Prologue LE PRINCIPE D’IMPRUDENCE

Bruxelles, la cartonnerie familiale, le confort bourgeois[1]. Comme dans la chanson de Souchon : « On va tous pareils, moyen moyen / La grande aventure, Tintin[2]… » Mais il la voyait pas comme ça, sa vie, Jacky. « J’ai eu l’impression que j’allais ou devenir fou ou les tuer, ce qui est à peu près la même chose… et je suis parti pour éviter un meurtre, mais je suis parti gentiment, j’ai dit : “Je pars”… et on m’a dit : “Tu peux partir mais tu n’as pas le droit de revenir”[3]. » Il est parti, sans espoir ni surtout volonté de retour, pour rester vivant, debout. « Tout le malheur du monde, disait-il, vient de l’immobilité. Toujours ! On n’est pas fait pour mourir, puisque mourir c’est s’arrêter » : tout Brel est là. Sans cesse en mouvement, avec l’obsession d’« aller voir » de l’autre côté de la colline… ou de l’océan.

« Il est urgent d’être heureux », écrit-il à l’un de ses amis à la veille de se lancer dans la traversée de l’Atlantique, amputé partiellement d’un poumon moins d’un mois et demi plus tôt ! C’est à croire qu’il savait qu’il mourrait jeune. À la Camarde, il assurait en 1968 : « J’arrive, j’arrive / C’est même pas toi qui es en avance / C’est déjà moi qui suis en retard », écrivant dès 1960 : « La mort m’attend comme une princesse / À l’enterrement de ma jeunesse. » Mais c’est dur de mourir au printemps, aussi le Grand Jacques a choisi l’automne : « La mort m’attend aux dernières feuilles / De l’arbre qui fera mon cercueil. » Cela faisait alors plus de dix ans qu’il avait abandonné le tour de chant, si l’on excepte cet Homme de la Mancha qui lui allait si bien… et s’achevait par la mort du héros.

Ainsi, fait aussi remarquable qu’exceptionnel, sa carrière de chanteur, du moment où il est devenu célèbre avec Quand on n’a que l’amour jusqu’à ses fameux adieux de l’Olympia 1966, n’a duré que dix ans. Dix ans seulement pour devenir « irremplaçable », comme l’affirmera Juliette Gréco[4] : « Personne ne pourra jamais approcher cette force-là ! Personne. Il a tout dit, il a traité de tout et, quand il n’a plus eu à parler, il est parti. Et il n’est jamais revenu, lui ! » Une décennie lui aura suffi pour laisser dans la chanson — et auprès du public — une empreinte indélébile. C’est dire la mesure de l’homme et du créateur. « Il a apporté à la chanson cette espèce de qualité gigantesque d’expression qui nous manque un petit peu en France. C’est un Belge, c’est un Flamand avec tout ce que cela comporte de grand. Il a apporté une façon de se bagarrer contre des moulins. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien qu’il a fait L’Homme de la Mancha, c’est parce qu’il était un véritable Don Quichotte. Il l’était dans la vie. Il l’était partout et quand il n’y avait pas d’obstacles, il les inventait pour les surmonter. » De qui, ce commentaire si pertinent ? De Brassens, bien sûr, sans doute son meilleur et plus vieil ami, avec Charley Marouani, Lino Ventura… et Jojo.

Aux proches de ce dernier, le jour même de ses obsèques, Brel confiait déjà qu’il serait « le suivant ». Flagrant dans son œuvre, ce sentiment d’être en partance l’était plus encore dans sa vie. « Dès les premiers temps, dira son ancien imprésario Charley Marouani, je me suis rendu compte que Jacques n’était ni un artiste ni un homme comme les autres. Il ne mimait pas ses chansons : il les vivait. Il ne chantait pas ; il se consumait. Pressentait-il qu’il mourrait à quarante-neuf ans ? Était-ce sa crainte d’une existence “raccourcie” qui le poussait à “partir où personne ne part”[5] ? » D’où l’urgence de mener son tour de chant tambour battant : quinze chansons, pas une de plus, mais enchaînées à un rythme d’enfer. L’urgence ensuite d’arrêter les concerts pour éviter d’avoir à tricher[6] (« Et dis-toi donc grand Jacques / Dis-le-toi souvent / C’est trop facile de faire semblant[7] ») — il avait seulement trente-huit ans et il ne lui restait déjà plus qu’une dizaine d’années à vivre. « Faire semblant était au-dessus de ses moyens. Tricher aurait été une injure faite au public[8]. » Repartir de plus belle, tâter de la comédie musicale, du cinéma. Puis s’imposer d’incroyables défis, dans l’urgence et l’imprudence à la fois. Navigateur au long cours, pilote au grand cœur… Jusqu’à en faire un principe de vie. Le principe d’imprudence ! « Les hommes prudents sont des infirmes… »

On ne le sait pas trop, mais c’est à la fin du voyage, aux confins de l’enfance, qu’il a fait de sa vie l’égale de son œuvre : un chef-d’œuvre. « Un homme passe sa vie à compenser son enfance. Un homme se termine vers seize, dix-sept ans. Il a eu tous ses rêves. Il ne les connaît pas, mais ils sont passés en lui », assurait-il. Ce qu’il avait rêvé tout éveillé étant enfant, puis théorisé de façon si brillante — imprimé sur papier, gravé sur disque, interprété sur scène, porté à l’écran (Le Far West…) et, bien sûr, proclamé haut et fort dans ses interviews —, il lui a fallu moins de trois ans, ses trois dernières années, pour le mettre en pratique aux Marquises.

Loin d’être une sorte d’appendice à sa vie d’artiste, parachevée avec sept ou huit chansons majeures, sa vie d’être humain dans cet archipel parmi les plus isolés au monde — la « Terre des Hommes », ainsi nommée par ses premiers habitants il y a plus de deux mille ans — aura été plus qu’un aboutissement, un véritable accomplissement. C’est là que l’œuvre de Jacques Brel a pris tout son sens, comme on transforme un essai, légitimée et validée rétrospectivement par ce voyage au bout de la vie ; là, enfin, qu’en allant au bout de sa quête altruiste, au bout de lui-même, l’homme a opéré — vraiment et définitivement — la jonction avec l’artiste.

Rêver un impossible rêve

Porter le chagrin des départs

Brûler d’une possible fièvre

Partir où personne ne part[9].

« Moi, tout le monde m’a appris à mourir, depuis que je suis né. On m’a appris à mettre de l’argent de côté, à être prudent… Toutes ces choses qui sont le contraire de vivre et qui apprennent la mort, c’est désolant. » Jacques Brel, lui, nous a appris à vivre. Son histoire est une leçon de vie. Si bien qu’on peine, comme Brassens, à croire à sa mort : « Non, je ne pense pas qu’il soit mort… Avec ce qu’il a fait, avec ce qu’il a écrit, avec ses qualités d’homme et ses qualités d’écrivain, d’auteur, comment voulez-vous l’enterrer ? Il est là, plus vivant que jamais. » C’est sûr, Jacky, six pieds sous terre, tu frères encore.

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