Promesses d’avare, serments d’amour

En l’absence de son père, Eugénie eut le bonheur de pouvoir s’occuper ouvertement de son bien-aimé cousin, d’épancher sur lui sans crainte les trésors de sa pitié, l’une des sublimes supériorités de la femme, la seule qu’elle veuille faire sentir, la seule qu’elle pardonne à l’homme de lui laisser prendre sur lui. Trois ou quatre fois, Eugénie alla écouter la respiration de son cousin; savoir s’il dormait, s’il se réveillait; puis, quand il se leva, la crème, le café, les œufs, les fruits, les assiettes, le verre, tout ce qui faisait partie du déjeuner, fut pour elle l’objet de quelque soin. Elle grimpa lestement dans le vieil escalier pour écouter le bruit que faisait son cousin. S’habillait-il? pleurait-il encore? Elle vint jusqu’à la porte.


– Mon cousin?


– Ma cousine.


– Voulez-vous déjeuner dans la salle ou dans votre chambre?


– Où vous voudrez.


– Comment vous trouvez-vous?


– Ma chère cousine, j’ai honte d’avoir faim.


Cette conversation à travers la porte était pour Eugénie tout un épisode de roman.


– Eh! bien, nous vous apporterons à déjeuner dans votre chambre, afin de ne pas contrarier mon père. Elle descendit dans la cuisine avec la légèreté d’un oiseau.


– Nanon, va donc faire sa chambre.


Cet escalier si souvent monté, descendu, où retentissait le moindre bruit, semblait à Eugénie avoir perdu son caractère de vétusté; elle le voyait lumineux, il parlait, il était jeune comme elle, jeune comme son amour auquel il servait. Enfin sa mère, sa bonne et indulgente mère, voulut bien se prêter aux fantaisies de son amour, et lorsque la chambre de Charles fut faite, elles allèrent toutes deux tenir compagnie au malheureux: la charité chrétienne n’ordonnait-elle pas de le consoler? Ces deux femmes puisèrent dans la religion bon nombre de petits sophismes pour se justifier leurs déportements. Charles Grandet se vit donc l’objet des soins les plus affectueux et les plus tendres. Son cœur endolori sentit vivement la douceur de cette amitié veloutée, de cette exquise sympathie, que ces deux âmes toujours contraintes surent déployer en se trouvant libres un moment dans la région des souffrances, leur sphère naturelle. Autorisée par la parenté, Eugénie se mit à ranger le linge, les objets de toilette que son cousin avait apportés, et put s’émerveiller à son aise de chaque luxueuse babiole, des colifichets d’argent, d’or travaillé qui lui tombaient sous la main, et qu’elle tenait long-temps sous prétexte de les examiner. Charles ne vit pas sans un attendrissement profond l’intérêt généreux que lui portaient sa tante et sa cousine; il connaissait assez la société de Paris pour savoir que dans sa position il n’y eût trouvé que des cœurs indifférents ou froids. Eugénie lui apparut dans toute la splendeur de sa beauté spéciale.


Il admira dès lors l’innocence de ces mœurs dont il se moquait la veille. Aussi, quand Eugénie prit des mains de Nanon le bol de faïence plein de café à la crème pour le lui servir avec toute l’ingénuité du sentiment, et en lui jetant un bon regard, ses yeux se mouillèrent-ils de larmes, il lui prit la main et la baisa.


– Hé! bien, qu’avez-vous encore? demanda-t-elle.


– C’est des larmes de reconnaissance, répondit-il. Eugénie se tourna brusquement vers la cheminée pour prendre les flambeaux.


– Nanon, tenez, emportez, dit-elle.


Quand elle regarda son cousin, elle était bien rouge encore, mais au moins ses regards purent mentir et ne pas peindre la joie excessive qui lui inondait le cœur; mais leurs yeux exprimèrent un même sentiment, comme leurs âmes se fondirent dans une même pensée: l’avenir était à eux. Cette douce émotion fut d’autant plus délicieuse pour Charles au milieu de son immense chagrin, qu’elle était moins attendue. Un coup de marteau rappela les deux femmes à leurs places. Par bonheur, elles purent redescendre assez rapidement l’escalier pour se trouver à l’ouvrage quand Grandet entra; s’il les eût rencontrées sous la voûte, il n’en aurait pas fallu davantage pour exciter ses soupçons. Après le déjeuner, que le bonhomme fit sur le pouce, le garde, auquel l’indemnité promise n’avait pas encore été donnée, arriva de Froidfond, d’où il apportait un lièvre, des perdreaux tués dans le parc, des anguilles et deux brochets dus par les meuniers.


– Eh! eh! ce pauvre Cornoiller, il vient comme marée en carême. Est-ce bon à manger, ça?


– Oui, mon cher généreux monsieur, c’est tué depuis deux jours.


– Allons, Nanon, haut le pied, dit le bonhomme. Prends-moi cela, ce sera pour le dîner, je régale deux Cruchot.


Nanon ouvrit des yeux bêtes et regarda tout le monde.


– Eh! bien, dit-elle, où que je trouverai du lard et des épices?


– Ma femme, dit Grandet, donne six francs à Nanon, et fais-moi souvenir d’aller à la cave chercher du bon vin.


– Eh! bien, donc, monsieur Grandet, reprit le garde qui avait préparé sa harangue afin de faire décider la question de ses appointements, monsieur Grandet…


– Ta, ta, ta, ta, dit Grandet, je sais ce que tu veux dire, tu es un bon diable, nous verrons cela demain, je suis trop pressé aujourd’hui.


– Ma femme, donne-lui cent sous, dit-il à madame Grandet.


Il décampa. La pauvre femme fut trop heureuse d’acheter la paix pour onze francs. Elle savait que Grandet se taisait pendant quinze jours, après avoir ainsi repris, pièce à pièce, l’argent qu’il lui donnait.


– Tiens, Cornoiller, dit-elle en lui glissant dix francs dans la main, quelque jour nous reconnaîtrons tes services.


Cornoiller n’eut rien à dire. Il partit.


– Madame, dit Nanon, qui avait mis sa coiffe noire et pris son panier, je n’ai besoin que de trois francs, gardez le reste. Allez, ça ira tout de même.


– Fais un bon dîner, Nanon, mon cousin descendra, dit Eugénie.


– Décidément, il se passe ici quelque chose d’extraordinaire, dit madame Grandet. Voici la troisième fois que, depuis notre mariage, ton père donne à dîner.


Vers quatre heures, au moment où Eugénie et sa mère avaient fini de mettre un couvert pour six personnes, et où le maître du logis avait monté quelques bouteilles de ces vins exquis que conservent les provinciaux avec amour, Charles vint dans la salle. Le jeune homme était pâle. Ses gestes, sa contenance, ses regards et le son de sa voix eurent une tristesse pleine de grâce. Il ne jouait pas la douleur, il souffrait véritablement, et le voile étendu sur ses traits par la peine lui donnait cet air intéressant qui plaît tant aux femmes. Eugénie l’en aima bien davantage. Peut-être aussi le malheur l’avait-il rapproché d’elle. Charles n’était plus ce riche et beau jeune homme placé dans une sphère inabordable pour elle; mais un parent plongé dans une effroyable misère. La misère enfante l’égalité. La femme a cela de commun avec l’ange que les êtres souffrants lui appartiennent. Charles et Eugénie s’entendirent et se parlèrent des yeux seulement; car le pauvre dandy déchu, l’orphelin se mit dans un coin, s’y tint muet, calme et fier; mais, de moment en moment, le regard doux et caressant de sa cousine venait luire sur lui, le contraignait à quitter ses tristes pensées, à s’élancer avec elle dans les champs de l’Espérance et de l’Avenir où elle aimait à s’engager avec lui. En ce moment, la ville de Saumur était plus émue du dîner offert par Grandet aux Cruchot qu’elle ne l’avait été la veille par la vente de sa récolte qui constituait un crime de haute trahison envers le vignoble. Si le politique vigneron eût donné son dîner dans la même pensée qui coûta la queue au chien d’Alcibiade, il aurait été peut-être un grand homme; mais trop supérieur à une ville de laquelle il se jouait sans cesse, il ne faisait aucun cas de Saumur. Les des Grassins apprirent bientôt la mort violente et la faillite probable du père de Charles, ils résolurent d’aller dès le soir même chez leur client afin de prendre part à son malheur et lui donner des signes d’amitié, tout en s’informant des motifs qui pouvaient l’avoir déterminé à inviter, en semblable occurrence, les Cruchot à dîner. A cinq heures précises, le président G. de Bonfons et son oncle le notaire arrivèrent endimanchés jusqu’aux dents. Les convives se mirent à table et commencèrent par manger notablement bien. Grandet était grave, Charles silencieux, Eugénie muette, madame Grandet ne parla pas plus que de coutume, en sorte que ce dîner fut un véritable repas de condoléance. Quand on se leva de table, Charles dit à sa tante et à son oncle:


– Permettez-moi de me retirer. Je suis obligé de m’occuper d’une longue et triste correspondance.


– Faites, mon neveu.


Lorsque après son départ le bonhomme put présumer que Charles ne pouvait rien entendre, et devait être plongé dans ses écritures, il regarda sournoisement sa femme.


– Madame Grandet, ce que nous avons à dire serait du latin pour vous, il est sept heures et demie, vous devriez allez vous serrer dans votre portefeuille. Bonne nuit, ma fille.


Il embrassa Eugénie, et les deux femmes sortirent. Là commença la scène où le père Grandet, plus qu’en aucun autre moment de sa vie, employa l’adresse qu’il avait acquise dans le commerce des hommes, et qui lui valait souvent, de la part de ceux dont il mordait un peu trop rudement la peau, le surnom de vieux chien. Si le maire de Saumur eût porté son ambition plus haut, si d’heureuses circonstances, en le faisant arriver vers les sphères supérieures de la Société, l’eussent envoyé dans les congrès où se traitaient les affaires des nations, et qu’il s’y fût servi du génie dont l’avait doté son intérêt personnel, nul doute qu’il n’y eût été glorieusement utile à la France. Néanmoins, peut-être aussi serait-il également probable que, sorti de Saumur, le bonhomme n’aurait fait qu’une pauvre figure. Peut-être en est-il des esprits comme de certains animaux, qui n’engendrent plus transplantés hors des climats où ils naissent.


– Mon… on… on… on… sieur le pré… pré… pré… président, vouoouous di… di… di… disiiieeez que la faaaaiiillite…


Le bredouillement affecté depuis si long-temps par le bonhomme et qui passait pour naturel, aussi bien que la surdité dont il se plaignait par les temps de pluie, devint, en cette conjoncture, si fatigant pour les deux Cruchot, qu’en écoutant le vigneron ils grimaçaient à leur insu, en faisant des efforts comme s’ils voulaient achever les mots dans lesquels il s’empêtrait à plaisir. Ici, peut-être, devient-il nécessaire de donner l’histoire du bégayement et de la surdité de Grandet. Personne, dans l’Anjou, n’entendait mieux et ne pouvait prononcer plus nettement le français angevin que le rusé vigneron. Jadis, malgré toute sa finesse, il avait été dupé par un Israélite qui, dans la discussion, appliquait sa main à son oreille en guise de cornet, sous prétexte de mieux entendre, et baragouinait si bien en cherchant ses mots, que Grandet, victime de son humanité, se crut obligé de suggérer à ce malin Juif les mots et les idées que paraissait chercher le Juif, d’achever lui-même les raisonnements dudit Juif, de parler comme devait parler le damné Juif, d’être enfin le Juif et non Grandet. Le tonnelier sortit de ce combat bizarre, ayant conclu le seul marché dont il ait eu à se plaindre pendant le cours de sa vie commerciale. Mais s’il y perdit pécuniairement parlant, il y gagna moralement une bonne leçon, et, plus tard, il en recueillit les fruits. Aussi le bonhomme finit-il par bénir le Juif qui lui avait appris l’art d’impatienter son adversaire commercial; et, en l’occupant à exprimer sa pensée, de lui faire constamment perdre de vue la sienne. Or, aucune affaire n’exigea, plus que celle dont il s’agissait, l’emploi de la surdité, du bredouillement, et des ambages incompréhensibles dans lesquels Grandet enveloppait ses idées. D’abord, il ne voulait pas endosser la responsabilité de ses idées; puis, il voulait rester maître de sa parole, et laisser en doute ses véritables intentions.


– Monsieur de Bon… Bon… Bonfons… Pour la seconde fois, depuis trois ans, Grandet nommait Cruchot neveu monsieur de Bonfons. Le président put se croire choisi pour gendre par l’artificieux bonhomme.


– Vooouuous di… di… di… disiez donc que les faiiiillites peu… peu… peu… peuvent, dandans ce… ertains cas,


être empê… pê… pê… chées pa… par…


– Par les tribunaux de commerce eux-mêmes. Cela se voit tous les jours, dit monsieur C. de Bonfons enfourchant l’idée du père Grandet ou croyant la deviner et voulant affectueusement la lui expliquer. Ecoutez?


– J’écoucoute, répondit humblement le bonhomme en prenant la malicieuse contenance d’un enfant qui rit intérieurement de son professeur tout en paraissant lui prêter la plus grande attention.


– Quand un homme considérable et considéré, comme l’était, par exemple, défunt monsieur votre frère à Paris…


– Mon… on frère, oui.


– Est menacé d’une déconfiture…


– Caaaa s’aappelle dé, dé, déconfiture?


– Oui. Que sa faillite devient imminente, le tribunal de commerce, dont il est justiciable (suivez bien), a la faculté, par un jugement, de nommer, à sa maison de commerce, des liquidateurs. Liquider n’est pas faire faillite, comprenez-vous? En faisant faillite, un homme est déshonoré; mais en liquidant, il reste honnête homme.


– C’est bien di, di, di, différent, si çaââ ne coû, ou, ou, ou, oûte pas, pas, pas plus cher, dit Grandet.


– Mais une liquidation peut encore se faire, même sans le secours du tribunal de commerce. Car, dit le président en humant sa prise de tabac, comment se déclare une faillite?


– Oui, je n’y ai jamais pen, pen, pen, pensé, répondit Grandet.


– Premièrement, reprit le magistrat, par le dépôt du bilan au greffe du tribunal, que fait le négociant lui-même, ou son fondé de pouvoirs, dûment enregistré. Deuxièmement, à la requête des créanciers. Or, si le négociant ne dépose pas de bilan, si aucun créancier ne requiert du tribunal un jugement qui déclare le susdit négociant en faillite, qu’arriverait-il?


– Oui, i, i, voy, voy… ons.


– Alors la famille du décédé, ses représentants, son hoirie; ou le négociant, s’il n’est pas mort; ou ses amis, s’il est caché, liquident. Peut-être voulez-vous liquider les affaires de votre frère? demanda le président.


– Ah! Grandet, s’écria le notaire, ce serait bien. Il y a de l’honneur au fond de nos provinces. Si vous sauviez votre nom, car c’est votre nom, vous seriez un homme…


– Sublime, dit le président en interrompant son oncle.


– Ceertainement, répliqua le vieux vigneron mon, mon fffr, fre, frère se no, no, ne noommait Grandet tou… Out comme moi. Cé, ce, c’es, c’est sûr et certain. Je, je, je ne ne dis pa pas non. Et, et, et, cette li, li, li, liquidation pou, pou, pourrait dans touous llles cas, être sooons tous lles ra, ra, rapports très-avanvantatageuse aux in, in, in, intérêts de mon ne, ne, neveu, que j’ai, j’ai, j’aime. Mais faut voir. Je ne ce, ce, ce, connais pas llles malins de Paris. Je… suis à Sau, au, aumur, moi, voyez-vous! Mes prooovins! mes fooossés, et, en, enfin j’ai mes aaaffaires. Je n’ai jamais fait de bi, bi, billets. Qu’est-ce qu’un billet? J’en, j’en, j’en ai beau, beaucoup reçu, je n’en ai jamais si, si, signé… C, a, aaa se ssse touche, ça s’essscooompte. Voilllà tooout ce qu, qu, que je sais. J’ai en, en, en, entendu di, di, dire qu’ooooon pou, ou, ouvait rachechecheter les bi, bi, bi…


– Oui, dit le président. L’on peut acquérir les billets sur la place, moyennant tant pour cent. Comprenez-vous?


Grandet se fit un cornet de sa main, l’appliqua sur son oreille, et le président lui répéta sa phrase.


– Mais, répondit le vigneron, il y a ddddonc à boire et à manger dan, dans tout cela. Je, je, je ne sais rien, à mon âââge, de toooutes ce, ce, ces choooses-là. Je doi, dois re, ester i, i, ici pour ve, ve, veiller au grain. Le grain, s’aama, masse, et c’e, c’e, c’est aaavec le grain qu’on pai, paye. Aavant, tout, faut, ve, ve, veiller aux, aux ré, ré, récoltes. J’ai des aaaffaires ma, ma, majeures à Froidfond et des inté, té, téressantes. Je ne puis pas a, a, abandonner ma, ma, ma, maison pooour des em, em, embrrrrououillllami gentes de, de, de tooous les di, diaâblles, où je ne cooompre, prends rien. Voous dites que, que je devrais, pour li, li, li, liquider, pour arrêter la déclaration de faillite, être à Paris. On ne peut pas se trooou, ouver à la fois en, en, en deux endroits, à moins d’être pe, pe, pe, petit oiseau… Et…


– Et, je vous entends, s’écria le notaire. Eh! bien, mon vieil, ami, vous avez des amis, de vieux amis, capables de dévouement pour vous.


– Allons donc, pensait en lui-même le vigneron, décidez-vous donc!


– Et si quelqu’un partait pour Paris, y cherchait le plus fort créancier de votre frère Guillaume, lui disait…


– Mi, min, minute, ici, reprit le bonhomme, lui disait. Quoi? Quelque, que cho, chooo, chose ce, ce, comme ça:


– Monsieur Grandet de Saumur pa, pa, par ci, monsieur Grandet, det, det de Saumur par là. Il aime son frère, il aime son ne, ne, neveu. Grandet est un bon pa, pa, parent, et il a de très-bonnes intentions. Il a bien vendu sa ré, ré, récolte. Ne déclarez pas la fa, fa, fa, fa, faillite, aaassemblez-vous, no, no, nommez des li, li, liquidateurs. Aaalors Grandet ve, éé, erra. Voous au, au, aurez ez bien davantage en liquidant qu’en lai, lai, laissant les gens de justice y mettre le né, né, nez… Hein! pas vrai?


– Juste! dit le président.


– Parce que, voyez-vous, monsieur de Bon, Bon, Bon, fons, faut voir, avant de se dé, décider. Qui ne, ne, ne, peut, ne, ne peut. En toute af, af, affaire ooonénéreuse, poour ne pas se ru, ru, rui, ruiner, il faut connaître les ressources et les charges. Hein! pas vrai?


– Certainement, dit le président. Je suis d’avis, moi, qu’en quelques mois de temps l’on pourra racheter les créances pour une somme de, et payer intégralement par arrangement. Ha! ha! l’on mène les chiens bien loin en leur montrant un morceau de lard. Quand il n’y a pas eu de déclaration de faillite et que vous tenez les titres de créances, vous devenez blanc comme neige.


– Comme né, né, neige, répéta Grandet en refaisant un cornet de sa main. Je ne comprends pas la né, né, neige.


– Mais, cria le président, écoutez-moi donc, alors.


– J’é, j’é, j’écoute.


– Un effet est une marchandise qui peut avoir sa hausse et sa baisse. Ceci est une déduction du principe de Jérémie Bentham sur l’usure. Ce publiciste a prouvé que le préjugé qui frappait de réprobation les usuriers était une sottise.


– Ouais! fit le bonhomme.


– Attendu qu’en principe, selon Bentham, l’argent est une marchandise, et que ce qui représente l’argent devient également marchandise, reprit le président; attendu qu’il est notoire que, soumise aux variations habituelles qui régissent les choses commerciales, la marchandise-billet, portant telle ou telle signature, comme tel ou tel article, abonde ou manque sur la place, qu’elle est chère ou tombe à rien, le tribunal ordonne… (tiens! que je suis bête, pardon), je suis d’avis que vous pourrez racheter votre frère pour vingt-cinq du cent.


– Vooous le no, no, no, nommez Jé, Jé, Jé, Jérémie Ben…


– Bentham, un Anglais.


– Ce Jérémie-là nous fera éviter bien des lamentations dans les affaires, dit le notaire en riant.


– Ces Anglais ont qué, qué, quelquefois du bon, on sens, dit Grandet. Ainsi, se, se, se, selon Ben, Ben, Ben, Bentham, si les effets de mon frère… va, va, va, va, valent… ne valent pas. Si. Je, je, je, dis bien, n’est-ce pas? Cela me paraît clair… Les créanciers seraient… Non, ne seraient pas. Je m’een, entends.


– Laissez-moi vous expliquer tout ceci, dit le président. En Droit, si vous possédez les titres de toutes les créances dues par la maison Grandet, votre frère ou ses hoirs ne doivent rien à personne. Bien.


– Bien, répéta le bonhomme.


– En équité, si les effets de votre frère se négocient (négocient, entendez-vous bien ce terme?) sur la place à tant pour cent de perte; si l’un de vos amis a passé par là; s’il les a rachetés, les créanciers n’ayant été contraints par aucune violence à les donner, la succession de feu Grandet de Paris se trouve loyalement quitte.


– C’est vrai, les a, a, a, affaires sont les affaires, dit le tonnelier. Cela pooooosé… Mais, néanmoins, vous compre, ne, ne, ne, nez, que c’est di, di, di, difficile… Je, je, je n’ai pas d’aaargent, ni, ni, ni le temps, ni le temps, ni…


– Oui, vous ne pouvez pas vous déranger. Hé! bien, je vous offre d’aller à Paris (vous me tiendriez compte du voyage, c’est une misère). J’y vois les créanciers, je leur parle, j’attermoie, et tout s’arrange avec un supplément de payement que vous ajoutez aux valeurs de la liquidation, afin de rentrer dans les titres de créances.


– Mais nooonous verrons cela, je ne, ne, ne peux pas, je, je, je ne veux pas m’en, en, en, engager sans, sans, que… Qui, qui, qui, ne, ne peut, ne peut. Vooouous comprenez?


– Cela est juste.


– J’ai la tête ca, ca, cassée de ce que, que voous, vous m’a, a, a, avez dé, dé, décliqué là. Voilà la, la, première fois de ma vie que je, je suis fooorcé de son, songer à de…


– Oui, vous n’êtes pas jurisconsulte.


– Je, je suis un pau, pau, pauvre vigneron, et ne sais rien de ce que vou, vou, vous venez de dire; il fau, fau, faut que j’é, j’é, j’étudie çççà.


– Hé! bien, reprit le président en se posant comme pour résumer la discussion.


– Mon neveu?… fit le notaire d’un ton de reproche en l’interrompant.


– Hé! bien, mon oncle, répondit le président.


– Laisse donc monsieur Grandet t’expliquer ses intentions. Il s’agit en ce moment d’un mandat important. Notre cher ami doit le définir congrûm…


Un coup de marteau qui annonça l’arrivée de la famille des Grassins, leur entrée et leurs salutations empêchèrent Cruchot d’achever sa phrase. Le notaire fut content de cette interruption; déjà Grandet le regardait de travers, et sa loupe indiquait un orage intérieur; mais d’abord le prudent notaire ne trouvait pas convenable à un président de tribunal de première instance d’aller à Paris pour y faire capituler des créanciers et y prêter les mains à un tripotage qui froissait les lois de la stricte probité; puis, n’ayant pas encore entendu le père Grandet exprimant la moindre velléité de payer quoi que ce fût, il tremblait instinctivement de voir son neveu engagé dans cette affaire. Il profita donc du moment où les des Grassins entraient pour prendre le président par le bras et l’attirer dans l’embrasure de la fenêtre.


– Tu t’es bien suffisamment montré mon neveu; mais assez de dévouement comme ça. L’envie d’avoir la fille t’aveugle. Diable! il n’y faut pas aller comme une corneille qui abat des noix. Laisse-moi maintenant conduire la barque, aide seulement à la manœuvre. Est-ce bien ton rôle de compromettre ta dignité de magistrat dans une pareille…


Il n’acheva pas; il entendait monsieur des Grassins disant au vieux tonnelier en lui tendant la main:


– Grandet nous avons appris l’affreux malheur arrivé dans votre famille, le désastre de la maison Guillaume Grandet et la mort de votre frère; nous venons vous exprimer toute la part que nous prenons à ce triste événement.


– Il n’y a d’autre malheur, dit le notaire en interrompant le banquier, que la mort de monsieur Grandet junior. Encore ne se serait-il pas tué s’il avait eu l’idée d’appeler son frère à son secours. Notre vieil ami qui a de l’honneur jusqu’au bout des ongles compte liquider les dettes de la maison Grandet de Paris. Mon neveu le président pour lui éviter les tracas d’une affaire tout judiciaire lui offre de partir sur-le-champ pour Paris afin de transiger avec les créanciers et les satisfaire convenablement.


Ces paroles confirmées par l’attitude du vigneron qui se caressait le menton surprirent étrangement les trois des Grassins qui pendant le chemin avaient médit tout à loisir de l’avarice de Grandet en l’accusant presque d’un fratricide.


– Ah! je le savais bien s’écria le banquier en regardant sa femme. Que te disais-je en route, madame des Grassins? Grandet a de l’honneur jusqu’au bout des cheveux, et ne souffrira pas que son nom reçoive la plus légère atteinte! L’argent sans l’honneur est une maladie. Il y a de l’honneur dans nos provinces! Cela est bien, très-bien Grandet. Je suis un vieux militaire, je ne sais pas déguiser ma pensée; je la dis rudement: cela est, mille tonnerres! sublime.


– Aaalors llle su… su… sub… sublime est bi… bi… bien cher, répondit le bonhomme pendant que le banquier lui secouait chaleureusement la main.


– Mais ceci, mon brave Grandet, n’en déplaise à monsieur le président, reprit des Grassins, est une affaire purement commerciale, et veut un négociant consommé. Ne faut-il pas se connaître aux comptes de retour, débours, calculs d’intérêts? Je dois aller à Paris pour mes affaires, et je pourrais alors me charger de…


– Nous verrions donc à tâ… tâ… tâcher de nous aaaarranger tou… tous deux dans les po… po… po… possibilités relatives et sans m’en… m’en… m’engager à quelque chose que je… je… je ne voooou… oudrais pas faire, dit Grandet en bégayant. Parce que, voyez-vous, monsieur le président me demandait naturellement les frais du voyage.


Le bonhomme ne bredouilla plus ces derniers mots.


– Eh! dit madame des Grassins, mais c’est un plaisir que d’être à Paris. Je payerais volontiers pour y aller, moi.


Et elle fit un signe à son mari comme pour l’encourager à souffler cette commission à leurs adversaires coûte que coûte; puis elle regarda fort ironiquement les deux Cruchot, qui prirent une mine piteuse. Grandet saisit alors le banquier par un des boutons de son habit et l’attira dans un coin.


– J’aurais bien plus de confiance en vous que dans le président, lui dit-il. Puis il y a des anguilles sous roche, ajouta-t-il en remuant sa loupe. Je veux me mettre dans la rente; j’ai quelques milliers de francs de rente à faire acheter, et je ne veux placer qu’à quatre-vingts francs. Cette mécanique baisse, dit-on, à la fin des mois. Vous vous connaissez à ça, pas vrai?


– Pardieu! Eh! bien, j’aurais donc quelques mille livres de rente à lever pour vous?


– Pas grand’chose pour commencer. Motus! Je veux jouer ce jeu-là sans qu’on n’en sache rien. Vous me concluriez un marché pour la fin du mois; mais n’en dites rien aux Cruchot, ça les taquinerait. Puisque vous allez à Paris, nous y verrons en même temps, pour mon pauvre neveu, de quelle couleur sont les atouts.


– Voilà qui est entendu. Je partirai demain en poste, dit à haute voix des Grassins, et je viendrai prendre vos dernières instructions à… à quelle heure?


– A cinq heures, avant le dîner, dit le vigneron en se frottant les mains.


Les deux partis restèrent encore quelques instants en présence.


Des Grassins dit après une pause en frappant sur l’épaule de Grandet:


– Il fait bon avoir de bons parents comme ça…


– Oui, oui, sans que ça paraisse, répondit Grandet, je suis un bon pa… parent. J’aimais mon frère, et je le prouverai bien si si ça ne ne coûte pas…


– Nous allons vous quitter, Grandet, lui dit le banquier en l’interrompant heureusement avant qu’il n’achevât sa phrase. Si j’avance mon départ, il faut mettre en ordre quelques affaires.


– Bien, bien. Moi-même, raa… apport à ce que vouvous savez je je vais me rereretirer dans ma cham… ambre des dédélibérations, comme dit le président Cruchot.


– Peste! je ne suis plus monsieur de Bonfons, pensa tristement le magistrat dont la figure prit l’expression de celle d’un juge ennuyé par une plaidoirie.


Les chefs des deux familles rivales s’en allèrent ensemble. Ni les uns ni les autres ne songeaient plus à la trahison dont s’était rendu coupable Grandet le matin envers le pays vignoble, et se sondèrent mutuellement, mais en vain, pour connaître ce qu’ils pensaient sur les intentions réelles du bonhomme en cette nouvelle affaire.


– Venez-vous chez madame Dorsonval avec nous? dit des Grassins au notaire.


– Nous irons plus tard, répondit le président. Si mon oncle le permet, j’ai promis à mademoiselle de Gribeaucourt de lui dire un petit bonsoir, et nous nous y rendrons d’abord.


– Au revoir donc, messieurs, dit madame des Grassins. Et, quand les des Grassins furent à quelques pas des deux Cruchot, Adolpbe dit à son père:


– Ils fument joliment, hein?


– Tais-toi donc, mon fils, lui répliqua sa mère, ils peuvent encore nous entendre. D’ailleurs ce que tu dis n’est pas de bon goût et sent l’Ecole de Droit.


– Eh! bien, mon oncle, s’écria le magistrat quand il vit les des Grassins éloignés, j’ai commencé par être le président de Bonfons, et j’ai fini par être tout simplement un Cruchot.


– J’ai bien vu que ça te contrariait; mais le vent était aux des Grassins. Es-tu bête, avec tout ton esprit?… Laisse-les s’embarquer sur un nous verrons du père Grandet, et tiens-toi tranquille, mon petit: Eugénie n’en sera pas moins ta femme.


En quelques instants la nouvelle de la magnanime résolution de Grandet se répandit dans trois maisons à la fois, et il ne fut plus question dans toute la ville que de ce dévouement fraternel. Chacun pardonnait à Grandet sa vente faite au mépris de la foi jurée entre les propriétaires, en admirant son honneur, en vantant une générosité dont on ne le croyait pas capable. Il est dans le caractère français de s’enthousiasmer, de se colérer, de se passionner pour le météore du moment, pour les bâtons flottants de l’actualité. Les êtres collectifs, les peuples, seraient-ils donc sans mémoire?


Quand le père Grandet eut fermé sa porte, il appela Nanon.


– Ne lâche pas le chien et ne dors pas, nous avons à travailler ensemble. A onze heures Cornoiller doit se trouver à ma porte avec le berlingot de Froidfond. Ecoute-le venir afin de l’empêcher de cogner, et dis-lui d’entrer tout bellement. Les lois de police défendent le tapage nocturne. D’ailleurs le quartier n’a pas besoin de savoir que je vais me mettre en route.


Ayant dit, Grandet remonta dans son laboratoire, où Nanon l’entendit remuant, fouillant, allant, venant, mais avec précaution. Il ne voulait évidemment réveiller ni sa femme ni sa fille, et surtout ne point exciter l’attention de son neveu, qu’il avait commencé par maudire en apercevant de la lumière dans sa chambre. Au milieu de la nuit, Eugénie, préoccupée de son cousin, crut avoir entendu la plainte d’un mourant, et pour elle ce mourant était Charles: elle l’avait quitté si pâle, si désespéré! peut-être s’était-il tué. Soudain elle s’enveloppa d’une coiffe, espèce de pelisse à capuchon, et voulut sortir. D’abord une vive lumière qui passait par les fentes de sa porte lui donna peur du feu; puis elle se rassura bientôt en entendant les pas pesants de Nanon et sa voix mêlée au hennissement de plusieurs chevaux.


– Mon père enlèverait-il mon cousin? se dit-elle en entr’ouvrant sa porte avec assez de précaution pour l’empêcher de crier, mais de manière à voir ce qui se passait dans le corridor.


Tout à coup son œil rencontra celui de son père, dont le regard, quelque vague et insouciant qu’il fût, la glaça de terreur. Le bonhomme et Nanon étaient accouplés par un gros gourdin dont chaque bout reposait sur leur épaule droite et soutenait un câble auquel était attaché un barillet semblable à ceux que le père Grandet s’amusait à faire dans son fournil à ses moments perdus.


– Sainte Vierge! monsieur, ça pèse-t-i?… dit à voix basse la Nanon.


– Quel malheur que ce ne soit que des gros sous! répondit le bonhomme. Prends garde de heurter le chandelier.


Cette scène était éclairée par une seule chandelle placée entre deux barreaux de la rampe.


– Cornoiller, dit Grandet à son garde in partibus, as-tu pris tes pistolets?


– Non, monsieur. Pardé! quoi qu’il y a donc à craindre pour vos gros sous?…


– Oh! rien, dit le père Grandet.


– D’ailleurs nous irons vite, reprit le garde, vos fermiers ont choisi pour vous leurs meilleurs chevaux.


– Bien, bien. Tu ne leur as pas dit où j’allais?


– Je ne le savais point.


– Bien. La voiture est solide?


– Ca, notre maître? ha! ben, ca porterait trois mille. Qu’est-ce que ça pèse donc vos méchants barils?


– Tiens, dit Nanon, je le savons bien! Y a ben près de dix-huit cents.


– Veux-tu te taire, Nanon! Tu diras à ma femme que je suis allé à la campagne. Je serai revenu pour dîner. Va bon train, Cornoiller, faut être à Angers avant neuf heures.


La voiture partit. Nanon verrouilla la grande porte, lâcha le chien, se coucha l’épaule meurtrie, et personne dans le quartier ne soupçonna ni le départ de Grandet ni l’objet de son voyage. La discrétion du bonhomme était complète. Personne ne voyait jamais un sou dans cette maison pleine d’or. Après avoir appris dans la matinée par les causeries du port que l’or avait doublé de prix par suite de nombreux armements entrepris à Nantes, et que des spéculateurs étaient arrivés à Angers pour en acheter, le vieux vigneron par un simple emprunt de chevaux fait à ses fermiers, se mit en mesure d’aller y vendre le sien et d’en rapporter en valeurs du receveur-général sur le trésor la somme nécessaire à l’achat de ses rentes après l’avoir grossie de l’agio.


– Mon père s’en va, dit Eugénie qui du haut de l’escalier avait tout entendu. Le silence était rétabli dans la maison, et le lointain roulement de la voiture, qui cessa par degrés, ne retentissait déjà plus dans Saumur endormi. En ce moment, Eugénie entendit en son cœur, avant de l’écouter par l’oreille, une plainte qui perça les cloisons, et qui venait de la chambre de son cousin. Une bande lumineuse, fine autant que le tranchant d’un sabre, passait par la fente de la porte et coupait horizontalement les balustres du vieil escalier.


– Il souffre, dit-elle en grimpant deux marches. Un second gémissement la fit arriver sur le palier de la chambre. La porte était entr’ouverte, elle la poussa. Charles dormait la tête penchée en dehors du vieux fauteuil, sa main avait laissé tomber la plume et touchait presque à terre. La respiration saccadée que nécessitait la posture du jeune homme effraya soudain Eugénie, qui entra promptement.


– Il doit être bien fatigué, se dit-elle en regardant une dizaine de lettres cachetées, elle en lut les adresses: A messieurs Farry, Breilman et Cie, carrossiers.


– A monsieur Buisson, tailleur, etc.


– Il a sans doute arrangé toutes ses affaires pour pouvoir bientôt quitter la France, pensa-t-elle. Ses yeux tombèrent sur deux lettres ouvertes. Ces mots qui en commençaient une: «Ma chère Annette…» lui causèrent un éblouissement. Son cœur palpita, ses pieds se clouèrent sur le carreau. Sa chère Annette, il aime, il est aimé! Plus d’espoir! Que lui dit-il? Ces idées lui traversèrent la tête et le cœur. Elle lisait ces mots partout, même sur les carreaux, en traits de flammes.


– Déjà renoncer à lui! Non, je ne lirai pas cette lettre. Je dois m’en aller. Si je la lisais, cependant? Elle regarda Charles, lui prit doucement la tête, la posa sur le dos du fauteuil, et il se laissa faire comme un enfant qui, même en dormant, connaît encore sa mère et reçoit, sans s’éveiller, ses soins et ses baisers. Comme une mère, Eugénie releva la main pendante, et, comme une mère, elle baisa doucement les cheveux. Chère Annette! Un démon lui criait ces deux mots aux oreilles.


– Je sais que je fais peut-être mal, mais je lirai la lettre, dit-elle. Eugénie détourna la tête, car sa noble probité gronda. Pour la première fois de sa vie, le bien et le mal étaient en présence dans son cœur. Jusque-là elle n’avait eu à rougir d’aucune action. La passion, la curiosité l’emportèrent. A chaque phrase, son cœur se gonfla davantage, et l’ardeur piquante qui anima sa vie pendant cette lecture lui rendit encore plus friands les plaisirs du premier amour.


«Ma chère Annette, rien ne devait nous séparer, si ce n’est le malheur qui m’accable et qu’aucune prudence humaine n’aurait su prévoir. Mon père s’est tué, sa fortune et la mienne sont entièrement perdues. Je suis orphelin à un âge où, par la nature de mon éducation, je puis passer pour un enfant; et je dois néanmoins me relever homme de l’abîme où je suis tombé. Je viens d’employer une partie de cette nuit à faire mes calculs. Si je veux quitter la France en honnête homme, et ce n’est pas un doute, je n’ai pas cent francs à moi pour aller tenter le sort aux Indes ou en Amérique. Oui, ma pauvre Anna, j’irai chercher la fortune sous les climats les plus meurtriers. Sous de tels cieux, elle est sûre et prompte, m’a-t-on dit. Quant à rester à Paris, je ne saurais. Ni mon âme ni mon visage ne sont faits à supporter les affronts, la froideur, le dédain qui attendent l’homme ruiné, le fils du failli! Bon Dieu! devoir deux millions?… J’y serais tué en duel dans la première semaine. Aussi n’y retournerai-je point. Ton amour, le plus tendre et le plus dévoué qui jamais ait ennobli le cœur d’un homme, ne saurait m’y attirer. Hélas! ma bien-aimée, je n’ai point assez d’argent pour aller là où tu es, donner, recevoir un dernier baiser, un baiser où je puiserais la force nécessaire à mon entreprise.»


– Pauvre Charles, j’ai bien fait de lire! J’ai de l’or, je le lui donnerai, dit Eugénie.


Elle reprit sa lecture après avoir essuyé ses pleurs.


«Je n’avais point encore songé aux malheurs de la misère. Si j’ai les cent louis indispensables au passage, je n’aurai pas un sou pour me faire une pacotille. Mais non, je n’aurai ni cent louis ni un louis, je ne connaîtrai ce qui me restera d’argent qu’après le règlement de mes dettes à Paris. Si je n’ai rien, j’irai tranquillement à Nantes, je m’y embarquerai simple matelot, et je commencerai là-bas comme ont commencé les hommes d’énergie qui, jeunes, n’avaient pas un sou, et sont revenus, riches, des Indes. Depuis ce matin, j’ai froidement envisagé mon avenir. Il est plus horrible pour moi que pour tout autre, moi choyé par une mère qui m’adorait, chéri par le meilleur des pères, et qui, à mon début dans le monde, ai rencontré l’amour d’une Anna! Je n’ai connu que les fleurs de la vie: ce bonheur ne pouvait pas durer. J’ai néanmoins, ma chère Annette, plus de courage qu’il n’était permis à un insouciant jeune homme d’en avoir, surtout à un jeune homme habitué aux cajoleries de la plus délicieuse femme de Paris, bercé dans les joies de la famille, à qui tout souriait au logis, et dont les désirs étaient des lois pour un père… Oh! mon père, Annette, il est mort… Eh! bien, j’ai réfléchi à ma position, j’ai réfléchi à la tienne aussi. J’ai bien vieilli en vingt-quatre heures. Chère Anna, si, pour me garder près de toi, dans Paris, tu sacrifiais toutes les jouissances de ton luxe, ta toilette, ta loge à l’Opéra, nous n’arriverions pas encore au chiffre des dépenses nécessaires à ma vie dissipée; puis je ne saurais accepter tant de sacrifices. Nous nous quittons donc aujourd’hui pour toujours.»


– Il la quitte, Sainte Vierge! Oh! bonheur!


Eugénie sauta de joie. Charles fit un mouvement, elle en eut froid de terreur; mais, heureusement pour elle, il ne s’éveilla pas. Elle reprit:


«Quand reviendrai-je? je ne sais. Le climat des Indes vieillit promptement un Européen, et surtout un Européen qui travaille. Mettons-nous à dix ans d’ici. Dans dix ans, ta fille aura dix-huit ans, elle sera ta compagne, ton espion. Pour toi, le monde sera bien cruel, ta fille le sera peut-être davantage. Nous avons vu des exemples de ces jugements mondains et de ces ingratitudes de jeunes filles; sachons en profiter. Garde au fond de ton âme comme je le garderai moi-même le souvenir de ces quatre années de bonheur, et sois fidèle, si tu peux, à ton pauvre ami. Je ne saurais toutefois l’exiger, parce que, vois-tu, ma chère Annette, je dois me conformer à ma position, voir bourgeoisement la vie, et la chiffrer au plus vrai. Donc je dois penser au mariage, qui devient une des nécessités de ma nouvelle existence; et je t’avouerai que j’ai trouvé ici, à Saumur, chez mon oncle, une cousine dont les manières, la figure, l’esprit et le cœur te plairaient, et qui, en outre, me paraît avoir…»


– Il devait être bien fatigué, pour avoir cessé de lui écrire, se dit Eugénie en voyant la lettre arrêtée au milieu de cette phrase.


Elle le justifiait! N’était-il pas impossible alors que cette innocente fille s’aperçût de la froideur empreinte dans cette lettre? Aux jeunes filles religieusement élevées, ignorantes et pures, tout est amour dès qu’elles mettent le pied dans les régions enchantées de l’amour. Elles y marchent entourées de la céleste lumière que leur âme projette, et qui rejaillit en rayons sur leur amant; elles le colorent des feux de leur propre sentiment et lui prêtent leurs belles pensées. Les erreurs de la femme viennent presque toujours de sa croyance au bien, ou de sa confiance dans le vrai. Pour Eugénie, ces mots: Ma chère Annette, ma bien-aimée, lui résonnaient au cœur comme le plus joli langage de l’amour, et lui caressaient l’âme comme, dans son enfance, les notes divines du Venite adoremus, redites par l’orgue, lui caressèrent l’oreille. D’ailleurs, les larmes qui baignaient encore les yeux de Charles lui accusaient toutes les noblesses de cœur par lesquelles une jeune fille doit être séduite. Pouvait-elle savoir que si Charles aimait tant son père et le pleurait si véritablement, cette tendresse venait moins de la bonté de son cœur que des bontés paternelles? Monsieur et madame Guillaume Grandet, en satisfaisant toujours les fantaisies de leur fils, en lui donnant tous les plaisirs de la fortune, l’avaient empêché de faire les horribles calculs dont sont plus ou moins coupables, à Paris, la plupart des enfants quand, en présence des jouissances parisiennes, ils forment des désirs et conçoivent des plans qu’ils voient avec chagrin incessamment ajournés et retardés par la vie de leurs parents. La prodigalité du père alla donc jusqu’à semer dans le cœur de son fils un amour filial vrai, sans arrière-pensée. Néanmoins, Charles était un enfant de Paris, habitué par les mœurs de Paris, par Annette elle-même, à tout calculer, déjà vieillard sous le masque du jeune homme. Il avait reçu l’épouvantable éducation de ce monde, où, dans une soirée, il se commet en pensées, en paroles, plus de crimes que la Justice n’en punit aux Cours d’assises, où les bons mots assassinent les plus grandes idées, où l’on ne passe pour fort qu’autant que l’on voit juste; et là, voir juste, c’est ne croire à rien, ni aux sentiments, ni aux hommes, ni même aux événements: on y fait de faux événements. Là, pour voir juste, il faut peser, chaque matin, la bourse d’un ami, savoir se mettre politiquement au-dessus de tout ce qui arrive; provisoirement, ne rien admirer, ni les œuvres d’art, ni les nobles actions, et donner pour mobile à toute chose l’intérêt personnel. Après mille folies, la grande dame, la belle Annette, forçait Charles à penser gravement; elle lui parlait de sa position future, en lui passant dans les cheveux une main parfumée; en lui refaisant une boucle, elle lui faisait calculer la vie: elle le féminisait et le matérialisait. Double corruption, mais corruption élégante et fine, de bon goût.


– Vous êtes niais, Charles, lui disait-elle. J’aurai bien de la peine à vous apprendre le monde. Vous avez été très-mal pour monsieur des Lupeaulx. Je sais bien que c’est un homme peu honorable; mais attendez qu’il soit sans pouvoir, alors vous le mépriserez à votre aise. Savez-vous ce que madame Campan nous disait?


– Mes enfants, tant qu’un homme est au Ministère, adorez-le; tombe-t-il, aidez à le traîner à la voirie. Puissant, il est une espèce de dieu; détruit, il est au-dessous de Marat dans son égoût, parce qu’il vit et que Marat était mort. La vie est une suite de combinaisons, et il faut les étudier, les suivre, pour arriver à se maintenir toujours en bonne position.


Charles était un homme trop à la mode, il avait été trop constamment heureux par ses parents, trop adulé par le monde pour avoir de grands sentiments. Le grain d’or que sa mère lui avait jeté au cœur s’était étendu dans la filière parisienne, il l’avait employé en superficie et devait l’user par le frottement. Mais Charles n’avait encore que vingt et un ans. A cet âge, la fraîcheur de la vie semble inséparable de la candeur de l’âme. La voix, le regard, la figure paraissent en harmonie avec les sentiments. Aussi le juge le plus dur, l’avoué le plus incrédule, l’usurier le moins facile hésitent-ils toujours à croire à la vieillesse du cœur, à la corruption des calculs, quand les yeux nagent encore dans un fluide pur, et qu’il n’y a point de rides sur le front. Charles n’avait jamais eu l’occasion d’appliquer les maximes de la morale parisienne, et jusqu’à ce jour il était beau d’inexpérience. Mais, à son insu, l’égoïsme lui avait été inoculé. Les germes de l’économie politique à l’usage du Parisien, latents en son cœur, ne devaient pas tarder à y fleurir, aussitôt que de spectateur oisif il deviendrait acteur dans le drame de la vie réelle. Presque toutes les jeunes filles s’abandonnent aux douces promesses de ces dehors; mais Eugénie eût-elle été prudente et observatrice autant que le sont certaines filles en province, aurait-elle pu se défier de son cousin, quand, chez lui, les manières, les paroles et les actions s’accordaient encore avec les inspirations du cœur? Un hasard, fatal pour elle, lui fit essuyer les dernières effusions de sensibilité vraie qui fût en ce jeune cœur, et entendre, pour ainsi dire, les derniers soupirs de la conscience. Elle laissa donc cette lettre pour elle pleine d’amour, et se mit complaisamment à contempler son cousin endormi: les fraîches illusions de la vie jouaient encore pour elle sur ce visage, elle se jura d’abord à elle-même de l’aimer toujours. Puis elle jeta les yeux sur l’autre lettre sans attacher beaucoup d’importance à cette indiscrétion, et, si elle commença de la lire, ce fut pour acquérir de nouvelles preuves des nobles qualités que, semblable à toutes les femmes, elle prêtait à celui qu’elle choisissait.


«Mon cher, Alphonse, au moment où tu liras cette lettre je n’aurai plus d’amis; mais je t’avoue qu’en doutant de ces gens du monde habitués à prodiguer ce mot, je n’ai pas douté de ton amitié. Je te charge donc d’arranger mes affaires, et compte sur toi, pour tirer un bon parti de tout ce que je possède. Tu dois maintenant connaître ma position. Je n’ai plus rien, et veux partir pour les Indes. Je viens d’écrire à toutes les personnes auxquelles je crois devoir quelqu’argent, et tu en trouveras ci-joint la liste aussi exacte qu’il m’est possible de la donner de mémoire. Ma bibliothèque, mes meubles, mes voitures, mes chevaux, etc., suffiront, je crois, à payer mes dettes. Je ne veux me réserver que les babioles sans valeur qui seront susceptibles de me faire un commencement de pacotille. Mon cher Alphonse, je t’enverrai d’ici, pour cette vente, une procuration régulière, en cas de contestations. Tu m’adresseras toutes mes armes. Puis tu garderas pour toi Briton. Personne ne voudrait donner le prix de cette admirable bête, j’aime mieux te l’offrir, comme la bague d’usage que lègue un mourant à son exécuteur testamentaire. On m’a fait une très-comfortable voiture de voyage chez les Farry, Breilman et Cie, mais ils ne l’ont pas livrée, obtiens d’eux qu’ils la gardent sans me demander d’indemnité; s’ils se refusaient à cet arrangement, évite tout ce qui pourrait entacher ma loyauté, dans les circonstances où je me trouve. Je dois six louis à l’insulaire, perdus au jeu, ne manque pas de les lui…»


– Cher cousin, dit Eugénie en laissant la lettre, et se sauvant à petits pas chez elle avec une des bougies allumées. Là ce ne fut pas sans une vive émotion de plaisir qu’elle ouvrit le tiroir d’un vieux meuble en chêne, l’un des plus beaux ouvrages de l’époque nommée la Renaissance, et sur lequel se voyait encore, à demi effacée, la fameuse Salamandre royale. Elle y prit une grosse bourse en velours rouge à glands d’or, et bordée de cannetille usée, provenant de la succession de sa grand’mère. Puis elle pesa fort orgueilleusement cette bourse, et se plut à vérifier le compte oublié de son petit pécule. Elle sépara d’abord vingt portugaises encore neuves, frappées sous le règne de Jean V, en 1725, valant réellement au change cinq lisbonines ou chacune cent soixante-huit francs soixante-quatre centimes, lui disait son père, mais dont la valeur conventionnelle était de cent quatre-vingts francs, attendu la rareté, la beauté desdites pièces qui reluisaient comme des soleils. ITEM, cinq génovines ou pièces de cent livres de Gênes, autre monnaie rare et valant quatre-vingt-sept francs au change, mais cent francs pour les amateurs d’or. Elles lui venaient du vieux monsieur La Bertellière. ITEM, trois quadruples d’or espagnols de Philippe V, frappés en 1729, donnés par madame Gentillet, qui, en les lui offrant, lui disait toujours la même phrase:


– Ce cher serin-là, ce petit jaunet, vaut quatre-vingt-dix-huit livres! Gardez-le bien, ma mignonne, ce sera la fleur de votre trésor. ITEM, ce que son père estimait le plus (l’or de ces pièces était à vingt-trois carats et une fraction), cent ducats de Hollande, fabriqués en l’an 1756, et valant près de treize francs. ITEM, une grande curiosité!… des espèces de médailles précieuses aux avares, trois roupies au signe de la Balance, et cinq roupies au signe de Vierge, toutes d’or pur à vingt-quatre carats, la magnifique monnaie du Grand-Mogol, et dont chacune valait trente-sept francs quarante centimes au poids; mais au moins cinquante francs pour les connaisseurs qui aiment à manier l’or. ITEM, le napoléon de quarante francs reçu l’avant-veille, et qu’elle avait négligemment mis dans sa bourse rouge. Ce trésor contenait des pièces neuves et vierges, de véritables morceaux d’art desquels le père Grandet s’informait parfois et qu’il voulait revoir, afin de détailler à sa fille les vertus intrinsèques, comme la beauté du cordon, la clarté du plat, la richesse des lettres dont les vives arêtes n’étaient pas encore rayées. Mais elle ne pensait ni à ces raretés, ni à la manie de son père, ni au danger qu’il y avait pour elle de se démunir d’un trésor si cher à son père; non, elle songeait à son cousin, et parvint enfin à comprendre, après quelques fautes de calcul, qu’elle possédait environ cinq mille huit cents francs en valeurs réelles, qui, conventionnellement, pouvaient se vendre près de deux mille écus. A la vue de ses richesses, elle se mit à applaudir en battant des mains, comme un enfant forcé de perdre son trop plein de joie dans les naïfs mouvements du corps. Ainsi le père et la fille avaient compté chacun leur fortune: lui, pour aller vendre son or; Eugénie, pour jeter le sien dans un océan d’affection. Elle remit les pièces dans la vieille bourse, la prit et remonta sans hésitation. La misère secrète de son cousin lui faisait oublier la nuit, les convenances; puis, elle était forte de sa conscience, de son dévouement, de son bonheur. Au moment où elle se montra sur le seuil de la porte, en tenant d’une main la bougie, de l’autre sa bourse, Charles se réveilla, vit sa cousine et resta béant de surprise. Eugénie s’avança, posa le flambeau sur la table et dit d’une voix émue:


– Mon cousin, j’ai à vous demander pardon d’une faute grave que j’ai commise envers vous; mais Dieu me le pardonnera, ce péché, si vous voulez l’effacer.


– Qu’est-ce donc? dit Charles en se frottant les yeux.


– J’ai lu ces deux lettres.


Charles rougit.


– Comment cela s’est-il fait? reprit-elle, pourquoi suis-je montée? En vérité, maintenant je ne le sais plus. Mais, je suis tentée de ne pas trop me repentir d’avoir lu ces lettres, puisqu’elles m’ont fait connaître votre cœur, votre âme et…


– Et quoi? demanda Charles.


– Et vos projets, la nécessité où vous êtes d’avoir une somme…


– Ma chère cousine…


– Chut, chut, mon cousin, pas si haut, n’éveillons personne. Voici, dit-elle en ouvrant la bourse, les économies d’une pauvre fille qui n’a besoin de rien. Charles, acceptez-les. Ce matin, j’ignorais ce qu’était l’argent, vous me l’avez appris, ce n’est qu’un moyen, voilà tout. Un cousin est presque un frère, vous pouvez bien emprunter la bourse de votre sœur.


Eugénie, autant femme que jeune fille, n’avait pas prévu des refus, et son cousin restait muet.


– Eh! bien, vous refuseriez? demanda Eugénie dont les palpitations retentirent au milieu du profond silence.


L’hésitation de son cousin l’humilia; mais la nécessité dans laquelle il se trouvait se représenta plus vivement à son esprit, et elle plia le genou.


– Je ne me relèverai pas que vous n’ayez pris cet or! dit-elle. Mon cousin, de grâce, une réponse?… que je sache si vous m’honorez, si vous êtes généreux, si…


En entendant le cri d’un noble désespoir, Charles laissa tomber des larmes sur les mains de sa cousine, qu’il saisit afin de l’empêcher de s’agenouiller. En recevant ces larmes chaudes, Eugénie sauta sur la bourse, la lui versa sur la table.


– Eh! bien, oui, n’est-ce pas? dit-elle en pleurant de joie. Ne craignez rien, mon cousin, vous serez riche. Cet or vous portera bonheur; un jour vous me le rendrez; d’ailleurs, nous nous associerons; enfin je passerai par toutes les conditions que vous m’imposerez. Mais vous devriez ne pas donner tant de prix à ce don.


Charles put enfin exprimer ses sentiments.


– Oui, Eugénie, j’aurais l’âme bien petite, si je n’acceptais pas. Cependant, rien pour rien, confiance pour confiance.


– Que voulez-vous, dit-elle effrayée.


– Ecoutez, ma chère cousine, j’ai là… Il s’interrompit pour montrer sur la commode une caisse carrée enveloppée d’un surtout de cuir.


– Là, voyez-vous, une chose qui m’est aussi précieuse que la vie. Cette boîte est un présent de ma mère. Depuis ce matin je pensais que, si elle pouvait sortir de sa tombe, elle vendrait elle-même l’or que sa tendresse lui a fait prodiguer dans ce nécessaire; mais, accomplie par moi, cette action me paraîtrait un sacrilège. Eugénie serra convulsivement la main de son cousin en entendant ces derniers mots.


– Non, reprit-il après une légère pause, pendant laquelle tous deux ils se jetèrent un regard humide, non, je ne veux ni le détruire, ni le risquer dans mes voyages. Chère Eugénie, vous en serez dépositaire. Jamais ami n’aura confié quelque chose de plus sacré à son ami. Soyez-en juge. Il alla prendre la boîte, la sortit du fourreau, l’ouvrit et montra tristement à sa cousine émerveillée un nécessaire où le travail donnait à l’or un prix bien supérieur à celui de son poids.


– Ce que vous admirez n’est rien, dit-il en poussant un ressort qui fit partir un double fond. Voilà ce qui, pour moi, vaut la terre entière. Il tira deux portraits, deux chefs-d’œuvre de madame de Mirbel, richement entourés de perles.


– Oh! la belle personne, n’est-ce pas cette dame à qui vous écriv…


– Non, dit-il en souriant. Cette femme est ma mère, et voici mon père, qui sont votre tante et votre oncle. Eugénie, je devrais vous supplier à genoux de me garder ce trésor. Si je périssais en perdant votre petite fortune, cet or vous dédommagerait; et, à vous seule, je puis laisser les deux portraits, vous êtes digne de les conserver; mais détruisez-les, afin qu’après vous ils n’aillent pas en d’autres mains… Eugénie se taisait.


– Hé! bien, oui, n’est-ce pas? ajouta-t-il avec grâce.


En entendant les mots qu’elle venait de dire à son cousin, elle lui jeta son premier regard de femme aimante, un de ces regards où il y a presque autant de coquetterie que de profondeur; il lui prit la main et la baisa.


– Ange de pureté! entre nous, n’est-ce pas?… l’argent ne sera jamais rien. Le sentiment, qui en fait quelque chose, sera tout désormais.


– Vous ressemblez à votre mère. Avait-elle la voix aussi douce que la vôtre?


– Oh! bien plus douce…


– Oui, pour vous, dit-elle en abaissant ses paupières. Allons, Charles, couchez-vous, je le veux, vous êtes fatigué. A demain.


Elle dégagea doucement sa main d’entre celles de son cousin, qui la reconduisit en l’éclairant. Quand ils furent tous deux sur le seuil de la porte:


– Ah! pourquoi suis-je ruiné, dit-il.


– Bah! mon père est riche, je le crois, répondit-elle.


– Pauvre enfant, reprit Charles en avançant un pied dans la chambre et s’appuyant le dos au mur, il n’aurait pas laissé mourir le mien, il ne vous laisserait pas dans ce dénûment, enfin il vivrait autrement.


– Mais il a Froidfond.


– Et que vaut Froidfond?


– Je ne sais pas; mais il a Noyers.


– Quelque mauvaise ferme!


– Il a des vignes et des prés…


– Des misères, dit Charles d’un air dédaigneux. Si votre père avait seulement vingt-quatre mille livres de rente, habiteriez-vous cette chambre froide et nue? ajouta-t-il en avançant le pied gauche.


– Là seront donc mes trésors, dit-il en montrant le vieux bahut pour voiler sa pensée.


– Allez dormir, dit-elle en l’empêchant d’entrer dans une chambre en désordre.


Charles se retira, et ils se dirent bonsoir par un mutuel sourire.


Tous deux ils s’endormirent dans le même rêve, et Charles commença dès lors à jeter quelques roses sur son deuil. Le lendemain matin, madame Grandet trouva sa fille se promenant avant le déjeuner en compagnie de Charles. Le jeune homme était encore triste comme devait l’être un malheureux descendu pour ainsi dire au fond de ses chagrins, et qui, en mesurant la profondeur de l’abîme où il était tombé, avait senti tout le poids de sa vie future.


– Mon père ne reviendra que pour le dîner, dit Eugénie en voyant l’inquiétude peinte sur le visage de sa mère.


Il était facile de voir dans les manières, sur la figure d’Eugénie et dans la singulière douceur que contracta sa voix, une conformité de pensée entre elle et son cousin. Leurs âmes s’étaient ardemment épousées avant peut-être même d’avoir bien éprouvé la force des sentiments par lesquels ils s’unissaient l’un à l’autre. Charles resta dans la salle, et sa mélancolie y fut respectée. Chacune des trois femmes eut à s’occuper. Grandet ayant oublié ses affaires, il vint un assez grand nombre de personnes. Le couvreur, le plombier, le maçon, les terrassiers, le charpentier, des closiers, des fermiers, les uns pour conclure des marchés relatifs à des réparations, les autres pour payer des fermages ou recevoir de l’argent. Madame Grandet et Eugénie furent donc obligées d’aller et de venir, de répondre aux interminables discours des ouvriers et des gens de la campagne. Nanon encaissait les redevances dans sa cuisine. Elle attendait toujours les ordres de son maître pour savoir ce qui devait être gardé pour la maison ou vendu au marché. L’habitude du bonhomme était, comme celle d’un grand nombre de gentilshommes campagnards, de boire son mauvais vin et de manger ses fruits gâtés. Vers cinq heures du soir, Grandet revint d’Angers ayant eu quatorze mille francs de son or, et tenant dans son portefeuille des bons royaux qui lui portaient intérêt jusqu’au jour où il aurait à payer ses rentes. Il avait laissé Cornoiller à Angers, pour y soigner les chevaux à demi fourbus, et les ramener lentement après les avoir bien fait reposer.


– Je reviens d’Angers, ma femme, dit-il. J’ai faim.


Nanon lui cria de la cuisine:


– Est-ce que vous n’avez rien mangé depuis hier?


– Rien, répondit le bonhomme.


Nanon apporta la soupe. Des Grassins vint prendre les ordres de son client au moment où la famille était à table. Le père Grandet n’avait seulement pas vu son neveu.


– Mangez tranquillement, Grandet, dit le banquier. Nous causerons. Savez-vous ce que vaut l’or à Angers où l’on en est venu chercher pour Nantes? je vais en envoyer.


– N’en envoyez pas, répondit le bonhomme, il y en a déjà suffisamment. Nous sommes trop bons amis pour que je ne vous évite pas une perte de temps.


– Mais l’or y vaut treize francs cinquante centimes.


– Dites donc valait.


– D’où diable en serait-il venu?


– Je suis allé cette nuit à Angers, lui répondit Grandet à voix basse.


Le banquier tressaillit de surprise. Puis une conversation s’établit entre eux d’oreille à oreille, pendant laquelle des Grassins et Grandet regardèrent Charles à plusieurs reprises. Au moment où sans doute l’ancien tonnelier dit au banquier de lui acheter cent mille livres de rente, des Grassins laissa derechef échapper un geste d’étonnement.


– Monsieur Grandet, dit-il à Charles, je pars pour Paris; et, si vous aviez des commissions à me donner…


– Aucune, monsieur. Je vous remercie, répondit Charles.


– Remerciez-le mieux que ça, mon neveu. Monsieur va pour arranger les affaires de la maison Guillaume Grandet.


– Y aurait-il donc quelque espoir, demanda Charles.


– Mais, s’écria le tonnelier avec un orgueil bien joué, n’êtes-vous pas mon neveu? votre honneur est le nôtre. Ne vous nommez-vous pas Grandet?


Charles se leva, saisit le père Grandet, l’embrassa, pâlit et sortit. Eugénie contemplait son père avec admiration.


– Allons, adieu, mon bon des Grassins, tout à vous, et emboisez-moi bien ces gens-là! Les deux diplomates se donnèrent une poignée de main, l’ancien tonnelier reconduisit le banquier jusqu’à la porte; puis, après l’avoir fermée, il revint et dit à Nanon en se plongeant dans son fauteuil:


– Donne-moi du cassis? Mais trop ému pour rester en place, il se leva, regarda le portrait de monsieur de La Bertellière et se mit à chanter, en faisant ce que Nanon appelait des pas de danse:


Dans les gardes françaises


J’avais un bon papa.


Nanon, madame Grandet, Eugénie s’examinèrent mutuellement et en silence. La joie du vigneron les épouvantait toujours quand elle arrivait à son apogée. La soirée fut bientôt finie. D’abord le père Grandet voulut se coucher de bonne heure; et, lorsqu’il se couchait, chez lui tout devait dormir; de même que quand Auguste buvait la Pologne était ivre. Puis Nanon, Charles et Eugénie n’étaient pas moins las que le maître. Quant à madame Grandet, elle dormait, mangeait, buvait, marchait suivant les désirs de son mari. Néanmoins, pendant les deux heures accordées à la digestion, le tonnelier, plus facétieux qu’il ne l’avait jamais été, dit beaucoup de ses apophthegmes particuliers, dont un seul donnera la mesure de son esprit. Quand il eut avalé son cassis, il regarda le verre.


– On n’a pas plutôt mis les lèvres à un verre qu’il est déjà vide! Voilà notre histoire. On ne peut pas être et avoir été. Les écus ne peuvent pas rouler et rester dans votre bourse, autrement la vie serait trop belle.


Il fut jovial et clément. Lorsque Nanon vint avec son rouet:


– Tu dois être lasse, lui dit-il. Laisse ton chanvre.


– Ah! ben!… quien, je m’ennuierais, répondit la servante.


– Pauvre Nanon! Veux-tu du cassis?


– Ah! pour du cassis, je ne dis pas non; madame le fait ben mieux que les apothicaires. Celui qu’i vendent est de la drogue.


– Ils y mettent trop de sucre, ça ne sent plus rien, dit le bonhomme.


Le lendemain la famille, réunie à huit heures pour le déjeuner, offrit le tableau de la première scène d’une intimité bien réelle. Le malheur avait promptement mis en rapport madame Grandet, Eugénie et Charles; Nanon elle-même sympathisait avec eux sans le savoir. Tous quatre commencèrent à faire une même famille. Quant au vieux vigneron, son avarice satisfaite et la certitude de voir bientôt partir le mirliflor sans avoir à lui payer autre chose que son voyage à Nantes, le rendirent presque indifférent à sa présence au logis. Il laissa les deux enfants, ainsi qu’il nomma Charles et Eugénie, libres de se comporter comme bon leur semblerait sous l’œil de madame Grandet, en laquelle il avait d’ailleurs une entière confiance en ce qui concernait la morale publique et religieuse. L’alignement de ses prés et des fossés jouxtant la route, ses plantations de peupliers en Loire et les travaux d’hiver dans ses clos et à Froidfond l’occupèrent exclusivement. Dès lors commença pour Eugénie le primevère de l’amour. Depuis la scène de nuit pendant laquelle la cousine donna son trésor au cousin, son cœur avait suivi le trésor. Complices tous deux du même secret, ils se regardaient en s’exprimant une mutuelle intelligence qui approfondissait leurs sentiments et les leur rendait mieux communs, plus intimes, en les mettant pour ainsi dire, tous deux en dehors de la vie ordinaire. La parenté n’autorisait-elle pas une certaine douceur dans l’accent, une tendresse dans les regards: aussi Eugénie se plut-elle à endormir les souffrances de son cousin dans les joies enfantines d’un naissant amour. N’y a-t-il pas de gracieuses similitudes entre les commencements de l’amour et ceux de la vie? Ne berce-t-on pas l’enfant par de doux chants et de gentils regards? Ne lui dit-on pas de merveilleuses histoires qui lui dorent l’avenir? Pour lui l’espérance ne déploie-t-elle pas incessamment ses ailes radieuses? Ne verse-t-il pas tour à tour des larmes de joie et de douleur? Ne se querelle-t-il pas pour des riens, pour des cailloux avec lesquels il essaie de se bâtir un mobile palais, pour des bouquets aussitôt oubliés que coupés? N’est-il pas avide de saisir le temps, d’avancer dans la vie? L’amour est notre seconde transformation. L’enfance et l’amour furent même chose entre Eugénie et Charles: ce fut la passion première avec tous ses enfantillages, d’autant plus caressants pour leurs cœurs qu’ils étaient enveloppés de mélancolie. En se débattant à sa naissance sous les crêpes du deuil, cet amour n’en était d’ailleurs que mieux en harmonie avec la simplicité provinciale de cette maison en ruines. En échangeant quelques mots avec sa cousine au bord du puits, dans cette cour muette; en restant dans ce jardinet, assis sur un banc moussu jusqu’à l’heure où le soleil se couchait, occupés à se dire de grands riens ou recueillis dans le calme qui régnait entre le rempart et la maison, comme on l’est sous les arcades d’une église, Charles comprit la sainteté de l’amour; car sa grande dame, sa chère Annette ne lui en avait fait connaître que les troubles orageux. Il quittait en ce moment la passion parisienne, coquette, vaniteuse, éclatante, pour l’amour pur et vrai. Il aimait cette maison, dont les mœurs ne lui semblèrent plus si ridicules. Il descendait dès le matin afin de pouvoir causer avec Eugénie quelques moments avant que Grandet ne vint donner les provisions; et, quand les pas du bonhomme retentissaient dans les escaliers, il se sauvait au jardin. La petite criminalité de ce rendez-vous matinal, secret même pour la mère d’Eugénie, et que Nanon faisait semblant de ne pas apercevoir, imprimait à l’amour le plus innocent du monde la vivacité des plaisirs défendus. Puis, quand, après le déjeuner, le père Grandet était parti pour aller voir ses propriétés et ses exploitations, Charles demeurait entre la mère et la fille, éprouvant des délices inconnues à leur prêter les mains pour dévider du fil, à les voir travaillant, à les entendre jaser La simplicité de cette vie presque monastique, qui lui révéla les beautés de ces âmes auxquelles le monde était inconnu, le toucha vivement. Il avait cru ces mœurs impossibles en France, et n’avait admis leur existence qu’en Allemagne, encore n’était-ce que fabuleusement et dans les romans d’Auguste Lafontaine. Bientôt pour lui Eugénie fut l’idéal de la Marguerite de Gœthe, moins la faute. Enfin de jour en jour ses regards, ses paroles ravirent la pauvre fille, qui s’abandonna délicieusement au courant de l’amour; elle saisissait sa félicité comme un nageur saisit la branche de saule pour se tirer du fleuve et se reposer sur la rive. Les chagrins d’une prochaine absence n’attristaient-ils pas déjà les heures les plus joyeuses de ces fuyardes journées? Chaque jour un petit événement leur rappelait la prochaine séparation. Ainsi, trois jours après le départ de des Grassins, Charles fut emmené par Grandet au Tribunal de Première Instance avec la solennité que les gens de province attachent à de tels actes, pour y signer une renonciation à la succession de son père. Répudiation terrible! espèce d’apostasie domestique. Il alla chez maître Cruchot faire faire deux procurations, l’une pour des Grassins, l’autre pour l’ami chargé de vendre son mobilier. Puis il fallut remplir les formalités nécessaires pour obtenir un passeport à l’étranger. Enfin, quand arrivèrent les simples vêtements de deuil que Charles avait demandés à Paris, il fit venir un tailleur de Saumur et lui vendit sa garde-robe inutile. Cet acte plut singulièrement au père Grandet.


– Ah! vous voilà comme un homme qui doit s’embarquer et qui veut faire fortune, lui dit-il en le voyant vêtu d’une redingote de gros drap noir. Bien, très-bien!


– Je vous prie de croire, monsieur, lui répondit Charles, que je saurai bien avoir l’esprit de ma situation.


– Qu’est-ce que c’est que cela? dit le bonhomme dont les yeux s’animèrent à la vue d’une poignée d’or que lui montra Charles.


– Monsieur, j’ai réuni mes boutons, mes anneaux, toutes les superfluités que je possède et qui pouvaient avoir quelque valeur; mais, ne connaissant personne à Saumur, je voulais vous prier ce matin de…


– De vous acheter cela? dit Grandet en l’interrompant.


– Non, mon oncle, de m’indiquer un honnête homme qui…


– Donnez-moi cela, mon neveu; j’irai vous estimer cela là-haut, et je reviendrai vous dire ce que cela vaut, à un centime près. Or de bijou, dit-il en examinant une longue chaîne, dix-huit à dix-neuf carats.


Le bonhomme tendit sa large main et emporta la masse d’or.


– Ma cousine, dit Charles, permettez-moi de vous offrir ces deux boutons qui pourront vous servir à attacher des rubans à vos poignets. Cela fait un bracelet fort à la mode en ce moment.


– J’accepte sans hésiter, mon cousin, dit-elle en lui jetant un regard d’intelligence.


– Ma tante, voici le dé de ma mère, je le gardais précieusement dans ma toilette de voyage, dit Charles en présentant un joli dé d’or à madame Grandet qui depuis dix ans en désirait un.


– Il n’y a pas de remercîments possibles, mon neveu, dit la vieille mère dont les yeux se mouillèrent de larmes. Soir et matin dans mes prières j’ajouterai la plus pressante de toutes pour vous, en disant celle des voyageurs. Si je mourais, Eugénie vous conserverait ce bijou.


– Cela vaut neuf cent quatre-vingt-neuf francs soixante-quinze centimes, mon neveu, dit Grandet en ouvrant la porte. Mais, pour vous éviter la peine de vendre cela, je vous en compterai l’argent… en livres.


Le mot en livres signifie sur le littoral de la Loire que les écus de six livres doivent être acceptés pour six francs sans déduction.


– Je n’osais vous le proposer, répondit Charles; mais il me répugnait de brocanter mes bijoux dans la ville que vous habitez. Il faut laver son linge sale en famille, disait Napoléon. Je vous remercie donc de votre complaisance. Grandet se gratta l’oreille, et il y eut un moment de silence.


– Mon cher oncle, reprit Charles en le regardant d’un air inquiet comme s’il eût craint de blesser sa susceptibilité, ma cousine et ma tante ont bien voulu accepter un faible souvenir de moi; veuillez à votre tour agréer des boutons de manche qui me deviennent inutiles: ils vous rappelleront un pauvre garçon qui, loin de vous, pensera certes à ceux qui désormais seront toute sa famille.


– Mon garçon! mon garçon, faut pas te dénuer comme ça… Qu’as-tu donc, ma femme? dit-il en se tournant avec avidité vers elle, ah! un dé d’or. Et toi, fifille, tiens, des agrafes de diamants. Allons, je prends tes boutons, mon garçon, reprit-il en serrant la main de Charles. Mais… tu me permettras de… te payer… ton, oui… ton passage aux Indes. Oui, je veux te payer ton passage. D’autant, vois-tu, garçon, qu’en estimant tes bijoux, je n’en ai compté que l’or brut, il y a peut-être quelque chose à gagner sur les façons. Ainsi, voilà qui est dit. Je te donnerai quinze cents francs… en livres, que Cruchot me prêtera; car je n’ai pas un rouge liard ici, à moins que Perrottet, qui est en retard de son fermage, ne me le paye. Tiens, tiens, je vais l’aller voir.


Il prit son chapeau, mit ses gants et sortit.


– Vous vous en irez donc, dit Eugénie en lui jetant un regard de tristesse mêlée d’admiration.


– Il le faut, dit-il en baissant la tête.


Depuis quelques jours, le maintien, les manières, les paroles de Charles étaient devenus ceux d’un homme profondément affligé, mais qui, sentant peser sur lui d’immenses obligations, puise un nouveau courage dans son malheur. Il ne soupirait plus, il s’était fait homme. Aussi jamais Eugénie ne présuma-t-elle mieux du caractère de son cousin, qu’en le voyant descendre dans ses habits de gros drap noir, qui allaient bien à sa figure pâlie et à sa sombre contenance. Ce jour-là le deuil fut pris par les deux femmes, qui assistèrent avec Charles à un Requiem célébré à la paroisse pour l’âme de feu Guillaume Grandet.


Au second déjeuner, Charles reçut des lettres de Paris, et les lut.


– Hé! bien, mon cousin, êtes-vous content de vos affaires? dit Eugénie à voix basse.


– Ne fais donc jamais de ces questions-là, ma fille, répondit Grandet. Que diable, je ne te dis pas les miennes, pourquoi fourres-tu le nez dans celles de ton cousin? Laisse-le donc, ce garçon.


– Oh! je n’ai point de secrets, dit Charles.


– Ta, ta, ta, mon neveu, tu sauras qu’il faut tenir sa langue en bride dans le commerce.


Quand les deux amants furent seuls dans le jardin, Charles dit à Eugénie en l’attirant sur le vieux banc où ils s’assirent sous le noyer:


– J’avais bien présumé d’Alphonse, il s’est conduit à merveille. Il a fait mes affaires avec prudence et loyauté. Je ne dois rien à Paris, tous mes meubles sont bien vendus, et il m’annonce avoir, d’après les conseils d’un capitaine au long-cours, employé trois mille francs qui lui restaient en une pacotille composée de curiosités européennes desquelles on tire un excellent parti aux Indes. Il a dirigé mes colis sur Nantes, où se trouve un navire en charge pour Java. Dans cinq jours, Eugénie, il faudra nous dire adieu pour toujours peut-être, mais au moins pour long-temps. Ma pacotille et dix mille francs que m’envoient deux de mes amis sont un bien petit commencement. Je ne puis songer à mon retour avant plusieurs années. Ma chère cousine, ne mettez pas en balance ma vie et la vôtre, je puis périr, peut-être se présentera-t-il pour vous un riche établissement…


– Vous m’aimez?… dit-elle.


– Oh! oui, bien, répondit-il avec une profondeur d’accent qui révélait une égale profondeur dans le sentiment.


– J’attendrai, Charles. Dieu! mon père est à sa fenêtre, dit-elle en repoussant son cousin qui s’approchait pour l’embrasser.


Elle se sauva sous la voûte, Charles l’y suivit; en le voyant, elle se retira au pied de l’escalier et ouvrit la porte battante; puis, sans trop savoir où elle allait, Eugénie se trouva près du bouge de Nanon, à l’endroit le moins clair du couloir; là Charles, qui l’avait accompagnée, lui prit la main, l’attira sur son cœur, la saisit par la taille, et l’appuya doucement sur lui. Eugénie ne résista plus; elle reçut et donna le plus pur, le plus suave, mais aussi le plus entier de tous les baisers.


– Chère Eugénie, un cousin est mieux qu’un frère, il peut t’épouser, lui dit Charles.


– Ainsi soit-il! cria Nanon en ouvrant la porte de son taudis.


Les deux amants, effrayés, se sauvèrent dans la salle, où Eugénie reprit son ouvrage, et où Charles se mit à lire les litanies de la Vierge dans le paroissien de madame Grandet.


– Quien! dit Nanon, nous faisons tous nos prières.


Dès que Charles eut annoncé son départ, Grandet se mit en mouvement pour faire croire qu’il lui portait beaucoup d’intérêt; il se montra libéral de tout ce qui ne coûtait rien, s’occupa de lui trouver un emballeur, et dit que cet homme prétendait vendre ses caisses trop cher; il voulut alors à toute force les faire lui-même, et y employa de vieilles planches; il se leva dès le matin pour raboter, ajuster, planer, clouer ses voliges et en confectionner de très-belles caisses dans lesquelles il emballa tous les effets de Charles; il se chargea de les faire descendre par bateau sur la Loire, de les assurer, et de les expédier en temps utile à Nantes.


Depuis le baiser pris dans le couloir, les heures s’enfuyaient pour Eugénie avec une effrayante rapidité. Parfois elle voulait suivre son cousin. Celui qui a connu la plus attachante des passions, celle dont la durée est chaque jour abrégée par l’âge, par le temps, par une maladie mortelle, par quelques-unes des fatalités humaines, celui-là comprendra les tourments d’Eugénie. Elle pleurait souvent en se promenant dans ce jardin, maintenant trop étroit pour elle, ainsi que la cour, la maison, la ville: elle s’élançait par avance sur la vaste étendue des mers. Enfin la veille du départ arriva. Le matin, en l’absence de Grandet et de Nanon, le précieux coffret où se trouvaient les deux portraits fut solennellement installé dans le seul tiroir du bahut qui fermait à clef et où était la bourse maintenant vide. Le dépôt de ce trésor n’alla pas sans bon nombre de baisers et de larmes. Quand Eugénie mit la clef dans son sein, elle n’eut pas le courage de défendre à Charles d’y baiser la place.


– Elle ne sortira pas de là, mon ami.


– Eh! bien, mon cœur y sera toujours aussi.


– Ah! Charles, ce n’est pas bien, dit-elle d’un accent peu grondeur.


– Ne sommes-nous pas mariés, répondit-il; j’ai ta parole, prends la mienne.


– A toi, pour jamais! fut dit deux fois de part et d’autre.


Aucune promesse faite sur cette terre ne fut plus pure: la candeur d’Eugénie avait momentanément sanctifié l’amour de Charles. Le lendemain matin le déjeuner fut triste. Malgré la robe d’or et une croix à la Jeannette que lui donna Charles, Nanon elle-même, libre d’exprimer ses sentiments, eut la larme à l’œil.


– Ce pauvre mignon, monsieur, qui s’en va sur mer. Que Dieu le conduise.


A dix heures et demie, la famille se mit en route pour accompagner Charles à la diligence de Nantes. Nanon avait lâché le chien, fermé la porte, et voulut porter le sac de nuit de Charles. Tous les marchands de la vieille rue étaient sur le seuil de leurs boutiques pour voir passer ce cortège, auquel se joignit sur la place maître Cruchot.


– Ne va pas pleurer, Eugénie, lui dit sa mère.


– Mon neveu, dit Grandet sous la porte de l’auberge, en embrassant Charles sur les deux joues, partez pauvre, revenez riche, vous trouverez l’honneur de votre père sauf. Je vous en réponds, moi, Grandet; car, alors, il ne tiendra qu’à vous de…


– Ah! mon oncle, vous adoucissez l’amertume de mon départ. N’est-ce pas le plus beau présent que vous puissiez me faire?


Ne comprenant pas les paroles du vieux tonnelier, qu’il avait interrompu, Charles répandit sur le visage tanné de son oncle des larmes de reconnaissance, tandis qu’Eugénie serrait de toutes ses forces la main de son cousin et celle de son père. Le notaire seul souriait en admirant la finesse de Grandet, car lui seul avait bien compris le bonhomme. Les quatre Saumurois, environnés de plusieurs personnes, restèrent devant la voiture jusqu’à ce qu’elle partît; puis, quand elle disparut sur le pont et ne retentit plus que dans le lointain:


– Bon voyage! dit le vigneron. Heureusement maître Cruchot fut le seul qui entendit cette exclamation. Eugénie et sa mère étaient allées à un endroit du quai d’où elles pouvaient encore voir la diligence, et agitaient leurs mouchoirs blancs, signe auquel répondit Charles en déployant le sien.


– Ma mère, je voudrais avoir pour un moment la puissance de Dieu, dit Eugénie au moment où elle ne vit plus le mouchoir de Charles.


Pour ne point interrompre le cours des événements qui se passèrent au sein de la famille Grandet, il est nécessaire de jeter par anticipation un coup d’œil sur les opérations que le bonhomme fit à Paris par l’entremise de des Grassins. Un mois après le départ du banquier, Grandet possédait une inscription de cent mille livres de rente achetée à quatre-vingts francs net. Les renseignements donnés à sa mort par son inventaire n’ont jamais fourni la moindre lumière sur les moyens que sa défiance lui suggéra pour échanger le prix de l’inscription contre l’inscription elle-même. Maître Cruchot pensa que Nanon fut, à son insu, l’instrument fidèle du transport des fonds. Vers cette époque, la servante fit une absence de cinq jours, sous prétexte d’aller ranger quelque chose à Froidfond, comme si le bonhomme était capable de laisser traîner quelque chose. En ce qui concerne les affaires de la maison Guillaume Grandet, toutes les prévisions du tonnelier se réalisèrent.


A la Banque de France se trouvent, comme chacun sait, les renseignements les plus exacts sur les grandes fortunes de Paris et des départements. Les noms de des Grassins et de Félix Grandet de Saumur y étaient connus et y jouissaient de l’estime accordée aux célébrités financières qui s’appuient sur d’immenses propriétés territoriales libres d’hypothèques. L’arrivée du banquier de Saumur, chargé, disait-on, de liquider par honneur la maison Grandet de Paris, suffit donc pour éviter à l’ombre du négociant la honte des protêts. La levée des scellés se fit en présence des créanciers, et le notaire de la famille se mit à procéder régulièrement à l’inventaire de la succession. Bientôt des Grassins réunit les créanciers, qui, d’une voix unanime, élurent pour liquidateurs le banquier de Saumur, conjointement avec François Keller, chef d’une riche maison, l’un des principaux intéressés, et leur confièrent tous les pouvoirs nécessaires pour sauver à la fois l’honneur de la famille et les créances. Le crédit du Grandet de Saumur, l’espérance qu’il répandit au cœur des créanciers par l’organe de des Grassins, facilitèrent les transactions; il ne se rencontra pas un seul récalcitrant parmi les créanciers. Personne ne pensait à passer sa créance au compte de Profits et Pertes, et chacun se disait:


– Grandet de Saumur payera! Six mois s’écoulèrent. Les Parisiens avaient remboursé les effets en circulation et les conservaient au fond de leurs portefeuilles. Premier résultat que voulait obtenir le tonnelier. Neuf mois après la première assemblée, les deux liquidateurs distribuèrent quarante-sept pour cent à chaque créancier. Cette somme fut produite par la vente des valeurs, possessions, biens et choses généralement quelconques appartenant à feu Guillaume Grandet, et qui fut faite avec une fidélité scrupuleuse. La plus exacte probité présidait à cette liquidation. Les créanciers se plurent à reconnaître l’admirable et incontestable honneur des Grandet. Quand ces louanges eurent circulé convenablement, les créanciers demandèrent le reste de leur argent. Il leur fallut écrire une lettre collective à Grandet.


– Nous y voilà, dit l’ancien tonnelier en jetant la lettre au feu; patience, mes petits amis.


En réponse aux propositions contenues dans cette lettre, Grandet de Saumur demanda le dépôt chez un notaire de tous les titres de créance existants contre la succession de son frère, en les accompagnant d’une quittance des payements déjà faits, sous prétexte d’apurer les comptes, et de correctement établir l’état de la succession. Ce dépôt souleva mille difficultés. Généralement, le créancier est une sorte de maniaque. Aujourd’hui prêt à conclure, demain il veut tout mettre à feu et à sang; plus tard il se fait ultra-débonnaire. Aujourd’hui sa femme est de bonne humeur, son petit dernier a fait ses dents, tout va bien au logis, il ne veut pas perdre un sou; demain il pleut, il ne peut pas sortir, il est mélancolique, il dit oui à toutes les propositions qui peuvent terminer une affaire; le surlendemain il lui faut des garanties, à la fin du mois il prétend vous exécuter, le bourreau! Le créancier ressemble à ce moineau franc à la queue duquel on engage les petits enfants à tâcher de poser un grain de sel; mais le créancier rétorque cette image contre sa créance, de laquelle il ne peut rien saisir. Grandet avait observé les variations atmosphériques des créanciers, et ceux de son frère obéirent à tous ses calculs. Les uns se fâchèrent et se refusèrent net au dépôt.


– Bon! ça va bien, disait Grandet en se frottant les mains à la lecture des lettres que lui écrivait à ce sujet des Grassins. Quelques autres ne consentirent audit dépôt que sous la condition de faire bien constater leurs droits, ne renoncer à aucuns, et se réserver même celui de faire déclarer la faillite. Nouvelle correspondance, après laquelle Grandet de Saumur consentit à toutes les réserves demandées. Moyennant cette concession, les créanciers bénins firent entendre raison aux créanciers durs. Le dépôt eut lieu, non sans quelques plaintes.


– Ce bonhomme, dit-on à des Grassins, se moque de vous et de nous. Vingt-trois mois après la mort de Guillaume Grandet, beaucoup de commerçants, entraînés par le mouvement des affaires de Paris, avaient oublié leurs recouvrements Grandet, ou n’y pensaient que pour se dire:


– Je commence à croire que les quarante-sept pour cent sont tout ce que je tirerai de cela. Le tonnelier avait calculé sur la puissance du temps, qui, disait-il, est un bon diable A la fin de la troisième année, des Grassins écrivit à Grandet que, moyennant dix pour cent des deux millions quatre cent mille francs restant dus par la maison Grandet, il avait amené les créanciers à lui rendre leurs titres. Grandet répondit que le notaire et l’agent de change dont les épouvantables faillites avaient causé la mort de son frère, vivaient, eux! pouvaient être devenus bons, et qu’il fallait les actionner afin d’en tirer quelque chose et diminuer le chiffre du déficit. A la fin de la quatrième année, le déficit fut bien et dûment arrêté à la somme de douze cent mille francs. Il y eut des pourparlers qui durèrent six mois entre les liquidateurs et les créanciers, entre Grandet et les liquidateurs. Bref, vivement pressé de s’exécuter, Grandet de Saumur répondit aux deux liquidateurs, vers le neuvième mois de cette année, que son neveu, qui avait fait fortune aux Indes, lui avait manifesté l’intention de payer intégralement les dettes de son père; il ne pouvait pas prendre sur lui de les solder frauduleusement sans l’avoir consulté; il attendait une réponse. Les créanciers, vers le milieu de la cinquième année, étaient encore tenus en échec avec le mot intégralement, de temps en temps lâché par le sublime tonnelier, qui riait dans sa barbe, et ne disait jamais, sans laisser échapper un fin sourire et un juron, le mot:


– Ces PARISIENS! Mais les créanciers furent réservés à un sort inouï dans les fastes du commerce. Ils se retrouveront dans la position où les avait maintenus Grandet au moment où les événements de cette histoire les obligeront à y reparaître. Quand les rentes atteignirent à 115, le père Grandet vendit, retira de Paris environ deux millions quatre cent mille francs en or, qui rejoignirent dans ses barillets les six cent mille francs d’intérêts composés que lui avaient donnés ses inscriptions. Des Grassins demeurait à Paris. Voici pourquoi. D’abord il fut nommé député; puis il s’amouracha, lui père de famille, mais ennuyé par l’ennuyeuse vie saumuroise, de Florine, une des plus jolies actrices du théâtre de Madame, et il y eut recrudescence du quartier-maître chez le banquier. Il est inutile de parler de sa conduite; elle fut jugée à Saumur profondément immorale. Sa femme se trouva très-heureuse d’être séparée de biens et d’avoir assez de tête pour mener la maison de Saumur, dont les affaires se continuèrent sous son nom, afin de réparer les brèches faites à sa fortune par les folies de monsieur des Grassins. Les Cruchotins empiraient si bien la situation fausse de la quasi-veuve, qu’elle maria fort mal sa fille, et dut renoncer à l’alliance d’Eugénie Grandet pour son fils. Adolphe rejoignit des Grassins à Paris, et y devint, dit-on, fort mauvais sujet. Les Cruchot triomphèrent.


– Votre mari n’a pas de bon sens, disait Grandet en prêtant une somme à madame des Grassins, moyennant sûretés. Je vous plains beaucoup, vous êtes une bonne petite femme.


– Ah! monsieur, répondit la pauvre dame, qui pouvait croire que le jour où il partit de chez vous pour aller à Paris, il courait à sa ruine.


– Le ciel m’est témoin, madame, que j’ai tout fait jusqu’au dernier moment pour l’empêcher d’y aller. Monsieur le président voulait à toute force l’y remplacer; et, s’il tenait tant à s’y rendre, nous savons maintenant pourquoi.


Ainsi Grandet n’avait aucune obligation à des Grassins.

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