13
Il l’attendait dans un coin sombre du troquet, pas loin du cimetière, les mains autour d’une grande tasse de café fumant. Des flots rageurs frappaient la vitrine avec force, isolant l’endroit du reste du monde. Deux ou trois ombres traînaient près des pompes à bière, des habitués venus perdre leur foie sur le comptoir. Les seules couleurs alentour étaient des gris fatigués, des noirs usés, des cuivres passés. Tout entraînait vers des abîmes sans fond où devait couler, quelque part, une lourde tristesse. Dans la pénombre, Lucie ôta son blouson trempé, l’égoutta au-dessus d’un paillasson avant de rejoindre l’homme attablé seul. Elle tira à elle une chaise et s’installa en face de lui, chassant avec un mouchoir les gouttes qui ruisselaient encore sur son visage.
Ils se jaugèrent un temps, avec des regards timides. Chacun ouvrit la bouche au même moment, les mots restèrent sur le seuil des lèvres et ce fut finalement Lucie qui débloqua cette situation embarrassante.
— Il m’est arrivé de penser à toi, Franck, après… après ce qui s’est passé. Je t’imaginais toujours dans ton costume impeccable, fort sur tes jambes, le visage dur et assuré. (Elle hocha le menton en direction du cimetière qu’on devinait à peine.) Je t’imaginais si loin de toute cette crasse. Je pensais que tu avais peut-être oublié.
Sharko lâcha un sourire malheureux, qui rendit Lucie plus triste encore. Dans quelles ténèbres avait-il sombré ?
— Plus le temps passe, et plus la plaie grandit. Comment pourrais-je avoir oublié ?
Lucie le sentit résigné, fichu. Un guerrier qui avait abandonné son combat. Inutile de lui demander comment il allait, ce qu’il avait fait ces derniers mois, tout était gravé sur son visage osseux, dans ses yeux vides où plus aucune étoile ne brillait. À coup sûr, il avait erré d’affaire en affaire, à avaler les journées et les nuits. Noyé dans le travail, le sang. Un moyen comme un autre de s’abrutir, de ne plus penser, comme elle dans son centre d’appels. Lucie essaya de faire abstraction de cette douleur acide, de rester procédurale et d’en revenir au but de leur rencontre.
— Je suis passée à la prison de Vivonne. Le psychiatre m’a tout expliqué. Ta visite là-bas, ton enquête sur une certaine Éva Louts. Tu dois me raconter, me révéler tout ce que tu sais sur le sujet.
Sharko refréna son entrain. Il fallait la calmer, la pousser à retourner dans le Nord et à tout oublier, et vite.
— Grégory Carnot est mort, Lucie. Mort et enterré. Tu n’as plus rien à faire ici. Rentre chez toi. Oublie tout ça une bonne fois pour toutes et continue à mener ta vie.
— Tu es à la Crim maintenant, il paraît ? Où est ton partenaire ? Pourquoi tu es venu seul ici ? C’est non officiel, n’est-ce pas ? Pourquoi ?
Sharko faisait tourner inutilement son index sur le rebord de sa tasse. Il n’osait même plus la regarder.
— Je vois que tu n’as rien perdu de ton sens de l’observation.
— Pourquoi, Franck ?
Le commissaire chercha une parade qui ne venait pas. Il s’était débrouillé dix fois mieux dans sa confrontation avec Leblond et Manien. Mais, face à Lucie, toutes les barrières intérieures se brisaient. Il se perdit dans un silence trop long avant de lâcher la vérité :
— Je suis venu ici pour affronter Carnot dans les yeux. Pour voir comment évoluait ce fumier. Mais il est mort…
Lucie essaya de réprimer le frisson qui montait en elle. Elle était tombée amoureuse de cet homme, elle pensait le détester plus que tout au monde et aujourd’hui, ses certitudes volaient en éclats. Ainsi, Franck Sharko ne les avait jamais oubliées, elle, Clara, Juliette. Il vivait avec leurs spectres au fond de son cœur, et ça le rongeait de l’intérieur, comme une maladie à l’issue tragique. Brièvement, Lucie signifia au serveur qu’elle ne voulait rien boire et revint au commissaire :
— Tu n’y arriveras pas tout seul. Laisse-moi t’aider. J’ai besoin de savoir. J’ai besoin de… de faire quelque chose !
— Tu n’es plus flic.
— Je le suis encore au fond de moi. On ne peut renier ce que l’on est, même avec tous les efforts du monde. Quelque chose, Franck. Juste une indication. Je te regarde dans les yeux, et je te le demande. Donne-moi une piste. Ta présence ici prouve que Carnot n’est pas tout à fait mort, et tu le sais.
Sharko serra son poing contre ses lèvres, comme si la décision qu’il allait prendre était d’une importance capitale. Quel maléfique hasard avait pu les réunir aujourd’hui, sous cette pluie rageuse, si loin de chez eux ? Elle le suppliait, lui, comme une mendiante.
— Non, désolé. Trop risqué. Mes collègues vont passer des coups de fil aux onze établissements pénitentiaires de la liste, se renseigner sur le travail de Louts. Ils finiront par appeler à Vivonne et savoir.
— Sauf si tu leur dis que tu as appelé à Vivonne toi-même, et qu’ils n’ont pas à le faire.
Sharko demeura imperturbable. Le visage de Lucie exprimait la colère. Elle se leva.
— Alors tu me laisses repartir, comme ça, sans rien ? Sans me donner la chance d’obtenir des réponses ? Et qu’est-ce que je répondrai à Juliette, quand elle sera plus grande ? Comment je lui expliquerai ce qui s’est passé ?
Elle se dirigea vers le portemanteau, tandis que Sharko la fixait, la respiration coupée. Comme si le monde s’écroulait autour de lui, il se passa les mains sur le visage.
— Bon Dieu… murmura-t-il.
Tout se précipita alors dans sa tête. Alors qu’elle s’apprêtait à sortir, il s’écria :
— Très bien.
Les visages sombres se tournèrent vers lui. Lucie s’installa de nouveau à ses côtés. Il se leva, se dirigea vers le comptoir et revint avec un papier et un crayon.
— Tu peux te libérer immédiatement ? L’affaire de deux ou trois jours ?
Lucie sentit quelque chose de pernicieux monter en elle, quelque chose qu’elle croyait à jamais perdu : une excitation dangereuse, qui pulvérisait toutes ses promesses. Notamment celle de prendre soin de Juliette, de ne plus jamais la laisser seule, de l’accompagner, chaque jour de chaque semaine, à l’école, et de l’y attendre le soir, au moment où les grilles s’ouvrent et où les sourires s’étirent. Remplir, simplement, son rôle de mère. Le prédateur qu’elle croyait mort à jamais veillait quelque part, et se réveillait aujourd’hui.
— Oui.
— J’aurais espéré que tu me dises non.
— Moi aussi. Mais j’ai dit oui.
Un silence. Une ultime hésitation qui risquait de tout changer…
— Dans ce cas, écoute-moi bien. J’ai passé une bonne partie de la nuit au 36, à fouiller dans les factures, les relevés de compte, les retraits de carte bleue d’Éva Louts. Et j’ai découvert quelque chose de très curieux. Le 28 août, un mouvement bancaire indique que Louts a retiré de l’argent à Montaimont, pas loin de Val-Thorens, en Savoie. La veille, elle avait comme par hasard rencontré Grégory Carnot et le psychiatre de la prison.
Le commissaire poursuivit ses explications. Il préféra ne pas parler de la partie concernant les deux voyages en Amérique latine. Trop loin, trop compliqué, trop incompréhensible pour le moment. Lucie ne devait rester qu’à la périphérie de l’enquête. Avoir l’impression de travailler et d’être utile…
— Elle a retiré deux cents euros, il était tard. Montaimont est un bled paumé. A-t-elle utilisé cet argent pour se loger cette nuit-là ? Vu la somme, le séjour a dû s’étaler uniquement sur le week-end, puisque son absence n’a pas été remarquée au centre de primatologie. Pourquoi un voyage si précipité au cœur des Alpes ? C’est d’autant plus curieux que j’en ai discuté avec le psychiatre, tout à l’heure : ni lui ni Carnot n’ont fait une quelconque allusion à cette région.
Il nota le nom du village sur la feuille et la poussa vers Lucie.
— Tu fais juste un aller et retour. Je dois rester ton seul et unique interlocuteur. Personne, absolument personne, ne doit savoir que nous bossons ensemble sur le coup. On ne se connaît pas.
— OK.
— Comme tu le suggères, je vais dire à mes collègues que j’ai appelé à Vivonne, parce que je voulais savoir ce que cherchait Louts… Toi, tu essaies de retracer le parcours de l’étudiante, tu me transmets les infos et tu retournes chez toi, à Lille. Tu es partante ?
— Plus que jamais. Les montagnes, ça me changera de l’ambiance nauséabonde de mon CDD. Un an que je n’ai pas pris de congés, enchaînant les intérims et les petits boulots. Il est peut-être temps. Je vais partir directement, j’ai quelques affaires de rechange dans mon sac.
— Tu n’es plus flic, n’oublie pas.
— Merci de me le répéter. Tu as une photo de la victime ?
Le flic sortit une photo d’identité de l’intérieur de son imperméable et la poussa vers elle.
— Louts était une jolie femme, presque une enfant. Solitaire comme toi, elle avait une véritable envie de vivre. Elle sautait à l’élastique, faisait de l’escrime, bossait sérieusement et voulait aller loin dans la vie. Je veux retrouver le fumier qui lui a fait ça. Je lui ferai payer sa dette.
Lucie ressentit un léger frisson. Les yeux de son interlocuteur étaient si sombres, sa voix si étrange… Sharko dispersa de la monnaie sur la table. Il tendit également trois billets de cent euros à Lucie, qu’il piocha dans une belle liasse.
— Pour le défraiement. C’est mon enquête, pas de raison que ce soit toi qui paies.
Lucie voulut refuser l’argent, mais il lui écrasa dans la main et referma le petit poing.
— Prends-le… L’argent, ce n’est pas ce qui manque, et tu le sais.
Il se leva. Il avait des tonnes de questions à lui poser, il aurait aimé en savoir davantage sur sa relation avec Juliette, mais il ne pouvait pas. Garder ses distances. Rester loin de Lucie, à tout prix, et écarter le sentiment dangereux qui le gagnait déjà.
Il décrocha son imperméable trempé du portemanteau, juste derrière lui.
— Très bien. Il faut que je me rentre à présent. Demain, je reprends le travail. Je le répète : l’épisode Vivonne reste entre toi et moi.
Lucie resta assise. Elle finit par empocher les billets, puis passa son index sur la photo d’Éva Louts.
— Ton numéro de téléphone, Franck. Je ne l’ai plus.
Il le lui donna et boutonna son imper gris jusqu’au cou. Encore sous le coup de sa rencontre impromptue avec Lucie, il ne put cette fois s’empêcher de lui demander, tout bas :
— Dis-moi ce que te raconte Juliette, Lucie. Est-ce qu’elle te murmure ce qui s’est passé pendant ces treize jours de captivité ? Est-ce qu’elle vient dans la nuit pour te réveiller ? Est-ce qu’elle t’en veut ? Est-ce qu’elle est gentille avec toi ?
Lucie tarda à répondre.
— Juliette est mon ange. Quoi qu’elle fasse ou qu’elle dise, je l’aimerai toujours.
Sharko s’en voulut, il regrettait déjà d’avoir impliqué Lucie dans son histoire. Elle avait besoin de rentrer chez elle, de se reposer. Il voulut reprendre la feuille mais Lucie plaqua sa main bien à plat dessus.
— Pourquoi, Franck ?
Sharko ne répondit pas et se contenta de la saluer. Sa soudaine faiblesse psychique le dégoûtait.
— Appelle-moi seulement si tu as des réponses, fit-il finalement. Et après ça, rentre chez toi.
Il prit la direction de la sortie et se livra aux bourrasques. L’orage tonnait, des éclairs torturaient l’horizon. Le flic eut le sentiment de ne faire qu’un avec la nature. Une fois seul dans l’habitacle de sa voiture, il lâcha à voix basse :
— Pourquoi ? Parce que tous les deux, on est maudits, Lucie.