Quatrième partie Il est mort, il est mort, il est vraiment mort

Dimanche 22 juillet

Ascension droite : 20 01 26,5

Déclinaison : – 61 09 16

Élongation : 139,2

Delta : 0,835 ua

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La route 4 serpente en direction du levant depuis Durham, puis s’incurve vers le nord-nord-est le long de la rivière Piscataqua, m’offrant ainsi une vue admirable sur Portsmouth Harbor : des casiers à homards rouillés flottant à fleur d’eau, esseulés ; des bateaux inclinés dans leur isolement, à la peinture écaillée, à la coque émergeant des hauts-fonds.

Cette fois je suis tout seul, frais et dispos dans le petit matin, et je suis en mission. L’inspecteur en retraite Palace, sur son dix-vitesses, le chien en remorque dans son petit chariot rouge.

Cutts Neck, Raynes Neck, la haute arche de Memorial Bridge s’incurvant au-dessus du port. Puis la série de virages qui vous recrachent sur la 103 Est. Je connais cet itinéraire de mémoire, depuis nos quelques étés passés à York Beach, avant que le sol de mon enfance ne se dérobe sous mes pieds. Je passe devant le gros donut bleu qui marquait le Louie’s Roadside Diner, arraché de son piédestal par les intempéries ou par des vandales, gisant désormais en travers du parking tel un jouet abandonné par un géant.

Le soleil est presque entièrement levé, il est près de 9 heures, et je suis la courbe du troisième virage, slalomant entre les ornières et les nids-de-poule de l’asphalte, puis j’accélère à hauteur de la base navale de Portsmouth, côté mer. J’arrive. Les bois se resserrent contre la route lorsque la 103 traverse la frontière pour couper dans le sud-est du Maine, abandonne toute prétention de passer pour une nationale, et se mue en petite route à deux voies toute tordue, avec une ligne jaune délavée au milieu.

J’arrive.

* * *

Fort Riley, que j’atteins enfin, se trouve du côté nord du port de Portsmouth, forteresse bâtie sur une falaise, donnant sur la mer. Pendant environ deux cents ans, ce fut un fort de l’armée des États-Unis, qui servit à surveiller la côte pendant la révolution américaine, la guerre de 1812 et jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, où les réservistes civils à casque vert étaient postés dans des redoutes comme celle-ci, tout le long du littoral, pour scruter l’Atlantique nord à la recherche de sous-marins ennemis. Pendant un demi-siècle, Riley fut ensuite un parc national et un site historique ; et à présent, c’est là que Brett Cavatone, mon disparu, est venu installer son campement. Je quitte la route pour gagner le parking, une langue de gravier étroite et longue avec des bois denses à sa gauche et, à droite, la haute muraille en pierre du vieux fort lui-même.

Je descends de vélo, sors Houdini de la remorque et le pose sur les graviers. L’anticipation m’oppresse la poitrine. L’air sent la mer. Il est là, me dis-je. Ça y est. Bonjour, monsieur. Je m’appelle Henry Palace.

Je longe lentement le parking, les mains sorties des poches et légèrement levées, l’image même de l’inoffensivité, au cas où quelqu’un me guetterait – un type armé de deux fusils de précision et qui aurait des raisons de se méfier des visiteurs, par exemple. Il y a une voiture sur le parking, une Buick LeSabre grise à plaques québécoises, dont les quatre pneus sont à plat. Sur la banquette arrière, un ours en peluche et un jeu de Uno. L’entrée du fort se trouve tout à l’autre bout du parking : un portail en arche, juste à l’endroit où la muraille s’incurve vers le sud et où les graviers font place aux herbes folles. Plus loin, c’est l’océan.

Lâchez vos armes, monsieur. Votre femme souhaite que vous rentriez chez vous.

« Bon. »

J’ai dit ça en l’air, ou alors au chien, mais je constate justement qu’il a décidé de rester à côté du vélo. Je me retourne : il est tout là-bas, à l’entrée du parking, trottinant sans relâche entre le dix-vitesses enchaîné et notre remorque. Je fais un geste vers ma droite, vers l’intérieur du fort.

« Tu viens, le chien ? »

Houdini ne répond pas. Il grogne, mal à l’aise, flaire le sol.

« D’accord. Reste, alors. »

Les bâtiments du fort, une demi-douzaine de tas de pierres branlantes et de ruines en bois pourrissant, sont éparpillés sur une grosse colline irrégulière : un hectare ou un hectare et demi de terrain vague et boueux, descendant en pente douce vers une falaise dominant la mer. Le plan est aussi désordonné qu’on peut l’attendre d’un terrain militaire plusieurs fois centenaire, aménagé par petits bouts, par différents commandements, à différentes époques et pour différentes fonctions. Tout tourne cependant autour d’une structure : le fortin, construction en bois posée sur une robuste base en granit, qui s’élève au-dessus du terrain telle la bougie d’un gâteau d’anniversaire. Il pourrait s’agir d’une maison coloniale bien nette, d’une charmante résidence secondaire peinte en blanc, avec vue panoramique sur Portsmouth Harbor, à ceci près qu’elle est parfaitement octogonale, et percée, sur toutes ses faces tournées vers l’est, de meurtrières conçues pour épier les navires à l’approche et éventuellement les canarder.

J’abrite mes yeux du soleil et lève la tête vers les étroites ouvertures. Il est peut-être là-haut. Ou dans n’importe lequel de ces bâtiments. Avec prudence, j’avance lentement dans la boue et les hautes herbes, marchant sur des pierres de fondations qui évoquent des pierres tombales, les sens aux aguets pour repérer Brett.

La maison du fusilier est une petite construction carrée en brique rouge, pas plus grande qu’une école de campagne à une seule classe. Une borne annonce que la structure date de 1834, mais il n’y a pas de toit ; peut-être n’a-t-il jamais été achevé, ou peut-être ses tuiles ont-elles été recyclées par l’armée lorsque ce fort a été démilitarisé, à moins qu’elles n’aient été arrachées le mois dernier et emportées par des pillards, comme les briques de l’abri de jardin du sergent Tonnerre.

Je m’attarde un peu là, dans l’abri sans toit, en écoutant le murmure du ressac. C’est donc à cela que ressemblera bientôt le monde : une coquille vide, abandonnée, des signes d’une ancienne vie, des animaux curieux errant dans les ruines, la vie sauvage envahissant tout, partant à la conquête des structures et constructions humaines. Dans cinquante ans, tout sera ainsi, désolé, silencieux et couvert de verdure. Pas même dans cinquante ans… l’an prochain, à la fin de cette année-ci.

Je redescends prudemment la pente douce jusqu’au mur d’enceinte en granit, sur le flanc est du fort. Une tranchée étroite est creusée dans la boue juste devant le mur, sauf qu’à y regarder de plus près ce n’est pas une tranchée, c’est une entrée, un escalier creusé dans le sol mouillé. Une brèche dans le mur, puis une courte volée de marches, très raide, qui descend dans une pièce sombre au sol de terre battue, mouillée elle aussi. La pièce est humide et exiguë, étroite et longue comme un canon de fusil. Elle sent la saumure, le poisson et la boue ancienne. La lumière s’insinue à l’intérieur par neuf hautes meurtrières qui longent la face est.

Je suis trop grand, dans une pièce comme celle-ci. Elle m’oppresse, comme un cercueil, et j’entends mon cœur battre ; j’ai la conscience aiguë, inattendue, de mon corps fonctionnant comme une machine.

Je traverse lentement la pièce, m’approche d’une de ces étroites fenêtres et plisse les yeux. Au sud, il y a un phare, au nord, la côte du Maine sur des kilomètres sans interruption. Très loin au large, le minuscule point noir d’un navire qui approche et, à vingt degrés sur sa gauche, sur l’horizon bleu-vert, le minuscule point noir d’un autre de ces navires. Je garde le regard fixe pendant une minute pour les observer.

Il doit en arriver à longueur de journée. De gros vaisseaux aux soutes remplies d’une cargaison de désespérés, affamés et épuisés, des gens venus du monde entier, le continent asiatique se vidant entièrement.

Sous mes yeux apparaît un troisième bateau, une autre chiure de mouche tout là-bas au loin, presque à hauteur du phare, du côté sud du port. Il me vient soudain l’image très nette d’une Terre plate, un plateau sur lequel il y a des billes, et quelqu’un incline ce plateau, et les billes roulent en cascade, de l’est vers l’ouest.

« Difficile d’imaginer les conditions de vie sur ces rafiots. »

Une voix grave et calme, puis le raclement d’une botte derrière moi. Je retiens mon souffle, me retourne lentement, et il est là, enfin.

« Leurs pays d’origine, pour la plupart, étaient déjà pauvres avant, dit Brett Cavatone d’une voix douce, un peu docte. Et ils le sont encore plus depuis Maïa. Les bateaux sont bourrés à craquer de voyageurs. Ils vivent sans voir le jour, à fond de cale, misérables, rampant avec les rats et les cafards. » Sa barbe a encore poussé, s’est épaissie jusqu’à former une épaisse jungle noire. Ses yeux sont profonds, noirs aussi. « On se demande ce qu’ils peuvent manger, sur ces bateaux, ou comment ils font pour boire. Et pourtant, il en vient encore et toujours.

— Officier Cavatone, je m’appelle Henry Palace. Je viens de Concord. »

Pas de réaction. Je continue.

« Martha m’a demandé de vous retrouver. Elle voudrait que vous rentriez chez vous. »

À cette annonce, le visage de Brett ne trahit ni surprise ni trouble. Il ne me demande pas, contrairement à ce que j’anticipais, comment je l’ai trouvé ni pourquoi. Il se contente de hocher la tête, une fois : message reçu.

« Et Martha a-t-elle trouvé M. Cortez ?

— Oui. »

Un nouveau hochement de tête.

« Et M. Cortez respecte-t-il notre accord ?

— Oui. Je crois.

— Bien. Martha est en sécurité, alors ? Et en bonne santé ?

— Elle est anéantie. Le cœur brisé.

— Elle est en sécurité, en bonne santé ?

— Oui. »

Brett hoche la tête une troisième fois, profondément, et ferme les yeux. Il s’incline presque.

« Merci d’être venu. »

Je lève les deux mains.

« Attendez. Attendez. »

Ce n’est pas juste, je trouve ; ça ne semble pas réel, d’une certaine manière, qu’au bout de ce périple je n’obtienne qu’une conversation de trente-cinq secondes, le temps d’être entendu, puis au revoir, merci d’être venu.

« Avez-vous un message à me confier pour elle ? »

Brett ferme les yeux et joint le bout de ses doigts. Il porte un pantalon camouflage mais un tee-shirt blanc uni, des sandales aux pieds.

« Vous pouvez lui dire que l’astéroïde m’a obligé à prendre des décisions difficiles, comme beaucoup d’entre nous. Martha comprendra ce que je veux dire. »

Je secoue vigoureusement la tête.

« Non.

— Non ?

— Avec tout le respect que je vous dois, monsieur, ce n’est pas l’astéroïde qui vous a poussé à la quitter. L’astéroïde n’oblige personne à quoi que ce soit. Ce n’est qu’un gros caillou qui voyage dans l’espace. Tout ce que nous faisons demeure notre décision. »

Un sourire fugace lui passe sur les lèvres, dans l’épaisseur de sa pilosité faciale.

« Vous m’avez demandé un message, et vous le désapprouvez, maintenant ? » Sa voix est grave, assourdie, rythmique, comme celle d’un prophète de l’Ancien Testament. « Vous vous êtes acquitté de votre obligation, l’ami. Votre travail est fait, et maintenant je dois aller retrouver le mien.

— Vous êtes un homme marié. » J’abuse un peu, je sais. Disparu, le sourire amusé de Brett. « Votre épouse est complètement perdue. Vous la laissez terrifiée et seule. » Il me regarde fixement en silence, impassible comme une montagne. « Vous ne pouvez pas trahir vos promesses simplement parce que c’est la fin du monde. »

J’ai bien conscience, tout en parlant, que ces arguments sont voués à l’échec. Il est clair que Brett Cavatone est aussi enraciné dans sa tâche que la muraille de pierre du fort, implantée pour des siècles dans ce sol rocailleux, et que ma suggestion qu’il retourne auprès de Martha et du Rocky’s Rock n’Bowl est non seulement irréalisable mais ridicule, même puérile, en fait. Pourquoi ferait-il ce que je lui dis ? Pourquoi, déjà ? Parce qu’il l’a promis ?

Son regard ne vacille toujours pas : des yeux noirs sous des sourcils broussailleux.

« Je ne rentrerai pas à la maison. Voilà ce que vous allez lui dire. Dites-lui que notre contrat est caduc. Elle comprendra. »

Je la vois d’ici, Martha Milano à sa table de cuisine, hébétée de chagrin, une main tremblant sur sa tasse à thé, hésitant à reprendre ces cigarettes qu’elle ne s’autorise plus à fumer.

« Non, dis-je à Brett. Je ne pense pas qu’elle comprendra.

— Vous m’avez dit vous appeler Henry, c’est bien ça ?

— Henry Palace. Je suis un ancien policier. Comme vous.

— Il y a des choses que vous ne comprenez pas, officier Palace. Des choses que vous ne pouvez pas comprendre. »

Il fait un pas vers moi, compact et puissant comme un char d’assaut, et mes pensées volent vers le petit pistolet glissé dans la poche intérieure de mon blazer. Mais je ne doute pas que Brett, s’il le voulait, serait sur moi avant que j’aie dégainé, en train de me marteler le crâne à coups de poing. Des gouttes de condensation tombent du plafond, suintent le long des murs. J’ai quand même encore une chose à dire. Il faut au moins que j’essaie.

« Martha dit que votre salut en dépend. »

Il répète uniquement ces mots, « mon salut », les laisse flotter un instant dans l’air vicié qui nous sépare, puis dit : « Il va falloir que vous soyez parti de ce fort d’ici dix minutes. »

Il se retourne sur les marches, me présentant son large dos, et fait le premier pas pour sortir des ténèbres de la caponnière.

« Brett ? Officier Cavatone ? »

Il s’arrête pour me répondre calmement par-dessus son épaule, sans se retourner.

« Oui, Henry ? »

Je marque une pause, le ventre serré. Quelques secondes s’écoulent. Oui, Henry ?

Mon enquête est terminée. Affaire réglée. Mais j’entends la voix de Julia dans ma tête, tendue et blanche d’anxiété : En danger ? Mais enfin, le mot « danger » n’est même pas…

Je dois me rendre à l’évidence : je ne peux pas partir. Je ne sais rien, mais j’en sais trop pour m’en aller. Brett attend toujours. Oui, Henry ?

« Je sais ce que vous faites. J’ai rencontré Julia Stone, et elle me l’a dit ; elle m’a expliqué vos intentions.

— Ah, répond-il avec calme. Bien. »

Rien ne peut l’étonner, cet homme.

« Et je… j’aimerais vous aider. »

Brett redescend vers moi, ses grosses mains levées devant lui comme s’il les réchauffait au-dessus d’un feu. Cela me donne l’impression qu’il cherche à me capter, à m’interpréter comme une boule de cristal.

« Vous êtes armé ?

— Oui. »

Je sors le Ruger et le lui montre. Il le prend, le soupèse dans ses mains, le laisse tomber dans la boue.

« On peut faire mieux que ça. »

* * *

Ensemble, nous remontons les marches glissantes et moussues de la caponnière, puis, en silence, nous traversons l’étendue de terre mouillée et de hautes herbes pour rejoindre le fortin. En se servant d’un long bâton terminé par un crochet, Brett fait descendre une échelle de corde enroulée à la porte surélevée, et la déroule jusqu’à pouvoir l’attraper pour la gravir. Il passe en premier, agile, le pied sûr, et je le suis, hissant mon corps dégingandé d’un échelon à l’autre, tout en genoux et en coudes : je dois ressembler à une sorte de mante religieuse.

Je ne suis pas trop sûr de ce qui va suivre.

* * *

« Il y a la base navale de Portsmouth, il y en a une autre à Cape Cod, et il y a aussi l’ancienne base des gardes-côtes de Portland, Maine. C’est tout. Trois bases et, si j’ai bien compté, huit ou neuf navires de gardes-côtes. Ils étaient aidés par un sous-marin nucléaire appelé le Virginia, mais apparemment personne ne l’a vu depuis des mois. Une désertion, peut-être, à moins qu’il n’ait été envoyé au sud pour donner un coup de main en Floride. »

J’opine du chef sans rien dire, une boule dure de stupéfaction et de malaise dans le ventre, tandis que Brett m’expose son plan. Notre plan.

« J’ai obtenu des rapports en provenance de toutes ces installations. On ne peut pas savoir au juste quel est leur degré de préparation, mais on peut supposer qu’il est plus bas que ce qu’on aurait trouvé avant Maïa, à cause des désertions et des limitations techniques dues à la pénurie de ressources. »

Tout en parlant, Brett passe délicatement les doigts sur les cartes et plans qu’il a scotchés partout sur les murs intérieurs du fortin. Il a recouvert les vitrines historiques et les dioramas des services du parc naturel, mais on les aperçoit encore par endroits, les visages sombres d’anciens soldats de vieilles guerres, qui regardent fixement et sévèrement le portraitiste ou le daguerréotypiste. Je pense que Brett se trompe sur nos chances de réussite. Je pense que nous risquons de trouver ces bases navales et de gardes-côtes, comme la PJ de Concord, mieux défendues que dans le passé, et non l’inverse. Je prédirais, moi, des barrages multiples, des épaisseurs supplémentaires de barbelés, des patrouilleurs nerveux soumis à l’ordre strict de tirer sur tout ce qui bouge.

Mais il apparaît clairement que l’évaluation faite par Brett de ces dangers est purement abstraite. On n’envisage pas l’échec, ni même la mort, quand on se prend pour un croisé. Son intention est bien de tuer, d’assassiner, au nom d’une cause supérieure.

En danger ? Mais enfin, le mot « danger » n’est même pas…

Je reprends calmement la parole.

« Il me paraît clair que c’est un job pour plus de deux personnes.

— Oui, eh bien c’était celui d’une seule personne jusqu’à il y a dix minutes, me rétorque Brett. Notre devoir, c’est de faire ce qu’on peut avec ce qu’on a. C’est tout ce qu’il y a à faire, et Dieu décide du résultat. »

J’opine de nouveau.

Nous allons donc nous introduire par effraction dans les bases navales – quitte à tirer sur des gardes au besoin, tirer sur des marins, mettre le feu aux navires. Employer tous les moyens nécessaires pour empêcher d’autres missions à bord de ces vaisseaux. Une croisade d’un seul homme, pour stopper l’arrestation et l’internement des immigrants climatiques le long de la côte de l’Atlantique nord. Ou plutôt, une croisade de deux hommes, dois-je me corriger. Nous nous rendrons d’abord à la base navale de Portsmouth et, si nos efforts là-bas sont couronnés de succès, nous reviendrons ici, à Fort Riley, reconstruirons nos réserves, et entreprendrons le voyage plus long vers Portland plus tard dans la semaine.

« Je crois fermement, officier Palace, que vous n’avez pas été envoyé ici sans raison, dit Brett, en se détournant de son mur de cartes scotchées et de plans périmés des baraquements. Je crois que vous êtes là pour assurer le succès de cette œuvre. »

Une pièce d’artillerie prend la rouille au milieu de la pièce, un canon dont le fût passe par la fenêtre qui fait face à la mer. À côté, Brett dispose d’une lourde cantine, et à présent il s’agenouille, soulève le couvercle et commence à fouiller dans les réserves rangées à l’intérieur : bidons d’eau, bandes stériles, capsules d’iode, et sacs en plastique de supermarché remplis de viande séchée et de fromage ; pendant qu’il passe tout cela en revue, quelque chose m’attire l’œil, un éclair de couleur vive, qui tranche sur le reste. Puis il referme la malle et me tend mon arme, exactement ce à quoi je m’attendais : le second des M140A que Julia Stone a piqués pour lui dans la cache de l’UNH. Il me le met d’office dans les mains. Je sens mon affaire de disparu s’effriter sous mes pieds, fondre en dessous de moi.

« Quand part-on ?

— Maintenant. Tout de suite. »

Il jette les armes dehors depuis la porte surélevée, et elles tombent dans la boue avec deux chocs sourds superposés, après quoi nous commençons à descendre, une main après l’autre, lui passant à nouveau devant. Juste au moment où il vient de toucher le sol et où je ne suis plus qu’à deux échelons au-dessus, ma main glisse sur l’échelle et je dégringole durement sur le dos de Brett, qui, renversé à son tour, lance : « Hé ! » tandis que je roule par terre, atterris sur un des fusils et me relève en le pointant sur son dos.

« Pas un geste. Stop.

— Oh non, Henry, vous n’allez pas faire ça.

— Désolé d’avoir été sournois, vraiment. » Je parle à toute vitesse. « Mais je ne peux pas vous laisser poursuivre un projet impliquant de tuer des serviteurs de l’État. »

Il est à genoux dans la boue, la tête légèrement baissée, tel un moine en prière.

« Il y a une loi supérieure, Henry. Une loi supérieure. »

Je savais qu’il allait dire ça – ou quelque chose du même genre.

« Un meurtre reste un meurtre.

— Non. Faux.

— Désolé, officier Cavatone, vraiment. »

Mes yeux s’humectent, le temps de se réadapter à la vive lumière estivale.

« Pas de quoi. Chaque homme au fond de son cœur prend la mesure de ses actes. »

Le M140 est une arme plus grosse que celles dont j’ai l’habitude, et je n’étais pas préparé à son poids. Pas de mire métallique dessus, rien que la lunette de visée, fine et allongée, semblable à une lampe crayon fixée sur le canon. Comme je tremble un peu, je me concentre sur le contrôle de mes mains, je les force à ne pas bouger.

Brett est toujours à genoux, dos à moi, mais maintenant la tête légèrement relevée, tournée vers le soleil.

« Je comprends, dis-je, que vous soyez en désaccord avec la politique d’arrestations et d’internement des gardes-côtes.

— Non, Henry. Vous ne comprenez pas, me répond-il avec douceur – presque avec douleur. Cette politique n’existe pas.

— Comment ça ?

— Je croyais que vous aviez compris, Henry. Je croyais que c’était pour cela que Dieu vous envoyait. »

Cette idée, que Dieu ou je ne sais quelle autre force de l’Univers m’ait envoyé ici, renouvelle mon malaise et ma détresse. Je rajuste ma prise sur la grosse arme.

« Il ne s’agit pas d’arrestations. Mais d’exécutions. Les gardes-côtes ouvrent le feu sur les cargos, ils les coulent quand ils le peuvent. Et ils abattent les survivants. Ils ne veulent voir personne à terre. »

Je cligne des paupières dans le soleil, le fusil tremblant dans mes mains.

« Je ne vous crois pas. »

Au bout d’un instant, Brett reprend la parole, calme et ardent à la fois.

« À votre avis, qu’est-ce qui est le plus facile pour les gardes-côtes – ou pour ce qui en reste ? Un effort massif, très coûteux en termes de ressources, pour canaliser ces gens ? Ou la tuerie de masse que je viens de vous décrire ? Ils pourraient laisser tomber, bien sûr, mettre fin complètement à leurs sorties, mais alors les immigrants passeraient. Ils arriveraient dans nos villes et ils auraient l’outrecuidance de vouloir partager les ressources, partager l’espace. Ensuite, ils voudraient avoir aussi leur chance de survie après la catastrophe. Et, Dieu nous pardonne, nous sommes bien décidés à ne pas nous laisser faire. »

Il est en larmes. Sa tête est inclinée vers le terrain herbeux du fort, et sa voix sort de sa gorge hachée par le chagrin.

« Je croyais que vous l’aviez compris, Henry, je pensais que vous étiez venu pour ça. »

Mon fusil tremble franchement, maintenant, et je me force à le stabiliser, tout en tâchant de décider de la suite, pendant que Brett s’éclaircit la gorge pour continuer de parler.

« Dieu vous a peut-être donné des yeux incapables de voir ce genre de ténèbres plus profondes. Et c’est une bénédiction pour vous. Mais je vous en supplie, Henry, laissez-moi mener à bien ma mission. Je vous en supplie, Henry, parce que si j’arrive à sauver ne serait-ce qu’un bateau rempli de ces gens, ou même un seul enfant, une seule femme, un seul homme, alors j’aurai accompli l’œuvre de Dieu aujourd’hui. Nous aurons accompli l’œuvre de Dieu. »

Je repense à ces points sur l’horizon, aux navires minuscules que j’ai aperçus depuis l’étroite ouverture de la caponnière, se rapprochant peu à peu, encore en ce moment même.

« Brett… »

Soudain, il plonge en avant, roule dans la boue et se relève avec l’autre fusil, le tout d’un seul mouvement fluide, se retrouve sur un genou, de face, l’arme levée vers moi comme la mienne est baissée vers lui.

Je n’ai pas tiré. Comment aurais-je pu ?

Je secoue la tête pour chasser le soleil aveuglant de mes yeux et la sueur de mon front. Trouve une solution, Palace. Gère la situation. Alors je me lance, comme ça, je me mets à parler.

« Y a-t-il quelqu’un qui sache où vous êtes et ce que vous faites ?

— Julia.

— Julia pensait que quelqu’un d’autre était au courant. Elle pensait que quelqu’un viendrait essayer de vous arrêter.

— Ce n’était qu’une supposition de sa part. Elle se trompe. Personne ne sait rien.

— Où avez-vous trouvé les… les plans et tout ça ? Sur les différentes bases ?

— Je les tiens de l’officier Nils Ryan.

— Qui est …

— Un ancien collègue de la troupe F. Également ancien premier maître dans les gardes-côtes.

— Mais il ne sait pas ce que vous vouliez en faire ?

— Non. »

Je n’ai pas besoin de lui demander pourquoi cet homme, cet officier Ryan, lui aurait livré ces documents : parce qu’il le lui a demandé. Parce que c’est Brett, quoi.

« D’accord. Donc, personne n’est au courant. Personne ne sait où vous êtes. Rien que vous, moi et Julia.

— Voilà.

— Alors… » Je détourne les yeux du canon de son arme pour le regarder dans les yeux. « Brett, arrêtons ça tout de suite. Tout ce que vous avez à faire, c’est me promettre d’arrêter, là, maintenant.

— Non. »

Aucune hésitation.

Nous sommes là, mon arme pointée sur lui, la sienne sur moi.

« Je vous en prie. »

Brett, avec sa voix douce et rocailleuse, un train avançant lentement : « Ce sont des êtres humains qui n’ont plus aucune chance, sauf une. Qui ont tout risqué, parcouru des milliers de kilomètres, les uns sur les autres, en sueur, dans des conteneurs de fret et des cales surchargées, et c’est peut-être un risque imbécile qu’ils prennent, mais ils ne méritent pas d’être assassinés à trente mètres des côtes.

— D’accord, mais… » Mais quoi, inspecteur Palace ? Mais quoi ? « … Nous avons prêté serment, vous et moi. N’est-ce pas ? En entrant dans la police. Nous avons toujours l’obligation de faire ce qui est légal est juste. »

Il secoue tristement la tête.

« Ces deux mots que vous venez de prononcer, l’ami. Ce sont deux choses différentes. »

Je suis très légèrement en contre-haut par rapport à lui, qui se tient sur un genou, et je me sens plus grand que jamais. Un oiseau passe vivement au-dessus de nous, puis un autre, et puis le vent se lève, plus fort que d’habitude, un vent d’été qui charrie depuis les remous du bord un relent de poisson avec une pincée d’odeur de poudre. Nous pouvons tout juste entendre le ressac, qui nous atteint à peine, ici, en haut de la falaise.

« À trois, dis-je, nous allons baisser nos armes, tous les deux en même temps.

— Si vous voulez.

— Et ensuite, nous allons réfléchir à la suite.

— Très bien.

— À trois.

— Un, dit Brett, et il abaisse légèrement son arme, je baisse la mienne de quelques centimètres, au grand soulagement de mes muscles.

— Deux, disons-nous, ensemble cette fois, et nos deux fusils sont pointés vers le sol, à quarante-cinq degrés.

— Trois », dis-je, et je lâche mon arme, et lui la sienne.

Nous restons immobiles environ un quart de seconde, et commençons tous deux à sourire, juste un peu : deux types honorables dans une verte prairie, puis Brett commence à se lever, tendant la main, me disant : « Mon ami… », et là, alors que je lève la mienne, une détonation sèche fend le ciel et la douleur explose dans mon bras, brûlante et déchaînée, une douleur rugissante, et je fais volte-face pour apercevoir le tireur, et quand je me retourne vers Brett il gît en étoile par terre, sur le dos. Je bondis vers lui et hurle son nom, tout en me tenant le bras. Je me retrouve à côté de lui et reste allongé là, pantelant, pendant cinq secondes, dix secondes, attendant d’autres coups de feu. Je m’efforce de me rappeler le protocole pour les victimes de trauma par arme à feu sur le terrain, j’essaie de me remémorer mon entraînement, le bouche-à-bouche, les compressions, tout ça, mais cela n’a plus d’importance : la balle a atteint Brett pile entre les deux yeux, et la moitié de son visage n’est plus qu’un trou béant. C’est inutile, il n’y a plus rien à faire : il est mort.

* * *

La première chose que je fais, c’est me garrotter le bras. Je sais au moins ça – cela, je m’en souviens, et puis de toute manière c’est évident, la blessure pisse le sang, à grandes giclées rouges qui surgissent de mon bras comme un geyser. Elles assombrissent ma chemise et ma veste, forment une mare entre mes chaussures dans la terre boueuse. Le corps inerte de Brett est juste à côté de moi.

C’est drôle : je la regarde, cette fontaine de sang, et c’est en train d’arriver à quelqu’un d’autre, comme si ce bras explosé, cette veste déchirée et cette blessure palpitante appartenaient à un inconnu. Ce que j’ai ressenti à l’impact, dans un instant de douleur terriblement aiguë, s’est complètement retiré, et la blessure, située haut sur mon bras droit, au biceps, est une chose que je peux voir, dont je comprends qu’elle est grave, mais que je ne ressens pas.

C’est l’état de choc. Cette absence de sensation, je la dois à l’adrénaline qui envahit mon corps, s’engouffre dans mes veines comme la mer se rue dans la brèche d’une coque de navire. J’examine mon bras comme s’il s’agissait d’un rôti sur l’étal du boucher : déchirure de l’artère brachiale due à une plaie par balle, et je perds rapidement mon sang, trop rapidement, les précieux millilitres se déversant sur le terrain terreux de Fort Riley. J’ai fait des stages de premiers secours et de réanimation cardiaque, puis chaque année des cours dans le cadre de la formation continue conformément au règlement de la PJ de Concord, et je sais à quoi m’attendre : perte de sang, vertiges, sensation de froid, sueurs froides, et enfin un risque élevé de fièvre, des risques élevés à tous les niveaux, les plaies par balles requièrent généralement des soins médicaux immédiats – en particulier si une artère est touchée. « Risque élevé de perte du membre et/ou de décès. »

Il faut absolument que je stabilise la plaie et que je rejoigne un hôpital.

Brett est allongé à moins d’un mètre de moi, les bras en croix dans la boue. L’horrible plaie au visage, l’immobilité de son corps. « Notre contrat est caduc. » Pourquoi diable a-t-il dit ça ? Qu’est-ce que ça signifie ?

Concentre-toi, Palace. Garrotte-moi cette plaie.

« Bon, bon, d’accord, oh là là ! », me dis-je à moi-même.

Je tâtonne le sol et trouve un petit bâton court. Ça ne va pas fonctionner, pas à long terme, mais il faut que j’arrête immédiatement l’hémorragie – j’aurais déjà dû le faire il y a trente secondes – si je veux rester sur mes pieds pour atteindre le vélo et ma trousse de premiers secours. Je pourrais utiliser ma cravate, provisoirement… sauf que quand je la cherche des doigts, elle n’est plus là. Je l’ai retirée, juste hier – était-ce bien hier ? –, sur la pelouse de l’UNH, et maintenant elle traîne quelque part dans les allées sinueuses, aussi inutile qu’une mue de serpent dans le désert. Je tends la main gauche, essayant de toutes mes forces de ne mouvoir que ce côté-là de mon corps pour ne pas remuer la plaie ; je me penche en avant et retire lentement une de mes chaussures, puis une chaussette. En grimaçant, je prends le bout de la chaussette entre mes dents et l’attache autour de mon bras tel un héroïnomane, repensant soudain au bonhomme dépenaillé que j’ai vu hier, sous la tente réfectoire, le vieux junkie barbu. À votre santé, monsieur, me dis-je absurdement tout en coinçant le bâton entre la fine étoffe et la chair épaisse de mon bras au-dessus de la plaie. J’entortille la chaussette bien serré autour du bâton et ressens un picotement irradiant tandis que l’épanchement commence à ralentir. Je baisse les yeux sur le trou irrégulier que j’ai au bras et vois que le geyser est en train de s’apaiser, de se calmer, pour laisser place à un simple filet de sang.

« Voilà, dis-je à mon bras. C’est bon. »

Je n’ai toujours pas mal. L’état de choc finira par se retirer d’ici une demi-heure, et là, la douleur s’installera et ira s’intensifiant durant les six à huit heures qui suivront. Je revois encore les paragraphes de la brochure agrafée que nous avons reçue lors de notre stage dans la salle de pause, les caractères Helvetica en noir sur le fond vert du papier : le facteur temps est essentiel. Stabilisez rapidement la plaie et veillez à maintenir cette stabilité jusqu’à ce que la victime puisse être rapprochée d’un hôpital.

Un hôpital, Henry ? Quel hôpital ?

La chaussette commence à se relâcher aussitôt que je desserre les dents. Elle ne tiendra pas plus de dix minutes. Je me remets péniblement sur mes pieds et clopine en direction du parking, et de ma petite remorque rouge pleine de matériel.

* * *

C’est Brett, quoi !, voilà ce que j’entendais de tout le monde, c’est Brett, c’est tout. Maintenant, je comprends un peu mieux ce que les gens voulaient dire. Un type fascinant, une force de la nature. Charismatique, posé, vertueux, et étrange.

Je me suis arrêté un instant pour me reposer à mi-chemin entre l’endroit où on nous a tiré dessus et celui où j’ai attaché mon vélo à l’entrée du parking.

« Notre contrat est caduc », m’a-t-il dit. Quel mot étrange à importer dans le vocabulaire amoureux : caduc.

Parmi mes regrets sur ce qui vient de se dérouler, il y a le fait que Brett ne m’ait pas demandé pourquoi j’étais venu le trouver, pourquoi je m’en souciais. Ma réponse était prête. Parce qu’une promesse est une promesse, officier Cavatone, et que la civilisation n’est qu’un ensemble de promesses, et rien d’autre. Un prêt immobilier, un serment de mariage, la promesse de suivre la loi, l’engagement de l’appliquer. Et à présent que le monde est en train de s’écrouler, tout ce monde branlant, chaque promesse non tenue est un caillou jeté contre la paroi en bois de cet édifice en pleine chute.

J’explique tout cela à Brett en avançant, traînant les pieds, resserrant ma chaussette-garrot et réprimant un cri lorsque je détecte le premier picotement annonciateur de la douleur. Je lui donne ma réponse bien qu’il ne soit plus de ce monde, et chaque instant qui passe fait monter en flèche les chances que je trouve la mort ici, moi aussi.

* * *

Le temps que j’atteigne le vélo, mon garrot improvisé n’est plus qu’un chiffon noir et dégoulinant, et aussitôt que je le retire le sang gicle, des torrents de sang frais. Je sors avec des doigts tremblants le garrot pneumatique noir de ma trousse de secours, le remonte haut sur mon bras, en amont de la plaie, et le gonfle le plus vite possible, serrant les paupières en même temps que je presse la pompe.

Je marque une pause, ensuite. Je n’ai pas encore de vertiges, ne ressens pas encore de douleur aiguë. Je suis toujours en état de réfléchir, et j’y parviens pendant un instant. D’ici, je vois la route, le coude de la route 103, et je peux lever les yeux vers les hauts arbres qui entourent le parking de tous côtés.

Quel hôpital, Hank ? Je me repose la question, l’arrache aux profondeurs de ma conscience pour l’amener à la lumière. Ce que je veux dire, ce n’est pas : « Quel hôpital choisirais-tu ? », mais plutôt : « Quel hôpital en état de marche pourrait être accessible à vélo par un homme épuisé qui a déjà perdu beaucoup de sang ? » Peut-être un litre, en tout cas facilement un demi-litre. Portsmouth est la ville la plus proche, et je ne sais même pas si elle compte encore un hôpital en fonction ou s’il n’y a plus que des cabinets privés. Et Durham ? Il doit y avoir une tente infirmerie quelque part sur le campus de la République libre du New Hampshire, de même qu’il y a une tente réfectoire. Quelque part, dans un de ces sous-sols, je ne sais quel étudiant en médecine est en train de faire bouillir des pinces et des aiguilles hypodermiques dans un faitout à homards.

Je me demande : serait-ce plus facile sans la remorque ? Et je la contemple, en débattant intérieurement des risques et avantages qu’il y aurait à abandonner l’eau, la nourriture, les compresses et l’antiseptique pour gagner peut-être quatre ou cinq kilomètres-heure de vélocité. Je m’accroupis pour regarder combien d’eau il me reste, et regrette de ne pas en avoir davantage.

Là. Maintenant. La douleur. Elle arrive.

« Nom de Dieu. »

Je dis ces mots, puis je les hurle : « Nom de Dieuuu ! », et je rejette la tête en arrière et hurle de nouveau, plus fort. Ça fait mal, vraiment, ça fait tellement mal, comme un fer rouge pressé contre mon biceps. J’attrape le bras blessé de l’autre main, lâche aussitôt, et braille de plus belle.

Je me laisse tomber au sol, recroquevillé sur moi-même, ferme les yeux, me balance sur mes talons, en respirant à petites goulées haletantes.

« Bon Dieu, Bon Dieu. »

La douleur irradie à partir du point d’impact pour s’enfoncer dans mon épaule, mon torse, mon cou, tous les circuits de la moitié supérieure de mon corps. Je respire à fond plusieurs fois, toujours accroupi, sur ce parking à côté de la route. Au bout d’un long, très long moment, la douleur cède un peu de terrain, telle une marée qui se retire, et j’ouvre les yeux et vois par terre, avec une clarté quasi hallucinatoire, une feuille d’arbre, seule, orange vif.

Mais ce n’est pas… ce n’est pas une feuille morte. Je la regarde fixement. C’est une fausse feuille. Je la ramasse de la main gauche. Elle est en tissu… un tissu synthétique… une feuille synthétique.

L’idée apparaît dans ma tête non pas mot après mot, mais entièrement formée, comme si quelqu’un d’autre l’avait eue d’abord et me l’avait implantée ensuite : Ça n’a aucun sens.

Car je sais ce que c’est, cette feuille artificielle. Elle provient d’un ghillie suit, la tenue de camouflage intégral portée par les tireurs d’élite professionnels, snipers ou policiers, un costume imitant la végétation qui leur permet d’attendre sans être vus pendant de longues périodes de temps, fondus dans le paysage. Si je sais ce que c’est qu’un ghillie suit, ce n’est pas grâce à mon entraînement dans la police mais grâce à mon grand-père, qui m’a emmené à la chasse exactement trois fois, pour tenter de me guérir de mon désintérêt total pour cette discipline. Je me souviens qu’il m’avait montré un de ses camarades, planqué dans une hutte de chasse et vêtu de son costume de fausses feuilles, et qu’il s’était moqué de lui : « Un ghillie comme ça, c’est pour chasser les hommes, pas les lapins. » Je me rappelle son expression caustique, et je me souviens du terme, ghillie ; le mot m’avait paru si comique, incongru pour un article conçu dans le but de tuer des êtres humains.

La douleur revient en force, telle la marée montante, et je réprime un cri, me laisse tomber plus bas sur le gravier du parking, l’étrange feuille artificielle toujours entre les doigts. Ça n’a aucun sens. Une fois qu’elle est repartie – non, pas partie, mais assourdie –, je regarde au-delà de la muraille, vers le ciel, tâchant de repérer l’endroit où le tireur a attendu, la crête boisée qui sépare le fort de la route. Je visualise la trajectoire de la balle, un ruban rouge vif bondissant du canon pour traverser le terrain nu. Je calcule grosso modo. Je fais une estimation. Trois cents mètres. C’était un tir de précision, aucun doute, trois cents mètres au minimum, d’autant plus que la balle a traversé mon bras tendu pour atteindre Brett entre les deux yeux. Ce dont je viens d’être le témoin, c’est l’assassinat de Brett par un tireur d’élite militaire des gardes-côtes ou de la Navy. Un tueur professionnel qui l’a suivi jusqu’ici et a attendu dans sa tenue camouflage, et qui a tué depuis le bois entre la route et la forêt. Une frappe préventive contre la croisade de ce fou.

Alors quoi ? Pourquoi est-ce que ça n’a aucun sens ?

Je connais déjà la réponse alors que je suis encore en train de formuler la question : parce que Brett m’a dit que non. Personne n’était au courant. Il n’avait dit à personne où il se trouvait. Uniquement à Julia, et Julia me l’avait répété.

Comment l’armée aurait-elle pu envoyer un tireur d’élite le descendre, avant qu’il ait lancé ses raids, alors que personne ne se doutait encore de ce qu’il préparait ?

Une nouvelle vague de douleur. Pire. La pire jusqu’à présent. Je renverse la tête en arrière et hurle comme un loup. La nausée fait des remous dans mon estomac et me remonte dans la gorge. La douleur bondit par bouffées brusques depuis la plaie. Des points bourdonnants se matérialisent devant mes yeux et je baisse la tête, compte lentement jusqu’à dix, en proie à des vertiges issus des tréfonds de mon cerveau. Brett m’a dit que personne d’autre n’était au courant. Brett n’avait aucune raison de me mentir.

Mais cet ami, le collègue de la police d’État, le garde-côte qui lui a donné les plans ? Soupçonnait-il l’envergure de ce que Brett manigançait ? Est-ce lui qui a donné l’alarme ? Lui qui l’a cherché, traqué ?

Il y avait encore autre chose, quelque chose – je halète, tâche de me rappeler –, quelque chose, dans le fortin, qui n’était pas à sa place. La douleur m’empêche de réfléchir correctement. Elle m’empêche de bouger… elle m’empêche d’être, tout simplement. Je me redresse en position assise sur le gravier du parking, adossé au mur, en essayant de ne pas regarder mon bras.

Une couleur.

Un éclair de couleur rose, dans cette cantine.

Je me lève et repars en titubant sur le gravier, là où le tueur a disparu le long de la route, sur son propre dix-vitesses.

Le tueur, ou la tueuse, me dis-je en songeant à Julia Stone, en songeant à Martha Cavatone – la cervelle soudain lancée à plein régime, évaluant les mobiles, faisant rapidement l’appel de tous ceux que j’ai croisés sur le chemin sinueux qui m’a mené à Fort Riley, songeant à toutes les armes que j’ai vues : les M140 de Julia, les pistolets de paintball et les cibles de Rocky, mon petit Ruger. Jeremy Canliss avait un pistolet à canon court dans sa veste quand je l’ai rencontré devant la pizzeria. Non, non, faux. Ça, je l’ai imaginé. C’est bien ça ?

C’est sans importance. L’Amérique est en plein compte à rebours. Tout le monde porte une arme.

« Un hôpital. »

Je trouve ces mots dans ma gorge et les prononce avec gravité, me grondant moi-même, sévère.

« Oublie les flingues. Oublie Brett. Trouve-toi un hôpital. »

Je tourne les yeux vers la route 103 dont l’asphalte fond sous le soleil, dégageant une vapeur caoutchouteuse et noirâtre. Je chancelle sur mes pieds. Les pages vertes de la brochure agrafée du stage de premiers secours volettent dans le vent devant moi, le texte en lettres capitales m’informant que mon vertige passera bientôt de « léger » à « extrême ». Dans quatre heures, la douleur commencera peu à peu à diminuer, lorsque mes tissus mous seront à court de sang et que le bras commencera à mourir.

Je regarde le vélo sans le voir et me rends soudain compte que ma décision est prise. Il est déjà trop tard. L’idée d’enfourcher une bicyclette, là, maintenant, et de rallier un hôpital, n’importe quel hôpital, est grotesque. Absurde. Il était déjà trop tard il y a une heure. Je ne suis pas en état de pédaler ! C’est à peine si je peux marcher. J’éclate de rire, prononce les mots à voix haute : « Henry, tu ne vas pas partir à vélo ! »

Je jette un regard par-dessus mon épaule, vers l’endroit où le corps de Brett gît toujours, là-bas, face au soleil. Mon enquête pour disparition inquiétante, me dis-je amèrement, doit être considérée comme un échec. Je sais pourquoi il est parti, oui, et même où il est allé, mais il est mort et je n’ai pas pu le protéger de cela.

J’ai, en revanche, quelques idées sur l’identité de son assassin, quelques idées éparses et fiévreuses là-dessus.


Il me faut trois quarts d’heure, en rampant comme un misérable, pour revenir sur mes pas, parcourir tout le parking dans la longueur, repasser sous l’arche de pierre, entrer dans le fort et traverser le terrain spongieux jusqu’au pied du fortin. La douleur ne fait plus qu’empirer régulièrement, sans me laisser le moindre répit, s’intensifiant à mesure qu’elle gagne du terrain, colonisant jusqu’aux recoins les plus reculés de mon organisme. Lorsque j’atteins enfin l’ombre vacillante de la tour, j’ai la respiration entrecoupée, je suis penché en avant, mon état se détériore en accéléré, comme un dessin animé montrant un homme en train de mourir de vieillesse. Je m’écroule, tombe sur mon bras droit blessé et braille comme un bébé, choqué par cette douleur électrique, puis roule sur le dos pour me retrouver sous l’échelle de corde qui pend le long de la façade en bois lisse.

Je regarde fixement cette échelle. Les épais barreaux de chanvre que j’ai descendus tout à l’heure, juste derrière Brett, il y a une heure, ressemblent à un jeu pour enfants, à ces structures sur lesquelles nous jouions dans le square de White Park. C’est à présent une muraille, une face montagneuse sur laquelle je dois trouver le moyen de me hisser, épuisé et manchot.

Je me lève, lentement, regarde en haut, et plisse les yeux. Le soleil me brûle le crâne.

« Un », dis-je.

Je respire à fond, pousse un grognement, et, hissant tout mon poids avec mon bras valide, je me soulève juste assez pour prendre pied sur le deuxième échelon.

Puis j’attends là, le souffle court, à moins d’un mètre du sol, la tête tournée vers le soleil et les yeux clos, la sueur coulant de mon cuir chevelu et s’amoncelant dans mon col. J’attends le retour de mes forces pendant… je ne sais pas : quelques minutes ? Cinq minutes ?

Et ensuite : « Deux. »

Respirer – plus bouger – grogner – hisser. Et ensuite, trois… et quatre… encore et encore, en reprenant mon équilibre sur chaque échelon, je me hisse laborieusement puis j’exhale – et j’attends – pantelant… le soleil qui me rôtit contre le mur… la sueur qui cette fois me coule le long de l’échine et des bras, me trempe la taille, inonde mes aisselles.

À mi-hauteur de l’échelle, au dixième échelon, j’en viens à la conclusion que c’est, en fait, infaisable. Je n’irai pas plus loin. Si vraiment il faut mourir, cet endroit n’est pas pire qu’un autre.

Je suis trop fatigué, j’ai trop chaud, j’ai trop soif – plus ça va, plus le problème de la soif monte au premier plan, surpassant l’épuisement, les vertiges et même un état fébrile naissant, surpassant même la douleur, qui était jusqu’à présent le grand champion parmi mes tortionnaires. À ce stade, j’ai oublié ce que j’espérais trouver, au juste, là-haut dans la tourelle, à supposer que j’aie espéré quoi que ce soit.

Aucune importance. Je suis trop crevé, trop handicapé et trop assoiffé pour continuer. Je vais mourir ici, encroûté de sueur et de sang séché, contre ce bâtiment en bois deux fois centenaire, collé à cette paroi par le plein soleil de l’après-midi. C’est ici que Maïa trouvera la coquille vide de mon corps et l’entraînera au large.

Houdini aboie au pied de l’édifice. Je ne le vois pas, bien sûr. Mais je l’entends. Un second aboiement, fort et bref.

« Coucou le chien », dis-je faiblement, envoyant ces mots dériver faiblement dans l’air telle une feuille morte.

Je me racle la gorge, me passe la langue sur les lèvres, puis j’essaie encore.

« Hé, le chien. »

Houdini continue d’aboyer, probablement parce qu’il a faim, ou qu’il a peur, ou peut-être simplement content de m’avoir retrouvé, du moins d’avoir retrouvé mes longues jambes de faucheux. Il a dû se perdre dans le bois, pourchasser des écureuils ou être lui-même pourchassé, ces deux dernières heures. Mais dans mon vertige et mon épuisement, je m’imagine que ses jappements frénétiques sont des encouragements : il m’exhorte à continuer mon ascension, à assaillir l’échelon suivant, puis le suivant.

Mon petit chien a reparu au moment crucial pour m’assurer, dans son langage canin primitif, que le salut m’attendait en haut de l’échelle. Je continue de monter. Allez.

* * *

Lorsque, enfin, je me retrouve sur le sol du fortin, je reste simplement étendu là pendant un moment, pris d’une quinte de toux. Ma gorge est en train de se fermer, de s’affaisser sur elle-même telle une galerie de mine poussiéreuse. Puis, quand je le peux, je roule sur le ventre et rampe jusqu’à la cantine, sous le canon, réussis à l’ouvrir, découvre un bidon de deux gallons d’eau, hisse ce lourd objet jusqu’à mes lèvres, et je bois comme un voyageur perdu dans le désert, laissant l’eau couler partout, me tremper le visage et le torse. Je reprends mon souffle tel un dauphin faisant surface, puis je bois encore.

Je laisse ensuite le bidon en plastique me tomber des mains, et il rebondit avec un bruit creux sur les lattes du plancher.

Ensuite, je me retourne vers le coffre, et une minute plus tard, ça y est, je l’ai trouvé. Le papier rose, enfoui – non, même pas enfoui, à moitié caché à la rigueur, sous des vêtements de rechange et une lampe torche. Une simple feuille de carnet, rose, froissée et noircie sur les bords, là où les doigts de Brett, tachés de terre et de poudre, les ont tripotés. Pliée et crasseuse, mais sentant encore la cannelle.

Je ris tout haut, un sale rire sec et râpeux. Je prends la page arrachée au journal intime de Martha et l’agite en l’air, la serre dans mon poing valide. La page a un bord irrégulier, on voit qu’elle a été arrachée avec force. Je lève les yeux vers le plafond du cloître de Brett, presse le papier contre ma poitrine et souris ; je sens la crasse qui couvre mon visage se craqueler et tomber. Je le lis et le relis, ce papier, et sa signification s’accumule peu à peu autour de moi, puis je commence à avoir la tête qui tourne, à avoir froid, je presse encore la page arrachée contre mon torse, m’adosse au vieux mur de bois, et ferme les yeux.

Il aboie encore, en bas. Houdini donne de la voix, belle créature fidèle, il s’égosille pour m’empêcher de dormir, ou peut-être juste parce qu’il a vu des nuages intéressants, ou peut-être pour exercer sa petite boîte à boucan, comme les chiens aiment à le faire.

Je devrais – j’ouvre les yeux, regarde fixement le mur d’en face, lutte pour former cette pensée – je devrais aller voir s’il va bien. Je me rallonge sur le ventre et rampe jusqu’à la porte. Mon bras commence à ne plus me faire mal, ce qui, malgré le soulagement, est très mauvais signe. Je regarde par-dessus le bord, et il est là, aboyant, décidé, projetant sa voix le long de la paroi jusqu’ici, en haut, où je peux l’entendre.

« Coucou le chien, dis-je dans un râle, parce que je ne trouve plus de voix dans ma gorge. Bon chien-chien. »

Je plisse les yeux, le regard fixe. Le soleil a baissé, il est moins éblouissant, et je distingue clairement l’endroit, au pied du fortin, où mon chien a édifié une petite pyramide d’oiseaux morts. Je me demande vaguement si c’est censé représenter une sorte de sacrifice animal en mon honneur, ou un hommage, ou quelque bizarre forme d’encouragement : Vois, ô maître ! Si tu survis à cette situation, tu pourras déguster ces oiseaux.

« C’est un bon chien, ça. Gentil le chien », dis-je d’une voix rauque.

* * *

Un peu de temps a passé. Si je consulte ma montre, je saurai quelle heure il est, je verrai combien d’heures se sont envolées avec mon bras isolé de ma circulation sanguine, comme s’il était en aval d’un barrage, et je pourrai savoir dans quelle mesure je suis proche soit de mourir, soit de perdre à jamais mon bras droit.

Une douleur lancinante parcourt mon corps sur toute sa longueur. Au temps jadis, on vous sanglait sur une machine, attaché par les chevilles et par les poignets, et on faisait tourner une roue pour vous obliger à parler. Ou même pas pour cela, juste pour vous regarder subir ce supplice. Ou parce qu’il y avait un visiteur à la cour qui n’avait jamais eu l’occasion d’observer cette machine en action. Encore une de ces choses qui vous font penser : bon, d’accord, l’espèce humaine va s’éteindre… bah, que voulez-vous.

Je la relis encore, la page rose, l’écriture de Martha en capitales légèrement penchées, comme la citation de sainte Catherine au-dessus de son lavabo. Mais le ton est différent, tellement différent :

IL EST MORT. N EST MORT, IL EST VRAIMENT MORT.

PLUS JAMAIS JE NE LE REVERRAI, JE NE L’EMBRASSERAI

QUAND JE FERME LES YEUX JE LE VOIS SON SOURIRE DORÉ SES CIGARETTES ROULÉES SES TATOUAGES MARRANTS

MAIS JE LES ROUVRE ET DE NOUVEAU IL N’EST PLUS LÀ

ALORS QUE LE MONDE MEURE MAINTENANT DE TOUTE MANIÈRE IL EST DÉJÀ MORT SANS LUI MAIS

Cela s’arrête ainsi, en plein milieu d’une pensée, pour reprendre à la page suivante que je n’ai pas. Il y a une date en haut, 5 juillet, il y a tout juste deux semaines.

Il est mort, a-t-elle écrit. N est mort, il est vraiment mort.

Qui, Martha ? Qui est N ?

Je ne regarde toujours pas ma montre, mais je sens qu’il se fait tard. Le jour s’use peu à peu, les rayons de soleil apparaissent et disparaissent par les meurtrières. J’aimerais pouvoir envoyer mes pensées, comme des corbeaux messagers médiévaux, pour rassembler des indices et me les rapporter, ici, dans ma cellule de condamné.

Qui était N, Matha ? Avec des dents en or, des cigarettes roulées et des tatouages marrants ?

Combien d’armes reste-t-il dans cet arsenal à côté de la station électrique, Julia Stone ? Veux-tu bien aller voir pour moi ? As-tu même besoin de regarder, ou est-ce toi qui en as fait disparaître encore une ?

L’officier Nils Ryan, le copain trooper de Brett… Nils commence par un N. Mais il y en a un autre, un autre N, et je n’arrive pas à m’en souvenir. Le monde tourbillonne. Cette enquête était une ligne droite, simple et propre : un homme a disparu. Trouver l’homme. Et maintenant on dirait que la nature sauvage reprend ses droits le long de la route, transformant le monde en un épais sous-bois, un labyrinthe, une jungle.

Je palpe mon bras, de haut en bas, de bas en haut, et je ne sens rien ; pendant ce temps, j’ai le souffle rauque, haché. À un moment donné, je franchirai un seuil à partir duquel plus rien n’aura d’importance : « perte d’un membre et/ou décès », cette double conjonction sera résolument remplacée par un simple « et ».

Les gamins s’en tireront bien. Alyssa et Micah Rose, de l’école élémentaire Quincy. J’ai confié ce dossier-là à l’inspecteur Culverson, et il ne lâchera pas le morceau. Je souris à l’idée de Culverson : au Somerset en ce moment même, dînant seul, demandant poliment à Ruth-Ann combien il lui doit.

Le soleil perd de son lustre. C’est la fin de l’après-midi. Ensuite viendra la nuit.

La seule chose qui m’embête, c’est Nico. Parce que c’est vrai, je lui ai promis de la protéger jusqu’à la mort de l’un d’entre nous, ou des deux. Elle était ivre et j’avais quatorze ans, mais je lui ai fait cette promesse et j’étais sincère. Je lui demande pardon, quelque part dans ma tête. S’il existe une personne à qui je peux envoyer un message par télépathie, c’est bien Nico Palace, et je fais le vide dans mon esprit pour l’envoyer dans les airs : Nico, frangine chérie, je suis désolé.

* * *

En rouvrant les yeux, je vois ma montre sans le vouloir. 17 h 13. Environ six heures et demie depuis l’impact, depuis que la balle a creusé le trou dans mon biceps, que j’ai perdu tout ce sang et que j’ai dû garrotter mon bras, le privant de circulation pour tenter de rester en vie.

Il y a longtemps que je n’ai pas entendu Houdini. Peut-être a-t-il décidé d’abroger notre contrat, lui aussi, peut-être a-t-il fui dans les bois, a-t-il évolué pour devenir loup ou phoque. Tant mieux pour lui. Je porte la main à mon visage, comme pour m’assurer qu’il est encore là. Il est sale. Encroûté. Ridé d’une manière dont je n’avais pas souvenir. Les pointes de ma moustache poussent bizarrement, hirsutes et irrégulières, mal définies, mal dessinées. Je déteste ça.

Je relis une fois de plus la page du journal de Martha. IL EST MORT. N EST MORT IL EST VRAIMENT MORT.

* * *

Quand la fusillade commence, elle démarre d’un seul coup : pas un, ni deux, mais une centaine de fusils tirant en même temps, et bien sûr je ne peux pas bouger, je ne peux pas descendre jusque là-bas, au bord de l’eau ; la seule chose que je puisse faire, c’est regarder par les étroites meurtrières et assister au déroulement de cette horreur.

À un moment de cette longue journée chaude et harassante, l’un de ces petits points que j’avais vus ce matin sur l’horizon est arrivé dans le port et a jeté l’ancre du côté du phare ; un navire-cargo aux flancs métalliques, ancré, massif, peut-être à huit cents mètres du rivage, avec des dizaines de petites embarcations flottant autour de lui tels des bébés animaux à la tétée. Six ou sept de ces esquifs s’approchent de la rive, surchargés de passagers, on entend leurs petits moteurs hoqueter. Et maintenant, sous mes yeux, ils essuient un feu nourri.

« Non ! » dis-je tout bas.

Mais, exactement comme me l’a décrit Brett, c’est un navire des gardes-côtes, lignes pures et proue d’acier, hérissé de piquets et d’antennes, noble silhouette garée dans l’eau perpendiculairement à la côte, qui accueille les arrivants non avec une bouée de sauvetage mais par une canonnade.

Les petites embarcations se livrent à des manœuvres vaines, barques à rames et radeaux zigzaguant de-ci de-là tandis que le navire fouette les eaux et envoie en l’air des montagnes d’écume bouillonnante.

Des oiseaux de mer filent au-dessus, fuyant à tire-d’aile, effrayés par les détonations.

« Non, non ! » dis-je, là-haut dans ma tour, derrière la fenêtre, impuissant, ridicule.

Les barques commencent à chavirer, déversant leurs occupants dans l’eau, où ils barbotent, crient et se raccrochent les uns aux autres – des enfants, de vieilles femmes, des hommes jeunes –, et moi qui ne peux que regarder, inutile, coincé dans le fortin, immobilisé par ma blessure, toussant, en proie au vertige, je les regarde se noyer, les regarde surnager, regarde le navire envoyer des vedettes à moteur pour rassembler ceux qui restent.

« Stop ! Police ! », dis-je dans un souffle, les yeux écarquillés.

Les enfants s’agrippent les uns aux autres, petits corps ballottés dans les remous, submergés dans le sillage des navires, ouvrant la bouche pour hurler alors même que les vagues les envoient par le fond.


Dans le silence qui suit, je sombre dans le sommeil, et au fond de mon rêve enfiévré Brett est vivant, accroupi à côté de moi avec son M140 pointé par la meurtrière de la tour. Il ne me dit pas : « Je t’avais prévenu. » Ce n’est pas son genre. Mais ce qu’il dit, c’est : « Caduc. Le contrat est caduc. » Je veux l’avertir que le canon de son fusil rentre dans la pièce par l’autre fenêtre, une image de dessin animé, il fait le tour pour revenir, pointé droit sur sa tête.

Ne fais pas ça, dis-je, ne tire pas. Ma bouche remue mais les mots refusent de sortir, et il tire, et un instant plus tard s’écroule en arrière, saute et roule sur lui-même, et puis il ne bouge plus.

Dans le rêve suivant, la scène suivante, il a un fusil de tir aux pigeons et nous sommes sur le toit, lui et moi, et cette fois il sourit et lorsqu’il sourit sa bouche brille, il se penche en arrière et tire, en l’air, encore, encore, et l’astéroïde tombe du ciel, et Houdini va le chercher, une planète brûlante de roche et de métal calée entre ses crocs comme un canard abattu.

Je suis réveillé par un bruit rythmé, distant et inhabituel, et la première idée qui me vienne en tête est la suivante : « Il voulait partir. »

Ce n’est pas lui qui était infidèle ; c’était elle.

Oh, Martha…

Elle avait pris un amant, l’homme qu’elle identifiait sous l’initiale N, et puis cet amant a été tué lors des émeutes du 4-Juillet, Independence Day.

Et Brett n’avait pas quitté Martha, mais dans son cœur il avait le profond désir de s’en aller. Il avait des informations, il avait un plan d’action, il savait le bien qu’il voulait faire dans le monde. Il savait même où il pouvait se procurer les armes dont il avait besoin. Mais il ne pouvait pas partir, et ne comptait pas le faire, parce qu’il avait prêté serment devant sa femme et devant Dieu, refusait de s’en libérer.

Il y a comme un battement dehors, je tourne la tête mais c’est à peine si je peux remuer. Qu’est-ce que c’est que ce bruit ? Le navire doit être de retour, ou bien c’en est un autre qui arrive, un nouvel affrontement naissant au loin sur l’horizon. L’image des morts et des mourants des bateaux me revient, aussi claire et détaillée qu’une photo. J’essaie de soulever la tête, mais en vain. Je reste dans mon trou, ferme les yeux à ce que j’ai vu et choisis plutôt de réfléchir à mon enquête, de mettre chaque chose à sa place.

En découvrant cette page dans le journal intime de sa femme, Brett a réagi non avec colère, mais avec une joie farouche et secrète. Il l’a déchirée et l’a emportée comme un billet de loterie, parce que c’était sa permission pour s’en aller faire ce qu’il voulait. Il a pris ses dispositions avec le voleur Cortez, et le voilà parti ; par la grâce de Dieu, son épouse avait été infidèle, le contrat qui les liait était caduc, il se sentait libéré et il s’en est allé. Il a arraché cette page, l’a tenue contre son cœur et a filé dans son fortin au bord de la mer pour mener sa vertueuse croisade.

Le bruit sourd et lancinant se rapproche. J’actionne mon bras, qui monte, lent, dense comme un fagot. Pitié, faites que ce ne soit pas encore un bateau. Pitié. Je ne veux plus voir ça.

C’est comme un battement d’ailes, dehors. Proche, bien plus proche que la mer. Un moteur.

Je ressens alors un besoin impérieux de bouger, il faut que je me traîne, et c’est ce que je fais. J’utilise mes jambes mais pas pour marcher, pour me projeter en avant, comme une chenille, en travers de la petite pièce et en direction de la porte, et là je sors la tête et je le vois : le grand hélicoptère aux flancs verts, suspendu dans le ciel au-dessus du fortin, rotors tournant, dans un immense fracas.

Je lève ma main valide au-dehors et l’agite, faiblement, et j’essaie de crier mais aucun son ne s’échappe de ma gorge. Ce n’est pas nécessaire, toutefois, car elle m’a vu. Nico, penchée par la portière de l’hélico, accrochée au montant, riant, criant :

« Hank ! Hank ! »

Je ne l’entends pas vraiment, je vois juste ses lèvres qui bougent, et je devine ses paroles : « Je te l’avais bien dit ! »

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