mutations. Car voici la différence : Sanctuaire ne connaît pas le taux exceptionnel de radiations naturelles de la Terre.

La plus typique et la plus développée des formes de vie végétale est une fougère géante très primitive. Le sommet du règne animal est un proto-insecte qui n’a encore développé aucune colonie. Je ne parle pas de la faune et de la flore importées. Les espèces terrestres progressent librement sur Sanctuaire, sans la moindre résistance.

Le taux anormalement bas des mutations freinant l’évolution sur la planète, les formes de vie locales ne sont pas en état de lutter. Les schémas génétiques sont demeurés trop longtemps immuables pour permettre l’adaptation. Cela s’est passé comme dans une énorme partie de bridge où les joueurs, pendant des siècles, auraient toujours eu la même main.

Cela n’avait eu aucune importance aussi longtemps que les espèces locales s’étaient affrontées les unes les autres. Mais lorsque des formes de vie issues d’une planète baignée de radiations étaient apparues, la compétition avait été dès le départ inégale.

Tout ce que je viens de rapporter est élémentaire pour n’importe quel étudiant en biologie. Mais le cerveau de la station de recherche qui m’expliquait la situation souleva un point qui ne m’était pas apparu : qu’en était-il alors des humains qui avaient colonisé Sanctuaire ? Non pas les hommes de la Terre et d’ailleurs qui faisaient escale, comme moi, mais ceux qui avaient vécu sur Sanctuaire, qui y étaient nés et dont les descendants vivaient et vivraient encore ici jusqu’à la Nième génération… Que deviendraient-ils ? Bien sûr, ça ne fait de mal à personne de ne pas être bombardé en permanence par des radiations. C’est même plus sain. Sur Sanctuaire, la leucémie et pas mal de types de cancer sont inconnus. Et sur le plan du développement économique, ils ont quelques avantages. Lorsqu’ils sèment du blé, ils n’ont même pas besoin de désherber. Le blé conquiert son territoire tout seul, et rien ne lui résiste.

Mais les descendants des premiers colons de Sanctuaire n’évolueront jamais. L’homme de la station me dit que quelques mutations mineures pourraient être provoquées par d’autres agents que les radiations, qu’il fallait compter aussi avec l’apport de sang nouveau à chaque immigration et aussi sur la sélection naturelle au niveau des gènes. Mais jamais Sanctuaire n’approcherait le taux d’évolution de la Terre et de la plupart des autres planètes. Alors ? Les colons resteraient-ils figés dans le temps, immuables, tandis que la race humaine, poursuivant son évolution, les laisserait loin en arrière, véritables fossiles vivants ?

Pour assurer leur descendance, ils pouvaient bien sûr se soumettre quotidiennement aux rayons X et même déclencher quelques explosions nucléaires afin d’établir un véritable réservoir de retombées radioactives dans l’atmosphère, c’est-à-dire accepter le danger immédiat de l’irradiation, se sacrifier en quelque sorte pour assurer le destin génétique de leur race.

Pour l’homme de la station, il était probable qu’ils ne feraient rien. La race humaine, disait-il, était trop individualiste, égocentrique, pour se soucier ainsi des futures générations. L’appauvrissement génétique par l’absence de radiations n’était pas un concept immédiat. Pour les actuels colons, la menace était vague, lointaine, à des milliers d’années dans le temps.

J’ignore ce qu’il en sera du destin de Sanctuaire. Ce que je sais c’est que ce monde sera colonisé à 100 pour cent, que ce soit par nous ou par les Punaises. Ou bien par une autre race. C’est une utopie réalisable, si l’on veut. Les mondes habitables sont rares dans cette région de la galaxie et il n’est pas concevable de laisser Sanctuaire à des formes de vie primitives qui ne peuvent franchir la barrière de l’évolution.

D’abord, c’est une très belle planète, peut-être même plus agréable que la Terre pour y passer quelques jours de détente. Les civils qui y sont nombreux, plus d’un million, ne sont pas d’un commerce désagréable pour des civils. Ils savent que nous sommes en état de guerre. Plus de la moitié d’entre eux travaillent à la Base ou dans l’industrie de guerre. Les autres ravitaillent la Flotte et l’on peut dire qu’ils ont une part d’intérêt dans la guerre. Mais, quelles que soient leurs raisons, ils respectent l’uniforme. Et puis, pour la moitié, ils sont du sexe féminin.

Il faut avoir passé des semaines d’espace pour vraiment apprécier ça. Il faut avoir attendu en vibrant les jours de garde où l’on avait droit au privilège délicieux de passer deux heures sur six devant la cloison N° 30 avec la chance, si l’on ouvrait tout grand ses oreilles, d’entendre le son d’une voix féminine. Je suppose que sur les vaisseaux totalement mixtes, ce n’est pas la même chose.

En plus des femelles civiles de Sanctuaire, 40 pour cent des employés du Service Fédéral étaient du sexe féminin.

A ces statistiques plutôt prometteuses, il fallait ajouter que tout avait été organisé, sur Sanctuaire, pour que les permissions soient vraiment des séjours de détente. Tous les civils participaient à cet effort.

L’avenue Churchill, qui allait de la Base à la ville, était bordée d’établissements dont la spécialité était de débarrasser le soldat de son argent. L’opération se faisait sans souffrance, en musique et avec de la compagnie. Mais si vous réussissiez à éviter ces pièges et à garder un peu de monnaie, la ville elle-même vous réservait d’autres découvertes. On y trouvait des filles, bien sûr, mais d’autres plaisirs aussi. L’ensemble de la population, en fait, semblait avoir fait d’Espirito Santo, la capitale, un vaste centre social à la manière de celui de Vancouver, mais en plus chaleureux. C’était à tel point que, pendant quelque temps, je songeai à m’installer sur Sanctuaire à la fin de mon service. Peu m’importait que, dans vingt-cinq années, mes descendants n’aient pas les tentacules verts qui seraient l’orgueil de la race humaine. Ce prof de la Station n’avait pas réussi à m’effrayer avec cette histoire de radiations. En regardant autour de moi, je ne pouvais m’empêcher de penser que l’humanité avait atteint le sommet de son évolution.

Pour en revenir aux divertissements variés offerts par Espirito Santo, je me souviens avec un plaisir particulier de certaine soirée où toute une tablée de Têtes Dures s’était lancée dans une discussion amicale avec une tablée de types de la Marine (qui n’appartenaient pas au Rodger Young). Le débat était animé, un peu bruyant, peut-être. La police de la Base dut y mettre un terme à coups de tétaniseurs. Il fallut payer la casse mais nous n’eûmes pas plus d’histoires. Pour le commandant de la Base, un soldat en permission de détente avait droit à un petit peu de liberté. L’important, c’était qu’il n’essaie pas une des « trente et une façons de casser du bois ».

Le casernement est à la hauteur. Vous êtes libre de loger à l’hôtel si vous avez de l’argent de trop, mais le casernement est confortable et la nourriture y est bonne. Ce sont des civils qui font la cuisine, vingt-cinq heures par jour. Pas de réveil, pas d’appels. On est vraiment en permission. Ace et moi, nous avions toute une chambre pour nous et on aurait pu se croire à l’hôtel. Un matin, alors que la permission tirait tristement à sa fin, Ace se mit à secouer mon lit :

— Debout, soldat ! Les Punaises attaquent !

Je lui dis ce qu’il pouvait en faire, mais il insista :

— Allez ! Lève-toi !

— … sors pas. Fauché…

La veille au soir, j’avais rendez-vous avec une ravissante chimiste de la Station de Recherche. Elle avait fait la connaissance de Carl sur Pluton et il m’avait écrit pour me dire qu’elle était affectée sur Sanctuaire et que si jamais… Elle était mince, elle était rousse, et elle avait des goûts de luxe. Je soupçonnais Carl de lui avoir laissé entendre que j’avais pas mal d’argent. Pour cette raison, sans doute, elle avait brusquement décidé que l’occasion était idéale pour goûter au champagne local. Je ne pouvais pas démentir Carl en avouant que je n’avais que ma solde pour me défendre. Je lui offris donc le champagne et me contentai d’un jus d’ananas, qualifié de « frais », mais qui ne l’était pas. J’avais dû regagner le casernement à pied, les taxis n’étant pas gratuits. Mais je n’étais pas mécontent de cette soirée. Après tout, qu’est-ce que l’argent ?

— Ne t’en fais pas, me dit Ace. J’ai des réserves. J’ai eu de la veine, hier. Je suis tombé sur un type de la Marine qui ne savait pas très bien calculer.

Je me suis donc levé, rasé, douché et on a avalé en vitesse quelques œufs, des pommes de terre sautées, du jambon, des cakes, etc.

Il faisait plutôt chaud sur l’avenue Churchill. Nous nous sommes arrêtés dans une cantina. J’ai essayé leur jus d’ananas. Ce n’en était pas mais c’était frais. On ne peut pas tout avoir.

A la deuxième tournée, j’ai essaye le jus de fraise. Même chose. Ace contemplait le fond de son verre, l’air rêveur. Finalement, il m’a dit :

— Tu n’as jamais pensé à devenir officier ?

— Hein ? Tu te sens bien, vieux ?

— Parfaitement… Ecoute-moi, Johnnie : cette guerre risque de durer encore pas mal de temps. Toute la propagande qu’ils balancent à nos braves Terriens, tu sais comme moi qu’elle n’a rien à voir avec la situation. Les Punaises n’ont pas l’intention de décrocher. Alors, pourquoi n’essaies-tu pas de grimper un peu plus haut ? Comme on dit, dans un orchestre, il vaut mieux tenir la baguette que la grosse caisse.

Venant de Ace, ce discours me sidérait.

— Et toi ? Pourquoi tu ne tentes pas le coup ?

— Moi ? Allons, petit, vérifie tes circuits. Ça ne va pas, ton visuel… Je n’ai pas d’éducation et j’ai dix ans de plus que toi. Toi, tu en as assez dans la tête pour te présenter aux examens. Ton Q.I. leur plaira. Je te parie que si tu te rengages, tu seras adjudant avant moi… et que tu te retrouveras dans le peloton d’officiers le lendemain !

— Je suis sûr que ça ne va pas dans ta tête, Ace !

— Ecoute ton petit père… Ça me fait mal au ventre de te le dire, mais tu es assez sincère, stupide et courageux pour être le genre d’officier que les gars suivent n’importe où. Moi… eh bien, moi, je suis né pour être sous-off, avec juste ce qu’il faut de pessimisme pour refroidir l’enthousiasme des types comme toi. Un jour, je me retrouverai adjudant. Quand j’aurais mes vingt ans de service, je me prendrai un des jobs de la réserve. Flic, peut-être… J’aurai une bonne épouse bien grassouillette qui aura aussi mauvais goût que moi. Je m’intéresserai au sport, j’irai à la pêche et je claquerai tranquillement. Mais toi… Toi, tu resteras dans l’Armée, tu prendras du galon et tu mourras glorieusement. Je lirai le résumé de ta carrière, un jour, et je dirai fièrement : j’ai connu ce gars-là. On était caporaux ensemble. Je lui prêtais de l’argent quand il était fauché… Tu ne me crois pas ?

— Je n’y ai jamais réfléchi, Ace… Tout ce que je veux, c’est faire mon temps de service.

Il eut un sourire amer.

— Le temps de service, hein ? Tu as assisté à un départ de rapatriés aujourd’hui ? Tu crois vraiment en avoir pour deux ans ?

Il marquait un point, là. Aussi longtemps que la guerre se poursuivait, le « temps de service » ne correspondait à rien. Il n’avait pas de fin.

— Ça sera peut-être plus de deux ans, dis-je, mais la guerre ne peut pas durer éternellement, non ?

— Crois-tu ?

— Impossible !

— J’aimerais en être sûr. Personne ne me dit rien. Mais ce n’est pas ça ton problème, Johnnie… Tu as une fille qui t’attend ?

— Non… J’en avais une mais… Elle m’a écrit récemment une lettre qui commençait par « Cher Johnnie »… tu vois.

C’était un mensonge bien mineur et purement décoratif. Mais c’était le genre de réponse que souhaitait Ace. Evidemment, Carmen n’avait jamais attendu personne, mais elle m’écrivait des lettres qui commençaient par « Cher Johnnie », très rarement, je dois le dire.

Ace hocha la tête.

— Ça se passe toujours comme ça, Johnnie. Les filles feraient aussi bien d’épouser tout de suite des civils. Mais ne t’en fais pas trop, fiston : quand tu rentreras, tu en trouveras des tas prêtes à t’épouser. Et tu seras assez âgé pour savoir comment le prendre… Je vais te dire : le mariage, c’est un désastre pour l’homme jeune, et une bénédiction pour l’homme mûr. (Il plongea son regard dans mon verre :) C’est vraiment écœurant de te voir boire cette saleté.

— La tienne me fait le même effet.

Il a eu un haussement d’épaules :

— Comme tu dis : il en faut pour tous les goûts. Mais réfléchis à ce que je t’ai dit.

— Promis.

Ace ne tarda pas à se lancer dans une partie de cartes. Il me prêta un peu d’argent et je me mis à flâner. J’avais sérieusement besoin de réfléchir.

Soldat de carrière, moi ? Il ne s’agissait pas seulement de devenir officier. Est-ce que je voulais sérieusement rester dans l’Armée ? Si j’étais là, après tout, c’était pour obtenir ma franchise de citoyen, non ? Si je choisissais de faire carrière, c’était comme si je ne m’étais jamais engagé. L’uniforme vous interdisait le droit de vote. C’était normal, bien sûr. Si les Têtes Dures votaient, il y aurait toujours un ou deux crétins pour se prononcer contre le prochain saut. Impossible.

Mais je m’étais engagé pour avoir le droit de vote.

J’en étais certain, mais est-ce que je pouvais le jurer ?

Le vote était-il aussi important que cela à mes yeux ? Non, il s’agissait plutôt du statut de citoyen. C’était une question de prestige… et d’orgueil.

Ou bien ?…

Mais je n’allais pas passer le reste de mon existence à essayer de me rappeler pour quelles raisons je m’étais engagé.

Et puis, le seul droit de vote ne suffisait pas à faire d’un homme un citoyen. Le Lieutenant, par exemple, avait été un citoyen, un vrai, au plus noble sens du terme. A chaque saut, c’était comme s’il avait mis un bulletin dans l’urne. En se battant, il avait voté.

Et moi aussi !

Je pouvais presque entendre la voix du colonel Dubois : « La citoyenneté est une attitude, un état d’esprit, la conviction émotionnelle que le tout est plus grand que la partie… et que la partie doit éprouver de la fierté à se sacrifier pour que le tout survive. »

Je ne savais toujours pas si je désirais sincèrement « placer mon corps mortel entre le foyer que j’aimais et les ravages de la guerre » (je tremblais encore à chaque opération et ces « ravages » me semblaient toujours aussi redoutables), mais, au moins, je comprenais de quoi M. Dubois avait voulu nous parler. J’appartenais à l’Infanterie Mobile tout comme elle m’appartenait. Le patriotisme était un concept un tantinet ésotérique pour moi. Mais l’Infanterie Mobile était réelle. Elle était comme ma famille. J’y avais trouvé autant de frères que je n’avais jamais eus et chacun d’eux m’était plus proche que Carl ne l’avait été. Si je quittais l’Infanterie, je serais seul, abandonné.

Alors, pourquoi ne pas y faire carrière ?

D’accord, d’accord !… Mais cette stupide suggestion de devenir officier ? Ça, c’était un autre problème. Je me voyais dans vingt ans, la poitrine pleine de décorations, passant mes soirées au Club des Vétérans à raconter mes campagnes. Mais suivre le peloton !… Comme me l’avait dit Jenkins, lors d’une de nos interminables discussions : « Je suis simple soldat ! Et je veux le rester ! Aussi longtemps que tu es un simple soldat, on ne te demande rien. Qui donc souhaiterait devenir officier, hein ? Ou même adjudant ? Tu respires le même air qu’eux, non ? Tu sautes avec eux sur les mêmes planètes… mais tu ne te casses pas la tête. »

Un point pour Al également. Mes galons ne m’avaient jamais rapporté que quelques pépins supplémentaires.

Pourtant, je savais que je serais adjudant si on m’en donnait la chance. On ne refuse jamais. En règle générale, un fantassin ne refuse jamais rien. Y compris des galons d’officier, je pense.

Mais ça n’était pas possible. Comment pouvais-je donc espérer être un jour ce que le Lieutenant avait été ?

Tout en flânant, j’étais arrivé près de l’école des candidats. Sur le terrain de parade, une compagnie de cadets était à l’exercice. Je les observai un moment. Il faisait un beau soleil et ils transpiraient dans leurs uniformes, accompagnés par les aboiements des adjudants. Cette bonne vieille routine ! Je hochai la tête et regagnai le casernement. J’allai droit au quartier des officiers. Jelly était dans sa chambre. Il lisait un magazine, les pieds sur une table. La porte était ouverte et je cognai contre le chambranle. Il leva la tête :

— Oui ?

— Mon adj… je veux dire, mon lieutenant…

— Vas-y !

— Je veux faire carrière…

Immédiatement, il ôta ses pieds de la table et dit :

— Lève la main droite.

J’ai prêté serment. Il a tiré une liasse de documents du tiroir. Tout était déjà prêt. Je n’avais plus qu’à signer. Il attendait. Mais je n’avais discuté de ça qu’avec Ace. Comment était-ce possible ?

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