Une impression plus forte s’imposait à Christophe, à mesure qu’il voyait plus clair dans la cuve aux idées, où fermentait l’art parisien: la suprématie de la femme sur cette société cosmopolite. Elle y tenait une place absurde, démesurée. Il ne lui suffisait plus d’être la compagne de l’homme. Il ne lui suffisait même pas de devenir son égale. Il fallait que son plaisir fût la première loi pour l’homme. Et l’homme s’y prêtait. Quand un peuple vieillit, il abdique sa volonté, sa foi, toutes ses raisons de vivre, dans les mains de la dispensatrice de plaisir. Les hommes font les œuvres; mais les femmes font les hommes, – (quand elles ne se mêlent pas de faire aussi les œuvres, comme c’était le cas dans la France d’alors); – et ce qu’elles font, il serait plus juste de dire qu’elles le défont. L’éternel féminin a toujours exercé sans doute une force exaltante sur les meilleurs; mais pour le commun des hommes et pour les époques fatiguées, il y a, comme l’a dit quelqu’un, un autre féminin tout aussi éternel, qui les attire en bas. Cet autre, était le maître de la pensée, le roi de la République.
Christophe observait curieusement les Parisiennes, dans les salons où la présentation de Sylvain Kohn et son talent de virtuose l’avaient fait accueillir. Comme la plupart des étrangers, il généralisait à toutes les Françaises ses remarques sans indulgence d’après deux ou trois types qu’il avait rencontrés: de jeunes femmes, pas très grandes, sans beaucoup de fraîcheur, la taille souple, les cheveux teints, un grand chapeau sur leur aimable tête, un peu grosse pour le corps; les traits nets, la chair un peu soufflée; un nez assez bien fait, souvent vulgaire, sans caractère, toujours; des yeux en éveil, mais sans vie profonde, qui tâchaient de se rendre le plus brillants et le plus grands possible; la bouche bien dessinée, bien maîtresse d’elle-même; menton gras; tout le bas de la figure dénotant le caractère matériel de ces élégantes personnes, qui, si occupées qu’elles fussent d’intrigues amoureuses, ne perdaient jamais de vue le souci du monde et de leur ménage. Jolies, mais point de race. Chez presque toutes ces mondaines, on sentait la bourgeoise pervertie, ou qui eût voulu l’être, avec les traditions de sa classe: prudence, économie, froideur, sens pratique, égoïsme. Une vie pauvre. Un désir du plaisir, procédant beaucoup plus d’une curiosité cérébrale que d’un besoin des sens. Une volonté de qualité médiocre, mais décidée. Elles étaient supérieurement habillées, et avaient de menus gestes automatiques. Tapotant leurs cheveux et leurs peignes, du revers ou du creux de leurs mains, par petits coups délicats, elles s’asseyaient toujours de façon à pouvoir se mirer – et surveiller les autres – dans une glace, voisine ou lointaine, sans compter, au dîner ou au thé, les cuillers, les couteaux, les cafetières d’argent, polis et reluisants, où elles attrapaient au passage le reflet de leur visage, qui les intéressait plus que le reste du monde. Elles observaient à table une hygiène sévère: buvant de l’eau, et se privant de tous les mets, qui eussent pu porter atteinte à leur idéal de blancheur enfarinée.
La proportion des Juives était assez forte dans les milieux que fréquentait Christophe; et il était attiré par elles, bien que, depuis sa rencontre avec Judith Mannheim, il n’eût guère d’illusion sur leur compte. Sylvain Kohn l’avait introduit dans quelques salons israélites, où il avait été reçu avec l’intelligence habituelle de cette race, qui aime l’intelligence. Christophe se rencontrait à dîner avec des financiers, des ingénieurs, des brasseurs de journaux, des courtiers internationaux, des espèces de négriers, – les hommes d’affaires de la République. Ils étaient lucides et énergiques, indifférents aux autres, souriants, expansifs, et fermés. Christophe avait le sentiment qu’il y avait des crimes sous ces fronts durs, dans le passé et dans l’avenir de ces hommes assemblés autour de la table somptueuse, chargée de chairs et de fleurs. Presque tous étaient laids. Mais le troupeau des femmes, dans l’ensemble, était assez brillant. Il ne fallait pas les regarder de trop près: la plupart manquaient de finesse dans la ligne ou la couleur. Mais de l’éclat, une apparence de vie matérielle assez forte, de belles épaules qui s’épanouissaient orgueilleusement sous les regards, et un génie pour faire de leur beauté, et même de leur laideur, un piège à prendre l’homme. Un artiste eût retrouvé en certaines d’entre elles l’ancien type romain, les femmes du temps de Néron, ou de celui de Hadrien. On voyait aussi des figures à la Palma, expression charnelle, lourd menton, fortement attaché dans le cou, non sans beauté bestiale. D’autres avaient les cheveux abondants et frisés, des yeux brûlants, hardis: on les devinait fines, incisives, prêtes à tout, plus viriles que les autres femmes, et cependant plus femmes. Au milieu du troupeau, se détachait çà et là un profil plus spiritualisé. Ses traits purs, par delà Rome, remontaient jusqu’au pays de Laban: on y croyait goûter une poésie de silence, l’harmonie du Désert. Mais quand Christophe s’approchait et écoutait les propos qu’échangeaient Rebecca avec Faustine la Romaine, ou Sainte-Barbe la Vénitienne, il trouvait une juive parisienne, comme les autres, plus Parisienne qu’une Parisienne, plus factice et plus frelatée, qui disait des méchancetés tranquilles, en déshabillant l’âme et le corps des gens avec ses yeux de Madone.
Christophe errait, de groupe en groupe, sans pouvoir se mêler à aucun. Les hommes parlaient de chasse avec férocité, d’amour avec brutalité, d’argent seulement avec une sûre justesse, froide et goguenarde. On prenait des notes d’affaires au fumoir. Christophe entendait dire d’un bellâtre qui se promenait entre les fauteuils des dames, une rosette à la boutonnière, grasseyant de lourdes gracieusetés:
– Comment! Il est donc en liberté?
Dans un coin du salon, deux dames s’entretenaient des amours d’une jeune actrice et d’une femme du monde. Parfois il y avait concert. On demandait à Christophe de jouer. Des poétesses, essoufflées, ruisselantes de sueur, proféraient sur un ton apocalyptique des vers de Sully-Prudhomme et de Auguste Dorchain. Un illustre cabotin venait solennellement déclamer une Ballade mystique, avec accompagnement d’orgue céleste. Musique et vers étaient si bêtes que Christophe en était malade. Mais les Romaines étaient charmées et riaient de bon cœur, en montrant leurs dents magnifiques. On jouait aussi de l’Ibsen. Épilogue de la lutte d’un grand homme contre les Soutiens de la Société, aboutissant à les divertir!
Ensuite, ils se croyaient tenus, naturellement, à deviser sur l’art. C’était une chose écœurante. Les femmes surtout se mettaient à parler d’Ibsen, de Wagner, de Tolstoy, par flirt, par politesse, par ennui, par sottise. Une fois que la conversation était sur ce terrain, plus moyen de l’arrêter. Le mal était contagieux. Il fallait écouter les pensées des banquiers, des courtiers et des négriers sur l’art. Christophe avait beau éviter de répondre, détourner l’entretien: on s’acharnait à lui parler musique, haute poésie. Comme disait Berlioz, «ces gens-là emploient ces termes avec le plus grand sang-froid; on dirait qu’ils parlent vin, femmes, ou autres cochonneries». Un médecin aliéniste reconnaissait dans l’héroïne d’Ibsen une de ces clientes, mais beaucoup plus bête. Un ingénieur assurait, convaincu, que, dans Maison de poupée, le personnage sympathique était le mari. L’illustre cabotin, – un comique fameux, – ânonnait en vibrant de profondes pensées sur Nietzsche et sur Carlyle; il contait à Christophe qu’il ne pouvait pas voir un tableau de Vélasquez, – (c’était le dieu du jour) – «sans que de grosses larmes lui coulassent sur les joues». Toutefois, il confiait à Christophe, toujours, – que, si haut qu’il mît l’art, il plaçait encore plus haut l’art dans la vie, l’action et que s’il avait eu le choix du rôle à jouer, il eût choisi Bismarck. Parfois, il se trouvait là un de ces hommes dits d’esprit. La conversation n’en était pas sensiblement relevée. Christophe faisait le compte de ce qu’ils passaient pour dire, et de ce qu’ils disaient en effet. Le plus souvent, ils ne disaient rien; ils s’en tenaient à des sourires énigmatiques; ils vivaient sur leur réputation, et ne la risquaient point. À part quelques discoureurs, en général, du Midi. Ceux-là parlaient de tout. Nul sentiment des valeurs; tout était sur le même plan. Tel était un Shakespeare. Tel était un Molière. Où tel, un Jésus-Christ. Ils comparaient Ibsen à Dumas fils, Tolstoy à George Sand; et naturellement, c’était pour montrer que la France avait tout inventé. D’ordinaire, ils ne savaient aucune langue étrangère. Mais cela ne les gênait pas. Il importait si peu à leur public, qu’ils disent la vérité! Ce qui importait, c’était qu’ils disent des choses amusantes, et autant que possible flatteuses pour l’amour-propre national. Les étrangers avaient bon dos, – à part l’idole du jour: car il en allait une pour la mode: que ce fût Grieg, ou Wagner, ou Nietzsche, ou Gorki, ou d’Annunzio. Cela ne durait pas longtemps, et l’idole était sûre de passer un matin, à la boîte aux ordures.
Pour le moment, l’idole était Beethoven. Beethoven – qui l’eût dit? – était un homme à la mode. Du moins, parmi les gens du monde et les littérateurs: car les musiciens s’étaient sur-le-champ détachés de lui, suivant le système de bascule qui est une des lois du goût artistique en France. Pour savoir ce qu’il pense, un Français a besoin de savoir ce que pense son voisin, afin de penser de même, ou de penser le contraire. Voyant Beethoven devenir populaire, les plus distingués d’entre les musiciens avaient commencé de ne plus le trouver assez distingué pour eux; ils prétendaient devancer l’opinion, et ne jamais la suivre; plutôt que d’être d’accord avec elle, ils lui tournaient le dos. Ils s’étaient donc mis à traiter Beethoven de vieux sourd, qui criait d’une voix âpre; et certains affirmaient qu’il était peut-être un moraliste estimable, mais un musicien surfait. – Ces mauvaises plaisanteries n’étaient pas du goût de Christophe. L’enthousiasme des gens du monde ne le satisfaisait pas davantage. Si Beethoven était venu à Paris, en ce moment, il eût été le lion du jour: c’était fâcheux pour lui qu’il fût mort depuis un siècle. Sa musique comptait pour moins dans cette vogue que les circonstances plus ou moins romanesques de sa vie, popularisée par des biographies sentimentales. Son masque violent, au mufle de lion, était devenu une figure de romance. Les dames s’apitoyaient sur lui; elles laissaient entendre que, si elles l’avaient connu, il n’eût pas été si malheureux; et leur grand cœur était d’autant plus disposé à s’offrir qu’il n’y avait aucun risque que Beethoven les prît au mot: le vieux bonhomme n’avait plus besoin de rien. – C’est pourquoi les virtuoses, les chefs d’orchestre, les impresarii se découvraient des trésors de piété pour lui; et, en leur qualité de représentants de Beethoven, ils recueillaient les hommages qui lui étaient destinés. De somptueux festivals, à des prix fort élevés, donnaient aux gens du monde l’occasion de montrer leur générosité, – et parfois aussi de découvrir les symphonies de Beethoven. Des comités de comédiens, de mondains, de demi-mondains, et de politiciens chargés par la République de présider aux destinées de l’art, faisaient savoir au monde qu’ils allaient élever un monument à Beethoven: on volait sur la liste, avec quelques braves gens qui servaient de passeport aux autres, toute cette racaille qui eût foulé aux pieds Beethoven, vivant.
Christophe regardait, écoutait. Il serrait les dents, pour ne pas dire une énormité. Toute la soirée, il restait tendu et crispé. Il ne pouvait ni parler, ni se taire. Parler, non par plaisir ou par nécessité, mais par politesse, parce qu’il faut parler, lui semblait humiliant. Dire le fond de sa pensée, cela ne lui était pas permis. Dire des banalités, cela ne lui était pas possible. Et il n’avait même pas le talent d’être poli, quand il ne disait rien. S’il regardait son voisin, c’était d’une façon trop fixe et trop intense: malgré lui, il l’étudiait, et l’autre en était blessé. S’il parlait, il croyait trop à ce qu’il disait: cela choquait tout le monde, et même lui. Il se rendait compte qu’il n’était pas à sa place; et, comme il était assez intelligent pour avoir le sens de l’harmonie du milieu, où sa présence détonnait, il était aussi choqué de ses façons d’être que ses hôtes eux-mêmes. Il s’en voulait, et il leur en voulait.
Quand il se retrouvait seul enfin dans la rue, au milieu de la nuit, il était si écrasé d’ennui qu’il n’avait pas la force de rentrer à pied chez lui; il avait envie de se coucher par terre, en pleine rue, comme il avait été, vingt fois, sur le point de le faire, lorsque, petit virtuose, il revenait de jouer au château du grand-duc. Parfois n’ayant plus que cinq à six francs pour la fin de sa semaine, il en dépensait deux à une voiture. Il s’y jetait précipitamment, afin de fuir plus vite; et tandis qu’elle l’emportait, il gémissait d’énervement. Chez lui, il gémissait encore, dans son lit, en dormant… Et puis, brusquement, il éclatait de rire, en se rappelant une parole burlesque. Il se surprenait à la redire, en mimant les gestes. Le lendemain, et plusieurs jours après, il lui arrivait encore, se promenant seul, de gronder tout à coup comme une bête… Pourquoi allait-il voir ces gens? Pourquoi retournait-il les voir? Pourquoi s’obliger à faire des gestes et des grimaces, comme les autres, à feindre de s’intéresser à ce qui ne l’intéressait pas? – Est-ce qu’il était bien vrai que cela ne l’intéressât pas? – Il y a un an, il n’eût jamais pu supporter cette société. Maintenant, elle l’amusait tout en l’irritant. Était-ce un peu de l’indifférence parisienne qui s’insinuait en lui? Il se demandait avec inquiétude s’il était donc devenu moins fort. Mais c’était au contraire qu’il l’était davantage. Il était plus libre d’esprit dans un milieu étranger. Ses yeux s’ouvraient malgré lui à la grande Comédie du monde.
D’ailleurs, que cela lui plût ou non, il fallait bien continuer cette vie, s’il voulait que son art fût connu de la société parisienne, qui ne s’intéresse aux œuvres que dans la mesure où elle connaît les artistes. Et il fallait bien qu’il cherchât à être connu, s’il voulait trouver des leçons à donner parmi ces Philistins, dont il avait besoin pour vivre.
Et puis, l’on a un cœur; et, malgré soi, le cœur s’attache, il trouve à s’attacher, dans quelque milieu que ce soit; s’il ne s’attachait, il ne pourrait vivre.
Parmi les jeunes filles que Christophe avait pour élèves, était la fille d’un riche fabricant d’automobiles, Colette Stevens. Son père était belge, naturalisé Français, fils d’un Anglo-Américain établi à Anvers et d’une Hollandaise. Sa mère était Italienne. C’était une famille bien parisienne. Pour Christophe, – pour beaucoup d’autres, – Colette Stevens était le type de la jeune fille française.
Elle avait dix-huit ans, des yeux noirs veloutés, qu’elle faisait doux aux jeunes gens, des prunelles d’Espagnole, qui remplissaient tout l’orbite de leur humide éclat, un petit nez un peu long et fantasque, qu’elle fronçait et remuait légèrement en parlant, avec des moues mutines, les cheveux désordonnés, un minois chiffonné, la peau médiocre, frottée de poudre, les traits gros, un peu gonflés, l’air d’un petit chat bouffi.
De proportions toutes menues, très bien habillée, séduisante, agacinante, elle avait des manières mignardes, précieuses, niaisottes; elle jouait la fillette, se balançant deux heures dans son fauteuil à bascule poussant des petits cris, des:
– Non, ce n’est pas possible?…
à table battant des mains, quand il y avait un plat qu’elle aimait; au salon, grillant des cigarettes, affectant, devant les hommes, une affection exubérante pour ses amies, se jetant à leur cou, leur caressant la main, leur chuchotant à l’oreille, disant des ingénuités, disant aussi des méchancetés, admirablement, d’une voix douce et frêle, qui savait même, à l’occasion, dire des choses très lestes, sans avoir l’air d’y toucher, qui savait encore mieux en faire dire, – l’air candide d’une petite fille bien sage, les yeux brillants, aux paupières lourdes, voluptueux et sournois, qui regardaient de côté, malignement, guettant tous les potins, happant toutes les polissonneries de la conversation, et tâchant de pêcher çà et là quelque cœur à la ligne.
Ces singeries, ces parades de petit chien, cette ingénuité frelatée, ne plaisaient à Christophe en aucune façon. Il avait autre chose à faire qu’à se prêter aux manèges d’une petite fille rouée, ou même qu’à les considérer, d’un œil amusé. Il avait à gagner son pain, à sauver de la mort sa vie et ses pensées. Le seul intérêt pour lui de ces perruches de salon était de lui en fournir les moyens. En échange de leur argent, il leur donnait ses leçons, en conscience, le front plissé, l’esprit tendu vers la tâche, afin de ne se laisser distraire ni par l’ennui qu’elle lui causait, ni par les agaceries de ses élèves, quand elles étaient aussi coquettes que Colette Stevens. Il ne faisait guère plus attention à elle qu’à la petite cousine de Colette, une enfant de douze ans, silencieuse et timide, que les Stevens avait prise chez eux, et à qui il enseignait aussi le piano.
Mais Colette était trop fine pour ne pas sentir qu’avec lui toutes ses grâces étaient perdues, et trop souple, pour ne pas s’adapter instantanément aux façons de Christophe. Elle n’avait même pas besoin de s’appliquer pour cela. C’était un instinct de sa nature. Elle était femme. Elle était une onde sans forme. Toutes les âmes qu’elle rencontrait lui étaient comme des vases, dont, par curiosité, par besoin, sur-le-champ, elle épousait les formes. Pour être, il fallait toujours qu’elle fût un autre. Toute sa personnalité, c’était qu’elle ne le restait pas. Elle changeait de vases, souvent.
Christophe l’attirait, pour beaucoup de raisons, dont la première était qu’il n’était pas attiré par elle. Il l’attirait encore, parce qu’il était différent de tous les jeunes gens qu’elle connaissait; elle n’avait jamais essayé encore d’une potiche de cette forme et de ces aspérités. Il l’attirait enfin, parce qu’experte, de race, à évaluer du premier coup d’œil le prix exact des potiches et des gens, elle se rendait parfaitement compte qu’à défaut d’élégance, Christophe avait une solidité, qu’aucun de ses bibelots parisiens ne pouvait lui offrir.
Elle faisait de la musique, comme la plupart des jeunes filles oisives. Elle en faisait beaucoup et peu. C’est-à-dire qu’elle en était toujours occupée, et qu’elle n’en connaissait presque rien. Elle tripotait son piano, toute la journée, par désœuvrement, par pose, par volupté. Tantôt elle en faisait comme du vélocipède. Tantôt elle pouvait jouer bien, très bien, avec goût, avec âme, – (on eût presque dit qu’elle en avait une: il suffisait qu’elle se mît à la place de quelqu’un qui en avait une). – Elle était capable d’aimer Massenet, Grieg, Thomé, avant de connaître Christophe. Mais elle était aussi capable de ne plus les aimer, depuis qu’elle connaissait Christophe. Et maintenant elle jouait Bach et Beethoven très proprement, – (ce qui, à la vérité n’est pas beaucoup dire); – mais le plus fort, c’est qu’elle les aimait. Au fond, ce n’était ni Beethoven, ni Thomé, ni Bach, ni Grieg, qu’elle aimait: c’étaient les notes, les sons, ses doigts qui couraient sur les touches, les vibrations des cordes qui lui grattaient les nerfs comme autant d’autres cordes, leurs chatouilleries voluptueuses.
Dans le salon de l’hôtel aristocratique, décoré de tapisseries un peu pâles, avec, sur un chevalet, au milieu de la pièce, le portrait de la robuste madame Stevens par un peintre à la mode qui l’avait représentée languissante comme une fleur sans eau, les yeux mourants, le corps tordu en spirale, pour exprimer la rareté de son âme millionnaire, – dans le grand salon aux baies vitrées, donnant sur de vieux arbres, que la neige poudrait, Christophe trouvait Colette toujours assise devant son piano, ressassant indéfiniment les mêmes phrases, se caressant les oreilles de dissonances moelleuses.
– Ah! faisait Christophe, en entrant. Voilà la chatte, qui fait encore ronron!
– Malhonnête! disait-elle en riant…
(Et elle lui tendait sa main un peu moite).
– … Écoutez cela. Est-ce que ce n’est pas joli?
– Très joli, disait-il, d’un ton indifférent.
– Vous n’écoutez pas!… Voulez-vous bien écouter!
– J’entends… C’est toujours la même chose.
– Ah! vous n’êtes pas musicien, faisait-elle, avec dépit.
– Comme si c’était de musique qu’il s’agissait!
– Comment! ce n’est pas de musique?… Et de quoi, s’il vous plaît?
– Vous le savez très bien; et je ne vous le dirai pas, parce que ce ne serait pas convenable.
– Raison de plus pour le dire.
– Vous le voulez?… Tant pis pour vous!… Eh bien, savez-vous ce que vous faites avec votre piano?… Vous flirtez.
– Par exemple!
– Parfaitement. Vous lui dites: «Cher piano, cher piano, dis-moi des gentils mots, encore, caresse-moi, donne-moi un petit baiser!»
– Mais voulez-vous vous taire! dit Colette, moitié riante, moitié fâchée. Vous n’avez pas la moindre idée du respect.
– Pas la moindre.
– Vous êtes un impertinent… Et puis d’abord, quand cela serait, est-ce que ce n’est pas la vraie façon d’aimer la musique?
– Oh! je vous en prie, ne mêlons pas la musique à cela.
– Mais c’est la musique même! Un bel accord, c’est un baiser.
– Je ne vous l’ai pas fait dire.
– Est-ce que ce n’est pas vrai?… Pourquoi haussezvous les épaules? Pourquoi faites-vous la grimace?
– Parce que cela me dégoûte.
– De mieux en mieux!
– Cela me dégoûte d’entendre parler de la musique comme d’un libertinage… Oh! ce n’est pas votre faute. C’est la faute de votre monde. Toute cette fade société qui vous entoure regarde l’art comme une sorte de débauche permise… Allons, assez là-dessus! Jouez-moi votre sonate.
– Mais non, causons encore un peu.
– Je ne suis pas ici pour causer, je suis ici pour vous donner des leçons de piano… En avant, marche!
– Vous êtes poli! disait Colette, vexée, – ravie au fond d’être un peu rudoyée.
Elle jouait son morceau, s’appliquant de son mieux; et, comme elle était habile, elle y réussissait très passablement, parfois même assez bien. Christophe, qui n’était pas dupe, riait en lui-même de l’adresse «de cette sacrée mâtine, qui jouait, comme si elle sentait ce qu’elle jouait, quoiqu’elle n’en sentît rien». Il ne laissait pas d’en éprouver pour elle une sympathie amusée. Colette, de son côté, saisissait tous les prétextes pour reprendre la conversation, qui l’intéressait beaucoup plus que la leçon de piano. Christophe avait beau s’en défendre, prétextant qu’il ne pouvait dire ce qu’il pensait, sans risquer de la blesser: elle arrivait toujours à le lui faire dire; et plus c’était blessant, moins elle était blessée: c’était un amusement. Mais comme la fine mouche sentait que Christophe n’aimait rien tant que la sincérité, elle lui tenait tête hardiment, et discutait mordicus. Ils se quittaient très bons amis.
Pourtant, jamais Christophe n’eût la moindre illusion sur cette amitié de salon, jamais la moindre intimité ne se fût établie entre eux, sans les confidences que Colette lui fit, un jour, autant par surprise que par instinct de séduction.
La veille, il y avait eu réception chez ses parents. Elle avait ri, bavardé, flirté comme une enragée; mais, le matin suivant, quand Christophe vint lui donner sa leçon, elle était lasse, les traits tirés, le teint gris, la tête grosse comme le poing. Elle dit à peine quelques mots; elle avait l’air éteinte. Elle se mit au piano, joua mollement, rata ses traits, essaya de les refaire, les rata encore, s’interrompit brusquement, et dit:
– Je ne peux pas… Je vous demande pardon… Voulez-vous, attendons un peu…
Il lui demanda si elle était souffrante. Elle répondit que non:
«Elle n’était pas bien disposée… Elle avait des moments comme cela… C’était ridicule, il ne fallait pas lui en vouloir.»
Il lui proposa de revenir, un autre jour; mais elle insista pour qu’il restât:
– Un instant seulement… Tout à l’heure, ce sera mieux… Comme je suis bête, n’est-ce pas?
Il sentait qu’elle n’était pas dans son état normal; mais il ne voulut pas la questionner; et, pour parler d’autre chose, il dit:
– Voilà ce que c’est d’avoir été si brillante, hier soir! Vous vous êtes trop dépensée.
Elle eut un petit sourire ironique:
– On ne peut pas vous en dire autant, répondit-elle.
Il rit franchement.
– Je crois que vous n’avez pas dit un mot, reprit-elle.
– Pas un.
– Il y avait pourtant des gens intéressants.
– Oui, de fameux bavards, des gens d’esprit. Je suis perdu au milieu de vos Français désossés, qui comprennent tout, qui excusent tout, – qui ne sentent rien. Des gens qui parlent, pendant des heures d’amour et d’art. N’est-ce pas écœurant?
– Cela devrait pourtant vous intéresser: l’art, sinon l’amour.
– On ne parle pas de ces choses: on les fait.
– Mais quand on ne peut pas les faire? dit Colette, avec une petite moue.
Christophe répondit, en riant:
– Alors, laissez cela à d’autres. Tout le monde n’est pas fait pour l’art.
– Ni pour l’amour?
– Ni pour l’amour.
– Miséricorde! Et qu’est-ce qui nous reste?
– Votre ménage.
– Merci! dit Colette, piquée.
Elle remit ses mains sur le piano, essaya de nouveau, manqua de nouveau ses traits, tapa sur les touches, et gémit:
– Je ne peux pas!… Je ne suis bonne à rien, décidément. Je crois que vous avez raison. Les femmes ne sont bonnes à rien.
– C’est déjà quelque chose de le dire, fit Christophe, avec bonhomie.
Elle le regarda, de l’air penaud d’une petite fille qu’on gronde, et dit:
– Ne soyez pas si dur!
– Je ne dis pas de mal des bonnes femmes, répliqua gaiement Christophe. Une bonne femme, c’est le paradis sur terre. Seulement, le paradis sur terre…
– Oui, personne ne l’a jamais vu.
– Je ne suis pas si pessimiste. Je dis: Moi, je ne l’ai jamais vu; mais il se peut bien qu’il existe. Je suis même décidé à le trouver, s’il existe. Seulement ce n’est pas facile. Une bonne femme et un homme de génie, c’est aussi rare l’un que l’autre.
– Et en dehors d’eux, le reste des hommes et des femmes ne compte pas?
– Au contraire! Il n’y a que le reste qui compte… pour le monde.
– Mais pour vous?
– Pour moi, cela n’existe pas.
– Comme vous êtes dur! répéta Colette.
– Un peu. Il faut bien que quelques-uns le soient. Quand ce ne serait que dans l’intérêt des autres!… S’il n’y avait pas un peu de caillou, par ci par-là, dans le monde, il s’en irait en bouillie.
– Oui, vous avez raison, vous êtes heureux d’être fort, dit Colette tristement. Mais ne soyez pas trop sévère pour ceux, – surtout pour celles qui ne le sont pas… Vous ne savez pas combien notre faiblesse nous pèse. Parce que vous nous voyez rire, flirter, faire des singeries, vous croyez que nous n’avons rien de plus en tête, et vous nous méprisez. Ah! si vous lisiez tout ce qui se passe dans la tête des petites femmes de quinze à dix-huit ans, qui vont dans le monde et qui ont le genre de succès que comporte leur vie débordante, – lorsqu’elles ont bien dansé, dit des niaiseries, des paradoxes, des choses amères, dont on rit parce qu’elles rient, lorsqu’elles ont livré un peu d’elles-mêmes à des imbéciles, et cherché au fond des yeux de chacune cette lumière qu’on n’y trouve jamais, – si vous les voyiez, quand elles rentrent chez elles, dans la nuit et s’enferment dans leur chambre, silencieuse, et se jettent à genoux dans des agonies de solitude!…
– Est-ce possible? dit Christophe stupéfait. Quoi! vous souffrez, vous souffrez ainsi?
Colette ne répondit pas; mais des larmes lui vinrent aux yeux. Elle essaya de sourire, et tendit la main à Christophe; il la saisit ému.
– Pauvre petite! disait-il. Si vous souffrez, pourquoi ne faites-vous rien pour sortir de cette vie?
– Que voulez-vous que nous fassions? Il n’y a rien à faire. Vous, hommes, vous pouvez vous libérer, faire ce que vous voulez. Mais nous, nous sommes enfermées pour toujours dans le cercle des devoirs et des plaisirs mondains: nous ne pouvons en sortir.
– Qui vous empêche de vous affranchir comme nous, de prendre une tâche qui vous plaise et vous assure, comme à nous, l’indépendance?
– Comme à vous? Pauvre monsieur Krafft! Elle ne vous l’assure pas trop!… Enfin! Elle vous plaît du moins. Mais nous, pour quelle tâche sommes-nous faites? Il n’y en a pas une qui nous intéresse. – Oui, je sais bien, nous nous mêlons de tout maintenant, nous feignons de nous intéresser à des tas de choses qui ne nous regardent pas; nous voudrions tant nous intéresser à quelque chose! Je fais comme les autres. Je m’occupe de patronages, de comités de bienfaisance. Je suis des cours de la Sorbonne, des conférences de Bergson et de Jules Lemaître, des concerts historiques, des matinées classiques, et je prends des notes, des notes… Je ne sais pas ce que j’écris!… et je tâche de me persuader que cela me passionne, ou du moins que c’est utile. Ah! comme je sais bien le contraire, comme tout cela m’est égal, et comme je m’ennuie!… Ne recommencez pas à me mépriser, parce que je vous dis franchement ce que tout le monde pense. Je ne suis pas plus bécasse qu’une autre. Mais qu’est-ce que la philosophie, et l’histoire, et la science peuvent bien me faire? Quant à l’art, – vous voyez – je tapote, je barbouille, je fais de petites saletés d’aquarelles; – mais est-ce que cela remplit une vie? Il n’y a qu’un but à la nôtre: c’est le mariage. Mais croyez-vous que c’est gai de se marier avec l’un ou l’autre de ces individus, que je connais aussi bien que vous? Je les vois comme ils sont. Je n’ai pas la chance d’être comme vos Gretchen allemandes, qui savent toujours se faire illusion… Est-ce que ce n’est pas terrible? Regarder autour de soi, voir celles qui se sont mariées, ceux avec qui elles se sont mariées, et penser qu’il faudra faire comme elles, se déformer de corps et d’esprit, devenir banales comme elles!… Il faut du stoïcisme, je vous assure, pour accepter une telle vie et ses devoirs. Toutes les femmes n’en sont pas capables… Et le temps passe, les années coulent, la jeunesse s’en va; et pourtant, il y avait de jolies choses, de bonnes choses en nous, – qui ne serviront à rien, qui meurent tous les jours, qu’il faudra se résigner à donner à des sots, à des êtres qu’on méprise, et qui vous mépriseront!… Et personne ne vous comprend! On dirait que nous sommes une énigme pour les gens. Passe encore pour les hommes, qui nous trouvent insipides et baroques! Mais les femmes devraient nous comprendre! Elles ont été comme nous; elles n’ont qu’à se souvenir… Point. Aucun secours de leur part. Même nos mères nous ignorent, et ne cherchent pas vraiment à nous connaître. Elles ne cherchent qu’à nous marier. Pour le reste, vis, meurs, arrange-toi comme tu voudras! La société nous laisse dans un abandon absolu.
– Ne vous découragez pas, dit Christophe. Il faut que chacun à son tour, refasse l’expérience de la vie. Si vous êtes brave, tout ira bien. Cherchez en dehors de votre monde. Il doit pourtant y avoir encore quelques honnêtes hommes en France.
– Il y en a. J’en connais. Mais ils sont si ennuyeux!… Et puis, je vous dirai: le monde où je vis me déplaît; mais je ne crois pas que je pourrais vivre en dehors, maintenant. J’en ai pris l’habitude. J’ai besoin d’un certain bien-être, de certains raffinements de luxe et de société, que l’argent ne suffit pas sans doute à donner, mais pour lesquels il est indispensable. Ce n’est pas brillant, je le sais. Mais je me connais, je suis faible… Je vous en prie, ne vous éloignez pas de moi, parce que je vous dis mes petites lâchetés. Écoutez-moi avec bonté. Cela me fait tant de bien de causer avec vous! Je sens que vous êtes fort, que vous êtes sain: j’ai toute confiance en vous. Soyez un peu mon ami, voulez-vous?
– Je veux bien, dit Christophe. Mais qu’est-ce que je pourrais faire?
– M’écouter, me conseiller, me donner du courage. Je suis dans un tel désarroi, souvent! Alors, je ne sais plus que faire. Je me dis: «À quoi bon lutter? À quoi bon me tourmenter? Ceci ou cela, qu’importe? N’importe qui! N’importe quoi!» C’est un état affreux. Je ne voudrais pas y tomber. Aidez-moi! Aidez-moi!…
Elle avait l’air accablée, vieillie de dix ans; elle regardait Christophe avec de bons yeux soumis et suppliants. Il promit tout ce qu’elle voulut. Alors elle se ranima, sourit, redevint gaie.
Et, le soir, elle riait, et flirtait, comme à l’ordinaire.
À partir de ce jour, ils eurent régulièrement des entretiens intimes. Ils étaient seuls ensemble: elle lui confiait ce qu’elle voulait; il se donnait beaucoup de mal pour la comprendre et pour la conseiller; elle écoutait les conseils, au besoin les remontrances, gravement, attentivement, comme une fillette bien sage: cela la distrayait, l’intéressait, la soutenait même, elle le remerciait d’une œillade émue et coquette. – Mais à sa vie, rien n’était changé: il n’y avait qu’une distraction de plus.
Sa journée était une suite de métamorphoses. Elle se levait excessivement tard, vers midi. Elle avait eu des insomnies; elle ne s’endormait guère qu’à l’aube. De tout le jour, elle ne faisait rien. Elle ressassait indéfiniment un vers, une idée, un lambeau d’idée, un souvenir de conversation, une phrase musicale, l’image d’une figure qui lui avait plu. Elle n’était tout à fait éveillée qu’à partir de quatre ou cinq heures du soir. Jusque-là, elle avait les paupières lourdes, le visage gonflé, l’air boudeur, endormi. Elle se ranimait, quand venaient quelques bonnes amies, bavardes comme elle, et comme elle curieuses des potins de Paris. Elles discutaient ensemble à perte de vue sur l’amour. La psychologie amoureuse: c’était l’éternel sujet, avec la toilette, les indiscrétions, les médisances. Elle avait aussi son cercle de petits jeunes gens oisifs, qui avaient besoin de passer deux ou trois heures par jour au milieu des jupes, et qui eussent pu en porter: car ils avaient des âmes et des conversations de filles. Christophe avait son heure: l’heure du confesseur. Colette, instantanément se faisait grave et recueillie. Elle était comme la jeune Française, dont parle Bodley, qui, au confessionnal, «développait un thème tranquillement préparé, modèle d’ordonnance lumineuse et de clarté, où tout ce qui devait être dit était rangé en bon ordre, et classé en catégories distinctes». – Après quoi, elle s’amusait de plus belle. À mesure que la journée s’avançait, elle redevenait plus jeune. Le soir, on allait au théâtre; et c’était l’éternel plaisir de reconnaître dans la salle les mêmes éternelles figures; – le plaisir, non de la pièce qu’on jouait, mais des acteurs qu’on connaissait, et dont on relevait, une fois de plus, les travers bien connus. On échangeait avec ceux qui venaient vous voir dans votre loge des méchancetés sur ceux qui étaient dans les autres loges, ou bien sur les actrices. On trouvait que l’ingénue avait un filet de voix «comme une mayonnaise tournée», ou que la grande comédienne était habillée «comme un abat-jour». – Ou bien, on allait en soirée; et là, le plaisir était de se montrer, si l’on était jolie: – (cela dépendait des jours: rien de plus capricieux qu’une joliesse de Paris); – on renouvelait la provision de critiques sur les gens, leurs toilettes, et leurs défauts physiques. De conversation, il n’y en avait point. – On rentrait tard. On avait peine à se coucher: (c’était l’heure où l’on était le plus éveillée). On trôlait [11] autour de la table. On feuilletait un livre. On riait toute seule, au souvenir d’une parole ou d’un geste. On s’ennuyait. On était très malheureuse. On ne pouvait s’endormir. Et la nuit, brusquement, on avait des crises de désespoir.
Christophe, qui ne voyait Colette que quelques heures, de temps en temps, et ne pouvait assister qu’à quelques-unes de ses transformations, avait déjà bien de la peine à s’y reconnaître. Il se demandait à quel moment elle était sincère, – ou si elle était sincère toujours, – ou si elle n’était sincère jamais. Colette elle-même, n’aurait pu le lui dire. Elle était comme la plupart des jeunes filles, qui ne sont que désir oisif et contraint, dans la nuit. Elle ne savait pas ce qu’elle était, parce qu’elle ne savait pas ce qu’elle voulait, et parce qu’elle ne pouvait pas le savoir, avant de l’avoir essayé. Alors elle l’essayait, à sa façon, avec le plus de liberté et le moins de risques possibles, en tâchant de se calquer sur ceux qui l’entouraient, de prendre leur mesure morale. Elle ne se pressait pas de choisir. Elle eût voulu tout ménager, afin de profiter de tout.
Mais avec un ami comme Christophe, ce n’était pas commode. Il admettait qu’on lui préférât des êtres qu’il n’estimait pas, ou même qu’il méprisait; mais il n’admettait pas qu’on l’égalât à eux. Chacun son goût; mais au moins, fallait-il en avoir un.
Il était d’autant moins disposé à la patience que Colette semblait prendre plaisir à collectionner autour d’elle tous les petits jeunes gens, qui pouvaient le plus exaspérer Christophe: d’écœurants petits snobs, riches pour la plupart, en tous cas oisifs, ou lotis de quelque sinécure dans quelque ministère, – ce qui est tout comme. Tous écrivaient – prétendaient écrire. C’était une névrose, sous la Troisième République. C’était surtout une forme de paresse vaniteuse, – le travail intellectuel étant de tous le plus difficile à contrôler, et celui qui prête le plus au bluff. Ils ne disaient de leurs grands labeurs que quelques mots discrets, mais respectueux. Ils semblaient pénétrés de l’importance de leur tâche, accablés sous le fardeau. Dans les premiers temps, Christophe éprouvait une gêne à ignorer absolument leurs œuvres et leurs noms. Avec timidité, il tâcha de s’informer; il désirait surtout savoir ce qu’avait écrit l’un deux, dont leurs discours faisaient un maître du théâtre. Il fut surpris d’apprendre que ce grand dramaturge avait produit un seul acte, lequel était extrait d’un roman, qui lui-même était fait d’une suite de nouvelles, ou plutôt de notations qu’il avait publiées dans une de leurs Revues, au cours des dix dernières années. Les autres n’avaient pas un bagage plus lourd: quelques actes, quelques nouvelles, quelques vers. Certains étaient célèbres pour un article. D’autres pour un livre, «qu’ils devaient faire». Ils professaient du dédain pour les œuvres de longue haleine. Ils semblaient attacher une importance extrême à l’agencement des mots dans la phrase. Cependant le mot de «pensée» revenait fréquemment dans leurs propos; mais il ne paraissait pas avoir le même sens que dans le langage courant: ils l’appliquaient à des détails de style. Toutefois, il y avait aussi parmi eux de grands penseurs et de grands ironistes, qui, lorsqu’ils écrivaient, mettaient leurs mots profonds et fins en italiques, pour qu’on ne s’y trompât point.
Tous avaient le culte du moi: le seul culte qu’ils eussent. Ils cherchaient à le faire partager aux autres. Le malheur était que les autres étaient déjà pourvus. Ils avaient la préoccupation constante d’un public dans leur façon de parler, marcher, fumer, lire un journal, porter la tête et les yeux, se saluer entre eux. Le cabotinage est naturel aux jeunes gens, et d’autant plus qu’ils sont plus insignifiants, c’est-à-dire moins occupés. C’est surtout pour la femme qu’ils se mettent en frais: car ils la convoitent, et désirent – encore plus – être convoités par elle. Mais même pour le premier venu, ils font la roue: pour un passant qu’ils croisent, et dont ils ne peuvent attendre qu’un regard ébahi. Christophe rencontrait souvent de ces petits paonneaux: rapins, virtuoses, jeunes cabots, qui se font la tête d’un portrait connu: Van Dyck, Rembrandt, Vélasquez, Beethoven, ou d’un rôle à jouer: le bon peintre, le bon musicien, le bon ouvrier, le profond penseur, le joyeux drille, le paysan du Danube, l’homme de la nature… Ils jetaient un regard de côté, en passant, pour voir si on les remarquait. Christophe les voyait venir, et, quand ils étaient près de lui, malicieusement, il tournait, avec indifférence, les yeux d’un autre côté. Mais leur déconvenue ne durait guère: deux pas plus loin, ils piaffaient pour le prochain passant. – Ceux du salon de Colette étaient plus raffinés: c’était surtout leur esprit qu’ils grimaient: ils copiaient deux ou trois modèles, qui eux-mêmes n’étaient pas des originaux. Ou bien, ils mimaient une idée: la Force, la Joie, la Pitié, la Solidarité, le Socialisme, l’Anarchisme, la Foi, la Liberté; c’étaient des rôles pour eux. Ils avaient le talent de faire des plus chères pensées une affaire de littérature, et de ramener les plus héroïques élans de l’âme humaine au rôle de cravates à la mode.
Où ils étaient tout à fait dans leur élément, c’était dans l’amour: il leur appartenait. La casuistique du plaisir n’avait point de secrets pour eux; dans leur virtuosité, ils inventaient des cas nouveaux, afin d’avoir l’honneur de les résoudre. Ç’a toujours été l’occupation de ceux qui n’en ont point d’autre: faute d’aimer, ils «font l’amour»; et surtout, ils l’expliquent. Les commentaires étaient plus abondants que le texte, qui, chez eux, était fort mince. La sociologie donnait du ragoût aux pensées les plus scabreuses: tout se couvrait alors du pavillon de la sociologie; quelque plaisir qu’on eût à satisfaire ses vices, il eût manqué quelque chose, si l’on ne s’était persuadé qu’en les satisfaisant, on travaillait pour les temps nouveaux. Un genre de socialisme éminemment parisien: le socialisme érotique.
Parmi les problèmes qui passionnaient alors cette petite cour d’amour, était l’égalité des femmes et des hommes dans le mariage et de leurs droits à l’amour. Il y avait eu de braves jeunes gens, honnêtes, protestants, un peu ridicules – Scandinaves ou Suisses, – qui avaient réclamé l’égalité dans la vertu: les hommes arrivant au mariage, vierges comme les femmes. Les casuistes parisiens demandaient une égalité d’une autre sorte, l’égalité dans la malpropreté: les femmes arrivant au mariage, souillées comme les hommes, – le droit aux amants. Paris avait fait une telle consommation de l’adultère, en imagination et en pratique, qu’il commençait à sembler insipide: on cherchait à lui substituer, dans le monde des lettres, une invention plus originale: la prostitution des jeunes filles, – j’entends la prostitution régulière, universelle, vertueuse, décente, familiale, et par-dessus le marché sociale. – Un livre, plein de talent, qui venait de paraître, faisait foi sur la question: il étudiait en quatre cents pages d’un pédantisme badin, «selon toutes les règles de la méthode Baconienne», le «meilleur aménagement du plaisir». Cours complet d’amour libre, où l’on parlait sans cesse d’élégance, de bienséance, de bon goût de noblesse, de beauté, de vérité, de pudeur, de morale, – un Berquin pour les jeunes filles du monde qui voulaient mal tourner. – C’était, pour le moment, l’Évangile, dont la petite cour de Colette, faisait ses délices, et qu’elle paraphrasait. Il va de soi qu’à la façon des disciples, ils laissaient de côté ce qu’il pouvait y avoir, sous ces paradoxes, de juste, de bien observé et même d’assez humain, pour n’en retenir que le pire. Dans ce parterre de petites fleurs sucrées, ils ne manquaient jamais de cueillir les plus vénéneuses, – des aphorismes de ce genre: «que le goût de la volupté ne peut qu’aiguiser le goût du travail»; – «qu’il est monstrueux qu’une vierge devienne mère, avant d’avoir joui»; – «que la possession d’un homme vierge était pour une femme la préparation naturelle à la maternité réfléchie»; – que c’était le rôle des mères «d’organiser la liberté des filles avec cet esprit de délicatesse et de décence qu’elles appliquent à protéger la liberté de leurs fils»; – et que le temps viendrait «où les jeunes filles rentreraient de chez leur amant avec autant de naturel qu’elles reviennent à présent du cours ou de prendre le thé chez une amie».
Colette déclarait, en riant, que de tels préceptes étaient fort raisonnables.
Christophe avait l’horreur de ces propos. Il s’exagérait leur importance et le mal qu’ils pouvaient faire. Les Français ont trop d’esprit pour appliquer leur littérature. Ces Diderots, au petit pied, cette menue monnaie du grand Denis, sont dans la vie ordinaire, comme le génial Panurge de l’Encyclopédie, des bourgeois aussi honnêtes, voire aussi timorés que les autres. C’est justement parce qu’ils sont si timides dans l’action qu’ils s’amusent à pousser l’action (en pensée), jusqu’aux limites du possible. C’est un jeu où l’on ne risque rien.
Mais Christophe n’était pas un dilettante français.
Entre tous les jeunes gens qui entouraient Colette, il y en avait un qu’elle semblait préférer. Naturellement, de tous il était celui qui était le plus insupportable à Christophe.
Un de ces fils de bourgeois enrichis, qui font de la littérature aristocratique, et jouent les patriciens de la Troisième République. Il se nommait Lucien Lévy-Cœur. Il avait les yeux écartés, au regard vif, le nez busqué, les lèvres fortes, la barbe blonde taillée en pointe, à la Van Dyck, un commencement de calvitie précoce, qui ne lui allait point mal, la parole câline, les manières élégantes, des mains fines et molles, qui fondaient dans la main. Il affectait toujours une très grande politesse, une courtoisie raffinée, même avec ceux qu’il n’aimait point, et qu’il cherchait à jeter par-dessus bord.
Christophe l’avait rencontré déjà, au premier dîner d’hommes de lettres, où Sylvain Kohn l’avait introduit; et bien qu’ils ne se fussent point parlé, il lui avait suffi d’entendre le son de sa voix pour éprouver à son égard une aversion, qu’il ne s’expliquait pas, et dont il ne devait comprendre que plus tard les profondes raisons. Il y a des coups de foudre de l’amour. Il y en a aussi de la haine, – où, – (pour ne point choquer les âmes douces, qui ont peur de ce mot, comme de toutes les passions), – c’est l’instinct de l’être sain, qui sent l’ennemi et se défend.
En face de Christophe, il représentait l’esprit d’ironie et de décomposition, qui s’attaquait, doucement, poliment, sourdement, à tout ce qu’il y avait de grand dans l’ancienne société qui mourait: à la famille, au mariage, à la religion, à la patrie; en art, à tout ce qu’il y avait de viril, de pur, de sain, de populaire; à toute foi dans les idées, dans les sentiments, dans les grands hommes, dans l’homme. Au fond de toute cette pensée, il n’y avait qu’un plaisir mécanique d’analyse, d’analyse à outrance, un besoin animal de ronger la pensée, un instinct de ver. Et à côté de cet idéal de rongeur intellectuel, une sensualité de fille, mais de fille bas-bleu: car chez lui, tout était ou devenait littéraire. Tout lui était matière à littérature: ses bonnes fortunes, ses vices et ceux de ses amis. Il avait écrit des romans et des pièces où il narrait avec beaucoup de talent la vie privée de ses parents, leurs aventures intimes, celles de ses amis, les siennes, ses liaisons entre autres qu’il avait eue avec la femme de son meilleur ami: les portraits étaient faits avec un grand art; chacun en louait l’exactitude: le public, la femme, et l’ami. Il ne pouvait obtenir les confidences ou les faveurs d’une femme, sans le dire dans un livre. – Il eût semblé naturel que ses indiscrétions le missent en froid avec ses «associées». Mais il n’en était rien: elles en étaient à peine un peu gênées; elles protestaient pour la forme: au fond elles étaient ravies qu’on les montrât aux passants, toutes nues; pourvu qu’on leur laissât un masque sur la figure, leur pudeur était en repos. De son côté il n’apportait à ces commérages aucun esprit de vengeance, ni peut-être même de scandale. Il n’était pas plus mauvais fils, ni plus mauvais amant, que la moyenne des gens. Dans les mêmes chapitres où il dévoilait effrontément son père, sa mère et sa maîtresse, il avait des pages où il parlait d’eux avec une tendresse et un charme poétiques. En réalité, il était extrêmement familial; mais de ces gens qui n’ont pas besoin de respecter ce qu’ils aimaient; bien au contraire; ils aiment mieux ce qu’ils peuvent un peu mépriser; l’objet de leur affection leur en paraît plus près d’eux, plus humain. Ils sont les gens du monde les moins capables de comprendre l’héroïsme et surtout la pureté. Ils ne sont pas loin de les considérer comme un mensonge ou une faiblesse d’esprit. Il va de soi d’ailleurs qu’ils ont la conviction de comprendre mieux que quiconque les héros de l’art, et qu’il les jugent avec une familiarité protectrice.
Il s’entendait admirablement avec les ingénues perverties de la société bourgeoise, riche et fainéante. Il était une compagne pour elles, une sorte de servante dépravée, plus libre et plus avertie, qui les instruisait, et qu’elles enviaient. Elles ne se gênaient pas avec lui; et, la lampe de Psyché à la main, elles étudiaient curieusement l’androgyne nu, qui les laissait faire.
Christophe ne pouvait comprendre comment une jeune fille, comme Colette, qui semblait avoir une nature délicate et le désir touchant d’échapper à l’usure dégradante de la vie, pouvait se complaire dans cette société… Christophe n’était point psychologue. Lucien Lévy-Cœur l’était cent fois plus que lui. Christophe était le confident de Colette; mais Colette était la confidente de Lucien Lévy-Cœur. Grande supériorité pour celui-ci. Il est doux à une femme de croire qu’elle à affaire à un homme plus faible qu’elle. Elle trouve à satisfaire, en même temps qu’à ce qu’il y a de moins bon en elle, à ce qu’il y a de meilleur: son instinct maternel. Lucien Lévy-Cœur le savait bien: un des moyens les plus sûrs pour toucher le cœur des femmes est d’éveiller cette corde mystérieuse. Puis, Colette se sentait faible, passablement lâche, avec des instincts dont elle n’était pas très fière, mais qu’elle se fût bien gardée de repousser. Il lui plaisait de se laisser persuader, par les confessions audacieusement calculées de son ami, que les autres étaient de même, et qu’il fallait prendre la nature humaine comme elle était. Elle se donnait alors la satisfaction de ne pas combattre des penchants qui lui étaient agréables, et le luxe de se dire qu’elle avait raison ainsi, que la sagesse était de ne pas se révolter et d’être indulgent pour ce qu’on ne pouvait – «hélas!» – empêcher. C’était là une sagesse dont la pratique n’avait rien de pénible.
Pour qui sait regarder la vie avec sérénité, il y a une forte saveur dans le contraste perpétuel qui existe, au sein de la société, entre l’extrême raffinement de la civilisation apparente et l’animalité profonde. Tout salon, qui n’est point rempli de fossiles et d’âmes pétrifiées, présente, comme deux couches de terrains, deux couches de conversations superposées: l’une, – que tout le monde entend, – entre les intelligences; l’autre, – dont peu de gens ont conscience, et qui est pourtant la plus forte, – entre les instincts, entre les bêtes. Ces deux conversations sont souvent contradictoires. Tandis que les esprits échangent des monnaies de convention, les corps disent: Désir, Aversion, ou, plus souvent: Curiosité, Ennui, Dégoût. La bête, encore que domptée par des siècles de civilisation, et aussi abrutie que les misérables lions dans la cage, rêve toujours à sa pâture.
Mais Christophe n’était pas encore arrivé à ce désintéressement de l’esprit, que seul apporte l’âge et la mort des passions. Il avait pris très au sérieux son rôle de conseiller de Colette. Elle lui avait demandé son aide; et il la voyait s’exposer de gaieté de cœur au danger. Aussi ne cachait-il plus son hostilité à Lucien Lévy-Cœur. Celui-ci s’était tenu d’abord, vis-à-vis de Christophe, dans l’attitude d’une politesse irréprochable et ironique. Lui aussi flairait l’ennemi; mais il ne le jugeait pas redoutable: il le ridiculisait, sans en avoir l’air. Il n’eût demandé qu’à être admiré de Christophe pour rester en bons termes avec lui: mais c’était ce qu’il ne pourrait obtenir jamais; et il le sentait bien, car Christophe n’avait pas l’art de feindre. Alors, Lucien Lévy-Cœur était passé insensiblement d’une opposition tout abstraite de pensées à une petite guerre personnelle, soigneusement voilée, dont Colette devait être le prix.
Entre ses deux amis elle tenait la balance égale. Elle goûtait la supériorité morale et le talent de Christophe, mais elle goûtait aussi l’immoralité amusante et l’esprit de Lucien Lévy-Cœur; et, au fond, elle y trouvait plus de plaisir. Christophe ne lui ménageait pas les remontrances: elle les écoutait avec une humilité touchante, qui le désarmait. Elle était assez bonne, mais sans franchise, par faiblesse, par bonté même. Elle jouait à demi la comédie; elle feignait de penser comme Christophe. Elle savait bien le prix d’un ami comme lui; mais elle ne voulait faire aucun sacrifice à une amitié; elle ne voulait faire aucun sacrifice à rien, ni à personne; elle voulait ce qui lui était le plus commode et le plus agréable. Elle cachait donc à Christophe qu’elle recevait toujours Lucien Lévy-Cœur; elle mentait, avec le naturel charmant des jeunes femmes du monde, expertes dès l’enfance en cet exercice nécessaire, à qui doit posséder l’art de garder tous ses amis et de les contenter tous. Elle se donnait comme excuse que c’était pour ne pas faire de peine à Christophe; mais en réalité, c’était parce qu’elle savait qu’il avait raison; et elle n’en voulait pas moins faire ce qui lui plaisait à elle, sans pourtant se brouiller avec lui. Christophe avait parfois le soupçon de ces ruses; il grondait alors, il faisait la grosse voix. Elle continuait de jouer la petite fille contrite, affectueuse, un peu triste; elle lui faisait les yeux doux, – feminæ ultima ratio. – Cela l’attristait vraiment de sentir qu’elle pouvait perdre l’amitié de Christophe; elle se faisait séduisante et sérieuse; et elle réussissait à désarmer pour quelque temps Christophe. Mais tôt ou tard, il fallait bien en finir par un éclat. Dans l’irritation de Christophe, il entrait, à son insu, un petit peu de jalousie. Et dans les ruses enjôleuses de Colette, il entrait aussi un peu, un petit peu d’amour. La rupture n’en devait être que plus vive.
Un jour que Christophe avait pris Colette en flagrant délit de mensonge, il lui mit marché en mains: choisir entre Lucien Lévy-Cœur et lui. Elle essaya d’éluder la question; et, finalement, elle revendiqua son droit d’avoir tous les amis qu’il lui plaisait. Elle avait parfaitement raison; et Christophe se rendit compte qu’il était ridicule; mais il savait aussi que ce n’était pas par égoïsme qu’il se montrait exigeant: il s’était pris pour Colette d’une sincère affection; il voulait la sauver, fût-ce en violentant sa volonté. Il insista donc, maladroitement. Elle refusa de répondre. Il lui dit:
– Colette, vous voulez donc que nous ne soyons plus amis?
Elle dit:
– Non, je vous en prie. Cela me ferait beaucoup de peine, si vous ne l’étiez plus.
– Mais vous ne feriez pas à notre amitié le moindre sacrifice.
– Sacrifice! Quel mot absurde! dit-elle. Pourquoi faudrait-il toujours sacrifier une chose à une autre? Ce sont des bêtes d’idées chrétiennes. Au fond, vous êtes un vieux clérical sans le savoir.
– Cela se peut bien, dit-il. Pour moi, c’est tout un ou tout autre. Entre le bien et le mal, je ne trouve pas de milieu, même pour l’épaisseur d’un cheveu.
– Oui, je sais, dit-elle. C’est pour cela que je vous aime. Je vous aime bien, je vous assure; mais…
– Mais vous aimez bien aussi l’autre?
Elle rit, et dit, en lui faisant ses yeux les plus câlins et sa voix la plus douce:
– Restez!
Il était sur le point de céder encore. Mais Lucien Lévy-Cœur entra; et les mêmes yeux câlins et la même voix douce servirent à le recevoir. Christophe regarda, en silence, Colette faire ses petites comédies; puis il s’en alla, décidé à rompre. Il avait le cœur chagrin. C’était si bête de s’attacher toujours, de se laisser prendre au piège!
En rentrant chez lui, et rangeant machinalement ses livres, il ouvrit par désœuvrement sa Bible, et lut:
… Le Seigneur a dit: Parce que les filles de Sion vont en raidissant le cou, en remuant les yeux, en marchant à petits pas affectés, en faisant résonner les anneaux de leurs pieds.
Le Seigneur rendra chauve le sommet de la tête des filles de Sion, le Seigneur en découvrira la nudité…
Il éclata de rire, en songeant au manège de Colette; et il se coucha de bonne humeur. Puis il pensa qu’il fallait qu’il fût bien atteint, lui aussi, par la corruption de Paris, pour que la Bible fût devenue pour lui d’une lecture comique. Mais il n’en continua pas moins, dans son lit, à se répéter la sentence du grand justicier farceur; et il cherchait à en imaginer l’effet sur la tête de sa jeune amie. Il s’endormit, en riant comme un enfant. Il ne songeait déjà plus à son nouveau chagrin. Un de plus, un de moins… Il en prenait l’habitude.
Il ne cessa point de donner des leçons de piano à Colette; mais il évita désormais les occasions qu’elle lui offrait de continuer leurs entretiens amicaux. Elle eut beau s’attrister, se piquer, jouer de ses petites roueries: il s’obstina; ils se boudèrent; d’elle-même, elle finit par trouver des prétextes pour espacer les leçons; et il en trouva pour esquiver les invitations aux soirées des Stevens.
Il en avait assez de la société parisienne; il ne pouvait plus souffrir ce vide, cette oisiveté, cette impuissance morale, cette neurasthénie, cette hypercritique, sans raison et sans but, qui se dévore elle-même. Il se demandait comment un peuple peut vivre dans cette atmosphère stagnante, d’art pour l’art et de plaisir pour le plaisir. Cependant, ce peuple vivait, il avait été grand, il faisait encore assez bonne figure dans le monde; pour qui le voyait de loin, il faisait illusion. Où pouvait-il puiser ses raisons de vivre? Il ne croyait à rien, à rien qu’au plaisir…
Comme Christophe en était là de ses réflexions, il se heurta dans la rue à une foule hurlante de jeunes gens et de femmes, qui traînaient une voiture, où un vieux prêtre était assis, bénissant à droite et à gauche. Un peu plus loin, il vit des soldats français, qui enfonçaient à coups de hache les portes d’une église, et que des messieurs décorés accueillaient à coups de chaises. Il s’aperçut que les Français croyaient pourtant à quelque chose, – encore qu’il ne comprît pas à quoi. On lui expliqua que c’était l’État qui se séparait de l’Église, après un siècle de vie commune, et que, comme elle ne voulait pas partir à bon gré, fort de son droit et de sa force, il la mettait à la porte. Christophe ne trouva point le procédé galant; mais il était si excédé du dilettantisme anarchique des artistes parisiens qu’il eut plaisir à rencontrer des gens qui étaient prêts à se faire casser la tête pour une cause, si inepte qu’elle fût.
Il ne tarda pas à reconnaître qu’il y avait beaucoup de ces gens en France. Les journaux politiques se livraient des combats, comme les héros d’Homère; ils publiaient journellement des appels à la guerre civile. Il est vrai que cela se passait en paroles, et que l’on en venait rarement aux coups. Cependant, il ne manquait pas de naïfs pour mettre en action la morale que les autres écrivaient. On assistait alors à de curieux spectacles: des départements qui prétendaient se séparer de la France, des régiments qui désertaient, des préfectures brûlées, des percepteurs à cheval, à la tête de compagnies de gendarmes, des paysans armés de faux, faisant bouillir des chaudières pour défendre les églises, que des libres penseurs défonçaient, au nom de la liberté, des Rédempteurs populaires, qui montaient dans les arbres pour parler aux provinces du Vin, soulevées contre les provinces de l’Alcool. Par-ci, par-là, ces millions d’hommes qui se montraient le poing, tout rouges d’avoir prié, finissaient tout de bon par se cogner. La République flattait le peuple; et puis, elle le faisait sabrer. Le peuple, de son côté, cassait la tête à quelques enfants du peuple, – officiers et soldats. – Ainsi, chacun prouvait aux autres l’excellence de sa cause et de ses poings. Quand on regardait cela de loin, au travers les journaux, on se croyait revenu de plusieurs siècles en arrière. Christophe découvrait que la France, – cette France sceptique – était un peuple fanatique. Mais il lui était impossible de savoir en quel sens. Pour ou contre la religion? Pour ou contre la raison? Pour ou contre la patrie? – Ils l’étaient dans tous les sens. Ils avaient l’air de l’être, pour le plaisir de l’être.
Il fut amené à en causer, un soir, avec un député socialiste, qu’il rencontrait parfois dans le salon des Stevens. Bien qu’il lui eût déjà parlé, il ne se doutait point de la qualité de son interlocuteur: jusque-là, ils ne s’étaient entretenus que de musique. Il fut très étonné d’apprendre que cet homme du monde était un chef de parti violent.
Achille Roussin était un bel homme, à la barbe blonde, au parler grasseyant, le teint fleuri, les manières cordiales, une certaine élégance avec un fond de vulgarité, des gestes de rustre, qui lui échappaient de temps en temps: – une façon de se faire les ongles en société, une habitude toute populaire, de ne pouvoir parler à quelqu’un sans happer son habit, l’empoigner, lui palper les bras; – il était gros mangeur, gros buveur, viveur, rieur, les appétits d’un homme du peuple, qui se rue à la conquête du pouvoir; souple, habile à changer de façons, suivant le milieu et l’interlocuteur, exubérant d’une façon raisonnée, sachant écouter, s’assimilant sur-le-champ tout ce qu’il entendait; sympathique d’ailleurs, intelligent, s’intéressant à tout, par goût naturel, par goût acquis, et par vanité: honnête, dans la mesure où son intérêt ne lui commandait pas le contraire, et où il eût été dangereux de ne pas l’être.
Il avait un assez jolie femme, grande, bien faite, solidement charpentée, la taille élégante, un peu étriquée dans de luxueuses toilettes, qui accusaient avec exagération les robustes rondeurs de son anatomie; le visage encadré de cheveux noirs frisottants, les yeux grands, noirs et épais; le menton un peu en galoche; la figure grosse, d’aspect assez mignon toutefois, mais gâté par les petites grimaces des yeux myopes, clignotants, et de la bouche en cul-de-poule. Elle avait une démarche factice, saccadée, comme certains oiseaux; et une façon de parler minaudière, mais beaucoup de bonne grâce et d’amabilité. Elle était de riche famille bourgeoise et commerçante, d’esprit libre et d’espèce vertueuse, attachée aux devoirs innombrables du monde, comme à une religion, sans parler de ceux qu’elle s’imposait, de ses devoirs artistiques et sociaux: avoir un salon, répandre l’art dans les Universités Populaires, s’occuper d’œuvres philanthropiques ou de psychologie de l’enfance, – sans chaleur de cœur, sans intérêt profond, – par bonté naturelle, snobisme, et pédantisme innocent de jeune femme instruite, qui semble réciter perpétuellement une leçon, et qui met son amour-propre à ce qu’elle soit bien sue. Elle avait besoin de s’occuper, mais elle n’avait pas besoin de s’intéresser à ce dont elle s’occupait. Telle, l’activité fébrile de ces femmes, qui ont toujours un tricot entre les doigts, et qui remuent sans trêve les aiguilles, comme si le salut du monde était attaché à ce travail, dont elles n’ont même pas l’emploi. Et puis, il y avait chez elle, – comme chez les «tricoteuses», – la petite vanité de l’honnête femme, qui fait, par son exemple, la leçon aux autres femmes.
Le député avait pour elle un mépris affectueux. Il l’avait fort bien choisie, pour son plaisir et pour sa tranquillité. Elle était belle, il en jouissait, il ne lui demandait rien de plus; et elle ne lui demandait rien de plus. Il l’aimait, et la trompait. Elle s’en accommodait pourvu qu’elle eût sa part. Peut-être même y trouvait-elle un certain plaisir. Elle était calme et sensuelle. Une mentalité de femme de harem.
Ils avaient deux jolis enfants de quatre à cinq ans, dont elle s’occupait, en bonne mère de famille, avec la même application aimable et froide qu’elle apportait à suivre la politique de son mari et les dernières manifestations de la mode et de l’art. Et cela faisait, dans ce milieu, le plus singulier mélange de théories avancées, d’art ultra-décadent, d’agitation mondaine, et de sentiment bourgeois.
Ils invitèrent Christophe à venir les voir. Madame Roussin était bonne musicienne, jouait du piano d’une façon charmante; elle avait un toucher délicat et ferme; avec sa petite tête, qui regardait fixement les touches, et ses mains perchées dessus, qui sautillaient, elle avait l’air d’une poule qui donne des coups de bec. Bien douée, et plus instruite en musique que la plupart des Françaises, elle était d’ailleurs indifférente comme une carpe au sens profond de la musique: c’était pour elle une suite de notes, de rythmes et de nuances, qu’elle écoutait ou récitait avec exactitude; elle n’y cherchait point d’âme, n’en ayant pas besoin pour elle-même. Cette aimable femme, intelligente, simple, toujours disposée à rendre service, dispensa à Christophe la bonne grâce accueillante qu’elle avait pour tous. Christophe lui en savait peu de gré; il n’avait pas beaucoup de sympathie pour elle: il la trouvait inexistante. Peut-être ne lui pardonnait-il pas non plus, sans s’en rendre compte, la complaisance qu’elle mettait à accepter le partage avec les maîtresses de son mari, dont elle n’ignorait pas les aventures. La passivité était, de tous les vices, celui qu’il excusait le moins.
Il se lia plus intimement avec Achille Roussin. Roussin aimait la musique, comme les autres arts, d’une façon grossière, mais sincère. Quand il aimait une symphonie, il avait l’air de coucher avec. Il avait une culture superficielle, et il en tirait bon parti; sa femme ne lui avait pas été inutile en cela. Il s’intéressa à Christophe, parce qu’il voyait en lui un plébéien vigoureux, comme il était lui-même. Il était d’ailleurs curieux d’observer de près un original de ce genre – (il était d’une curiosité inlassable pour observer les hommes) – et de connaître ses impressions sur Paris. La franchise et la rudesse des remarques de Christophe l’amusa. Il était assez sceptique pour en admettre l’exactitude. Que Christophe fût Allemand n’était pas pour le gêner: au contraire! Il se vantait d’être au-dessus des préjugés de patrie. Et, en somme, il était sincèrement «humain» – (sa principale qualité); – il sympathisait avec tout ce qui était homme. Mais cela ne l’empêchait point d’avoir la conviction bien assurée de la supériorité du Français – vieille race, vieille civilisation – sur l’Allemand, et de se gausser de l’Allemand.
Christophe voyait chez Achille Roussin d’autres hommes politiques, ministres de la veille ou du lendemain. Avec chacun d’eux individuellement il aurait eu assez de plaisir à causer, si ces illustres personnages l’en avaient jugé digne. Au contraire de l’opinion généralement répandue, il trouvait leur société plus intéressante que celle des littérateurs qu’il connaissait. Ils avaient une intelligence plus vivante, plus ouverte aux passions et aux grands intérêts de l’humanité. Causeurs brillants, méridionaux pour la plupart, ils étaient étonnamment dilettantes; pris à part, ils l’étaient presque autant que les hommes de lettres. Bien entendu, ils étaient assez ignorants de l’art, surtout de l’art étranger; mais ils prétendaient tous plus ou moins s’y connaître; et souvent, ils l’aimaient vraiment. Il y avait des Conseils des ministres, qui ressemblaient à des cénacles de petites Revues. L’un faisait des pièces de théâtre. L’autre raclait du violon et était wagnérien enragé. L’autre gâchait de la peinture. Et tous collectionnaient les tableaux impressionnistes, lisaient les livres décadents, mettaient une coquetterie à goûter un art ultra-aristocratique, qui était l’ennemi mortel de leurs idées. Christophe était gêné de voir ces ministres socialistes, ou radicaux-socialistes, ces apôtres des classes affamées, faire les connaisseurs en jouissances raffinées. Sans doute, c’était leur droit; mais cela ne lui semblait pas très loyal.
Mais le plus curieux, c’était quand ces hommes, qui, pris en particulier, étaient sceptiques, sensualistes, nihilistes, anarchistes, touchaient à l’action: aussitôt, ils devenaient fanatiques. Les plus dilettantes, à peine arrivés au pouvoir, se muaient en petits despotes orientaux; ils étaient pris de la manie de tout diriger, de ne rien laisser libre: ils avaient l’esprit sceptique et le tempérament tyrannique. La tentation était trop forte de pouvoir user du formidable mécanisme de centralisation administrative, qu’avait jadis construit le plus grand des despotes, et de n’en pas abuser. Il s’en suivait une sorte d’impérialisme républicain, sur lequel était venu se greffer, dans les dernières années, un catholicisme athée.
Pendant un certain temps, les politiciens n’avaient prétendu qu’à la domination des corps, – je veux dire des fortunes; – ils laissaient les âmes à peu près tranquilles, les âmes n’étant pas monnayables. De leur côté, les âmes ne s’occupaient pas de politique; elle passait au-dessus ou au-dessous d’elles; la politique, en France, était considérée comme une branche, lucrative, mais suspecte, du commerce et de l’industrie; les intellectuels méprisaient les politiciens, les politiciens méprisaient les intellectuels. – Or, depuis peu un rapprochement s’était fait, puis bientôt une alliance, entre les politiciens et la classe pire des intellectuels. Un nouveau pouvoir était entré en scène, qui s’était arrogé le gouvernement absolu des pensées: c’étaient les Libres Penseurs. Ils avaient lié partie avec l’autre pouvoir, qui avait vu en eux un rouage perfectionné de despotisme politique. Ils tendaient beaucoup moins à détruire l’Église qu’à la remplacer; et, de fait, ils formaient une église de la Libre Pensée, qui avait ses catéchismes et ses cérémonies, ses baptêmes, premières communions, ses mariages, ses conciles régionaux, nationaux, voire même œcuméniques à Rome. Inénarrable bouffonnerie que ces milliers de pauvres bêtes, qui avaient besoin de se réunir en troupeaux, pour «penser librement»! Il est vrai que leur liberté de pensée consistait à interdire celle des autres, au nom de la Raison: car ils croyaient à la Raison, comme les catholiques à la Sainte-Vierge, sans se douter, les uns et les autres, que la Raison, pas plus que la Vierge, n’est rien par elle-même, et que la source est ailleurs. Et, de même que l’Église catholique avait ses armées de moines et ses congrégations, qui sourdement cheminaient dans les veines de la nation, propageaient son virus, et anéantissaient toute vitalité rivale, l’église anti-catholique avait ses francs-maçons, dont la maison mère, le Grand-Orient, tenait registre fidèle de tous les rapports secrets que lui adressaient, chaque jour, de tous les points de France, ses pieux délateurs. L’État républicain encourageait sous main les espionnages sacrés de ces moines mendiants et de ces jésuites de la Raison, qui terrorisaient l’armée, l’Université, tous les corps de l’État; et il ne s’apercevait point qu’en semblant le servir, ils visaient peu à peu à se substituer à lui, et qu’il s’acheminait tout doucement à une théocratie athée, qui n’aurait rien à envier à celle des Jésuites du Paraguay.
Christophe vit chez Roussin quelques-uns de ces calotins. Ils étaient plus fétichistes les uns que les autres. Pour le moment, ils exultaient d’avoir fait enlever le Christ des tribunaux. Ils croyaient avoir détruit la religion, parce qu’ils détruisaient quelques morceaux de bois. D’autres accaparaient Jeanne d’Arc et sa bannière de la Vierge, qu’ils venaient d’arracher aux catholiques. Un des pères de l’Église nouvelle, un général qui faisait la Guerre aux Français de l’autre église, venait de prononcer un discours anticlérical en l’honneur de Vercingétorix: il célébrait dans le Brenn gaulois, à qui la Libre Pensée avait élevé une statue, un enfant du peuple et le premier champion de la France contre Rome (l’église de). Un ministre de la marine, pour purifier la flotte et faire enrager les catholiques, donnait à un cuirassé le nom d’Ernest Renan. D’autres libres esprits s’attachaient à purifier l’art. Ils expurgeaient les classiques du XVIIe siècle, et ne permettaient pas que le nom de Dieu souillât les Fables de La Fontaine. Ils ne l’admettaient pas plus dans la musique ancienne; et Christophe entendit un vieux radical, – («Être radical, dans sa vieillesse, dit Gœthe, c’est le comble de toute folie») – qui s’indignait qu’on osât donner dans un concert populaire les lieder religieux de Beethoven. Il exigeait qu’on changeât les paroles.
D’autres, plus radicaux encore, voulaient qu’on supprimât purement et simplement toute musique religieuse, et les écoles où on l’apprenait. Vainement, un directeur des Beaux-Arts, qui dans cette Béotie passait pour un Athénien, expliquait qu’il fallait pourtant apprendre la musique aux musiciens: car, disait-il: «quand vous envoyez un soldat à la caserne, vous lui apprenez progressivement à se servir de son fusil et à tirer. Il en est de même du jeune compositeur: la tête fourmille d’idées; mais leur classement n’est pas encore opéré.» Effrayé de son courage, protestant à chaque phrase: «Je suis un vieux libre penseur… je suis un vieux républicain…», il proclamait audacieusement que «peu lui importait de savoir si les compositions de Pergolèse étaient des opéras ou des messes; il s’agissait de savoir si c’étaient des œuvres de l’art humain». – Mais l’implacable logique de son interlocuteur répliquait au «vieux libre penseur», au «vieux républicain», qu’«il y avait deux musiques: celle qu’on chantait dans les églises, et celle qu’on chantait ailleurs». La première était ennemie de la Raison et de l’État; et la Raison d’État devait le supprimer.
Ces imbéciles eussent été plus ridicules que dangereux, s’ils n’avaient eu derrière eux des hommes d’une réelle valeur, sur qui ils s’appuyaient, et qui étaient comme eux, – davantage peut-être, – fanatiques de la Raison. Tolstoy parle quelque part de ces «influences épidémiques,» qui règnent en religion, en philosophie, en politique, en art et en science, de ces «influences insensées, dont les hommes ne voient la folie que lorsqu’ils s’en sont débarrassés, mais qui, tant qu’ils y sont soumis, leur paraissent si vraies qu’ils ne croient même pas nécessaire de les discuter». Ainsi, la passion des tulipes, la croyance aux sorciers, les aberrations des modes littéraires. – La religion de la Raison était une de ces folies. Elle était commune aux plus sots et aux plus cultivés, aux «sous-vétérinaires» de la Chambre et à certains des esprits les plus intelligents de l’Université. Elle était plus dangereuse encore chez ceux-ci que chez ceux-là car, chez ceux-là, elle s’accommodait d’un optimisme béat et stupide, qui en détendait l’énergie; au lieu que chez les autres, les ressorts en étaient bandés et le tranchant aiguisé par un pessimisme fanatique, qui ne se faisait point illusion sur l’antagonisme foncier de la Nature et de la Raison, et qui n’en était que plus acharné à soutenir le combat de la Liberté abstraite, de la Justice abstraite, de la Vérité abstraite, contre la Nature mauvaise. Il y avait là un fond d’idéalisme calviniste, janséniste, jacobin, une vieille croyance en l’irrémédiable perversité de l’homme que seul peut et doit briser l’orgueil implacable des Élus chez qui souffle la Raison, – l’Esprit de Dieu. C’était un type bien français, le Français intelligent, qui n’est pas «humain». Un caillou dur comme fer: rien n’y peut pénétrer; et il casse tout ce qu’il touche.
Christophe fut atterré par les conversations qu’il eut chez Achille Roussin avec quelques-uns de ces fous raisonneurs. Ses idées sur la France en étaient bouleversées. Il croyait, d’après l’opinion courante, que les Français étaient un peuple pondéré, sociable, tolérant, aimant la liberté. Et il trouvait des maniaques d’idées abstraites, malades de logique, toujours prêts à sacrifier les autres à un de leurs syllogismes. Ils parlaient constamment de liberté, et personne n’était moins fait pour la comprendre et pour la supporter. Nulle part, des caractères plus froidement, plus atrocement despotiques, par passion intellectuelle, ou parce qu’ils voulaient toujours avoir raison.
Ce n’était pas le fait d’un parti. Tous les partis étaient le même. Ils ne voulaient rien voir en deçà, au delà de leur formulaire politique ou religieux, de leur patrie, de leur province, de leur groupe, de leur étroit cerveau. Il y avait des antisémites, qui dépensaient toutes les forces de leur être en une haine enragée contre tous les privilégiés de la fortune: car ils haïssaient tous les Juifs, et ils appelaient Juifs tous ceux qu’ils haïssaient. Il y avait des nationalistes, qui haïssaient – (quand ils étaient très bons, ils se contentaient de mépriser) – toutes les autres nations, et, dans leur nation même, appelaient étrangers, ou renégats, ou traîtres, ceux qui ne pensaient pas comme eux. Il y avait des antiprotestants, qui se persuadaient que tous les protestants étaient Anglais ou Allemands, et qui eussent voulu les bannir tous de France. Il y avait les gens de l’Occident, qui ne voulaient rien admettre à l’Est de la ligne du Rhin; et les gens du Nord, qui ne voulaient rien admettre au Sud de la ligne de la Loire; et ceux qui se faisaient gloire d’être de race Germanique; et ceux qui se faisaient gloire d’être de race Gauloise; et, les plus fous de tous, les «Romains», qui s’enorgueillissaient de la défaite de leurs pères; et les Bretons, et les Lorrains, et les Félibres, et les Albigeois; et ceux de Carpentras, de Pontoise, et de Quimper-Corentin: chacun n’admettant que soi, se faisant de son soi un titre de noblesse, et ne tolérant pas qu’on pût être autrement. Rien à faire contre cette engeance: ils n’écoutent aucun raisonnement; ils sont faits pour brûler le reste du monde, ou pour être brûlés.
Christophe pensait qu’il était heureux qu’un tel peuple fût en République: car tous ces petits despotes s’annihilaient mutuellement. Mais si l’un d’eux avait été roi, il ne fût plus resté assez d’air pour aucun autre.
Il ne savait pas que les peuples raisonneurs ont une vertu, qui les sauve: – l’inconséquence.
Les politiciens français ne s’en faisaient pas faute. Leur despotisme se tempérait d’anarchisme; ils oscillaient sans cesse de l’un à l’autre pôle. S’ils s’appuyaient à gauche sur les fanatiques de la pensée, à droite ils s’appuyaient sur les anarchistes de la pensée. On voyait avec eux toute une tourbe de socialistes dilettantes, de petits arrivistes, qui s’étaient bien gardés de prendre part au combat, avant qu’il fût gagné, mais qui suivaient à la trace l’armée de la Libre Pensée, et, après chacune de ses victoires, s’abattaient sur les dépouilles des vaincus. Ce n’était pas pour la raison que travaillaient les champions de la raison… sic vos non vobis [12]… C’était pour ces profiteurs cosmopolites, qui piétinaient joyeusement les traditions du pays, et qui n’entendaient pas détruire une foi pour en installer une autre à la place, mais pour s’installer eux-mêmes.
Christophe retrouva là Lucien Lévy-Cœur. Il ne fut pas trop étonné d’apprendre que Lucien Lévy-Cœur était socialiste. Il pensa simplement qu’il fallait que le socialisme fût bien sûr du succès pour que Lucien Lévy-Cœur vînt à lui. Mais il ne savait pas que Lucien Lévy-Cœur avait trouvé moyen d’être tout aussi bien vu dans le camp opposé, où il avait réussi à devenir l’ami des personnalités de la politique et de l’art les plus antilibérales, voire même antisémites. Il demanda à Achille Roussin:
– Comment pouvez-vous garder de tels hommes avec vous?
Roussin répondit:
– Il a tant de talent! Et puis, il travaille pour nous, il détruit le vieux monde.
– Je vois bien qu’il détruit, dit Christophe. Il détruit si bien que je ne sais pas avec quoi vous reconstituerez. Êtes-vous sûr qu’il vous restera assez de charpente pour votre maison nouvelle? Les vers se sont déjà mis dans votre chantier de construction.
Lucien Lévy-Cœur n’était pas le seul à ronger le socialisme. Les feuilles socialistes étaient pleines de ces petits hommes de lettres, art pour l’art, anarchistes de luxe, qui s’étaient emparés de toutes les avenues qui pouvaient conduire au succès. Ils barraient la route aux autres, et remplissaient de leur dilettantisme décadent et struggle for life [13] les journaux, qui se disaient organes du peuple. Ils ne se contentaient pas des places: il leur fallait la gloire. Dans aucun temps, on n’avait vu tant de statues hâtivement élevées, tant de discours devant des génies de plâtre. Périodiquement, des banquets étaient offerts aux grands hommes de la confrérie par les habituels pique-assiette de la gloire, non pas à l’occasion de leurs travaux, mais de leurs décorations: car c’était là ce qui les touchait le plus. Esthètes, surhommes, métèques, ministres socialistes, se trouvaient tous d’accord pour fêter une promotion dans la Légion d’Honneur, instituée par cet officier corse.
Roussin s’égayait des étonnements de Christophe. Il ne trouvait point que l’Allemand jugeât si mal ses partenaires. Lui-même, quand ils étaient seul à seul, les traitait sans ménagements. Il connaissait mieux que personne leur sottise ou leurs roueries; mais cela ne l’empêchait pas de les soutenir, afin d’être soutenu par eux. Et si, dans l’intimité, il ne se gênait pas pour parler du peuple en termes méprisants, à la tribune il était un autre homme. Il prenait une voix de tête, des tons aigus, nasillards, martelés, solennels, des trémolos, des bêlements, de grands gestes vastes et tremblotants, comme des battements d’ailes: il jouait Mounet-Sully.
Christophe s’évertuait à démêler dans quelle mesure Roussin croyait à son socialisme. L’évidence était qu’il n’y croyait pas, au fond: il était trop sceptique. Il y croyait pourtant, avec une part de sa pensée; et quoiqu’il sût fort bien que ce n’en était qu’une part – (et pas la plus importante), – il avait organisé d’après cela sa vie et sa conduite, parce que cela lui était plus commode, ainsi. Son intérêt pratique n’était pas seul en cause, mais aussi son intérêt vital, sa raison d’être et d’agir. Sa foi socialiste lui était par lui-même une sorte de religion d’État. – La majorité des hommes ne vit pas autrement. Leur vie repose sur des croyances religieuses, ou morales, ou sociales, ou purement pratiques, – (croyance à leur métier, à leur travail, à l’utilité de leur rôle dans la vie), – auxquelles ils ne croient pas, au fond. Mais ils ne veulent pas le savoir: car ils ont besoin, pour vivre, de ce semblant de foi, de ce culte officiel, dont chacun est le prêtre.
Roussin n’était pas un des pires. Combien d’autres dans le parti «faisaient» du socialisme ou du radicalisme, – on ne pouvait même pas dire, par ambition, tant cette ambition était à courte vue, n’allait pas plus loin que le pillage immédiat et leur réélection! Ces gens avaient l’air de croire en une société nouvelle. Peut-être y avaient-ils cru jadis; mais, en fait ils ne pensaient plus qu’à vivre sur les dépouilles de la société qui mourait. Un opportunisme myope était au service d’un nihilisme jouisseur. Les grands intérêts de l’avenir étaient sacrifiés à l’égoïsme de l’heure présente. On démembrait l’armée, on eût démembré la patrie pour plaire aux électeurs. Ce n’était point l’intelligence qui manquait: on se rendait compte de ce qu’il eût fallu faire, mais on ne le faisait point, parce qu’il en eût coûté trop d’efforts. On voulait arranger sa vie et celle de la nation avec le minimum de peine. Du haut en bas de l’échelle, c’était la même morale du plus de plaisir possible avec le moins d’efforts possible. Cette morale immorale était le seul fil conducteur au milieu du gâchis politique, où les chefs donnaient l’exemple de l’anarchie, où l’on voyait une politique incohérente poursuivant dix lièvres à la fois, et les lâchant tous l’un après l’autre, une diplomatie belliqueuse côte à côte avec un ministère de la guerre pacifiste, des ministres de la guerre, qui détruisaient l’armée afin de l’épurer, des ministres de la marine qui soulevaient les ouvriers des arsenaux, des instructeurs de la guerre qui prêchaient l’horreur de la guerre, des officiers dilettantes, des juges dilettantes, des révolutionnaires dilettantes, des patriotes dilettantes. Une démoralisation politique universelle. Chacun attendait de l’État qu’il le pourvût de fonctions, de pensions, de décorations; et l’État, en effet, ne manquait pas d’en arroser sa clientèle: la curée des honneurs et des charges était offerte aux fils, aux neveux, aux petits-neveux, aux valets du pouvoir; les députés se votaient des augmentations de traitement: un gaspillage effréné des finances, des places, des titres, de toutes les ressources de l’État. – Et, comme un sinistre écho de l’exemple d’en haut, le sabotage d’en bas: les instituteurs enseignant la révolte contre la patrie, les employés des postes brûlant les lettres et les dépêches, les ouvriers des usines, jetant du sable et de l’émeri dans les engrenages des machines, les ouvriers des arsenaux détruisant des arsenaux, des navires incendiés, le gâchage monstrueux du travail par les travailleurs, – la destruction non pas des riches, mais de la richesse du monde.
Pour couronner l’œuvre, une élite intellectuelle s’amusait à fonder en raison et en droit ce suicide d’un peuple, au nom des droits sacrés au bonheur. Un humanitarisme morbide rongeait la distinction du bien et du mal, s’apitoyait devant la personne «irresponsable et sacrée» des criminels, capitulait devant le crime et lui livrait la société.
Christophe pensait.
– La France est soûle de liberté. Après avoir déliré, elle tombera ivre-morte. Et quand elle se réveillera, elle sera au violon.
Ce qui blessait le plus Christophe dans cette démagogie, c’était de voir les pires violences politiques froidement accomplies par des hommes, dont il connaissait le fond incertain. La disproportion était trop scandaleuse entre ces êtres ondoyants et l’action âpre qu’ils déchaînaient, ou qu’ils autorisaient. Il semblait qu’il y eût en eux deux éléments contradictoires: un caractère inconsistant, qui ne croyait à rien, et une raison raisonnante, qui saccageait la vie, sans vouloir rien écouter. Christophe se demandait comment la bourgeoisie paisible, les catholiques, les officiers qu’on harcelait de toutes les façons, ne les jetaient pas par la fenêtre. Comme il ne savait rien cacher, Roussin n’eut pas de peine à deviner sa pensée. Il se mit à rire, et dit:
– Sans doute, c’est ce que vous ou moi, nous ferions, n’est-ce pas? Mais il n’y a point de risques avec eux. Ce sont de pauvres bougres, qui ne sont pas capables de prendre le moindre parti énergique,; ils ne sont bons qu’à récriminer. Une aristocratie gâteuse, abrutie par les clubs, prostituée aux Américains et aux Juifs, qui, pour prouver son modernisme, s’amuse du rôle insultant qu’on lui prête dans les romans et les pièces à la mode, et fait fête aux insulteurs. Une bourgeoisie grincheuse, qui ne lit rien, qui ne comprend rien, qui ne veut rien comprendre, qui ne sait que dénigrer, dénigrer à vide, aigrement, sans résultat pratique, – qui n’a qu’une passion: dormir sur son sac aux gros sous, avec la haine de ceux qui la dérangent, ou même de ceux qui travaillent: car cela la dérange que les autres se remuent, tandis qu’elle pionce!… Si vous connaissiez ces gens-là vous finiriez par nous trouver sympathiques…
Mais Christophe n’éprouvait qu’un grand dégoût pour les uns et pour les autres: car il ne pensait point que la bassesse des persécutés fût une excuse pour celle des persécuteurs. Il avait souvent rencontré chez les Stevens des types de cette bourgeoisie riche et maussade, que lui dépeignait Roussin,
… l’anime triste di coloro,
Che visser senza infamia e senza lodo…
Il ne voyait que trop les raisons que Roussin et ses amis avaient d’être sûrs non seulement de leur force sur ces gens, mais de leur droit d’en abuser. Les outils de domination ne leur manquaient point. Des milliers des fonctionnaires sans volonté, obéissant aveuglément. Des mœurs courtisanesques, une République sans républicains; une presse socialiste, en extase devant les rois en visite; des âmes de domestiques, aplaties devant les titres, les galons, les décorations: pour les tenir, il n’y avait qu’à leur jeter en pâture un os à ronger, ou la Légion d’Honneur. Si un roi eût promis d’anoblir tous les citoyens de France, tous les citoyens de France eussent été royalistes.
Les politiciens avaient beau jeu. Des trois États de 89, le premier était anéanti; le second était banni ou suspect; le troisième, repu de sa victoire, dormait. Et quant au quatrième État, qui maintenant se levait, menaçant et jaloux, il n’était pas difficile encore d’en avoir raison. La République décadente le traitait, comme Rome décadente traitait les hordes barbares, qu’elle n’avait plus la force d’expulser de ses frontières: elle les enrôlait; ils devenaient bientôt ses meilleurs chiens de garde. Les ministres bourgeois, qui se disaient socialistes, attiraient sournoisement, annexaient les plus intelligents de l’élite ouvrière; ils décapitaient de leurs chefs le parti des prolétaires, s’infusaient leur sang nouveau, et, en retour, les gorgeaient d’idéologie bourgeoise.
Un spécimen curieux de ces tentatives d’annexion du peuple par la bourgeoisie était, en ce temps-là, les Universités Populaires. C’étaient de petits bazars de connaissances confuses de omni re scibili [14]. On prétendait y enseigner, comme disait un programme, «toutes les branches du savoir, physique, biologique, sociologique: astronomie, cosmologie, anthropologie, ethnologie, physiologie, psychologie, psychiatrie, géographie, linguistique, esthétique, logique, etc.» De quoi faire craquer le cerveau de Pic de la Mirandole.
Certes, il y avait eu à l’origine, il y avait encore dans certaines d’entre elles un idéalisme sincère, un besoin de dispenser à tous la vérité, la beauté, la vie morale, qui avait de la grandeur. Ces ouvriers, qui, après une journée de dur travail, venaient s’entasser dans les salles de conférences étouffantes, et dont la soif de savoir était plus forte que la fatigue, offraient un spectacle touchant. Mais, comme on avait abusé des pauvres gens! Pour quelques vrais apôtres, intelligents et humains, pour quelques bons cœurs, mieux intentionnés qu’adroits, combien de sots, de bavards, d’intrigants, écrivains sans lecteurs, orateurs sans public, professeurs, pasteurs, parleurs, pianistes et critiques, qui inondaient le peuple de leurs produits! Chacun cherchait à placer sa marchandise. Les plus achalandés étaient naturellement les vendeurs d’orviétan [15], les discoureurs philosophiques, qui remuaient à la pelle des idées générales, avec le paradis social au bout.
Les Universités Populaires servaient aussi de débouché pour un esthétisme ultra-aristocratique: gravures, poésies, musique décadentes. On voulait l’avènement du peuple pour rajeunir la pensée et pour régénérer la race. Et l’on commençait par lui inoculer tous les raffinements de la bourgeoisie! Il les prenait avec avidité, non parce qu’ils lui plaisaient, mais parce qu’ils étaient bourgeois. Christophe, qui avait été amené à une de ces Universités Populaires par Mme Roussin, lui entendit jouer du Debussy au peuple, entre la Bonne Chanson de Gabriel Fauré et l’un des derniers quatuors de Beethoven. Lui qui n’était arrivé à l’intelligence des dernières œuvres de Beethoven qu’après bien des années, par un lent acheminement de son goût et de sa pensée, demanda, plein de pitié, à l’un de ses voisins:
– Mais est-ce que vous comprenez cela?
L’autre se dressa sur ses ergots, comme un coq en colère et dit:
– Bien sûr! Pourquoi est-ce que je ne comprendrais pas aussi bien que vous?
Et, pour prouver qu’il avait compris, il bissa une fugue, en regardant Christophe, d’un air provoquant.
Christophe se sauva consterné; il se disait que ces animaux-là avaient réussi à empoisonner jusqu’aux sources vives de la nation: il n’y avait plus de peuple.
– Peuple vous-même! comme disait un ouvrier à l’un de ces braves gens qui tentaient de fonder des Théâtres du Peuple. Je suis autant bourgeois que vous!
Un beau soir, que le ciel moelleux, comme un tapis d’Orient, aux teintes chaudes, un peu passées, s’étendait au-dessus de la ville assombrie, Christophe suivait les quais de Notre-Dame aux Invalides. Dans la nuit qui tombait, les tours de la cathédrale montaient comme les bras de Moïse, dressés pendant la bataille. La lance d’or ciselée de la Sainte-Chapelle, l’épine sainte fleurissante, jaillissait du fourré des maisons. De l’autre côté de l’eau, le Louvre déroulait sa façade royale, dans les yeux ennuyés de laquelle les reflets du soleil couchant mettaient une dernière lueur de vie. Au fond de la plaine des Invalides, derrière ses fossés et ses murailles hautaines, dans son désert majestueux, la coupole d’or sombre planait, comme une symphonie de victoires lointaines. Et l’Arc de Triomphe ouvrait sur la colline, telle une marche héroïque, l’enjambée surhumaine des légions impériales.
Et Christophe eut soudain l’impression d’un géant mort, dont les membres immenses couvraient la plaine. Le cœur serré d’effroi, il s’arrêta, contemplant les fossiles gigantesque d’une espèce fabuleuse, disparue de la terre et dont toute la terre avait entendu sonner les pas, – la race, casquée du dôme des Invalides, et ceinturée du Louvre, qui étreignait le ciel avec les mille bras de ses cathédrales, et qui arc-boutait sur le monde les deux pieds triomphants de l’Arche Napoléonienne, sous le talon de laquelle grouillait aujourd’hui Lilliput.
Sans qu’il l’eût cherché, Christophe avait acquis une petite notoriété dans les milieux parisiens où Sylvain Kohn et Goujart l’avaient introduit. L’originalité de sa figure, qu’on apercevait toujours, avec l’un ou l’autre de ses deux amis, aux premières des théâtres et aux concerts, sa laideur puissante, les ridicules même de sa personne, de sa tenue, de ses manières brusques et gauches, les boutades paradoxales qui parfois lui échappaient, son intelligence mal dégrossie, mais large et robuste, et les récits romanesques que Sylvain Kohn avait colportés sur ses escapades en Allemagne, sur ses démêlés avec la police et sur sa fuite en France, l’avaient désigné à la curiosité oisive et affairée de ce grand salon d’hôtel cosmopolite, qu’est devenu le Tout-Paris. Tant qu’il se tint sur la réserve, observant, écoutant, tâchant de comprendre, avant de prononcer, tant qu’on ignora ses œuvres et le fond de sa pensée, il fut assez bien vu. Les Français lui savaient gré de n’avoir pu rester en Allemagne. Surtout, les musiciens français étaient touchés comme d’un hommage qui leur était rendu, de l’injustice des jugements de Christophe sur la musique allemande: – (il s’agissait, à la vérité, de jugements déjà anciens, à la plupart desquels il n’eût plus souscrit aujourd’hui: quelques articles publiés naguère dans une Revue allemande, et dont les paradoxes avaient été répandus et amplifiés par Sylvain Kohn). – Christophe intéressait et il ne gênait point; il ne prenait la place de personne. Il n’eût tenu qu’à lui d’être un grand homme de cénacle. Il n’avait qu’à ne rien écrire, ou le moins possible, surtout à ne rien faire entendre de lui, et à alimenter d’idées Goujart et ses pareils, tous ceux qui ont pris pour devise un mot fameux – en l’arrangeant un peu:
«Mon verre n’est pas grand; mais je bois… dans celui des autres.»
Une forte personnalité exerce son rayonnement surtout sur les jeunes gens, plus occupés de sentir que d’agir. Il n’en manquait pas autour de Christophe. C’étaient en général de ces êtres oisifs, sans volonté, sans but, sans raison d’être, qui ont peur de la table de travail, peur de se trouver seuls avec eux-mêmes, qui s’éternisent dans un fauteuil, qui errent d’un café à une salle de théâtre, cherchant tous les prétextes pour ne pas rentrer chez eux, pour ne pas se voir face à face. Ils venaient, s’installaient, traînaient pendant des heures, dans ces conversations insipides, d’où l’on sort avec une dilatation d’estomac, écœurés, saturés, et pourtant affamés, avec le besoin et le dégoût à la fois de continuer. Ils entouraient Christophe, comme le barbet de Gœthe, les «larves à l’affût» qui guettent une âme à happer, pour se raccrocher à la vie.
Un sot vaniteux eût trouvé plaisir à cette cour de parasites. Mais Christophe n’aimait pas jouer à l’idole. Il était horripilé d’ailleurs par la prétentieuse bêtise de ses admirateurs, qui trouvaient dans ce qu’il faisait des intentions saugrenues, Renaniennes, Nietzschéennes, Rose-Croix, hermaphrodites. Il les mit à la porte. Il n’était pas fait pour un rôle passif. Tout chez lui avait l’action pour but. Il observait, pour comprendre; et il voulait comprendre, pour agir. Libre de préjugés, il s’informait de tout, étudiait dans la musique toutes les formes de pensée et les ressources d’expression des autres pays et des autres temps. Chacune de celles qui lui paraissaient vraies, il en faisait sa proie. À la différence de ces artistes français qu’il étudiait, ingénieux inventeurs de formes nouvelles, qui s’épuisent à inventer sans cesse et laissent leurs inventions en chemin, il cherchait beaucoup moins à innover dans la langue musicale qu’à la parler avec plus d’énergie; il n’avait point le souci d’être rare, mais celui d’être fort. Cette énergie passionnée s’opposait au génie français de finesse et de mesure. Elle avait le dédain du style pour le style. Les meilleurs artistes français lui faisaient l’effet d’ouvriers de luxe. Un des plus parfaits poètes parisiens s’était amusé lui-même à dresser «la liste ouvrière de la poésie française contemporaine, chacun avec sa denrée, son produit ou ses soldes»; et il énumérait «les lustres de cristal, les étoffes d’Orient, les médailles d’or et de bronze, les guipures douairières, les sculptures polychromes, les faïences à fleurs», qui sortaient de la fabrique de tel ou tel de ses confrères. Lui-même se représentait, «dans un coin du vaste atelier des lettres, reprisant de vieilles tapisseries, ou dérouillant des pertuisanes [16] hors d’usage». – Cette conception de l’artiste, comme d’un bon ouvrier, attentif uniquement à la perfection du métier, n’était pas sans beauté. Mais elle ne satisfaisait pas Christophe; tout en reconnaissant sa dignité professionnelle, il avait du mépris pour la pauvreté de vie qu’elle recouvrait. Il ne concevait pas qu’on écrivît pour écrire. Il ne disait pas des mots, il disait – il voulait dire – des choses.
Ei dice cose, e voi dite parole…
Après une période de repos où il n’avait été occupé qu’à absorber un monde nouveau, l’esprit de Christophe fut pris brusquement du besoin de créer. L’antagonisme qui s’accusait entre Paris et lui, centuplait sa force, en stimulant sa personnalité. C’était un débordement de passions, qui demandaient impérieusement à s’exprimer. Elles étaient de toute sorte; par toutes, il était sollicité avec la même ardeur. Il lui fallait forger des œuvres, où se décharger de l’amour qui lui gonflait le cœur, et aussi de la haine; et de la volonté, et aussi du renoncement, et de tous les démons qui s’entrechoquaient en lui, et qui avaient un droit égal à vivre. À peine s’était-il soulagé d’une passion dans une œuvre, – (quelquefois, il n’avait même pas la patience d’aller jusqu’à la fin de l’œuvre) – qu’il se jetait dans une passion contraire. Mais la contradiction n’était qu’apparente: s’il changeait toujours, toujours il restait le même. Toutes ses œuvres étaient des chemins différents qui menaient au même but; son âme était une montagne: il en prenait toutes les routes; les unes s’attardaient à l’ombre, en leurs détours moelleux; les autres montaient arides, âprement au soleil, toutes conduisaient au Dieu, qui siégeait sur la cime. Amour, haine, volonté, renoncement, toutes les forces humaines, portées au paroxysme, touchent à l’éternité, déjà y participent. Chacun la porte en soi: le religieux et l’athée, celui qui voit partout la vie, et celui qui la nie partout, et celui qui doute de tout et de la vie et de la négation, – et Christophe, dont l’âme embrassait tous ces contraires à la fois. Tous les contraires se fondent en l’éternelle Force. L’important pour Christophe était de réveiller cette force en lui et dans les autres, de jeter des brassées de bois sur le brasier, de faire flamber l’Éternité. Une grande flamme s’était levée dans son cœur, au milieu de la nuit voluptueuse de Paris. Il se croyait libre de toute foi, et il n’était tout entier qu’une torche de foi.
Rien ne pouvait davantage prêter le flanc à l’ironie française. La foi est un des sentiments que pardonne le moins une société raffinée: car elle l’a perdu. Dans l’hostilité sourde ou railleuse de la plupart des hommes pour les rêves des jeunes gens, il entre pour beaucoup l’amère pensée qu’eux-mêmes furent ainsi, qu’ils eurent ces ambitions et ne les réalisèrent point. Ceux qui ont renié leur âme, ceux qui avaient en eux une œuvre, et ne l’ont pas accomplie, pensent:
– Puisque je n’ai pu faire ce que j’avais rêvé, pourquoi le feraient-ils, eux? Je ne veux point qu’ils le fassent.
Combien d’Heddas Gabler parmi les hommes! Quelle sourde malveillance qui cherche à annihiler les forces neuves et libres, quelle science pour les tuer par le silence, par l’ironie, par l’usure, par le découragement, – et par quelque séduction perfide, au bon moment!…
Le type est de tous les pays. Christophe le connaissait, pour l’avoir rencontré en Allemagne. Contre cette espèce de gens il était cuirassé. Son système de défense était simple: il attaquait, le premier; dès leurs premières avances, il leur déclarait la guerre; il contraignait ces dangereux amis à se faire ses ennemis. Mais si cette franche politique était la plus efficace à sauvegarder sa personnalité, elle l’était beaucoup moins à lui faciliter sa carrière d’artiste. Christophe recommença ses errements d’Allemagne. C’était plus fort que lui. Une seule chose avait changé: son humeur, qui était fort gaie.
Il exprimait gaillardement à qui voulait l’entendre ses critiques peu mesurées sur les artistes français: il s’attira ainsi beaucoup d’inimitiés. Il ne prenait même pas la précaution de se ménager, comme font les gens avisés, l’appui d’une petite coterie. Il n’eût pas eu peine à trouver des artistes tout prêts à l’admirer, pourvu qu’il les admirât. Il y en avait même qui l’admiraient d’avance, à charge de revanche. Ils considéraient celui qu’ils louaient, comme un débiteur, auquel ils pouvaient, le moment venu, réclamer le remboursement de leur créance. C’était de l’argent bien placé. – C’était de l’argent mal placé, avec Christophe. Il ne remboursait rien. Bien pis, il avait l’effronterie de trouver médiocres les œuvres de ceux qui trouvaient bonnes les siennes. Ils en gardaient, sans le dire, une rancune profonde, et se promettaient, à la prochaine occasion, de lui rendre la même monnaie.
Entre toutes les maladresses commises, Christophe eut celle de partir en guerre contre Lucien Lévy-Cœur: Il le trouvait partout sur sa route, et il ne pouvait cacher une antipathie exagérée pour cet être doux, poli, qui ne faisait aucun mal apparent, qui semblait même avoir plus de bonté que lui, et qui en tout cas avait bien plus de mesure. Il le provoquait à des discussions; et si insignifiant qu’en fût l’objet, elles prenaient toujours, par le fait de Christophe, une âpreté subite, qui étonnait l’auditoire. Il semblait que Christophe cherchât tous les prétextes pour fondre, tête baissée, sur Lucien Lévy-Cœur; mais jamais il ne pouvait l’atteindre. Son ennemi avait la suprême habileté, même quand son tort était le plus certain, de se donner le beau rôle; il se défendait avec une courtoisie, qui faisait ressortir le manque d’usage de Christophe. Celui-ci, qui d’ailleurs parlait mal le français, avec des mots d’argot, voire d’assez gros mots, qu’il avait sus tout de suite, et qu’il employait mal à propos, comme beaucoup d’étrangers, était incapable de déjouer la tactique de Lévy-Cœur; et il se débattait furieusement contre cette douceur ironique. Tout le monde lui donnait tort: car on ne croyait pas ce que Christophe sentait obscurément: l’hypocrisie de cette douceur, qui, se heurtant à une force qu’elle ne parvenait pas à entamer, travaillait à l’étouffer, sans éclat, en silence. Il n’était pas pressé, étant, comme Christophe, de ceux qui comptaient sur le temps: mais c’était pour détruire; Christophe, pour édifier. Lévy-Cœur n’eut pas de peine à détacher de Christophe Sylvain Kohn et Goujart, comme il l’avait peu à peu évincé du salon des Stevens. Il fit le vide autour de lui.
Christophe s’en chargeait, de lui-même. Il ne contentait personne, n’étant d’aucun parti, ou mieux, étant contre tous. Il n’aimait pas les Juifs; mais il aimait encore moins les antisémites. Cette lâcheté des masses soulevées contre une minorité puissante, non parce qu’elle est mauvaise, mais parce qu’elle est puissante, cet appel aux bas instincts de jalousie et de haine, lui répugnait. Les Juifs le regardaient comme un antisémite, les antisémites comme un Juif. Quant aux artistes ils sentaient en lui l’ennemi. Instinctivement, Christophe se faisait, en art, plus Allemand qu’il n’était. Par opposition avec la voluptueuse ataraxie [17] de certaine musique parisienne, il célébrait la volonté violente, un pessimisme viril et sain. Quand la joie paraissait, c’était avec un manque de goût, une fougue plébéienne, bien faits pour révolter jusqu’aux aristocratiques patrons de l’art populaire. Sa forme était savante et rude. Même, il n’était pas loin d’affecter, par réaction, une négligence apparente dans le style et une insouciance de l’originalité extérieure qui devaient être très sensibles aux musiciens français. Aussi, ceux d’entre eux, à qui il communiqua ses œuvres, l’englobèrent-ils, sans y regarder de plus près, dans le mépris qu’ils avaient pour le wagnérisme attardé de l’école allemande. Christophe ne s’en souciait guère; il riait intérieurement, se répétant ces vers d’un charmant musicien de la Renaissance française, – adaptés à son usage:
Va, va, ne t’esbahy de ceux la qui diront:
Ce Christophe n’a pas d’un tel le contrepoint,
Il n’a pas de cestay la pareille harmonie.
J’ai quelque chose aussi que les autres n’ont point.
Mais quand il voulut essayer de faire jouer ses œuvres dans les concerts, il trouva porte close. On avait déjà bien assez à faire de jouer – ou de ne pas jouer – les œuvres des jeunes musiciens français. On n’avait pas de place pour un allemand inconnu.
Christophe ne s’entêta point à faire des démarches. Il s’enferma chez lui, et se remit à écrire. Peu lui importait que les gens de Paris l’entendissent ou non. Il écrivait pour son plaisir, et non pour réussir. Le vrai artiste ne s’occupe pas de l’avenir de son œuvre. Il est comme ces peintres de la Renaissance, qui peignaient joyeusement des façades de maisons, sachant que dans dix ans il n’en resterait rien. Christophe travaillait donc en paix, attendant des temps meilleurs, quand lui vint un secours inattendu.
Christophe était alors attiré par la forme dramatique. Il n’osait pas s’abandonner librement au flot de son lyrisme intérieur. Il avait besoin de le canaliser en des sujets précis. Et, sans doute, est-il bon pour un jeune génie qui n’est pas encore maître de soi, qui ne sait même pas encore ce qu’il est exactement, de se fixer des limites volontaires où enfermer son âme qui se dérobe à lui. Ce sont les écluses nécessaires qui permettent de diriger le cours de la pensée. – Malheureusement, il manquait à Christophe un poète; il était obligé de se tailler lui-même ses sujets dans la légende ou dans l’histoire.
Parmi les visions qui flottaient en lui depuis quelques mois, étaient des images de la Bible. – La Bible, que sa mère lui avait donnée comme compagne d’exil, avait été pour lui une source de rêves. Bien qu’il ne la lût point dans un esprit religieux, l’énergie morale, ou, pour mieux dire, vitale, de cette Iliade hébraïque lui était une fontaine, où, le soir, il lavait son âme nue, salie par les fumées et les boues de Paris. Il ne s’inquiétait pas du sens sacré du livre; mais ce n’en était pas moins pour lui un livre sacré, par le souffle de nature sauvage et d’individualités primitives, qu’il y respirait. Il buvait ces hymnes de la terre dévorée de foi, des montagnes palpitantes, des cieux exultants, et des lions humains.
Une des figures du livre, pour qui il avait une tendresse, était David adolescent. Il ne lui prêtait pas l’ironique sourire de gamin de Florence, ni la tension tragique, que Verrocchio et Michel-Ange avaient donné à leurs œuvres sublimes: il ne les connaissait pas. Il voyait son David comme un pâtre poétique, au cœur vierge, où dormait l’héroïsme, un Siegfried du Midi, de race plus affinée, plus harmonieux de corps et de pensée. – Car il avait beau se révolter contre l’esprit latin: cet esprit s’infiltrait en lui. Ce n’est pas seulement l’art qui influe sur l’art, ce n’est pas seulement la pensée, c’est tout ce qui nous entoure: – les êtres et les choses, les gestes et les mouvements, les lignes et la lumière. L’atmosphère de Paris est bien forte: elle modèle les âmes les plus rebelles. Moins que tout autre, une âme germanique est capable de résister: elle se drape en vain dans son orgueil national, elle est, de toutes les âmes d’Europe, la plus prompte à se dénationaliser. Celle de Christophe avait déjà commencé, à son insu, de prendre à l’art latin une sobriété, une clarté du cœur, et même, dans une certaine mesure, une beauté plastique, qu’elle n’aurait pas eues sans cela. Son David l’attestait.
Il avait voulu retracer la rencontre avec Saül, et il l’avait conçue comme un tableau symphonique, à deux personnages.
Sur un plateau désert, dans une lande de bruyères en fleurs, le petit pâtre était couché, et rêvait au soleil. La sereine lumière, le bourdonnement des êtres, le doux frémissement des herbes, les grelots argentins des troupeaux qui paissaient, la force de la terre, berçaient la rêverie de l’enfant inconscient de ses divines destinées. Indolemment, il mêlait sa voix et les sons d’une flûte au silence harmonieux; ce chant était d’une joie si calme, si limpide que l’on ne songeait même plus, en l’entendant, à la joie ou à la douleur, mais qu’il semblait que c’était ainsi, que ce ne pouvait être autrement… Soudain, de grandes ombres s’étendaient sur la lande; l’air se taisait; la vie semblait se retirer dans les veines de la terre. Le chant de flûte, seul, tranquille, continuait. Saül, halluciné, passait. Le roi dément, rongé par le néant, s’agitait comme une flamme qui se dévore, et que tord l’ouragan. Il suppliait, injuriait, défiait le vide qui l’entourait, et qu’il portait en lui. Et lorsque à bout de souffle, il tombait sur la lande, reparaissait dans le silence le sourire du chant du pâtre, qui ne s’était pas interrompu. Alors Saül, écrasant les battements de son cœur tumultueux, venait, en silence, près de l’enfant touché; en silence il le contemplait; il s’asseyait près de lui et posait sa main fiévreuse sur la tête du berger. David, sans se troubler, se retournait et regardait le roi. Il appuyait sa tête sur les genoux de Saül, et reprenait sa musique. L’ombre du soir tombait; David s’endormait en chantant; et Saül pleurait. Et, dans la nuit étoilée, s’élevait de nouveau l’hymne de la nature ressuscitée, et le chant de grâces de l’âme convalescente.
Christophe, en écrivant cette scène, ne s’était occupé que de sa propre joie; il n’avait pas songé aux moyens d’exécution et surtout, il ne lui serait pas venu à l’idée qu’elle pût être représentée. Il la destinait aux concerts, pour le jour où les concerts daigneraient l’accueillir.
Un soir qu’il en parlait à Achille Roussin, et que, sur sa demande, il avait essayé de lui en donner une idée, au piano, il fut bien étonné de voir Roussin prendre feu et flamme pour l’œuvre, déclarant qu’il fallait qu’elle fût jouée sur une scène parisienne, et qu’il en faisait son affaire. Il fut bien plus étonné encore, quand il vit, quelques jours après, que Roussin prenait la chose au sérieux; et son étonnement toucha à la stupeur, lorsqu’il apprit que Sylvain Kohn, Goujart et Lucien Lévy-Cœur lui-même s’y intéressaient. Il lui fallait admettre que les rancunes personnelles de ces gens cédaient à l’amour de l’art: cela le surprenait bien. Le moins empressé à faire jouer son œuvre; c’était lui. Elle n’était pas faite pour le théâtre: c’était un non-sens de l’y donner. Mais Roussin fut si insistant, Sylvain Kohn si persuasif, et Goujart si affirmatif, que Christophe se laissa tenter. Il fut lâche. Il avait tellement envie d’entendre sa musique!
Tout fut facile à Roussin. Directeurs et artistes s’empressèrent à lui plaire. Justement, un journal organisait une matinée de gala au profit d’une œuvre de bienfaisance. Il fut convenu qu’on y jouerait le David. On réunit un bon orchestre. Quant aux chanteurs Roussin prétendait avoir trouvé pour le rôle de David l’interprète idéal.
Les répétitions commencèrent. L’orchestre se tira assez bien de la première lecture, quoiqu’il fût peu discipliné, à la façon française. Le Saül avait une voix un peu fatiguée, mais honorable; et il savait son métier. Pour le David, c’était une belle personne, grande, grasse, bien faite, mais une voix sentimentale et vulgaire, qui s’étalait lourdement avec des trémolos de mélodrame et des grâces de café-concert. Christophe fit la grimace. Dès les premières mesures qu’elle chanta, il fut évident pour lui qu’elle ne pourrait conserver le rôle. À la première pause de l’orchestre, il alla trouver l’impresario, qui s’était chargé de l’organisation matérielle du concert, et qui, avec Sylvain Kohn, assistait à la répétition. Ce personnage, le voyant venir, lui dit, le visage rayonnant:
– Eh bien, vous êtes content?
– Oui, dit Christophe, je crois que cela s’arrangera. Il n’y a qu’une chose qui ne va pas: c’est la chanteuse. Il faudra changer cela. Dites-le-lui gentiment; vous avez l’habitude… Il vous sera bien facile de m’en trouver une autre.
L’impresario eut l’air stupéfait; il regarda Christophe, comme s’il ne savait pas si Christophe parlait sérieusement; et il dit:
– Mais ce n’est pas possible!
– Pourquoi ne serait-ce pas possible? demanda Christophe.
L’impresario échangea un coup d’œil avec Sylvain Kohn, narquois, et il reprit:
– Mais elle a tant de talent!
– Elle n’en a aucun, dit Christophe.
– Comment!… Une si belle voix!
– Elle n’en a aucune.
– Et puis, une si belle personne!
– Je m’en fous.
– Cela ne nuit pourtant pas, fit Sylvain Kohn, en riant.
– J’ai besoin d’un David, et d’un David qui sache chanter; je n’ai pas besoin de la belle Hélène, dit Christophe.
L’impresario se frottait le nez avec embarras:
– C’est bien ennuyeux, bien ennuyeux…, dit-il. C’est pourtant une excellente artiste… Je vous assure! Elle n’a peut-être pas tous ses moyens aujourd’hui. Vous devriez encore essayer.
– Je veux bien, dit Christophe; mais c’est du temps perdu.
Il reprit la répétition. Ce fut encore pis. Il eut peine à aller jusqu’au bout: il devenait nerveux; ses observations à la chanteuse, d’abord froides mais polies, se faisaient sèches et coupantes, en dépit de la peine évidente qu’elle se donnait afin de le satisfaire, et des œillades qu’elle lui décochait pour conquérir ses bonnes grâces. L’impresario, prudemment, interrompit la répétition, au moment où les affaires menaçaient de se gâter. Pour effacer le mauvais effet des observations de Christophe, il s’empressait auprès de la chanteuse, et lui prodiguait de pesantes galanteries, lorsque Christophe, qui assistait à ce manège, avec une impatience non dissimulée lui fit signe impérieusement de venir, et dit:
– Il n’y a pas à discuter. Je ne veux pas de cette personne. C’est désagréable, je le sais; mais ce n’est pas moi qui l’ai choisie. Arrangez-vous comme vous voudrez.
L’impresario s’inclina, d’un air ennuyé, et dit, avec indifférence:
– Je n’y puis rien. Adressez-vous à M. Roussin.
– En quoi cela regarde-t-il M. Roussin? demanda Christophe. Je ne veux pas l’ennuyer de ces affaires.
– Cela ne l’ennuiera pas, dit Sylvain Kohn, ironique.
Et il lui montra Roussin, qui, justement, entrait.
Christophe alla au-devant de lui. Roussin, d’excellente humeur, s’exclamait:
– Eh quoi! déjà fini? J’espérais entendre encore une partie. Eh bien, mon cher maître, qu’est-ce que vous en dites? Êtes-vous satisfait?
– Tout va très bien, dit Christophe. Je ne puis assez vous remercier…
– Du tout! Du tout!
– Il n’y a qu’une seule chose qui ne peut pas marcher.
– Dites, dites. Nous arrangerons cela. Je tiens à ce que vous soyez content.
– Eh bien, c’est la chanteuse. Entre nous, elle est exécrable.
Le visage épanoui de Roussin se glaça subitement. Il dit, d’un air sévère:
– Vous m’étonnez, mon cher.
– Elle ne vaut rien, rien du tout, continua Christophe. Elle n’a ni voix, ni goût, ni métier, pas l’ombre de talent. Vous avez de la chance de ne pas l’avoir entendue tout à l’heure!…
Roussin, de plus en plus pincé, coupa la parole à Christophe, et dit, d’un ton cassant:
– Je connais Mlle de Sainte-Ygraine. C’est une artiste de grand talent. J’ai la plus vive admiration pour elle. Tous les gens de goût à Paris, pensent comme moi.
Et il tourna le dos à Christophe. Christophe le vit offrir son bras à l’actrice et sortir avec elle. Comme il restait stupéfait, Sylvain Kohn, qui avait suivi la scène, avec délices, lui prit le bras, et lui dit, en riant, tandis qu’ils descendaient l’escalier du théâtre:
– Mais vous ne savez donc pas qu’elle est sa maîtresse?
Christophe comprit. Ainsi, c’était pour elle, ce n’était pas pour lui que l’on montait la pièce! Il s’expliqua l’enthousiasme de Roussin, ses dépenses, l’empressement de ses acolytes. Il écoutait Sylvain Kohn qui lui contait l’histoire de la Sainte-Ygraine: une divette de music-hall, qui, après s’être exhibée avec succès dans des petits théâtres de genre, avait été prise de l’ambition, commune à beaucoup de ses pareilles, de se faire entendre sur une scène plus digne de son talent. Elle comptait sur Roussin pour la faire engager à l’Opéra, ou à l’Opéra-Comique; et Roussin qui ne demandait pas mieux, avait trouvé dans la représentation du David une occasion de révéler sans risques au public parisien les dons lyriques de la nouvelle tragédienne, dans un rôle qui n’exigeait presque aucune action dramatique, et qui mettait en pleine valeur l’élégance de ses formes.
Christophe écouta l’histoire jusqu’au bout; puis il se dégagea du bras de Sylvain Kohn, et il éclata de rire. Il rit, il rit longuement. Quand il eut fini de rire, il dit:
– Vous me dégoûtez. Vous me dégoûtez tous. L’art ne compte pas pour vous. Ce sont toujours des questions de femmes. On monte un opéra pour une danseuse, pour une chanteuse, pour la maîtresse de Monsieur un tel, ou de Madame une telle. Vous ne pensez qu’à vos cochonneries. Voyez-vous, je ne vous en veux pas: Vous êtes ainsi, restez ainsi, si cela vous plaît, et barbotez dans votre auge. Mais séparons-nous: nous ne sommes pas faits pour vivre ensemble. Bonsoir.
Il le quitta; et, rentré chez lui, il écrivit à Roussin qu’il retirait sa pièce, sans lui cacher les raisons qui la lui faisaient reprendre.
Ce fut une rupture avec Roussin et avec tout son clan. Les conséquences s’en firent immédiatement sentir. Les journaux avaient mené un certain bruit autour de la représentation projetée, et l’histoire de la brouille du compositeur avec son interprète ne manqua pas de faire jaser. Un directeur de concerts eut la curiosité de donner l’œuvre dans une de ses matinées du dimanche. Cette bonne fortune fut un désastre pour Christophe. L’œuvre fut jouée – et sifflée. Tous les amis de la chanteuse s’étaient donné le mot pour administrer une leçon à l’insolent musicien; et le reste du public que le poème symphonique avait ennuyé, s’associa complaisamment au verdict des gens compétents. Pour comble de malchance, Christophe avait eu l’imprudence, afin de faire valoir son talent de virtuose, d’accepter de se faire entendre, au même concert, dans une Fantaisie pour piano et orchestre. Les dispositions malveillantes du public, retenues dans une certaine mesure, pendant l’exécution du David, par le désir de ménager les interprètes, se donnèrent libre champ, quand il se trouva en présence de l’auteur en personne, – dont le jeu n’était pas d’ailleurs trop correct. Christophe, énervé par le bruit de la salle, s’interrompit brusquement au milieu du morceau; et, regardant, d’un air goguenard, le public qui s’était tu soudain, il joua: «Malbrough s’en va-t-en guerre!» – et dit insolemment:
– Voilà ce qu’il vous faut.
Là-dessus, il se leva et partit.
Ce fut un beau tumulte. On criait qu’il avait insulté le public, et qu’il devait venir faire des excuses à la salle. Les journaux, le lendemain, exécutèrent avec ensemble l’Allemand grotesque, dont le bon goût parisien avait fait justice.
Et puis, ce fut le vide, de nouveau, complet, absolu. Christophe se retrouvait seul, une fois de plus, plus seul que jamais, dans la grande ville étrangère et hostile. Il ne s’en affectait pas. Il commençait à croire que c’était sa destinée, et qu’il resterait, toute sa vie, ainsi.
Il ne savait pas qu’une grande âme n’est jamais seule, que si dénuée qu’elle soit d’amis par la fortune, elle finit toujours par les créer, qu’elle rayonne autour d’elle l’amour dont elle est pleine, et qu’à cette heure même, où il se croyait isolé pour toujours, il était plus riche d’amour que les plus heureux du monde.
Il y avait chez les Stevens une petite fille de treize à quatorze ans, à qui Christophe avait donné des leçons, en même temps qu’à Colette. Elle était cousine germaine de Colette, et se nommait Grazia Buontempi. C’était une fillette au teint doré, rosissant délicatement aux pommettes, les joues pleines d’une santé campagnarde, un petit nez un peu relevé, la bouche grande, bien fendue, à demi entr’ouverte, le menton rond, très blanc, les yeux tranquilles, doucement souriants, le front rond, encadré d’une profusion de cheveux longs et soyeux, qui descendaient, sans boucles, le long des joues, avec de légères et calmes ondulations. Une petite Vierge d’Andrea del Sarto, figure large, beau regard silencieux.
Elle était Italienne. Ses parents habitaient, presque toute l’année, à la campagne, dans une grande propriété du Nord de l’Italie: plaines, prairies, petits canaux. De la terrasse sur le toit, on avait à ses pieds des flots de vignes d’or, d’où émergeaient de place en place les fuseaux noirs des cyprès. Au delà, c’étaient les champs, les champs. Le silence. On entendait meugler les bœufs qui retournaient le sol, et les cris aigus des paysans à la charrue:
– Ihi!… Fat innanz’!…
Les cigales chantaient dans les arbres, et les grenouilles le long de l’eau. Et, la nuit, c’était l’infini du silence, sous la lune aux flots d’argent. Au loin, de temps en temps, les gardiens des récoltes, qui sommeillaient dans des huttes de branchages, tiraient des coups de fusil, pour avertir les voleurs qu’ils étaient réveillés. Pour ceux qui les entendaient, à demi-assoupis, ce bruit n’avait plus d’autre sens que le tintement d’une horloge pacifique, marquant au loin les heures de la nuit. Et le silence se refermait, comme un manteau moelleux aux vastes plis, sur l’âme.
Autour de la petite Grazia, la vie semblait endormie. On ne s’occupait pas beaucoup d’elle. Elle poussait tranquillement dans le beau calme qui la baignait. Nulle fièvre, nulle hâte. Elle était paresseuse, elle aimait à flâner et dormir longuement. Elle restait étendue, des heures, dans le jardin. Elle se laissait flotter sur le silence, comme une mouche sur un ruisseau d’été. Et parfois, brusquement, sans raison, elle se mettait à courir. Elle courait, comme un petit animal, la tête et le buste légèrement inclinés vers la droite, souplement, sans raideur. Un vrai cabri, qui grimpait, glissait, parmi les pierres, pour la joie de bondir. Elle causait avec les chiens, avec les grenouilles, avec les herbes, avec les arbres, avec les paysans, avec les bêtes de la basse-cour. Elle adorait tous les petits êtres qui l’entouraient, et aussi les grands: mais avec ceux-ci elle se livrait moins. Elle voyait très peu de monde. La propriété était loin de la ville, isolée. Bien rarement passait sur la route poudreuse le pas traînant d’un grave paysan, ou d’une belle campagnarde, aux yeux lumineux dans la figure hâlée, marchant d’un rythme balancé, la tête haute, la poitrine en avant. Grazia vivait des journées seule, dans le parc silencieux; elle ne voyait personne; elle ne s’ennuyait jamais; elle n’avait peur de rien.
Une fois, un vagabond entra, pour voler une poule dans la ferme déserte. Il s’arrêta, interdit, devant la petite fille couchée dans l’herbe, qui mangeait une longue tartine, en chantonnant une chanson. Elle le regarda tranquillement, et lui demanda ce qu’il voulait. Il dit:
– Donnez-moi quelque chose, ou je deviens méchant. Elle lui tendit sa tartine, et dit, avec ses yeux souriants:
– Il ne faut pas devenir méchant.
Alors il s’en alla.
Sa mère mourut. Son père, très bon, très faible, était un vieil Italien de bonne race, robuste, jovial, affectueux, mais un peu enfantin, et tout à fait incapable de diriger l’éducation de la petite. La sœur du vieux Buontempi, Mme Stevens, venue pour l’enterrement, fut frappée de l’isolement de l’enfant; pour la distraire de son deuil, elle décida de l’emmener pour quelque temps à Paris. Grazia pleura, et le vieux papa aussi; mais quand Mme Stevens avait décidé quelque chose, il n’y avait plus qu’à se résigner: nul ne pouvait lui résister. Elle était la forte tête de la famille; et, dans sa maison de Paris, elle dirigeait tout: son mari, sa fille, et ses amants; – car elle menait de front ses devoirs et ses plaisirs: c’était une femme pratique et passionnée, – au reste, très mondaine et très agitée.
Transplantée à Paris, la calme Grazia se prit d’adoration pour sa belle cousine Colette, qui s’en amusa. On conduisit dans le monde, on mena au théâtre la douce petite sauvageonne. On continuait de la traiter en enfant, et elle-même se regardait comme une enfant, quand déjà elle ne l’était plus. Elle avait des sentiments qu’elle cachait, et dont elle avait peur: d’immenses élans de tendresse pour un objet, ou pour un être. Elle était amoureuse en secret de Colette: elle lui volait un ruban, un mouchoir; souvent, en sa présence, elle ne pouvait dire un seul mot; et quand elle l’attendait, quand elle savait qu’elle allait la voir, elle tremblait d’impatience et de bonheur. Au théâtre, lorsqu’elle voyait sa jolie cousine, décolletée, entrer dans la loge, où elle était et attirer tous les regards, elle avait un bon sourire, humble, affectueux, débordant d’amour; et son cœur se fondait, lorsque Colette lui adressait la parole. En robe blanche, ses beaux cheveux noirs défaits et bouffants sur ses épaules brunes, mordillant le bout de ses longs gants, dans l’ouverture desquels elle fourrait le doigt par désœuvrement, – à tout instant, pendant le spectacle, elle se retournait vers Colette, pour quêter un regard amical, pour partager le plaisir qu’elle ressentait, pour dire de ses yeux bruns et limpides:
– Je vous aime bien.
En promenade, dans les bois, aux environs de Paris, elle marchait dans l’ombre de Colette, s’asseyait à ses pieds, courait devant ses pas, arrachait les branches qui auraient pu la gêner, posait des pierres au milieu de la boue. Et, un soir que Colette, frileuse, au jardin, lui demanda son fichu, elle poussa un rugissement de plaisir, – (elle en fut honteuse après), – du bonheur que la bien-aimée s’enveloppât d’un peu d’elle, et le lui rendît ensuite, imprégné du parfum de son corps.
Il y avait aussi des livres, certaines pages des poètes, lues en cachette, – (car on continuait de lui donner des livres d’enfant), – qui lui causaient des troubles délicieux. Et, plus encore, certaines musiques, bien qu’on lui dît qu’elle n’y pouvait rien comprendre; et elle se persuadait qu’elle n’y comprenait rien; – mais elle était toute pâle et moite d’émotion. Personne ne savait ce qui se passait en elle, à ces moments.
En dehors de cela, elle était une fillette docile, étourdie, paresseuse, assez gourmande, rougissant pour un rien, tantôt se taisant pendant des heures, tantôt parlant avec volubilité, riant et pleurant facilement, ayant de brusques sanglots et un rire d’enfant. Elle aimait rire et s’amusait de petits riens. Jamais elle ne cherchait à jouer la dame. Elle restait enfant. Surtout, elle était bonne, elle ne pouvait souffrir de faire de la peine, et elle avait de la peine du moindre mot un peu fâché contre elle. Très modeste, s’effaçant toujours, toute prête à aimer et à admirer tout ce qu’elle croyait voir de beau et de bon, elle prêtait aux autres des qualités qu’ils n’avaient pas.
On s’occupa de son éducation, qui était très en retard. Ce fut ainsi qu’elle prit des leçons de piano avec Christophe.
Elle le vit, pour la première fois, à une soirée de sa tante, où il y avait une société nombreuse. Christophe incapable de s’adapter à aucun public, joua un interminable adagio, qui faisait bâiller tout le monde: quand cela semblait fini, cela recommençait; on se demandait si cela finirait jamais. Mme Stevens bouillait d’impatience. Colette s’amusait follement: elle dégustait le ridicule de la chose, et elle ne savait pas mauvais gré à Christophe d’y être, à ce point, insensible; elle sentait qu’il était une force, et cela lui était sympathique; mais c’était comique aussi; et elle se fût bien gardée de prendre sa défense. Seule la petite Grazia était pénétrée jusqu’aux larmes par cette musique. Elle se dissimulait dans un coin du salon. À la fin, elle se sauva pour qu’on ne remarquât point son trouble, et aussi parce qu’elle souffrait de voir qu’on se moquait de Christophe.
Quelques jours après, à dîner, Mme Stevens parla, devant elle, de lui faire donner des leçons de piano par Christophe. Grazia fut si troublée qu’elle laissa retomber sa cuiller dans son assiette à soupe, et qu’elle s’éclaboussa ainsi que sa cousine. Colette dit qu’elle aurait bien besoin d’abord de leçons pour se tenir convenablement à table. Mme Stevens ajouta qu’en ce cas, ce n’était pas à Christophe qu’il faudrait s’adresser. Grazia fut heureuse d’être grondée avec Christophe.
Christophe commença ses leçons. Elle était toute guindée et glacée, elle avait les bras collés au corps, elle ne pouvait remuer; et quand Christophe posait la main sur sa menotte, pour rectifier la position des doigts et les étendre sur les touches, elle se sentait défaillir. Elle tremblait de jouer mal devant lui; mais elle avait beau étudier jusqu’à se rendre malade et jusqu’à faire pousser des cris d’impatience à sa cousine, toujours elle jouait mal, quand Christophe était là; le souffle lui manquait, ses doigts étaient raides comme du bois, ou mous comme du coton; elle accrochait les notes et accentuait à contresens; Christophe la grondait et s’en allait fâché: alors elle avait envie de mourir.
Il ne faisait aucune attention à elle; il n’était occupé que de Colette. Grazia enviait l’intimité de sa cousine avec Christophe; mais quoiqu’elle en souffrît, son bon petit cœur s’en réjouissait pour Colette et pour Christophe. Elle trouvait Colette si supérieure à elle qu’il lui semblait naturel qu’elle absorbât tous les hommages. – Ce ne fut que lorsqu’il fallut choisir entre sa cousine et Christophe qu’elle sentit son cœur prendre parti contre elle. Son intuition de petite femme lui fit voir que Christophe souffrait des coquetteries de Colette et de la cour assidue de Lévy-Cœur. D’instinct, elle n’aimait pas Lévy-Cœur; et elle le détesta, dès le moment qu’elle sut que Christophe le détestait. Elle ne pouvait comprendre comment Colette s’amusait à le mettre en rivalité avec Christophe. Elle commença de la juger sévèrement en secret; elle surprit certains de ses petits mensonges, et elle changea soudain de manières avec elle. Colette s’en aperçut sans en deviner la cause; elle affectait de l’attribuer à ses caprices de petite fille. Mais le certain, c’est qu’elle avait perdu son pouvoir sur Grazia: un fait insignifiant le lui montra. Un soir que, se promenant toutes deux au jardin, Colette voulait, avec une tendresse coquette, abriter Grazia sous les plis de son manteau contre une petite ondée qui s’était mise à tomber, Grazia, pour qui c’eût été, quelques semaines avant, un bonheur ineffable de se blottir contre le sein de sa chère cousine, s’écarta froidement. Et quand Colette disait qu’elle trouvait laid un morceau de musique que jouait Grazia, cela n’empêchait pas Grazia de le jouer, et de l’aimer.
Elle n’était plus attentive qu’à Christophe. Elle avait la divination de la tendresse, et percevait ce qu’il souffrait. Elle se l’exagérait beaucoup, dans son attention inquiète et enfantine. Elle croyait que Christophe était amoureux de Colette, quand il n’avait pour elle qu’une amitié exigeante. Elle pensait qu’il était malheureux, et elle était malheureuse pour lui. La pauvrette n’était guère récompensée de sa sollicitude: elle payait pour Colette quand Colette avait fait enrager Christophe; il était de mauvaise humeur, et se vengeait sur sa petite élève, en relevant impatiemment les fautes de son jeu. Un matin que Colette l’avait exaspéré encore plus qu’à l’ordinaire, il s’assit au piano avec tant de brusquerie que Grazia acheva de perdre le peu de moyens qu’elle avait: elle pataugea; il lui reprocha ses fausses notes avec colère; alors, elle se noya tout à fait; il se fâcha, il lui secoua les mains, il cria qu’elle ne ferait jamais rien de propre, qu’elle s’occupât de cuisine, de couture, de tout ce qu’elle voudrait, mais au nom du ciel! qu’elle ne fît plus de musique! Ce n’était pas la peine de martyriser les gens à entendre ses fausses notes. Sur quoi il la planta là, au milieu de sa leçon. Et la pauvre Grazia pleura toutes les larmes de son corps, moins encore du chagrin que lui faisaient ces humiliantes paroles, que du chagrin de ne pouvoir faire plaisir à Christophe, malgré tout son désir, et même d’ajouter encore par sa sottise à la peine de celui qu’elle aimait.
Elle souffrit bien plus, quand Christophe cessa de venir chez les Stevens. Elle voulut retourner au pays. Cette enfant, si saine jusque dans ses rêveries, et qui gardait en elle un fond de sérénité rustique, se sentait mal à l’aise dans cette ville, au milieu des Parisiennes neurasthéniques et agitées. Sans oser le dire, elle avait fini par juger assez exactement les gens qui l’entouraient. Mais elle était timide, faible, comme son père, par bonté, par modestie, par défiance de soi. Elle se laissait dominer par sa tante autoritaire et par sa cousine habituée à tout tyranniser. Elle n’osait pas écrire à son vieux papa, à qui elle envoyait régulièrement de longues lettres affectueuses:
– Je t’en prie, reprends-moi!
Et le vieux papa n’osait pas la reprendre, malgré tout son désir; car Mme Stevens avait répondu à ses timides avances que Grazia était bien où elle était, beaucoup mieux qu’elle ne serait avec lui, et que, pour son éducation, il fallait qu’elle restât.
Mais un moment arriva où l’exil devint trop douloureux à la petite âme du Midi, et où il fallut qu’elle reprît son vol vers la lumière. – Ce fut après le concert de Christophe. Elle y était venue avec les Stevens; et ce fut un déchirement pour elle d’assister au spectacle hideux d’une foule s’amusant à outrager un artiste… Un artiste? Celui qui, aux yeux de Grazia, était l’image même de l’art, la personnification de tout ce qu’il y avait de divin dans la vie. Elle avait envie de pleurer, de se sauver. Il lui fallut entendre jusqu’au bout le tapage, les sifflets, les huées, et, au retour chez sa tante, les réflexions désobligeantes, le joli rire de Colette, qui échangeait avec Lucien Lévy-Cœur des propos apitoyés. Réfugiée dans sa chambre, dans son lit, elle sanglota, une partie de la nuit: elle parlait à Christophe, elle le consolait, elle eût voulu donner sa vie pour lui, elle se désespérait de ne pouvoir rien pour le rendre heureux. Il lui fut désormais impossible de rester à Paris. Elle supplia son père de la faire revenir. Elle disait: – Je ne peux plus vivre ici, je ne peux plus, je mourrai si tu me laisses plus longtemps.
Son père vint aussitôt; et si pénible qu’il leur fût à tous deux de tenir tête à la terrible tante, ils en puisèrent l’énergie dans un effort de volonté désespérée.
Grazia revint dans le grand parc endormi. Elle retrouva avec joie la chère nature et les êtres qu’elle aimait. Elle avait emporté et garda quelque temps encore dans son cœur endolori, qui se rassérénait, un peu de la mélancolie du Nord, comme un voile de brouillards que le soleil peu à peu faisait fondre. Elle pensait par moments à Christophe malheureux. Couchée sur la pelouse, écoutant les grenouilles et les cigales familières, ou assise au piano, avec qui elle s’entretenait plus souvent qu’autrefois, elle rêvait de l’ami qu’elle s’était choisi; elle causait avec lui, tout bas, pendant des heures, et il ne lui eût pas semblé impossible qu’il ouvrît la porte, un jour, et qu’il entrât. Elle lui écrivit, et, après avoir hésité longtemps, elle lui envoya une lettre non signée, qu’elle alla, un matin, en cachette, cœur battant, jeter dans la boîte du village, à trois kilomètres de là, de l’autre côté des grands champs labourés, – une bonne lettre, touchante, qui lui disait qu’il n’était pas seul, qu’il ne devait pas se décourager, qu’on pensait à lui, qu’on l’aimait, qu’on priait Dieu pour lui, – une pauvre lettre, qui s’égara sottement en route, et qu’il ne reçut jamais.
Puis, les jours uniformes et sereins se déroulèrent dans la vie de la lointaine amie. Et la paix italienne, le génie du calme, du bonheur tranquille, de la contemplation muette, rentrèrent dans ce cœur chaste et silencieux, au fond duquel continuait de brûler, comme une flamme immobile, le souvenir de Christophe.
Mais Christophe ignorait la naïve affection, qui de loin veillait sur lui, et qui devait plus tard tenir tant de place dans sa vie. Et il ignorait aussi qu’à ce même concert, où il avait été insulté, assistait celui qui allait être l’ami, le cher compagnon, qui devait marcher auprès de lui, côte à côte, et la main dans la main.
Il était seul. Il se croyait seul. D’ailleurs, il n’en était aucunement accablé. Il ne ressentait plus cette amère tristesse qui l’angoissait naguère en Allemagne. Il était plus fort, plus mûr: il savait que ce devait être ainsi. Ses illusions sur Paris étaient tombées: tous les hommes étaient partout les mêmes; il fallait en prendre son parti, et ne pas s’obstiner dans une lutte enfantine contre le monde; il fallait être, soi-même, avec tranquillité. Comme disait Beethoven, «si nous livrons à la vie les forces de notre vie, que nous restera-t-il pour le plus noble, pour la meilleur?» Il avait pris vigoureusement conscience de sa nature et de sa race, qu’il avait jugée si sévèrement jadis. À mesure qu’il était plus oppressé par l’atmosphère parisienne, il éprouvait le besoin de se réfugier auprès de sa patrie, dans les bras des poètes et des musiciens, où le meilleur d’elle-même s’est recueilli. Dès qu’il ouvrait leurs livres, sa chambre se remplissait du bruissement du Rhin ensoleillé et de l’affectueux sourire des vieux amis délaissés.
Comme il avait été ingrat envers eux! Comment n’avait-il pas senti plus tôt le trésor de leur candide bonté? Il se rappelait avec honte tout ce qu’il avait dit d’injuste et d’outrageant pour eux, quand il était en Allemagne. Alors, il ne voyait que leurs défauts, leurs manières gauches et cérémonieuses, leur idéalisme larmoyant, leurs petits mensonges de pensée, leurs petites lâchetés. Ah! c’était si peu de chose auprès de leurs grandes vertus! Comment avait-il pu être aussi cruel pour des faiblesses, qui les rendaient en ce moment presque plus touchants à ses yeux: car ils en étaient plus humains! Par réaction, il était attiré davantage par ceux d’entre eux pour qui il avait été le plus injuste. Que n’avait-il point dit contre Schubert et contre Bach! Et voici qu’il se sentait tout près d’eux, à présent. Voici que ces grandes âmes, dont il avait relevé avec impatience les ridicules, se penchaient vers lui, exilé loin des siens, et lui disaient avec un bon sourire:
– Frère, nous sommes là. Courage! Nous avons eu, nous aussi, plus que notre lot de misères… Bah! on en vient à bout…
Il entendait gronder l’Océan de l’âme de Jean-Sébastien Bach: les ouragans, les vents qui soufflent, les nuages de la vie qui s’enfuient, – les peuples ivres de joie, de douleur, de fureur, et le Christ, plein de mansuétude, le Prince de la Paix, qui plane au-dessus d’eux, – les villes éveillées par les cris des veilleurs, se ruant, avec des clameurs d’allégresse, au-devant du Fiancé divin, dont les pas ébranlent le monde, – le prodigieux réservoir de pensées, de passions, de formes musicales, de vie héroïque, d’hallucinations shakespeariennes, de prophéties à la Savonarole, de visions pastorales, épiques, apocalyptiques, enfermées dans le corps étriqué du petit cantor thuringien, au double menton, aux petits yeux brillants sous les paupières plissées et les sourcils relevés… – il le voyait si bien! sombre, jovial, un peu ridicule, le cerveau bourré d’allégories et de symboles, gothique et rococo, colère, têtu, serein, ayant la passion de la vie et la nostalgie de la mort… – il le voyait dans son école, pédant génial, au milieu de ses élèves, sales, grossiers, mendiants, galeux, aux voix éraillées, ces vauriens avec qui il se chamaillait, avec qui il se battait parfois comme un portefaix, et dont l’un le roua de coups… – il le voyait dans sa famille, au milieu de ses vingt et un enfants, dont treize moururent avant lui, dont un fut idiot; les autres, bons musiciens, lui faisaient de petits concerts… Des maladies, des enterrements, d’aigres disputes, la gêne, son génie méconnu; – et, par là-dessus, sa musique, sa foi, la délivrance et la lumière, la Joie entrevue, pressentie, voulue, saisie, – Dieu, le souffle de Dieu brûlant ses os, hérissant son poil, foudroyant par sa bouche… Ô Force! Force! Tonnerre bienheureux de Force!…
Christophe buvait à longs traits cette force. Il sentait le bienfait de cette puissance de musique qui ruisselle des âmes allemandes. Médiocre souvent, grossière même, qu’importe? L’essentiel, c’est qu’elle soit, qu’elle coule à pleins bords. En France, la musique est recueillie, goutte à goutte, par des filtres Pasteur dans des carafes soigneusement bouchées. Et ces buveurs d’eau fade font les dégoûtés devant les fleuves de la musique allemande! Ils épluchent les fautes des génies allemands!
– Pauvres petits! – pensait Christophe, sans se souvenir que lui-même naguère avait été aussi ridicule, – ils trouvent des défauts dans Wagner et dans Beethoven! Il leur faudrait des génies qui n’eussent pas de défauts! Comme si, quand souffle la tempête, elle allait s’occuper de ne rien déranger au bel ordre des choses!…
Il marchait dans Paris, tout joyeux de sa force. Tant mieux s’il était incompris! Il en serait plus libre. Pour créer, comme c’est le rôle du génie, un monde de toutes pièces, organiquement constitué suivant ses lois intérieures, il faut y vivre tout entier. Un artiste n’est jamais trop seul. Ce qui est redoutable, c’est de voir sa pensée se refléter dans un miroir qui la déforme et l’amoindrit. Il ne faut rien dire aux autres de ce qu’on fait, avant de l’avoir fait: sans cela, on n’aurait plus le courage d’aller jusqu’au bout; car ce ne serait plus son idée, mais la misérable idée des autres, qu’on verrait en soi.
Maintenant que rien ne venait plus le distraire de ses rêves, ils jaillissaient comme des fontaines de tous les coins de son âme et de toutes les pierres de sa route. Il vivait dans un état de visionnaire. Tout ce qu’il voyait et entendait évoquait en lui des êtres et des choses différents de ce qu’il voyait et entendait. Il n’avait qu’à se laisser vivre pour retrouver, autour de lui, la vie de ses héros. Leurs sensations venaient le chercher, d’elles-mêmes. Les yeux de ceux qui passaient, le son d’une voix que le vent apportait, la lumière sur une pelouse de gazon, les oiseaux qui chantaient dans les arbres du Luxembourg, une cloche de couvent qui sonnait au loin, le ciel pâle, le petit coin du ciel, vu du fond de sa chambre, les bruits et les nuances des diverses heures du jour, il ne les percevait pas en lui mais dans les êtres qu’il rêvait. – Christophe était heureux.
Cependant, sa situation était plus difficile que jamais. Il avait perdu les quelques leçons de piano, qui étaient son unique ressource. On était en septembre, la société parisienne était en vacances; et il était malaisé de trouver d’autres élèves. Le seul qu’il eût était un ingénieur, intelligent et braque, qui s’était mis en tête, à quarante ans, de devenir un grand violoniste. Christophe ne jouait pas très bien du violon; mais il en savait toujours plus que son élève; et, pendant quelque temps, il lui donna trois heures de leçons par semaine, à deux francs l’heure. Mais au bout d’un mois et demi, l’ingénieur se lassa, découvrant tout à coup que sa vocation principale était pour la peinture. – Le jour qu’il fit part de cette découverte à Christophe, Christophe rit beaucoup: mais, quand il a bien ri, il fit le compte de ses finances, et constata qu’il avait juste en poche les douze francs, que son élève venait de lui payer, pour ses dernières leçons. Cela ne l’émut point; il se dit seulement qu’il allait falloir décidément se mettre en quête d’autres moyens d’existence: recommencer les courses auprès des éditeurs. Ce n’était point réjouissant… Pff!… Inutile de s’en tourmenter à l’avance! Aujourd’hui, il faisait beau. Il s’en alla à Meudon.
Il avait une fringale de marche. La marche faisait lever des moissons de musique. Il en était plein, comme une ruche de miel; et il riait au bourdonnement doré de ses abeilles. C’était, à l’ordinaire, une musique qui modulait beaucoup. Et des rythmes bondissants, insistants, hallucinants… Allez donc créer des rythmes, quand vous êtes engourdi dans votre chambre! Bon pour amalgamer alors des harmonies subtiles et immobiles, comme ces Parisiens!
Quand il fut las de marcher, il se coucha dans les bois. Les arbres étaient à demi défeuillés, le ciel bleu de pervenche. Christophe s’engourdit dans une rêverie, qui prit bientôt la teinte de la douce lumière qui tombe des nuages d’octobre. Son sang battait. Il écoutait passer les flots pressés de ses pensées. Il en venait de tous les points de l’horizon: mondes jeunes et vieux, qui se livraient bataille, lambeaux d’âmes passées, hôtes anciens, parasites, qui vivaient en lui, comme le peuple d’une ville. L’ancienne parole de Gottfried devant la tombe de Melchior lui revenait à l’esprit: il était un tombeau vivant, plein de morts qui s’agitaient, – toute sa race inconnue. Il écoutait cette multitude de vies, il se plaisait à faire bruire l’orgue de cette forêt séculaire, pleine de monstres, comme la forêt de Dante. Il ne les craignait plus maintenant, comme au temps de son adolescence. Car le maître était là: sa volonté. Il avait une forte joie à faire claquer son fouet, pour que les bêtes hurlassent, et qu’il sentît mieux la richesse de sa ménagerie intérieure. Il n’était pas seul. Il n’y pas de risques qu’il le fût jamais. Il était toute une armée, des siècles de Krafft joyeux et sains. Contre Paris hostile, contre un peuple, tout un peuple: la lutte était égale.
Il avait abandonné sa modeste chambre, – trop chère, – pour prendre dans le quartier de Montrouge une mansarde, qui, à défaut d’autres avantages, était très aérée. Un courant d’air perpétuel. Mais il lui fallait respirer. De sa fenêtre, il avait une vue étendue sur les cheminées de Paris. Le déménagement n’avait pas été long: une charrette à bras suffit; Christophe la poussa lui-même. De tout son mobilier, l’objet le plus précieux pour lui était, avec sa vieille malle, un de ces moulages, si vulgarisés depuis, du masque de Beethoven. Il l’avait empaqueté avec autant de soin que s’il s’était agi d’une œuvre d’art du plus haut prix. Il ne s’en séparait pas. C’était son île, au milieu de Paris. Ce lui était aussi un baromètre moral. Le masque lui marquait, plus clairement que sa propre conscience, la température de son âme, ses plus secrètes pensées: tantôt le ciel chargé de nuées, tantôt le coup de vent des passions, tantôt le calme puissant.
Il dut rogner beaucoup sur sa nourriture. Il mangeait une fois par jour, à une heure de l’après-midi. Il avait acheté un gros saucisson, qu’il avait pendu à sa fenêtre; avec une bonne tranche, un solide quignon de pain, et une tasse de café qu’il fabriquait, il faisait un repas des dieux. Mais il en eût bien fait deux. Il était fâché d’avoir si bon appétit. Il s’apostrophait sévèrement; il se traitait de goinfre, qui ne pense qu’à son ventre. De ventre, il n’en avait guère; il était plus efflanqué qu’un chien maigre. Au reste, solide, une charpente de fer, et la tête toujours libre.
Il ne s’inquiétait pas trop du lendemain. Tant qu’il avait devant lui l’argent de la journée, il ne se mettait pas en peine. Le jour où il n’eut plus rien, il se décida enfin à commencer les tournées chez les éditeurs. Il ne trouva de travail nulle part. Il revenait chez lui, bredouille, quand, passant près du magasin de musique où il avait été présenté naguère par Sylvain Kohn à Daniel Hecht, il entra, sans se rappeler qu’il y était déjà venu dans des circonstances peu agréables. La première personne qu’il vit fut Hecht. Il fut sur le point de rebrousser chemin; mais il était trop tard: Hecht l’avait vu. Christophe ne voulut pas avoir l’air de reculer; il s’avança vers Hecht, ne sachant pas ce qu’il allait lui dire, et prêt à lui tenir tête avec autant d’arrogance qu’il le faudrait: car il était convaincu que Hecht ne lui ménagerait pas les insolences. Il n’en fut rien. Hecht, froidement, lui tendit la main: avec une formule de politesse banale, il s’informa de sa santé, et, sans même attendre que Christophe lui en fît la demande il lui désigna la porte de son cabinet, et s’effaça pour le laisser passer. Il était heureux, secrètement, de cette visite, que son orgueil avait prévue, mais qu’il n’attendait plus. Sans en avoir l’air, il avait suivi très attentivement Christophe; il n’avait manqué aucune occasion de connaître sa musique; il était au fameux concert du David; et l’accueil hostile du public l’avait d’autant moins étonné, dans son mépris du public, qu’il avait parfaitement senti toute la beauté de l’œuvre. Il n’y avait peut-être pas deux personnes à Paris qui fussent plus capables que Hecht d’apprécier l’originalité artistique de Christophe. Mais il se fût bien gardé de lui en rien dire, non seulement parce qu’il était piqué de l’attitude de Christophe à son égard, mais parce qu’il lui était impossible d’être aimable: c’était une disgrâce spéciale de sa nature. Il était sincèrement disposé à aider Christophe; mais il n’eût point fait un pas pour cela: il attendait que Christophe vînt le lui demander. Et maintenant Christophe était venu, – au lieu de saisir généreusement l’occasion d’effacer le souvenir de leur malentendu, en épargnant à son visiteur une démarche humiliante, il se donna la satisfaction de le laisser exposer tout au long sa requête; et il tint à lui imposer, au moins pour une fois, les travaux que Christophe avait refusés jadis. Il lui donna, pour le lendemain, cinquante pages de musique à transposer pour mandoline et guitare. Après quoi, satisfait de l’avoir fait plier, il lui trouva des occupations moins rebutantes, mais toujours avec une telle absence de bonne grâce qu’il était impossible de lui en savoir gré; il fallait que Christophe fût talonné par la gêne pour recourir de nouveau à lui. En tout cas, il aimait encore mieux gagner son argent par ces travaux, si irritants qu’ils fussent, que le recevoir en don de Hecht, comme Hecht le lui offrit, une fois: – et certes, c’était de bon cœur, mais Christophe avait senti l’intention que Hecht avait eue de l’humilier d’abord; contraint d’accepter ses conditions, il se refusa du moins à accepter ses bienfaits; il voulait bien travailler pour lui: – donnant, donnant, il était quitte; – mais il ne voulut rien lui devoir. Il n’était pas comme Wagner, ce mendiant impudent pour son art, il ne mettait pas son art au-dessus de son âme; le pain qu’il n’eût pas gagné lui-même l’eût étouffé. – Un jour qu’il venait de rapporter la tâche qu’il avait passé la nuit à faire, il trouva Hecht à table. Hecht, remarquant sa pâleur et les regards qu’il jeta involontairement sur les plats, eut la certitude qu’il n’avait pas mangé et l’invita à déjeuner. L’intention était bonne; mais Hecht laissa si lourdement sentir qu’il avait vu le dénuement de Christophe, que son invitation ressemblait à une aumône: Christophe fût mort de faim, plutôt que d’accepter. Il ne put refuser de s’asseoir à table – (Hecht avait à lui parler); – mais il ne toucha à rien; il prétendit qu’il venait de déjeuner. Son estomac se crispait de besoin.
Christophe eût voulu se passer de Hecht; mais les autres éditeurs étaient encore pires. – Il y avait aussi les riches dilettantes, qui accouchaient d’un lambeau de phrase musicale, et qui n’étaient même pas capable de l’écrire. Ils faisaient venir Christophe, et lui chantaient leur élucubration:
– Hein! est-ce beau!
Ils la lui donnaient à «développer», – (à écrire en entier); – et cela paraissait sous leur nom chez un grand éditeur. Après, ils étaient persuadés que le morceau était d’eux. Christophe en connut un, gentilhomme de bonne marque, un grand corps agité, qui lui donna du: «cher ami», l’empoigna par le bras, lui prodiguant les démonstrations d’enthousiasme tempétueux, ricanant à son oreille, bafouillant des coq-à-l’âne et des incongruités mêlées de cris d’extase: Beethoven, Verlaine, Offenbach, Yvette Guilbert… Il le faisait travailler, et négligeait de le payer. Il soldait en invitations à déjeuner et en poignées de main. À la fin des fins, il envoya à Christophe vingt francs, que Christophe se donna le luxe stupide de lui renvoyer. Ce jour-là, il n’avait pas vingt sous en poche; et il lui avait fallu acheter un timbre de vingt-cinq centimes pour écrire à sa mère. C’était le jour de la fête de la vieille Louisa; et, pour rien au monde, Christophe n’eût voulu y manquer: la bonne femme comptait trop sur la lettre de son garçon, elle n’aurait pu s’en passer. Elle lui écrivait un peu plus souvent, depuis quelques semaines, malgré la peine que cela lui coûtait d’écrire. Elle souffrait de sa solitude. Mais elle n’aurait pu se décider à venir rejoindre Christophe à Paris: elle était trop timorée, attachée à sa petite ville, à son église, à sa maison, elle avait peur des voyages. Et d’ailleurs, quand elle eût voulu venir, Christophe n’avait pas d’argent pour elle; il n’en avait pas tous les jours, pour lui-même.
Un envoi qui lui fit bien plaisir, une fois, ce fut de Lorchen, la jeune paysanne pour laquelle il avait eu une rixe avec des soldats prussiens: elle lui écrivait qu’elle se mariait; elle donnait des nouvelles de la maman, et elle lui expédiait un panier de pommes et une part de galette, pour manger en son honneur. Cela tomba joliment à propos. Ce soir-là chez Christophe, c’était jeûne, quatre-temps et carême: du saucisson pendu au clou, près de la fenêtre, il ne restait plus que la ficelle. Christophe se compara aux saints anachorètes, qu’un corbeau vient nourrir sur leur rocher. Mais le corbeau avait beaucoup à faire sans doute de nourrir tous les anachorètes, car il ne revint plus.
Malgré tous ces ennuis, Christophe gardait son entrain. Il faisait dans sa cuvette la lessive de son linge, et il cirait ses chaussures, en sifflant comme un merle. Il se consolait avec les mots de Berlioz: «Élevons-nous au-dessus des misères de la vie, et chantons d’une voix légère le gai refrain si connu: Dies iræ…» – Il le chantait parfois au scandale des voisins, stupéfiés de l’entendre s’interrompre au milieu par des éclats de rire.
Il menait une vie rigoureusement chaste. Comme dit cet autre, «la carrière d’amant est une carrière d’oisif et de riche». La misère de Christophe, la chasse au pain quotidien, sa sobriété excessive, et sa fièvre de création ne lui laissaient ni le temps, ni le goût de songer au plaisir. Il n’y était pas seulement indifférent; par réaction contre Paris, il s’était jeté dans une sorte d’ascétisme moral. Il avait un besoin passionné de pureté, l’horreur de toute souillure. Ce n’était pas qu’il fût à l’abri des passions. À d’autres moments, il y avait été livré. Mais ces passions restaient chastes, même quand il y cédait: car il n’y cherchait pas le plaisir, mais le don absolu de soi et la plénitude de l’être. Et quand il voyait qu’il s’était trompé, il les rejetait avec fureur. La luxure n’était pas pour lui un péché comme les autres. C’était bien le grand Péché, celui qui souille les sources de la vie. Tous ceux chez qui le vieux fond chrétien n’a pas été totalement enseveli sous les alluvions étrangères, tous ceux qui se sentent encore aujourd’hui les fils des races vigoureuses, qui, au prix d’une discipline héroïque, édifièrent la civilisation de l’Occident, n’ont pas de peine à le comprendre. Christophe méprisait la société cosmopolite, dont le plaisir était l’unique but, le credo. – Certes, on fait bien de chercher le bonheur, de le vouloir pour les hommes, de combattre les déprimantes croyances pessimistes, amassées sur l’humanité par vingt siècles de christianisme gothique. Mais c’est à condition que ce soit une généreuse foi, qui veuille le bien des autres. Au lieu de cela, de quoi s’agit-il? De l’égoïsme le plus piteux. Une poignée de jouisseurs cherchent à «faire rendre» à leurs sens le maximum de plaisirs avec le minimum de risques, en s’accommodant fort bien que les autres en pâtissent. – Oui, sans doute, on connaît leur socialisme de salon!… Mais est-ce qu’ils ne sont pas les premiers à savoir que leurs doctrines voluptueuses ne valent que pour le peuple des «gras», pour une «élite» à l’engrais, et que pour les pauvres, c’est un poison?…
«La carrière du plaisir est une carrière de riches.»
Christophe n’était point riche, ni fait pour le devenir. Quand il venait de gagner quelque argent, il se hâtait de le dépenser aussitôt en musique; il se privait de nourriture pour aller au concert. Il prenait des dernières places, tout en haut du théâtre du Châtelet; et il se remplissait de musique: elle lui tenait lieu de souper et de maîtresse. Il avait une telle faim de bonheur et tant d’aptitude à en jouir que les imperfections de l’orchestre ne parvenaient pas à le troubler; il restait, deux ou trois heures, engourdi dans un état de béatitude, sans que les fautes de goût et les fausses notes provoquassent en lui autre chose qu’un sourire indulgent: il avait laissé sa critique à la porte; il venait pour aimer et non pas pour juger. Autour de lui, le public s’abandonnait, comme lui, immobile, les yeux à demi-clos au grand torrent de rêves. Christophe avait la vision d’un peuple tapi dans l’ombre, ramassé sur lui-même, comme un énorme chat, couvant des hallucinations de volupté et de carnage. Dans les demi-ténèbres épaisses et dorées, se modelaient mystérieusement certaines figures, dont le charme inconnu et l’extase muette attiraient les regards et le cœur de Christophe; il s’attachait à elles; il écoutait en elles; il finissait par s’assimiler corps et âme avec elles. Il arrivait qu’une d’elles s’en aperçût, et qu’il se tissât entre eux deux, pendant la durée du concert, une de ces sympathies obscures, qui vont jusqu’au plus profond de l’être, sans qu’il en reste rien, une fois le concert fini et le courant rompu qui unissait les âmes. C’est un état que connaissaient bien ceux qui aiment la musique, surtout quand ils sont jeunes et se donnent le plus: l’essence de la musique est tellement l’amour qu’on ne la goûte complètement que si on la goûte en un autre; et au concert on cherche instinctivement des yeux, au milieu de la foule, un ami avec qui partager une joie trop grande pour soi seul.
Parmi ces amis d’une heure, dont Christophe faisait choix, afin de savourer mieux la douceur de la musique, une figure l’attirait, qu’il revoyait à chaque concert. C’était une petite grisette, qui devait adorer la musique, sans rien y comprendre. Elle avait un profil de petite bête, un petit nez droit, dépassant à peine la ligne de la bouche légèrement avancée et du menton délicat, des sourcils fins et levés, des yeux clairs: un de ces minois insouciants, sous le voile desquels on sent de la joie, du rire, enveloppés d’une paix indifférente. Ces fillettes vicieuses, ces gamines ouvrières, reflètent peut-être le plus de la sérénité disparue, celle des statues antiques et des figures de Raphaël. Ce n’est là qu’un instant dans leur vie, le premier éveil du plaisir; la flétrissure est proche. Mais elles ont vécu du moins une jolie heure.
Christophe se délectait à la regarder: une gentille figure lui faisait du bien au cœur; il savait en jouir sans la désirer; il y puisait de la joie, de la force, de l’apaisement, – oui, presque de la vertu. Elle, – cela va sans dire, – avait vite remarqué qu’il la regardait; et il s’était établi entre eux, sans y penser, un courant magnétique. Et comme ils se retrouvaient, à peu près aux mêmes places, à presque tous les concerts, ils n’avaient pas tardé à connaître leurs goûts. À certains passages, ils échangeaient un regard d’intelligence; lorsqu’elle aimait particulièrement une phrase, elle, tirait légèrement la langue, comme pour se lécher les lèvres; ou, pour montrer qu’elle ne trouvait pas cela bon, elle avançait dédaigneusement son gentil museau. Il se mêlait à ces petites mines un peu de cabotinage innocent, dont presque aucun être ne peut se dégager quand il se sait observé. Elle voulait se donner parfois, pendant les morceaux sérieux, une expression grave; et, tournée de profil, l’air absorbé, et la joue souriante, du coin de l’œil elle regardait s’il la regardait. Ils étaient devenus très bons amis, sans s’être jamais dit un mot, et sans avoir même essayé – (Christophe tout au moins) – de se rencontrer à la sortie.
Le hasard fit enfin qu’à un concert du soir, ils se trouvèrent placés l’un à côté de l’autre. Après un instant d’hésitation souriante, ils se mirent à causer amicalement. Elle avait une voix charmante, et disait beaucoup de bêtises sur la musique: car elle n’y connaissait rien, et voulait avoir l’air de s’y connaître; mais elle l’aimait passionnément. Elle aimait la pire et la meilleure, Massenet et Wagner; il n’y avait que la médiocre qui l’ennuyât. La musique était une volupté pour elle; elle la buvait par tous les pores de son corps, comme Danaé la pluie d’or. Le prélude de Tristan lui donnait la petite mort; et elle jouissait de se sentir emportée, comme une proie dans la bataille par la Symphonie Héroïque. Elle apprit à Christophe que Beethoven était sourd-muet, et que, malgré cela, si elle l’avait connu, elle l’aurait bien aimé, quoiqu’il fût joliment laid. Christophe protesta que Beethoven n’était pas si laid; alors, ils discutèrent sur la beauté, et sur la laideur, et elle convint que tout dépendait des goûts; ce qui était beau pour l’un ne l’était pas pour l’autre: «on n’était pas le louis d’or, on ne pouvait pas plaire à tout le monde». – Il aimait mieux qu’elle ne parlât point: il l’entendait bien mieux. Pendant la Mort d’Ysolde, elle lui tendit sa main; sa main était toute moite; il la garda dans la sienne jusqu’à la fin du morceau; ils sentaient, à travers leurs doigts entrelacés, couler le flot de la symphonie.
Ils sortirent ensemble; il était près de minuit. Ils remontèrent en causant, vers le quartier Latin; elle lui avait pris le bras, et il la reconduisit chez elle; mais arrivés à la porte, comme elle se disposait à lui montrer le chemin, il la quitta, sans prendre garde à ses yeux engageants. Sur le moment, elle fut stupéfaite, puis furieuse; puis elle se tordit de rire, en pensant à sa sottise; puis, rentrée dans sa chambre et se déshabillant, elle fut de nouveau agacée, et finalement pleura en silence. Quand elle le revit au concert, elle voulut se montrer piquée, indifférente, un peu cassante. Mais il était si bon enfant que sa résolution ne tint pas. Ils se remirent à causer; seulement elle gardait avec lui maintenant une réserve. Il lui parlait cordialement, mais avec une grande politesse, et de choses sérieuses, de belles choses, de la musique qu’ils entendaient et de ce que cela signifiait pour lui. Elle l’écoutait attentivement, et tâchait de penser comme lui. Le sens de ses paroles lui échappait souvent; mais elle y croyait quand même. Elle avait pour Christophe un respect reconnaissant, qu’elle lui montrait à peine. D’un accord tacite, ils ne se parlaient qu’au concert. Il la rencontra une fois au milieu d’étudiants. Ils se saluèrent gravement. À personne elle ne parlait de lui. Il y avait dans le fond de son âme une petite province sacrée, quelque chose de beau, de pur, de consolant.
Ainsi, Christophe commençait à exercer par sa seule présence, par le seul fait qu’il existait, une influence apaisante. Partout où il passait, il laissait inconsciemment une trace de lumière intérieure. Il était le dernier à s’en douter. Il y avait près de lui, dans sa maison, des gens qu’il n’avait jamais vus, et qui, sans s’en douter eux-mêmes, subissaient peu à peu son rayonnement bienfaisant.
Depuis plusieurs semaines, Christophe n’avait plus d’argent pour aller au concert, même en faisant carême; et, dans sa chambre sous les toits, maintenant que l’hiver venait, il se sentait transi; il ne pouvait rester immobile à sa table. Alors il descendait, et marchait dans Paris, afin de se réchauffer. Il avait la faculté d’oublier par instants la ville grouillante qui l’entourait, et de se sauver dans l’infini du temps. Il lui suffisait de voir au-dessus de la rue tumultueuse la lune morte et glacée, suspendue dans le gouffre du ciel, ou le disque du soleil, roulant dans le brouillard blanc, pour que le bruit de la rue s’effaçât, pour que Paris s’enfonçât dans le vide sans bornes, pour que toute cette vie ne lui apparût plus que comme le fantôme d’une vie qui avait été, il y avait longtemps, longtemps… il y avait des siècles… Le moindre petit signe, imperceptible au commun des hommes, de la grande vie sauvage de la nature, que recouvre tant bien que mal la livrée de la civilisation, suffisait à la faire surgir tout entière à ses yeux. L’herbe qui poussait entre les pavés, le renouveau d’un arbre étranglé dans son carcan de fonte, sans air et sans terre, sur un boulevard aride; un chien, un oiseau qui passaient, derniers vestiges de la faune qui remplissait l’univers primitif, et que l’homme a détruite; une nuée de moucherons; l’épidémie invisible qui dévorait un quartier: – c’était assez pour que, dans l’asphyxie de cette serre-chaude humaine, le souffle de l’Esprit de la Terre vînt le frapper au visage et fouetter son énergie.
Dans ces longues promenades, à jeun souvent, et n’ayant pas causé, de plusieurs jours, avec qui que ce fût, il rêvait intarissablement. Les privations et le silence surexcitaient cette disposition morbide. La nuit, il avait des sommeils pénibles, des rêves fatigants: sans cesse, il revoyait la vieille maison, la chambre où il avait vécu, enfant; il était poursuivi par des obsessions musicales. Le jour, il conversait avec ses êtres intérieurs et avec ceux qu’il aimait, les absents et les morts.
Une après-midi de décembre humide, que le givre couvrait les pelouses raidies, que les toits des maisons et les dômes gris se diluaient dans le brouillard, et que les arbres, aux branches nues, grêles et tourmentées, dans la vapeur qui les noyait, semblaient des végétations marines au fond de l’Océan, – Christophe, qui, depuis la veille, se sentait frissonnant et ne parvenait point à se réchauffer, entra au Louvre, qu’il connaissait à peine.
Il n’était pas, jusque-là, très touché par la peinture. Il était trop absorbé par l’univers intérieur pour bien saisir le monde des couleurs et des formes. Elles n’agissaient sur lui que par leurs résonances musicales, qui ne lui en apportaient qu’un écho déformé. Sans doute, son instinct percevait obscurément les lois identiques, qui président à l’harmonie des formes visuelles comme des formes sonores, et les nappes profondes de l’âme, d’où sourdent les deux fleuves de couleurs et de sons, qui baignent les deux versants opposés de la vie. Mais il ne connaissait que l’un des deux versants, et il était perdu dans le royaume de l’œil. Ainsi, lui échappait le secret de charme le plus exquis, le plus naturel peut-être, de la France au clair regard, reine dans le monde de la lumière.
Eût-il été plus curieux de peinture, Christophe était trop Allemand pour s’adapter aisément à une vision des choses aussi différente. Il n’était pas de ces Allemands dernier-cri, qui renient la façon de sentir germanique; et qui se persuadent qu’ils raffolent de l’impressionnisme ou du dix-huitième siècle français, – quand d’aventure, ils n’ont pas la ferme assurance qu’ils les comprennent mieux que les Français. Christophe était un barbare, peut-être; mais il l’était franchement. Les petits culs roses de Boucher, les mentons gras de Watteau, les bergers ennuyés et les bergères dodues, sanglées dans leur corset, les âmes de crème fouettée, les vertueuses œillades de Greuze, les chemises troussées de Fragonard, tout ce poétique déculottage ne lui inspirait pas beaucoup plus d’intérêt qu’un journal élégant et polisson. Il n’en entendait point la riche et brillante harmonie; les rêves voluptueux, parfois mélancoliques, de cette vieille civilisation, la plus raffinée de l’Europe, lui étaient étrangers. Quant au dix-septième siècle français, il ne goûtait pas plus sa dévotion cérémonieuse et ses portraits d’apparat; la réserve un peu froide des plus graves entre ces maîtres, un certain gris de l’âme répandu sur l’œuvre hautaine de Nicolas Poussin et sur les figures pâles de Philippe de Champaigne, éloignaient Christophe de l’ancien art français. Et de nouveau, il ne connaissait rien. S’il l’eût connu, il l’eût méconnu. Le seul peintre moderne, dont il eût, en Allemagne, subi la fascination, Bœcklin le Bâlois, ne l’avait point préparé à voir l’art latin. Christophe gardait en lui le choc de ce brutal génie, qui sentait la terre et les fauves relents du bestiaire héroïque qu’il en avait fait sortir. Ses yeux, brûlés par la lumière crue, habitués au bariolage frénétique de ce sauvage ivre, avaient de la peine à se faire aux demi-teintes, aux harmonies morcelées et moelleuses de l’art français.
Mais ce n’est pas impunément qu’on vit dans un monde étranger. On en subit l’empreinte. On a beau se murer en soi: on s’aperçoit un jour qu’il y a quelque chose de changé.
Il y avait quelque chose de changé dans Christophe, ce soir-là où il errait par les salles du Louvre. Il était las, il avait froid, il avait faim, il était seul. Autour de lui, l’ombre descendait dans les galeries désertes, les formes endormies s’animaient. Christophe passait, silencieux et glacé, au milieu des sphinx d’Égypte, des monstres assyriens, des taureaux de Persépolis, des serpents gluants de Palissy. Il se sentait dans une atmosphère de contes de fées; et dans son cœur montait un émoi mystérieux. Le rêve de l’humanité l’enveloppait, – les fleurs étranges de l’âme…
Dans le poudroiement doré des galeries de peinture, les jardins de couleurs éclatantes et mûres, les prairies de tableaux, où l’air manque, Christophe, fiévreux, au seuil de la maladie, eut un coup de foudre. – Il allait, presque sans voir, étourdi par le besoin, par la tiédeur des salles, et par cette orgie d’images: la tête lui tournait. Arrivé au bout de la galerie du bord de l’eau, devant le Bon Samaritain de Rembrandt, il s’appuya des deux mains, pour ne pas tomber, sur la rampe de fer qui entoure les tableaux, il ferma les yeux, un instant. Quand il les rouvrit sur l’œuvre qui était en face de lui, tout près de son visage, il fut fasciné…
Le jour s’éteignait. Le jour était lointain déjà, déjà mort. Le soleil invisible s’effondrait dans la nuit. C’était l’heure magique où les hallucinations sont sur le point de sortir de l’âme endolorie par les travaux du jour, immobile, engourdie. Tout se tait, on n’entend que le bruit des artères. On n’a plus la force de remuer, à peine de respirer, on est triste et livré… Un immense besoin de s’abandonner dans les bras d’un ami… On implore un miracle, on sent qu’il va venir… Il vient! Dans le crépuscule un flot d’or flamboie, rejaillit sur le mur, sur l’épaule de l’homme qui porte le mourant, baigne ces humbles objets et ces êtres médiocres, et tout prend une douceur, une gloire divine. C’est Dieu même, qui étreint dans ses bras terribles et tendres ces misérables, faibles, laids, pauvres, sales, ce valet pouilleux, aux bas sur les talons, ces visages difformes, qui se pressent lourdement à la fenêtre, ces êtres apathiques, qui se taisent, épeurés, – toute cette humanité pitoyable de Rembrandt, ce troupeau des âmes obscures et ligotées, qui ne savent rien, qui ne peuvent rien, qu’attendre, trembler, pleurer, prier. – Mais le Maître est là. On ne Le voit pas Lui-même, on voit son auréole et l’ombre de lumière qu’Il projette sur les hommes.
Christophe sortit du Louvre, d’un pas mal assuré. La tête lui faisait mal. Il ne voyait plus rien. Dans la rue, sous la pluie, il remarquait à peine les flaques entre les pavés et l’eau ruisselant de ses souliers. Le ciel jaunâtre, sur la Seine, s’allumait, à la tombée du jour, d’une flamme intérieure, – une lumière de lampe. Christophe emportait dans ses yeux la fascination d’un regard. Il lui semblait que rien n’existait: non, les voitures n’ébranlaient pas les pavés, avec un bruit impitoyable; les passants ne le heurtaient point avec leurs parapluies mouillés; il ne marchait point dans la rue; peut-être qu’il était assis chez lui et qu’il rêvait; peut-être qu’il n’existait plus… Et brusquement, – (il était si faible)! – un étourdissement le prit, il se sentit tomber comme une masse, la tête en avant… Ce ne fut qu’un éclair: il serra les poings, et s’arc-boutant sur ses jambes, il reprit son aplomb.
À ce moment précis, dans la seconde où sa conscience émergeait du gouffre, son regard se heurta, de l’autre côté de la rue, à un regard qu’il connaissait bien, et qui semblait l’appeler. Il s’arrêta, interdit, cherchant où il l’avait déjà vu. Ce ne fut qu’au bout d’un moment qu’il reconnut ces yeux tristes et doux: la petite institutrice française, qu’il avait sans le vouloir fait chasser de sa place, en Allemagne, et qu’il avait tant cherchée depuis, pour lui demander pardon. Elle s’était arrêtée aussi, au milieu de la cohue des passants, et elle le regardait. Soudain, il la vit essayer de remonter le courant de la foule, et descendre sur la chaussée, pour venir à lui. Il se jeta à sa rencontre; mais un encombrement inextricable de voitures les sépara; il l’aperçut encore un instant, se débattant de l’autre côté de cette muraille vivante; il voulut traverser quand même, fut bousculé par un cheval, glissa, tomba sur l’asphalte gluant, faillit être écrasé. Quand il se releva, couvert de boue, et réussit à passer de l’autre côté, elle avait disparu.
Il voulut se mettre à sa poursuite. Mais son vertige redoublait: il dut y renoncer. La maladie venait: il le sentait, mais il ne voulait pas en convenir. Il s’obstina à ne pas rentrer tout de suite, à prendre le plus long chemin. Torture inutile: il lui fallut se reconnaître vaincu; il avait les jambes cassées, il se traînait, il eut peine à revenir chez lui. Dans l’escalier, il étouffa, il dut s’asseoir sur les marches. Rentré dans sa chambre glacée, il s’entêta à ne pas se coucher; il restait sur sa chaise, trempé de pluie, la tête lourde et la poitrine haletante, s’engourdissant dans des musiques courbaturées, comme lui. Il entendait passer des phrases de la Symphonie inachevée de Schubert. Pauvre petit Schubert! Quand il écrivait cela, il était seul, fiévreux et somnolent, lui aussi, dans l’état de demi-torpeur qui précède le grand sommeil, il rêvait au coin du feu; des musiques engourdies flottaient autour de lui, comme des eaux un peu stagnantes; il s’y attardait, tel un enfant à demi endormi qui se complaît à l’histoire qu’il se raconte, en répète un passage vingt fois; le sommeil vient… la mort vient… – Et Christophe entendit passer aussi cette musique aux mains brûlantes, aux yeux fermés, souriant d’un sourire las, le cœur gonflé de soupirs, rêvant de la mort qui délivre: – le premier chœur de la Cantate de J. S. Bach: «Cher Dieu, quand mourrai-je?»… Il faisait bon s’enfoncer dans les moelleuses phrases qui se déroulent avec de lentes ondulations, le bourdonnement des cloches lointaines et voilées… Mourir, se fondre dans la paix de la terre!… «Und dann selber Erde werden»… «Et puis soi-même devenir terre…»
Christophe secoua ces pensées maladives, le sourire meurtrier de la sirène qui guette les âmes affaiblies. Il se leva et essaya de marcher dans sa chambre; mais il ne put tenir debout. Il grelottait de fièvre. Il dut se mettre au lit. Il sentait que cette fois, c’était sérieux; mais il ne désarmait pas; il n’était pas de ceux qui, quand ils sont malades, s’abandonnent à la maladie; il luttait, il ne voulait pas être malade, et surtout, il était parfaitement décidé à ne pas mourir. Il avait sa pauvre maman qui l’attendait là-bas. Et il avait son œuvre à faire: il ne se laisserait pas tuer. Il serrait ses dents qui claquaient, il tendait sa volonté, qui échappait; ainsi, un bon nageur qui continue de lutter sous les vagues qui le recouvrent. À tout instant, il plongeait: c’étaient des divagations, des images sans suite, des souvenirs du pays ou des salons parisiens; aussi des obsessions de rythmes et de phrases, qui tournaient, tournaient indéfiniment, comme des chevaux de cirque, le choc soudain de la lumière d’or du Bon Samaritain; les figures d’épouvante dans l’ombre; et puis, des abîmes, des nuits. Puis, il surnageait de nouveau, il déchirait les nuées grimaçantes, il crispait les poings et la mâchoire. Il s’accrochait à tous ceux qu’il aimait dans le présent et le passé, à la figure amie qu’il avait entrevue tout à l’heure, à la chère maman, et aussi à son être indestructible, qu’il sentait comme un roc: «la mort n’y mord»… – Mais le roc était de nouveau recouvert par la mer; un choc des vagues faisait lâcher prise à l’âme; elle était balayée par l’écume. Et Christophe se débattait dans le délire, disant des paroles insensées, dirigeant et jouant un orchestre imaginaire: trombones, trompettes, cymbales, timbales, bassons et contrebasses… il raclait, soufflait, tapait, avec frénésie. Le malheureux bouillait de musique rentrée. Depuis des semaines qu’il ne pouvait plus en entendre, ni en jouer, il était comme une chaudière sous pression, près d’éclater. Certaines phrases obstinées s’enfonçaient dans son cerveau comme des vrilles, lui perforaient le tympan, le faisaient souffrir à hurler. Au sortir de ces crises, il retombait sur son oreiller, mort de fatigue, trempé, moulu, haletant, étouffant. Il avait installé près de son lit son pot à eau, dont il buvait des gorgées. Les bruits des chambres voisines, les portes des mansardes qu’on refermait, le faisaient tressauter. Il avait le dégoût halluciné de ces êtres entassés autour de lui. Mais sa volonté luttait toujours, elle soufflait des fanfares belliqueuses, le combat contre les diables… «Und wenn die Welt voll Teufel wär, und wollten uns verschlingen, so fürchten wir uns nicht so sehr…» («Et quand bien même le monde serait plein de diables, et qu’ils voudraient nous avaler, cela ne nous ferait pas peur…»)
Et sur l’océan de ténèbres brûlantes où son être roulait, s’ouvrait soudain une accalmie, des éclaircies de lumière, un murmure apaisé des violons et des violes, de calmes sonneries de gloire des trompettes et des cors, tandis que, presque immobile, tel un grand mur, s’élevait de l’âme malade un chant inébranlable, comme un choral de J.-S. Bach.
Tandis qu’il se débattait contre les fantômes de la fièvre et contre l’étouffement qui gagnait sa poitrine, il eut vaguement conscience qu’on ouvrait la porte de sa chambre, et qu’une femme entrait, une bougie à la main. Il crut que c’était encore une hallucination. Il voulut parler. Mais il ne put, et retomba. Quand, de loin en loin, une vague de conscience le ramenait à la surface, il sentait qu’on avait soulevé son oreiller, qu’on lui avait mis une couverture sur les pieds, qu’il avait sur le dos quelque chose qui le brûlait; ou il voyait, assise au pied du lit, cette femme, dont la figure ne lui était pas tout à fait inconnue. Puis il vint une autre figure, un médecin qui l’ausculta. Christophe n’entendait pas ce qu’on disait; mais il devina qu’on parlait de le porter à l’hôpital. Il essaya de protester, de crier qu’il ne voulait pas, qu’il voulait mourir ici, seul; mais il ne sortait de sa bouche que des sons incompréhensibles. La femme le comprit pourtant: car elle prit sa défense, et elle le calma. Il s’épuisait à savoir qui elle était. Aussitôt qu’il put formuler une phrase suivie, au prix d’efforts inouïs, il le lui demanda. Elle lui répondit qu’elle était sa voisine de mansarde, qu’elle l’avait entendu gémir de l’autre côté du mur, et qu’elle s’était permis d’entrer, pensant qu’il avait besoin d’aide. Elle le pria respectueusement de ne pas se fatiguer à parler. Il lui obéit. Au reste, il était brisé par l’effort qu’il avait fait; il se tint donc immobile, et se tut, mais son cerveau continuait de travailler, rassemblant péniblement ses souvenirs épars. Où donc l’avait-il vue? Il finit par se rappeler: oui, il l’avait rencontrée dans le couloir des mansardes; elle était domestique, elle se nommait Sidonie.
Les yeux à demi clos, il la regardait, sans qu’elle le vît. Elle était petite, la figure sérieuse, le front bombé, les cheveux relevés, le haut des joues et les tempes découverts, pâles et de forte ossature, le nez court, les yeux bleu-clair, au regard doux et obstiné, les lèvres grosses et serrées, le teint anémié, l’air humble, concentré, un peu raidi. Elle s’occupait de Christophe, avec un dévouement actif et silencieux, sans familiarité, sans se départir jamais de la réserve d’une domestique qui n’oublie pas la différence de classes.
Peu à peu cependant, lorsqu’il alla mieux et qu’il put causer avec elle, la bonhomie affectueuse de Christophe amena Sidonie à lui parler un peu plus librement; mais elle se surveillait toujours; il y avait certaines choses (on le voyait), qu’elle ne disait pas. Elle avait un mélange d’humilité et de fierté. Christophe apprit qu’elle était bretonne. Elle avait laissé au pays son père, dont elle parlait avec beaucoup de discrétion; mais Christophe n’eut pas de peine à deviner qu’il ne faisait rien que boire, se donner du bon temps, et exploiter sa fille; elle se laissait exploiter, sans rien dire, par orgueil; et elle ne manquait jamais de lui envoyer une partie de l’argent de son mois; mais elle n’était pas dupe. Elle avait aussi une sœur plus jeune, qui se préparait à un examen d’institutrice, et dont elle était très fière. Elle payait presque tous les frais de son éducation. Elle s’acharnait au travail, d’une façon entêtée.
– «Est-ce qu’elle avait une bonne place?» lui demandait Christophe.
– «Oui, mais elle pensait à la quitter.»
– «Pourquoi? Est-ce qu’elle avait à se plaindre de ses maîtres!»
– «Oh! non. Ils étaient très bons pour elle.
– «Est-ce qu’elle ne gagnait pas assez?»
– «Si…»
Il ne comprenait pas bien; il essayait de comprendre, il l’encourageait à parler. Mais elle n’avait rien à lui raconter que sa vie monotone, la peine qu’on avait à gagner sa vie, elle n’y insistait point: le travail ne l’effrayait pas, il lui était un besoin, presque un plaisir. Elle ne parlait pas de ce qui lui était le plus pesant: l’ennui. Il le devinait. Peu à peu, il lisait en elle, avec l’intuition d’une grande sympathie, que la maladie avait aiguisée, et que rendait plus pénétrante le souvenir des épreuves supportées dans une vie analogue par la chère maman. Il voyait, comme s’il l’avait vécue, cette existence morne, malsaine, contre nature, – l’existence ordinaire, que la société bourgeoise impose aux domestiques: – des maîtres pas méchants, mais indifférents, qui la laissaient parfois plusieurs jours, sans lui dire un mot, sauf pour le service. Des heures, des heures, dans l’étouffante cuisine, dont la lucarne, encombrée par un garde-manger, donnait sur un mur blanc sale. Toutes ses joies, quand on lui disait négligemment que la sauce était bonne, ou le rôti bien cuit. Une vie murée, sans air, sans avenir, sans une lueur de désir et d’espoir, sans intérêt à rien. – Le plus mauvais moment pour elle était quand ses maîtres s’en allaient à la campagne. Ils ne l’emmenaient pas avec eux, par économie; ils lui payaient son mois, mais ne lui payaient pas son voyage pour retourner au pays; ils la laissaient libre d’y aller à ses frais. Elle ne voulait pas, elle ne pouvait pas le faire. Alors, elle restait seule dans la maison à peu près abandonnée. Elle n’avait pas envie de sortir, elle ne causait même pas avec les autres domestiques, qu’elle méprisait un peu à cause de leur grossièreté et de leur immoralité. Elle n’allait pas s’amuser: elle était sérieuse de nature, économe, et elle avait la crainte des mauvaises rencontres. Elle restait assise, dans sa cuisine, ou dans sa chambre, d’où par-dessus les cheminées elle apercevait le sommet d’un arbre, dans un jardin d’hôpital. Elle ne lisait pas, elle essayait de travailler, elle s’engourdissait, elle s’ennuyait, elle pleurait d’ennui; elle avait un pouvoir singulier de pleurer indéfiniment: c’était son plaisir. Mais quand elle s’ennuyait trop, elle ne pouvait même plus pleurer, elle était comme gelée, le cœur mort. Puis, elle se secouait; ou la vie revenait d’elle-même. Elle pensait à sa sœur, elle écoutait un orgue de barbarie dans le lointain, elle rêvassait, elle comptait longuement combien il lui faudrait de jours pour avoir fini tel travail, pour avoir gagné telle somme; elle se trompait dans ses comptes; elle recommençait à compter; elle dormait. Les jours passaient…
Avec ces accès de dépression altéraient des réveils de gaieté enfantine et gouailleuse. Elle se gaussait des autres et d’elle-même. Elle n’était pas sans voir et sans juger ses maîtres, les soucis que se créait leur désœuvrement, les vapeurs de Madame et ses mélancolies, les soi-disant occupations de cette soi-disant élite, l’intérêt qu’ils prenaient à un tableau, à un morceau de musique, à un livre de vers. Avec son bon sens un peu gros, également éloigné du snobisme des domestiques très parisiens et de la bêtise épaisse des domestiques provinciaux, qui n’admirent que ce qu’il ne comprennent pas, elle avait un mépris respectueux pour ces pianotages, ces bavardages, toutes ces choses intellectuelles, parfaitement inutiles, et ennuyeuses par surcroît, qui prennent une si grande place dans ces existences mensongères. Elle ne pouvait s’empêcher de comparer silencieusement la vie réelle, avec laquelle elle était aux prises, aux plaisirs et aux peines imaginaires de cette vie de luxe, où tout semble fabriqué par l’ennui. Au reste, elle n’en était pas révoltée. C’était ainsi: c’était ainsi. Elle admettait tout, les méchantes gens et les sots. Elle disait:
– Faut de tout, pour faire un monde.
Christophe s’imaginait qu’elle était soutenue par sa foi religieuse; mais un jour, elle dit, à propos des autres, plus riches et plus heureux.
– Au bout du compte, on sera tous pareils, plus tard.
– Quand donc? demanda-t-il. Après la révolution sociale?
– La révolution? dit-elle. Oh! bien, il passera de l’eau sous le pont, avant. Je ne crois pas à ces bêtises. Tout sera toujours de même.
– Alors, quand est-ce qu’on sera pareils?
– Après la mort, bien sûr! Il ne reste rien de personne.
Il fut bien étonné de ce matérialisme tranquille. Il n’osa pas lui dire:
– Est-ce que ce n’est pas affreux, en ce cas, si l’on n’a qu’une vie, qu’elle soit comme la vôtre, tandis qu’il y a d’autres gens qui sont heureux?
Mais elle sembla avoir deviné ce qu’il pensait: elle continua, avec un flegme résigné et un peu ironique:
– Il faut bien se faire une raison. Tout le monde ne peut pas tirer le gros lot. On est mal tombé: tant pis!
Elle ne songeait même pas chercher hors de France (comme on le lui avait offert en Amérique) une place qui lui rapportât davantage. L’idée de quitter le pays ne pouvait entrer dans sa tête. Elle disait:
– C’est partout que les pierres sont dures.
Il y avait en elle un fond de fatalisme sceptique et railleur. Elle était bien de cette race, qui a peu ou point de foi, peu de raisons intellectuelles de vivre, et pourtant une tenace vitalité, – de ce peuple des campagnes françaises, laborieux et apathique, frondeur et soumis, qui n’aime pas beaucoup la vie, mais qui y tient, et qui n’a pas besoin d’encouragements factices pour garder son courage.
Christophe, qui ne le connaissait pas encore, s’étonnait de trouver chez cette simple fille un désintéressement de toute foi; il admirait son attachement à la vie, sans plaisir et sans but, et, plus que tout, son robuste sens moral, qui ne s’appuyait sur rien. Il n’avait vu jusque-là les gens du peuple français qu’à travers les romans naturalistes et les théories des petits hommes de lettres contemporains, qui, au rebours de ceux du siècle des bergeries et de la Révolution, aimaient à se représenter l’homme de la nature comme un animal vicieux, afin de légitimer leurs propres vices… Il découvrait avec surprise l’intransigeante honnêteté de Sidonie. Ce n’était pas une affaire de morale; c’était une affaire d’instinct et de fierté. Elle avait son orgueil aristocratique. Car c’est une sottise de croire que qui dit: peuple, dit: populaire. Le peuple a ses aristocrates, de même que la bourgeoisie a ses âmes de la plèbe. Des aristocrates, c’est-à-dire, des êtres qui ont des instincts, un sang peut-être, plus purs que les autres, et qui le savent, qui ont la conscience de ce qu’ils sont, et la fierté de ne pas déchoir. Ils sont minorité; mais, même tenus à l’écart, on sait bien qu’ils sont les premiers; et leur seule présence est un frein pour les autres. Les autres sont contraints de se modeler sur eux, ou de faire semblant. Chaque province, chaque village, chaque groupement d’hommes est, dans une certaine mesure, ce que sont ses aristocrates; et, suivant ce qu’ils sont, l’opinion est, ici, extrêmement sévère; et là, elle est relâchée. Le débordement anarchique des majorités, à l’heure actuelle, ne changera rien à cette autorité immanente des minorités muettes. Plus dangereux pour elles est leur déracinement du sol natal, et leur éparpillement au loin, dans les grandes villes. Mais même ainsi, perdues dans des milieux étrangers, isolées les unes des autres, les individualités de bonne race persistent, sans se mêler à ce qui les entoure. – De tout ce que Christophe avait vu à Paris, Sidonie ne connaissait quasi rien, et ne cherchait à rien connaître. La littérature sentimentale et malpropre des journaux ne l’atteignait pas plus que les nouvelles politiques. Elle ne savait même pas qu’il y eût des Universités Populaires; et, si elle l’avait su, il est probable qu’elle ne s’en serait pas plus souciée que d’aller au sermon. Elle faisait son métier, et pensait ses pensées; elle ne s’inquiétait pas de penser celles des autres. Christophe lui en fit ses compliments.
– Qu’est-ce qu’il y a d’étonnant? dit-elle. Je suis comme tout le monde. Vous n’avez donc pas vu de Français?
– Voilà un an que j’habite au milieu d’eux, dit Christophe; et je n’en ai pas rencontré un seul qui parût penser à autre chose qu’à s’amuser, ou à singer ceux qui s’amusent.
– Bien oui, dit Sidonie. Vous n’avez, vu que des riches. Les riches, c’est partout les mêmes. Vous n’avez encore rien vu.
– Si fait, dit Christophe. Je commence.
Il entrevoyait, pour la première fois, ce peuple de France, qui donne l’impression d’une durée éternelle qui fait corps avec sa terre, qui a vu passer, comme elle, tant de races conquérantes, tant de maîtres d’un jour, et qui ne passe pas.
Il allait mieux maintenant et commençait à se lever.
La première chose dont il s’inquiéta fut de rembourser à Sidonie les dépenses qu’elle avait faites pour lui, pendant qu’il était malade. Dans l’impossibilité où il se trouvait de courir dans Paris pour chercher de l’ouvrage, il dut se résoudre à écrire à Hecht: il demandait qu’on voulût bien lui faire une avance d’argent sur son prochain travail. Avec son mélange étonnant d’indifférence et de bienfaisance, Hecht lui fit attendre, plus de quinze jours, la réponse, – quinze jours, durant lesquels Christophe se tortura, se refusant presque à toucher à la nourriture que lui apportait Sidonie, n’acceptant qu’un peu de lait et de pain qu’elle le forçait à prendre, et qu’il se reprochait ensuite, parce qu’il ne l’avait pas gagné: après quoi il reçut de Hecht, sans un mot, la somme demandée; et pas une fois, pendant les mois que dura la maladie de Christophe, Hecht ne chercha à savoir comment il allait. Il avait le génie de ne pas se faire aimer, même en faisant du bien. C’était, du reste, qu’en faisant du bien, il n’aimait pas.
Sidonie venait, chaque jour, un moment dans l’après-midi, et le soir. Elle préparait le dîner de Christophe. Elle ne faisait aucun bruit; elle s’occupait discrètement de ses affaires; et, ayant vu le délabrement de son linge, sans le dire, elle l’emportait chez elle, pour le raccommoder. Insensiblement, s’était glissé dans leurs relations quelque chose de plus affectueux. Christophe parlait longuement de sa vieille maman. Sidonie était émue; elle se mettait à la place de Louisa, seule, là-bas; et elle avait pour Christophe un sentiment maternel. Lui-même, en causant avec elle, s’efforçait de tromper son besoin d’affection familiale, dont on souffre bien plus, quand on est faible et malade. Il se sentait plus près de Louisa avec Sidonie qu’avec toute autre. Il lui confiait parfois quelques-uns de ses chagrins d’artiste. Elle le plaignait doucement, avec un peu d’ironie pour ces tristesses intellectuelles. Cela aussi lui rappelait sa mère, et lui faisait du bien.
Il cherchait à provoquer ses confidences; mais elle se livrait beaucoup moins que lui. Il lui demandait, en plaisantant, si elle ne se marierait pas. Elle répondait, sur son ton habituel de résignation railleuse, que «ce n’était pas permis, quand on est domestique cela complique trop les choses. Et puis, il faut bien tomber dans son choix, et ce n’est pas commode. Les hommes sont de fameuses canailles. Ils viennent vous faire la cour, quand vous avez de l’argent; ils mangent votre argent, et puis après, ils vous plantent là. Elle en avait vu trop d’exemples autour d’elle: elle n’était pas tentée de faire de même.» – Elle ne disait pas qu’elle avait eu un mariage manqué: son «futur» l’avait laissée, quand il avait vu qu’elle donnait tout ce qu’elle gagnait aux siens. – Christophe la voyait jouer maternellement dans la cour avec les enfants d’une famille qui habitait la maison. Quand elle les rencontrait seuls dans l’escalier, il lui arrivait de les embrasser avec passion. Christophe l’imaginait à la place d’une des dames qu’il connaissait: elle n’était point sotte, elle n’était pas plus laide qu’une autre; il se disait qu’à leur place elle eût été mieux qu’elles. Tant de puissances de vie enterrées, sans que personne s’en souciât! Et, en revanche, tous ces morts vivants, qui encombrent la terre, et qui prennent, au soleil, la place et le bonheur des autres!…
Christophe ne se méfiait pas. Il était très affectueux, trop affectueux pour elle; il se faisait câliner, comme un grand enfant.
Sidonie, certains jours, avait l’air abattue; mais il l’attribuait à sa tâche. Une fois, au milieu d’un entretien, elle se leva brusquement, et quitta Christophe, prétextant un ouvrage. Enfin, après un jour où Christophe lui avait témoigné plus de confiance encore qu’à l’ordinaire, elle interrompit ses visites pour quelque temps; et quand elle revint, elle ne lui parla plus qu’avec contrainte. Il se demandait en quoi il avait pu l’offenser. Il le lui demanda. Elle répondit avec vivacité qu’il ne l’avait offensé en rien; mais elle continua de s’éloigner de lui. Quelques jours après, elle lui annonça, qu’elle partait: elle avait laissé sa place, et quittait la maison. En termes froids et guindés, elle le remercia des bontés qu’il lui avait témoignées, lui exprima les souhaits qu’elle formait pour sa santé et pour celle de sa mère, et elle lui fit ses adieux. Il fut si étonné de ce brusque départ qu’il ne sut que dire; il essaya de connaître les motifs qui l’y déterminaient: elle répliqua, d’une manière évasive. Il lui demanda où elle allait se placer: elle évita de répondre; et, pour couper court à ses questions, elle partit. Sur le seuil de la porte, il lui tendit la main; elle la serra un peu vivement; mais sa figure ne se démentit pas; et, jusqu’au bout, elle garda son air raide et glacé. Elle s’en alla.
Il ne comprit jamais pourquoi.
L’hiver s’éternisait. Un hiver humide, brumeux et boueux. Des semaines sans soleil. Bien que Christophe allât mieux, il n’était pas guéri. Il avait toujours un point douloureux au poumon droit, une lésion qui se cicatrisait lentement, et des accès de toux nerveuse, qui l’empêchaient de dormir, la nuit. Le médecin lui avait défendu de sortir. Il aurait pu tout autant lui ordonner de s’en aller sur la Côte d’Azur, ou dans les Canaries. Il fallait bien qu’il sortît! S’il n’était pas allé chercher son dîner, ce n’était pas son dîner qui serait venu le chercher. – On lui ordonnait aussi des drogues qu’il n’avait pas les moyens de payer. Aussi avait-il renoncé à demander conseil aux médecins: c’était de l’argent perdu; et puis, il se sentait toujours mal à l’aise avec eux; eux et lui ne pouvaient se comprendre: deux mondes opposés. Ils avaient une compassion ironique et un peu méprisante pour ce pauvre diable d’artiste, qui prétendait être un monde à lui tout seul, et qui était balayé comme une paille par le fleuve de la vie. Il était humilié d’être regardé, palpé, tripoté par ces hommes. Il avait honte de son corps malade. Il pensait:
– Comme je serai content, lorsqu’il mourra!
Malgré la solitude, la maladie, la misère, tant de raisons de souffrir, Christophe supportait son sort patiemment. Jamais il n’avait été si patient. Il s’en étonnait lui-même. La maladie est bienfaisante, souvent. En brisant le corps, elle affranchit l’âme; elle la purifie: dans les nuits et les jours d’inaction forcée, se lèvent des pensées, qui ont peur de la lumière trop crue, et que brûle le soleil de la santé. Qui n’a jamais été malade ne s’est connu jamais tout entier.
La maladie avait mis en Christophe un apaisement singulier. Elle l’avait dépouillé de ce qu’il y avait de plus grossier dans son être. Il sentait, avec des organes plus subtils, le monde des forces mystérieuses qui sont en chacun de nous, et que le tumulte de la vie nous empêche d’entendre. Depuis la visite au Louvre, dans ces heures de fièvre, dont les moindres souvenirs s’étaient gravés en lui, il vivait dans une atmosphère analogue à celle du tableau de Rembrandt, chaude, douce et profonde. Il sentait, lui aussi, dans son cœur, les magiques reflets d’un soleil invisible. Et bien qu’il ne crût point, il savait qu’il n’était point seul: un Dieu le tenait par la main, le menait où il fallait qu’il vînt. Il se confiait à lui comme un petit enfant.
Pour la première fois depuis des années, il était contraint de se reposer. La lassitude même de la convalescence lui était un repos, après l’extraordinaire tension intellectuelle, qui avait précédé la maladie, et qui le courbaturait encore. Christophe qui, depuis plusieurs mois, se raidissait dans un état de qui-vive perpétuel, sentait se détendre peu à peu la fixité de son regard. Il n’en était pas moins fort; il en était plus humain. La vie puissante, mais un peu monstrueuse, du génie, était passée à l’arrière-plan; il se retrouvait un homme comme les autres, dépouillé de ses fanatismes d’esprit, et de tout ce que l’action a de dur et d’impitoyable. Il ne haïssait plus rien; il ne pensait plus aux choses irritantes, ou seulement avec un haussement d’épaules; il songeait moins à ses peines, et plus à celles des autres. Depuis que Sidonie lui avait rappelé les souffrances silencieuses des humbles âmes, qui luttaient sans se plaindre, sur tous les points de la terre, il s’oubliait en elles. Lui qui n’était pas sentimental à l’ordinaire, il avait maintenant des accès de cette tendresse mystique, qui est la fleur de la faiblesse. Le soir, accoudé à sa fenêtre, au-dessus de la cour, écoutant les bruits mystérieux de la nuit,… une voix qui chantait dans une maison voisine, et que l’éloignement faisait paraître émouvante, une petite fille qui pianotait naïvement du Mozart,… il pensait:
– Vous tous que j’aime, et que je ne connais pas! Vous que la vie n’a point flétris, qui rêvez à de grandes choses que vous savez impossibles, et qui vous débattez contre le monde ennemi, – je veux que vous ayez le bonheur – il est si bon d’être heureux!… Ô mes amis, je sais que vous êtes là, et je vous tends les bras… Il y a un mur entre nous. Pierre à pierre, je l’use; mais je m’use, en même temps. Nous rejoindrons-nous jamais? Arriverai-je à vous, avant que se soit dressé l’autre mur: la mort?… – N’importe! Que je sois seul, toute ma vie, pourvu que je travaille pour vous, que je vous fasse du bien, et que vous m’aimiez un peu, plus tard, après ma mort!…
Ainsi, Christophe convalescent, buvait le lait des deux bonnes nourrices: «Liebe und Not» (Amour et Misère).
Dans cette détente de sa volonté, il sentait le besoin de se rapprocher des autres. Et, bien qu’il fût très faible encore, et que ce ne fût guère prudent, il sortait de bon matin à l’heure où le flot du peuple dévalait des rues populeuses vers le travail lointain, ou le soir, quand il revenait. Il voulait se plonger dans le bain rafraîchissant de la sympathie humaine. Non qu’il parla à personne. Il ne le cherchait même pas. Il lui suffisait de regarder passer les gens, de les deviner, et de les aimer. Il observait, avec une affectueuse pitié, ces travailleurs qui se hâtaient, ayant tous, par avance, la lassitude de la journée, – ces figures de jeunes hommes, de jeunes filles, au teint étiolé, aux expressions aiguës, aux sourires étranges, – ces visages transparents et mobiles, sous lesquels on voyait passer des flots de désirs, de soucis, d’ironies changeantes, – ce peuple si intelligent, trop intelligent, un peu morbide des grandes villes. Ils marchaient vite, tous, les hommes lisant les journaux, les femmes grignotant un croissant. Christophe eût bien donné un mois de sa vie pour que la blondine ébouriffée, aux traits bouffis de sommeil, qui venait de passer près de lui, d’un petit pas de chèvre, nerveux et sec, pût dormir encore une heure ou deux de plus. Oh! qu’elle n’eût pas dit non, si on le lui avait offert! Il eût voulu enlever de leurs appartements, hermétiquement clos à cette heure, toutes les riches oisives, qui jouissaient ennuyeusement de leur bien-être, et mettre à leur place, dans leurs lits, dans leur vie reposante, ces petits corps ardents et las, ces âmes non blasées, pas abondantes, mais vives et gourmandes de vivre. Il se sentait plein d’indulgence pour elles, à présent; et il souriait de ces minois éveillés et vannés où il y a de la rouerie et de l’ingénuité, un désir effronté et naïf du plaisir, et, au fond, une brave petite âme, honnête et travailleuse. Et il ne se fâchait pas, quand quelques-unes lui riaient au nez, ou se poussaient du coude, en se montrant ce grand garçon, aux yeux ardents.
Il s’attardait sur les quais, à rêver. C’était sa promenade de prédilection. Elle calmait un peu sa nostalgie du grand fleuve, qui avait bercé son enfance. Ah! ce n’était plus sans doute le Vater Rhein! Rien de sa force toute-puissante. Rien des larges horizons, des vastes plaines, où l’esprit plane et se perd. Une rivière aux yeux gris, à la robe vert-pâle, aux traits fins et précis, une rivière de grâce, aux souples mouvements, s’étirant avec une spirituelle nonchalance dans la parure somptueuse et sobre de sa ville, les bracelets de ses ponts, les colliers de ses monuments, et souriant à sa joliesse, comme une belle flâneuse… La délicieuse lumière de Paris! C’était la première chose que Christophe avait aimée dans cette ville; elle le pénétrait, doucement, doucement; peu à peu, elle transformait son cœur, sans qu’il s’en aperçût. Elle était pour lui la plus belle des musiques, la seule musique parisienne. Il passait des heures, le soir, le long des quais, ou dans les jardins de l’ancienne France, à savourer les harmonies du jour sur les grands arbres baignés de brume violette, sur les statues et les vases gris, sur la pierre patinée des monuments royaux, qui avait bu la lumière des siècles, cette atmosphère subtile, faite de soleil fin et de vapeur laiteuse, où flotte, dans une poussière d’argent, l’esprit riant de la race.
Un soir, il était accoudé près du pont Saint-Michel, et, tout en regardant l’eau, il feuilletait distraitement les livres d’un bouquiniste, étalés sur le parapet. Il ouvrit au hasard un volume dépareillé de Michelet. Il avait déjà lu quelques pages de cet historien, qui ne lui avait pas trop plu par sa hâblerie française, son pouvoir de se griser de mots, et son débit trépidant. Mais, ce soir-là, dès les premières lignes, il fut saisi: c’était la fin du procès de Jeanne d’Arc. Il connaissait par Schiller la Pucelle d’Orléans; mais jusqu’ici, elle n’était pour lui qu’une héroïne romanesque, à laquelle un grand poète avait prêté une vie imaginaire. Brusquement, la réalité lui apparut, et elle l’étreignit. Il lisait, il lisait, le cœur broyé par l’horreur tragique du sublime récit; et lorsqu’il arriva au moment où Jeanne apprend qu’elle va mourir le soir et où elle défaille d’effroi, ses mains se mirent à trembler, les larmes le prirent, et il dut s’interrompre. La maladie l’avait affaibli: il était devenu d’une sensibilité ridicule, qui l’exaspérait. – Quand il voulut achever sa lecture, il était tard, et le bouquiniste fermait ses caisses. Il résolut d’acheter le livre; il chercha dans ses poches: il lui restait six sous. Il n’était pas rare qu’il fût aussi dénué: il ne s’en inquiétait pas; il venait d’acheter son dîner, et il comptait, le lendemain, toucher un peu d’argent chez Hecht, pour une copie de musique. Mais attendre jusqu’au lendemain, c’était dur! Pourquoi venait-il justement de dépenser à son dîner le peu qui lui restait? Ah! s’il avait pu offrir en paiement au bouquiniste le pain et le saucisson, qu’il avait dans sa poche!
Le lendemain matin, très tôt, il alla chez Hecht, pour chercher l’argent; mais en passant près du pont, qui porte le nom de l’archange des batailles, – «le frère du paradis» de Jeanne, – il n’eut pas le courage de ne pas s’arrêter. Il retrouva le précieux volume dans les caisses du bouquiniste; il le lut en entier, il passa près de deux heures à le lire; il manqua le rendez-vous chez Hecht; et, pour le rencontrer ensuite, il dut perdre presque toute sa journée. Enfin, il réussit à avoir sa nouvelle commande et à se faire payer. Aussitôt il courut acheter le livre. Il avait peur qu’un autre acheteur ne l’eût pris. Sans doute, le mal n’eût pas été grand: il était facile de se procurer d’autres exemplaires; mais Christophe ne savait pas si le livre était rare ou non; et d’ailleurs, c’était ce volume-là qu’il voulait, et non un autre. Ceux qui aiment les livres sont volontiers fétichistes. Les feuillets, même salis et tachés, d’où la source des rêves a jailli, sont pour eux sacrés.
Christophe relut chez lui, dans le silence de la nuit, l’Évangile de la Passion de Jeanne; et aucun respect humain ne l’obligea plus à contenir son émotion. Une tendresse, une pitié, une douleur infinie, le remplissaient pour la pauvre petite bergeronnette, dans ses gros habits rouges de paysanne, grande, timide, la voix douce, rêvant au haut des cloches, – (elle les aimait comme lui) – avec son beau sourire, plein de finesse et de bonté, ses larmes toujours prêtes à couler, – larmes d’amour, larmes de pitié, larmes de faiblesse: car elle était à la fois si virile et si femme, la pure et vaillante fille, qui domptait les volontés sauvages d’une armée de bandits, et, tranquillement, avec son bon sens intrépide, sa subtilité de femme, et son doux entêtement, déjouait pendant des mois, seule et trahie par tous, les menaces et les ruses hypocrites d’une meute de gens d’église et de loi, – loups et renards, aux yeux sanglants, – faisant cercle autour d’elle.
Ce qui pénétrait le plus Christophe, c’était sa bonté, sa tendresse de cœur, – pleurant après les victoires, pleurant sur les ennemis morts, sur ceux qui l’avaient insultée, les consolant quand ils étaient blessés, les aidant à mourir, sans amertume contre ceux qui la livrèrent, et, sur le bûcher même, quand les flammes s’élevaient, ne pensant pas à elle, s’inquiétant du moine qui l’exhortait, et le forçant à partir. Elle était «douce dans la plus âpre lutte, bonne parmi les mauvais, pacifique dans la guerre même. La guerre, ce triomphe du diable, elle y porta l’esprit de Dieu».
Et Christophe, faisant un retour sur lui-même, pensait:
– Je n’y ai pas assez porté l’esprit de Dieu.
Il relisait les belles paroles de l’évangéliste de Jeanne:
«Être bon, rester bon, entre les injustices des hommes et les sévérités du sort… Garder la douceur et la bienveillance parmi tant d’aigres disputes, traverser l’expérience sans lui permettre de toucher à ce trésor intérieur…»
Et il se répétait:
– J’ai péché. Je n’ai pas été bon. J’ai manqué de bienveillance. J’ai été trop sévère. – Pardon. Ne croyez pas que je sois votre ennemi, vous que je combats! Je voudrais vous faire du bien, à vous aussi… Mais il faut pourtant vous empêcher de faire le mal…
Et comme il n’était pas un saint, il lui suffisait de penser que sa haine se réveillât. Ce qu’il leur pardonnait le moins, c’était qu’à les voir, à voir la France à travers eux, il était impossible d’imaginer qu’une telle fleur de pureté et de poésie héroïque eût pu jamais pousser de ce sol. Et pourtant, cela était. Qui pouvait dire qu’elle n’en sortirait pas encore une seconde fois?
La France d’aujourd’hui ne pouvait être pire que celle de Charles VII, la nation prostituée d’où sortit la Pucelle. Le temple était vide à présent, souillé, à demi ruiné. N’importe! Dieu y avait parlé.
Christophe cherchait un Français à aimer, pour l’amour de la France.
C’était vers la fin de mars. Depuis des mois, Christophe n’avait causé avec personne, ni reçu aucune lettre, sauf de loin en loin quelques mots de la vieille maman, qui ne savait point qu’il était malade, qui ne lui disait point qu’elle était malade. Toutes ses relations avec le monde se réduisaient à ses courses au magasin de musique, pour prendre ou rapporter du travail. Il y allait à des heures où il savait que Hecht n’y était pas, – afin d’éviter de causer avec lui. Précaution superflue; car la seule fois qu’il avait rencontré Hecht, celui-ci lui avait à peine adressé quelques mots indifférents au sujet de sa santé.
Il était donc bloqué dans une prison de silence, quand, un matin, lui arriva une invitation de Mme Roussin à une soirée musicale: un quatuor fameux devait s’y faire entendre. La lettre était fort aimable, et Roussin y avait ajouté quelques lignes cordiales. Il n’était pas très fier de sa brouille avec Christophe. Il l’était d’autant moins que, depuis, il s’était brouillé avec sa chanteuse et la jugeait sans ménagements. C’était un bon garçon; il n’en voulait jamais à ceux à qui il avait fait tort. Il lui eût paru ridicule que ses victimes eussent plus de susceptibilité que lui. Aussi, quand il avait plaisir à les revoir, n’hésitait-il pas à leur tendre la main.
Le premier mouvement de Christophe fut de hausser les épaules et de jurer qu’il n’irait pas. – Mais à mesure que le jour du concert approchait, il était moins décidé. Il étouffait de ne plus entendre une parole humaine, ni surtout une note de musique. Il se répétait pourtant que jamais il ne remettrait les pieds chez ces gens-là, Mais, le soir venu, il y alla, tout honteux de sa lâcheté.
Il en fut mal récompensé. À peine se retrouva-t-il dans ce milieu de politiciens et de snobs qu’il fut ressaisi d’une aversion pour eux plus violente encore que naguère: car dans ses mois de solitude, il s’était déshabitué de cette ménagerie. Impossible d’entendre de la musique ici: c’était une profanation. Christophe décida de partir, aussitôt après le premier morceau.
Il parcourait des yeux tout ce cercle de figures et de corps antipathiques. Il rencontra, à l’autre extrémité du salon, des yeux qui le regardaient et se détournèrent aussitôt. Il y avait en eux je ne sais quelle candeur qui le frappa, parmi ces regards blasés. C’étaient des yeux timides, mais clairs, précis, des yeux à la française, qui, une fois qu’ils se fixaient sur vous, vous regardaient avec une vérité absolue, qui ne cachaient rien de soi, et à qui rien de vous n’était peut-être caché. Il connaissait ces yeux. Pourtant, il ne connaissait pas la figure qu’ils éclairaient. C’était celle d’un jeune homme de vingt à vingt-cinq ans, de petite taille, un peu penché, l’air débile, le visage imberbe et souffreteux, avec des cheveux châtains, des traits irréguliers et fins, une certaine asymétrie, donnant à l’expression quelque chose, non de trouble, mais d’un peu troublé, qui n’était pas sans charme, et semblait contredire la tranquillité des yeux. Il était debout dans l’embrasure d’une porte; et personne ne faisait attention à lui. De nouveau, Christophe le regardait; et, à chaque fois, il les «reconnaissait»: il avait l’impression de les avoir vus déjà dans un autre visage.
Incapable de cacher ce qu’il sentait, suivant son habitude, Christophe se dirigea vers le jeune homme; mais, tout en approchant, il se demandait ce qu’il pourrait lui dire; et il s’attardait, indécis, regardant à droite, et à gauche, comme s’il allait au hasard. L’autre n’en était pas dupe, et comprenait que Christophe venait à lui; il était si intimidé, à la pensée de lui parler, qu’il songeait à passer dans la pièce voisine; mais il était cloué sur place par sa gaucherie même. Ils se trouvèrent l’un en face de l’autre. Il se passa quelques moments avant qu’ils réussissent à trouver une entrée en matière. À mesure que la situation se prolongeait, chacun d’eux se croyait ridicule aux yeux de l’autre. Enfin, Christophe regarda en face le jeune homme, et, sans autre préambule, lui dit en souriant, sur un ton bourru:
– Vous n’êtes pas Parisien?
À cette question inattendue, le jeune homme sourit malgré sa gêne, et répondit que non. Sa voix faible et d’une sonorité voilée était comme un instrument fragile.
– Je m’en doutais, fit Christophe.
Et, comme il le vit un peu confus de cette singulière remarque, il ajouta:
– Ce n’est pas un reproche.
Mais la gêne de l’autre ne fit qu’en augmenter.
Il y eut un nouveau silence. Le jeune homme faisait des efforts pour parler; ses lèvres tremblaient; on sentait qu’il avait une phrase toute prête à dire, mais qu’il ne pouvait se décider à la prononcer. Christophe étudiait avec curiosité ce visage mobile, où l’on voyait passer de petits frémissements sous la peau transparente; il ne semblait pas de la même essence que ceux qui l’entouraient dans ce salon, des faces massives, de lourde matière, qui n’étaient qu’un prolongement du cou, un morceau du corps. Ici, l’âme affleurait à la surface; il y avait une vie morale dans chaque parcelle de chair.
Il ne réussissait pas à parler. Christophe, bonhomme, continua:
– Que faites-vous ici, au milieu de ces êtres?
Il parlait tout haut, avec cette étrange liberté, qui le faisait haïr. Le jeune homme, gêné, ne put s’empêcher de regarder autour d’eux si on ne les entendait pas; et ce mouvement déplut à Christophe. Puis, au lieu de répondre, il demanda, avec un sourire gauche et gentil:
– Et vous?
Christophe se mit à rire, de son rire un peu lourd.
– Oui. Et moi? fit-il, de bonne humeur.
Le jeune homme se décida brusquement:
– Comme j’aime votre musique! dit-il, d’une voix étranglée.
Puis, il s’arrêta, faisant de nouveaux et inutiles efforts pour vaincre sa timidité. Il rougissait; il le sentait; et sa rougeur en augmentait, gagnait les tempes et les oreilles. Christophe le regardait en souriant, et il avait envie de l’embrasser. Le jeune homme leva des yeux découragés vers lui.
– Non, décidément, dit-il; je ne puis pas, je ne puis pas parler de cela… pas ici…
Christophe lui prit la main, avec un rire muet de sa large bouche fermée. Il sentit les doigts maigres de l’inconnu trembler légèrement contre sa paume, et l’étreindre avec une tendresse involontaire; et le jeune homme sentit la robuste main de Christophe qui lui écrasait affectueusement la main. Le bruit du salon disparut autour d’eux. Ils étaient seuls ensemble, et ils comprirent qu’ils étaient amis.
Ce ne fut qu’une seconde, après laquelle Mme Roussin, touchant légèrement le bras de Christophe avec son éventail, lui dit:
– Je vois que vous avez fait connaissance, et qu’il est inutile de vous présenter. Ce grand garçon est venu pour vous, ce soir.
Alors, ils s’écartèrent l’un de l’autre, avec un peu de gêne.
Christophe demanda à Mme Roussin:
– Qui est-ce?
– Comment! fit-elle, vous ne le connaissez pas? C’est un petit poète, qui écrit gentiment! Un de vos admirateurs. Il est bon musicien, et joue bien du piano. Il ne fait pas bon vous discuter devant lui: il est amoureux de vous. L’autre jour, il a failli avoir une altercation, à votre sujet, avec Lucien Lévy-Cœur.
– Ah! le brave garçon! dit Christophe.
– Oui, je sais, vous êtes injuste pour ce pauvre Lucien. Cependant, il vous aime aussi.
– Ah! ne me dites pas cela! Je me haïrais.
– Je vous assure.
– Jamais! Jamais! Je le lui défends.
– Juste ce qu’a fait votre amoureux. Vous êtes aussi fous l’un que l’autre. Lucien était en train de nous expliquer une de vos œuvres. Ce petit timide que vous venez de voir s’est levé, tremblant de colère, et lui a défendu de parler de vous. Voyez-vous cette prétention!… Heureusement que j’étais là. J’ai pris le parti de rien, et il a fini par faire des excuses.
– Pauvre petit! dit Christophe.
Il était ému.
– Où est-il passé? continua-t-il, sans écouter Mme Roussin, qui lui parlait d’autre chose.
Il se mit à sa recherche. Mais l’ami inconnu avait disparu. Christophe revint vers Mme Roussin:
– Dites-moi comment il se nomme.
– Qui? demanda-t-elle.
– Celui dont vous m’avez parlé.
– Votre petit poète? dit-elle. Il se nomme Olivier Jeannin.
L’écho de ce nom tinta aux oreilles de Christophe comme une musique connue. Une silhouette de jeune fille flotta, une seconde, au fond de ses yeux. Mais la nouvelle image, l’image de l’ami l’effaça aussitôt.
Christophe rentrait chez lui. Il marchait dans les rues de Paris, au milieu de la foule. Il ne voyait, il n’entendait rien, il avait les sens fermés à tout ce qui l’entourait. Il était comme un lac, séparé du reste du monde par un cirque de montagnes. Nul souffle, nul bruit, nul trouble. La paix. Il se répétait:
– J’ai un ami.
[1] Voir Le Matin
[2] Oiseau imaginaire, fabuleux. - Conte en l'air, baliverne, sornette, sottise. (Note du correcteur – ELG.)
[3] Lieu de désordre et de confusion. Anarchie.
Le roi Pétaud était le chef de la corporation des mendiants, au Moyen-Âge. Par dérision, car Pétaud vient du latin peto demander l'aumône ou bient pêter. Molière cite dans Tartuffe la cour du roi Pétaud: «On n’y respecte rien; chacun y parle haut.» (Note du correcteur – ELG.)
[4] Référence aux Voyages de Gulliver, découvrant un monde où deux peuples s’affrontent à mort pour savoir par quel bout on doit ouvrir un oeuf dur. (Note du correcteur – ELG.)
[5] Dans la pièce Amphitryon de Molière, Sosie dit: «Messieurs, ami de tout le monde.» (Note du correcteur – ELG.)
[6] Etre vivant qui par sa forme ressemble à un homme et en possède les qualités qui le distinguent des animaux (intellect, parole,…), mais qui n’est pas habité par une âme humaine. (Note du correcteur – ELG.)
[7] Mot espagnol qui signifie «pot-pourri» et qui était souvent employé pour rendre compte de la diversité nationale de la Macédoine. (Note du correcteur – ELG.)
[8] De son espèce. (Note du correcteur – ELG.)
[9] Chef de mercenaires ou de partisans dans l'Italie du Moyen Âge et de la Renaissance. (Note du correcteur – ELG.)
[10] Péjoratif. Tendance à subtiliser, souvent de manière complaisante. (Note du correcteur – ELG.)
[11] Pop., vieilli. Se déplacer sans but précis, flâner, traîner. (Note du correcteur – ELG.)
[12] Ainsi, vous travaillez, mais ce n’est pas pour vous. (Note du correcteur – ELG.)
[13] Lutte pour la vie. (Note du correcteur – ELG.)
[14] De toutes les choses qu’on peut savoir. – De omni re scibili était la devise du fameux Pic de la Mirandole, qui se faisait fort de tenir tête, à tout venant, sur tout ce que l'homme peut savoir; La devise avec son supplément et quibusdam aliis (signifie et de quelques autres – sans doute une addition de quelque plaisant) est passée en proverbe et désigne ironiquement un homme qui croit tout savoir. (Note du correcteur – ELG.)
[15] Drogue très en vogue au XVIIe siècle. – Au figuré: toute proposition, toute solution qui tend à exploiter la crédulité publique. (Note du correcteur – ELG.)
[16] Arme d'infanterie proche de la hallebarde, en usage du XVe au XVIIes. (Note du correcteur – ELG.)
[17] Tranquillité, impassibilité d'une âme devenue maîtresse d'elle-même au prix de la sagesse acquise soit par la modération dans la recherche des plaisirs (Épicurisme), soit par l'appréciation exacte de la valeur des choses (Stoïcisme), soit par la suspension du jugement (Pyrrhonisme et Scepticisme). (Note du correcteur – ELG.)