PREMIERE PARTIE AVRIL 2009

Celui qui voit à l’avance les catastrophes en souffre deux fois.

Beilby Porteus

Une faille dans l’espace-temps…

Chapitre Premier Jour 1 : mardi 21 avril 2009

Le bâtiment abritant le centre de contrôle du Grand collisionneur de hadrons du CERN était flambant neuf : sa construction avait été autorisée en 2004 et achevée en 2008. Il entourait une cour intérieure centrale, bien entendu surnommée « le noyau ». Chaque bureau possédait une fenêtre donnant soit sur le noyau soit sur le reste du vaste complexe du CERN. Le quadrilatère entourant la cour était haut de deux étages, mais les ascenseurs principaux en distribuaient quatre : les deux niveaux au-dessus du sol, le sous-sol — qui abritait les chaufferies et les entrepôts — et le niveau moins cent mètres, qui ouvrait sur la zone d’embarquement pour le monorail servant à voyager le long de la circonférence de quelque vingt-sept kilomètres du tunnel du collisionneur. Le tunnel lui-même courait sous des champs, les abords de l’aéroport de Genève, et les contreforts du Jura.

Dans le centre de contrôle, le mur sud du couloir principal était divisé en vingt longues sections, chacune décorée d’une mosaïque créée par un artiste d’un des pays membres du CERN. Celle de la Grèce représentait Démocrite et l’origine de la théorie atomique, celle d’Allemagne la vie d’Einstein, celle du Danemark la vie de Niels Bohr. Ces oeuvres n’avaient pas toutes la physique pour thème, cependant. Ainsi, celui de France qui représentait la ligne d’horizon de Paris, et l’italien un vignoble avec des milliers d’améthystes polies figurant les grappes de raisin.

La salle de contrôle du Grand collisionneur de hadrons était un carré parfait, avec de larges portes coulissantes placées précisément au centre de deux de ses côtés. La salle était haute de deux étages et sa partie supérieure était vitrée, de sorte que des groupes de visiteurs pouvaient observer le travail mené en contrebas. Le CERN proposait en effet au public une visite de ses installations pendant trois heures, le lundi et le samedi, à 9 heures et 14 heures. Les drapeaux des vingt pays membres étaient accrochés aux murs sous la partie vitrée. La vingt et unième place était occupée par le drapeau bleu et or de l’Union européenne.

La salle de contrôle contenait des dizaines de consoles. L’une était consacrée au maniement des injecteurs de particules et supervisait les débuts des expériences. Juste à côté, on en trouvait une autre avec une face pentue et dix moniteurs intégrés qui afficheraient les résultats rapportés par les détecteurs ALICE (acronyme pour « A Large Ion Collider Experiment » : expérience sur un grand collisionneur d’ions) et CMS (« Compact Muon Solenoid » : solénoïde compact à muons) : deux énormes systèmes souterrains qui enregistreraient et tenteraient d’identifier les particules produites par les expériences du LHC (pour « Large Hadron Collider », la version anglaise de « Grand collisionneur de hadrons »). Les moniteurs d’une troisième console montraient des portions légèrement courbes du tunnel du collisionneur, avec la voie du monorail rivée au plafond.

Lloyd Simcoe, un chercheur d’origine canadienne, était assis devant la console de l’injecteur. Il avait quarante-cinq ans, était grand et rasé de près. Ses yeux étaient bleus et ses cheveux en brosse d’un brun si sombre qu’on pouvait presque les qualifier de noirs, sauf aux tempes où ils grisonnaient.

Les spécialistes de la physique des particules n’étaient pas réputés pour leur élégance vestimentaire et jusqu’à récemment Lloyd n’avait pas fait exception à la règle. Mais quelques mois plus tôt il avait accepté d’offrir toute sa garde-robe à l’Armée du Salut genevoise et de laisser sa fiancée lui en constituer une toute nouvelle. À dire vrai, il trouvait ces vêtements un peu trop voyants, mais il devait reconnaître qu’il n’avait jamais eu l’air aussi chic. Aujourd’hui, il portait une chemise de soirée beige, une veste à col corail, un pantalon marron à poches extérieures cousues et des chaussures italiennes en cuir noir, petit clin d’oeil à la mode traditionnelle. Lloyd avait également adopté deux des symboles universels qui étaient aussi des incontournables locaux : un stylo à encre Mont Blanc, qu’il gardait accroché dans la poche intérieure de sa veste, et une montre à mouvement analogique de fabrication suisse, en or.

Assise à sa droite devant la console du détecteur se trouvait la créatrice de cette métamorphose, l’ingénieur Michiko Komura. De dix ans plus jeune que Lloyd, elle avait le nez petit et légèrement retroussé, et des cheveux d’un noir de jais qu’elle avait fait couper dans le style en vogue, la « coupe au bol ».

Théo Procopides, l’associé de Lloyd dans les recherches, se tenait debout derrière elle. Il n’avait que vingt-sept ans, soit dix-huit de moins que Lloyd, et plus d’un plaisantin avait comparé les deux au tandem Crick et Watson. Théo, qui venait de Grèce, avait des cheveux noirs, épais et bouclés, les yeux gris et une mâchoire inférieure proéminente. Il portait toujours un jean rouge que Lloyd n’aimait guère et un de ses innombrables tee-shirts représentant un personnage de dessin animé. Aujourd’hui, c’était le vénérable Titi. Une dizaine d’autres scientifiques et chercheurs étaient assis aux autres consoles.

Ainsi nous remontons tous ensemble dans le cube…

À part le bourdonnement discret de la climatisation et le bruissement des ventilateurs des différents équipements, un silence absolu régnait sur les lieux. Tout le monde était nerveux, tendu, après une longue journée de préparation pour cette expérience. Lloyd balaya la salle du regard et prit une profonde inspiration. Son pouls avait notablement accéléré et un nœud lui tordait le ventre.

La pendule au mur était analogique, celle de sa console digitale. Toutes deux approchaient rapidement de 17 heures : ce que Lloyd, après deux années passées en Europe, continuait toujours à traduire par 5 :00 P.M.

Lloyd dirigeait le groupe de presque un millier de chercheurs qui utilisaient le détecteur ALICE. Avec Théo, ils avaient consacré deux ans à mettre en place la collision de particules d’aujourd’hui ; deux ans, pour abattre un travail qui aurait pu prendre une vie entière. Ils tentaient de recréer des niveaux d’énergie qui n’avaient pas existé depuis la nanoseconde suivant le Big Bang, quand la température de l’univers avait atteint 10 000 000 000 000 000 degrés. Ils espéraient ainsi détecter le Saint Graal de la physique des hautes énergies, le boson de Higgs si longtemps recherché, cette particule dont les interactions dotaient de masse les autres particules. Si leur expérience fonctionnait, le Higgs et le Nobel qui récompenserait très certainement ses découvreurs seraient à eux.

Toute l’expérience était automatisée et réglée à la seconde près. Il n’y avait pas de grande manette à abaisser, pas de déclencheur caché sous un bouton à enfoncer. Oui, Lloyd avait défini et Théo avait codé les modules centraux du programme pour cette expérience, mais tout était maintenant sous le contrôle d’un ordinateur.

Quand l’horloge digitale afficha 16 :59 :55, Lloyd se mit à suivre le décompte à haute voix :

— Cinq.

Il regarda Michiko.

— Quatre.

Elle lui adressa un sourire d’encouragement. Bon sang, ce qu’il pouvait l’aimer…

— Trois.

Il tourna le regard vers Théo, l’enfant prodige ; le genre de jeune génie que Lloyd avait espéré être lui-même, et qu’il ne serait jamais.

— Deux.

Toujours sûr de lui, Théo ferma le poing, pouce dressé, à l’attention de Lloyd.

— Un.

Mon Dieu, s’il vous plaît…, songea Lloyd.

Zéro.

Et alors…

Soudain, tout fut différent.

Il y eut un changement instantané dans l’éclairage : celui de la salle de contrôle, faible, fut remplacé par la lumière du soleil qui se déversait à travers une fenêtre. Mais sans ajustement, sans-gêne, et Lloyd n’eut pas la sensation que ses pupilles se contractaient. Comme s’il était déjà habitué à cette lumière plus vive.

Et pourtant il n’avait aucun contrôle sur ses yeux. Il voulut regarder autour de lui, pour voir ce qui se passait, mais ses yeux bougèrent de leur propre volonté.

Il était dans un lit… nu, apparemment. Il sentait maintenant les draps de coton sur sa peau, alors qu’il se dressait sur un coude. Sa tête pivota et il eut un bref aperçu de lucarnes qui ouvraient selon toute vraisemblance au premier étage d’une maison de campagne. Des arbres étaient visibles et…

Non, c’était impossible. Ces feuillages étaient brunis. Mais on était le 21 avril : le printemps, pas l’automne.

Le regard de Lloyd continua à se déplacer et soudain, avec ce qui aurait dû provoquer un sursaut, il se rendit compte qu’il n’était pas seul dans ce lit. Quelqu’un d’autre était étendu près de lui.

Il eut un mouvement de recul.

Non… Non, ça n’allait pas. Il n’avait eu aucune réaction physique. C’était comme si son corps s’était dissocié de son esprit. Mais il avait eu l’impression de ce mouvement de recul.

L’autre personne était une femme, mais…

Qu’est-ce qui se passait, bon sang ?

Elle était âgée, avec la peau ridée et translucide, les cheveux blancs et trop fins. Le collagène qui avait jadis empli ses joues s’était tassé en petits bourrelets aux coins de sa bouche, une bouche qui à présent souriait, les petites rides presque englouties dans les replis permanents.

Lloyd voulut rouler loin de la vieille sorcière, mais son corps refusa de coopérer.

Mais, bon Dieu, qu’est-ce qui se passe ?

C’était le printemps, pas l’automne.

À moins que…

À moins que, bien sûr, il soit désormais dans l’hémisphère sud. Transporté mystérieusement de la Suisse à l’Australie…

Mais non. Les arbres entrevus par la fenêtre étaient des érables et des peupliers. C’était forcément l’Amérique du Nord ou l’Europe.

Sa main se tendit. La femme portait une chemise bleu marine, mais ce n’était pas le haut d’un pyjama. Avec ses épaulettes boutonnées et ses nombreuses poches, le vêtement ressemblait au genre de tenue qu’une femme adopterait pour jardiner. Lloyd sentit ses doigts qui effleuraient maintenant le tissu, éprouvaient sa douceur, son moelleux. Et ensuite…

Ses doigts trouvèrent le bouton, son plastique dur tiédi par le corps de la femme, translucide comme sa peau. Sans hésiter ils le saisirent, le tirèrent, le firent glisser de côté pour qu’il passe dans la boutonnière. Avant que le haut de la chemise s’ouvre, le regard de Lloyd, qui agissait toujours de sa seule initiative, remonta vers le visage de la vieille femme, plongea dans ses yeux bleu pâle, avec les iris entourés d’un halo blanc.

Il sentit la peau de ses propres joues se tendre quand il sourit. Sa main glissa dans l’échancrure, trouva un sein. Une fois encore il voulut reculer, retirer sa main au plus vite. Le sein était doux, ridé, avec la peau pendante, comme un fruit trop mûr. Les doigts se réunirent pour suivre son contour et chercher le mamelon.

Il sentit une pression dans le bas de son corps. Pendant un instant horrible il pensa qu’il avait un début d’érection, mais ce n’était pas ça. Soudain, sa vessie lui semblait trop pleine et il fallait absolument qu’il la vide. Il retira sa main et vit le regard de la vieille femme devenir interrogateur. Lloyd sentit ses épaules se soulever légèrement, puis s’abaisser. Elle lui sourit d’un air compréhensif, comme si c’était la chose la plus naturelle au monde, comme s’il s’excusait souvent dès les préliminaires. Elle avait les dents un peu jaunies, mais en excellent état.

Enfin son corps fit ce que Lloyd désirait depuis le début : il s’écarta d’elle. Dans le mouvement, une douleur envahit son genou, semblable à une piqûre aiguë. Il avait mal, mais il n’en montra rien. Il balança ses jambes hors du lit et ses pieds touchèrent doucement le parquet froid. Alors qu’il se levait, il en vit un peu plus du monde extérieur, par la fenêtre. C’était la mi-matinée ou le début de l’après-midi, et l’ombre projetée par un arbre tombait nettement sur son voisin. Un oiseau se reposait sur une des branches. Apeuré par le mouvement soudain dans la chambre, il s’envola. Un merle américain, cette espèce d’Amérique du Nord moins menue que le rouge-gorge européen. Lloyd se trouvait donc aux États-Unis, ou au Canada. En fait, le paysage extérieur évoquait plutôt la Nouvelle-Angleterre. Lloyd adorait les couleurs de l’automne en Nouvelle-Angleterre.

Il se mit à se déplacer lentement, sans presque décoller les pieds du plancher. Les meubles dépareillés indiquaient très certainement une résidence secondaire. Cette table de nuit, basse, en aggloméré avec un vernis imitant le grain du bois sur la tablette, il la reconnut. Il l’avait achetée quand il était encore étudiant et elle avait fini dans la chambre d’ami de sa maison dans l’Illinois. Mais que faisait-elle ici, dans cet endroit inconnu ?

Il continuait à marcher. Son genou droit le faisait souffrir à chaque pas et il aurait aimé savoir ce qu’il avait. Un miroir était accroché au mur. Son cadre était en pin noueux, recouvert d’un vernis clair. Il jurait avec le « bois » plus foncé de la table de nuit, bien sûr, mais…

Bon Dieu.

Oh, Bon Dieu… !

D’eux-mêmes, ses yeux s’étaient braqués sur le miroir alors qu’il passait devant et il avait vu son reflet…

Pendant un quart de seconde, il avait cru que c’était celui de son père.

Mais c’était bien lui. Ce qui lui restait de cheveux était entièrement gris et les poils de sa poitrine d’un blanc neigeux.

Sa peau était distendue, ridée, et il avançait voûté.

Les radiations ? Se pouvait-il que l’expérience l’ait exposé ? Ou que…

Non. Non, ce n’était pas ça. Il le savait dans ses os. Dans ses os rongés par l’arthrite. Ce n’était pas ça.

Il était vieux.

Comme s’il avait pris vingt ans, ou plus…

Deux décennies de sa vie envolées, supprimées de sa mémoire.

Il avait envie de crier, de hurler, de protester contre cette injustice, cette perte, de demander des comptes à l’univers…

Mais il ne pouvait rien faire de tout cela. Il n’avait aucun contrôle sur la situation. Son corps poursuivit sa lente et pénible progression vers la salle de bains.

Alors qu’il pivotait pour y entrer, il jeta un regard en arrière, vers la femme dans le lit. Elle avait replié un bras sous sa tête et son sourire était malicieux, séducteur. La vision de Lloyd était toujours claire et il aperçut nettement le reflet doré à l’annulaire gauche de la femme. Il avait déjà assez de mal à accepter le fait qu’il couchait avec une vieille femme, mais une vieille femme mariée…

La porte en bois massif était entrouverte et il leva la main pour la repousser un peu plus. Du coin de l’oeil il aperçut la même alliance à son doigt.

Et d’un coup il comprit. Cette vieille sorcière, cette étrangère, cette femme qu’il n’avait jamais vue auparavant et qui ne ressemblait en rien à sa Michiko adorée, cette femme était son épouse.

Il voulut la regarder de nouveau, pour essayer de l’imaginer plus jeune de quelques dizaines d’années et reconstituer la beauté qu’elle avait peut-être été…

Mais il entra dans la salle de bains, effectua un quart de tour pour se placer face aux toilettes, se baissa pour relever l’abattant, et…

… et soudain, étonnamment, heureusement, Lloyd Simcoe se retrouva au CERN, dans la salle de contrôle du LHC. Pour une raison inconnue, il s’était affaissé dans son fauteuil en vinyle rembourré. Il se redressa et lissa sa chemise des deux mains.

Quelle hallucination incroyable ! Elle aurait des retombées, c’était évident : ils étaient censés être parfaitement à l’abri ici, avec l’anneau du collisionneur cent mètres sous eux. Mais il avait entendu dire que les décharges de très haute énergie pouvaient provoquer des hallucinations. C’était certainement ce qui venait de se produire.

Il lui fallut un moment pour retrouver ses repères. Il n’y avait eu aucune phase de transition entre ici et là-bas, pas d’éclair lumineux, aucun mal au cœur, pas de sensation que ses oreilles se bouchaient ou se débouchaient. Il s’était trouvé au CERN et, l’instant suivant, quelque part ailleurs, pour — quoi ? — deux minutes, peut-être. Et maintenant, de la même manière instantanée, il était de retour dans la salle de contrôle.

Qu’il n’avait jamais quittée, bien évidemment. Tout cela n’avait été qu’une illusion.

Il regarda autour de lui et s’efforça de décrypter les expressions des autres. Michiko semblait choquée. L’avait-elle observé pendant qu’il hallucinait ? Qu’avait-il fait ? Avait-il agité les bras et tressauté comme un épileptique ? Tendu une main dans le vide, comme s’il caressait un sein invisible ? Ou s’était-il seulement affalé sur son siège, inconscient ? Dans ce cas, ça n’avait pas duré longtemps — bien moins que les deux minutes qu’il lui semblait — car sinon Michiko et les autres seraient maintenant penchés sur lui, ils vérifieraient son pouls et déboutonneraient son col. Il jeta un coup d’œil sur l’horloge digitale murale : il était pourtant bien deux minutes après 17 heures.

Il se tourna alors vers Théo Procopides. Le jeune Grec semblait moins secoué que Michiko, mais il se montrait tout aussi dérouté que Lloyd et dévisageait ses collègues de la même manière qu’eux s’entre-regardaient.

Lloyd ouvrit la bouche pour parler, sans être trop sûr de ce qu’il voulait dire. Il la referma quand il perçut le gémissement qui s’élevait de l’autre côté d’une porte ouverte. Michiko l’entendit aussi et ils se levèrent tous deux simultanément. La jeune femme était plus proche de la porte et quand il l’atteignit elle était déjà sortie dans le couloir.

— Mon Dieu ! disait-elle. Vous n’avez rien ?

Un des techniciens — Sven — essayait de se remettre debout. Il avait porté la main droite à son nez, qui saignait abondamment. Lloyd repassa en hâte dans la salle de contrôle, décrocha le kit de premiers secours de son support mural et courut dans le couloir. Le kit était dans un boîtier de plastique blanc. Lloyd l’ouvrit et se mit à dérouler une longueur de gaze.

Sven se mit à parler en norvégien, s’interrompit après un instant et recommença en français :

— Je… j’ai dû m’évanouir.

Le couloir était carrelé et il y avait une trace de sang là où le visage de Sven avait heurté le sol. Lloyd tendit la gaze au technicien qui le remercia d’un signe de tête avant de se tamponner les narines.

— C’est complètement dingue, dit-il. Comme si je m’étais endormi debout. (Il réussit à imiter à peu près un petit rire.) J’ai même fait un rêve.

Lloyd sentit ses sourcils grimper à l’assaut de son front.

— Un rêve ?

— Aussi net que la réalité, dit Sven. Je me trouvais à Genève, près du Rozzel. (Lloyd connaissait bien : une crêperie bretonne, dans la Grand-Rue.) Mais c’était comme dans un film de science-fiction. Les voitures passaient sans toucher le sol et…

— Oui, oui ! Il m’est arrivé la même chose !

C’était une voix féminine provenant de la salle de contrôle, mais elle ne répondait pas à Sven.

Lloyd revint dans la salle.

— Que s’est-il passé, Antonia ?

Une Italienne corpulente était en train de parler à deux de ses collègues et elle se retourna vers lui.

— C’était comme si j’étais soudain ailleurs. Parry a dit qu’il a vécu la même chose.

Michiko et Sven étaient maintenant immobiles à la porte, juste derrière lui.

— Moi aussi, déclara Michiko, apparemment soulagée de ne pas être la seule.

Théo se rembrunit. Lloyd le regarda.

— Et toi ?

— Rien.

— Rien ?

Le Grec secoua la tête négativement.

— Nous avons tous dû tomber dans les pommes, déclara Lloyd.

— Moi, c’est sûr, commenta Sven.

Il écarta la gaze rougie de son visage, puis la reposa sous son nez pour voir si le saignement s’était arrêté. Non.

— Combien de temps ? demanda Michiko.

— Et… Oh ! merde ! L’expérience ? s’exclama Lloyd.

Il se précipita au poste de contrôle d’ALICE et tapa quelques commandes.

— Rien, dit-il. Merde !

Michiko exprima sa déception par un soupir.

— Pourtant, ç’aurait dû marcher, fit Lloyd en abattant sa paume ouverte sur la console. Nous aurions dû choper le Higgs.

— Eh bien, il s’est passé quelque chose, remarqua Michiko. Théo, tu n’as rien vu du tout pendant que nous avions tous ces… visions ?

— Non, rien. Je suppose… Je suppose que j’ai tourné de l’oeil, moi aussi. Sauf qu’il n’y a pas eu de grand trou noir. Je regardais Lloyd qui effectuait le compte à rebours : cinq quatre, trois, deux, un, zéro. Et puis ç’a été comme un faux raccord dans un film, vous savez ? Subitement il était écroulé dans son fauteuil.

— Tu m’as vu m’écrouler ?

— Non, non. C’est comme je viens de le dire : tu étais assis normalement et, l’instant suivant, tu étais écroulé, sans rien entre les deux. J’imagine… J’imagine que moi aussi j’ai perdu connaissance. Et j’ai à peine eu le temps de constater que tu étais inconscient, hop, tu t’es redressé et…

Soudain le ululement d’une sirène déchira l’air — un véhicule d’urgence quelconque. Lloyd sortit en hâte de la salle de contrôle, suivi par tous les autres. La pièce de l’autre côté du couloir possédait une fenêtre. Michiko releva le store vénitien. Le soleil de cette fin d’après-midi inonda l’intérieur. Le véhicule était un camion de pompiers du CERN, un des trois que comptait le site. Il traversait le campus à vive allure en direction du bâtiment abritant les services administratifs.

Le nez de Sven avait enfin cessé de saigner. Le technicien serrait dans son poing la gaze rougie.

— Je me demande si quelqu’un d’autre a fait une chute, dit-il.

Lloyd le regarda sans comprendre.

— Les camions de pompiers servent aussi bien pour les incendies que pour les interventions d’urgence, expliqua le Norvégien.

Michiko saisit l’ampleur de ce qu’il venait de dire.

— Nous devrions vérifier toutes les pièces ici, pour nous assurer que tout le monde va bien.

Lloyd acquiesça et retourna dans le couloir.

— Antonia, vous vous occupez de toutes les personnes présentes dans la salle de contrôle. Michiko, tu prends Jake et Sven, et vous allez par là. Théo et moi, nous irons de l’autre côté.

Il éprouva un peu de culpabilité en se séparant ainsi de Michiko, mais il avait besoin d’un moment pour comprendre ce qu’il avait vu et expérimenté.

Dans la première pièce où Théo et lui entrèrent, une femme était inconsciente. Lloyd ne se souvenait plus de son nom, mais il savait qu’elle travaillait aux relations publiques. L’écran plat de l’ordinateur devant elle affichait l’habituel bureau en 3D de Windows 2009. D’après l’hématome à son front, elle s’était assommée quand elle s’était affaissée en avant. Lloyd fit ce qu’il avait vu faire dans un nombre incalculable de films : il lui prit la main gauche dans sa droite, lui ouvrit la paume et la tapota gentiment de sa main libre pour l’aider à se réveiller.

Ce qui se produisit après quelques secondes.

— Docteur Simcoe ? dit-elle en levant les yeux vers lui. Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Je l’ignore.

— J’ai fait un… un rêve, dit-elle. J’étais dans une galerie d’art, quelque part, et je regardais un tableau.

— Ça va, maintenant ?

— Je… je ne sais pas. J’ai mal à la tête.

— Vous souffrez peut-être d’une commotion. Vous devriez vous rendre à l’infirmerie.

— Pourquoi ces sirènes ?

— Le camion des pompiers… Écoutez, il faut que nous partions. D’autres personnes sont peut-être blessées.

Elle acquiesça.

— Ça ira pour moi, affirma-t-elle.

Théo était déjà dans le couloir. Lloyd le rejoignit, puis le dépassa, car le Grec s’occupait de quelqu’un qui avait fait une chute. Le couloir bifurquait à droite. Lloyd arriva devant un bureau dont la porte coulissa sans bruit, mais les gens à l’intérieur semblaient tous aller bien, même s’ils parlaient avec une agitation manifeste des différentes visions qu’ils venaient d’avoir. Ils étaient trois, deux femmes et un homme. Une des femmes l’aperçut.

— Que s’est-il passé, Lloyd ? lui demanda-t-elle.

— Je ne le sais pas encore. Il n’y a pas eu de bobo chez vous ?

— Tout le monde va bien.

— J’ai entendu ce que vous disiez. Vous avez eu des visions tous les trois, vous aussi ?

Hochements de tête.

— Et elles étaient très nettes ?

La femme qui ne lui avait pas encore adressé la parole désigna son collègue.

— Pas Raoul. Lui a fait une sorte d’expérience psychédélique, dit-elle comme si on ne pouvait attendre autre chose dudit Raoul.

— Je n’emploierais pas ce terme, corrigea le dénommé Raoul, sur la défensive. Mais ce n’était pas réaliste, ça, c’est sûr. Il y avait ce type avec trois têtes et…

Raoul avait de longs cheveux blonds serrés en une queue-de-cheval impeccable.

Lloyd l’interrompit :

— Si vous allez bien tous les trois, pourquoi ne pas vous joindre à nous ? Certaines personnes ont fait de mauvaises chutes quand ce… phénomène s’est produit. Il faut fouiller partout, au cas où il y aurait d’autres blessés.

— Pourquoi ne pas utiliser le système de comm interne pour rassembler tout le monde dans le hall d’entrée ? proposa Raoul. Ensuite nous pourrons compter les présents et voir qui manque à l’appel.

L’idée était pleine de bon sens.

— Continuez les recherches. Il se peut que des gens nécessitent une aide en urgence. Moi, je monte dans le bureau principal.

Lloyd sortit de la pièce pendant que les autres se levaient et le suivaient. Il prit l’itinéraire le plus court pour rejoindre le bureau et sprinta devant les mosaïques. Quand il arriva, quelques membres de l’équipe administrative s’occupaient d’un des leurs qui s’était apparemment cassé le bras en tombant. Une autre personne s’était brûlée en s’affaissant sur son café.

— Docteur Simcoe, qu’est-ce qui s’est passé ? demanda un homme.

Lloyd commençait à en avoir assez de cette question.

— Je n’en sais rien. Vous pouvez allumer le système de sonorisation ?

— Oh, bien sûr, répondit l’homme avec un fort accent allemand. Par ici.

Il le mena à une console et enclencha quelques boutons. Lloyd saisit la longue poignée du micro.

— Ici Lloyd Simcoe, dit-il, et il entendit sa propre voix qui résonnait dans le haut-parleur du couloir, mais les filtres du système éliminaient tout effet Larsen. Il est clair qu’un incident a eu lieu. Plusieurs personnes sont blessées. Si vous-même pouvez vous déplacer, veuillez vous rendre immédiatement dans le hall d’entrée, s’il vous plaît. Quelqu’un peut avoir fait une chute grave dans un endroit isolé et nous avons besoin de vérifier qu’il ne manque personne.

Il tendit le micro à l’homme.

— Vous pouvez répéter ce message en allemand ?

Jawohl, répondit l’autre qui s’exécuta aussitôt.

Lloyd s’écarta, fit sortir tous les gens valides du bureau et les mena dans le hall d’entrée. L’endroit était décoré d’une longue plaque de laiton récupérée dans un des anciens bâtiments détruits pour céder la place au centre de contrôle du LHC. On pouvait y lire la définition de l’acronyme du CERN, « Conseil Européen pour la Recherche Nucléaire », définition qui n’était plus vraiment d’actualité, mais on tenait à honorer ses racines historiques.

Il y avait là une majorité de Blancs, quelques Noirs américains, dont Peter Carter, de Stanford, des Africains et un certain nombre d’Asiatiques parmi lesquels, bien sûr, Michiko, qui était déjà arrivée. Lloyd se dirigea vers elle et la serra dans ses bras. Grâce au ciel, elle n’avait rien eu.

— Des blessés graves ? s’enquit-il.

— Quelques bleus et un autre saignement de nez, répondit-elle. Mais rien de grave. Et de ton côté ?

Il chercha des yeux la femme qui s’était cogné le front. Elle n’était pas encore là.

— Une commotion possible, un bras cassé, une brûlure assez moche, au visage. Il faudrait faire venir quelques ambulances, pour emmener les blessés à l’hôpital.

— Je m’en occupe, dit-elle avant de disparaître dans un bureau.

Les gens continuaient à affluer et ils étaient maintenant environ deux cents.

— Votre attention, s’il vous plaît ! cria Lloyd.

Il attendit que tous les regards convergent sur lui pour poursuivre :

— Regardez autour de vous et vérifiez que tous vos collègues de travail sont bien présents. Si quelqu’un que vous avez vu aujourd’hui n’est pas là, faites-le-moi savoir. Et si l’un ou l’une d’entre vous a besoin de soins médicaux immédiats, dites-le-moi aussi. Nous avons appelé pour avoir des ambulances.

Alors qu’il disait cela, Michiko réapparut à son côté. Elle était plus pâle qu’à l’accoutumée et quand elle parla, ce fut d’une voix tremblotante.

— Il n’y aura pas d’ambulance. Pas avant un certain temps, en tout cas. La permanence téléphonique des urgences m’a dit qu’elles sont toutes à Genève. Apparemment, tous les conducteurs des véhicules qui circulaient ont perdu connaissance. Ils ne peuvent même pas donner une estimation du nombre de tués.

Chapitre 2

Le CERN avait été créé cinquante-cinq ans plus tôt, en 1954. Son personnel de trois mille personnes était composé d’un tiers de physiciens et ingénieurs, d’un tiers de techniciens et d’un dernier tiers divisé également entre l’administration et les services.

Le Grand collisionneur de hadrons avait coûté quatre milliards d’euros pour être installé dans le même tunnel circulaire souterrain creusé à cheval sous la frontière franco-suisse qui abritait toujours le vieux Grand collisionneur électron-positron utilisé de 1989 à 2000. Le LHC utilisait des électroaimants supraconducteurs à double champ de dix teslas pour propulser les particules dans l’anneau géant. Le CERN possédait le système cryogénique le plus puissant au monde, avec de l’hélium liquide servant à refroidir les aimants à une température de un virgule huit degré Celsius au-dessus du zéro absolu.

Le Grand collisionneur de hadrons était en fait deux accélérateurs en un seul, l’un accélérant les particules dans le sens des aiguilles d’une montre, l’autre dans le sens opposé. On pouvait faire se percuter une particule allant dans une direction avec une autre allant dans l’autre direction, et alors…

Et alors, E = mc², et bingo.

L’équation d’Einstein dit simplement que la matière et l’énergie sont interchangeables. Si vous faites entrer en collision des particules à une vitesse suffisamment élevée, l’énergie cinétique dégagée par la collision peut être convertie en particules rares.

Le LHC était entré en service en 2008 et durant les premiers mois il avait effectué des collisions proton-proton, produisant des énergies qui atteignaient les quatorze billions d’électronvolts, ou quatorze TeV.

Mais il était temps maintenant de passer à la deuxième phase, et Lloyd Simcoe et Théo Procopides avaient dirigé l’équipe de la première expérience. Dans cette phase, au lieu d’opérer une collision entre protons, des noyaux de plomb — chacun deux cent dix-sept fois plus massif qu’un proton — se percuteraient. Les collisions résultantes produiraient mille cent cinquante TeV, soit l’équivalent du niveau de l’énergie dans l’univers seulement un milliardième de seconde après le Big Bang. A ce niveau d’énergie, Lloyd et Théo auraient dû obtenir le boson de Higgs, une particule que les physiciens recherchaient depuis un demi-siècle.

Au lieu de quoi ils avaient produit la mort et la destruction à une échelle ahurissante.

Gaston Béranger, directeur général du CERN, était un homme aussi trapu que poilu, au nez long et mince. Il était assis dans son bureau quand le phénomène avait eu lieu. C’était la pièce individuelle la plus spacieuse de tout le CERN, avec une longue table de réunion en bois en face de son bureau et un bar bien garni, aux dessertes en miroir. Béranger ne buvait pas. Enfin, il ne buvait plus. Il n’y avait rien de plus pénible qu’être alcoolique en France, où le vin coulait à flots lors de chaque repas. Gaston avait habité Paris avant d’être nommé au CERN. Mais quand les ambassadeurs venaient voir comment on dépensait leurs millions, il devait pouvoir leur servir un verre sans jamais montrer combien il aurait aimé se joindre à eux.

Lloyd Simcoe et son acolyte Théo Procopides tentaient leur grande expérience cet après-midi, avec le LHC. Gaston aurait pu réorganiser son emploi du temps pour s’y rendre en observateur, mais il y avait toujours quelque chose d’incontournable à faire. S’il se mettait à aller voir chaque utilisation des accélérateurs, il n’achèverait jamais rien. Par ailleurs, il devait préparer sa réunion du lendemain matin avec des représentants de Gec Alsthom et…

— Tu me ramasses ça !

Gaston Béranger n’avait aucun doute sur l’endroit où il se trouvait : c’était sa maison, sur la rive droite, à Genève. Les étagères Billy de chez Ikea étaient les mêmes, tout comme le canapé et le fauteuil. Mais le téléviseur Sony et son support avaient disparu. A la place, un écran plat était installé sur le mur au-dessus de la place du téléviseur. Pour l’heure, il retransmettait un match international de crosse. Une équipe était manifestement celle de l’Espagne, mais Gaston ne put identifier l’autre, au maillot vert et pourpre.

Un jeune homme venait d’entrer dans la pièce. Gaston ne le reconnut pas non plus. Le jeune homme avait jeté son blouson de cuir noir sur le bord du canapé et le vêtement avait glissé sur la moquette. Un petit robot à peine plus gros qu’une boîte à chaussures roula de sous la table et se dirigea vers le blouson. Gaston pointa un index rageur sur l’engin et aboya :

— Arrêt !

Le robot s’immobilisa puis, après un moment, battit en retraite sous la table.

Le jeune homme se retourna. Il pouvait avoir dix-neuf ou vingt ans. Sa joue droite s’ornait d’une sorte de tatouage animé représentant un éclair qui zigzaguait en cinq sauts discrets, puis recommençait le même cycle.

Alors qu’il pivotait sur lui-même, le côté gauche de son visage apparut. Et c’était horrible, les muscles et les vaisseaux sanguins étaient clairement visibles, comme s’il avait traité sa peau avec un produit chimique l’ayant rendue transparente.

Sa main gauche était recouverte d’un gant exosquelettique qui prolongeait ses doigts en des serres mécaniques terminées par des pointes argentées.

— J’ai dit : ramasse-moi ça ! insista Gaston.

Du moins c’était sa voix, car il n’avait pas eu l’impression de vouloir prononcer ces paroles.

— Tant que je paie pour tes fringues, tu en prends soin.

Le jeune homme lui lança un regard furibond. Gaston était certain de ne pas le connaître, pourtant il avait une certaine ressemblance avec… avec qui ? Difficile à dire avec cette moitié de visage transparente, mais le front haut, les lèvres fines, ces yeux d’un gris froid, le nez aquilin…

Les pointes au bout des doigts se rétractèrent dans un ronronnement bas et le garçon ramassa son blouson entre son pouce et son index mécaniques, en le tenant maintenant comme si c’était une chose répugnante. Gaston suivit le jeune homme du regard quand celui-ci se déplaça dans le salon, et il ne put que remarquer un tas d’autres détails qui ne collaient pas du tout : le rangement des livres sur les étagères était totalement autre, comme si quelqu’un en avait réorganisé le classement. Et, de fait, il semblait bien y en avoir beaucoup moins. Avait-on opéré une purge dans la bibliothèque familiale ? Un autre robot, celui-là semblable à une araignée et de la taille d’une main humaine, s’affairait le long des étagères qu’apparemment il époussetait.

Sur un mur, là où avait été accrochée une reproduction encadrée du Moulin de la Galette de Monet, se trouvait maintenant une alcôve occupée par ce qui ressemblait fort à une sculpture d’Henry Moore… mais non, non, il ne pouvait pas y avoir d’alcôve là, puisque ce mur était mitoyen avec la maison voisine. C’était donc forcément une œuvre plate, un hologramme ou quelque chose de similaire qui donnait une illusion de profondeur. En ce cas, l’illusion était absolument parfaite.

Les portes de la penderie n’étaient pas les mêmes non plus. Elles s’ouvrirent d’elles-mêmes à l’approche du jeune homme.

Celui-ci en sortit un cintre auquel il suspendit le blouson, puis replaça le tout à l’intérieur… et le cuir glissa du cintre sur le plancher de la penderie.

La voix de Gaston tempêta de nouveau :

— Bon Dieu, Marc, tu ne peux pas faire un peu plus attention ?

Marc…

Marc !

Mon Dieu !

Voilà pourquoi le garçon lui semblait familier.

Marc. Le prénom que Marie-Claire et lui avaient choisi pour l’enfant qu’elle portait.

Marc Béranger.

Gaston n’avait pas encore tenu le bébé dans ses bras, il ne lui avait jamais fait faire son rot, n’avait jamais changé sa couche. Et pourtant Marc était là, adulte, un homme… et un homme qui montrait une hostilité effrayante.

Sa joue toujours agitée d’éclairs, Marc considéra un instant le blouson tombé, puis il s’éloigna de la penderie dont la porte coulissa.

— Bon Dieu, Marc, dit la voix de Gaston, je suis fatigué de cette attitude. Tu ne trouveras jamais de travail si tu te comportes de la sorte.

— Je t’emmerde, dit le garçon, d’une voix de basse moqueuse.

C’étaient les premiers mots de son bébé. Pas « maman » ou « papa », non : «Je t’emmerde. »

Et, comme s’il subsistait encore le moindre doute possible, Marie-Claire entra dans le champ de vision de Gaston à cet instant précis, après avoir franchi une autre porte coulissante donnant certainement sur la cuisine.

— Ne parle pas comme ça à ton père, dit-elle.

Gaston était abasourdi. C’était bien Marie-Claire, aucun doute n’était permis, mais elle ressemblait plus à sa propre mère qu’à elle-même. Ses cheveux étaient blancs, son visage creusé de rides, et elle avait pris au moins quinze kilos.

— Je t’emmerde aussi, lui dit Marc.

Gaston supputa que sa voix allait protester et il ne fut pas déçu.

— Ne parle pas à ta mère comme ça !

Avant que Marc se retourne, Gaston aperçut une zone rasée à l’arrière du crâne de son fils et un port métallique implanté là.

Il ne pouvait s’agir que d’une hallucination. Mais quelle terrible hallucination ! Marie-Claire devait accoucher très prochainement. Des années durant, ils avaient tout fait pour qu’elle tombe enceinte. Gaston dirigeait un complexe scientifique qui pouvait unir avec une précision incroyable un électron et un positron. Et pourtant, Marie-Claire et lui avaient été incapables de faire se rencontrer un ovule et un spermatozoïde, alors que chacun était des millions de fois plus gros que ces particules subatomiques. Mais enfin leurs efforts avaient été couronnés de succès et elle était tombée enceinte.

Et à présent, neuf mois plus tard, ils auraient bientôt un bébé. Tous ces cours sur la méthode d’accouchement sans douleur, tous ces préparatifs, l’arrangement de la chambre d’enfant… Tout cela allait porter ses fruits.

Et maintenant ce rêve. Ce n’était que cela, forcément : un mauvais rêve. Il avait fait le pire des cauchemars de toute son existence juste avant qu’ils se marient. Pourquoi serait-ce différent ?

Mais c’était différent. Ce rêve était beaucoup plus réaliste que tous ceux qu’il avait connus. Il repensa au port informatique à l’arrière du crâne de son fils, envisagea des images injectées directement dans le cerveau… La drogue du futur ?

— Lâche-moi, dit Marc. J’ai eu une sale journée.

— Oh, vraiment ? répliqua Gaston d’un ton éminemment sarcastique. Tu as eu une sale journée, hein ? A terroriser les touristes dans la Vieille Ville, c’est ça ? J’aurais dû te laisser pourrir en prison, espèce de punk ingrat…

Gaston fut choqué de s’entendre parler comme l’avait fait son propre père et répéter ce que celui-ci lui avait dit quand Gaston avait l’âge de Marc, ces choses qu’il s’était promis de ne jamais dire à ses propres enfants.

— Allons, Gaston…, commença Marie-Claire.

— S’il n’aime pas ce qu’il a ici…

— Marre de ces conneries, grinça Marc.

— Ça suffit ! s’écria Marie-Claire. Ça suffit !

— Je vous déteste, dit encore Marc. Je vous déteste tous les deux.

Gaston ouvrit la bouche pour répliquer et…

… et soudain il se retrouva dans son bureau du CERN.

Après avoir rapporté la nouvelle d’un nombre considérable de morts, Michiko Komura était immédiatement retournée dans le bureau du centre de contrôle du LHC. Elle essaya encore de contacter l’école primaire de Genève où allait Tamiko, sa fille de huit ans. La Japonaise avait divorcé de son premier mari, un cadre de Tokyo. Mais la ligne sonnait toujours occupée et la compagnie suisse des téléphones, pour une raison inconnue, ne proposait pas de la prévenir automatiquement dès que la ligne serait libérée.

Lloyd se tenait derrière elle pendant qu’elle multipliait les tentatives, mais finalement elle leva vers lui un regard désespéré.

— Je ne parviens pas à avoir l’école, dit-elle. Il faut que j’aille là-bas.

— Je t’accompagne.

Ils sortirent du bâtiment au pas de course, dans l’air doux de ce mois d’avril, alors que le soleil rougeoyant frôlait déjà l’horizon, avec les montagnes au loin.

La Toyota de Michiko était garée elle aussi sur l’aire de stationnement, mais ils prirent la Fiat de location de Lloyd, qui se mit au volant. Ils sortirent du complexe scientifique, passèrent devant les énormes citernes cylindriques d’hélium liquide et s’engagèrent sur la route de Meyrin qui leur fit traverser la localité du même nom, à l’est du CERN. S’ils aperçurent bien quelques véhicules sur le bas-côté de la route, la situation ne semblait pas pire qu’après une des rares tempêtes hivernales, sauf que bien sûr il n’y avait pas de neige au sol.

Ils traversèrent rapidement la ville. Un peu plus loin se trouvait l’aéroport Cointrin qui desservait Genève. Des colonnes de fumée noire s’élevaient dans le ciel. Un gros jet de la Swissair s’était écrasé sur l’unique piste.

— Mon Dieu, souffla Michiko en portant une main à sa bouche.

Ils continuèrent et entrèrent dans Genève proprement dite, à la pointe est du lac Léman. Ville riche forte de deux cent mille habitants, Genève était réputée pour ses restaurants ultrachics et ses magasins proposant des articles hors de prix.

Les panneaux normalement lumineux étaient éteints et beaucoup de véhicules, dont un certain nombre de Mercedes et d’autres marques luxueuses, avaient quitté la chaussée et percuté des bâtiments. Les vitrines de plusieurs magasins avaient explosé sous le choc, mais il ne semblait pas y avoir de pillage en cours. Les touristes eux-mêmes semblaient trop stupéfaits par ce qui venait d’arriver pour profiter de la situation.

Ils aperçurent une seule ambulance arrêtée sur le bord de la route pour porter secours à un vieil homme blessé. Ils entendirent les sirènes de camions de pompiers et d’autres véhicules d’urgence. Et ils aperçurent même un hélicoptère qui s’était encastré dans la façade de verre d’une petite tour de bureaux.

Ils franchirent le pont de l’Ile qui enjambait le Rhône, avec ses mouettes qui tournoyaient au-dessus de ses eaux, et quittèrent ainsi la rive droite avec ses hôtels patriciens pour entrer dans la rive gauche historique. La route autour de la Vieille Ville était bloquée par un carambolage ayant impliqué quatre voitures, aussi durent-ils se frayer un chemin par des rues étroites et sinueuses. Ils descendirent la rue de la Cité qui donnait dans la Grand-Rue. Mais cette artère aussi était bloquée dans les deux sens par un bus des Transports Publics Genevois qui s’était mis en travers. Ils essayèrent un itinéraire alternatif, lui aussi obstrué par des véhicules accidentés.

— A quelle distance se trouve l’école ? demanda Lloyd.

— Moins d’un kilomètre.

— Allons-y à pied.

Il ramena la Fiat dans la Grand-Rue et la gara sur le côté. Ce n’était pas une place de stationnement autorisé, mais il doutait que quelqu’un s’en soucie dans les circonstances actuelles. Ils se mirent à remonter la pente des rues pavées. Après quelques mètres, Michiko fit halte et ôta ses hauts talons pour aller plus vite. Ils reprirent leur progression mais elle dut s’arrêter une nouvelle fois pour remettre ses chaussures quand ils arrivèrent sur une zone recouverte de débris de verre.

Ils parcoururent en hâte la rue Jean-Calvin, longèrent le musée Barbier-Mueller, tournèrent dans la rue du Puits Saint-Pierre et passèrent devant la Maison Tavel, la demeure privée la plus ancienne de tout Genève. Ils avaient à peine ralenti l’allure quand ils arrivèrent devant l’austère Temple de l’Auditoire où Jean Calvin et John Knox avaient jadis disserté.

Le cœur battant et le souffle court, ils continuèrent. Sur leur droite se trouvaient la cathédrale Saint-Pierre et la salle des ventes Christie’s. Ils traversèrent la place du Bourg du Four, avec sa couronne de terrasses de cafés et de pâtisseries entourant la fontaine centrale. Nombre de touristes et de Genevois étaient étendus au sol, certains assis, occupés à soigner leurs ecchymoses et autres éraflures, ou aidés par d’autres piétons.

Enfin, ils approchèrent de l’école, dans la rue des Chaudronniers. L’école Ducommun était un établissement réputé qui accueillait les enfants des étrangers travaillant dans Genève ou à sa périphérie. Les bâtiments de la partie centrale avaient deux siècles, mais de nombreuses structures avaient été rajoutées durant les dernières décennies. Les cours se terminaient à 16 heures, mais des activités extra-scolaires étaient organisées jusqu’à 18 heures afin que les parents ayant une activité professionnelle puissent laisser leurs enfants là toute la journée et, bien qu’il soit maintenant près de 19 heures, des groupes de gamins étaient toujours présents.

Michiko n’était évidemment pas le seul parent à s’être précipité ici. Diplomates et hommes d’affaires serraient leur progéniture dans leurs bras. Par respect pour une tradition déjà ancienne, l’école arborait en façade les drapeaux des pays d’origine de tous ses élèves. Tamiko était actuellement la seule Japonaise de l’établissement, mais le soleil levant claquait bien dans la brise printanière.

Ils s’engouffrèrent dans le hall d’entrée avec son magnifique dallage de marbre et ses lambris de bois sombre. L’accueil se trouvait plus loin sur la droite et Michiko ouvrit la voie dans cette direction. La porte s’ouvrit, révélant un long comptoir en bois qui séparait les secrétaires du public. Michiko s’y précipita et, entre deux sanglots, commença :

— Bonjour, je suis…

— Oh madame Komura, dit une femme qui venait d’émerger d’une pièce à l’arrière. J’ai essayé de vous appeler, mais sans réussir. (Elle marqua une pause embarrassée.) Veuillez me suivre, je vous prie.

Michiko et Lloyd contournèrent le comptoir et passèrent dans le bureau. Un PC occupait une table, avec un PDA connecté.

— Où est Tamiko ? voulut savoir Michiko.

— Asseyez-vous, je vous en prie, dit la femme. (Elle jeta un regard à Lloyd.) Je suis Mme Séverin, la directrice.

— Lloyd Simcoe, répondit-il à la question implicite. Le fiancé de Michiko.

— Où est Tamiko ? répéta la jeune femme.

— Madame Komura, je suis tellement désolée. Je suis… (Elle s’interrompit, déglutit, se reprit.) Tamiko était dehors. Une voiture folle a traversé le parking et… Je suis vraiment désolée…

— Comment va-t-elle ? demanda Michiko.

— Tamiko est morte, madame Komura. Nous sommes tous… Je ne sais pas ce qui s’est passé. Nous avons tous perdu connaissance, ou quelque chose comme ça. Quand nous sommes revenus à nous, nous l’avons trouvée…

Lloyd sentit une contraction horrible dans sa poitrine. La Japonaise tâtonna, toucha le haut d’un dossier et s’écroula sur la chaise. Elle s’enfouit le visage dans ses mains. Lloyd s’accroupit auprès d’elle et passa un bras autour de ses épaules.

— Je suis tellement désolée, dit Mme Séverin.

Lloyd hocha la tête.

— Vous n’y êtes pour rien.

Michiko pleura encore un temps, puis elle leva ses yeux rougis vers la directrice.

— Je veux la voir.

— Elle est toujours dans le parking. Je suis désolée… Nous avons appelé la police, mais elle n’est pas encore arrivée.

— Montrez-moi, dit Michiko d’une voix enrouée.

Mme Séverin les précéda au-dehors, à l’arrière du bâtiment. Quelques jeunes étaient là, immobiles, qui contemplaient le corps, à la fois terrifiés et fascinés par ce qui dépassait leur entendement. Le personnel était trop occupé à soigner les élèves blessés pour faire rentrer tous les autres dans l’école.

Tamiko était étendue là — simplement étendue. Il n’y avait pas de sang et son corps paraissait indemne. La voiture qui l’avait probablement percutée avait reculé de plusieurs mètres et était à l’arrêt, en travers, avec son pare-chocs cabossé.

Michiko arriva à cinq mètres de sa fille avant de s’effondrer totalement. Lloyd la prit dans ses bras et ils restèrent ainsi.

Mme Séverin s’attarda un peu, mais on l’appela bientôt pour parler à un autre parent et affronter une autre crise.

Enfin, et parce qu’elle en exprima le souhait, Lloyd mena Michiko jusqu’au corps. La vision floue et le cœur brisé, il se pencha et écarta avec douceur les cheveux du visage de la fillette.

Les mots lui manquaient. Que dire qui aurait pu réconforter une mère dans une situation aussi terrible ? Ils restèrent là, Lloyd tenant Michiko dans ses bras, une demi-heure peut-être, et pendant tout ce temps elle hoqueta et son corps se tordit sous les sanglots.

Chapitre 3

D’un pas chancelant, Theo Procopides parcourut le couloir décoré de mosaïques jusqu’à son petit bureau aux murs recouverts de posters de personnages de bandes dessinées : Astérix le Gaulois ici, Ren et Stimpy là, Bugs Bunny et Fred Pierrafeu au-dessus du bureau.

Théo avait mal au cœur, comme s’il était commotionné. Il n’avait pas eu de vision, à la différence de tous les autres, apparemment. Mais le seul fait de s’être évanoui avait suffi à le perturber grandement. Sans parler de ses amis et collègues blessés, et des nouvelles de morts à Genève et dans les villes environnantes. Il était profondément choqué.

Il savait qu’on le jugeait un brin suffisant, voire même arrogant, alors qu’il ne l’était pas. Pas vraiment, pas au fond de lui-même. Il avait simplement conscience d’être doué dans sa partie et il savait que, pendant que les autres parlaient de leurs rêves, lui travaillait d’arrache-pied pour que les siens deviennent réalité. Mais ce qui venait de se passer… Il en ressortait complètement désorienté.

Les rapports arrivaient toujours. Cent onze personnes avaient péri quand un 797 de la Swissair s’était écrasé sur l’aéroport de Genève. Dans des circonstances normales, certains passagers auraient sans doute survécu au choc lui-même, mais personne n’était venu évacuer l’épave avant qu’elle prenne feu.

Théo se laissa choir dans son fauteuil en cuir noir. Au loin, il apercevait de la fumée qui s’élevait lentement. Sa fenêtre faisait face à l’aéroport : il fallait un grade un peu plus élevé pour avoir une plus jolie vue sur le Jura.

Lloyd et lui n’avaient jamais voulu cela. Diable ! Théo ne parvenait pas à imaginer ce qui avait pu provoquer cette perte de connaissance générale. Une impulsion électromagnétique géante ? Elle aurait certainement eu plus de répercussions sur le matériel informatique que sur les êtres humains. Or, tous les instruments de pointe du CERN paraissaient fonctionner normalement.

Il avait fait pivoter son siège en s’y asseyant et il tournait maintenant le dos à la porte restée ouverte. Il ne prit conscience de l’arrivée de quelqu’un d’autre que lorsqu’il entendit un homme qui se raclait la gorge. Un demi-tour de son fauteuil et il se retrouva face à Jacob Horowitz, un étudiant diplômé qui travaillait avec Lloyd et lui. Il avait les cheveux roux et des essaims de taches de rousseur.

— Ce n’est pas votre faute, dit Jake avec gravité.

— Bien sûr que si, répliqua Théo comme si la chose était évidente. Il est clair que nous n’avons pas pris en considération un facteur crucial et…

— Non, affirma Jake avec force. Non, vraiment. Ce n’est pas votre faute. Ce qui s’est passé n’a aucun rapport avec le CERN.

— Quoi ? fit Théo comme s’il n’avait pas compris.

— Descendez avec moi dans la salle du personnel.

— Je n’ai envie de voir personne, pour l’instant, et…

— Non, venez. Ils ont CNN en bas et…

— CNN en parle déjà ?

— Vous verrez. Venez.

Théo se leva au ralenti de son siège et contourna son bureau. Dans le couloir, Jake s’élança et lui fit signe de se hâter, et enfin Théo se mit à trotter à son niveau. Quand ils arrivèrent, il y avait une vingtaine de personnes dans la salle.

—… Helen Michaels, New York City. A vous, Bernie.

Le visage grave de Bernard Shaw emplit l’écran HD du téléviseur.

— Merci, Helen. Comme vous pouvez le constater, dit-il en s’adressant à la caméra, le phénomène semble être mondial. Ce fait suggère que les analyses initiales, qui faisaient état d’une arme étrangère, sont probablement erronées, même si l’éventualité d’un acte terroriste n’est pas à écarter totalement. Aucune revendication sérieuse pour le moment et… Ah, nous recevons à l’instant le rapport australien, comme nous vous l’avions promis.

La vue changea pour montrer Sydney et en arrière-plan les voiles de l’Opéra illuminées contre le ciel obscur. Un journaliste se tenait au centre de l’écran.

— Bernie, à Sydney il est un peu après 3 heures du matin. Je n’ai aucune image à vous montrer pour vous donner une idée de ce qui est arrivé ici. Les informations nous parviennent peu à peu, à mesure que les gens se rendent compte que ce qu’ils ont vécu est un phénomène généralisé. Les tragédies sont hélas nombreuses. Nous avons appris que dans un hôpital du centre-ville une femme était morte pendant une opération d’urgence quand chirurgiens et infirmières ont cessé toute activité pendant plusieurs minutes. Mais nous avons aussi eu écho du cambriolage raté d’une épicerie de nuit : le patron, les quelques clients et le voleur ont sombré dans l’inconscience à une heure du matin, heure locale. Le cambrioleur s’est apparemment assommé en tombant au sol et un client qui a repris connaissance avant lui a pu lui subtiliser son arme. Nous n’avons toujours aucune idée précise du nombre de décès à déplorer ici, à Sydney, et encore moins dans le reste de l’Australie.

— Paul, qu’en est-il des hallucinations ? Vous en avez entendu parler chez vous aussi ?

Un court silence, le temps que la question rebondisse entre les satellites, d’Atlanta à l’Australie.

— Bernie, ici les gens parlent beaucoup de ça, oui. Nous ignorons quel pourcentage de la population a fait l’expérience d’hallucinations, mais il semble élevé. J’en ai moi-même eu une, très nette.

— Merci, Paul.

Le fond d’écran derrière Shaw fut remplacé par le sceau de la présidence des États-Unis.

— Le président Boulton s’adressera à la nation dans quinze minutes, vient-on d’apprendre. Bien entendu, CNN vous retransmettra son intervention en direct. En attendant, passons maintenant au rapport qui nous vient d’Islamabad, au Pakistan. Yusef, vous êtes là ?

— Vous voyez ? fit Jake à voix basse. Tout ça n’a rien à voir avec le CERN.

Théo se sentait simultanément abasourdi et soulagé. Un phénomène inexpliqué avait frappé toute la planète. Leur expérience n’avait certainement pas pu avoir un tel effet.

Et pourtant…

Si le phénomène n’avait aucun rapport avec le LHC, alors qu’est-ce qui l’avait provoqué ? Shaw avait-il raison ? S’agissait-il d’une quelconque arme terroriste ? Il s’était à peine écoulé deux heures depuis le phénomène. Les équipes de CNN faisaient preuve d’un professionnalisme impressionnant, alors que Théo en était encore à essayer de se remettre.

Annihiler la conscience de toute l’humanité pendant deux minutes, et quel serait le nombre de victimes ?

Combien de véhicules avaient été accidentés ?

Combien d’avions s’étaient écrasés ? D’adeptes du Deltaplane ? Combien de parachutistes s’étaient évanouis et avaient oublié de tirer sur la sangle d’ouverture ?

Combien d’opérations chirurgicales avaient mal tourné ? Combien de naissances ratées ?

Combien de gens avaient chuté d’une échelle, ou dans les escaliers ?

Bien sûr, la plupart des avions auraient continué à voler sans problème pendant une minute ou deux, même sans intervention de leurs pilotes, tant qu’ils n’étaient pas en phase de décollage ou d’atterrissage. Sur les routes peu fréquentées, des véhicules avaient peut-être même réussi à décélérer et à s’arrêter sans casse.

Mais… Mais…

— Le plus surprenant, disait Bernard Shaw à l’écran, c’est que d’après ce que nous savons, l’état conscient de la race humaine a été interrompu à précisément midi, heure d’hiver de New York. Il a tout d’abord semblé que les heures diverses ne correspondaient pas exactement, mais nous sommes en train de vérifier les heures données par tous nos correspondants en les comparant à l’heure présente ici sur nos horloges, au centre CNN d’Atlanta, horloges qui bien sûr sont réglées sur celle de l’Institut national des normes et de la technologie, à Boulder, dans le Colorado. Si l’on corrige les quelques heures légèrement incorrectes qu’ont notées certaines personnes, nous découvrons que le phénomène s’est produit à 11 heures, heure de New York, et ceci à la seconde près…

A la seconde près, songea Théo.

A la seconde.

Bon Dieu…

Le CERN utilisait une horloge atomique, bien évidemment.

— Comme depuis ces deux dernières heures, nous avons avec nous l’astronome Donald Poort, du Georgia Tech, disait Shaw. Il était l’invité de CNN This Morning et nous avons eu la chance qu’il soit déjà arrivé au studio. Le docteur Poort est un peu pâle, veuillez l’excuser. Nous l’avons interviewé avant qu’il ait le temps de passer par le maquillage. Docteur Poort, merci de nous avoir rejoints.

L’astronome était un homme d’une cinquantaine d’années, au visage mince et aux traits tirés. Il paraissait livide sous l’éclairage cru du studio, en effet, comme s’il n’avait pas vu le soleil depuis la fin de l’administration Clinton.

— Merci, Bernie, dit-il.

— Expliquez-nous ce qui s’est passé, docteur Poort.

— Eh bien, comme vous avez pu l’observer, le phénomène s’est produit à 11 heures, à la seconde près. Bien entendu, une heure comptant trois mille six cents secondes, les chances qu’un événement se produise à l’heure juste, comme on dit, sont de une sur trois mille six cents. En d’autres termes, ridicules. Ce qui m’amène à penser que nous sommes confrontés à un événement causé par l’intervention humaine, quelque chose qui avait été programmé. Mais quant à ce que pourrait être cette chose, je n’en ai aucune idée…

Bon Dieu, songea Théo. Bon sang de Bon Dieu. C’était forcément l’expérience avec le LHC. Il ne pouvait s’agir d’une coïncidence que la collision de particules à la plus haute énergie jamais atteinte dans l’histoire de la planète se soit produite exactement au moment du phénomène.

Non. Non, le mot ne convenait pas. Ce n’était pas un phénomène, mais un désastre, peut-être bien le plus grand désastre dans toute l’histoire de l’humanité.

Et d’une certaine façon, lui, Théo Procopides, l’avait provoqué.

Gaston Béranger, le directeur général du CERN, fit son entrée dans la salle de repos à cet instant.

— Ah ! vous êtes là ! s’exclama-t-il, comme si Théo avait été absent pendant des semaines.

Le jeune Grec échangea un regard nerveux avec Jake, et celui-ci se retourna vers le directeur général.

— Bonjour, docteur Béranger.

— Qu’est-ce que vous avez foutu, mon vieux ? dit Béranger avec agressivité. Et où est Simcoe ?

— Lloyd est parti avec Michiko chercher sa fille à l’école Ducommun.

— Que s’est-il passé ?

Théo écarta les mains en signe d’ignorance.

— Je n’en ai pas la moindre idée. Je n’arrive pas à imaginer ce qui a provoqué ça.

— Le… Ce qui s’est passé, quoi que ce soit, est arrivé précisément à l’heure programmée pour le début de votre expérience avec le LHC, dit Béranger.

Théo hocha la tête et désigna du pouce le téléviseur derrière lui.

— C’est justement ce que Bernard Shaw était en train de dire.

— C’est sur CNN ! gémit le Français, comme si désormais ils étaient tous condamnés. Comment ont-ils découvert, pour notre expérience ?

— Euh, non, non, Shaw n’a pas fait mention de quoi que ce soit en rapport avec le CERN. Il a juste…

— Dieu soit loué ! Écoutez tous : vous ne devez pas parler à qui que ce soit de ce que vous faisiez, compris ?

— Mais…

— Pas un mot. Les dommages se chiffrent sans aucun doute en milliards, peut-être même en dizaines de milliards. Notre assurance ne couvrira qu’une toute petite partie d’une telle somme.

Théo ne connaissait pas très bien Béranger, mais tous les administrateurs de secteurs scientifiques se ressemblaient de par le monde, à croire qu’ils étaient issus du même moule. Et entendre le directeur général pérorer sur la culpabilité remit tout en perspective pour le Grec.

— Bon Dieu, nous n’avions aucun moyen de savoir que ça se produirait. Il n’y a aucun expert nulle part qui peut affirmer que c’était une conséquence prévisible de notre expérience. Mais il s’est produit quelque chose qui n’avait encore jamais été vécu et nous sommes les seuls à détenir un indice sur ce qui peut l’avoir provoqué. Il faut que nous creusions le sujet. Que nous enquêtions.

— Bien sûr, nous allons enquêter, dit Béranger. J’ai déjà plus de quarante ingénieurs dans le tunnel. Mais il faut nous montrer prudents, et pas seulement pour le bien du CERN. Vous pensez peut-être qu’il n’y aura pas d’actions en justice intentées individuellement et collectivement contre chaque membre de l’équipe qui a travaillé sur le projet ? Aussi imprévisible que soit l’issue de ces poursuites, il se trouvera des gens pour dire que le phénomène résulte d’une négligence criminelle grossière et que nous devrions en être tenus pour personnellement responsables.

— Des actions en justice individuelles ?

— Exactement, dit Béranger en haussant le ton. Tout le monde ! Tout le monde, votre attention, s’il vous plaît !

Tous les visages se tournèrent vers lui.

— Voilà comment nous allons procéder dans cette affaire, dit-il au groupe. En dehors du complexe, je ne veux pas la moindre allusion à une possible implication d’un des membres du CERN. Si quelqu’un reçoit des e-mails ou des coups de fil pour l’interroger sur l’expérience avec le LHC qui devait avoir lieu aujourd’hui, il faut répondre qu’elle a été ajournée. C’est bien clair ? Par ailleurs, interdiction formelle de toute communication avec les médias. Tout passe par notre service de relations publiques, compris ? Et, pour l’amour du ciel, personne ne remet en marche le LHC sans une autorisation écrite signée de ma main. C’est bien clair pour tout le monde ?

Quelques hochements de tête.

— Nous nous en sortirons, les gars, dit encore Béranger. Mais il va falloir que nous nous serrions les coudes. (Baissant la voix, il s’adressa à Théo :) Je veux un rapport heure par heure de ce que vous trouverez.

Il tourna les talons pour sortir.

— Attendez, dit Théo. Pouvez-vous assigner à une de vos secrétaires la tâche de regarder CNN ? Quelqu’un devrait contrôler au cas où quelque chose d’important surgirait.

— Faites-moi un peu plus confiance, grogna Béranger. Je mettrai des gens à surveiller non seulement CNN, mais aussi le BBC World Service, la chaîne d’infos en continu française, CBC Newsworld et tout ce que nous pouvons capter par satellite. Nous garderons tout sur cassettes. Je veux un rapport précis de ce qui est dit au moment où c’est dit. Je ne tiens pas à ce que quelqu’un en profite pour gonfler les demandes de dommages et intérêts plus tard.

— Je m’intéresse plus aux indices concernant la cause du phénomène, avoua Théo.

— Nous nous en occuperons aussi, lui affirma le directeur général. Souvenez-vous, un point toutes les heures, à partir de maintenant.

— Compris.

Béranger sortit. Théo se massa les tempes pendant une seconde. Bon sang, il aurait aimé que Lloyd soit là.

— Eh bien, fit-il enfin à l’adresse de Jake, je pense que nous devrions commencer par un diagnostic complet de chaque système présent dans le centre de contrôle. Nous devons savoir s’il y a eu un dysfonctionnement. Et rassemblons un groupe pour voir ce que nous pouvons tirer des hallucinations des uns et des autres.

— Je peux réunir quelques personnes.

— Bien, dit Théo. Nous utiliserons la grande salle de conférence, au deuxième.

— D’accord, dit Jake. Je vous y retrouve dès que possible.

Théo acquiesça et Jake partit à son tour. Théo savait qu’il aurait dû se jeter dans l’action, mais pendant un moment il resta planté là, bras ballants. Il avait encore du mal à saisir l’ampleur de la situation.

Michiko réussit à se reprendre assez pour essayer d’appeler le père de Tamiko à Tokyo — même s’il n’était pas encore 4 heures du matin au Japon —, mais les lignes téléphoniques étaient encombrées. Ce n’était pas le genre de nouvelle qu’on voulait annoncer par e-mail, mais si un système de communications internationales était encore fonctionnel, ce serait Internet, cet enfant de la guerre froide conçu pour être totalement décentralisé, de sorte qu’aussi grand soit le nombre de ses nœuds détruits par les bombes ennemies, les messages pouvaient toujours être acheminés à leur destinataire. Elle se servit d’un des ordinateurs de l’école et rédigea un court message en anglais — elle avait un clavier kanji chez elle, mais aucun n’était disponible ici. Lloyd dut se charger de l’expédition du message, car elle craqua de nouveau au moment de l’envoyer.

Lloyd ne savait pas quoi dire, ou faire. En temps normal la mort d’un enfant était la pire épreuve qu’un parent pouvait avoir à endurer, mais hélas, aujourd’hui Michiko n’était certainement pas la seule à connaître cette tragédie. Il y avait tant de morts, de blessés, de destructions. Cette horreur générale ne rendait pas la perte de Tamiko plus facile à accepter, bien sûr, mais…

… mais il y avait des choses qui devaient être faites. Lloyd n’aurait peut-être jamais dû quitter le CERN. Après tout, c’était leur expérience, à Théo et lui, qui avait probablement été la cause de tout ce chaos. Il ne faisait aucun doute qu’il avait accompagné Michiko non seulement par amour pour elle et par inquiétude pour Tamiko mais aussi parce que, au moins en partie, il avait voulu fuir ce qui était allé complètement de travers, quoi que ç’ait été.

Mais maintenant… maintenant ils devaient retourner au CERN. Si des gens pouvaient deviner ce qui s’était passé — et pas uniquement ici, puisque d’après les radios et les conversations d’autres parents le phénomène avait frappé dans le monde entier —, c’étaient ceux du CERN. Ils ne pouvaient attendre qu’une ambulance vienne pour emporter le corps, des heures s’écouleraient, peut-être des jours. Par ailleurs, la loi interdisait probablement qu’ils déplacent le cadavre jusqu’à ce que la police l’ait examiné, même s’il semblait très improbable que le conducteur soit tenu pour responsable du drame.

Mme Séverin réapparut enfin et elle se porta volontaire avec son personnel pour veiller sur la dépouille de Tamiko jusqu’à l’arrivée de la police.

Le visage de Michiko était bouffi et rougi, ses yeux injectés de sang. Elle avait tant pleuré qu’il n’y avait plus une seule larme en elle, mais de temps en temps son corps tressautait comme si elle sanglotait toujours.

Lloyd aimait la petite Tamiko, qui aurait dû devenir sa belle-fille. Il avait passé tellement de temps à tenter de réconforter Michiko qu’il n’en avait pas encore eu pour pleurer lui-même, mais cela viendrait, il le savait. Et pour l’instant, là, maintenant, il fallait qu’il soit fort. De son index, il releva doucement le menton de Michiko. Il se prépara à débiter un petit discours plein de mots grandiloquents — le devoir, la responsabilité, le travail à faire, la nécessité d’y aller au plus vite —, mais Michiko était forte aussi, à sa façon, et sage, et merveilleuse, et il l’aimait de toute son âme, et il n’eut pas besoin de prononcer ces mots. Elle réussit à hocher légèrement la tête, même si ses lèvres tremblèrent.

— Je sais, dit-elle d’une toute petite voix. Je sais, il faut que nous retournions au CERN.

Il l’aida à marcher en passant un bras autour de sa taille et en lui tenant le coude avec l’autre main. Le chœur funèbre des sirènes n’avait pas cessé : ambulances, camions de pompiers, voitures de police. Ils revinrent à la voiture de Lloyd alors que le soir tombait et roulèrent dans les rues jonchées de débris divers jusqu’au CERN. Pendant tout le trajet, Michiko resta prostrée sur son siège, les bras enserrant son torse.

Alors qu’il conduisait, Lloyd se remémora un événement dont sa mère lui avait parlé, il y avait bien longtemps. Il était alors tout juste en âge de marcher, trop jeune pour s’en souvenir lui-même plus tard. C’était cette nuit où toutes les lumières s’étaient éteintes, la nuit de la grande panne électrique qui avait touché toute la partie est de l’Amérique du Nord, en 1965. L’électricité était restée coupée pendant des heures. Cette nuit-là, sa mère était seule avec lui à la maison. Elle avait dit par la suite que toute personne qui avait survécu à ce black-out incroyable se souviendrait jusqu’à la fin de ses jours de l’endroit où elle se trouvait au moment où le courant avait été coupé.

Ce serait la même chose. Chacun se souviendrait du lieu où il était quand ce nouveau black-out, d’une nature totalement différente — s’était produit.

Chacun y ayant survécu, bien sûr.

Chapitre 4

Le temps que Lloyd et Michiko reviennent au CERN, Jake et Théo avaient réuni un groupe de personnes travaillant sur le LHC dans la salle de conférences, au deuxième étage du centre de contrôle.

La majeure partie du personnel du CERN vivait soit dans la ville suisse de Meyrin, située à l’est du complexe, une dizaine de kilomètres plus loin, à Genève même, ou dans les villes françaises de Saint-Genis et de Thoiry, au nord-ouest. Mais ils venaient d’un peu partout en Europe et du reste du monde. La dizaine de visages à présent tournés vers Lloyd étaient très divers. Michiko s’était jointe au cercle, mais elle restait détachée, le regard voilé. Elle était simplement assise sur une chaise et se balançait doucement d’avant en arrière.

En sa qualité de responsable du projet, Lloyd se chargeait du débriefing. Il regarda les personnes l’une après l’autre.

— Théo m’a raconté ce qui se disait sur CNN. Je pense que la chose est très claire, il y a eu une grande variété d’hallucinations dans le monde. (Il prit le temps d’inspirer lentement. Un objectif, de la concentration, c’était ce dont il avait besoin à cet instant.) Voyons si nous pouvons comprendre ce qui nous est arrivé. Si nous faisions un tour de nos impressions ? N’entrez pas dans les détails, donnez-nous juste un aperçu de ce que vous avez vu. Si cela ne vous dérange pas, je vais prendre des notes, d’accord ? Olaf, on commence par vous ?

— Pas de problème, répondit un homme blond à la musculature impressionnante. J’étais dans la maison de vacances de mes parents. Ils possèdent un chalet près de Sundsvall.

— Autrement dit, c’était un endroit qui vous est familier ? demanda Lloyd.

— Oh, oui.

— Et quelle précision avait votre vision ?

— Une très grande précision. C’était exactement comme dans mon souvenir.

— Y avait-il quelqu’un d’autre que vous, dans la vision ?

— Non. Et c’est ça qui est un peu bizarre. Je ne vais là-bas que pour rendre visite à mes parents et ils n’étaient pas là.

Lloyd pensa à la version ratatinée de lui-même qu’il avait vue dans le miroir.

— Est-ce que… vous vous êtes vu vous-même ?

— Dans un miroir ou quelque chose comme ça, vous voulez dire ? Non.

— D’accord. Merci.

La femme assise à côté d’Olaf était une Noire d’âge moyen. Lloyd était un peu gêné. Il savait qu’il aurait dû connaître son nom, mais il l’ignorait. Finalement, il se contenta d’un sourire et dit :

— Suivante.

— J’étais dans le centre-ville de Nairobi, je pense, dit-elle. Il faisait nuit. Une nuit douce. J’ai pensé que je me trouvais dans Dinesen Street, mais l’endroit était bien trop construit pour que ce soit ça. Et puis, il y avait un McDonald’s.

— Ils n’ont pas de McDonald’s au Kenya ? demanda Lloyd.

— Si, bien sûr, mais… Je veux dire, l’enseigne portait le nom McDonald’s, mais le logo n’était pas le bon. Vous savez, au lieu des deux arches jaunes qui figurent le M, ce n’étaient que des lignes droites, dans un style très moderne.

— Donc la vision d’Olaf était un lieu où il s’est souvent rendu, mais la vôtre un endroit que vous n’avez jamais visité, ou du moins avec quelque chose que vous n’y avez jamais vu auparavant ?

La femme hocha la tête.

— Je crois que c’est ça, oui.

Dans le cercle, Michiko était à quatre places de distance. Lloyd aurait été bien incapable de dire si elle écoutait ou non ce qui se disait.

— Et vous, Franco ? fit-il.

Franco délia Robbia fit la moue.

— Moi, c’était Rome, de nuit. Mais… je ne sais pas… ce devait être une sorte de jeu vidéo, sans rire. Un truc genre réalité virtuelle.

Lloyd se pencha légèrement en avant.

— Pourquoi dites-vous ça ?

— Bah ! C’était bien Rome, pas de doute. Tout près du Colisée. Et je conduisais une voiture… sauf que je ne conduisais pas, enfin, pas exactement. La voiture semblait se déplacer d’elle-même. Et je ne pouvais pas trop savoir pour celle dans laquelle je me trouvais, mais beaucoup des autres véhicules flottaient à peut-être vingt centimètres du sol. (Il haussa les épaules.) Comme j’ai dit, ça ressemblait à une sorte de simulation.

Sven et Antonia, qui auparavant avaient eux aussi évoqué des voitures volantes plus tôt dans la journée, opinaient vigoureusement.

— J’ai vu la même chose, dit Sven. Pas à Rome, mais il y avait ces voitures qui flottaient.

— Moi aussi, ajouta Antonia.

— C’est fascinant, commenta Lloyd avant de se tourner vers son jeune étudiant diplômé, Jake Horowitz. Qu’avez-vous vu, Jake ?

Quand il répondit, le jeune homme le fit d’une voix flûtée, tout en passant nerveusement les doigts d’une main dans sa tignasse rousse.

— La pièce était très quelconque. Un labo quelque part. Murs jaunes. Il y avait un tableau de Mendeleïev sur un des murs, quand même, en anglais. Et Carly Tompkins était présente.

— Qui ? fit Lloyd.

— Carly Tompkins. Enfin, je pense que c’était elle. Mais elle m’a semblé bien plus âgée que la dernière fois où je l’ai vue.

— Qui est Carly Tompkins ?

Assis un peu plus loin dans le cercle, Théo répondit à la place de Jake :

— Vous devriez la connaître, Lloyd, elle est Canadienne. Carly travaille sur les mésons. La dernière fois que j’ai entendu parler d’elle, elle était au TRIUMF.

— Exact, approuva Jake. Je ne l’ai rencontrée qu’en deux ou trois occasions, mais je suis quasiment certain que c’était elle.

Antonia, qui aurait dû être la prochaine à prendre la parole, parut intriguée.

— Puisque Carly figurait dans la vision de Jake, il serait intéressant de savoir si sa vision à elle incluait Jake…

Tout le monde regarda l’Italienne.

— Il y a une façon de le savoir, dit Lloyd, c’est de lui téléphoner. Jake, vous avez son numéro ?

L’étudiant grimaça.

— Non. Comme je l’ai dit, je la connais à peine. Nous avons assisté ensemble aux mêmes séminaires lors de la dernière réunion de l’American Physical Society et j’ai entendu sa conférence traitant de la chromodynamique.

— Si elle est membre de l’APS, elle sera dans le répertoire, dit Antonia.

Elle traversa la salle et fouilla sur une étagère jusqu’à trouver un mince volume à la couverture en carton fort. Elle le parcourut.

— Et voilà, annonça-t-elle. Numéros professionnel et perso.

— Je… Euh, je n’ai pas trop envie de l’appeler, déclara Jake.

Lloyd fut un peu étonné de sa réticence, mais il ne poussa pas plus loin sur le sujet.

— Pas de problème. Il n’est pas indispensable que vous lui parliez. Je veux seulement savoir si elle vous mentionne spontanément.

— Vous aurez peut-être du mal à la joindre, fit remarquer Sven. Le réseau téléphonique est en surcharge, avec tous ces gens qui essaient d’avoir des nouvelles de leurs proches et de leurs amis…

— Ça vaut quand même le coup d’essayer, dit Théo.

Il se leva et alla prendre l’annuaire des mains d’Antonia. Puis son regard passa du téléphone à la page ouverte devant lui.

— Comment fait-on pour appeler un numéro au Canada, d’ici ?

— Pareil que pour les States, répondit Lloyd. L’indicatif du pays est le même : 01.

L’index de Théo exécuta une danse rapide sur le clavier pour entrer une longue série de chiffres. Puis, à l’attention des autres, il tendit un à un les doigts de sa main libre pour indiquer le nombre de sonneries : Une. Deux. Trois. Quatre…

— Oh, bonjour. Carly Tompkins, je vous prie… Bonjour, docteur Tompkins. Je vous appelle de Genève, du CERN. Écoutez, nous sommes quelques-uns rassemblés ici. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vais brancher le haut-parleur.

Une voix ensommeillée :

—… comme vous voulez. Qu’est-ce qui se passe ?

— Nous aimerions avoir une description de votre hallucination, après que vous avez perdu connaissance.

— Hein ? C’est quoi, une blague ?

Théo regarda Lloyd.

— Elle ne sait pas, murmura-t-il.

Lloyd se racla la gorge avant de parler d’une voix forte :

— Docteur Tompkins, ici Lloyd Simcoe. Je suis moi aussi Canadien, quoique j’aie été avec le groupe D-Zéro à Fermilab jusqu’en 2007, et depuis deux ans ici, au CERN. (Il marqua un temps, sans trop savoir qu’ajouter.) Quelle heure est-il, chez vous ?

— Pas loin de midi, fit-elle en étouffant un bâillement. C’est mon jour de repos. Je faisais la grasse matinée. De quoi s’agit-il ?

— Donc vous ne vous êtes pas levée, aujourd’hui ?

— Non.

— Vous avez une télé dans votre chambre ?

— Oui.

— Allumez-la. Regardez les infos.

— M’étonnerait que je capte les infos suisses, rétorqua-t-elle avec une pointe d’irritation. Ici, c’est la Colombie Britannique.

— Il n’est pas nécessaire que ce soient les infos suisses. N’importe quelle chaîne d’infos fera l’affaire.

Tous dans la salle entendirent le soupir de Tompkins qui fit crachoter le haut-parleur.

— Bon, d’accord. Une seconde.

Ils perçurent ce qui devait être CBC Newsworld en fond sonore. Après ce qui leur sembla être une éternité, Tompkins reprit le combiné.

— Oh, mon Dieu, souffla-t-elle. Mon Dieu…

— Mais vous, vous avez dormi pendant que ça se produisait ? demanda Théo.

— J’en ai bien peur, oui, dit la voix à l’autre bout du monde. Pourquoi m’avez-vous appelée ?

— Le programme d’infos que vous regardez a-t-il déjà abordé le sujet des visions ?

— Joël Gotlib est en train d’en parler, répondit-elle, et ils supposèrent qu’elle faisait référence à un journaliste canadien. Tout ça a l’ait dément. En tout cas, il ne m’est rien arrivé de comparable.

— Très bien, dit Lloyd. Désolés de vous avoir dérangée, Docteur Tompkins. Nous allons vous…

— Une seconde, intervint Théo.

Lloyd dévisagea le jeune homme.

— Docteur Tompkins, je m’appelle Théo Procopides. Nous nous sommes croisés une ou deux fois, lors de conférences.

— Si vous le dites.

— Docteur Tompkins, poursuivit Théo, je suis comme vous : je n’ai eu aucune vision, moi non plus. Pas de vision, pas de rêve, rien du tout.

— Un rêve ? répéta la voix. Ah, maintenant que vous en parlez, oui, je crois bien que j’ai fait un rêve. Le plus bizarre, c’est qu’il était en couleurs, et je ne rêve jamais en couleurs. Mais je me souviens du type dans ce rêve, parce qu’il avait les cheveux roux.

Théo parut déçu. Manifestement, il avait été heureux de découvrir qu’il n’était pas un cas unique. Mais tous les autres regards s’étaient braqués sur Jake.

— Et en plus, il avait des sous-vêtements rouges, précisa Carly.

Les joues du jeune Jake adoptèrent aussitôt cette couleur.

— Des sous-vêtements rouges ? dit Lloyd.

— C’est ça.

— Et vous connaissiez cet homme ?

— Non, je ne crois pas.

— Il ne ressemblait à personne que vous ayez déjà rencontré ?

— Il ne me semble pas.

Lloyd se pencha un peu plus sur le téléphone.

— Et… au père de quelqu’un que vous avez connu ? Il ne ressemblait pas au père d’une connaissance ?

— Où voulez-vous en venir ? demanda Tompkins.

Avec un soupir bas, Lloyd consulta les autres du regard, pour savoir si quelqu’un n’était pas d’accord pour qu’il continue. Personne ne se manifesta.

— Est-ce que le nom de Jacob Horowitz vous dit quelque chose ?

— Je ne… euh, attendez. Oh, oui, bien sûr. C’est vrai, c’est à lui que cet homme m’a fait penser. Oui, Jacob Horowitz, mais s’il est devenu comme ça, alors il devrait prendre un peu plus soin de lui. Il donnait l’impression d’avoir vieilli de plusieurs dizaines d’années depuis notre dernière rencontre.

Antonia étouffa une exclamation. Le coeur de Lloyd s’était mis à battre un peu trop vite.

— Bon, écoutez, dit Carly, il faut que je voie si tout va bien dans ma famille. Mes parents habitent Winnipeg et… Il faut que je vous quitte.

— Nous pourrions vous rappeler un peu plus tard ? demanda Lloyd, Voyez-vous, Jacob Horowitz est ici, avec nous, et sa vision a tout l’air de correspondre à la vôtre… Enfin, par certains aspects. Il a dit qu’il était dans un labo, mais…

— Eh, c’est ça : c’était dans un labo.

L’incrédulité gagna la voix de Lloyd.

— Et il était en sous-vêtements ?

— Hem, pas à la fin du rêve… Bon, il faut que j’y aille, là…

— Merci, dit Lloyd. A bientôt.

— Salut.

Elle coupa la communication et Théo fit de même.

Jacob Horowitz avait l’air très embarrassé. Lloyd faillit lui dire que la moitié des physiciens qu’il connaissait l’avaient très probablement fait dans un labo, à l’occasion, mais le jeune homme semblait prêt à sombrer dans la crise de nerfs si on ne faisait que lui adresser seulement la parole maintenant. Lloyd jugea plus sage de revenir au cercle.

— Bon, d’accord, fit-il. Je vais le dire, parce que je sais que vous le pensez tous. Ce qui s’est passé ici, quoi que ce soit, a créé une sorte d’effet temporel. Les visions n’étaient pas des hallucinations, mais des aperçus de ce que sera notre futur. Le fait que Jacob Horowitz et Carly Tompkins aient apparemment vu la même chose tendrait à corroborer cette hypothèse.

— Mais quelqu’un n’a pas dit que la vision de Raoul était psychédélique ? remarqua Théo.

— C’est vrai, approuva Raoul. Comme un rêve, ou un truc dans le genre.

— Comme un rêve, répéta Michiko.

Ses yeux étaient toujours rougis, mais elle réagissait enfin au monde extérieur.

Ce fut tout ce qu’elle dit, cependant. Mais après un moment Antonia saisit le sens de ses paroles.

— Michiko a raison, dit la physicienne italienne. Il n’y a aucun mystère : au point temporel où se situent les visions, Raoul sera endormi et il rêvera, tout simplement.

— Mais c’est dingue, fit Théo. Moi, par exemple, je n’ai eu aucune vision.

— Quelle a été votre expérience, alors ? demanda Sven qui n’avait pas encore entendu la description du jeune homme.

— C’était… Je ne sais pas, comme une discontinuité. D’un coup je me suis retrouvé deux minutes plus tard. Je n’ai eu aucune sensation du temps qui passait et rien qui ressemble à une vision, de près ou de loin. (Il croisa les bras et prit un air de défi.) Alors, comment vous expliquez ça ?

Le silence s’établit dans la salle. Les expressions peinées de plusieurs prouvèrent à Lloyd qu’il n’était pas le seul à avoir compris, mais personne ne voulait l’exprimer. Finalement, il se tourna vers son partenaire, arrogant, brillant et âgé de seulement vingt-sept ans.

— C’est simple, fit-il avec un petit haussement d’épaules. Dans vingt ans, ou au moment de ces visions… (Il s’interrompit, écarta les mains.) Je suis désolé, Théo, mais dans vingt ans, vous serez mort.

Chapitre 5

La vision que Lloyd voulait surtout connaître était bien sûr celle de Michiko. Mais elle restait en marge du présent et elle le resterait probablement pendant encore longtemps. Quand vint son tour dans le cercle, Lloyd passa directement à la personne suivante. Il aurait aimé pouvoir la ramener à la maison, mais il valait mieux qu’elle ne se retrouve pas seule en ce moment et lui-même était dans l’impossibilité de lui consacrer du temps.

Aucune des visions citées par le petit échantillon de personnes dans la salle de conférences n’en recoupait une autre et rien n’indiquait qu’elles participaient du même temps ou de la même réalité, bien qu’il paraisse que presque tout le monde profitait d’un jour de repos ou de vacances. Restait la question de Jake Horowitz et Carly Tompkins, séparés par une distance considérable et qui apparemment s’étaient mutuellement vus. Il pouvait bien entendu s’agir là d’une simple coïncidence. Cependant, si les visions concordaient non pas seulement dans leurs grands traits, mais aussi dans des détails précis, la chose pourrait être considérée comme significative.

Michiko et Lloyd s’étaient ensuite retirés dans le bureau de ce dernier. La jeune femme était pelotonnée dans un des fauteuils, avec l’anorak de Lloyd étalé sur elle en guise de couverture. Il décrocha le téléphone et composa un numéro.

— Bonjour, dit-il, la police de Genève ? Je m’appelle Lloyd Simcoe et je travaille au CERN.

— Oui, monsieur Simcoe, répondit une voix masculine. Que puis-je pour vous ?

— Je me doute que vous êtes terriblement occupés…

— C’est un euphémisme, monsieur. Nous sommes débordés.

— Mais j’espère qu’un de vos spécialistes pourra m’accorder un peu de son temps. Je m’explique : nous avons une théorie sur les visions et nous aurions besoin de l’aide de quelqu’un de qualifié dans la collecte de témoignages.

— Je vous bascule sur le service concerné, dit la voix.

Pendant que Lloyd était en attente, la tête de Théo apparut dans l’entrebâillement de la porte.

— Le BBC World Service rapporte que de nombreuses personnes ont eu des visions concordantes, annonça le Grec. Ainsi beaucoup de maris et femmes ont décrit des expériences similaires même quand ils n’étaient pas dans le même endroit au moment du phénomène.

Lloyd accueillit cette information d’un petit signe de tête.

— Mais je suppose qu’il y a toujours la possibilité d’une connivence entre époux, pour une raison ou une autre. Et si l’on exclut le cas de Carly et Jake, la synchronisation des visions peut être un phénomène localisé. Mais…

Il laissa la phrase en suspens. Après tout, c’était à Théo qu’il parlait, et Théo n’avait eu aucune vision. Toutefois, si Carly Tompkins et Jacob Horowitz, elle à Vancouver, lui près de Genève, avaient réellement vu la même chose, alors il ne faisait guère de doute que toutes les visions concernaient un seul avenir, comme les fragments de la mosaïque du futur… un futur où Théo Procopides n’avait pas de place.

— Parlez-moi de la pièce dans laquelle vous vous trouviez, dit l’examinateur de la police, une Suissesse d’une cinquantaine d’années.

Elle avait un PDA devant elle et portait un ample polo. À la mode à la fin des années 1980, ce vêtement faisait un retour en force.

Jacob Horowitz ferma les yeux et s’efforça de bloquer toute interférence pour se remémorer chaque détail de sa vision.

— C’est un labo. Les murs sont jaunes. Éclairage au néon. Plans de travail en Formica. Un tableau de Mendeleïev est accroché au mur.

— Et il y a quelqu’un d’autre dans ce labo ?

Jake acquiesça. Bon sang, pourquoi fallait-il qu’il soit interrogé par une femme ?

— Oui. Une femme… une femme blanche, aux cheveux noirs. Elle a l’air d’avoir dans les quarante-cinq ans.

— Et que porte-t-elle, cette femme ?

Jake déglutit.

— Rien…

L’examinatrice était repartie et, avec Michiko, Lloyd comparait les rapports des visions de Jacob et de Carly. Celle-ci avait accepté de participer au même genre de séance avec la police de Vancouver et le compte-rendu de cette entrevue était parvenu au CERN par Internet.

Dans les dernières heures, Michiko s’était ressaisie un peu. Elle s’efforçait visiblement de se concentrer, d’apporter son aide dans une crise d’une tout autre ampleur, mais régulièrement elle semblait avoir un moment d’absence et ses yeux se mouillaient. Cette fois, elle réussit à lire les deux transcriptions sans s’interrompre.

— Aucun doute, dit-elle, les visions concordent dans les moindres détails. Ils se trouvaient bien dans la même pièce.

Lloyd se permit un demi-sourire.

— Des gamins, fit-il.

Michiko et lui ne se connaissaient que depuis deux ans et ils n’avaient jamais fait l’amour dans un labo. Mais quand il était étudiant de troisième cycle, lui et sa petite amie du moment, Pamela Ridgley, avaient assurément chauffé quelques plans de travail à Harvard. Il secoua la tête avec une moue d’étonnement.

— Un aperçu de l’avenir. Fascinant… J’imagine que certaines personnes vont s’enrichir grâce aux visions.

— C’est possible. Ceux qui étaient en train de consulter les cours de la Bourse feront peut-être fortune, mais dans des dizaines d’années. C’est longtemps à attendre pour en tirer profit.

Lloyd resta silencieux un moment, puis :

— Tu ne m’as pas encore raconté ce que tu as vu… ta vision.

Michiko détourna le regard.

— Non, je ne l’ai pas fait.

D’une main légère, il lui effleura la joue, sans rien ajouter.

— Au moment où j’ai eu la vision, commença-t-elle, ça m’a semblé merveilleux. Je veux dire, j’étais désorientée et je ne comprenais pas ce qui se passait. Mais la vision elle-même était joyeuse. (Un sourire triste passa sur ses lèvres.) Mais maintenant, après ce qui est arrivé…

Une fois encore, Lloyd ne la poussa pas. Il afficha un air patient, tout en l’observant.

— C’était tard le soir, reprit enfin Michiko. Au Japon. Je suis certaine que c’était une maison japonaise. Je me trouvais dans la chambre d’une petite fille, sur le bord de son lit. Et cette fillette, qui pouvait avoir sept ou huit ans, était assise dans le lit et elle me parlait. Elle était très jolie, mais ce n’était pas… ce n’était pas…

Si les visions concernaient un moment situé plusieurs décennies dans le futur, ce ne pouvait pas être Tamiko, bien sûr. Lloyd acquiesça gentiment, pour l’absoudre de ne pas poursuivre dans cette voie.

— Mais… mais c’était ma fille, ce ne pouvait être que ma fille. Une fille que je n’ai pas encore eue. Elle tenait ma main et elle m’a appelée « okaasan », « maman » en japonais. J’ai eu l’impression que j’étais en train de la border et de lui souhaiter bonne nuit.

— Ta fille…, dit Lloyd.

— Enfin, notre fille, j’en suis sûre, répondit-elle. À toi et moi.

— Que faisais-tu au Japon ?

— Je n’en sais rien. Je rendais visite à ma famille, je suppose. Mon oncle Masayuki habite à Kyoto. À part le fait que nous avions une fille, je n’ai pas eu spécialement l’impression que tout ça se passait dans le futur.

— Cette enfant, est-ce qu’elle… ?

Lloyd s’interrompit. La question qu’il avait voulu poser était grossière. « Est-ce qu’elle avait les yeux bridés ? » En fait, il se moquait que leur future fille ait le type occidental ou oriental. Ce pouvait très bien être l’un ou l’autre, ou un mélange des deux, et il l’aimerait pareillement, en admettant que ce soit vraiment sa fille.

Les visions semblaient se situer dans un futur éloigné de deux décennies, approximativement. Et dans la sienne, qu’il n’avait pas encore partagée avec Michiko, il se trouvait quelque part, peut-être en Nouvelle-Angleterre, en compagnie d’une autre femme, blanche, alors que Michiko était à Kyoto, au Japon, avec une fille qui était peut-être de type asiatique, européen ou eurasien, selon le père.

Cette enfant, est-ce quelle… ?

Quoi ? demanda Michiko. Est-ce qu’elle… quoi ?

— Non, rien, dit-il sans la regarder.

— Et toi, ta vision ? fit-elle. Qu’est-ce que tu as vu ?

Il inspira lentement, en silence. Il faudrait bien qu’il lui raconte et…

— Lloyd, Michiko, vous devriez descendre à la salle de repos, dit Théo qui venait de passer de nouveau la tête par la porte entrouverte. Nous venons d’enregistrer un truc sur CNN qui va vous intéresser.

Ils entrèrent tous trois dans la salle. Quatre autres personnes s’y trouvaient déjà. Lou Waters et ses cheveux blancs tressautaient sur l’écran. Le magnétoscope était une antiquité offerte par un membre du personnel et la fonction PAUSE n’était pas excellente.

— Ah, bien, fit Raoul quand ils arrivèrent. Regardez ça.

Il appuya sur la télécommande et Waters cessa de faire du surplace.

—… David Houseman a des détails sur cette histoire. David ?

L’image changea pour montrer le reporter devant un mur de pendules anciennes : même avec un scoop, CNN adorait la mise en situation visuelle du sujet.

— Merci, Lou, dit Houseman. Les visions de la plupart des gens ne comportaient aucune référence à l’heure ou au jour, bien sûr, mais nous en avons trouvé un nombre suffisant dans lesquelles figurent une pendule ou un calendrier, ou bien un journal électronique qu’ils lisent — puisqu’il semble que les journaux papier aient disparu — pour que nous puissions avancer une date précise. Apparemment donc, les visions sont relatives à un futur distant de nous de vingt et une années, six mois, deux jours et deux heures. Les visions décrivent ce qui se passe le mercredi 23 octobre 2030, entre 13 h 21 et 13 h 23, heure d’été de New York. Les détails occasionnels qui ne correspondent pas sont faciles à expliquer : certaines personnes semblaient lire des journaux datés du 22 octobre 2030 ou de quelques jours plus tôt. On pense donc qu’ils s’informaient sur les derniers jours. Et les références liées au temps dépendent évidemment de la localisation de la personne à cet instant.

Nous supposons que dans vingt ans la plupart des gens vivront toujours dans la même zone géographique qu’aujourd’hui et que ceux qui ont cité une heure différente se trouveront dans un autre fuseau horaire…

Raoul suspendit l’enregistrement.

— Voilà, dit-il. Une évaluation précise du moment. Quoi que nous ayons fait, cela a propulsé la pensée consciente de l’humanité vingt et un ans dans le futur, pendant une période de deux minutes.

Théo réintégra son bureau et contempla un moment les ténèbres de la nuit par la fenêtre. Toutes ces histoires de visions étaient très troublantes, d’autant plus que lui n’en avait pas eu. Se pouvait-il que Lloyd ait raison ? Serait-il mort, dans vingt et un ans ? Bon sang, il n’avait que vingt-sept ans et au moment des visions il n’aurait même pas franchi le cap de la cinquantaine. Il ne fumait pas, ce qui n’avait rien d’extraordinaire pour les Américains, mais représentait toujours une prouesse chez les Grecs. Il faisait régulièrement du sport. Pourquoi diable devrait-il mourir si jeune ? Il devait exister une autre raison pour expliquer qu’il n’ait pas eu de vision.

Son téléphone sonna et il décrocha.

— Allô ?

— Allô, dit une voix de femme en anglais. Je parle bien à, hem, Theodosios Porcopides ?

Elle avait écorché son nom, mais il ne releva pas.

— C’est bien moi.

— Je m’appelle Kathleen DeVries, dit la femme. J’ai hésité à vous contacter. Je vous téléphone de Johannesburg.

— Johannesburg ? En l’Afrique du Sud ?

— Pour l’instant, oui, en tout cas, dit-elle. Si on doit croire les visions, le pays sera officiellement rebaptisé Azania d’ici à vingt et un ans.

Théo attendit en silence qu’elle poursuive, ce qu’elle fit après un temps.

— Et c’est justement à propos des visions que je vous contacte. Vous étiez dans la mienne.

Théo sentit son coeur s’emballer. Voilà une bonne nouvelle ! Il n’avait peut-être eu aucune vision pour une raison quelconque, mais cette femme l’avait vu dans plus de vingt ans. Il serait bien vivant alors, évidemment ! Et Lloyd s’était complètement trompé.

— Oui ? fit-il, impatient de connaître la suite.

— Euh, je suis désolée de vous avoir dérangé, dit assez curieusement DeVries. Je peux… je peux vous demander ce qu’il y avait dans votre propre vision ?

Les poumons de Théo se vidèrent d’eux-mêmes.

— Je n’en ai pas eu.

— Oh. Oh, je suis vraiment navrée de l’entendre. Mais… eh bien, je pense que ce n’était pas une erreur.

— Qu’est-ce qui n’était pas une erreur ?

— Ma propre vision. J’étais ici, chez moi, à Johannesburg, et je lisais le journal avant le dîner. Sauf que ce n’était pas un journal en papier, mais une sorte de feuille en plastique, un écran de lecture électronique, je suppose. Bref, il se trouve que l’article que je lisais concernait… Désolée qu’il n’y ait pas d’autre façon de le dire : il concernait votre mort.

Théo avait lu une histoire de Lord Dunsany dans laquelle un homme qui rêvait de lire aujourd’hui le journal du lendemain voyait son voeu exaucé, et découvrait avec horreur sa propre notice nécrologique. Le choc de cette découverte le tuait net et, bien sûr, sa mort serait citée dans le journal du lendemain. Ce n’était qu’une simple pirouette d’écrivain, un petit paradoxe fantastique. Mais là… Il ne s’agissait pas du journal du lendemain, mais d’une édition qui sortirait dans plus de vingt ans.

— Ma mort, répéta-t-il, comme si ces deux mots ne figuraient pas dans son vocabulaire.

— Oui, c’est ça.

Théo réussit à se reprendre un peu.

— Dites-moi, comment puis-je être sûr que ce n’est pas une arnaque, ou une mauvaise blague ?

— Je suis désolée. Je n’aurais pas dû vous appeler. Je vais…

— Non, non, non. Ne raccrochez pas. En fait, j’aimerais que vous me donniez votre nom et votre numéro. Ce foutu téléphone affiche « hors zone ». Vous devriez me laisser vous rappeler. Cette communication doit vous coûter une fortune.

— Mon nom est Kathleen DeVries, comme je vous l’ai déjà dit. Je suis infirmière dans une maison de retraite ici. (Elle lui donna son numéro.) Mais ça ne me dérange pas du tout de payer la communication, je vous assure. Honnêtement, je ne cherche pas à vous escroquer ou à vous piéger. Mais bon… Vous savez, je vois des gens mourir tout le temps. Nous perdons en moyenne un résident par semaine, mais ils ont presque tous plus de quatre-vingts ou quatre-vingt-dix ans. Vous, vous en aurez seulement quarante-huit quand vous mourrez, et c’est beaucoup trop jeune. J’ai pensé qu’en vous prévenant vous pourriez trouver un moyen d’éviter de mourir, peut-être.

Théo mit un temps avant de répondre :

— Et la… notice nécrologique précise de quoi je suis décédé ?

Pendant un moment assez bizarre, il fut presque heureux que sa disparition ait mérité d’être rapportée dans des journaux internationaux. Il faillit demander si parmi les premiers mots de l’annonce il y avait « lauréat du prix Nobel ».

— Je sais que je devrais surveiller mon taux de cholestérol. C’était une crise cardiaque ?

Un silence de plusieurs secondes suivit.

— Docteur Procopides, je suis vraiment désolée, j’imagine que j’aurais dû être plus claire dès le début. Je ne lisais pas la rubrique nécrologique, mais un article… Un article qui parlait de votre meurtre.

Théo ne dit rien. Il aurait pu répéter cette dernière phrase d’un ton incrédule, mais à quoi bon ?

Il avait vingt-sept ans, il était en bonne santé. Comme il l’avait pensé quelques instants plus tôt, pourquoi serait-il décédé de causes naturelles dans seulement une vingtaine d’années ? Mais… victime d’un meurtre ?

— Docteur Procopides ? Vous êtes toujours là ?

— Oui.

Pour le moment.

— Je… je suis navrée, docteur Procopides. Je sais que ça doit vous faire un choc.

Il laissa passer quelques secondes, puis :

— L’article que vous lisiez… Précisait-il l’identité du meurtrier ?

— Je crains que non. C’était un crime non élucidé, apparemment.

— Bon, mais que disait cet article, au juste ?

— J’ai couché sur le papier tout ce dont je me souvenais. Je peux vous l’envoyer par e-mail, mais, attendez, je vais vous lire mes notes tout de suite. N’oubliez pas que je l’ai reconstitué. Je pense que c’est très proche de l’original, mais je ne peux pas vous garantir chaque mot. (Elle fit une pause, se racla la gorge et reprit.) Le titre disait : « Un physicien tué par balle ».

Par balle, songea Théo. Seigneur.

— Le lieu de rédaction indiquait Genève. Le texte, maintenant : « Theodosios Procopides, un physicien grec travaillant au CERN, le centre européen de physique des particules, a été retrouvé mort aujourd’hui, tué par balle. Procopides, diplômé d’Oxford, était directeur du Collisionneur tachyon-tardyon au… »

— Vous pouvez répéter ? demanda Théo.

— Le Collisionneur tachyon-tardyon, dit DeVries. Je n’avais jamais entendu ces mots auparavant.

Et cela se sentait. Elle prononçait « tachyon » avec le son « ch » au lieu du son « k ».

— Un tel collisionneur n’existe pas, dit Théo. Enfin, pas encore. Mais poursuivez, je vous en prie.

— « … directeur du Collisionneur tachyon-tardyon au CERN. Le docteur Procopides travaillait au CERN depuis vingt-trois ans. Aucun mobile n’a été suggéré quant à son assassinat, mais on a écarté la piste d’un vol qui aurait mal tourné, puisqu’on a retrouvé le portefeuille sur le cadavre. D’après les premières constatations, le physicien aurait été abattu entre midi et 13 heures hier, heure locale. L’enquête se poursuit. Le docteur Procopides laisse… »

— Oui ? Oui ?

— Désolée, c’est tout.

— Vous voulez dire que votre vision s’est arrêtée avant que vous ayez terminé de lire l’article ?

Il y eut un court silence.

— Euh, pas exactement. Le reste de l’article n’était pas affiché sur l’écran et au lieu d’appuyer sur la touche de défilement pour avoir la suite, je suis passée à un autre article… Navrée, docteur Procopides. Personnellement, je veux dire en ce qui me concerne en 2009, je m’intéresserais à la suite, mais en 2030 ça n’a pas semblé me passionner. J’ai bien essayé de l’influencer — de m’influencer dans le futur — pour avoir la fin de l’article, mais ça n’a pas marché.

— Donc vous ne savez pas qui m’a tué, c’est bien ça ?

— Je suis vraiment désolée.

— Et le journal que vous lisiez, vous êtes bien sûre que c’était celui du jour ? Vous savez, celui du 23 octobre 2030 ?

— En fait, non. Il y avait un en-tête en haut de l’écran qui indiquait « The Johannesburg Star, mardi 22 octobre 2030 ». J’imagine que c’était le journal de la veille…

Théo demeura silencieux un moment. Il était déjà assez difficile d’accepter le fait qu’il allait mourir dans une vingtaine d’années, mais l’idée que quelqu’un puisse le tuer était presque insupportable.

— Merci, mademoiselle DeVries, dit-il enfin. Si d’autres détails vous reviennent en mémoire, n’importe quoi, je vous en prie, faites-le-moi savoir. Et soyez gentille de me faxer la transcription que vous venez de lire.

Il lui donna le numéro de son fax.

— Je le ferai, dit-elle. Je suis réellement désolée de vous annoncer des nouvelles aussi sombres. Vous avez l’air d’être un jeune homme bien. J’espère que vous arriverez à savoir qui a fait ça — qui va le faire, plutôt — et que vous trouverez un moyen de l’en empêcher.

Chapitre 6

Il était presque minuit. Michiko et Lloyd marchaient dans le couloir en direction de son bureau quand ils entendirent la voix de Jake Horowitz le héler par une porte ouverte.

— Hé, Lloyd, venez donc voir ça.

Ils entrèrent dans la pièce. Le jeune Jake se tenait à côté d’un téléviseur à l’écran empli de neige.

— De la neige, dit Lloyd obligeamment en s’approchant.

— Justement.

— Quelle chaîne essayez-vous de regarder ?

— Aucune. C’est un enregistrement.

— De quoi ?

— Il se trouve que c’est la cassette de la caméra de sécurité installée à l’entrée principale du CERN.

Il l’éjecta et la remplaça par une autre.

— Et voilà celle de la caméra de sécurité au Microcosm.

Il appuya sur la touche « LECTURE ». La neige réapparut sur l’écran.

— Vous êtes sûr que c’est le magnétoscope qui convient ?

La Suisse utilisait le format PAL, et bien que le matériel soit majoritairement multistandard, il restait au CERN quelques appareils ne lisant que le format NTSC.

— Sûr et certain, affirma Jake. Et il m’a fallu un peu de temps pour en trouver un qui pourrait me montrer ce qu’il y a sur la cassette, parce que la plupart des magnétoscopes refusent de les lire quand il n’y a pas d’image.

— Eh bien, si c’est le bon type de magnétoscope, il doit y avoir un problème avec les cassettes, dit Lloyd en se rembrunissant. Peut-être qu’il y a eu une impulsion électromagnétique associée au… à ce qui est arrivé. Elle aurait pu effacer les bandes.

— C’est la première chose à laquelle j’ai pensé, dit Jake. Mais regardez.

Il appuya sur le bouton de rembobinage en lecture. La neige dansa frénétiquement sur l’écran et les lettres « REV » apparurent dans le coin supérieur droit. Après environ une minute, une image apparut subitement, qui montrait le Microcosm, la galerie du CERN où était expliquée aux visiteurs la physique des particules. Jake remonta encore un peu puis ôta son doigt, pour reprendre la lecture normale.

— Vous voyez ? dit-il. C’est plus tôt sur la bande… Regardez l’heure.

Au bas de l’écran, centré, un affichage digital se superposait à l’image, avec le défilement du temps : « 16 h 58 min 22 s », « 16 h 58 min 23 s », « 16 h 58 min 24 s »…

— À peu près une minute et demie avant que le phénomène débute, dit Jake. S’il y avait eu quelque chose comme une impulsion électromagnétique, elle aurait aussi effacé ce qui figurait déjà sur la bande.

— Alors, quelle est votre opinion ? demanda Lloyd. La neige remplace l’image dès le commencement du phénomène, c’est ça ?

Il était curieux de connaître l’avis du jeune homme.

— Oui. Et l’image revient exactement une minute et quarante-trois secondes plus tard. C’est la même chose sur toutes les cassettes que j’ai vérifiées : une minute et quarante-trois secondes de parasites.

— Lloyd, Jake ! Venez, vite !

C’était la voix de Michiko. Les deux hommes se retournèrent et virent qu’elle leur faisait signe depuis la porte. Ils coururent pour la rejoindre dans la pièce adjacente : la salle de repos, avec son propre téléviseur toujours calé sur CNN.

—… et bien sûr il y a eu des centaines de milliers de vidéos tournées pendant la période où l’esprit des gens se trouvait ailleurs, disait la présentatrice Petra Davies. Les caméras de surveillance, les vidéos privées, les cassettes des studios télé — dont nos propres enregistrements d’archives, ici même à CNN, que la Commission fédérale des communications nous oblige à tourner, et bien d’autres encore. Nous avions pensé que tous ces documents montreraient tous les gens perdant conscience, certains s’écroulant au sol…

Lloyd et Jake échangèrent un regard.

—… mais, poursuivit Davies, nous n’avons rien vu de tout cela. Plus exactement, les cassettes ne montrent rien que de la neige, de petites taches noires et blanches qui fourmillent sur l’écran. Pour ce que nous en savons, toute vidéo réalisée n’importe où sur la planète pendant le Flashforward ne montre rien d’autre que de la neige pendant une minute et quarante-trois secondes. De même, nos autres systèmes d’enregistrement, tels que ceux branchés sur les instruments météorologiques que nous utilisons pour les prévisions, n’ont gardé aucune donnée pendant ces presque deux minutes où les gens sont restés inconscients du présent. Si un de nos téléspectateurs a en sa possession une cassette ou un enregistrement réalisé pendant cet intervalle de temps qui montre des images, nous aimerions qu’il nous contacte. Vous pouvez appeler le numéro gratuit suivant…

— Incroyable, dit Lloyd. On se demande vraiment ce qui s’est passé pendant ce laps de temps.

— Sûr, approuva Jake.

— Le « Flashforward », hein ? dit Lloyd, qui aimait bien le terme que la présentatrice avait utilisé. Le « bond en avant »… Pas mal, comme nom.

— Oui, fit Jake. C’est certainement beaucoup mieux que le « désastre du CERN » ou un truc de ce genre.

Lloyd grimaça.

— C’est évident.

Théo se renversa dans son fauteuil, croisa les mains derrière la tête et contempla les constellations de trous dans les panneaux insonores du plafond. Il pensait à ce que cette Kathleen DeVries avait dit.

Ce n’était pas comme savoir que vous alliez mourir dans un accident. Si l’on vous prédisait que vous seriez renversé par une voiture dans telle rue à telle heure, tel jour, alors il vous suffisait d’éviter de vous y trouver à ce moment-là, et le tour était joué ! Mais si quelqu’un voulait à tout prix vous assassiner, la chose se produirait tôt ou tard. Le fait de ne pas être ici — ou à l’endroit où le meurtre serait commis, puisque l’article du Johannesburg Star ne le précisait pas — le 21 octobre 2030 ne garantirait pas nécessairement qu’il aurait la vie sauve.

Le docteur Procopides laisse…

Il laisse quoi ? Ses parents ? Papa aurait quatre-vingt-deux ans alors, et maman soixante-dix-neuf. Le père de Théo avait eu une attaque cardiaque quelques années plus tôt, mais depuis il faisait très attention à son cholestérol. Il avait même renoncé aux saganaki et aux salades à la feta dont il raffolait. Oui, ils pourraient très bien être encore en vie à cette date.

Comment papa prendrait-il la nouvelle ? Un père n’est pas supposé survivre à son fils. Papa en viendrait-il à penser qu’il avait déjà vécu une vie longue et bien remplie ? Se laisserait-il aller, pour décéder quelques mois plus tard, en laissant maman continuer à se morfondre seule ? Théo espérait évidemment que ses parents seraient toujours vivants dans vingt et un ans, mais…

Le docteur Procopides laisse…

… une femme et un, deux, trois enfants ?

C’était généralement ce qu’on écrivait dans les notices nécrologiques. Une femme… Son épouse Anthoula, tiens, une jolie Grecque. Papa serait ravi qu’il se marie avec une compatriote.

Sauf que Théo ne connaissait aucune jolie fille grecque, ni même d’ailleurs une jolie fille de n’importe quelle autre nationalité. Du moins — une pensée lui vint, qu’il refoula aussitôt —, pas qui soit libre.

Il s’était voué à son travail. D’abord en obtenant des notes suffisantes pour entrer à Oxford. Ensuite en décrochant son doctorat. Et puis en étant pris ici. Oh, il y avait eu des filles, bien sûr, des élèves américaines à Athènes, des histoires d’une nuit avec d’autres étudiantes et même, une fois, au Danemark, une prostituée. Mais il avait toujours pensé qu’il aurait du temps plus tard pour l’amour, une femme, des enfants.

Mais quand viendrait ce temps ?

Il s’était effectivement demandé si l’article commencerait par la mention « lauréat du prix Nobel ». Bon, pas de chance, mais il s’était quand même posé la question et, s’il voulait être honnête avec lui-même, il devait reconnaître que c’était une sacrée question. Avoir le Nobel revenait à assurer son immortalité, d’une certaine manière, parce qu’on se souviendrait à jamais de lui.

L’expérience avec le LHC que Lloyd et lui avaient passé des années à concevoir aurait dû produire le Higgs. S’ils avaient réussi, le Nobel aurait certainement suivi. Mais ils n’en avaient pas fait la découverte.

La découverte. Comme s’il aurait pu se contenter d’une seule découverte !

Et il serait mort dans vingt et un ans. Qui se souviendrait de lui ?

Tout ça était tellement dingue. Tellement incroyable.

Il était Theodosios Procopides, bon sang. Il était immortel.

Bien sûr, il l’était. Bien sûr. Mais qui ne l’était pas, à vingt-sept ans ?

Une femme. Des enfants. L’article en avait sûrement parlé. Si seulement mademoiselle DeVries avait eu la bonne idée d’en terminer la lecture, elle aurait vu leur prénom, peut-être leur âge.

Mais… Une minute !

Combien y avait-il de pages dans un journal classique d’une mégalopole ? Deux cents, disons. Et combien de lecteurs ? La diffusion moyenne d’un gros quotidien devait frôler le demi-million d’exemplaires. D’accord, DeVries avait dit qu’elle lisait le journal de la veille. Mais elle n’avait pas pu être la seule à voir cet article pendant les deux minutes de cet aperçu du futur.

Et puis, selon toute vraisemblance, Théo serait assassiné en Suisse, puisque l’article faisait référence à Genève. Pourtant l’histoire était reprise dans un quotidien d’Afrique du Sud. Ce qui signifiait qu’elle avait dû être mentionnée dans d’autres journaux ou newsgroups à travers le monde, sans doute avec des relations différentes de l’événement. Et il était logique de penser que La Tribune de Genève lui avait consacré un article plus détaillé. Il devait exister des centaines, voire des milliers de gens qui avaient lu quelque chose sur sa mort.

Il pouvait passer des annonces pour les contacter, sur Internet et dans les grands journaux. Il en apprendrait plus, et surtout il apprendrait s’il y avait la moindre vérité dans ce que DeVries avait raconté.

— Regardez ça, dit Jake Horowitz.

Il posa son PDA sur le bureau de Lloyd. L’appareil affichait une page Web.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Ça vient du Service d’études géologiques des États-Unis. Des relevés sismographiques.

— Et ?

— Regardez, ceux d’aujourd’hui dit Jake.

— Oh ! là là…

— Exactement. Pendant presque deux minutes, à partir de 17 heures, heure locale, les enregistreurs n’ont rien détecté du tout. Soit ils ont relevé zéro perturbation, ce qui est impossible parce que la Terre tremble continuellement de façon très légère, même si c’est seulement par l’influence de la Lune sur les marées, soit ils n’ont conservé aucune donnée. C’est comme pour les caméras vidéo : pas d’enregistrement de ce qui s’est passé pendant ces deux minutes. Et j’ai vérifié auprès des divers services météos nationaux. Leurs instruments de mesure — du vent, de la température, de la pression atmosphérique, j’en passe — n’ont rien enregistré pendant le Flashforward. La NASA et l’ESA rapportent une période morte de la même durée dans la télémétrie de leurs satellites.

— Comment est-ce possible ? demanda Lloyd.

— Aucune idée, fit Jake en grattant sa tignasse rousse. Mais d’une façon ou d’une autre toutes les caméras, tous les senseurs, tous les instruments d’enregistrement sont tombés en rade durant le Flashforward.

Théo était assis à son bureau, sous l’aimable surveillance d’un Donald Duck en plastique perché au sommet du moniteur, et il réfléchissait à la meilleure façon de formuler sa requête. Il décida qu’il valait mieux être simple et direct. Après tout, le message paraîtrait dans les petites annonces de centaines de journaux de par le monde, et l’entreprise lui coûterait une fortune s’il ne faisait pas preuve de concision. Il disposait de trois claviers : un azerty français, un qwerty anglais, et un grec. Il utilisait le français.

« Theodosios Procopides, natif d’Athènes, travaillant au CERN, sera assassiné lundi 21 octobre 2030. Si votre vision est en relation avec ce crime, merci de contacter :

procopides@cern.ch »

Il se demanda s’il en resterait là, puis ajouta une dernière ligne : « J’espère empêcher mon propre meurtre. »

Il était capable de traduire lui-même ce message en grec et en anglais. En théorie, son ordinateur pouvait le traduire dans d’autres langues à sa place, mais s’il y avait une chose qu’il avait apprise depuis qu’il était au CERN, c’était l’imprécision fréquente des traductions par ordinateur. Non, il demanderait à diverses personnes du CERN de l’aider et aussi de lui conseiller les journaux les plus lus dans les divers pays.

Mais il y avait une chose qu’il pouvait faire immédiatement : poster sa note dans des newsgroups. Ce qu’il fit avant de rentrer chez lui se coucher.

Finalement, à une heure du matin, Michiko et Lloyd quittèrent le CERN. Une fois encore ils laissèrent la Toyota dans le parking intérieur. Il n’était pas rare que des gens passent la nuit sur les lieux.

Michiko travaillait pour Sumitomo Electric. Ingénieur spécialisé dans les technologies d’accélération par supraconductivité, elle était en mission de longue durée au CERN qui avait acheté à Sumitomo de nombreux composants du LHC. Son employeur leur avait trouvé, à Tamiko et elle, un superbe appartement sur la rive droite de Genève. Lloyd était moins bien payé et il n’avait pas d’allocation logement. Son appartement était situé dans la ville de Saint-Genis. Il aimait vivre en France tout en travaillant en Suisse. Le CERN avait son propre poste frontière qui permettait au personnel de passer de l’un à l’autre pays sans devoir montrer son passeport.

Lloyd louait un meublé. Il travaillait au CERN depuis deux ans, mais il ne considérait pas cet appartement comme sa véritable résidence et l’idée d’acheter des meubles qu’il devrait ensuite rapatrier en Amérique lui semblait insensée. Ceux qu’on lui avait alloués étaient un peu démodés et trop décorés à son goût, mais au moins ils n’étaient pas dépareillés et l’ensemble restait assez plaisant : bois sombre, moquette orange, murs rouge foncé. Le mobilier ajoutait une touche chaude et confortable, même s’il rapetissait les pièces. Mais Lloyd n’éprouvait aucun attachement personnel pour cet endroit. Il ne s’était jamais marié, n’avait jamais emménagé avec une femme et depuis vingt-cinq ans qu’il vivait seul il avait changé onze fois d’adresse. Ce soir néanmoins, il était hors de question qu’ils se rendent chez Michiko. Il y aurait trop de choses rappelant Tamiko dans l’appartement de Genève, trop de souvenirs à affronter si tôt après sa disparition.

Lloyd habitait dans un immeuble vieux de quarante ans et le chauffage était fourni par des radiateurs électriques. Ils s’assirent sur le canapé. Il avait passé un bras autour des épaules de la jeune femme et il s’efforçait de la réconforter.

— Je suis désolé, dit-il.

Le visage de Michiko était encore gonflé. Elle connaissait des plages de calme relatif, mais soudain elle fondait en larmes. Elle acquiesça doucement.

— Il n’y avait aucun moyen de le prévoir, dit-il encore. Aucun moyen de l’empêcher.

Mais elle secoua la tête.

— Quel genre de mère je fais ? J’ai emmené ma fille à l’autre bout du monde, loin de ses grands-parents, loin de chez elle.

Il ne répondit pas. Que pouvait-il dire ? Qu’il lui avait semblé que c’était une chose merveilleuse à faire ? Que venir étudier en Europe, même si Tamiko n’avait que huit ans, aurait été une expérience géniale pour n’importe quel enfant ? Malgré le drame, amener Tamiko en Suisse avait été une bonne idée à l’origine.

— Je devrais essayer de contacter Hiroshi, déclara Michiko. Pour m’assurer qu’il a bien reçu le mail.

Lloyd faillit souligner que son ex-mari ne manifesterait probablement pas plus d’intérêt pour sa fille morte que lorsqu’elle était vivante. Sans jamais l’avoir rencontré, il détestait le Japonais, et sur divers plans. Il détestait le fait que Hiroshi ait rendu sa Michiko aussi triste ; pas une fois ou deux, mais pendant des années d’affilée. Il était peiné d’imaginer Michiko faisant son chemin dans la vie sans un sourire aux lèvres, sans joie dans le coeur. Par ailleurs, et pour être tout à fait franc, il détestait Hiroshi parce que celui-ci avait été le premier amant de Michiko. Mais Lloyd n’exprima rien de tout cela. Il se limita à caresser les cheveux si noirs de Michiko.

— Il ne voulait pas que je l’amène ici, dit-elle en reniflant. Il voulait qu’elle reste à Tokyo, qu’elle aille dans une école japonaise. (Elle s’essuya les yeux.) Une école convenable… Si seulement je l’avais écouté…

— Le phénomène s’est produit dans le monde entier, dit Lloyd avec douceur. Elle n’aurait pas été plus en sécurité à Tokyo qu’à Genève. Tu ne peux pas t’en vouloir.

— Je ne m’en veux pas, répondit-elle. Je…

Elle se tut et il ne put s’empêcher de se demander si elle n’avait pas failli dire : « C’est à toi que j’en veux. »

Michiko n’était pas venue au CERN pour être auprès de lui, mais il ne faisait aucun doute pour l’un comme pour l’autre qu’elle était restée à cause de lui. Elle avait demandé à Sumitomo de lui trouver une mission ici, après l’installation de l’équipement dont elle était responsable. Les deux premiers mois, Tamiko était encore au Japon, mais quand Michiko avait décidé de prolonger son séjour elle s’était arrangée pour faire venir sa fille en Europe.

Lloyd avait aimé Tamiko. Il savait que le rôle de beau-père n’était jamais facile, mais le courant était tout de suite bien passé entre eux. Tous les jeunes enfants ne sont pas forcément ravis quand un de leurs parents divorcés rencontre un nouveau partenaire. La propre soeur de Lloyd avait rompu avec son nouveau petit ami parce que ses deux jeunes fils ne voulaient pas de lui dans sa vie. Mais Tamiko avait dit un jour à Lloyd qu’elle l’aimait bien parce qu’il faisait sourire sa mère.

Il regarda sa fiancée. Elle était si triste qu’il se demanda si elle sourirait de nouveau un jour. Il avait envie de pleurer, lui aussi, mais il y avait en lui un verrou stupide et très masculin qui lui interdisait de se laisser aller tant qu’elle n’irait pas mieux. Alors il se retint.

Il aurait aimé savoir quel impact cette tragédie aurait sur leur mariage prochain. Il n’avait pas donné de date à sa demande, déclarant simplement à Michiko qu’il l’aimait, totalement, inconditionnellement. Et il ne doutait pas des sentiments qu’elle avait pour lui. Néanmoins, à un certain niveau, il y avait eu une raison secondaire pour que Michiko veuille l’épouser. Aussi moderne et libérée que soit une femme, et selon les critères japonais Michiko était très moderne, elle cherchait un substitut au père pour son enfant, quelqu’un qui l’aiderait à élever Tamiko, quelqu’un qui aurait assuré une présence masculine dans son existence.

Michiko avait-elle réellement recherché un mari ? Oh, bien sûr, elle et Lloyd étaient parfaitement heureux ensemble. Mais beaucoup de couples connaissaient le bonheur sans souhaiter le mariage ou un engagement à long terme. Voudrait-elle encore l’épouser, à présent ?

Et, bien sûr, il y avait cette autre femme, celle de sa vision, la preuve incontournable…

La preuve que, comme ses parents qui avaient fini par divorcer, son mariage prévu avec Michiko se terminerait sur un échec.

Chapitre 7 Jour 2 : mercredi 22 avril 2009

FLASH INFOS

Le nombre des décès consécutifs au phénomène de Flashforward survenu hier ne cesse d’augmenter. A Caracas (Venezuela), Guillermo Garmendia, 36 ans et apparemment inconsolable après la mort de sa femme Maria, 34 ans, a tué ses deux fils, Ramon, 7 ans, et Salvador, 5 ans, avant de retourner l’arme contre lui.


* * *

Le gouvernement du Queensland, en Australie, a déclaré officiellement l’état d’urgence, suite au Flashforward.


* * *

La compagnie Bondplus de San Rafaël, dans l’État de Californie, connaît des troubles extrêmes. Le président-directeur général, le chef comptable et tout le conseil d’administration ont péri quand le jet de la société s’est écrasé peu après le décollage, au moment du Flashforward. Bondplus était justement l’objet d’une OPA hostile de la part de son grand rival, les adhésifs Jasmine.


* * *

Un recours collectif en justice réclamant un milliard de dollars canadiens a été lancé contre la Commission de transit de Toronto, au nom des passagers des transports publics blessés ou tués pendant le Flashforward, au prétexte que la Commission a fait preuve de négligence en n’installant pas de rembourrage de sol au bas des escaliers, mécaniques ou non, afin de protéger les voyageurs en cas de chute.


* * *

Une vente massive de yens a précipité une nouvelle crise de l’économie japonaise, à la suite des données tirées du Flashforward qui indiquent qu’en 2030 le yen ne vaudra que la moitié de sa valeur actuelle face au dollar.

La course contre la montre était lancée. Tête baissée, Théo étudiait les fichiers de bord informatiques qui occupaient son bureau. Il devait bien y avoir une réponse, une explication rationnelle à ce qui était arrivé. Dans tout le CERN, les physiciens analysaient et exploraient diverses hypothèses dont ils débattaient ensuite.

La porte de la pièce s’ouvrit et Michiko Komura entra avec quelques feuillets à la main.

— J’ai entendu dire que vous cherchiez des renseignements concernant votre propre assassinat, dit-elle. Il sentit les battements de son coeur accélérer.

— Vous savez quelque chose ?

— Moi ? fit-elle, l’air perplexe. Non. Non, désolée.

— Ah. Alors pourquoi en parlez-vous ?

— Eh bien, j’ai réfléchi à la question, c’est tout. Vous ne pouvez pas être le seul à vouloir désespérément en savoir plus sur son avenir.

— J’imagine, oui.

— Eh bien, je pense qu’il faudrait mettre au point une méthode centralisée pour coordonner tout ça. Je veux dire, ce matin j’ai vu votre post dans un newsgroup.… et ce n’était pas le seul du genre.

— Oh ?

— Il y a des tas de gens qui recherchent des renseignements sur leur avenir personnel. Tout le monde ne cherche pas à avoir des détails sur les circonstances de sa mort, bien sûr, mais… Attendez, je vais vous lire un échantillon de ces messages. Elle s’assit et consulta ses documents avant de commencer :

— « À l’attention de quiconque aurait des informations concernant la situation future de Marcus Whyte, merci de contacter… », « Étudiant recherche tuyaux sur sa carrière : si votre vision a donné des indications sur les boulots ayant la cote en 2030, faites-le-moi savoir », « Recherche renseignements sur l’avenir du Comité international de la Croix-Rouge… »

— Fascinant, lâcha Théo.

Il comprenait ce que Michiko faisait actuellement : elle s’immergeait dans une tâche — n’importe laquelle — pour ne pas penser à la perte de Tamiko.

— N’est-ce pas ? dit la Japonaise. Et le Web est aussi envahi par les encadrés de grosses sociétés qui recherchent des infos qu’elles pourraient utiliser à leur profit. J’ignorais qu’on pouvait obtenir un bandeau publicitaire aussi rapidement, mais je suppose qu’à peu près tout est possible quand on est prêt à payer pour l’avoir.

Elle se tut et son regard s’égara. À coup sûr elle pensait à Tamiko. Hélas, certaines choses étaient impossibles, même si on était prêt à payer n’importe quel prix. Après un moment, elle reprit le fil de son discours :

— En fait, je pense que c’était peut-être une erreur d’exposer à tous cette information sur votre meurtre futur. Ce matin encore, je disais à Lloyd que les compagnies d’assurances sont sans doute déjà en train de rassembler une masse de données sur les gens morts durant les vingt prochaines années, afin de refuser des contrats à certaines personnes…

Une sensation bizarre envahit l’estomac de Théo. Il n’avait pas envisagé cet aspect des choses.

— Donc vous pensez qu’il faudrait coordonner tout ça ? dit-il.

— Enfin, pas au niveau commercial. Je ne voudrais pas que mes patrons de Sumitomo m’entendent dire ça, mais je me contrefïche de savoir quelles sociétés feront fortune. Je parle des données personnelles, des gens qui essaient de savoir ce que l’avenir leur réserve, ou de comprendre leur vision. Je pense que nous devrions les aider.

— Vous et moi ?

— Euh, pas seulement nous deux. Tout le CERN.

— Béranger n’acceptera jamais, fit Théo en secouant la tête. Il refuse que nous reconnaissions la moindre implication dans tout ça.

— Rien ne nous y oblige. Nous pouvons simplement nous porter volontaires pour mettre sur pied une base de données. Nous possédons le matériel nécessaire, c’est évident, et puis, après tout, le CERN a un passé éloquent en matière d’informatique au service de tous. Le World Wide Web a été créé ici, non ?

— C’est vrai. Alors, vous proposez quoi ? demanda Théo.

Michiko réprima un léger haussement d’épaules.

— Un dépôt central. Un site Web avec un formulaire : décrivez votre vision dans le cadre ci-dessous, en un maximum de deux cents mots », par exemple. Nous pourrions ensuite indexer toutes les descriptions pour que les gens trouvent ce qu’ils veulent par l’intermédiaire de mots-clés et d’opérateurs booléens. Vous savez, toutes les visions qui mentionnent Aberdeen, mais pas un événement sportif. Ce genre de choses. Bien entendu, le programme d’indexation raccorderait automatiquement les termes hockey, baseboru[1] et autres à des termes généraux tels qu’» événements sportifs ». Non seulement ça vous aiderait dans vos recherches, mais ça aiderait quantité d’autres gens.

Théo se surprit à acquiescer.

— Ça tient debout. Mais pourquoi limiter la taille des entrées ? Je veux dire, l’espace de stockage ne coûte rien, ou presque. Je serais plutôt pour encourager les gens à relater avec le plus de détails possible leur expérience du Flashforward. Quand on y pense, ce qui pour une personne n’a aucun intérêt peut se révéler d’une importance vitale pour quelqu’un d’autre.

— Remarque très intéressante, dit Michiko. Aussi longtemps que le moratoire de Béranger sur l’utilisation du LHC est en vigueur, je n’ai vraiment pas grand-chose à faire et je suis tout à fait disposée à travailler sur ce projet. Mais j’aurai besoin d’un peu d’aide. Lloyd, ça ne vaut même pas la peine d’y songer : la programmation n’est vraiment pas son domaine. Mais j’ai pensé que vous pourriez peut-être me donner un coup de main.

Le partenariat entre Lloyd et Théo avait vu le jour parce que le premier avait besoin de quelqu’un possédant une connaissance de la programmation beaucoup plus approfondie que la sienne pour encoder ses théories physiques et les transformer en expériences qui pourraient être réalisées en utilisant ALICE.

Théo réfléchissait déjà aux avantages de ce projet. Ils pouvaient l’annoncer par un communiqué de presse ; cette femme du service des relations publiques qui s’était assommée pendant sa vision pouvait le diffuser là où il aurait le plus d’impact. Et dans ce communiqué de presse, pourquoi ne pas prendre le cas de Théo comme exemple ? Ce serait le biais parfait pour s’assurer que son problème aurait un retentissement mondial.

— Bien sûr, dit-il. Bien sûr.

Après le départ de Michiko, Théo se remit à son ordinateur et consulta sa BAL. Il y avait les pollutions habituelles, dont un message publicitaire envoyé par une société installée en Mauritanie. Le gouvernement là-bas avait fait un joli coup : étant un des rares pays à ne pas interdire l’envoi des spams à partir de son territoire, il avait attiré chez lui des milliers de sociétés.

Théo fît défiler les autres mails. Un message d’un ami habitant Sorrente. Une demande de copie d’un article dont Théo était coauteur : pour au moins un chercheur du MIT, rien n’avait vraiment changé. Et…

Oui ! D’autres renseignements sur son assassinat.

Ils émanaient d’une femme habitant Montréal. Elle était née en France et bien que vivant maintenant au Canada suivait toujours l’actualité dans son pays. Le CERN étant installé à cheval sur la Suisse et la France, un meurtre dans son enceinte intéressait tout autant la presse des deux pays.

Dans sa vision, elle avait lu un compte-rendu paru dans Le Monde concernant l’assassinat de Théo. Les faits correspondaient à ceux relatés par Kathleen DeVries, ce qui confirmait que la Sud-Africaine n’avait pas tenté de le piéger avec un canular. Mais les termes employés dans l’article, tels que cette seconde-personne les rapportait, étaient assez différents. Il y avait surtout un détail crucial qui manquait jusqu’alors : selon cette Française installée au Québec, l’inspecteur de la police genevoise chargé de l’enquête sur le meurtre de Théo s’appelait Helmut Drescher.

La femme concluait son e-mail par la formule : « Bonne chance ! »

De la chance… Oui, il lui en faudrait certainement. Et il espérait qu’elle serait bonne.

Théo connaissait par coeur le numéro des urgences pour Genève : c’était le 117. Pour une raison simple : il figurait sur 1 autocollant ornant tous les téléphones du CERN. En revanche Théo ignorait le numéro du central de la police. Mais il n’eut pas trop de mal à le trouver sur Internet.

— Allô, dit-il. Je voudrais parler à l’inspecteur Helmut Drescher, s’il vous plaît.

— Nous n’avons aucun inspecteur de ce nom ici, répondit le policier de permanence.

— Il est peut-être répertorié chez vous sous un autre grade. Moins élevé.

— Nous n’avons personne avec ce nom, quel que soit le grade, répondit l’autre avec une placidité tout helvétique.

Théo réfléchit une seconde.

— Vous auriez un annuaire des autres départements de police en Suisse ? Il y a moyen de vérifier ?

— Je n’ai rien de tel sous la main. Il faudrait que je fasse quelques recherches.

— Ce serait vraiment très aimable de votre part…

— C’est à propos de quoi, au fait ?

Théo décida que l’honnêteté, au moins partielle, était la meilleure solution.

— Il enquête sur un homicide et j’ai des renseignements à lui transmettre.

— D’accord. Je vais faire des recherches. Comment puis-je vous contacter ?

Théo laissa son nom et son numéro de téléphone, remercia l’officier et raccrocha. Après un moment, il décida de tenter une approche plus directe et tapa le nom de Drescher dans l’annuaire Internet.

Bingo. Il n’y avait qu’un seul Helmut Drescher à Genève. Il habitait rue Jean-Dassier.

Théo composa son numéro.

Chapitre 8

FLASH INFOS

En Pologne, des employés d’hôpital en grève ont voté à l’unanimité leur retour au travail. « Nos revendications sont justes et nous entreprendrons d’autres actions, mais pour l’heure notre devoir envers l’humanité prévaut », a dit le dirigeant syndical Stefan Wyszynski.


* * *

Cineplex/Odeon, un grand réseau de salles de cinéma, a annoncé la distribution de places gratuites pour tous les clients qui regardaient un film quand le Flashforward s’est produit. Apparemment, les films ont continué à se dérouler pendant que le public perdait connaissance, ce qui a occulté pour tous environ deux minutes de l’action. On s’attend que d’autres chaînes de salles de cinéma suivent cet exemple.


* * *

Après le dépôt d’un nombre record de brevets durant ces dernières vingt-quatre heures, l’Institut américain de la propriété industrielle a fermé ses bureaux jusqu’à une date indéterminée, en attendant une décision du Congrès concernant de possibles piratages d’inventions lors des visions.


* * *

Le Comité d’études scientifiques des prétendus phénomènes paranormaux a publié un communiqué de presse pour souligner qu’il n’y a aucune raison d’invoquer des causes paranormales au Flashforward, malgré le manque d’explications pour ce phénomène.


* * *

Les Mutuelles européennes, la plus importante société d’assurances de l’Union européenne, se sont déclarées en faillite.

L’heure était venue, et plus tôt qu’ils l’avaient pensé. Le choc éprouvé la veille avait déclenché le travail de Marie-Claire Béranger. Gaston conduisit son épouse à l’hôpital. Ils habitaient à Genève, mais il était important d’un point de vue émotionnel pour tous les deux que leur fils naisse sur le sol français.

En sa qualité de directeur général du CERN, Gaston touchait un salaire confortable et Marie-Claire, avocate, gagnait bien sa vie, elle aussi. Néanmoins, il était rassurant de savoir que sans considération de leurs revenus, Marie-Claire aurait de toute façon eu toute l’attention médicale nécessaire pendant sa grossesse. Gaston avait entendu dire qu’aux États-Unis nombre de femmes enceintes ne voyaient un médecin que le jour de l’accouchement. Dans ces conditions, on ne pouvait s’étonner que le taux de mortalité infantile y soit plusieurs fois supérieur à celui qu’on connaissait en Suisse ou en France. Non, ils entendaient donner le meilleur à leur fils. Gaston savait que ce serait un garçon, et pas uniquement par la vision. Marie-Claire avait quarante-deux ans et leur médecin traitant avait recommandé une série de sonagrammes pendant la grossesse. Ils avaient très clairement vu le sexe de l’enfant à naître.

Bien sûr, Gaston n’avait pu cacher le contenu de sa vision à sa femme. Il n’était pas du genre à avoir des secrets pour elle, de toute façon, et dans ce cas précis c’était impossible. Elle avait eu une vision qui correspondait — la même altercation avec Marc, mais de son point de vue à elle. Gaston était heureux que Lloyd Simcoe ait réussi à prouver le synchronisme des visions en parlant à son étudiant et à cette femme au Canada. Gaston comme sa femme s’étaient juré de garder le silence sur ce qu’ils avaient vu du futur.

Ils avaient cependant abordé certaines questions, quand bien même ils avaient tous deux participé à la même scène. Elle lui avait demandé de la décrire, pour savoir à quoi elle ressemblerait dans vingt ans. Gaston avait glosé sur certains détails, son surpoids entre autres. Pendant des mois elle s’était plainte du changement de son tour de taille à cause de la grossesse et elle était désormais déterminée à retrouver sa ligne au plus vite.

De son côté, Gaston avait été surpris d’apprendre d’elle qu’en 2030 il porterait la barbe. Il n’en avait jamais eu dans sa jeunesse et maintenant que ses moustaches grisonnaient il avait pensé qu’il n’en aurait jamais. Mais elle l’avait rassuré sur ses cheveux : pas de calvitie galopante. Si c’était la vérité, un mensonge pour le rassurer ou la preuve qu’on saurait bientôt lutter efficacement contre la calvitie, il l’ignorait.

L’hôpital était pris d’assaut par les patients, dont beaucoup sur des chariots dans les couloirs. Selon toute vraisemblance, la plupart étaient là depuis l’événement de la veille. Cependant, les blessures avaient en grande majorité été instantanément fatales, ce qui excluait tout passage à l’hôpital, ou s’étaient limitées à des fractures et à des brûlures. Comparativement, assez peu de personnes avaient été admises. Et, par chance, le service obstétrique était à peine plus sollicité qu’à l’accoutumée. Marie-Claire y fut conduite dans un fauteuil roulant poussé par une infirmière. Gaston marchait à côté de sa femme, sans lui lâcher la main.

Béranger était physicien, bien sûr — ou du moins, il l’avait été, car ses diverses responsabilités administratives l’avaient tenu loin de toute recherche depuis plus de douze ans. Il n’avait aucune idée sur la nature exacte de ce qui avait déclenché les visions. Oh, elles avaient certainement un lien avec l’expérience du LHC, la coïncidence temporelle était trop évidente pour être ignorée. Mais quelle que soit la cause des visions et malgré le caractère déplaisant de la sienne, il ne la regrettait pas. Il l’avait prise comme une mise en garde, une incitation à se réveiller, un présage. Et il avait l’intention d’en tenir compte : il ne laisserait pas la situation dégénérer pour en arriver à ce stade. Il serait un bon père et passerait beaucoup de temps avec son fils.

Il serra un peu plus fort la main de sa femme.

Ils entrèrent dans la salle de travail.

C’était une belle maison, spacieuse et, de par sa proximité avec le lac, sans aucun doute onéreuse. Ses lignes extérieures évoquaient celles d’un chalet, mais ce n’était manifestement qu’un simulacre : les logements dans la Genève cosmopolite étaient aussi éloignés des chalets suisses que Manhattan des fermes. Théo sonna à la porte et attendit qu’on ouvre, mains dans les poches.

— Vous devez être le monsieur du CERN, dit la femme.

Bien que Genève soit située dans la partie francophone de la Suisse, la femme parlait avec un fort accent allemand. Siège de nombreuses organisations internationales, Genève attirait des gens venus des quatre coins du monde.

— C’est exact, dit Théo.

Il faillit ajouter la formule « Frau Drescher ». Elle avait environ quarante-cinq ans, était mince, très jolie, avec des cheveux d’un blond qu’il devinait naturel.

— Je m’appelle Théo Procopides. Je vous remercie de me recevoir.

Frau Drescher haussa très légèrement ses épaules menues.

— Je n’aurais pas accepté de le faire, en temps normal, bien sûr : un inconnu qui vous téléphone pour vous voir… Mais ces deux derniers jours ont été tellement étranges.

— En effet, approuva-t-il. Herr Drescher est-il là ?

— Il n’est pas encore rentré. Son travail le retient parfois jusqu’à une heure assez avancée.

Théo eut un sourire indulgent.

— Je l’imagine aisément. Le métier de policier doit être très exigeant.

La femme fronça les sourcils.

— Le métier de policier ? Vous croyez que c’est celui de mon mari ?

— Il est officier de police, non ?

— Helmut ? Il vend des chaussures. Il a un magasin rue du Rhône.

Bien sûr les gens pouvaient changer de carrière, en vingt ans, mais passer de vendeur de chaussures à inspecteur de police ? La chose lui semblait très improbable. Par ailleurs, les vitrines luxueuses de la rue du Rhône coûtaient une petite fortune. Théo lui-même ne pouvait s’offrir mieux que du lèche-vitrine quand il passait par là. Après avoir possédé un tel magasin, une personne qui deviendrait policier verrait ses revenus gravement amputés.

— Toutes mes excuses. J’ai simplement supposé… Votre mari est le seul Helmut Drescher dans l’annuaire de Genève, vous comprenez. Connaîtriez-vous une autre personne qui porte le même nom ?

— Non, à moins que vous fassiez allusion à mon fils.

— Votre fils ?

— Nous le surnommons « Moot », mais en réalité c’est Helmut junior.

Bien sûr ! Le père tenait un magasin de chaussures et le fils était dans la police. Et tout naturellement, son numéro personnel ne figurait pas dans l’annuaire.

— Ah, excusez-moi, c’est moi qui me suis trompé. Ce doit être lui, oui. Pourriez-vous me dire comment entrer en contact avec votre fils ?

— Il est là-haut, dans sa chambre.

— Vous voulez dire qu’il habite toujours ici ?

— Bien sûr. Il n’a que sept ans…

Mentalement, Théo se donna une bonne gifle. Il avait encore du mal à s’adapter à la réalité de cet aperçu du futur et peut-être son absence de vision personnelle expliquait pourquoi il ne se faisait pas au décalage. N’empêche, il avait l’impression de se conduire comme un imbécile.

Si le jeune Moot avait sept ans aujourd’hui, il en aurait vingt-huit au moment de la mort de Théo, c’est-à-dire qu’il serait plus âgé d’un an que le Théo actuel. Et il était inutile de demander s’il voulait devenir policier quand il serait adulte. À sept ans, tous les garçons en rêvent.

— Je ne voudrais surtout pas abuser de votre gentillesse, mais me serait-il possible de le voir ?

— Je ne sais pas trop… Peut-être vaudrait-il mieux attendre que mon mari rentre.

— Si vous préférez, dit Théo.

Elle semblait s’attendre qu’il insiste, qu’il soit disposé à patienter parut dissiper ses craintes.

— Très bien, dit-elle, entrez. Mais je dois vous prévenir : Moot est très réservé depuis ce… cette chose, hier. Et comme il a très mal dormi cette nuit, il est plutôt difficile.

— Je comprends.

Il entra. L’intérieur était lumineux, spacieux, avec une vue magnifique sur le lac Léman. Helmut père devait vendre beaucoup de chaussures.

L’escalier était composé de marches horizontales sans support vertical. Mme Drescher s’arrêta devant les premières et appela :

— Moot ! Moot ! Il y a quelqu’un qui voudrait te voir !

Puis elle se tourna vers son visiteur.

— Vous ne voulez pas vous asseoir ?

Elle lui désigna un fauteuil bas en bois avec des coussins blancs, coordonné au canapé voisin. Il s’assit, La femme retourna au pied de l’escalier, derrière Théo à présent, et appela de nouveau son fils.

— Moot ! Descends ! Il y a quelqu’un qui veut te voir.

Elle revint dans le champ de vision de son visiteur et lui adressa une moue de mère-qui-fait-ce-qu’elle-peut.

Finalement il y eut un bruit de pas légers sur les marches en bois. Le garçon descendait rapidement. Il avait peut-être hésité à répondre à l’ordre de sa mère, mais, comme la plupart des enfants de son âge, il estimait sans doute qu’un escalier était fait pour être dévalé.

— Ah, Moot, dit Frau Drescher. Voici Herr Proco…

Théo tourna la tête pour regarder le gamin. À la seconde où celui-ci vit son visage, il hurla et remonta à l’étage si vite que les marches en tremblèrent.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? lui lança sa mère avant qu’il disparaisse.

Dès qu’il eut atteint l’étage, l’enfant claqua une porte derrière lui.

— Je suis vraiment désolée, dit la mère en reportant son attention sur le Grec. Je ne sais pas ce qui lui a pris.

Théo ferma les yeux une seconde.

— Je crois savoir, moi. Je ne vous ai pas tout dit, Frau Drescher. Je… Dans vingt et un ans, je serai mort. Et votre fils, Helmut Drescher, sera inspecteur dans la police genevoise. C’est lui qui enquêtera sur mon assassinat.

La femme devint aussi pâle que les neiges éternelles du Mont Blanc.

Mein Gott, murmura-t-elle.

— Il faut que vous me laissiez parler à Helmut, reprit-il. Il ma reconnu, ce qui prouve que sa vision a un rapport avec moi.

— Ce n’est qu’un petit garçon.

— J’en suis bien conscient… mais il a des renseignements concernant mon meurtre. J’ai besoin de savoir tout ce qu’il sait.

— Un enfant ne peut rien comprendre à tout ça.

— Je vous en prie, Frau Drescher. S’il vous plaît… C’est de ma vie que nous parlons.

— Il n’a rien voulu dire de sa… de sa vision, répondit-elle. Ça l’a visiblement traumatisé, mais il ne veut pas en parler.

— S’il vous plaît. Je dois savoir ce qu’il a vu.

Elle réfléchit un long moment puis, comme si elle pensait que c’était une erreur, elle dit :

— Venez avec moi.

Elle gravit l’escalier et Théo la suivit. Al’étage, il y avait quatre pièces : une salle de bains, deux chambres dont les portes étaient ouvertes, et la dernière, avec la porte fermée ornée d’une affiche de Rocky. Frau Drescher fit signe à Théo de reculer un peu dans le couloir. Il s’exécuta et elle alla tambouriner doucement au visage de Stallone.

— Moot ! Moot, c’est maman. Je peux entrer ?

Pas de réponse.

Elle posa la main sur la poignée en laiton et la tourna lentement, avant de passer timidement la tête par l’embrasure.

— Moot ?

Une voix assourdie, comme si l’enfant s’était jeté à plat ventre sur son lit et avait enfoui sa tête dans l’oreiller.

— Le monsieur est toujours là ?

— Il n’entrera pas ici, je te le promets… Tu le connais ?

— J’ai vu son visage. Son menton.

— Où ?

— Dans une pièce. Il était allongé sur un lit. (Silence.) Sauf que ce n’était pas un lit, c’était tout en métal. Et il y avait une chose dedans, comme ce plat sur lequel tu sers le rôti.

— Une gouttière ? dit Frau Drescher.

— Il avait les yeux fermés, mais c’était lui et…

— Et ?

Silence.

— Tu peux me le dire, Moot. Tu peux me le dire.

— Il n’avait pas de pantalon ni de chemise. Et il y avait ce monsieur en blouse blanche, comme celles qu’on porte en classe d’art. Mais le monsieur avait un couteau et il… Il…

… m’ouvrait le torse-, songea Théo. Une autopsie, et Moot était l’inspecteur qui regardait le légiste la pratiquer.

— C’était trop dégueulasse, dit le garçon.

Théo s’était approché peu à peu et il se tenait maintenant dans l’encadrement de la porte, derrière Frau Drescher. Comme il l’avait pensé, le gamin était allongé sur le ventre.

— Moot…, dit doucement le Grec. Moot, je suis désolé que tu aies vu ça, mais… mais il faut que je sache. Il faut que je sache ce que l’homme te disait.

— Je ne veux pas en parler, répliqua l’enfant.

— Je sais… Je sais. Mais c’est très important pour moi. S’il te plaît, Moot. S’il te plaît. L’homme en blouse blanche, c’était un docteur. S’il te plaît, raconte-moi ce qu’il t’a dit.

— Il faut vraiment que je le fasse ? demanda le gamin à sa mère.

Théo la sentait partagée. D’un côté, elle voulait protéger son fils d’une situation désagréable, et de l’autre, elle comprenait que quelque chose de bien plus important était en jeu.

— Non, tu n’es pas obligé, dit-elle enfin, mais ça aiderait beaucoup.

Elle traversa la chambre, s’assit sur le bord du lit et caressa les cheveux blonds en brosse d’Helmut junior.

— Tu vois, Herr Procopides, qui est ici, il a beaucoup de problèmes. Quelqu’un va essayer de le tuer. Mais peut-être que tu peux empêcher que ça arrive. Tu aimerais l’empêcher, n’est-ce pas, Moot ?

Ce fut au tour du gamin de se débattre avec son dilemme.

— Je crois que oui, finit-il par marmonner.

Il releva un peu la tête, regarda Théo et détourna aussitôt les yeux.

— Moot ? dit sa mère pour le motiver.

— Il a les cheveux teints, dit l’enfant comme si c’était une abomination. En vrai, ils sont gris.

Théo hocha la tête. Le jeune Helmut ne comprenait pas. Comment l’aurait-il pu ? Sept ans, et d’un coup il avait été transporté de l’endroit où il se trouvait : dans la cour de récréation, peut-être, ou dans une salle de classe, ou même ici, dans sa propre chambre. Transporté de là jusqu’à une morgue et confronté à un cadavre qu’on autopsiait. Il avait vu le sang épais s’écouler dans la rigole de la paillasse…

— S’il te plaît, dit Théo. Je… euh, je te promets de ne plus jamais me teindre les cheveux.

Le gamin resta silencieux encore un moment, puis il se mit à parler d’une voix hésitante.

— Ils ont dit un tas de mots bizarres. Je n’ai presque rien compris.

— Ils parlaient en français ?

— Non, en allemand. C’était bizarre, parce que je comprenais. L’autre monsieur, il n’avait pas d’accent, comme moi.

Théo sourit brièvement. D’après lui, l’accent de Moot était en fait très prononcé. Mais les deux tiers de la population suisse parlaient allemand, contre dix-huit pour cent qui s’exprimaient régulièrement en français. Certes, Genève se trouvait dans la partie francophone du pays, cependant il n’y aurait rien eu d’inhabituel à ce que deux personnes dont la langue natale était l’allemand bavardent entre eux dans cette langue. L’usage de l’anglais, en revanche…

— Ils ont dit quelque chose à propos d’une blessure d’entrée ? demanda Théo.

— Une quoi ?

— Une blessure d’entrée.

Pour le moment, ils conversaient en français. Théo espérait qu’il employait l’expression correcte dans cette langue.

— Tu sais, là où la balle est entrée dans le corps.

Les balles, corrigea Helmut junior.

— Pardon ?

— Les balles. Il y en avait trois. (Il se tourna vers sa mère.) C’est ce que l’homme avec la blouse a dit.

Trois balles, songea Théo. Quelqu’un souhaitait vraiment ma mort…

Et les blessures d’entrée ? insista-t-il. Ils ont dit où les balles sont entrées ?

— Dans la poitrine.

Donc j’ai vu mon assassin.

Il y a autre chose que tu peux me dire ?

— J’ai dit quelque chose, répondit l’enfant.

— Quoi ?

— Je veux dire, j’ai eu l’impression que je parlais. Mais ce n’était pas ma voix. Elle était trop grave, vous comprenez ?

Une voix d’adulte. Bien sûr.

— Et qu’est-ce que tu as dit ?

— Qu’il avait été tué à courte portée.

— Comment l’as-tu su ?

— Je ne sais pas… Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça. Les mots sont juste sortis de ma bouche.

— Est-ce que le médecin légiste, l’homme avec la blouse, est-ce qu’il a dit quelque chose après ça ?

L’enfant s’assit sur le lit et leur fit face.

— Non, il a juste fait « oui » avec la tête. Comme s’il était d’accord avec moi.

— Bon, mais est-ce qu’il a dit quelque chose qui t’a poussé à voir que c’était à courte portée ?

— Je ne comprends pas, dit le garçon. Maman, il faut vraiment que je continue à en parler ?

— S’il te plaît, répondit Frau Drescher. Nous aurons de la glace pour le dessert. Mais aide ce gentil monsieur encore quelques minutes, d’accord ?

Helmut junior fronça les sourcils, comme s’il mettait en balance ses efforts et l’attrait d’une glace au dessert.

— Il a dit que vous avez été tué pendant un match de boxe.

Théo était très surpris. Il était peut-être arrogant, il se mettait sans doute un peu trop en avant, parfois, mais jamais dans sa vie d’adulte il n’avait frappé un autre être humain. En fait, il estimait être plutôt pacifiste et après l’obtention de son diplôme il avait refusé plusieurs offres lucratives émanant de sociétés d’armement. Il n’avait jamais assisté à un match de boxe, d’ailleurs il jugeait que c’était moins un sport qu’une activité digne des animaux.

— Tu es bien sûr que c’est ce qu’il a dit ? demanda-t-il.

Il regarda de nouveau l’affiche de Rocky sur la porte, et puis le mur au-dessus du lit de Moot, où s’étalait un poster du champion poids lourd Evander Holyfield. Et si l’enfant mélangeait ses rêves et sa vision ?

— Oui oui, dit le gamin.

— Mais pourquoi me tirerait-on dessus pendant un match de boxe ?

Helmut junior haussa les épaules.

— Tu te souviens d’autre chose ?

— Il a dit que quelque chose était vraiment tout petit.

— Quelque chose était tout petit ?

— Ouais. Seulement neuf millimètres.

Théo se tourna vers la mère.

— C’est un calibre. Je pense que c’est en rapport avec le diamètre du canon.

— Je déteste les armes à feu, déclara Frau Drescher.

— Moi aussi, affirma Théo avant de revenir à l’enfant. Qu’est-ce qu’ils ont dit d’autre ?

— « Glock ». L’homme n’arrêtait pas de dire ça : « Glock ».

— C’est une marque d’armes. Autre chose ?

— Un truc sur la dalistique…

— Dal… ? Tu veux dire « balistique » ?

— Peut-être. Ils allaient envoyer les balles à la dalistique. C’est une ville ?

Théo secoua la tête.

— Est-ce qu’ils ont dit autre chose à propos des balles ?

— Elles étaient américaines. L’homme a dit qu’il y avait écrit « Remington » sur les douilles, et moi j’ai dit, comme si je savais de quoi je parlais : « américaines », et il a fait « oui » de la tête.

— Est-ce qu’ils ont dit autre chose ? Quand ils examinaient ma poitrine ?

L’enfant blêmit.

— Il y avait tout plein de sang et tout ça. Je…

Frau Drescher serra son fils contre elle.

— Je suis désolée, Herr Procopides, mais je pense que ça suffit.

— Mais…

— Non. Vous devriez partir, maintenant.

Théo vida lentement ses poumons de tout l’air qu’ils contenaient. Il plongea la main dans une poche, en ressortit une de ses cartes de visite et s’approcha du lit.

— Moot, c’est pour me contacter. Garde cette carte, s’il te plaît. Et si un jour, n’importe quand, même dans des années, il t’arrive quelque chose et que tu penses que je devrais être mis au courant, je t’en prie, passe-moi un coup de fil. C’est très, très important pour moi.

Le gamin baissa les yeux sur le petit rectangle de bristol. On ne lui avait probablement encore jamais donné de carte de visite.

— Prends-la. Prends la carte. Elle est à toi, garde-la.

Dans un mouvement hésitant, Helmut junior la lui prit de la main.

Théo en donna une autre à sa mère, les remercia tous deux et s’en alla.

Chapitre 9

FLASH INFOS

Darren Sunday, vedette de la série télévisée Dale Rice sur NBC, est décédé aujourd’hui des suites de ses blessures, après sa chute pendant le phénomène. Le tournage de la prochaine saison a été suspendu.


* * *

La Commission autoroutière de l’État de New York indique que le carambolage impliquant soixante-douze véhicules près de la sortie 44 (Canandaigua) n’a toujours pas été dégagé. Les voies en direction de l’ouest demeurent bloquées. Les automobilistes sont priés de choisir des itinéraires alternatifs.


* * *

À Londres, un groupe de dix mille musulmans, dont les prières privées ont été interrompues par le Flashforward, se sont réunis aujourd’hui à Piccadilly Circus pour se tourner vers La Mecque et prier en masse.


* * *

Le pape Benoît XVI a annoncé un programme épuisant de déplacements internationaux. Il invite catholiques comme non catholiques à assister aux messes qu’il dirigera afin d’apporter la consolation à quiconque a perdu un être cher pendant le Flashforward. Questionné sur l’éventualité que 109 le Flashforward soit d’essence miraculeuse ou divine, le souverain pontife a réservé sa réponse.


* * *

L’UNICEF est intervenu pour aider les agences d’adoption nationales débordées afin de trouver des foyers aux enfants devenus orphelins après le Flashforward.

Bien que le CERN soit en pleine ébullition, car chaque chercheur avait sa théorie personnelle sur ce qui était arrivé, Lloyd et Michiko rentrèrent tôt à la maison. Personne ne pouvait les critiquer après la mort de Tamiko. « La maison », une fois encore, fut sans qu’il soit nécessaire d’en discuter l’appartement de Lloyd, à Saint-Genis.

Michiko était toujours sujette à des crises de larmes, espacées maintenant de quelques heures, et Lloyd avait enfin trouvé le temps de s’enfermer à clé dans son bureau, pour poser la tête sur ses bras et pleurer son chagrin, lui aussi. Parfois les larmes aidaient à évacuer la douleur. Pas cette fois.

Ils dînèrent tôt. Lloyd prépara les côtes d’agneau qu’il avait dans le frigo. Pendant ce temps Michiko, qui visiblement voulait faire quelque chose — n’importe quoi — pour s’occuper 1 esprit, entreprit de ranger l’appartement.

Alors qu’ils concluaient le repas par un thé pour elle et un café pour lui, la question qu’il redoutait lui fut enfin posée.

— Qu’as-tu vu ? demanda Michiko.

Il ouvrit la bouche pour répondre, la referma.

— Oh, allez, dit Michiko, en décryptant évidemment son expression. Ça ne pouvait pas être moche à ce point.

— Ça l’était, fit-il.

— Qu’as-tu vu ? insista-t-elle.

Il ferma les yeux.

— Je… j’étais avec une autre femme.

Elle cligna plusieurs fois des paupières, très vite. D’une voix très froide elle dit enfin :

— Tu me trompais ?

— Non… Non.

— Alors quoi ?

— J’étais… Mon Dieu, je suis tellement désolé… J’étais marié à une autre femme.

— Comment sais-tu que vous étiez mariés ?

— Nous étions ensemble au lit. Nous portions la même alliance. Et nous nous trouvions dans un cottage, en Nouvelle-Angleterre.

— C’était peut-être chez elle.

— Non. J’ai reconnu certains de mes meubles.

— Tu étais marié avec quelqu’un d’autre…, répéta-t-elle comme si elle s’efforçait de se faire à ce concept.

Elle avait subi un tel choc récemment que, peut-être, elle n’avait pas pour l’instant la capacité intellectuelle d’en accepter un autre.

Lloyd hocha lentement la tête.

— Nous… Je veux dire : toi et moi, nous avons dû divorcer. Ou alors…

— Ou alors ?

— Eh bien, ou alors nous ne nous sommes jamais mariés.

— Tu ne m’aimes plus ? demanda-t-elle.

— Si, bien sûr. Bien sûr, je t’aime. Mais… Écoute, je ne voulais pas avoir cette vision. Elle ne m’a pas du tout plu. Tu te souviens de ce que nous avons dit, à propos de nos serments de mariage ? Quand nous avons discuté pour décider si nous garderions ou non la formule « Jusqu’à ce que la mort nous sépare » ? Tu as affirmé que c’était démodé et que plus personne ne le disait. Et, bon, toi tu as déjà été mariée. Moi, j’étais d’avis qu’on garde la phrase. C’était ce que je voulais. Je voulais un mariage qui dure éternellement. Pas comme celui de mes parents… et pas comme ton premier.

— Tu étais en Nouvelle-Angleterre, dit Michiko, qui s’efforçait toujours de comprendre. Et moi… j’étais à Kyoto.

— Avec une fillette, précisa Lloyd.

Il se tut, parce qu’il ne savait trop comment formuler la question qui l’obsédait. Mais quand il le fit, ce fut sans regarder Michiko.

— À quoi ressemblait-elle ?

— Elle avait de longs cheveux noirs, dit Michiko.

— Et… ?

Elle détourna les yeux à son tour.

— Et des traits asiatiques. Elle paraissait japonaise… Mais ça ne veut rien dire : il arrive souvent que les enfants de couples mixtes ressemblent beaucoup plus à un parent qu’à l’autre.

Lloyd sentit son coeur se serrer.

— Je pensais que nous étions faits l’un pour l’autre, dit-il à mi-voix. Je pensais…

Il ne termina pas. Il était incapable d’articuler « Je pensais que nous étions des âmes soeurs ». Un picotement avait envahi ses yeux. Apparemment, le même phénomène affectait Michiko. Elle les frotta du dos de ses mains.

— Je t’aime, Lloyd, dit-elle.

— Moi aussi, je t’aime, mais…

— Oui, fit-elle. Mais…

Il tendit le bras et toucha sa main, qu’elle avait reposée sur la table. Elle agrippa ses doigts. Ils restèrent assis sans parler, pendant un très long moment.

Théo demeura assis quelques minutes dans sa voiture, devant le domicile des Drescher, pour réfléchir. Il avait été abattu avec un Glock 9 mm. D’après les séries télévisées qu’il avait pu voir, il était presque certain que le Glock était un pistolet semi-automatique très prisé des forces de police un peu partout dans le monde. Mais les balles étant américaines, peut-être un Américain avait-il pressé la détente. Bien sûr, Théo n’avait sans doute pas encore rencontré celui qui un jour voudrait le voir mort. Il était probable qu’entre son cercle actuel d’amis, de connaissances et de collègues, et celui qu’il aurait dans vingt ans, il y aurait peu de doublons.

Quoi qu’il en soit, il connaissait déjà beaucoup d’Américains.

Mais aucun n’était vraiment proche de lui. À l’exception de Lloyd Simcoe.

Bon, Lloyd n’était pas un véritable Américain. Il était né au Canada et les Canadiens n’aimaient pas les armes à feu. Ils n’avaient pas de deuxième amendement à leur Constitution, ni aucune de ces foutues lois qui faisaient croire aux Américains qu’ils pouvaient se balader avec un flingue dans la poche.

Mais Lloyd avait vécu aux États-Unis pendant dix-sept ans avant de venir au CERN, d’abord à Harvard en tant qu’expérimentateur sur le Tevatron de Fermilab, près de Chicago. Et, selon son propre aveu, il vivrait de nouveau aux États-Unis au moment des visions. Il aurait pu aisément se procurer une arme.

Mais non… Lloyd avait un alibi. Il se trouvait en Nouvelle-Angleterre quand Théo se faisait descendre.

Oui, mais…

Mais Théo était/serait tué le 21 octobre et la vision de Lloyd, comme toutes les autres, concernait le 23 octobre.

Lloyd lui avait raconté sa vision et il avait précisé qu’il n’en avait pas encore parlé à Michiko, mais Théo avait insisté et son ami avait fini par céder, même s’il avait fait jurer le secret au Grec. D’après lui, dans sa vision il faisait l’amour avec une femme âgée, laquelle devait être son épouse dans le futur.

Les gens âgés ne faisaient certainement pas l’amour très souvent, se dit Théo. Il était même probable qu’ils réservent leurs ébats pour des occasions particulières. Comme lorsque l’un des d’eux revenait après une longue absence. Le vol entre la Nouvelle-Angleterre et la Suisse ne prenait que six heures aujourd’hui. Dans vingt ans, il pourrait bien être encore moins long.

Non, Lloyd pouvait très bien s’être trouvé au CERN le lundi et chez lui, dans le New Hampshire par exemple, le mercredi. Même si Théo ne voyait aucune raison suffisante pour que son collègue et ami veuille le tuer.

Sauf que, bien sûr, en 2030, Théo, et non Lloyd, était directeur de ce qui semblait bien être un accélérateur de particules très avancé au CERN : le Collisionneur tachyon-tardyon. La jalousie professionnelle et académique en avait déjà poussé plus d’un au meurtre…

Et puis il y avait le fait que Lloyd et Michiko ne seraient plus ensemble. En toute franchise, Théo n’était pas indifférent à la beauté de la Japonaise. Quel homme normalement constitué y serait resté insensible ? Elle était splendide, intelligente, chaleureuse et drôle. Et, hem, elle était d’un âge plus proche du sien que de celui de Lloyd. Se pouvait-il qu’il ait joué un rôle dans leur rupture ?

Tout comme il avait poussé Lloyd à lui faire partager sa vision, il avait poussé Michiko à lui révéler la sienne. Il était avide de ce que tous les autres avaient eu la chance d’expérimenter. Dans la vision de Michiko, elle se trouvait à Kyoto, peut-être, comme elle l’avait dit, pour rendre visite à son oncle en compagnie de sa fille. Lloyd aurait-il attendu qu’elle soit temporairement loin de Genève pour régler ses comptes avec Théo ?

Le Grec s’en voulait de seulement échafauder ces hypothèses. Lloyd avait été son mentor, il le traitait maintenant comme son partenaire, d’égal à égal. Ils avaient toujours parlé de partager le prix Nobel. Mais…

La mère de Théo était diabétique. Quand on lui avait diagnostiqué cette maladie, le jeune homme avait entrepris des recherches sur l’histoire des diabètes. Les noms de Banting et Best revenaient constamment. C’étaient ceux des deux chercheurs canadiens qui avaient découvert l’insuline. Théo et Lloyd étaient parfois comparés à eux. Comme Crick et Watson, Banting et Best avaient une différence d’âge importante, Banting étant manifestement celui qui dirigeait les recherches. Mais alors que Crick et Watson avaient conjointement reçu le Nobel, Banting avait partagé le sien non pas avec Best, son véritable partenaire de recherches, mais avec J.R.R. McLeod, son patron. Lloyd décrocherait peut-être le Nobel : pas pour la découverte du Higgs, qu’ils n’avaient pas réussi à matérialiser, mais plutôt pour une explication de l’effet de déplacement temporel. Et peut-être qu’il ne le partagerait pas avec son jeune partenaire, mais plutôt avec son patron, Béranger, ou avec une autre personne haut placée dans la hiérarchie du CERN. Quels seraient les effets d’une telle décision sur leur amitié, sur leur partenariat ? Quelles jalousies, quelles haines pouvaient se développer entre maintenant et 2030 ?

C’était de la folie. De la paranoïa. Et pourtant…

Si Théo était assassiné dans l’enceinte du CERN — la suggestion de Moot Drescher qu’il serait tué dans une arène sportive lui semblait toujours douteuse —, alors il serait tué par quelqu’un qui avait réussi à s’introduire dans le complexe. Le CERN n’était pas un établissement de sécurité maximale, mais n’importe qui n’était pas autorisé à y pénétrer.

Non, c’était certainement une personne ayant accès au CERN qui l’avait tué. Quelqu’un que Théo rencontrerait face à face. Et quelqu’un qui non seulement le voulait mort, mais qui désirait clairement se venger, au point de lui loger coup sur coup trois balles dans la poitrine.

Lloyd et Michiko s’étaient installés sur le canapé, dans le salon. La vaisselle pourrait attendre.

Bon sang, se disait Lloyd, pourquoi ce truc s’est-il produit ? Tout allait si bien, et maintenant…

Maintenant, il semblait que tout était sur le point de s’effondrer.

Il n’était plus un jeune homme. Il n’avait jamais eu l’intention d’attendre aussi longtemps pour se marier, mais son travail l’avait accaparé et…

Non, non, ce n’était pas ça. Soyons honnêtes. Voyons les choses en face.

Il estimait être un homme estimable, gentil et prévenant, mais il devait reconnaître qu’il n’était pas très policé et pas très chic. Michiko n’avait eu aucun mal à améliorer sa garde-robe parce que n’importe quel changement était forcément un mieux.

Oh, bien sûr les femmes — et les hommes d’ailleurs — disaient de lui qu’il possédait l’art d’écouter, mais lui savait que c’était moins une preuve de sagesse qu’une hésitation naturelle à prendre la parole. Alors il restait assis et il absorbait, il prenait tout, les pics et les vallées des existences d’autrui, les hauts et les bas, les épreuves et les vicissitudes de tous ces gens dont la vie connaissait plus de variations, plus de nouveautés excitantes, plus d’anxiétés que la sienne.

Lloyd Simcoe n’était pas un homme à femmes, il n’avait pas la réputation de captiver son auditoire par ses histoires en fin de dîner. Ce n’était qu’un scientifique, un spécialiste des quarks, le ringard classique qui avait commencé enfant en étant nul pour lancer la balle, avait passé son adolescence le nez dans les livres alors que d’autres de son âge peaufinaient leurs talents relationnels dans mille et une situations différentes.

Et les années avaient passé : ses vingt ans, ses trente ans et maintenant, aujourd’hui, il approchait la quarantaine. Oh, il avait réussi dans son métier et il était sorti avec des femmes, de temps en temps, et il y avait eu Pam, toutes ces années auparavant, mais aucune relation qui semblait pouvoir durer et affronter l’épreuve du temps.

Jusqu’à celle-ci, avec Michiko.

Tout avait semblé parfait. La façon dont elle riait de ses plaisanteries et lui des siennes. Alors même qu’ils avaient grandi dans des sociétés très différentes — lui dans la campagne conservatrice de Nouvelle-Ecosse, elle dans le cosmopolitisme et la frénésie de Tokyo —, ils partageaient sans difficulté aucune les mêmes opinions morales et politiques, les mêmes croyances, comme s’ils étaient réellement des âmes sœurs et étaient faits pour se rencontrer. Oui, elle avait été mariée et elle avait divorcé, oui, elle était — avait été — mère, mais ils avaient toujours semblé évoluer en une synchronisation totale et naturelle qui profitait aux deux.

Mais à présent, il semblait que tout cela n’était aussi qu’une illusion. Le monde continuerait peut-être à lutter pour décider quelle réalité les visions reflétaient, en admettant qu’elles en aient reflété une, mais Lloyd les avait déjà acceptées comme des faits, des descriptions vraies de ce que demain serait, ce continuum spatio-temporel unique et immuable dans lequel il avait toujours su qu’il vivait.

Et pourtant il fallait qu’il lui explique ce qu’il ressentait, lui, Lloyd Simcoe, à qui toujours les mots faisaient défaut, l’auditeur attentif, le roc, celui vers lequel les autres se tournaient quand ils avaient des doutes. Il devait lui exposer ce qui se passait dans sa tête, pourquoi cette vision d’un mariage dissous vingt et un ans plus tard — vingt-et-un ans ! — le paralysait tant maintenant, empoisonnait dans son esprit tout ce qu’ils avaient ensemble.

Il regarda Michiko, baissa les yeux, voulut les reporter sur son adorable visage sans y parvenir et les riva plutôt sur un endroit quelconque des murs lie-de-vin de l’appartement.

Il n’en avait jamais parlé à personne, pas même à sa sœur Dolly, du moins pas depuis qu’ils n’étaient plus des enfants. Il inspira à fond et se lança, le regard toujours rivé au mur.

— J’avais huit ans quand, un jour, mes parents nous ont dit de descendre au rez-de-chaussée, ma sœur et moi. C’était un samedi après-midi. Il y avait beaucoup de tension à la maison 117 depuis quelques semaines. C’est une façon d’adulte d’exprimer la situation : « Il y avait beaucoup de tension. » En tant qu’enfant, tout ce que je savais, c’était que mes parents ne se parlaient plus. Oh, ils s’adressaient encore la parole quand il le fallait, mais toujours sur un ton cinglant et souvent ils ne terminaient pas leurs phrases. « Puisque c’est comme ça… », « Alors là… », « Si tu crois que je vais… », ce genre de choses. Ils s’efforçaient de rester polis quand ils savaient que nous pouvions les entendre, mais nous entendions bien plus qu’ils le pensaient.

Il risqua un regard rapide en direction de Michiko, pour aussitôt revenir au mur.

— Bref, ce jour-là ils nous ont fait descendre dans le salon. C’est mon père qui nous a appelés en criant et, quand il criait après nous, en général ça voulait dire que les ennuis n’étaient pas loin. Nous n’avions pas rangé nos jouets, un des voisins s’était plaint de ce que nous avions fait, n’importe. Je suis donc sorti de ma chambre, Dolly de la sienne, et nous nous sommes regardés et chacun a vu l’appréhension de l’autre.

Il avait posé les yeux sur Michiko, exactement comme il les avait posés sur sa sœur, tant d’années plus tôt.

— Nous avons descendu l’escalier et ils étaient là, debout. Nous sommes tous restés debout, comme si nous attendions un putain de bus. Ils étaient calmes tous les deux, au moins au début, et ils m’ont donné l’impression de ne pas savoir par où commencer. Et puis ma mère a pris la parole et elle a dit : « Votre père quitte la maison. »

Ensuite, c’est lui qui a dit : « Je vais m’installer pas très loin d’ici. Vous pourrez venir me voir les week-ends. »

Lloyd se tut. Michiko eut un sourire compréhensif.

— Tu l’as vu souvent, après qu’il a déménagé ? demanda-t-elle après quelques secondes.

— Il n’a pas déménagé.

— Mais tes parents ont divorcé, non ?

— Oui… six ans plus tard. Mais après la grande annonce, il n’a pas déménagé. Il n’est pas parti.

— Alors tes parents se sont raccommodés ?

— Non, non. Les disputes ont continué. Mais ils n’ont plus jamais évoqué son déménagement. Dolly et moi, nous attendions qu’il s’en aille. Pendant des mois, en fait pendant ces six années, nous avons pensé qu’il pouvait partir à tout moment. Il n’y avait jamais eu de date précisée pour son départ, après tout : ils n’avaient jamais dit quand il s’en irait. Quand enfin ils se sont séparés, ça presque été un soulagement. J’aime mon père, et ma mère, mais c’était trop dur à supporter. (Il s’interrompit un instant.) Et un mariage comme celui-là, un mariage qui tourne mal… Je suis désolé, Michiko, mais je ne pense pas que je pourrais revivre quelque chose de semblable.

Chapitre 10 Jour 3 : jeudi 23 avril 2009

FLASH INFOS

Le procureur général du bureau de Los Angeles a abandonné toutes les procédures relatives aux délits en instance afin de libérer le personnel judiciaire et lui permettre de faire face au flot d’inculpations liées aux pillages qui ont eu lieu après le Flashforward.


* * *

Le département de philosophie de l’université de Witwatersrand, en Afrique du Sud, a enregistré un nombre record de demandes de calendrier des cours.


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Amtrak aux États-Unis, Via Rail au Canada et British Rail annoncent une augmentation importante du volume de passagers. Aucun des trains de ces compagnies n’a eu d’accident pendant le Flashforward.


* * *

L’Église des Saintes visions, ouverte hier à Stockholm, en Suède, revendique déjà douze mille adhérents dans le monde entier, ce qui fait d’elle la religion à plus forte croissance de la planète.


* * *

L’Association du barreau américain évoque un accroissement spectaculaire des demandes de rédaction et de réécriture de testaments.

Le lendemain, Théo et Michiko travaillèrent à la mise sur pied de leur site Web destiné à accueillir le récit des visions. Ils avaient décidé de le baptiser « projet Mosaïque », à la fois en l’honneur du premier navigateur public du Web, depuis longtemps abandonné, et comme une reconnaissance du fait maintenant clairement établi, grâce aux efforts des chercheurs et des journalistes du monde entier, que chaque vision individuelle constituait une petite pierre dans l’immense portrait mosaïque de l’année 2030.

Sa chope à la main, Théo but une gorgée de café avant de demander :

— Je peux vous poser une question en rapport avec votre vision ?

Michiko regarda les montagnes par la fenêtre.

— Bien sûr.

— Cette fillette avec qui vous vous trouviez. C’est votre fille, vous pensez ?

Il avait presque failli dire « votre nouvelle fille », mais heureusement il s’était censuré à temps.

Elle haussa très légèrement les épaules.

— Apparemment.

— Et… et c’est la fille de Lloyd, aussi ?

La question sembla étonner la Japonaise.

— Bien sûr, répondit-elle, mais sa voix était hésitante.

— Parce que Lloyd…

Michiko se raidit.

— Il vous a raconté sa vision, c’est ça ?

Théo se rendit compte qu’il venait de mettre le doigt dans l’engrenage.

— Non, pas exactement. Seulement qu’il se trouvait en Nouvelle-Angleterre…

—… avec une autre femme. Oui, je suis au courant.

— Je suis sûr que ça ne veut rien dire. D’ailleurs j’ai la certitude que ces visions ne se réaliseront pas.

De nouveau, Michiko se plongea dans la contemplation des montagnes. Théo se surprenait à le faire de plus en plus souvent, lui aussi. Elles offraient un spectacle rassurant, solide, une permanence, une absence de changement. Il trouvait leur vue apaisante et tout autant l’idée qu’elles étaient là non pas depuis des décennies, mais depuis des millénaires.

— Vous savez, dit-elle, j’ai déjà divorcé une fois. Je ne suis pas assez naïve pour croire que tous les mariages durent éternellement. Peut-être que Lloyd et moi nous séparerons, à un moment ou un autre. Qui sait ?

Théo détourna la tête. Il était incapable de soutenir son regard et incertain quant à sa réaction s’il formulait les paroles qui fusaient dans son esprit.

— Il serait fou de vous laisser partir, fit-il platement.

Sa main libre était posée sur la table. Soudain il sentit celle de Michiko qui la tapotait affectueusement.

— Eh bien, merci, dit-elle.

Il osa alors la regarder et il vit qu’elle lui souriait.

— C’est la chose la plus gentille qu’on m’ait jamais dite.

Elle rompit le contact… mais seulement après quelques instants délicieux.

Lloyd Simcoe sortit du centre de contrôle du LHC et se dirigea vers le bâtiment abritant l’administration centrale. En temps normal il fallait compter un quart d’heure pour effectuer le trajet, mais cette fois il mit une demi-heure car il fut arrêté à trois reprises par des physiciens qu’il croisait. Ils lui demandèrent si l’expérience avec le LHC avait pu provoquer ce déplacement temporel, ou lui proposèrent des modèles théoriques pour expliquer le Flashforward. C’était une très belle journée de printemps, fraîche, avec de majestueuses montagnes de cumulonimbus dans le ciel d’un bleu vif qui rivalisaient avec les pics visibles à l’est.

Il pénétra enfin dans les locaux de l’administration et s’orienta pour trouver le bureau de Béranger. Bien entendu, il avait pris rendez-vous, d’ailleurs il avait déjà quinze minutes de retard. Mais le CERN était une structure complexe et en aucune manière vous ne pouviez passer voir le directeur général sur une simple envie.

La secrétaire de Béranger lui dit d’entrer immédiatement, ce que Lloyd fit. Dans la vaste pièce située au troisième étage, la baie vitrée donnait sur le campus du CERN. Béranger se leva de son bureau et alla s’installer à la longue table de conférence en grande partie occupée par les comptes-rendus, fichiers et documents consacrés au Flashforward. Lloyd s’assit face à lui.

— Oui ? dit Béranger.

— Je veux rendre la chose publique, déclara le visiteur sans préambule. Il faut dire au monde entier quel a été notre rôle dans ce qui s’est passé.

— Absolument pas. C’est hors de question.

— Mais enfin, Gaston, nous devons clarifier la situation !

— Vous n’avez aucune certitude que c’est notre faute, Lloyd. Vous ne pouvez pas le prouver, d’ailleurs personne ne le peut. Les téléphones n’arrêtent pas de sonner, bien sûr. J’imagine que chaque scientifique au monde reçoit des appels des médias pour lui demander son opinion sur ce qui est arrivé. Mais personne n’a établi de lien avec nous, pour l’instant. Et avec un peu de chance, personne ne le fera.

— Allons ! Théo m’a dit que vous étiez arrivé en trombe dans le centre de contrôle du LHC juste après le Flashforward. Dès le premier instant, vous avez su que c’était nous.

— Parce que je pensais qu’il s’agissait d’un phénomène localisé. Mais quand j’ai appris qu’il était mondial, j’ai révisé ma position. Vous pensez que nous étions la seule installation scientifique à faire quelque chose d’intéressant à ce moment précis ? J’ai vérifié. Le Kôh Ene Ken au Japon menait une expérience qui avait débuté cinq minutes avant le Flashforward. Le Stanford Linear Accelerator Center expérimentait une collision de particules, lui aussi. Le Sudbury Neutrino Observatory a relevé une éruption de neutrinos juste avant 17 heures. Au même moment, en Italie, on a enregistré une secousse sismique d’amplitude 3,4 sur l’échelle de Richter. Un nouveau réacteur nucléaire a été mis en service à 17 heures précises. Et Boeing menait une série de tests sur un moteur de fusée.

— Ni le KEK ni le SLAC ne peuvent produire des niveaux d’énergie approchant ce que nous faisons avec le LHC, dit Lloyd. Quant au reste, ce ne sont pas vraiment des événements inhabituels. Vous vous raccrochez à de faux espoirs.

— Non, lâcha Béranger. Je conduis une enquête impartiale. Vous n’êtes pas certain, je parle moralement, que ce soit nous. Et jusqu’à ce que vous le soyez, vous n’en dites pas un mot.

Lloyd secoua la tête.

— Je sais que vous passez vos journées dans la paperasse, mais j’aurais pensé que dans votre coeur vous étiez resté un scientifique.

Je suis un scientifique. Il est précisément question de science, et de la méthode qu’on est censé appliquer pour la pratiquer. Vous êtes prêt à faire une annonce avant de disposer de tous les faits. Pas moi. (Il s’interrompit, reprit son souffle.) Écoutez, la foi des gens en la science a déjà été ébranlée de nombreuses fois. Trop d’histoires scientifiques se sont révélées être des canulars ou des fraudes.

Lloyd le dévisageait.

— Percival Lowell, qui avait seulement besoin de meilleures lentilles et d une imagination moins active, a affirmé avoir vu des canaux à la surface de Mars. Mais il n’y avait pas de canaux.

Nous devons toujours nous occuper des retombées qu’a créées cet imbécile à Roswell, quand il a décidé de déclarer que ce qu’il regardait était l’épave d’un vaisseau spatial, au lieu d’un simple ballon météo.

Et vous vous souvenez des Tasaday ? Cette tribu de l’âge de pierre découverte en Nouvelle-Guinée, dans les années 1970, qui n’avait pas de mot pour « guerre » ? Les anthropologues se sont battus pour les étudier. Un seul petit problème : c’était un canular. Mais les scientifiques étaient trop pressés de courir les plateaux de télévision et ils ont négligé d’examiner les preuves.

— Je ne cherche pas à passer à la télé, dit Lloyd.

— Ensuite nous avons annoncé la fusion froide au monde ébahi, poursuivit Béranger sans lui prêter attention. Vous vous souvenez ? La fin de la crise de l’énergie, la fin de la pauvreté ! Plus de puissance que l’humanité en aurait jamais besoin. Sauf que ce n’était pas réel, ce n’étaient que Fleischmann et Pons qui brûlaient les étapes.

Et puis nous avons commencé à parler de vie sur Mars, avec cette météorite retrouvée dans l’Antarctique et contenant de supposés microfossiles, preuve que l’évolution avait commencé sur une autre planète que la Terre. Mais une fois de plus les scientifiques avaient parlé trop vite et les fossiles n’en étaient pas du tout, c’étaient simplement des formations naturelles dans la roche.

Gaston reprit son souffle.

— Nous devons nous montrer prudents avec cette affaire, Lloyd. Vous avez déjà écouté quelqu’un de l’Institut pour la recherche sur la Création ? Ils dégoisent des tas d’âneries à propos de l’origine de la vie et pourtant il y a des gens dans le public qui sont d’accord avec eux. Les créationnistes disent que les scientifiques ne savent pas de quoi ils parlent et ils ont raison, parce que c’est le cas la moitié du temps. Nous ouvrons la bouche trop tôt, pour être les premiers, pour nous attribuer tout le mérite. Mais chaque fois que nous nous trompons, chaque fois que nous disons avoir fait une découverte majeure dans la lutte contre le cancer, ou quand nous affirmons avoir résolu un des mystères fondamentaux de l’univers, une semaine, un an ou dix ans plus tard nous devons faire marche arrière et dire : « Oups ! Nous nous sommes trompés, nous n’avions pas assez vérifié les données et les faits, nous ne savions pas de quoi nous parlions. » Et chaque fois que ça se produit, nous donnons un coup de pouce aux astrologues et aux créationnistes, aux tenants du New Âge et à tous les artistes de l’escroquerie et autres charlatans, sans parler de ceux qui sont tout bonnement cinglés. Nous sommes des scientifiques, Lloyd. Nous sommes supposés représenter le dernier bastion de la pensée rationnelle, basée sur des preuves vérifiables, reproductibles, irréfutables. Et pourtant nous sommes nous-mêmes nos pires ennemis. Vous voulez tout dire, vous voulez affirmer que le CERN est responsable, que nous avons déplacé la conscience humaine à travers le temps, que nous pouvons voir le futur et donner à tous le cadeau de savoir de quoi demain sera fait ? Mais je ne suis pas convaincu, moi. Vous pensez que je ne suis qu’un administrateur qui cherche à se couvrir, ou plutôt à nous couvrir tous, avec en prime nos assureurs. Mais ce n’est pas ça — ou, pour être tout à fait honnête, ce n’est pas entièrement ça. Bon sang, Lloyd, je suis désolé, plus désolé que vous pouvez l’imaginer, pour ce qui est arrivé à l’enfant de Michiko. Marie-Claire a accouché hier. Je ne devrais même pas être ici, mais il y a trop à faire. Dieu merci, sa soeur séjourne chez nous. J’ai un fils, à présent, et même si ce n’est que depuis quelques heures, je ne pourrais pas supporter de le perdre. L’épreuve que Michiko endure, que vous endurez, je ne peux même pas l’imaginer. Mais je veux un monde meilleur pour mon fils. Je veux un monde où la science est vraiment respectée, où les scientifiques parlent d’après des données vérifiées et non en partant de spéculations échevelées, un monde où quand quelqu’un exposera une avancée scientifique les gens l’écouteront avec attention parce qu’ils apprendront quelque chose sur la façon dont l’univers fonctionne. Je ne veux pas que ces gens lèvent les yeux au ciel et disent : « Je me demande ce qu’ils vont nous raconter cette semaine ! » Vous n’avez pas la preuve, la preuve irréfutable, que le CERN ait quelque rapport que ce soit avec ce qui est arrivé… Et jusqu’à ce que vous l’ayez, jusqu’à ce que moi je l’aie, personne ne donnera de conférence de presse. C’est bien clair ?

Lloyd voulut protester, se reprit, mais ne put garder le silence.

— Et si je peux prouver que le CERN a un rapport direct avec le phénomène ?

— Vous ne devez pas réactiver le LHC, pas à des niveaux de mille cent cinquante TeV. Je réorganise l’échéancier des expériences. Si quelqu’un veut utiliser le LHC pour des collisions proton-proton, d’accord, mais seulement quand nous aurons fini tous les diagnostics. Et personne ne se sert de l’accélérateur pour des collisions nucléaires tant que je n’ai pas donné le feu vert.

— Mais…

— Il n’y a pas de « mais », Lloyd, coupa Béranger. Bon, maintenant, écoutez, j’ai un boulot monstre à abattre. S’il n’y a rien d’autre…

Lloyd secoua la tête et sortit du bureau, puis du bâtiment, pour rebrousser chemin.

Encore plus de gens l’arrêtèrent pendant son retour. Il semblait qu’une nouvelle théorie voyait le jour toutes les cinq minutes, tandis que les précédentes étaient abandonnées tout aussi rapidement. Enfin il arriva à son bureau. Il y trouva le rapport initial de l’équipe d’ingénieurs qui avaient passé au crible les vingt-sept kilomètres du tunnel du LHC à la recherche d’une anomalie dans l’équipement qui aurait pu expliquer le déplacement temporel. Jusque-là, rien d’inhabituel n’avait été décelé. Les détecteurs ALICE et CMS avaient eux aussi été mis hors de cause, après avoir été soumis à tous les tests possibles.

Il y avait aussi une photocopie de la une du quotidien La Tribune de Genève que quelqu’un avait placée sur son bureau, après avoir entouré un article en rouge.


« Un homme ayant eu une vision décède

Le futur n’est pas fixe, dit un professeur

MOBILE, ALABAM A (AP) : James Punter, quarante-sept ans, est mort dans un accident automobile aujourd’hui, sur l’Interstate 65. Punter avait auparavant relaté le contenu de sa vision à son frère Dennis Punter, quarante-quatre ans. « Jim m’a raconté sa vision en détail a déclaré Dennis. « Il se trouvait chez lui, dans la même maison où il habitait, mais la scène se passait dans le futur. Il se rasait et il a eu la peur de sa vie en se voyant dans le miroir, vieilli et ridé. » La mort de Punter a des implications très vastes, selon Jasmine Rose, professeur de philosophie à l’université d’État de New York, à Brockport : « Depuis les visions, nous avons débattu pour savoir si elles reflétaient le futur réel ou seulement un futur possible, voire même si elles n’étaient pas de simples hallucinations », a-t-elle dit.

« Le décès de Punter indique clairement que le futur n’est pas fixe. Il a eu une vision et pourtant il n’est plus là pour voir un jour sa vision devenir réalité. »


Lloyd était encore énervé par son entretien avec Béranger et il se surprit à froisser la feuille en boule pour la jeter ensuite à travers la pièce. Un prof de philo !

La mort de Punter ne prouvait rien, bien évidemment. Son récit était purement anecdotique, sans aucune preuve pour l’étayer, aucun journal ou programme télé aperçu qu’on aurait pu comparer aux autres témoignages ayant un lien avec les mêmes faits, et personne d’autre ne semblait l’avoir vu dans sa vision. Un homme de quarante-sept ans pouvait facilement être mort dans vingt et un ans. Il pouvait avoir inventé cette vision — qui de plus ne nécessitait pas une imagination folle — plutôt que d’avouer n’en avoir eu aucune. Michiko l’avait dit, Théo avait sans doute anéanti toutes ses chances de signer une assurance-vie quand il avait révélé son absence de vision. Punter avait peut-être décidé qu’il valait mieux prétendre en avoir eu une, plutôt qu’admettre qu’il serait mort dans vingt et un ans.

Lloyd soupira. Ils n’auraient pas pu s’adresser à un scientifique pour commenter ce sujet ? Quelqu’un qui comprenait réellement ce qu’était une preuve ?

Un prof de philo. Arrêtez de dire n’importe quoi, bordel…

Michiko se concentrait sur l’installation du site Web, pendant que Théo effectuait des simulations informatisées de la collision du LHC sur un autre ordinateur, tout en se libérant dès que la jeune femme avait besoin de son aide. Le CERN disposait bien sûr des derniers outils-auteurs, mais il demeurait beaucoup à faire manuellement, y compris la rédaction de descriptions de différentes longueurs à soumettre aux centaines de moteurs de recherche disponibles dans le monde. Elle estimait que tout serait fonctionnel dans un jour ou deux.

Une fenêtre s’ouvrit sur le moniteur de Théo, annonçant l’arrivée d’un mail. En temps normal il aurait attendu une meilleure occasion pour en prendre connaissance, mais le titre accrocha instantanément son attention : « Betreff Ihre Ermordung », c’est-à-dire, en allemand : « Re : Votre meurtre ».

Théo afficha le message. Celui-ci était rédigé en allemand, mais le jeune homme ne rencontra aucune difficulté pour le lire. Il songea que Michiko ne parlait pas l’allemand et il le traduisit pour elle.

— C’est une femme qui habite à Berlin, expliqua-t-il. Elle écrit quelque chose comme : « J’ai vu votre post sur un newsgroup que je lis souvent. Vous cherchez des gens qui pourraient savoir quelque chose concernant votre assassinat. Justement, une personne qui vit dans le même immeuble que moi est dans ce cas. Nous nous sommes tous rassemblés dans le hall après la chose qui est arrivée à tout le monde et nous avons échangé nos visions. Dans la sienne, un homme que je ne connais pas très bien et qui habite à l’étage au-dessus du mien regardait les infos à la télé, et on parlait du meurtre d’un physicien. J’ai cru qu’il a dit que ça s’était passé à Lucerne, mais en lisant votre post je me suis rendu compte qu’il avait dit : CERN. Jamais entendu parler, j’avoue. Bref, je lui ai fait suivre une copie de votre message, mais je ne sais pas s’il vous contactera. Il s’appelle Wolfgang Rusch et vous pouvez l’appeler au… » Suit son numéro. Voilà, c’est tout ce qu’elle dit.

— Qu’allez-vous faire ? demanda Michiko.

— Contacter ce type.

Il décrocha son téléphone et tapa son code personnel de débit pour les appels à longue distance, puis il composa le numéro qui brillait toujours sur l’écran.

Chapitre 11

FLASH INFOS

Une journée de deuil national a été décrétée aux Philippines en hommage au président Maurice Maung et à tous les autres Philippins qui ont péri pendant le Flashforward.


* * *

Un groupe se faisant appeler « Coalition du 21 avril » a entamé une vaste opération de lobbying auprès du Congrès afin que soit approuvée la création d’un mémorial sur le mail de Washington en l’honneur des Américains décédés durant le Flashforward. Il propose une mosaïque géante représentant une vue sur Times Square à New York, tel qu’il sera apparemment en 2030, d’après les visions de milliers de personnes qui ont décrit ce lieu. Il y aurait une tuile de mosaïque pour chaque victime de l’événement, avec son nom gravé au laser.


* * *

Castle Rock Entertainment a annoncé que la sortie de son très attendu blockbuster de l’été, Catastrophe, était reportée à une date plus appropriée.


* * *

Le sentiment séparatiste au Québec n’a jamais été aussi faible, selon un sondage réalisé par la revue Maclean’s : « L’apparente certitude que le Québec fera toujours partie du Canada dans vingt-et-un ans a poussé nombre de séparatistes jusque-là irréductibles à jeter l’éponge », observe un éditorial de Maclean’s.


* * *

Dans l’intention de soulager les médecins qui soignent les personnes blessées physiquement pendant le Flashforward, la Food and Drug Administration américaine a autorisé la vente libre de onze antidépresseurs qui nécessitaient auparavant une ordonnance, et ce pour une période d’une année.

Ce soir-là, ils s’installèrent une nouvelle fois sur le canapé, dans l’appartement de Lloyd. Un paquet d’imprimés et de dossiers épais de cinq centimètres qu’il avait rapporté à la maison était posé sur la table basse. Michiko n’avait pas pleuré depuis qu’ils étaient arrivés ici, mais elle craquerait sans doute avant de s’endormir, comme les deux dernières nuits. Il s’efforçait de faire au mieux : il ne tentait pas d’éviter le sujet de Tamiko — ce qui serait revenu à nier qu’elle ait jamais existé, il le savait —, mais il n’en parlait que si Michiko elle-même mentionnait son prénom.

Et il voulait encore plus éviter le sujet de leur mariage au regard de leurs visions, et de tous les doutes qui dansaient une sarabande effrénée dans leurs esprits. C’est pourquoi ils restaient assis là, qu’il la prenait dans ses bras quand elle en avait besoin et qu’ils parlaient d’autres choses.

— Gaston Béranger m’a gratifié d’un exposé magistral sur le rôle de la science, aujourd’hui, disait Lloyd. Et, bon sang, il a fini par me convaincre qu’il était dans le vrai. Nous avons dit des trucs aberrants, nous autres scientifiques. Nous avons sciemment utilisé un vocabulaire insidieux pour faire croire aux gens que nous faisons des choses qu’en réalité nous ne savons pas faire.

— Je reconnais que nous nous sommes assez mal débrouillés pour ce qui est de présenter des vérités scientifiques au public, répondit Michiko. Mais… si le CERN est responsable…, Si tu es…

Si tu es responsable…

C’était évidemment ce qu’elle aurait dit si elle ne s’était pas interrompue. Si tu es responsable…

Oui, s’il était responsable — si son expérience, enfin la sienne et celle de Théo, avait d’une façon ou d’une autre provoqué toutes ces morts, toute cette destruction, le décès de Tamiko…

Il s’était juré de ne jamais rendre Michiko triste, de ne jamais lui infliger ce que Hiroshi lui avait fait subir. Mais si cette expérience avait été le déclencheur qui avait abouti, indirectement certes, sans le vouloir bien sûr, à la mort de Tamiko, alors il avait fait bien plus de mal à Michiko que l’indifférence et la négligence de Hiroshi.

Wolfgang Rusch avait paru assez peu enclin à se livrer au téléphone, tant et si bien que Théo avait fini par lui annoncer tout à trac qu’il allait venir le voir en Allemagne. Berlin n’était qu’à huit cent cinquante kilomètres de Genève. Il pouvait couvrir cette distance en une journée de voiture, mais il décida d’appeler une agence de voyage, au cas où il resterait une place de dernière minute et donc pas trop chère sur un vol quelconque.

Il se trouva qu’il restait beaucoup de places.

Oui, il y avait bien eu une légère réduction de la flotte aérienne. Certains appareils s’étaient écrasés, même si la grande majorité des trente-cinq mille avions commerciaux en vol avaient poursuivi tranquillement leur route, sans intervention du pilote. Et oui, il y avait un afflux de gens qui n’avaient d’autre choix que ce moyen de transport pour satisfaire à des urgences familiales.

Mais, selon l’agent de voyage, tous ceux qui le pouvaient préféraient rester chez eux. Des centaines de milliers de passagers refusaient d’embarquer alors qu’ils avaient réservé des places sur ces vols. Qui aurait pu leur en vouloir ? Si le black-out se reproduisait, d’autres avions s’écraseraient. La Swissair avait renoncé aux restrictions habituelles : pas de réservation nécessaire, aucune durée minimum pour le séjour, et elle avait quadruplé le nombre des points fidélité. Les premiers clients de classe économique à embarquer étaient même invités à occuper les sièges libres en classe affaires, sans surcoût. Théo n’eut donc aucune difficulté à prendre le premier vol disponible et quatre-vingt-dix minutes plus tard il atterrissait à Berlin. Il avait occupé cette heure et demie à simuler des collisions de noyaux de plomb sur son ordinateur portable.

Quand il arriva à l’appartement de Rusch, il était un peu plus de 20 heures.

— Merci d’avoir accepté de me recevoir, dit-il.

Rusch était un homme de trente-cinq ans environ, mince, blond, avec des yeux de la couleur du graphite. Il fit un pas de côté pour laisser entrer le Grec dans son petit appartement, mais il ne paraissait pas du tout enchanté de cette visite.

— Je dois vous avouer que j’aurais préféré que vous ne veniez pas, dit-il en anglais. Je passe par une période très difficile.

— Ah ?

— J’ai perdu ma femme pendant le… bah, je ne sais pas comment vous l’appelez. La presse allemande l’a baptisé « Der Zwischenfalh, « l’incident », et je trouve le terme totalement inadapté.

— Je suis désolé.

— J’étais ici, à la maison, quand ça s’est produit. Je n’enseigne pas le mardi.

— Vous enseignez ?

— Je suis maître de conférences en chimie. Mais ma femme… elle a été tuée alors qu’elle rentrait de son travail.

— Je suis vraiment désolé, dit Théo, avec sincérité.

— Ça ne la fera pas revenir, bougonna Rusch.

Théo acquiesça. Il ne pouvait que lui concéder ce point. Cependant il était content que Béranger ait jusqu’ici réussi à empêcher Lloyd de faire une déclaration publique impliquant le CERN dans l’accident. Il doutait que Rusch ait accepté de lui parler s’il avait été au courant du rapport.

— Comment m’avez-vous trouvé ?

— Un tuyau. J’en ai reçu pas mal. Les gens ont l’air intrigué par ma… ma quête. Quelqu’un m’a envoyé un e-mail disant que dans une réunion de locataires vous aviez parlé de votre vision et que dans celle-ci vous aviez entendu parler de ma mort, à la télévision.

— Qui ?

— Un de vos voisins. Je ne pense pas que son identité soit importante.

Si Théo n’avait pas juré de garder secrète l’identité de sa source, il ne lui semblait pas non plus très prudent de la révéler.

— S’il vous plaît, dit-il, j’ai fait un long voyage qui m’a coûté cher, uniquement pour m’entretenir avec vous. Vous pouvez certainement m’en apprendre plus que ce que vous m’avez dit au téléphone.

Rusch lui donna l’impression de se radoucir un peu.

— Je suppose que oui. Bon, je suis désolé. Vous n’avez pas idée à quel point j’aimais ma femme.

Théo survola la pièce du regard. Il y avait une photo encadrée sur un rayonnage bas. Rusch y paraissait dix ans de moins que maintenant et il était en compagnie d’une belle brune.

— C’est elle ? demanda-t-il.

Rusch sursauta légèrement, comme s’il croyait que Théo lui désignait sa femme, en chair et en os, miraculeusement revenue à la vie. Puis ses yeux se posèrent sur la photo.

— Oui.

— Elle est très jolie.

— Merci.

Théo patienta quelques instants avant d’aborder le sujet qui lui tenait à cœur.

— J’ai parlé avec quelques personnes qui dans leur vision lisaient des articles de journaux ou des infos sur le Net concernant mon… mon meurtre, mais vous êtes le premier que je trouve à avoir vu quelque chose à la télé. S’il vous plaît, vous pouvez me dire ce que vous avez vu ?

Rusch invita enfin son visiteur à s’asseoir et c’est ce que fit Théo, à côté de la photo de feue Frau Rusch. Sur la table basse il y avait un bol débordant de raisin. Probablement la nouvelle variété génétiquement modifiée qui restait succulente même sans réfrigération.

— Il n’y a pas grand-chose à dire, commença Rusch. Sauf un truc assez bizarre, maintenant que j’y pense. Les infos n’étaient pas en allemand, mais en français. Et ici, on n’a pas beaucoup de nouvelles en français.

— Il y avait un indicatif d’appel ou le logo d’une chaîne ?

— Sûrement… mais je n’y ai pas prêté attention.

— Le présentateur, vous l’avez reconnu ?

— La présentatrice. Non. Elle était très pro. Très précise. Il n’y a rien d’étonnant à ce que je ne l’aie pas reconnue : elle n’avait pas trente ans, ce qui veut dire qu’aujourd’hui elle n’en a même pas dix.

— Ils n’ont pas précisé son nom en incrustation ? Si je pouvais la retrouver aujourd’hui, dans sa vision elle serait en train de présenter les infos et elle pourrait se rappeler quelque chose qui vous a échappé.

— Je ne regardais pas les infos en direct. C’était une rediff. Quand ma vision a commencé, je faisais défiler l’enregistrement. Mais je n’utilisais pas de télécommande : en fait, la magnéto réagissait à ma voix. Et ce n’était pas une cassette vidéo. L’image accélérée était parfaite, très stable, sans tressautements… Bref, dès qu’une image est apparue derrière la présentatrice, une image de vous, même si vous étiez plus vieux que maintenant, évidemment, j’ai arrêté le défilement rapide et je me suis mis à regarder. Il y avait une légende sous la photo : « Un savant tué » ; je crois que ce titre m’a intrigué, vu que je suis moi aussi un savant, vous comprenez.

— Et vous avez vu le sujet dans son intégralité ?

— Oui.

Une pensée s’imposa d’un coup à Théo. Si Rusch avait vu le sujet dans son entier, cela signifiait que celui-ci avait duré moins de deux minutes. Bien sûr, trois minutes dans un JT, c’était proche de l’éternité, mais toute son existence résumée en moins d’une minute quarante-trois secondes…

— Qu’a dit la journaliste ? demanda Théo. Tout ce dont vous pourrez vous souvenir me sera d’une grande aide.

— Franchement, je ne me souviens pas de grand-chose. Mon futur moi était peut-être intéressé, mais, bon, je suppose que je paniquais. Je veux dire… Qu’est-ce qui m’arrivait, vous comprenez ? J’étais assis à la table de la cuisine, là-bas, et je buvais mon café en lisant des copies d’élèves quand d’un coup tout a changé. La dernière chose qui m’intéressait était de prêter attention aux détails d’un fait divers sur un inconnu.

— Je comprends bien que vous avez dû vous sentir complètement désorienté, affirma Théo sans certitude de ce qu’il disait, puisque lui n’avait pas eu de vision. Mais, comme je vous l’ai dit, le plus petit détail qui vous reviendrait pourrait m’être très précieux.

— Eh bien, la présentatrice a dit que vous étiez un scientifique… Un physicien, il me semble. C’est ça ?

— Oui.

— Et aussi que vous aviez — enfin, vous aurez — quarante-huit ans.

— Exact.

— Et puis elle a dit que vous aviez été abattu.

— Elle a précisé où ?

— Euh… dans la poitrine, je crois.

— Non, non. Où j’ai été abattu… dans quel endroit ?

— J’ai bien peur que non.

— Au CERN, peut-être ?

— Elle a dit que vous y travailliez, oui, mais… je ne me rappelle pas qu’elle ait dit que c’était là qu’on vous avait tué.

— Elle a mentionné une salle de sport ? Un match de boxe ?

La question sembla surprendre Rusch.

— Non.

— Vous vous souvenez d’autre chose ?

— Désolé, non.

— Et le sujet qui a suivi ?

Il ne savait pas pourquoi il posait cette question. Peut-être pour savoir quelle était la place de son assassinat dans la hiérarchie de l’information.

— Aucune idée. Je n’ai pas regardé le reste du journal. Quand le sujet s’est terminé, il y a eu un écran publicitaire. Pour une société qui vous permet de créer votre bébé sur mesure. Et ça, ça m’a fasciné — enfin, le moi de 2009, parce que ça n’a pas du tout intéressé le moi de 2030. Il ajuste éteint. Ce n’était pas vraiment une télé, bien sûr, mais une sorte d’écran plat suspendu, et il a suffi qu’il dise « éteint », et l’écran est devenu noir, comme ça, d’un coup. Ensuite il — moi —, enfin nous, je ne sais plus, bon : je me suis retourné et j’ai vu deux grands lits. Je devais être dans une chambre d’hôtel. Je suis allé m’étendre sur un des lits, sans me déshabiller, et j’ai passé le reste du temps à regarder le plafond. Et puis ma vision a pris fin et j’étais de retour à la table de la cuisine, ici… J’avais une sale bosse au front. J’ai dû me cogner contre le plateau de la table quand ma vision a commencé. Et j’avais renversé du café sur ma main, aussi : j’avais fait tomber ma tasse. J’ai eu de la chance de ne pas m’être brûlé sérieusement. Il m’a fallu un peu de temps pour me remettre les idées en place et ensuite j’ai découvert qu’il était arrivé le même genre de trucs à tous les gens de l’immeuble. Et puis j’ai essayé d’appeler ma femme et j’ai découvert que… que… (Il eut une grimace douloureuse et déglutit.) Ils ne l’ont pas trouvée tout de suite, enfin, pour me contacter. Elle était en train de sortir du métro et elle était presque arrivée au niveau de la rue, d’après des témoins, quand cette saloperie a eu lieu. Elle est tombée à la renverse et elle a chuté sur soixante ou soixante-dix marches. Elle s’est brisé la nuque.

— Mon Dieu, souffla Théo. Je suis désolé.

Rusch hocha la tête, comme pour accepter ce commentaire.

Ils n’avaient rien d’autre à se dire et Théo était pressé de retourner à l’aéroport, pour économiser le prix d’une chambre d’hôtel.

— Merci beaucoup de m’avoir reçu, dit-il. Si quelque chose vous revient, même un simple détail, je vous serais réellement reconnaissant de me passer un coup de fil ou de m’envoyer un e-mail…

Il sortit une carte de visite de sa poche et la tendit à Rusch. Celui-ci la prit sans la regarder. Théo sortit.

Le lendemain, Lloyd revint voir Béranger dans son bureau. Cette fois le trajet prit encore plus longtemps que précédemment. Un groupe de théoriciens de la grande unification l’assaillit. Quand enfin il se présenta devant le directeur général, il entra immédiatement dans le vif du sujet :

— Je suis désolé, Gaston, vous pouvez essayer de me virer si vous le voulez, mais je vais faire une annonce publique.

— J’avais pourtant cru être clair…

— Il faut que nous parlions. Je viens de m’entretenir avec Théo. Vous saviez qu’il s’est rendu en Allemagne, hier ?

— Je ne peux pas surveiller les allées et venues de trois mille collaborateurs.

— Eh bien, il s’est donc rendu en Allemagne. Sur un coup de tête, et il a eu une place sur le premier vol, avec réduction. Pourquoi ? Parce que les gens ont peur de prendre l’avion. La planète entière est encore paralysée, Gaston. Tout le monde redoute que le déplacement temporel se reproduise. Lisez les journaux, regardez la télé, si vous ne me croyez pas. Je viens de le faire. Ils évitent de faire du sport, ils ne prennent leur voiture ou un transport que lorsque c’est absolument nécessaire et ils ne veulent plus embarquer dans un avion. C’est comme si… comme s’ils attendaient que la catastrophe fasse un retour en force. (Lloyd repensa à l’annonce de la séparation de ses parents et aux six ans qui avaient suivi.) Mais ça n’arrivera pas, n’est-ce pas ? Tant que nous ne refaisons pas 1 expérience, il n’y a aucune raison que le déplacement temporel se reproduise. Nous ne pouvons pas laisser le monde entier dans cet état d’angoisse. Nous avons déjà fait assez de dégâts. Nous devons permettre aux gens effrayés de reprendre le cours normal de leur existence.

Béranger parut réfléchir à la question.

— Allons, Gaston. Quelqu’un finira par vendre la mèche, tôt ou tard.

Le directeur général du CERN soupira longuement.

— Je le sais. Vous croyez que je ne suis pas conscient de la situation ? Je ne tiens pas à faire de l’obstruction systématique, figurez-vous. Mais nous devons réfléchir aux conséquences, aux implications légales.

— Il est sûrement préférable de tout dire de notre propre gré plutôt que d’attendre que quelqu’un révèle tout et nous cloue au pilori.

Béranger contempla le plafond pendant de longues secondes.

— Je sais que vous ne m’aimez pas, dit-il sans croiser le regard de Lloyd, et quand celui-ci voulut protester Béranger leva la main pour le faire taire. Inutile de le nier. Nous ne nous sommes jamais entendus. C’est en partie naturel, bien sûr : on constate ce genre de choses dans tous les labos. Les scientifiques pensent que les administrateurs n’existent que pour leur mettre des bâtons dans les roues. Et les administrateurs se comportent comme si les scientifiques constituaient un inconvénient majeur, et non le coeur et l’âme du labo. Mais entre nous, ça va au-delà, pas vrai ? Même si nos fonctions étaient complètement différentes, vous ne pourriez pas me sentir. Je n’ai jamais cessé de penser à ce genre de choses, j’ai toujours su que des gens ne m’aimaient pas et ne m’aimeraient jamais, mais je n’avais pas imaginé que ça pouvait être ma faute. (Il s’interrompit, eut une moue songeuse.) Et c’est peut-être bien ma faute. Je ne vous ai jamais parlé de ce qu’il y avait dans ma vision. Et je ne vais pas vous le révéler maintenant. Mais ça m’a fait réfléchir. Peut-être que je vous ai un peu trop combattu. Vous pensez que vous devriez convoquer une conférence de presse ? Bon sang, je ne sais pas si c’est la chose à faire et je ne sais pas s’il vaut mieux ne pas la faire…

Il se tut un moment.

— Nous avons trouvé une analogie, à propos, reprit-il. Quelque chose à donner en pâture aux médias s’il y a des fuites, une analogie pour démontrer que nous ne sommes pas coupables.

Lloyd attendit la suite.

— L’effondrement du pont de Tacoma Narrows, dit Béranger.

Lloyd comprit aussitôt. Tôt le 7 novembre 1940, le tablier du pont suspendu de Tacoma Narrows, dans l’Etat de Washington, s’était mis à onduler. Très vite tout l’ouvrage avait été pris d’oscillations verticales de plus en plus prononcées, jusqu’à ce qu’il s’effondre. Tous les étudiants en physique de par le monde avaient vu une vidéo du phénomène et pendant des dizaines d’années on leur avait donné l’explication la plus plausible : le vent avait sans doute généré une résonance naturelle avec le pont, ce qui avait provoqué ces ondulations.

Les concepteurs auraient certainement dû le prévoir, avaient dit les gens à l’époque. Après tout, la résonance était aussi ancienne que le diapason. Mais cette explication était erronée. La résonance nécessite une grande précision — sinon, n’importe quel chanteur pourrait faire éclater un verre à vin — et des vents par définition aléatoires n’auraient pu produire cet effet. Non, il fut démontré en 1990 que le pont de Tacoma Narrows s’était écroulé à cause de la non-linéarité fondamentale des ponts suspendus, comme conséquence de la théorie du chaos, une branche de la science qui n’existait pas encore quand le pont avait été construit. Les ingénieurs qui l’avaient conçu à l’époque n’étaient pas coupables : dans l’état des connaissances d’alors, ils n’avaient aucun moyen de prévoir ou de prévenir la catastrophe.

— S’il s’était simplement agi de visions, dit Béranger, vous savez, nous n’aurions pas à nous couvrir. Je pense même que la plupart des gens nous remercieraient. Mais il y a eu tous ces accidents de voiture, les personnes qui sont tombées d’une échelle, et tout le reste. Vous êtes prêt à en assumer la responsabilité ? Parce que ce n’est pas moi qui serai désigné comme coupable, ni le CERN. En fin de compte, on pourra citer à n’en plus finir l’exemple de Tacoma Narrows et parler des conséquences imprévisibles, les gens voudront toujours qu’on leur désigne un bouc émissaire humain. Et vous savez pertinemment que ce sera vous, Lloyd. C’était votre expérience.

Le directeur général fit silence. Pendant un moment, Lloyd réfléchit à tout ce qui venait d’être dit et sous-entendu, puis il déclara :

— Je peux faire face.

Béranger hocha la tête. Une seule fois.

— Bien. Nous allons donc organiser une conférence de presse, dit-il en regardant par la fenêtre. J’imagine qu’il est temps pour nous de faire les choses comme il faut.

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