– Trente ans.
– Le double de Léopoldine à sa mort. Ma pauvre petite, la voilà, votre circonstance atténuante: vous avez vécu bien trop longtemps.
– Comment! C'est moi qui ai besoin de circonstances atténuantes? Le monde à l'envers.
– Comprenez que je cherche une explication: j'ai en face de moi une personne à l'esprit perçant, et douée du rare don de lecture. Alors je me demande ce qui a pu entacher d'aussi belles dispositions. Vous venez de me fournir la réponse: c'est le temps. Trente ans, c'est beaucoup trop.
– C'est vous, à votre âge, qui me dites ça?
– Je suis mort à dix-sept ans, mademoiselle. Et puis, pour les hommes, ce n'est pas la même chose.
– Nous y voilà.
– Inutile de prendre un air sarcastique, ma petite, vous savez bien que c'est vrai.
– Qu'est-ce qui est vrai? Je veux vous l'entendre dire clairement.
– Tant pis pour vous. Eh bien voilà, les hommes ont droit à tous les sursis. Pas les femmes. Sur ce dernier point, je suis beaucoup plus précis et plus franc que les autres: la plupart des mâles laissent aux femelles un répit plus ou moins long avant de les oublier, ce qui est bien plus lâche que de les abattre. Je trouve ce répit absurde et même déloyal envers les femelles: à cause de ce délai, elles s'imaginent qu'on a besoin d'elles. La vérité, c'est que dès l'instant où elles sont devenues femmes, dès l'instant où elles ont quitté l'enfance, elles doivent mourir. Si les hommes étaient des gentlemen, ils les tueraient le jour de leurs premières règles. Mais les hommes n'ont jamais été galants, ils préfèrent laisser traîner ces malheureuses de souffrances en souffrances plutôt que d'avoir la gentillesse de les éliminer. Je ne connais qu'un seul mâle qui ait eu assez de grandeur, de respect, d'amour, de sincérité et de politesse pour le faire.
– Vous.
– Exactement.
La journaliste renversa la tête vers l'arrière. Le rire commença, clairsemé, rauque. Il s'accéléra peu à peu, escaladant les octaves à chaque rythme nouveau, jusqu'à virer à la quinte, incessante, suffocante. C'était le fou rire au stade clinique.
– Ça vous fait rire?
– …
L'hilarité ne lui laissait pas le loisir de parler.
– Le fou rire: voilà encore une maladie féminine. Je n'ai jamais vu un homme se tordre comme le font les femmes en ces cas-là. Ça doit venir de l'utérus: toutes les saloperies de la vie viennent de l'utérus. Les petites filles n'ont pas d'utérus, je crois, ou si elles en ont un, c'est un jouet, une parodie d'utérus. Dès que le faux utérus devient vrai, il faut tuer les petites filles, pour leur éviter le genre d'hystérie affreuse et douloureuse dont vous êtes la victime en ce moment.
– Ah.
Ce «Ah» était la clameur d'un ventre épuisé, encore secoué de spasmes morbides.
– Pauvre petite. On a été dur avec vous. Qui est donc ce salaud qui ne vous a pas tuée à la puberté? Mais peut-être n'aviez-vous pas un vrai ami, à l'époque. Hélas, je crains que Léopoldine ait été la seule à avoir de la chance.
– Arrêtez, je n'en puis plus.
– Je comprends votre réaction. La découverte tardive de la vérité, la soudaine prise de conscience de votre déconvenue, ce doit être un sacré choc. Votre utérus est occupé à prendre un de ces coups! Pauvre petite femelle! Pauvre créature lâchement épargnée par les mâles! Croyez bien que je compatis.
– Monsieur Tach, vous êtes l'individu le plus ahurissant et le plus drôle qu'il m'ait été donné de rencontrer.
– Drôle? Je ne comprends pas.
– Je vous admire. Avoir pu inventer une théorie à la fois aussi dingue et aussi cohérente, c'est formidable. J'ai d'abord cru que vous alliez me raconter de banales inepties machistes. Mais je vous ai sous-estime. Votre explication est énorme et subtile en même temps: il faut simplement exterminer les femmes, n'est-ce pas?
– Naturellement. Si les femmes n'existaient pas, les choses iraient enfin dans l'intérêt des femmes.
– Cette solution est tellement ingénieuse. Comment personne n'y avait-il jamais songé?
– A mon avis, on y avait déjà songé, mais personne avant moi n'avait eu le courage de mettre ce projet à exécution. Car enfin, cette idée est à la portée du premier venu. Le féminisme et l'antiféminisme sont les plaies du genre humain; le remède est évident, simple, logique: il faut supprimer les femmes.
– Monsieur Tach, vous êtes génial. Je vous admire et je suis enchantée de vous avoir rencontré.
– Je vais vous étonner: moi aussi, je suis content de vous avoir rencontrée.
– Vous ne parlez pas sérieusement.
– Au contraire. D'abord, vous m'admirez pour ce que je suis et non pour ce que vous imaginez que je suis: c'est un bon point. Ensuite, je sais que je vais pouvoir vous rendre un grand service, et ça m'enchante.
– Quel service?
– Comment, quel service? Vous le savez désormais.
– Dois-je comprendre que vous avez l'intention de me supprimer, moi aussi?
– Je commence à croire que vous en êtes digne.
– L'éloge est grand, monsieur Tach, et croyez bien que j'en suis troublée, mais…
– Je vous vois en effet toute rougissante.
– Mais ne vous donnez pas cette peine.
– Pourquoi? Je pense que vous le méritez. Vous êtes beaucoup mieux que je ne le pensais au début. J'ai très envie de vous aider à mourir.
– Je suis touchée, mais n'en faites rien; je ne voudrais pas que vous ayez des ennuis à cause de moi.
– Voyons, mon petit, je ne risque rien: je n'en ai plus que pour un mois et demi à vivre.
– Je ne voudrais pas que votre réputation posthume soit salie par ma faute.
– Salie? Pourquoi serait-elle salie par cette bonne action? Au contraire! Les gens diront: «Moins de deux mois avant sa mort, Prétextât Tach faisait encore le bien.» Je serai un exemple pour l'humanité.
– Monsieur Tach, l'humanité ne comprendra pas.
– Hélas, je crains que vous n'ayez raison une fois encore. Mais peu m'importent l'humanité et ma réputation. Apprenez, mademoiselle, que je vous estime au point de désirer, pour vous seule, faire une bonne action désintéressée.
– Je crois que vous me surestimez beaucoup.
– Je ne le crois pas.
– Ouvrez les yeux, monsieur Tach, n'aviez-vous pas dit que j'étais moche, tarte, pourrie et j'en passe? Et le simple fait que je suis une femme ne suffit-il pas à me discréditer?
– En théorie, tout ce que vous avez dit est vrai. Mais il se passe une chose étrange, mademoiselle: la théorie ne suffit plus. Je suis en train de vivre une autre dimension du problème, et je ressens des émotions délicieuses, que je n'avais plus connues depuis soixante-six années.
– Ouvrez les yeux, monsieur Tach, je ne suis pas Léopoldine.
– Non. Et pourtant, vous ne lui êtes pas étrangère.
– Elle était belle comme le jour et vous me trouvez laide.
– Ce n'est plus tout à fait vrai. Votre laideur n'est pas dénuée de beauté. Par instants, vous êtes belle.
– Par instants.
– Ces instants sont beaucoup, mademoiselle.
– Vous me trouvez stupide, vous ne pouvez pas m'estimer.
– Pourquoi cet acharnement à vous discréditer?
– Pour une raison très simple: je ne tiens pas à finir assassinée par un prix Nobel de littérature.
L'obèse eut l'air subitement refroidi.
– Vous préféreriez peut-être un prix Nobel de chimie? demanda-t-il d'une voix glaciale.
– Très drôle. Je ne tiens pas à finir assassinée, voyez-vous, que ce soit par un prix Nobel ou par un épicier.
– Dois-je comprendre que vous voulez mettre vous-même un terme à vos jours?
– Si j'avais des envies de suicide, monsieur Tach, je l'aurais déjà fait depuis longtemps.
– C'est ça. Vous croyez peut-être que c'est si simple?
– Je ne crois rien, ça ne me concerne pas. Figurez-vous que je n'ai aucun désir de mourir.
– Vous ne parlez pas sérieusement.
– Est-il donc si aberrant d'avoir envie de vivre?
– Rien n'est plus louable que d'avoir envie de vivre. Mais vous ne vivez pas, pauvre petite dinde! Et vous ne vivrez plus jamais! Ignorez-vous que les filles meurent le jour de leur puberté? Pire, elles meurent sans disparaître. Elles quittent la vie non pour rejoindre les beaux rivages de la mort, mais pour entamer la pénible et ridicule conjugaison d'un verbe trivial et immonde, et elles ne cessent de le conjuguer à tous les temps et à tous les modes, le décomposant, le surcomposant, n'y échappant jamais.
– Quel est donc ce verbe?
– Quelque chose comme reproduire, au sens bien sale du terme – ovuler, si vous préférez. Ce n'est ni la mort, ni la vie, ni un état d'entre-deux. Ça ne s'appelle pas autrement qu'être femme: sans doute le vocabulaire, avec sa mauvaise foi coutumière, a-t-il voulu éviter de nommer une pareille abjection.
– Au nom de quoi prétendez-vous savoir ce qu'est la vie d'une femme?
– La non-vie d'une femme.
– Vie ou non-vie, vous n'en savez rien.
– Apprenez, mademoiselle, que les grands écrivains ont un accès direct et surnaturel à la vie des autres. Ils n'ont pas besoin de faire de la lévitation, ni de fouiller dans des archives, pour pénétrer l'univers mental des individus. Il leur suffit de prendre un papier et un stylo pour décalquer les pensées d'autrui.
– Voyez-vous ça. Cher monsieur, je crois que votre système est foireux, si j'en juge d'après la débilité de vos conclusions.
– Pauvre sotte. Qu'est-ce que vous essayez de me faire avaler? Ou plutôt, qu'est-ce que vous essayez de vous faire avaler? Que vous êtes heureuse? Il y a des limites à l'autosuggestion. Ouvrez les yeux! Vous n'êtes pas heureuse, vous ne vivez pas.
– Qu'en savez-vous?
– C'est à vous que se pose cette question. Comment pourriez-vous savoir si oui ou non vous êtes en vie, si oui ou non vous êtes heureuse? Vous ne savez même pas ce qu'est le bonheur. Si vous aviez passé votre enfance au paradis terrestre, comme Léopoldine et moi…
– Oh, ça va, cessez de vous prendre pour un cas exceptionnel. Tous les enfants sont heureux.
– Je n'en suis pas si sûr. Ce qui est certain, c'est qu'aucun enfant n'a jamais été aussi heureux que la petite Léopoldine et le petit Prétextat.
La tête de la journaliste se renversa en arrière à nouveau et le rire reprit, lancinant.
– Voilà votre utérus qui remet ça. Allons bon, qu'ai-je dit de si comique?
– Veuillez m'excuser, ce sont ces prénoms… surtout le vôtre!
– Et alors? Vous avez quelque chose à reprocher à mon prénom?
– A reprocher, non. Mais s'appeler Prétextat! On jurerait une blague. Je me demande ce qui a pu se passer dans la tête de vos parents, le jour où ils ont décidé de vous nommer ainsi.
– Je vous interdis de juger mes parents. Et je ne vois franchement pas ce que Prétextat a de si drôle. C'est un prénom chrétien.
– Vraiment? En ce cas, c'est encore plus drôle.
– Ne vous moquez pas de la religion, espèce de femelle sacrilège. Je suis né le 24 février, jour de la Saint-Prétextat; mon père et ma mère, en panne d'inspiration, se sont conformés à cette décision du calendrier.
– Ciel! Alors si vous étiez né un mardi gras, ils vous auraient appelé Mardi-Gras, ou Gras tout court?
– Cessez de blasphémer, vile créature! Apprenez, ignorante, que saint Prétextat était archevêque de Rouen au VIe siècle, et grand ami de Grégoire de Tours, qui était un homme très bien, dont vous n'avez naturellement jamais entendu parler. C'est grâce à Prétextat que les Mérovingiens ont existé, car c'est lui qui a marié Mérovée à Brunehaut, au péril de sa vie d'ailleurs. Tout ceci pour vous dire que vous n'avez pas à rire d'un nom aussi illustre.
– Je ne vois pas en quoi vos précisions historiques rendent votre prénom moins risible. Dans le genre, celui de votre cousine n'est pas mal non plus.
– Quoi! Vous oseriez rire du nom de ma cousine? Je vous l'interdis! Vous êtes un monstre de trivialité et de mauvais goût! Léopoldine est le prénom le plus beau, le plus noble, le plus gracieux, le plus déchirant qui ait jamais été porté.
– Ah.
– Parfaitement! Je ne connais qu'un seul prénom qui arrive à la cheville de Léopoldine: c'est Adèle.
– Tiens, tiens.
– Oui. Le père Hugo avait bien des défauts, mais il y a une chose que personne ne pourra lui enlever: c'était un homme de goût. Même quand son œuvre pèche par mauvaise foi, elle est belle et grandiose. Et il avait donné à ses deux filles les deux prénoms les plus magnifiques. Comparés à Adèle et Léopoldine, tous les prénoms féminins sont minables.
– C'est une question de goût.
– Mais non, imbécile! Qui se soucie des goûts des gens comme vous, du peuple, de la pègre, de la médiocrité, du commun? Seuls comptent les goûts des génies, comme Victor Hugo et moi. En plus, Adèle et Léopoldine sont des noms chrétiens.
– Et alors?
– Je vois, mademoiselle fait partie de cette populace nouveau genre qui aime les noms païens. Vous seriez du style à appeler vos enfants Krishna, Élohim, Abdallah, Tchang, Empédocle, Sitting Bull ou Akhénaton, hein? Grotesque. Moi, j'aime les noms chrétiens. Au fait, quel est votre prénom?
– Nina.
– Ma pauvre petite.
– Comment ça, ma pauvre petite?
– Encore une qui ne s'appelle ni Adèle ni Léopoldine. Le monde est injuste, vous ne trouvez pas?
– Vous avez bientôt fini de dire n'importe quoi?
– N'importe quoi? Mais rien n'est plus important. Ne pas s'appeler Adèle ou Léopoldine, c'est une injustice fondamentale, une tragédie primordiale, surtout pour vous que l'on a affublée de ce prénom païen…
– Je vous arrête: Nina est un prénom chrétien. La Sainte-Nina tombe le 14 janvier, date de votre première interview.
– Je me demande bien ce que vous allez chercher à prouver avec une coïncidence aussi insignifiante.
– Pas si insignifiante que ça. Je suis revenue de vacances le 14 janvier, c'est ce jour-là que j'ai appris l'imminence de votre mort.
– Et alors? Vous vous imaginez que ça crée des liens entre nous?
– Je n'imagine rien, mais vous m'avez tenu il y a quelques minutes des propos extrêmement étranges.
– Oui, je vous surestimais. Vous m'avez beaucoup déçu depuis. Et votre prénom, ce fut la débâcle pour moi. A présent, vous n'êtes plus rien à mes yeux.
– Vous m'en voyez ravie; j'aurai donc la vie sauve.
– La non-vie sauve, oui. Qu'en ferez-vous?
– Toutes sortes de choses: terminer cette interview, par exemple.
– Exaltant. Alors que j'aurais pu, dans ma bonté, vous garantir une superbe apothéose!
– A ce propos, comment auriez-vous fait pour me tuer? Assassiner une petite fille aimante, quand on est un garçon leste de dix-sept ans, c'est facile. Mais pour un vieillard impotent, assassiner une jeune femme hostile, c'eût été une gageure.
– Je pensais, dans ma naïveté, que vous ne m'étiez pas hostile. Être vieux, obèse et impotent ne m'eût pas gêné si vous m'aviez aimé comme Léopoldine m'aimait, si vous aviez été consentante comme elle le fut…
– Monsieur Tach, j'ai besoin que vous me disiez la vérité: Léopoldine fut-elle réellement et consciemment consentante?
– Si vous aviez vu la docilité avec laquelle elle s'est laissé faire, vous ne me poseriez pas cette question.
– Encore faudrait-il savoir pourquoi elle a été docile: l'aviez-vous droguée, galvanisée, sermonnée, battue?
– Non, non, non et non. Je l'aimais, comme je l'aime d'ailleurs toujours. C'était plus qu'assez. Cet amour-là est d'une qualité que ni vous ni personne n'avez jamais connue. Si vous l'aviez connue, vous ne me poseriez pas ces questions ineptes.
– Monsieur Tach, vous est-il impossible d'imaginer une autre version de cette histoire? Vous vous aimiez, c'est entendu. Mais ça n'implique pas que Léopoldine voulait mourir. Si elle s'est laissé faire, c'est peut-être uniquement par amour pour vous et non par désir de mourir.
– C'est la même chose.
– Ce n'est pas la même chose. Elle vous aimait peut-être tellement qu'elle ne voulait pas vous contrarier.
– Me contrarier! J'adore le vocabulaire de scène de ménage que vous employez pour exprimer un moment aussi métaphysique.
– Métaphysique pour vous, peut-être pas pour elle. Ce moment que vous avez vécu avec extase, elle l'a peut-être vécu avec résignation.
– Écoutez, je suis mieux placé que vous pour le savoir, non?
– A mon tour de vous répondre que rien n'est moins sûr.
– Merde à la fin! L'écrivain, c'est vous ou moi?
– C'est vous, et c'est pour cette raison que j'ai bien du mal à vous croire.
– Et si je vous racontais les choses oralement, vous me croiriez?
– Je ne sais pas. Essayez donc.
– Hélas, ce n'est pas facile. Si j'ai écrit ce moment, c'était parce qu'il était impossible à dire. L'écriture commence là où s'arrête la parole, et c'est un grand mystère que ce passage de l'indicible au dicible. La parole et l'écrit se relaient et ne se recoupent jamais.
– Voilà des considérations admirables, monsieur Tach, mais je vous rappelle qu'il est question d'assassinat, et non de littérature.
– Y a-t-il une différence?
– La différence qu'il y a entre la cour d'assises et l'Académie française, je suppose…
– Il n'y a aucune différence entre la cour d'assises et l'Académie française.
– Intéressant, mais vous vous égarez, cher monsieur.
– Vous avez raison. Mais raconter ça! Vous rendez-vous compte que je n'en ai jamais parlé de ma vie?
– Il faut un début à tout.
– C'était le 13 août 1925.
– Voilà déjà un excellent commencement.
– C'était le jour de l'anniversaire de Léopoldine.
– Quelle amusante coïncidence.
– Allez-vous vous taire? Ne voyez-vous pas que je suis torturé, que les mots ne me viennent pas?
– Je le vois, et j'en suis ravie. Je suis soulagée à l'idée que, soixante-six ans plus tard, le souvenir de votre crime vous torture enfin.
– Vous êtes mesquine et revancharde comme toutes les femelles. Vous aviez raison de dire que Hygiène de l'assassin comptait seulement deux personnages féminins: ma grand-mère et ma tante. Léopoldine n'était pas un personnage féminin, elle était – elle est pour toujours – un enfant, un être miraculeux, au-delà des sexes.
– Mais pas au-delà du sexe, d'après ce que j'ai pu comprendre en lisant votre livre.
– Nous seuls savions qu'il n'est pas nécessaire d'être pubère pour faire l'amour, au contraire: la puberté vient tout gâcher. Elle amoindrit la sensualité et la capacité d'extase, d'abandon. Personne ne fait aussi bien l’amour que les enfants.
– Vous mentiez donc quand vous disiez que vous étiez vierge.
– Non. Dans le vocabulaire commun, le dépucelage masculin n'est possible qu'après la puberté. Or, je n'ai jamais fait l'amour après la puberté.
– Je vois que vous jouez sur les mots, une fois de plus.
– Pas du tout, c'est vous qui n'y connaissez rien. Mais j'aimerais que vous cessiez de m'interrompre continuellement.
– Vous avez interrompu une vie; souffrez qu'on interrompe vos logorrhées.
– Allons donc, mes logorrhées vous arrangent bien. Elles rendent votre métier tellement plus facile.
– C'est un peu vrai. Alors, allez-y pour la logorrhée du 13 août 1925.
– Le 13 août 1925: c'était le plus beau jour du monde. J'ose espérer que chaque être humain a eu, dans sa vie, un 13 août 1925 – car plus qu'une date, ce jour-là était un sacre. Le plus beau jour du plus bel été, tiède et venteux, l'air léger sous les arbres lourds. Léopoldine; et moi avions commencé notre journée vers une heure; du matin, après notre sommeil rituel d'environ une heure et demie. On pourrait croire qu'avec de pareils horaires nous étions continuellement épuisés: ce n'était jamais le cas. Nous étions tellement avides de notre Eden que nous avions souvent des difficultés à nous endormir. C'est à dix-huit ans, après l'incendie du château, que j'ai commencé à dormir mes huit heures par jour: les êtres trop heureux ou trop malheureux sont incapables d'absences aussi longues. Léopoldine et moi n'aimions rien autant que de nous réveiller. L'été, c'était encore mieux, car nous passions les nuits dehors et dormions en pleine forêt, enroulés dans un couvre-lit en damas perle que j'avais volé au château. Celui qui s'éveillait le premier contemplait l'autre et ce regard suffisait à le faire revenir. Le 13 août 1925, je m'étais éveillé le premier, vers une heure, et elle n'avait pas tardé à me rejoindre. Nous avions tellement le temps de faire tout ce qu'une belle nuit invite à faire, tout ce qui, au cœur du damas de moins en moins perle, de plus en plus feuille morte, nous élevait à la dignité d'hiérophantes – je me plaisais à appeler Léopoldine l'hiérinfante, j'étais déjà si cultivé, si spirituel, mais je m'égare…
– Oui.
– Le 13 août 1925, disais-je donc. Une nuit absolument calme et noire, d'une douceur insolite. C'était l'anniversaire de Léopoldine mais ça ne signifiait rien pour nous: depuis trois ans, le temps ne nous concernait plus. Nous n'avions plus changé d'un atome, nous nous étions seulement et prodigieusement allongés, sans que cette amusante étiration ait modifié notre complexion informe, imberbe, inodore, infantile. Aussi ne lui ai-je pas souhaité son anniversaire ce matin-là. Je crois avoir fait bien mieux, avoir donné une leçon d'été à l'été lui-même. C'était la dernière fois de ma vie que je faisais l'amour. Je l'ignorais, mais sans doute la forêt le savait-elle, car elle était silencieuse comme une vieille voyeuse. C'est quand le soleil s'est levé sur les collines que le vent a commencé à souffler, chassant les nuages nocturnes et dévoilant un ciel d'une pureté presque égale à la nôtre.
– Quel lyrisme admirable.
– Cessez de m'interrompre. Voyons, où en étais-je?
– Au 13 août 1925, lever du soleil, post coïtum.
– Merci, mademoiselle le greffier.
– De rien, monsieur l'assassin.
– Je préfère ma qualification à la vôtre.
– Je préfère ma qualification à celle de Léopoldine.
– Si vous l'aviez vue ce matin-là! C'était la créature la plus belle du monde, une immense infante blanche et lisse aux cheveux sombres et aux yeux sombres. L'été, à l'exception des très rares moments où nous allions au château, nous vivions nus – le domaine était si grand que nous n'apercevions jamais personne. Aussi passions-nous l'essentiel de nos journées dans les lacs, auxquels j'attribuais des vertus amniotiques, ce qui ne devait pas être tellement absurde, vu les résultats. Mais qu'importé la cause? Seul compte ce miracle qui était quotidien – miracle du temps figé pour jamais, du moins le croyions-nous. En ce 13 août 1925, nous avions toutes les raisons de le croire en nous contemplant l'un l'autre avec hébétude. Ce matin-là, comme chaque matin, j'ai plongé dans le lac sans hésiter et j'ai ri de Léopoldine qui, elle, mettait toujours une éternité à rentrer dans l'eau glacée. Cette moquerie était un rituel de plus, auquel je prenais plaisir, car ma cousine n'était jamais aussi jolie à regarder que debout, un pied dans le lac, blême, riant de froid, m'assurant qu'elle n'y parviendrait pas, puis déployant peu à peu ses longs membres livides pour me rejoindre, comme au ralenti, échassier frissonnant, les lèvres bleues. Ses grands yeux pleins de terreur – la peur lui allait si bien -, bégayant que c'était horrible…
– Mais vous êtes d'un sadisme épouvantable!
– Vous n'y connaissez rien. Si vous aviez quelque science du plaisir, vous sauriez que la peur et la douleur et surtout les frissons sont les meilleurs préludes. Quand elle s'était immergée à fond, comme moi, le froid laissait place à la fluidité, à la douceur si facile de la vie dans l'eau. Ce matin-là, comme chaque matin d'été, nous avions mariné sans arrêt, parfois glissant à deux vers les profondeurs du lac, les yeux ouverts, regardant nos corps verdis par les reflets aquatiques, parfois nageant en surface, rivalisant de vitesse, parfois barbotant, accrochés aux branches des saules, parlant comme les enfants parlent, mais avec un plus grand savoir de l'enfance, parfois faisant la planche durant des heures, buvant le ciel des yeux, dans le silence parfait des eaux glaciales. Lorsque le froid nous avait transpercés, nous nous hissions sur de grandes pierres émergées et nous nous laissions sécher au soleil. Le vent de ce 13 août était particulièrement agréable et nous séchait très vite. Léopoldine avait replongé la première et s'était amarrée à l'îlot où je me réchauffais encore. C'était à son tour de se moquer de moi. Je la vois comme si c'était hier, les coudes sur la pierre et le menton sur ses poignets croisés, le regard impertinent et les longs cheveux qui, dans l'eau, suivaient les ondulations de ses jambes à peine visibles, dont la blancheur lointaine faisait un peu peur. Nous étions si heureux, si irréels, si amoureux, si beaux, et pour la dernière fois.
– Pas d'élégie, s'il vous plaît. Si ce fut la dernière fois, ce fut de votre faute.
– Et alors? En quoi cela rend-il les choses moins tristes?
– Les choses n'en sont que plus tristes, au contraire, mais comme vous en êtes le responsable vous n'avez pas le droit de vous en plaindre.
– Le droit? Tout ce qu'il ne faut pas entendre. Je me fous du droit et quelle que soit ma part de responsabilité dans cette affaire, je me trouve à plaindre. D'ailleurs, ma part de responsabilité était quasi nulle.
– Ah oui? C'est le vent qui l'a étranglée?
– C'est moi, mais ce n'était pas ma faute.
– Vous voulez dire que vous l'avez étranglée dans un moment de distraction?
– Non, sotte, je veux dire que c'était la faute de la nature, de la vie, des hormones et de toutes ces saloperies. Laissez-moi raconter mon histoire et laissez-moi être élégiaque. Je vous parlais donc de la blancheur des jambes de Léopoldine, cette blancheur si mystérieuse, surtout quand elle transparaissait sous la noirceur verdâtre des eaux. Pour rester en équilibre horizontal, ma cousine battait lentement de ses longues jambes que je voyais remonter en alternance vers la surface – le pied n'avait pas le temps d'émerger, la jambe redescendait déjà et s'engloutissait dans le néant avant de laisser place à la blancheur de l'autre jambe, et ainsi de suite. En ce 13 août 1925, couché sur l'îlot pierreux, je ne me lassais pas de ce spectacle gracieux. Je ne sais pas combien de temps a duré ce moment. Il fut interrompu par un détail anormal dont la crudité me choque encore: le ballet des jambes de Léopoldine fit remonter, des profondeurs du lac, un mince filet de fluide rouge, d'une densité très spéciale, à en juger d'après son inappétence à se mêler à l'eau pure.
– Bref, du sang.
– Que vous êtes crue.
– Votre cousine avait tout simplement ses premières règles.
– Vous êtes immonde
– Ça n'a rien d'immonde, c'est normal.
– Précisément.
– Voici une attitude qui ne vous ressemble pas, monsieur Tach. Vous, ardent ennemi de la mauvaise foi, défenseur carnassier des langages crus, vous voilà offusqué comme un héros d'Oscar Wilde pour avoir entendu appeler un chat un chat. Vous étiez amoureux fou, mais cet amour ne soustrayait pas Léopoldine au nombre des humains.
– Si.
– Dites-moi que je rêve: c'est vous, le génie sarcastique, la plume célinienne, le vivisecteur cynique, le métaphysicien de la dérision, qui proférez des niaiseries dignes d'un adolescent baroque?
– Taisez-vous, iconoclaste. Ce ne sont pas des niaiseries.
– Ah non? Les amours des petits châtelains, le jeune garçon amoureux de sa noble cousine, le pari romantique contre le temps, les lacs limpides dans la forêt de légende – si ce ne sont pas là des niaiseries, alors rien n'est niais en ce bas monde.
– Si vous me laissiez raconter la suite, vous comprendriez que ce n'est pas vraiment une histoire niaise.
– Essayez donc de m'en convaincre. Ce ne sera pas facile, car ce que vous m'avez raconté jusqu'à présent m'a consternée. Ce garçon incapable d'accepter que sa cousine ait ses premières règles, c'est grotesque. Ça pue le lyrisme végétarien.
– La suite n'est pas végétarienne, mais j'ai besoin d'un minimum de silence pour la raconter.
– Je ne promets rien; il est difficile de vous écouter sans réagir.
– Attendez au moins que j'aie fini pour réagir. Merde, où en étais-je? Vous m'avez fait perdre le fil de mon récit.
– Du sang dans l'eau.
– Juste ciel, c'est exact. Imaginez mon choc: l'intrusion brutale de cette couleur rouge et chaude au cœur de tant de lividités – l'eau glaciale, la noirceur chlorotique du lac, la blancheur des épaules de Léopoldine, ses lèvres bleues comme du sulfate de mercure, et puis surtout ses jambes dont les imperceptibles épiphanies évoquaient, par leur lenteur insondable, quelque caresse hyperboréenne. Non, il était inadmissible qu'entre ces jambes-là, il puisse y avoir la source d'un épanchement répugnant.
– Répugnant!
– Répugnant, je maintiens. Répugnant par ce qu'il était et plus encore par ce qu'il signifiait – sacre affreux, passage de la vie mythique à la vie hormonale, passage de la vie éternelle à la vie cyclique. Il faut être végétarien pour se contenter d'une éternité cyclique. A mes yeux, c'est une contradiction dans les termes. Pour Léopoldine et moi, l'éternité ne se pouvait concevoir qu'à une première personne d'un singulier singulier puis qu'il nous englobait tous les deux. L'éternité cyclique, elle, suggère que des tiers viennent prendre le relais des vies des autres – et il faudrait se satisfaire de cette expropriation, et il faudrait se réjouir de ce processus d'usurpation! Je n'ai que mépris pour ceux qui acceptent cette sinistre comédie: je ne les méprise pas tant pour leur capacité ovine de résignation que pour l'anémie de leur amour. Car s'ils étaient capables d'un amour vrai, ils ne se soumettraient pas avec cette veulerie, ils ne toléreraient pas de voir souffrir ceux qu'ils prétendent aimer, ils prendraient, sans lâcheté égoïste, la responsabilité de leur éviter un sort aussi abject. Ce filet de sang dans l'eau du lac signifiait la fin de l'éternité de Léopoldine. Et moi, parce que je l'aimais à fond, j'ai décidé de la rendre à cette éternité sans atermoyer.
– Je commence à comprendre.
– Vous n'êtes pas rapide.
– Je commence à comprendre à quel point vous êtes malade.
– Que direz-vous de la suite, alors?
– Avec vous, le pire est toujours sûr.
– Avec ou sans moi, le pire est toujours sûr, mais je crois avoir évité le pire à une personne au moins. Léopoldine a vu mon regard se figer derrière elle et elle s'est retournée. Elle est sortie de l'eau à toute vitesse, comme épouvantée. Elle s'est hissée à côté de moi sur l'îlot pierreux. L'origine du filet de sang ne fit plus de doute. Ma cousine était révulsée et je la comprenais. Pendant les trois années précédentes, nous n'avions jamais évoqué cette éventualité. Il y avait comme un accord tacite quant à la conduite à adopter en pareil cas – cas tellement inacceptable que, pour préserver notre hébétude, nous avions préféré nous en tenir à un accord tacite.
– C'est bien ce que je craignais. Léopoldine ne vous avait rien demandé, et vous l'avez tuée au nom d'un «accord tacite» issu des ténèbres malsaines de votre seule imagination.
– Elle ne m'avait rien demandé explicitement, mais ce n'était pas nécessaire.
– Oui, c'est exactement ce que je disais. Dans quelques instants, vous allez me vanter les vertus du non-dit.
– Vous, vous auriez voulu un contrat en bonne et due forme, signé devant un notaire, hein?
– J'aurais préféré n'importe quoi à votre manière d'agir.
– Peu importe ce que vous eussiez préféré. Seul comptait le salut de Léopoldine.
– Seule comptait votre conception du salut de Léopoldine.
– C'était aussi sa conception. La preuve, chère mademoiselle, c'est que nous ne nous sommes rien dit. Je lui ai embrassé les yeux très doucement et elle a compris. Elle a eu l'air apaisé, elle a souri. Tout s'est passé très vite. Trois minutes plus tard, elle était morte.
– Quoi, comme ça, sans délai? C'est… c'est monstrueux.
– Vous eussiez voulu que cela durât deux heures, comme à l'Opéra?
– Mais enfin, on ne tue pas les gens comme ça.
– Ah non? J'ignorais qu'il y avait des usages en la matière. Existe-t-il un traité des bonnes manières pour les assassins? Un précis de savoir-vivre, pour les victimes? La prochaine fois, je vous promets que je tuerai avec plus de politesse.
– La prochaine fois? Dieu merci, il n'y aura pas de prochaine fois. Entre-temps, vous me donnez envie de vomir.
– Entre-temps? Vous m'intriguez.
– Ainsi, vous prétendiez l'aimer, et vous l'avez étranglée sans même le lui dire une dernière fois?
– Elle le savait. Mon geste en était d'ailleurs la preuve. Si je ne l'avais pas tant aimée, je ne l'aurais pas tuée.
– Comment pouvez-vous être certain qu'elle le savait?
– Nous ne parlions jamais de ces choses-là, nous étions sur la même longueur d'onde. Et puis, nous n'étions pas bavards. Mais laissez-moi raconter la strangulation. Je n'ai jamais eu l'occasion d'en parler, mais j'aime y songer – combien de fois n'ai-je pas revécu, dans l'intimité de ma mémoire, cette si belle scène?
– Vous avez de ces passe-temps!
– Vous verrez, vous y prendrez goût, vous aussi.
– Prendre goût à quoi? A vos souvenirs ou à la strangulation?
– A l'amour. Mais laissez-moi raconter, s'il vous plaît.
– Puisque vous insistez.
– Nous étions donc suf l'îlot pierreux, au milieu du lac. Dès l'instant où la mort fut décrétée, l'Éden, qui venait pour la première fois de nous être arraché pour deux minutes, nous fut rendu pour trois minutes. Nous étions absolument conscients de n'en avoir plus que pour cent quatre-vingts secondes édéniques, il fallait donc bien faire les choses, et nous les fîmes bien. Oh, je sais ce que vous pensez: que tout le mérite d'une belle strangulation revient au seul étrangleur. C'est inexact. L'étranglé est beaucoup moins passif qu'on ne le croit. Avez-vous vu ce très mauvais film tourné par un barbare – un Japonais, si je me souviens bien – qui se termine par une strangulation d'environ trente-deux minutes?
– Oui, L'Empire des sens, d'Oshima.
– La scène de strangulation est ratée. Moi qui m'y connais, je puis affirmer que ça ne se passe pas comme ça. D'abord, une strangulation de trente-deux minutes, c'est d'un mauvais goût! Il y a comme un refus, de la part de tous les arts, d'admettre que les assassinats sont des péripéties alertes et rapides. Hitchcock l'avait compris, lui. Et puis, encore une chose que ce monsieur japonais n'a pas comprise: une strangulation, ça n'a rien de lénifiant et de douloureux, au contraire, c'est tonique, c'est frais.
– Frais? Quel adjectif inattendu! Pourquoi pas vitaminé, tant que vous y êtes?
– Pourquoi pas, en effet? On se sent revitalisé, quand on a étranglé une personne aimée.
– Vous en parlez comme si vous faisiez cela régulièrement.
– Il suffit d'avoir fait une chose une seule fois – mais en profondeur – pour ne cesser de la refaire tout au long de sa vie. A cette fin, il est impératif que la scène cruciale soit une perfection esthétique. Ce monsieur japonais ne devait pas le savoir, ou alors il était fort maladroit, car sa strangulation est laide, et même ridicule: l'étrangleuse a l'air de faire des pompages et l'étranglé semble écrasé sous un rouleau compresseur. Ma strangulation à moi fut une splendeur, vous pouvez m'en croire.
– Je n'en doute pas. Je me pose néanmoins une question: pourquoi avez-vous choisi la strangulation? Etant donné l'endroit où vous étiez, la noyade eût été plus logique. C'est d'ailleurs l'explication que vous avez donnée aux parents de votre cousine, quand vous leur avez apporté le cadavre – explication peu crédible, vu les marques autour du cou. Alors, pourquoi n'avez-vous pas tout simplement noyé l'enfant?
– Excellente question. J'y ai pensé aussi, en ce 13 août 1925. Ma réflexion fut très rapide. Je me suis dit que si toutes les Léopoldine devaient mourir noyées, cela tournerait au procédé, à la loi du genre, et que ce serait un peu vulgaire. Sans compter que la mémoire du père Hugo eût été peut-être outrée de ce plagiat servile.
– Vous avez donc renoncé à la noyade pour éviter une référence. Mais le choix de la strangulation vous exposait à d'autres références.
– C'est vrai, et pourtant, ce motif-là n'est pas entré en ligne de compte. Non, ce qui m'a déterminé à étrangler ma cousine fut surtout la beauté de son cou. Tant sous l'angle de la nuque que sous l'angle de la gorge, c'était un cou sublime, long et souple, au dessin admirable. Quelle finesse! Pour parvenir à m'étrangler, il faudrait au moins deux paires de mains. Avec un cou délicat comme le sien, l'étreinte fut d'une aisance!
– Si elle n'avait pas eu un beau cou, vous ne l'auriez pas étranglée?
– Je ne sais pas. Je l'aurais peut-être fait quand même, parce que je suis très manuel. Or, la strangulation est le genre de mise à mort le plus directement manuel qui soit. Étrangler procure aux mains une impression de plénitude sensuelle inégalable.
– Vous voyez bien que vous l'avez fait pour votre plaisir. Pourquoi essayez-vous de me faire avaler que vous l'avez étranglée pour son salut?
– Ma chère petite, vous avez l'excuse de n'y rien connaître en théologie. Pourtant, puisque vous prétendez avoir lu tous mes livres, vous devriez comprendre. J'ai écrit un beau roman qui s'appelle La Grâce concomitante et qui exprime l'extase que Dieu donne au cours des actions pour les rendre méritoires. C'est une notion que je n'ai pas inventée et que les vrais mystiques connaissent souvent. Eh bien, en étranglant Léopoldine, mon plaisir fut la grâce concomitante au salut de mon aimée.
– Vous allez finir par me dire que Hygiène de l'assassin est un roman catholique.
– Non. C'est un roman édifiant.
– Terminez donc mon édification, et contez-moi la dernière scène.
– J'y viens. Les choses se sont passées avec la simplicité des chefs-d'œuvre. Léopoldine s'est assise sur mes genoux, face à moi. Remarquez, mademoiselle le greffier, qu'elle le fit de sa propre initiative.
– Ça ne prouve rien.
– Croyez-vous qu'elle fut étonnée, quand j'ai entouré son cou de mes mains, quand j'en ai serré l'étau? Pas du tout. Nous souriions l'un et l'autre, les yeux dans les yeux. Ce n'était pas une séparation puisque nous mourions ensemble. Je, c'était nous deux.
– Comme c'est romantique.
– N'est-ce pas? Vous ne pourrez jamais imaginer combien Léopoldine était belle, surtout à ce moment-là. Il ne faut pas étrangler les gens qui ont le cou engoncé dans les épaules, ce n'est pas esthétique. En revanche, la strangulation sied aux longs cous gracieux.
– Votre cousine devait être une étranglée bien élégante.
– A ravir. Entre mes mains, je sentais la délicatesse de ses cartilages qui, doucement, cédaient.
– Qui a tué par les cartilages périra par les cartilages.
L'obèse fixa la journaliste avec stupéfaction.
– Vous avez entendu ce que vous avez dit?
– Je l'ai dit à dessein.
– C'est extraordinaire! Vous êtes une voyante. Comment n'y avais-je jamais songé? Nous savions déjà que le syndrome d'Elzenveiverplatz était le cancer des assassins, mais il nous manquait une explication: la voilà! Ces dix bagnards de Cayenne s'en étaient sûrement pris aux cartilages de leurs victimes. Nôtre-Seigneur l'avait bien dit: Les armes des meurtriers se retournent toujours contre eux-mêmes. Grâce à vous, mademoiselle, je sais enfin pourquoi j'ai le cancer des cartilages! Quand je vous disais que la théologie était la science des sciences!
Le romancier semblait avoir atteint l'extase intellectuelle du savant qui, après vingt années de recherches, découvre enfin la cohérence de son système. Son regard déshabillait quelque absolu invisible tandis que son front gras perlait comme une muqueuse.
– J'attends toujours la fin de cette histoire, monsieur Tach.
La mince jeune femme contemplait avec dégoût le faciès illuminé du gros vieillard.
– La fin de cette histoire, mademoiselle? Mais cette histoire ne finit pas, elle commence à peine! C'est vous-même qui venez de me le faire comprendre. Les cartilages, articulations par excellence! Articulations du corps mais surtout articulations de cette histoire!
– Ne seriez-vous pas en train de délirer?
– Délire, oui, délire de la cohérence enfin retrouvée! Grâce à vous, mademoiselle, je vais enfin pouvoir écrire la suite et peut-être la fin de ce roman. En dessous de Hygiène de l'assassin, je mettrai un sous-titre: «Histoire de cartilages.» Le plus beau testament du monde, vous ne trouvez pas? Mais il faudra que je me dépêche, il me reste si peu de temps pour l'écrire! Mon Dieu, quelle urgence! Quel ultimatum!
– Tout ce que vous voudrez, mais avant d'écrire cette prolongation, vous devrez me raconter la fin de ce 13 août 1925.
– Ce ne sera pas une prolongation, ce sera un flash-back! Comprenez-moi: les cartilages sont mon chaînon manquant, articulations ambivalentes qui permettent d'aller de l'arrière vers l'avant mais aussi de l'avant vers l'arrière, d'avoir accès à la totalité du temps, à l'éternité! Vous me demandez la fin de ce 13 août 1925? Mais ce 13 août 1925 n'a pas de fin, puisque l'éternité a commencé ce jour-là. Ainsi, aujourd'hui, vous pensez que nous sommes le 18 janvier 1991, vous croyez que c'est l'hiver et qu'on se bat dans le Golfe. Vulgaire erreur! Le calendrier s'est arrêté depuis soixante-cinq ans et demi! Nous sommes en plein été et je suis un bel enfant.
– Ça ne se voit pas.
– C'est parce que vous ne me regardez pas avec assez d'intensité. Voyez mes mains, mes si jolies mains, si fines.
– Je dois reconnaître que c'est vrai. Vous êtes obèse et difforme, mais vous avez gardé des mains gracieuses, des mains de page.
– N'est-ce pas? C'est un signe, naturellement: mes mains ont joué dans cette histoire un rôle démesuré. Depuis le 13 août 1925, mes mains n'ont jamais cessé d'étrangler. Ne voyez-vous pas qu'à l'instant même où je vous parle, je suis en train d'étrangler Léopoldine?
– Non.
– Mais si. Regardez mes mains. Regardez leurs phalanges qui étreignent ce cou de cygne, regardez les doigts qui massent les cartilages, qui pénètrent le tissu spongieux, ce tissu spongieux qui deviendra le texte.
– Monsieur Tach, je vous prends en flagrant délit de métaphore.
– Ce n'est pas une métaphore. Qu'est-ce que le texte, sinon un gigantesque cartilage verbal?
– Que vous le vouliez ou non, c'est une métaphore.
– Si vous voyiez les choses dans leur totalité, comme je les vois pour l'instant, vous comprendriez. La métaphore est une invention qui permet aux humains d'établir une cohérence entre les fragments de leur vision. Quand cette fragmentation disparaît, les métaphores n'ont plus aucun sens. Pauvre petite aveugle! Un jour peut-être vous aurez accès à cette totalité et vos yeux s'ouvriront, comme les miens s'ouvrent enfin, après soixante-cinq années et demie de cécité.
– N'auriez-vous pas besoin d'un calmant, monsieur Tach? Vous m'avez l'air dangereusement survolté.
– Il y a de quoi. J'avais oublié qu'on pouvait être heureux à ce point.
– Quelle raison avez-vous d'être heureux?
– Je vous l'ai dit: je suis en train d'étrangler Léopoldine.
– Et ça vous rend heureux?
– Et comment! Ma cousine approche du septième ciel. Sa tête s'est renversée vers l'arrière, sa bouche ravissante s'est entrouverte, ses yeux immenses avalent l'infini, à moins que ce ne soit le contraire, son visage est un grand sourire, et voilà, elle est morte, je desserre l'étreinte, je lâche son corps qui glisse dans le lac, qui fait la planche – ses yeux regardent le ciel avec extase, ensuite Léopoldine coule et disparaît.
– Vous allez la repêcher?
– Pas tout de suite. Je réfléchis d'abord à ce que j'ai fait.
– Vous êtes content de vous?
– Oui. J'éclate de rire.
– Vous riez?
– Oui. Je songe que, normalement, les assassins font couler le sang d'autrui, tandis que moi, sans verser une goutte du sang de ma victime, je l'ai tuée pour mettre un terme à son hémorragie, pour la restituer à son immortalité originelle et non sanglante. Un tel paradoxe me fait rire.
– Vous avez un sens de l'humour étonnamment déplacé.
– Ensuite, je regarde le lac dont le vent a uniformisé la surface jusqu'à effacer les derniers remous de la chute de Léopoldine. Et je pense que ce linceul est digne de ma cousine. Brusquement, je songe à la noyade de Villequier et je me rappelle le mot d'ordre: «Attention, Prétextât, pas de loi du genre, pas de plagiat.» Alors je plonge, j'atteins les profondeurs verdâtres où m'attend ma cousine, encore si proche de moi et déjà énigmatique comme un vestige immergé. Ses longs cheveux flottent plus haut que sa figure, et elle a pour moi un mystérieux sourire d'Atlante.
Long silence.
– Et après?
– Oh, après… Je la remonte à la surface et je prends dans mes bras son corps léger, souple comme une algue. Je la ramène au château, où l'arrivée de ces deux nudités charmantes fait grande impression. On s'aperçoit vite que Léopoldine est encore beaucoup plus nue que moi. Quoi de plus nu qu'un cadavre? Commencent alors des démonstrations ridicules, cris, pleurs, lamentations, imprécations contre le sort et contre ma négligence, désespoir – une scène d'un kitsch digne d'un plumitif de troisième zone: dès que ce n'est plus moi qui agence les choses, les tableaux prennent une tournure du dernier mauvais goût.
– Vous pourriez comprendre la détresse de ces gens, et surtout des parents de la victime.
– Détresse, détresse… Ceci me paraît très exagéré. Léopoldine n'était pour eux qu'une idée charmante et décorative. Ils ne la voyaient presque jamais. Depuis trois ans que nous avions quasi élu domicile dans la forêt, ils ne s'étaient pas tant inquiétés. Vous savez, ces châtelains vivaient dans un monde d'imageries très conventionnelles; là, ils avaient compris que le thème de la scène était «le cadavre de l'enfant noyée rendu à ses parents». Vous pouvez imaginer les références naïvement shakespeariennes et hugoliennes qui s'imposaient à ces braves gens. Celle qu'ils pleurèrent ne fut pas Léopoldine de Planèze de Saint-Sulpice, mais Léopoldine Hugo, mais Ophélie, mais toutes les innocences noyées de l'univers. Pour eux, l'hiérinfante était un cadavre abstrait, on pourrait même dire qu'elle était un phénomène purement culturel, et en se lamentant ils ne faisaient que prouver la profonde alphabétisation de leurs sensibilités. Non, la seule personne qui connaissait la vraie Léopoldine, la seule personne qui aurait eu des raisons concrètes de pleurer sa mort, c'était moi.
– Mais vous ne pleuriez pas.
– De la part d'un assassin, pleurer sa victime, ce serait ne pas avoir de suite dans les idées. Et puis, j'étais bien placé pour savoir que ma cousine était heureuse, heureuse pour jamais. Aussi étais-je serein et souriant au milieu de ces lamentations hirsutes.
– Ce qui vous fut reproché par la suite, je suppose.
– Vous supposez bien.
– Je suis obligée de me contenter de ces suppositions, vu que votre roman ne va pas beaucoup plus loin.
– En effet. Vous avez pu constater que Hygiène de l'assassin est une œuvre très aquatique. Achever ce livre par l'incendie du château eût endommagé une cohérence hydrique aussi parfaite. Je suis agacé par ces artistes qui ne manquent jamais de coupler l'eau et le feu: un dualisme aussi banal tient de la pathologie.
– N'essayez pas de m'avoir. Ce ne sont pas ces considérations métaphysiques qui vous ont déterminé à abandonner votre narration d'une manière aussi abrupte. Vous me le disiez vous-même tout à l'heure, c'est une cause mystérieuse qui est venue bloquer votre plume. Je récapitule vos pages finales: vous laissez le cadavre de Léopoldine dans les bras des parents éplorés, après leur avoir fourni des explications sommaires au point d'être cyniques. La dernière phrase du roman est celle- ci: «Et je suis monté dans ma chambre.»
– Ce n'est pas mal, comme fin.
– Admettons, mais concevez que le lecteur reste sur sa faim.
– Ce n'est pas mal, comme réaction.
– Pour une lecture métaphorique, oui. Pas pour la lecture carnassière que vous recommandez.
– Chère mademoiselle, vous avez à la fois raison et tort. Vous avez raison, c'est une cause mystérieuse qui m'a contraint à laisser ce roman inachevé. Vous avez néanmoins tort parce que, en bonne journaliste, vous auriez voulu que je poursuive la narration d'une manière linéaire. Croyez-moi, c'eût été sordide, car ce qui a suivi ce 13 août n'a été, jusqu'à aujourd'hui, qu'une déchéance immonde et grotesque. Dès le 14 août, l'enfant maigre et sobre que j'étais est devenu un goinfre épouvantable. Était-ce le vide laissé par la mort de Léopoldine? J'avais continuellement faim de nourritures infâmes – ce goût m'est resté. En six mois, j'avais triplé de poids, j'étais devenu pubère et horrible, j'avais perdu tous mes cheveux, j'avais tout perdu. Je vous parlais de l'imagerie conventionnelle de ma famille: cette imagerie voulait que, suite à la mort d'un être cher, les proches jeûnassent et maigrissent. Ainsi, tous les gens du château jeûnaient et maigrissaient, tandis que, seul de ma scandaleuse espèce, je m'empiffrais et j'enflais à vue d'oeil. Je me souviens, non sans hilarité, de ces repas contrastés; mes grands-parents, mon oncle et ma tante salissaient à peine leurs assiettes et, consternés, me regardaient vider les plats et bouffer comme un malpropre. S'ajoutant aux ecchymoses louches qu'ils avaient vues autour du cou de Léopoldine, cette boulimie enflamma les déductions. On ne me parlait plus, je me sentais auréolé de soupçons haineux.
– Et fondés.
– Concevez que j'aie voulu me débarrasser de cette atmosphère qui, peu à peu, cessait de m'amuser. Et concevez que j'aie répugné à démythifier mon splendide roman par ce lamentable épilogue. Vous aviez donc tort de désirer une suite en bonne et due forme, et cependant vous aviez raison, parce que cette histoire exigeait une vraie fin – mais cette fin, je ne pouvais pas la connaître avant aujourd'hui, puisque c'est vous qui me l'apportez.
– Je vous ai apporté une fin, moi?
– C'est ce que vous êtes en train de faire à l'instant.
– Si vous vouliez me mettre mal à l'aise, vous avez réussi, mais j'aimerais une explication.
– Vous m'avez déjà apporté une donnée finale du plus haut intérêt, avec votre remarque sur les cartilages.
– J'espère que vous n'avez pas l'intention de gâcher ce beau roman en lui greffant le délire cartilagineux dont vous m'avez assommée tout à l'heure.
– Pourquoi pas? C'était une sacrée trouvaille.
– Je m'en voudrais, de vous avoir suggéré une fin aussi mauvaise. Mieux vaut encore laisser votre roman inachevé.
– Ça, c'est à moi d'en juger. Mais vous allez m'apporter autre chose.
– Quoi donc?
– C'est vous qui allez me l'apprendre, ma chère enfant. Passons au dénouement, voulez-vous? Nous avons attendu la durée réglementaire.
– Quel dénouement?
– Ne faites pas l'innocente. Allez-vous me dire enfin qui vous êtes? Quel mystérieux lien pouvez-vous avoir avec moi?
– Aucun.
– Ne seriez-vous pas la dernière rescapée de la lignée de Planèze de Saint-Sulpice?
– Vous savez bien que cette famille s'est éteinte sans descendance – vous y êtes d'ailleurs pour quelque chose, non?
– Auriez-vous un lointain parent Tach?
– Vous savez très bien que vous êtes le dernier descendant des Tach.
– Vous êtes la petite-fille du précepteur?
– Mais non! Qu'allez-vous imaginer?
– Qui était votre aïeul, alors? Le régisseur ou le majordome du château? Le jardinier? Une femme de chambre? La cuisinière?
– Arrêtez de délirer, monsieur Tach; je n'ai aucun lien d'aucune sorte avec votre famille, votre château, votre village ou votre passé.
– C'est inadmissible.
– Pourquoi?
– Vous ne vous seriez pas donné tant de mal à faire des recherches sur mon compte si quelque lien obscur ne vous unissait pas à moi.
– Je vous surprends en flagrant délit de déformation professionnelle, cher monsieur. Comme un écrivain obsessionnel, vous ne pouvez pas supporter l'idée qu'il n'existe aucune corrélation mystérieuse entre vos personnages. Les romanciers véritables sont des généalogistes qui s'ignorent. Navrée de vous décevoir: je suis pour vous une étrangère.
– Vous avez certainement tort. Peut-être ne connaissez-vous pas vous-même le lien familial, historique, géographique ou génétique qui nous unit, mais il est hors de doute que ce lien existe. Voyons… Un de vos aïeux ne serait-il pas mort noyé? N'y a-t-il pas eu des strangulations dans votre entourage collatéral?
– Arrêtez ce délire, monsieur Tach. Vous chercheriez en vain des similitudes entre nos deux cas – à supposer que ces similitudes aient une quelconque signification. En revanche, ce qui me paraît significatif, c'est votre besoin d'établir une similitude.
– Significatif de quoi?
– Là est la vraie question, et c'est à vous qu'elle se pose.
– J'ai compris, c'est encore moi qui vais devoir tout faire. Au fond, les théoriciens du Nouveau Roman étaient d'énormes farceurs: la vérité, c'est que rien n'a changé dans la création. Face à un univers informe et insensé, l'écrivain est contraint à jouer les démiurges. Sans l'agencement formidable de sa plume, le monde n'aurait jamais été capable de donner des contours aux choses, et les histoires des hommes auraient toujours béé, comme d'effarantes auberges espagnoles. Et, conformément à cette tradition multimillénaire, voilà que vous m'implorez de jouer au souffleur, de composer votre propre texte, de ponctuer vos répliques.
– Eh bien, allez-y, soufflez.
– Je ne fais que ça, mon enfant. Ne voyez-vous pas que je vous implore, moi aussi? Aidez-moi à donner un sens à cette histoire, et n'ayez pas la mauvaise foi de me dire que nous n'avons pas besoin de sens: nous en avons besoin plus que de n'importe quoi. Rendez-vous compte! Depuis soixante-six années, j'attends de rencontrer une personne telle que vous – alors, n'essayez pas de me faire croire que vous êtes la première venue. Ne niez pas qu'un dénominateur étrange a dû orchestrer une pareille entrevue. Je vous pose ma question une dernière fois – je dis bien une dernière fois, car la patience n'est pas mon fort – et je vous en conjure, dites-moi la vérité: qui êtes-vous?
– Hélas, monsieur Tach.
– Quoi, hélas? Vous n'avez rien d'autre à me répondre?
– Si, mais êtes-vous capable d'entendre cette réponse?
– Je préfère la pire des réponses à une absence de réponse.
– Précisément. Ma réponse est une absence de réponse.
– Soyez claire, je vous prie.
– Vous me demandez qui je suis. Or, vous le savez déjà, non parce que je vous l'ai dit, mais parce que vous l'avez déjà dit vous-même. Avez-vous déjà oublié? Tout à l'heure, parmi une centaine d'injures, vous avez tapé en plein dans le mille.
– Allez-y, je suis à point.
– Monsieur Tach, je suis une sale petite fouille-merde. Il n'y a rien d'autre à dire sur mon compte, vous pouvez le croire. Je suis navrée. Soyez certain que j'aurais aimé avoir une autre réponse, mais vous exigiez la vérité, et cela est ma seule vérité.
– Je ne pourrai jamais vous croire.
– Vous avez tort. Au sujet de ma vie et de ma généalogie, je ne pourrais vous dire que des banalités. Si je n'avais pas été journaliste, je n'aurais jamais cherché à vous rencontrer. Vous aurez beau chercher, vous retomberez toujours sur la même conclusion: je suis une sale petite fouille-merde.
– Je ne sais pas si vous vous rendez bien compte de ce qu'une pareille réponse suggère comme horreurs.
– Je m'en rends compte, hélas.
– Non, vous ne vous en rendez pas compte, ou alors pas assez. Laissez-moi vous peindre vos horreurs; imaginez un vieillard mourant, absolument seul et sans espoir. Imaginez qu'une jeune personne vienne, après une attente de soixante-six années, rendre brusquement espoir à ce vieillard en ressuscitant un passé englouti. De deux choses l'une: soit cette personne est un archange mystérieusement proche du vieillard, et c'est une apothéose; soit cette personne est une parfaite étrangère motivée par la curiosité la plus malsaine, et en ce cas, permettez-moi de vous dire que c'est immonde: c'est une violation de sépulture doublée d'un abus de confiance, c'est arracher à un mourant son trésor le plus précieux en lui faisant miroiter quelque miraculeuse rétribution, et ne lui donner en échange qu'un gros tas de merde. Quand vous êtes arrivée ici, vous avez trouvé un vieillard agonisant dans ses beaux souvenirs, et résigné à ne plus avoir de présent. Quand vous partirez d'ici, vous laisserez un vieillard agonisant dans la pourriture de ses souvenirs, et désespéré de ne plus avoir de présent. Si vous aviez eu un peu de cœur ou de décence, vous m'auriez menti, vous auriez inventé quelque lien entre nous. A présent, il est trop tard, alors si vous avez un peu de cœur ou de décence, achevez-moi, mettez un terme à mon dégoût, car c'est une souffrance insupportable.
– Vous exagérez. Je ne vois pas en quoi j'ai pu dénaturer vos souvenirs à ce point.
– Mon roman avait besoin d'une fin. Par vos manœuvres, vous m'avez fait croire que vous m'apportiez cette fin. Je n'osais plus l'espérer, je revenais à la vie après une interminable hibernation – et puis, sans honte, vous me montrez vos mains vides, vous ne m'apportiez rien d'autre qu'un rebondissement illusoire. A mon âge, on ne supporte plus ces choses-là. Sans vous, je serais mort en laissant un roman inachevé. A cause de vous, c'est ma mort elle-même qui sera inachevée.
– Trêve de figures de style, voulez-vous?
– Il s'agit bien de figures de style! Auriez-vous oublié que vous m'avez dépossédé de ma substance? Je vais vous apprendre une chose, mademoiselle: l'assassin, ce n'est pas moi, c'est vous!
– Pardon?
– Vous m'avez très bien entendu. L'assassin, c'est vous, et vous avez tué deux personnes. Aussi longtemps que Léopoldine vivait dans ma mémoire, sa mort était une abstraction. Mais vous avez tué son souvenir par votre intrusion de fouille-merde, et en tuant ce souvenir vous avez tué ce qui restait de moi.
– Sophisme.
– Vous sauriez que ce n'est pas un sophisme si vous aviez une vague connaissance de l'amour. Mais comment une sale petite fouille-merde pourrait-elle comprendre ce qu'est l'amour? Vous êtes la personne la plus étrangère à l'amour qu'il m'ait été donné de rencontrer.
– Si l'amour est ce que vous dites, je suis soulagée de lui être étrangère.
– Décidément, je ne vous aurai rien appris.
– Je me demande bien ce que vous auriez pu m'apprendre, à part étrangler les gens.
– J'aurais voulu vous apprendre qu'en étranglant Léopoldine, je lui avais épargné la seule vraie mort, qui est l'oubli. Vous me considérez comme un assassin, quand je suis l'un des rarissimes êtres humains à n'avoir tué personne. Regardez autour de vous et regardez-vous vous-même: le monde grouille d'assassins, c'est-à-dire de personnes qui se permettent d'oublier ceux qu'ils ont prétendu aimer. Oublier quelqu'un: avez-vous songé à ce que cela signifiait? L'oubli est un gigantesque océan sur lequel navigue un seul navire, qui est la mémoire. Pour l'immense majorité des hommes, ce navire se réduit à un rafiot misérable qui prend l'eau à la moindre occasion, et dont le capitaine, personnage sans scrupules, ne songe qu'à faire des économies. Savez-vous en quoi consiste ce mot ignoble? A sacrifier quotidiennement, parmi les membres de l'équipage, ceux qui sont jugés superflus. Et savez-vous lesquels sont jugés superflus? Les salauds, les ennuyeux, les crétins? Pas du tout: ceux qu'on jette par-dessus bord, ce sont les inutiles – ceux dont on s'est déjà servi. Ceux-là nous ont donné le meilleur d'eux-mêmes, alors, que pourraient-ils encore nous apporter? Allons, pas de pitié, faisons le ménage, et hop! On les expédie par-dessus le bastingage, et l'océan les engloutit, implacable. Et voilà, chère mademoiselle, comment se pratique en toute impunité le plus banal des assassinats. Je n'ai jamais souscrit à cette affreuse tuerie, et c'est au nom de cette innocence que vous m'accusez aujourd'hui, conformément à ce que les humains appellent justice et qui est une sorte de mode d'emploi de la délation.
– Qui vous parle de délation? Je n'ai pas l'intention de vous dénoncer.
– Vraiment? Mais alors, vous êtes encore pire que je ne l'imaginais. En général, les fouille-merde ont la décence de s'inventer une cause. Vous, c'est gratuitement que vous fouillez la merde, sans autre plaisir que celui d'empuantir l'atmosphère. Quand vous partirez d'ici, vous vous frotterez les mains en pensant que vous n'avez pas perdu votre journée puisque vous avez souillé l'univers d'autrui. C'est un beau métier que vous faites, mademoiselle.
– Si je comprends bien, vous préféreriez que je vous traîne devant les tribunaux?
– Certainement. Avez-vous songé à ce que sera mon agonie, si vous ne me dénoncez pas, si vous me laissez seul et vide dans cet appartement, après ce que vous m'avez fait? Alors que si vous me traînez en justice, ça me divertira.
– Désolée, monsieur Tach, vous n'aurez qu'à vous dénoncer vous-même; je ne mange pas de ce pain-là.
– Vous êtes au-dessus de ces choses-là, n'est-ce pas? Vous faites partie de la pire espèce, celle qui préfère salir que démolir. Pouvez-vous m'expliquer ce qui s'est passé dans votre tête, le jour où vous avez décidé de venir me torturer? A quel instinct gratuitement immonde avez-vous donc cédé?
– Vous le savez depuis le début, cher monsieur: auriez-vous oublié l'enjeu de notre pari? Je voulais vous voir ramper à mes pieds. Suite à ce que vous m'avez dit, je le désire plus encore. Rampez donc, puisque vous avez perdu.
– J'ai perdu, en effet, mais je préfère mon sort au vôtre.
– Tant mieux pour vous. Rampez.
– C'est votre vanité féminine qui veut me voir ramper?
– C'est mon désir de vengeance. Rampez.
– Vous n'avez donc rien compris.
– Mes critères ne seront jamais les vôtres, et j'ai très bien compris. Je considère la vie comme le bienfait le plus précieux, aucun de vos discours n'y changera rien. Sans vous, Léopoldine aurait vécu, avec ce que la vie comporte d'horreurs mais aussi avec ce qu'elle comporte de beautés. Il n'y a rien à ajouter. Rampez.
– Après tout, je ne vous en veux pas.
– Il ne manquerait plus que ça. Rampez.
– Vous vivez dans une sphère étrangère à la mienne. Il est normal que vous ne puissiez pas comprendre.
– Votre condescendance me touche. Rampez.
– En fait, je suis beaucoup plus tolérant que vous: je suis capable d'admettre que vous viviez avec d'autres critères. Pas vous. Pour vous, il n'existe qu'une seule manière de voir les choses. Vous avez l'esprit étroit.
– Monsieur Tach, soyez certain que vos considérations existentielles ne m'intéressent pas. Je vous ordonne de ramper, point final.
– Soit. Mais comment voulez-vous que je rampe? Auriez-vous oublié que je suis impotent?
– C'est juste. Je vais vous aider.
– La journaliste se leva, prit l'obèse par les aisselles et, au prix d'un gros effort, le jeta sur le tapis, face contre terre.
– Au secours! A l'aide!
Mais dans cette position, la belle voix du romancier était étouffée et personne ne pouvait l'entendre, à part la jeune femme.
– Rampez.
– Je ne supporte pas d'être couché sur le ventre. Le médecin me l'a interdit.
– Rampez.
– Merde! Je risque l'asphyxie d'un instant à l'autre.
– Vous saurez donc ce qu'est l'asphyxie, que vous avez infligée à une petite fille. Rampez.
– C'était pour son salut.
– Eh bien moi, c'est pour votre salut que je vous fais risquer l'asphyxie. Vous êtes un détestable vieillard que je veux sauver de la déchéance. C'est donc la même chose. Rampez.
– Mais je suis déjà déchu! Je n'ai fait que déchoir depuis soixante-cinq années et demie.
– En ce cas, je veux vous voir déchoir davantage. Allez-y, déchoyez.
– Vous ne pouvez pas dire ça, c'est un verbe défectif.
– Si vous saviez ce que je m'en fous. Mais si ce verbe défectif vous gêne, j'en connais un autre qui ne l'est pas: rampez.
– C'est affreux, j'étouffe, je vais crever!
– Tiens, tiens. Je croyais que vous considériez la mort comme un bienfait.
– Elle l'est, mais je ne veux pas mourir tout de suite.
– Ah non? Pourquoi retarder un événement aussi heureux?
– Parce que je viens de comprendre quelque chose, et je veux vous le dire avant de mourir.
– Soit. J'accepte de vous retourner sur le dos, mais à une seule condition: il faut d'abord que vous rampiez à mes pieds.
– Je vous promets d'essayer.
– Je ne vous demande pas d'essayer, je vous ordonne de ramper. Si vous n'y parvenez pas, je vous laisse crever.
– Ça va, je rampe. Et la grosse masse transpirante se traîna sur deux mètres de tapis, en soufflant comme une locomotive.
– Ça vous fait jouir, hein?
– Oui, ça me fait jouir. Mais je jouis d'autant plus que j'ai conscience de venger quelqu'un. A travers votre corps hypertrophié, j'ai l'impression de voir se découper une fine silhouette que votre souffrance soulage.
– Théâtralement ridicule.
– Vous n'êtes pas content? Vous voulez encore ramper?
– Je vous assure qu'il est temps de me retourner. Je suis en train de rendre l'âme, pour autant que j'en aie une.
– Vous m'étonnez. Mourir pour mourir, un bel assassinat ne vaut-il pas mieux qu'une lente agonie cancéreuse?
– Vous appelez ça un bel assassinat?
– Aux yeux de l'assassin, le meurtre est toujours beau. C'est la victime qui trouve à y redire. Seriez-vous à même, pour l'instant, de vous intéresser à la valeur artistique de votre mort? Avouez que non.
– J'avoue que non. Retournez-moi, de grâce.
La journaliste empoigna la masse par la hanche et l'aisselle, et la fit basculer sur le dos en poussant un cri d'effort. L'obèse respirait convulsivement. Il fallut plusieurs minutes pour que son visage terrorisé recouvre un peu de sérénité.
– Quelle était donc cette chose que vous veniez de découvrir et que vous teniez tant à me faire savoir?
– Je voulais vous dire que c'était un sale moment à passer.
– Mais encore?
– Ça ne vous suffit pas?
– Comment? C'est tout ce que vous avez à me dire? Il vous aura donc fallu quatre-vingt-trois années pour savoir ce que chacun sait depuis sa naissance.
– Eh bien voilà, moi, je ne le savais pas. Il aura fallu que je sois sur le point de crever pour comprendre l'horreur, non pas de la mort que nous ignorons tous, mais de l'instant de mourir. C'est un très sale moment à passer. Si les autres humains ont cette prescience, moi je ne l'avais pas.
– Vous vous foutez de ma gueule.
– Non. Pour moi, jusqu'à aujourd'hui, la mort, c'était la mort, point final. Ce n'était ni un bien, ni un mal, c'était disparaître. Je ne me rendais pas compte qu'il y avait une différence entre cette mort-là et l'instant de la mort, qui est intolérable. Oui, c'est très bizarre: la mort ne me fait toujours pas peur, mais désormais je suerai d'angoisse à l'idée du moment du passage, dût-il ne durer qu'une seconde.
– Vous avez honte, alors?
– Oui et non.
– Merde! Dois-je vous faire ramper à nouveau?
– Laissez-moi vous expliquer. Oui, j'ai honte à l'idée d'avoir infligé un pareil moment à Léopoldine. D'autre part, je persiste à croire, ou du moins à espérer, qu'elle a bénéficié d'une exception. Le fait est que j'ai scruté son visage pendant sa courte agonie et que je n'y ai lu aucune angoisse.
– J'adore les illusions dont vous vous bercez pour préserver votre bonne conscience.
– Je me fous de ma conscience. La question que je posais se situe à une échelle supérieure.
– Mon Dieu.
– Vous avez prononcé le mot: oui, peut-être Dieu accorde-t-il, à certains humains exceptionnels, un passage dénué de souffrance et d'angoisse, un trépas extatique. Je pense que Léopoldine a connu ce miracle.
– Écoutez, votre histoire est déjà assez haïssable comme ça, voulez-vous en plus la rendre grotesque en invoquant Dieu, l'extase et les miracles? Vous vous imaginez peut-être avoir perpétré quelque meurtre mystique?
– Certainement.
– Vous êtes fou à lier. Voulez-vous connaître la réalité de ce meurtre mystique, espèce de malade? Savez-vous la première chose que fait un cadavre, après son trépas? Il pisse, monsieur, et il chie ce qui lui reste dans l'intestin.
– Vous êtes répugnante. Arrêtez cette comédie, vous m'incommodez.
– Je vous incommode, hein? Assassiner les gens, ça ne vous dérange pas, mais l'idée que vos victimes pissent et chient, ça vous est insupportable, hein? L'eau de votre lac devait être bien trouble si, en repêchant le cadavre de votre cousine, vous n'avez pas vu le contenu de ses intestins remonter vers la surface.
– Taisez-vous, par pitié!
– Pitié de quoi? D'un assassin qui n'est même pas capable d'assumer les conséquences organiques de son crime?
– Je vous jure, je vous jure que ça ne s'est pas passé comme vous le dites.
– Ah non? Léopoldine ne possédait-elle pas une vessie et un intestin?
– Si, mais… ça ne s'est pas passé comme vous le dites.
– Dites plutôt que cette idée vous est intolérable.
– Cette idée m'est intolérable, en effet, mais ça ne s'est pas passé comme vous le dites.
– Vous avez l'intention de répéter cette phrase jusqu'à votre mort? Vous feriez mieux de vous expliquer.
– Hélas, je ne parviens pas à expliquer cette conviction, et pourtant, je sais que ça ne s'est pas passé comme vous le dites.
– Savez-vous comment on nomme ce genre de convictions? On les appelle autosuggestions.
– Mademoiselle, puisque je n'arrive pas à me faire comprendre, me permettez-vous d'aborder la question sous un autre angle?
– Croyez-vous vraiment qu'il existe un autre angle?
– J'ai la faiblesse de le croire.
– Alors, allez-y – au point où on en est.
– Mademoiselle, avez-vous déjà aimé?
– C'est le comble! Nous voici dans la rubrique «Courrier du cœur».
– Non, mademoiselle. Si vous aviez déjà aimé, vous sauriez que ça n'a rien à voir. Pauvre Nina, vous n'avez jamais aimé.
– Pas de ça avec moi, voulez-vous? Et puis, ne m'appelez pas Nina, vous me mettez mal à l'aise.
– Pourquoi?
– Je ne sais pas. Entendre son prénom prononcé par un assassin doublé d'un obèse, ça a quelque chose d'ignoble.
– Dommage. J'avais pourtant très envie de vous appeler Nina. De quoi avez-vous peur, Nina?
– Je n'ai peur de rien. Vous me dégoûtez, c'est tout. Et puis, ne m'appelez pas Nina.
– C'est dommage. J'ai besoin de vous nommer.
– Pourquoi?
– Ma pauvre petite, vous, si aguerrie, si mûre, vous êtes encore, sous certains aspects, comme l'agneau qui vient de naître. Ignorez-vous ce que signifie le besoin de nommer certaines personnes? Imaginez-vous que le commun des mortels m'inspire le même besoin? Jamais, mon enfant. Si on éprouve au fond de soi le désir d'invoquer le nom d'un individu, c'est qu'on l'aime.
– …?
– Oui, Nina. Je vous aime, Nina.
– Vous avez bientôt fini de dire des âneries?
– C'est la vérité, Nina. J'en avais eu l'intuition, tout à l'heure, et puis j'avais cru m'être trompé, mais je ne m'étais pas trompé. C'est surtout ça que j'avais besoin de vous dire, quand j'étais en train de mourir. Je crois que je ne pourrais plus vivre sans vous, Nina. Je vous aime.
– Réveillez-vous, imbécile.
– Je n'ai jamais été plus lucide.
– La lucidité ne vous sied guère.
– Peu importe. Je ne compte plus, je suis tout à vous.
– Arrêtez ce délire, monsieur Tach. Je sais très bien que vous ne m'aimez pas. Je n'ai rien pour vous plaire.
– Je le pensais aussi, Nina, mais cet amour se situe bien au-dessus de tout ça.
– Par pitié, ne me dites pas que vous m'aimez pour mon âme, ou je pleure de rire.
– Non, cet amour se situe plus haut encore.
– Je vous trouve bien éthéré, tout à coup.
– Ne comprenez-vous pas que l'on peut aimer un être en dehors de toute référence connue?
– Non.
– C'est dommage, Nina, et pourtant je vous aime, avec tout le mystère que ce verbe suggère.
– Arrêtez! J'ai compris: vous cherchez une fin décente pour votre roman, n'est-ce pas?
– Si vous saviez combien ce roman m'indiffère depuis quelques minutes!
– Je n'en crois rien. Cet inachèvement vous obsède. Vous avez été écœuré en apprenant que je n'avais aucun lien personnel avec vous, aussi essayez-vous, à présent, de créer de toutes pièces ce lien personnel, en inventant une histoire d'amour de dernière minute. Vous avez une telle haine de l'insignifiance que vous seriez capable des mensonges les plus énormes pour donner du sens à ce qui n'en aura jamais.
– Quelle erreur, Nina! L'amour n'a aucun sens, et c'est pour cette raison qu'il est sacré.
– N'essayez pas de m'avoir avec votre rhétorique. Vous n' aimez personne à part le cadavre de Léopoldine. Vous devriez avoir honte, d'ailleurs, de profaner le seul amour de votre vie en me tenant des propos aussi peu crédibles.
– Je ne le profane pas, au contraire. En vous aimant, je prouve que Léopoldine m'a appris à aimer.
– Sophisme.
– Ce serait un sophisme, si l'amour n'obéissait pas à des règles étrangères à celles de la logique.
– Écoutez, monsieur Tach, écrivez ces sottises dans votre roman, si ça vous amuse, mais cessez de m'utiliser comme cobaye.
– Nina, ça ne m'amuse pas. L'amour ne sert pas à s'amuser. L'amour ne sert à rien d'autre qu'à aimer.
– Exaltant.
– Mais oui. Si vous pouviez comprendre le sens de ce verbe, vous seriez aussi exaltée que je le suis en cet instant, Nina.
– Épargnez-moi votre exaltation, voulez-vous? Et cessez de m'appeler Nina, ou je ne réponds plus de mes actes.
– Ne répondez plus de vos actes, Nina. Et laissez-vous aimer, puisque vous n'êtes pas capable de m'aimer en retour.
– Vous aimer? Il ne manquerait plus que ça. Il faudrait vraiment être pervers pour vous aimer.
– Soyez donc perverse, Nina, je serais si heureux.
– Il me répugnerait de vous rendre heureux. Personne n'en est plus indigne que vous.
– Je ne suis pas d'accord avec vous.
– Évidemment.
– Je suis ignoble, laid, méchant, je peux être la personne la plus vile du monde, et pourtant je possède une très rare qualité, si belle que je ne me trouve pas indigne d'être aimé.
– Laissez-moi deviner: la modestie?
– Non. Ma qualité, c'est que je suis capable d'amour.
– Et au nom de cette sublime qualité, vous voudriez que je baigne vos pieds de mes larmes en disant: «Prétextat, je vous aime»?
– Dites encore mon nom, c'est agréable.
– Taisez-vous, vous me donnez envie de vomir.
– Vous êtes merveilleuse, Nina. Vous avez un caractère extraordinaire, un tempérament de feu doublé d'une dureté glaciale. Vous êtes orgueilleuse et téméraire. Vous auriez tout pour être une amante magnifique, si seulement vous étiez capable d'amour.
– Permettez-moi de vous prévenir que, si vous me prenez pour la réincarnation de Léopoldine, vous vous trompez. Je n'ai rien de commun avec cette petite fille extatique.
– Je le sais. Avez-vous déjà connu l'extase, Nina?
– Cette question me paraît tout à fait déplacée.
– Elle l'est. Tout est déplacé dans cette histoire, à commencer par l'amour que vous m'inspirez. Alors, au point où nous en sommes, Nina, n'hésitez pas à répondre à ma question, qui est plus chaste que vous ne pensez: avez-vous déjà connu l'extase, Nina?
– Je ne sais pas. Ce qui est certain, c'est que je ne suis pas en extase en ce moment.
– Vous ne connaissez pas l'amour, vous ne connaissez pas l'extase: vous ne connaissez rien. Ma petite Nina, comment pouvez-vous tant tenir à la vie, alors que vous ne la connaissez même pas?
– Pourquoi me dites-vous des choses pareilles? Pour que je me laisse tuer avec docilité?
– Je ne vous tuerai pas, Nina. Tout à l'heure, j'avais pensé le faire, mais depuis que j'ai rampé, ce désir a disparu.
– C'est à mourir de rire. Ainsi vous vous imaginiez que vous étiez capable de m'assassiner, vieux et impotent comme vous l'êtes? Je vous croyais répugnant, mais au fond, vous êtes tout simplement stupide.
– L'amour rend stupide, c'est bien connu, Nina.
– De grâce, ne me parlez plus de votre amour, je sens monter en moi des désirs de meurtre.
– Est-ce possible? Mais, Nina, c'est comme ça que ça commence.
– Quoi donc?
– L'amour. Vous aurais-je éveillée à cette extase? Ma fierté est indicible, Nina. Le désir de tuer vient de mourir en moi, et le voilà qui renaît en vous. Vous commencez à vivre à l'instant: en avez-vous conscience?
– Je n'ai conscience que de la profondeur de mon exaspération.
– Je suis en train d'assister à un spectacle extraordinaire: je croyais, comme le commun des mortels, que la réincarnation était un phénomène post mortem. Et voilà que, sous mes yeux de vivant, je vous vois devenir moi!
– Je n'ai jamais reçu d'insulte aussi infamante.
– La profondeur de votre irritation atteste le commencement de votre vie, Nina. Désormais, vous serez toujours aussi furieuse que je l'ai toujours été, vous serez allergique à la mauvaise foi, vous exploserez d'imprécations et d'extase, vous serez géniale comme la colère, vous n'aurez plus peur de rien.
– Avez-vous fini, espèce d'enflure?
– Vous voyez bien que j'ai raison.
– C'est faux! Je ne suis pas vous.
– Pas encore complètement, mais ce ne saurait tarder.
– Que voulez-vous dire?
– Vous le saurez bientôt. C'est formidable. Je dis des choses qui s'accomplissent sous mes yeux à mesure que je les formule. Me voici devenu la pythie du présent, non du futur, du présent, vous comprenez?
– Je comprends que vous avez perdu la raison.
– C'est vous qui l'avez prise, comme vous prendrez tout le reste. Nina, je n'ai jamais connu pareille extase!
– Où sont vos calmants?
– Nina, j'aurai l'éternité pour être calme, dès que vous m'aurez tué.
– Que dites-vous?
– Laissez-moi parler. Ce que j'ai à vous dire est trop important. Que vous le vouliez ou non, vous êtes en train de devenir mon avatar. A chaque métamorphose de mon être m'attendait un individu digne d'amour: la première fois, c'était Léopoldine, et c'était moi qui la tuais; la seconde fois, c'est vous, et c'est vous qui me tuerez. Juste retour des choses, n'est-ce pas? Je suis tellement heureux que ce soit vous: grâce à moi, vous êtes sur le point de découvrir ce qu'est l'amour.
– Grâce à vous, je suis en train d'apprendre ce qu'est la consternation.
– Vous voyez? C'est vous qui l'avez dit. L'amour commence par la consternation.
– Tout à l'heure, vous disiez que ça commençait par le désir de meurtre.
– C'est la même chose. Écoutez ce qui monte en vous, Nina: sentez cette stupeur immense. Avez-vous déjà entendu symphonie si bien agencée? C'est un engrenage trop réussi et trop subtil pour être perçu par les autres. Avez-vous conscience de l'effarante diversité des instruments? De leur accord incongru ne pourrait naître que la cacophonie – et pourtant, Nina, avez-vous déjà entendu plus beau? Ces dizaines de mouvements qui se superposent à travers vous, et qui font de votre crâne une cathédrale, et qui font de votre corps une caisse de résonance vague et infinie, et qui font de votre maigre chair une transe, et qui font de vos cartilages un relâchement – voici que l'innommable a pris possession de vous.
Silence. La journaliste renversa la tête vers l'arrière.
– Le crâne vous pèse, hein? Je sais ce que c'est. Vous verrez que vous ne vous y habituerez jamais.
– A quoi?
– A l'innommable. Essayez de relever la tête, Nina, si lourd que pèse votre crâne, et regardez-moi.
La créature s'exécuta avec effort.
– Reconnaissez que, malgré les inconvénients, c'est divinement agréable. Je suis si heureux que vous compreniez enfin. Concevez, dès lors, ce que fut la mort de Léopoldine. Tout à l'heure, l'instant de mourir m'avait paru intolérable parce que je rampais, aux deux sens du terme. Mais passer de la vie à la mort en pleine extase, c'est une simple formalité. Pourquoi? Parce qu'en de pareils moments, on ne sait même pas si l'on est mort ou si l'on est vivant. Il serait inexact de dire que ma cousine est morte sans souffrir ou sans s'en rendre compte, comme ceux qui meurent pendant leur sommeil: la vérité, c'est qu'elle est morte sans mourir, puisqu'elle n'était déjà plus vivante.
– Attention, ce que vous venez de dire pue la rhétorique tachienne.
– Et ce que vous ressentez, c'est de la rhétorique tachienne, Nina? Regardez-moi, charmant petit avatar. Il faudra vous habituer à mépriser la logique des autres, désormais. Il faudra, par conséquent, vous habituer à être seule – ne le regrettez pas.
– Vous me manquerez.
– Comme c'est gentil de dire ça.
– Vous savez bien que la gentillesse est étrangère à cette histoire.
– Ne vous inquiétez pas, vous me retrouverez à chaque extase.
– Est-ce que ça m'arrivera souvent?
– A vrai dire, je n'avais plus éprouvé d'extase depuis soixante-cinq années et demie, mais celle que je connais en ce moment efface le temps perdu comme s'il n'avait jamais existé. Il faudra vous habituer aussi à ignorer le calendrier.
– Ça promet.
– Ne soyez pas triste, cher avatar. N'oubliez pas que je vous aime. Et l'amour est éternel, vous le savez bien.
– Savez-vous que de tels lieux communs prennent, dans la bouche d'un prix Nobel de littérature, une saveur irrésistible?
– Vous ne croyez pas si bien dire. Quand on a atteint mon degré de sophistication, on ne saurait prononcer une banalité sans la défigurer, sans lui donner les accents des paradoxes les plus étranges. Combien d'écrivains auront-ils embrassé cette carrière dans l'unique but d'accéder un jour à l'au-delà des topos, sorte de no man's land où la parole est toujours vierge. C'est peut-être ça, l'Immaculée Conception: dire les mots les plus proches du mauvais goût en restant dans une sorte de miraculeux état de grâce, à jamais au-dessus de la mêlée, au-dessus des criailleries dérisoires. Je suis le dernier individu au monde à pouvoir dire «Je vous aime» sans être obscène. Quelle chance pour vous.
– Une chance? Ne serait-ce pas une malédiction?
– Une chance, Nina. Rendez-vous compte: sans mot, votre vie eût été d'un ennui!
– Qu'en savez-vous?
– Ça crève les yeux. Ne disiez-vous pas vous-même que vous étiez une sale petite fouille-merde? A long terme, vous vous en seriez lassée. Tôt ou tard, il faut cesser de s'intéresser à la merde des autres, il faut créer la sienne. Sans moi, vous n'en auriez jamais été capable. Désormais, ô avatar, vous aurez accès aux divines initiatives des créateurs.
– Il est vrai que je sens naître en moi une initiative qui me confond.
– C'est normal. Le doute et la peur sont les auxiliaires des grandes initiatives. Peu à peu, vous comprendrez que cette anxiété fait partie du plaisir. Et vous avez besoin de plaisir, Nina, n'est-ce pas? Décidément, je vous aurai tout appris et tout apporté. A commencer par l'amour: cher avatar, je frémis à l'idée que sans moi, vous n'auriez jamais connu l'amour. Il y a quelques minutes, nous parlions des verbes défectifs: saviez-vous que le verbe aimer est le plus défectif des verbes?
– Qu'est-ce que c'est que cette histoire?
– Il ne se conjugue qu'au singulier. Ses formes plurielles ne sont jamais que des singuliers déguisés.
– Vue de l'esprit.
– Pas du tout: n'ai-je pas démontré que, quand deux personnes s'aimaient, l'une des deux devait disparaître pour rétablir le singulier?
– Vous n'allez pas me dire que vous avez tué Léopoldine pour respecter votre idéal grammatical?
– La cause vous paraît-elle si futile? Connaissez-vous nécessité plus impérieuse que la conjugaison? Apprenez, petit avatar, que si la conjugaison n'existait pas, nous n'aurions même pas conscience d'être des individus distincts, et cette sublime conversation serait impossible.
– Hélas, plût au ciel.
– Allons, ne boudez pas votre plaisir.
– Mon plaisir? Il n'y a pas trace de plaisir en moi, et je ne ressens rien, sinon un désir terrible de vous étrangler.
– Eh bien, vous n'êtes pas rapide, avatar de mon cœur. Ça fait au moins dix minutes que je m'évertue à vous y décider, avec une transparence sans exemple. Je vous ai exaspérée, je vous ai poussée à bout pour arracher vos derniers scrupules, et vous n'êtes toujours pas passée aux actes. Qu'attendez-vous, mon tendre amour?
– J'ai du mal à croire que vous le voulez vraiment.
– Je vous en donne ma parole.
– Et puis, je n'ai pas l'habitude.
– Ça viendra.
– J'ai peur.
– Tant mieux.
– Et si je ne le faisais pas?
– L'atmosphère deviendrait intenable. Croyez-moi, au point où nous en sommes arrivés, vous n'avez plus le choix. En outre, vous m'offrez la chance unique de mourir dans les mêmes conditions que Léopoldine: je saurai enfin ce qu'elle a connu. Allez-y, avatar, je suis à point.
La journaliste s'exécuta sans bavure. Ce fut rapide et propre. Le classicisme ne commet jamais de faute de goût.
Quand ce fut accompli, Nina arrêta le magnétophone et s'assit au milieu du canapé. Elle était très calme. Si elle se mit à parler seule, ce ne fut pas sous l'effet d'un dérèglement mental. Elle parla comme on parle à un ami intime, avec une tendresse un peu hilare:
– Cher vieux fou, vous avez bien failli m'avoir. Vos discours m'énervaient au-delà de toute expression; j'étais sur le point de perdre l'esprit. A présent, je me sens beaucoup mieux. Je dois avouer que vous aviez raison: la strangulation est un office très agréable.
Et l'avatar contempla ses mains avec admiration.
Les voies qui mènent à Dieu sont impénétrables. Plus impénétrables encore sont celles qui mènent au succès. Il y eut, suite à cet incident, une véritable ruée sur les œuvres de Prétextat Tach. Dix ans plus tard, il était un classique.