Puisqu’il était celui qu’il était, il avait demandé – et on lui avait accordé – un avion privé pour aller n’importe où dans le monde, espérant échapper aux regards éplorés et aux chuchotements des gens ordinaires. Mais à cause de ce qu’il était, même le léger choc qui trahit le pilote à leur rencontre le blessa, et le blessa durement. Il supporta avec ennui pendant une courte période ; puis il mit fin au voyage et ne réclama plus jamais l’avion.
À cause de ce qu’il était, il pouvait difficilement être seul. La meilleure chose, après cela, était de se trouver là, au centre thérapeutique d’Oulan-Bator, où ceux qui le connaissaient avaient réprimé leurs premières réactions instinctives, et où ceux qui ne le connaissaient pas supposaient qu’il était un patient comme eux.
En onze années, certains changements s’étaient produits, mais il était le même, bien qu’il portât un nouveau titre à présent. Il était Gerald Howson Psi. D, télépathe soignant de première catégorie ; de l’Organisation Mondiale de la Santé. Il était l’une des cent personnes de la Terre les moins faciles à remplacer. C’était une bonne situation. Ça aidait – un peu. Mais il était toujours un nabot, et sa jambe courte traînait toujours tandis qu’il boitillait dans les couloirs, et le même affreux visage le saluait chaque malin dans sa glace.
Il s’était longtemps accroché à l’espoir. Il s’était rappelé la sourde-muette qu’on avait dotée de la parole et de l’ouïe et la façon dont elle était venue le remercier – lui, lui, Gerald Howson – les yeux pleins de larmes. Mais ça n’avait pas duré. Les visites s’étaient espacées ; finalement elles avaient cessé et il avait appris qu’elle avait épousé un homme de la ville où ils étaient nés tous deux et où ils avaient passé leur enfance.
Tandis qu’il était un horrible infirme.
Il y avait eu des demi-promesses, de nouveaux procédés chirurgicaux. On était même allé une fois jusqu’à tenter une greffe de peau sur lui. Mais longtemps avant que les tissus au développement lent se soient soudés, avant que les vaisseaux sanguins aient irrigué la greffe, elle s’était gangrenée et détachée. Il s’était tristement résigné depuis. Peu importait le temps qu’il consacrait à y penser, il ne pourrait ajouter les centimètres désirés à sa stature ; mieux valait employer un autre moyen que s’apitoyer sur lui-même.
Lorsque les défenses de la conscience étaient abandonnées dans le sommeil, il n’y avait aucun moyen d’empêcher les obscurs chagrins du passé de revenir s’ils en décidaient ainsi.
Il s’éveilla soudain d’un rêve lugubre. Ceci n’était pas l’imagerie habituelle de ses cauchemars ! Il en faisait assez souvent pour en reconnaître les racines dans la vie réelle, et rien de ce qui venait de le faire sursauter ne correspondait à une expérience directe.
Il n’ouvrit pas les yeux. Il n’y avait pas de doute : la chambre était sombre, et de toute façon la source du signal qui avait poignardé son esprit se trouvait à une certaine distance, partiellement dissimulée par le « bruit » des autres dormeurs. Le message avait émergé avec la soudaineté d’un cri dans une conversation paisible. Et c’était un cri de terreur.
Respirant régulièrement et se forçant à rester détendu, il plongea dans le flux mental pour identifier les images. De hautes montagnes couronnées de neige, des caravanes descendant des vallées, et les rythmes d’une langue qu’il ne comprenait pas…
Je crois que je l’ai.
Il y avait cette jeune Népalaise dans la Salle 4, une télépathe novice qu’ils avaient trouvée trop tard, après que ses compatriotes ignorants et pétrifiés l’eurent lapidée comme porteuse de malédiction. Elle devait avoir fait un mauvais rêve.
Eh bien, si c’était le cas, il pouvait arranger les choses sans même quitter son lit. Il fit en sorte d’entrer en contact avec elle et fit sortir d’elle sa frayeur informe. Un instant avant de se révéler, il fit une vérification et un pli se forma entre ses sourcils.
Ce n’était pas le Népal actuel. Même un pays aussi montagneux et isolé ne pouvait être si primitif. Des coutumes féodales ? Magiques ? De la magie ?
Il s’assit dans son lit et alluma l’interrupteur avant même d’y penser. Attendant une réponse, il plongea plus profondément dans les images extraordinaires qui lui étaient répercutées. Un sentiment de dépendance et d’absolue maîtrise : une mentalité d’une arrogance pleine de défi. Ces pensées-là ne provenaient pas de la fille. En particulier la nuance de masculinité qui colorait les pensées. Comme tous les gens d’origine paysanne, elle avait des préjugés rigides sur la masculinité et la féminité ; elle s’était religieusement conformée au schéma social de son pays afin d’échapper aux pires conséquences qu’auraient eu le développement de son don.
Une voix fatiguée monta de l’interphone :
— Ici Schacht, médecin de garde. Que se passe-t-il ?
— C’est Gerry, Ludwig. Quelque chose ne va pas pour la Népalaise de la Salle 4 – Quelque chose de suffisamment fort pour m’avoir réveillé.
— Hmmm ? (Un grognement interrogatif tandis que Schacht vérifiait le tableau de bord de la Salle 4.) Je ne reçois rien d’elle ici. D’après mes bitoniaux, elle est endormie.
— Ça ne prend pas son origine chez elle, dit Howson.
Il transpirait ; il y avait une profondeur terrifiante et complexe dans le fond mental où il plongeait, et plus il s’obstinait, moins il était sûr de ses explications toutes faites. Pourtant, il n’avait rien de mieux à suggérer.
— Avons-nous des paranoïaques mâles chinois en thérapie ?
— Oui, il y en a un en coma régressif dans le même bâtiment que la fille. (Schacht hésita.) Vous dites que ça ne prend pas son origine chez elle. Vous pensez qu’elle est en train de capter les pensées d’un esprit dérangé ?
— Elle capte quelqu’un, et ça lui flanque une frousse du diable. Vérifiez le paranoïaque dont vous avez parlé. Ça pourrait être lui. (Il perçut la nuance de doute dans sa propre voix haut perchée.)
— Les vérificateurs de chimiothérapie sont neutres aussi. Je croyais que l’ego était complètement masqué par le coma – hors d’atteinte.
— Peut-être que l’apport dépresseur a cessé son effet. Vérifiez tout de même.
Un silence. Une impression de haussement d’épaules.
— D’accord. Mais si ce n’est pas le Chinois paranoïaque, êtes-vous sûr que ça ne peut pas être la fille elle-même ?
— Certain, déclara Howson. Faites vite, Ludwig, s’il vous plaît !
— Gerry ? Il est totalement inconscient. Êtes-vous sûr que ça ne peut pas être la fille elle-même – une schizoïde secondaire, peut-être ?
Howson se retint de lui crier après. Il en était sûr, mais il ne pouvait expliquer pourquoi avec des mots.
— Ne quittez pas, dit-il d’un ton résigné.
C’en était fait de sa nuit de repos tranquille !
Tout d’abord, il lui fallait trouver dans la succession de concepts télépathiques incohérents un peu plus d’indices qu’il n’en avait. La masculinité, la nationalité asiatique, le plaisir de détenir un pouvoir n’étaient guère des caractéristiques originales dans cette région fortement peuplée de la planète. Il examina soigneusement les niveaux plus profonds. Au moins, se dit-il, ça ne semble pas être l’émanation d’un esprit malade. Ce n’était même pas aussi irrationnel que ce que devenaient la plupart des personnes saines lorsqu’elles s’endormaient.
Non, un moment. Ça doit être faux. Il se retint de tressaillir. N’y avait-il pas eu des références, lors de son premier contact, à quelque chose qu’il avait défini comme étant magique ?
Il aurait voulu pouvoir regarder à la source originelle. En un sens, ça ne devait pas être trop difficile : pour pénétrer la conscience d’une novice endormie, le signal devait être proche et puissant. Mais d’un autre côté, c’était une tâche immense : « Proche », cela pouvait être n’importe où dans la ville, et il y avait environ un million d’habitants.
— Gerry ? Vous êtes là ? demanda Schacht dans l’interphone.
— Silence, lui dit Howson. Ça a l’air d’un gros truc, Ludwig. Gros et mauvais.
Et brusquement il attrapa la chose.
— Ça y est ? demanda Schacht avec une impatience grandissante.
Howson l’entendit à peine ; il était trop déprimé en comprenant ce qui se passait.
— Gerry !
— Je… J’écoute, Ludwig, répondit Howson avec effort. Vous feriez mieux d’appeler Pan et aussi Deirdre. Et faites venir une ambulance et une voiture.
— Que diable avez-vous trouvé, enfin ?
— Un nouveau groupe catapathique s’est établi. Il est quelque part dans la ville : je suppose que je peux retrouver sa trace.
— Magnifique ! fit amèrement Schacht. C’est vraiment ma nuit ! J’ai eu deux blessés par arme blanche, trois brûlés, un accident de voiture et deux accouchements prématurés depuis que je suis de garde !
Howson ne lui prêta pas attention. Il chancelait sous la violence des événements qui surgissaient en tempête dans son esprit. Sans liens avec la réalité extérieure, encore chargés des rêves et malgré le même manque de logique – ils ne lui offraient ni point d’appui ni ligne directrice. Il ne s’était pas rendu compte de la force qui les poussait lorsqu’il les avait captés par l’intermédiaire de l’esprit de la jeune Népalaise, qui devait être sous l’effet d’un somnifère pour résister à un tel bombardement. Et le pire était cette aura de calme parfait mêlé de… d’amusement…
Il déploya chaque parcelle de sa volonté et repoussa le contact, en tremblant. Ses ongles étaient profondément enfoncés dans ses paumes. Pourquoi cela le surprenait-il ? C’était la chose qu’il redoutait le plus au monde.
Mentalement et à voix haute, il s’adressa au télépathe inconnu, mettant toute sa haine et sa colère dans un simple concept : Sois damné qui que tu sois !
Sûr de lui dans sa fugue, poursuivant une chatoyante illusion pour des raisons qui lui étaient propres, l’inconnu devait avoir reçu le signal, et il gloussa, invitant Howson, s’il le désirait, à faire le siège de la forteresse de son cerveau – ou peut-être était-ce l’idée qu’avait eue Howson. Il était trop exaspéré pour le dire.
Souffrant le martyre, il envisagea l’inévitable futur. Aucun télépathe projectif n’était sans valeur, et si l’on en jugeait par ses signaux, cet homme était exceptionnel entre tous. Peu importait l’intolérable tension qui l’avait contraint à abandonner la réalité ; ils voudraient le récupérer. Ils feraient appel à Howson, et parce que c’était ce qu’il faisait le mieux au monde, il essaierait, et serait sublimement terrifié, et il découvrirait peut-être cette fois-ci ce que…
NON.
L’ordre était adressé à lui-même, mais il était donné comme une criante interdiction télépathique, et quelque part dans l’hôpital, d’autres télépathes – y comprit la jeune Népalaise – eurent une réaction de surprise ensommeillée. Il chercha à tâtons sa réserve de médicaments sur l’étagère auprès de son lit – il était sujet aux mêmes urgences que les autres patients – et trouva le flacon de tranquillisants. Il avala deux comprimés et resta assis, immobile comme un roc jusqu’à ce qu’ils aient établi la barrière de protection autour de son esprit.
Sa respiration devint plus aisée. La tentation diminua de tourner son attention vers les éclatantes visions projetées par l’inconnu, comme s’il avait réprimé l’envie d’agacer une dent gâtée et d’en éprouver la douleur. Lorsqu’il s’estima capable de bouger, il se leva maladroitement de son lit et prit ses vêtements, s’apprêtant à partir à la recherche de l’ennemi anonyme.
Il émergea en boitillant de l’ascenseur et gagna le hall principal de l’hôpital en passant devant les appareillages d’urgence en attente : cylindres à oxygène sur des chariots anguleux comme des mantes religieuses, projetant leurs ombres gauches sur le mur crème ; civières à roulettes avec à leur pied des couvertures soigneusement pliées ; une machine appelée cœur, une machine appelée poumon, une machine appelée rein, comme s’il était possible de les prendre, de les assembler et de fabriquer un homme.
Avec quel cerveau ? Le mien ? Je préférerais presque…
Mais la porte s’était refermée, sa lèvre de caoutchouc embrassant dans un murmure le sol de caoutchouc, et Pandit Singh était là, en pull noir et pantalon gris, la lumière faisant comme une auréole dans sa crinière de cheveux.
— Gerry ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire de groupe catapathique ? Transporté sans prévenir ? D’où ? Et qu’est-ce que tu fiches ici, d’abord ? Ce n’est pas Ludwig Schacht qui est de garde ?
— Vous avez dû venir tout droit sans vous arrêter pour demander des détails à Ludwig, Pandit. On n’a pas transporté un groupement à l’hôpital. Il y en a un en ville. La jeune Népalaise a capté dans son sommeil des images perdues. Par hasard, le décor des fantasmes correspondait à sa propre expérience. Sa peur m’a réveillé.
— Je vois ! (Singh se caressa la barbe.) Tu peux les repérer pour nous, ou faut-il que nous fassions une recherche ?
— Oh, je peux les repérer, fit acidement Howson. C’est pour ça que je me suis habillé.
Singh l’examina pendant plusieurs secondes. Il eut soudain une de ses intuitions aveuglantes.
— Gerry, ça n’est pas seulement parce que tu n’as pas dormi. C’est une affaire spécialement déplaisante ?
Howson hocha piteusement la tête.
— La sensation est mauvaise, Pandit. Il n’y a pas l’ambiance normale de… faiblesse, ou d’évasion. Je perçois une impression… comment diable pourriez-vous dire ça ? Sardonique ! Dure ! Délibérée !
L’écho mental de Singh était grave. Et cependant réconfortant aussi. On aurait pu le formuler ainsi : S’il est soucieux, il a raison. Mais il est le plus grand : je sais de quoi il est capable.
La porte du hall s’ouvrit de nouveau et Deirdre Van Osterbeck, qui avait succédé à Singh à la tête de la Thérapie A, entra, volumineuse comme un cumulus dans sa grande blouse bleu noir, le visage rond et pâle comme la pleine lune. L’air irritable, Ludwig Schacht émergea du bureau de nuit et annonça que la voiture et l’ambulance étaient en route.
— Est-ce qu’une seule suffira, vous croyez ?
Une réponse automatique monta aux lèvres de Singh : Il n’y avait jamais eu de groupe catapathique de plus de huit personnes, une grande ambulance et la voiture devaient suffire. D’un signe mental, Howson le fit taire.
— Envoyez-en deux, Ludwig. J’ai peur que cet individu enfreigne toutes les règles.
Et, en lui-même, il répéta : J’ai peur…
Des images fragmentaires torturèrent Howson tandis que la voiture filait sur la large route en direction du cœur de la ville. Elles lui montraient des événements brillants et impossibles qui, s’il les laissait se développer librement, pouvaient déformer la réalité à jamais. Le sifflement du véhicule, les façades sombres des immeubles, l’éclairage de la rue, même la présence d’autres personnes tout près de lui seraient effacés, comme sans violence. Qui pouvait être l’inconnu ? La submersion de sa mémoire réelle était presque totale, et Howson craignit d’avoir à s’enfoncer très profondément dans le tourbillon mental avant de découvrir un indice…
— Gerry ! s’exclama Singh.
Howson se reprit. Sans s’en rendre compte, il s’était laissé dériver.
— Je suis désolé, dit-il d’une voix épaisse. C’est si puissant… Je suis obligé de rester braqué sur la source puisque j’essaie de la situer, et chaque fois que je pense dans cette direction, je…, je… DITES AU CHAUFFEUR DE TOURNER À DROITE. NOUS SOMMES TOUT PRÈS.
La voiture vira dans un large boulevard bordé d’immeubles à plusieurs étages. Des enseignes aux façades, rouges, vertes, bleues, indiquaient que la plupart étaient des hôtels.
— Dans un de ces hôtels, tu crois ? suggéra Singh.
— Très vraisemblablement, murmura Howson, les mots lui venant avec difficulté.
— Alors tiens ton esprit à l’écart du sujet ! jappa Singh. Nous pouvons aller de l’un à l’autre pour vérifier les entrées récentes. Quelques minutes de plus ne changeront rien, à présent.
— Je peux les trouver ! protesta Howson. Juste un peu de…
— Je t’ai dit de tenir ton esprit à l’écart du sujet. Tu es bien trop précieux pour faire le limier, tu entends ?
Délibérément, Singh visualisa un gros chien aux babines dégoulinantes de bave, flairant le sol, les oreilles traînant si bas par terre que ses pattes de devant les suivaient. Howson capta l’image et fut obligé de sourire.
Comme vous voudrez.
La voiture stoppa après le virage. Singh ouvrit la portière et Howson fit mine de le suivre.
— Inutile que tu viennes, Gerry ! objecta Singh.
— Si je n’ai rien pour me distraire je suis capable de… heu… de me reporter sur le sujet, riposta Howson. Je viens avec vous.
Et il y eut une demi-heure de vérifications d’un hall d’hôtel à l’autre sur le même trottoir. Six hôtels, et rien pour les guider. Comme ils sortaient du dernier de la série et faisaient signe qu’ils n’avaient pas progressé à ceux qui les attendaient dans la voiture et l’ambulance, Singh lança un regard aigu à Howson.
— Tu es toujours à l’écart du sujet, Gerry ?
Howson lui jeta un regard presque coupable.
— Comme vous me connaissez bien, Pan ! répondit-il avec une légèreté forcée.
— Eh bien arrête ça, dit rudement Singh. Si notre homme n’était pas aussi foutrement près, tu ne nous aurais jamais fait arrêter la voiture ici, et je ne peux imaginer un endroit plus adéquat qu’un hôtel de luxe pour trouver un télépathe étranger à la ville. Nous l’aurons probablement dans le prochain.
L’hôtel suivant était décoré en rococo chinois flamboyant, avec d’énormes piliers de cuir torsadés et des dragons laqués noirs et rouges sur les murs. La réceptionniste de nuit était une femme entre deux âges, rondouillarde, dont la main ne quitta pas la sonnerie d’alarme tout le temps qu’elle leur parla ; elle avait la terreur du viol dont le concept flamboyait comme un projecteur dans son esprit. Howson dut réprimer une réaction de dégoût devant le masochisme qui sous-tendait cette horreur consciente.
Singh persuada la femme de sortir les fiches des clients et en feuilleta une bonne douzaine avant de se figer, une exclamation lui montant aux lèvres. D’un geste brusque, il tendit la carte importante à Howson. Le nom était écrit en grosses lettres : Hugh Choong.
— Mais c’est… ! commença Howson et il se tut sous le regard de Singh ; mentalement, il acheva : mais c’est une très grosse huile !
Exact. (Onze années d’association étroite avec Howson permettaient à Singh de communiquer silencieusement avec presque autant de clarté qu’un télépathe.) Arbitre, basé à Hong Kong. Il contrôle l’équilibre de la côte Pacifique pratiquement d’une seule main. Également un thérapeute mobilisé à l’occasion par des hauts fonctionnaires de l’O.N.U. Tu ne l’as jamais rencontré ?
Non.
Moi non plus. Mais on va le faire, non ?
Même pour sauver sa vie, Howson n’aurait pu se forcer à éprouver l’ironie froide de ce commentaire. Il ne ressentait que de la désolation. Comment un arbitre pouvait-il être en train de monter un groupement catapathique ? Ils étaient tous choisis parmi les télépathes les plus stables, les plus capables et les mieux entraînés. Ils devaient être comme la femme de César, à l’abri du plus intime soupçon, car la paix malaisée de la planète reposait sur le fil de leur maîtrise de soi.
Si même un tel homme pouvait préférer l’évasion à la réalité, quelle sécurité avait Howson lui-même, lui l’infirme qui ne pouvait même pas se trouver en face d’étrangers sans souffrir ?
Singh parlait avec vivacité à la réceptionniste :
— La chambre de M. Choong, je vous prie ? Je vais devoir le déranger.
— La suite de M. Choong, corrigea la femme avec morosité. Lui et ses amis sont arrivés ce soir à notre appartement en terrasse, mais je ne pense pas que je peux vous laisser…
— Ses amis ! Combien ?
— Dix en tout, monsieur, ajouta-t-elle à contrecœur.
— Tu avais raison, à propos de la seconde ambulance, Gerry, grogna Singh. C’est bon, ajouta-t-il à l’adresse de la réceptionniste. Appelez un porteur ou quelqu’un pour nous conduire là-haut, et dépêchons ! C’est une urgence médicale, compris ?
Howson se contenta de suivre le mouvement. Il resta silencieux comme il claudiquait vers l’ascenseur, à la suite du portier qui arborait un pyjama et une expression épouvantée. Les ambulanciers étaient partis du côté des monte-charge avec leurs civières. Howson laissait Singh régler tout cela ; il était trop occupé à essayer de chevaucher le sauvage torrent de ses pensées qui menaçaient à chaque instant d’échapper à son contrôle, chaque fois qu’il laissait son attention dériver vers les fantasmes télépathiques que Choong était en train d’élaborer.
Essaie de ne pas penser à un cheval blanc.
La cabine s’arrêta sur la terrasse. Singh tendit automatiquement le bras pour utiliser le passe-partout de la réceptionniste, mais la porte s’ouvrit avant. Et derrière…
— Ça me rappelle, fit Singh avec un calme fantomatique, l’état de la scène à la fin d’une représentation de Hamlet.
Partout des cadavres ! Mais… qui n’étaient pas des cadavres, pas encore. D’une pâleur de cire, ils étaient assis ou allongés, immobiles sur des fauteuils, des sofas, des coussins, neuf personnes en cercle autour de la dixième : un homme grassouillet aux traits eurasiens, détendu, assis dans un fauteuil rembourré, et vêtu d’une superbe robe de soie. À son côté, comme s’il venait à l’instant de l’ôter et de la poser, une paire de lunettes à l’ancienne mode à monture de corne. Ils étaient donc en présence de Hugh Choong.
Les poings de Howson se crispèrent ridiculement. Comme un pantin mal articulé il boitilla en direction du télépathe perdu dans sa transe, et la violence de sa colère empuantit l’air.
Salaud, salaud, salaud…
— Gerry ! (Les paroles de Singh lui transpercèrent le cerveau.) Tu ne peux pas l’atteindre, ne gaspille pas ton énergie !
Howson fit un geste vague, sa colère dégonflée.
— Là où il est, il ne veut pas qu’on l’atteigne.
— Je n’en suis pas si sûr. Regarde ! (Singh alla au téléphone mural et désigna quelque chose sur une table basse.) Il y a un blocage à minuteur sur le téléphone et il est réglé à huit heures. Et voilà un magnétophone. Voyons ce qu’il dit.
Il souleva la petite machine logée dans une belle boîte laquée, et découvrit qu’elle était branchée sur le téléphone par un fil fin comme une toile d’araignée. Singh manœuvra l’appareil. Une voix ferme résonna aussitôt :
« Ici Hugh Choong à l’appartement en terrasse. Bonjour. Veuillez n’être pas inquiété par ce message enregistré qui va être répété pour le cas où vous ne pourriez tout noter la première fois.
« Veuillez contacter le directeur général du Centre de thérapie de l’Organisation Mondiale de la Santé, le Dr Pandit Singh. Informez-le de mon identité et demandez-lui de venir ou d’envoyer un de ses adjoints les plus élevés. La porte de l’ascenseur est réglée pour s’ouvrir automatiquement, de sorte qu’il n’aura pas de difficulté pour entrer. Merci ! »
— Arrêtez ça ! jeta férocement Howson. Alors il avait tout combiné ! La meilleure thérapie, sans aucune raison valable ! Et maintenant, je suppose… (Il s’interrompit, ses lèvres remuèrent.)
— Oui, Gerry ?
— Vous savez exactement ce que j’allais dire ! explosa Howson. À présent il faut que quelqu’un aille le chercher, le tire de force hors de sa fugue, perde du temps et de l’énergie qui devraient être consacrés à quelqu’un qui en a besoin !
— En ce qui me concerne, Gerry, dit Singh d’une voix qu’il n’eut pas besoin de rendre grondeuse, le fait que Hugh Choong est ici, dans cet état, fait de lui une personne qui a besoin de thérapie. D’accord ?
Howson rougit. Il parut vouloir répliquer, mais avant qu’il ait pu parler, les ambulanciers arrivèrent du monte-charge et toute l’attention de Singh fut consacrée à la supervision de leur travail.
Howson se retira dans un coin où il ne gênait pas et contempla la quiétude cireuse de Choong tandis qu’on le chargeait sur son brancard.
Non, salaud, c’est pour ça qu’il y a une telle puanteur de fatuité autour de toi ! Tu n’avais pas besoin d’aide puisque tu as pris tellement de peine pour t’assurer que tu en aurais !
Et tu en auras, salaud. Ils m’enverront te pourchasser dans ce pays de nulle part, détruire tes rêves, t’attaquer et te persécuter jusqu’à ce que tu reviennes. Et je ferai le boulot, parce que c’est tout ce que j’ai : mon talent que personne au monde n’égale.
Mais qui viendra derrière moi, pour m’aider, Choong ? Il n’y a personne d’autre, maudit salaud.
Son amertume, aggravée par le manque de sommeil, était encore en train de croître, lorsque la conférence spéciale se réunit, l’après-midi suivant. Pour un patient ordinaire, une place sur l’agenda courant suffisait ; pour tout autre employé des Nations unies, c’était au plus une liaison téléphonique multiple qui était utilisée pour discuter le cas. Mais pour Choong, les cadres les plus élevés accoururent en foule par l’express Mach 5.
Il prit place dans le siège qui lui était réservé à la droite de Singh, s’efforçant de ne penser qu’à des chose insignifiantes : le long plafond bas vert marin, les meubles de hêtre exquisement ouvrés. Il échoua. Il était trop conscient des regards empreints d’une curiosité coupable des spectateurs, qui demandaient avec une clarté aussi directe qu’un signal téléphonique : Le plus grand télépathe soignant du monde ? Lui ?
Heureusement, leur attention fut détournée par l’arrivée du rapport des examens qu’avaient subis Choong et ses compagnons. À présent, ils parcouraient une foule de détails, espérant éviter plus longtemps les questions qui révéleraient leur ignorance et les feraient paraître ridicules.
Sauf un, découvrit-il soudain. Lockspeiser, le grand Canadien au visage rouge avec une plaque chauve sur le crâne ; il avait refermé et mis de côté le dossier. C’était honnête, en tout cas…
— Excusez ma brutalité, Dr Singh, dit le Canadien. Mais ce bazar est fait pour les médecins et je n’en suis pas un. Je suis prétendument un spécialiste de politique appliquée travaillant pour la Commission de coordination commerciale, et mon intérêt pour le Dr Choong réside dans le fait qu’il était censé arbitrer la crise dans la balance des crédits dont vous avez dû entendre parler – la pagaille sino-indonésienne. Ça a été un travail de tous les diables pour calmer les esprits et amener les gens à accepter une médiation extérieure, et là, ils ne voulaient personne d’autre que Choong. Voilà mon problème. Pouvons-nous laisser tomber le jargon et agiter tout de suite quelques faits bruts ?
Ainsi, il avait fui devant un boulot, hein ? L’idée était, pour Howson, étrangement réconfortante, mais cela ne dura qu’un instant. Singh leva la tête.
— Lui a-t-on notifié que ses services étaient requis ?
— Je ne sais pas, grommela Lockspeiser. Naturellement, j’ai prévenu son bureau de Hong Kong. Vous êtes de là-bas, n’est-ce pas ? demanda-t-il au Chinois à l’air soucieux qui lui faisait face et qui avait été présenté à l’assemblée sous le nom de M. Jeremy Ho.
— Oui, heu… (Il paraissait très malheureux.) La réponse à la question du Dr Singh est négative. Nous étions sans nouvelles du Dr Choong depuis une semaine.
— Et ça ne vous a pas tracassé ? demanda Lockspeiser, incrédule.
— On peut dire les choses autrement : Nous… nous n’avons pas tracassé le Dr Choong. (La voix de Ho contenait un léger reproche.)
Singh toussota poliment.
— Je ne crois pas nécessaire de poursuivre plus longtemps dans ce sens. Nous avons localisé Choong ; notre difficulté immédiate consiste à nous approcher de lui. Nous ferions mieux de nous concentrer sur cette question.
— Tout à fait d’accord.
C’était la femme aux cheveux auburn, sûre d’elle, âgée probablement de trente-cinq ou quarante ans, qui était assise un peu à l’écart de son voisin Lockspeiser. Son statut était jusque-là inconnu de Howson, et elle éveillait sa curiosité. Il était certain qu’elle était télépathe, mais lorsqu’il avait fait automatiquement les salutations mentales, il avait été reçu par une mimique télépathique très disciplinée, correspondant à un froid haussement d’épaules. C’était effectivement une rebuffade, et elle l’avait exaspéré.
Singh cligna des paupières et regarda la femme.
— Merci, Miss Moreno. Si je vous comprends bien, on ne sait rien d’important sur les compagnons du Dr Choong. Exact ?
Miss Moreno hocha la tête avec emphase.
— Aucun d’eux ne s’est auparavant signalé à notre attention, confirma-t-elle.
— Notre attention ? dit Howson.
Tous les regards convergèrent sur lui et instantanément s’en écartèrent, sauf celui de Miss Moreno. Sa réponse fut immédiate et naturelle.
— Les Services de renseignements mondiaux, Dr Howson.
Naturellement. Quand un homme qui détient la clé de la paix sur un dixième du globe fait défaut, on doit s’attendre à les voir arriver en courant.
Singh précipita le mouvement :
— Vous avez tous été mis au courant de ce qui est arrivé à Choong, bien entendu. Ce que nous ne pouvons pas encore comprendre c’est pourquoi il l’a fait. Nous sommes en train d’analyser les rapports psycho-médicaux que M. Ho a rapportés de Hong Kong, mais jusque-là nous ne pouvons que nous livrer à des spéculations. Jusqu’à aujourd’hui, j’aurais soutenu que la raison pour laquelle un groupement catapathique se constitue est la même que celle qui pousse un non-télépathe à participer à une fugue : échapper à une crise insupportable de la vie réelle. Toutes nos informations, cependant, indiquent que Choong était excellemment adapté à son travail, à sa vie privée, à son talent… Oui, Miss Moreno ?
— Avons-nous vraiment besoin de prolonger cette conférence ?
Howson se tendit. Malgré toute la soigneuse maîtrise de soi affichée par la femme, un courant d’inquiétude indéniable se faisait jour.
— Il n’y a qu’une seule procédure d’action possible, et plus vite on s’y mettra, mieux ça vaudra !
— Bravo ! (Lockspeiser fit claquer sa paume sur la table.) Quelle procédure ? Quelqu’un peut-il me le dire ? Je n’ai jamais fait de réunion préparatoire à… une de ces histoires catapathiques, jusqu’à ce que j’entende parler de Choong. J’ai l’impression qu’il a barré toutes les voies qui permettraient de l’atteindre… Non ?
— Voici ce qui doit être fait, dit Howson d’une voix aiguë et dure comme un cri. Il faut que quelqu’un le suive dans son fantasme. Quelqu’un doit risquer sa propre santé mentale pour comprendre les règles qui régissent son univers, et débrouiller dans une dizaine de personnalités réelles, et Dieu sait combien de schizoïdes secondaires, le moi du télépathe. On doit rendre le fantasme si inhabitable que par pur dégoût il sera contraint de rompre les liens qui le lient aux autres et reviendra à la perception normale.
Il leva les yeux droits sur Miss Moreno, et elle lui rendit fermement son regard tandis qu’il concluait :
— Et ce n’est pas facile !
— Ai-je dit que ça l’était ? (Un soupçon de rougeur colora la teinte brun olive des joues de la femme.)
— Vous avez dit : plus vite on s’y mettra, mieux ça vaudra, singea Howson. Vous pouvez y aller ! Sauf qu’il vous faut connaître votre sujet par cœur avant de commencer. Sinon, il pourra se dissimuler derrière une succession infinie de masques, jusqu’à ce que vous soyez trop furieuse pour vous détacher de lui, ou trop usée pour vous en soucier, ou… ou trop fascinée… (Il déglutit et se lécha les lèvres, fixant toujours Miss Moreno, mais ne la voyant plus.) Et autre chose, pendant que le corps maintient ses réserves d’énergie, un intrus doit se glisser en lui ou n’y entrera pas du tout. S’il est maladroit et se laisse découvrir, il rencontre les ressources combinées des participants, et ils nient son existence tout comme ils ont nié leur propre corps. Cette fois-ci, ils sont dix dans le groupement, et vous pouvez parier que Choong n’a pas invité des idiots et des poules mouillées à partager ses rêves ! Et enfin… (Il s’arrêta, ils attendaient qu’il poursuive, et son silence fut comme l’intervalle qui sépare l’éclair du tonnerre.)
— Et enfin, répéta très lentement Howson, Choong n’est pas une personnalité inadaptée en fuite.
Alors pourquoi ? Pourquoi ? POURQUOI ?
Singh commençait à s’énerver ; son attention ne se fixait pas sur le questionneur, mais sur la distraction de Howson, et il se demandait si celui-ci était en train d’épier quelque chose d’autre, ailleurs dans le bâtiment. Et bien sûr, c’est ce que faisait Howson. La tentation était trop forte.
Comme ils sentaient l’impatience grandissante du directeur en chef, les autres auditeurs renoncèrent à poser davantage de questions et Lockspeiser alla droit au but.
— Parfait, Dr Singh ! Tout ce qui nous reste à établir est le point suivant : Le Dr Howson va-t-il se mettre au travail et quelles sont ses chances de réussir dans un délai raisonnablement court ?
J’aimerais le savoir. – Mais Singh dissimula rapidement cette pensée ; peut-être Miss Moreno elle-même ne l’avait-elle pas captée.
— Pour ce qui est de se mettre au travail, dit-il à voix haute, je suis sûr qu’il va le faire. Quant à réussir dans un délai raisonnablement court : il détient le record absolu de réussites dans ses affaires précédentes et peu de ses cures ont duré plus de vingt-huit jours.
— C’est assez satisfaisant, grommela Lockspeiser, et il se leva.
Mais Miss Moreno s’attarda, cherchant le regard de Singh, et une fois la porte refermée sur Ho et Lockspeiser, elle reprit la parole :
— Je vais poser la question une fois de plus, Dr Singh, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Il est essentiel que nous ne nous égarions pas sur ce point. Êtes-vous sûr que le Dr Howson ramènera Choong ?
Instantanément, ce fut la rage – plus de rage que Pandit Singh ne s’était jamais permis.
— Vous n’avez pas le droit de dire ou de penser ça ! dit-il à voix haute. Damnation, je travaille avec Gerry depuis onze ans. Je l’ai vu se transformer, d’un adolescent timide, attardé, en un thérapeute capable, bon sang, brillant ! Son esprit est plus aiguisé qu’un scalpel. Je sais cela. Comment se fait-il que vous ne le sachiez pas, vous ? Vous êtes télépathe aussi, non ?
Il y eut un moment de gêne.
— Comment le savez-vous ? Mon bureau avait ordre de ne pas vous le dire, et je crois avoir fait clairement comprendre à Howson que…
— Je n’ai pas eu besoin qu’on me le dise ! fit Singh avec un geste d’impatience. J’ai vu plus de deux cents télépathes sains ou malades, entraînés ou novices. Je vous demande toujours une réponse. Comment se fait-il que vous ne sachiez pas que Gerry est la seule et unique personne vivante capable de ramener Choong ?
— C’est que… (Il y eut un silence, marqué par la rencontre de la volonté et de la décision.) C’est que Choong me fait peur, pour dire la vérité ! Depuis toujours, depuis que Vargas a découvert le lien catapathique, à partir de la frustration, de l’inadaptation, je ne sais… Bon, passons. Depuis lors, c’est une constante tentation pour nous tous. Vous êtes probablement une exception si vous avez travaillé avec tant de télépathes, mais la plupart des gens s’imaginent que ce talent est absolument gratifiant et satisfaisant. Malgré toute la soigneuse propagande dans le sens contraire, ils sont jaloux. (À présent, elle était amère.) Un télépathe peut se sentir frustré, ou déprimé, ou perdre courage. Et chacun de nous peut dire à tout moment : « Que le monde vole en éclats ! Je me débrouillerai tout seul ! » Mais on nous tire en arrière. Nous nous disons : « Ce sont les faibles qui laissent tomber ! »
« Mais Choong l’a fait. Un faible, lui ? Jamais ! Il s’est évadé apparemment par simple choix, en pleine possession de ses facultés. Est-ce ainsi que je vais finir ? Ou Howson ? Ou nous tous ? J’ai refusé le contact avec Gerry Howson, docteur ? Je sais que ça l’a ulcéré. Mais voyez-vous… j’ai peur de découvrir qu’il est aussi tenté que moi, et qu’il découvre que je le suis, et dans ce cas, nous aurons perdu non seulement Choong mais lui aussi, et moi avec.
Singh ne répondit rien. Il se contenta d’incliner la tête.
Généralement, il s’en remettait au moins en partie à l’inspiration pour obtenir son succès final. Souvent dans le passé, il avait introduit une rapide et violente interruption dans un groupe catapathique en exploitant une faiblesse révélée seulement dans le fantasme même et qui n’avait jamais été reconnue par le télépathe, même devant son analyste, ni même devant sa femme, s’il en avait une.
Cette fois pourtant, rien ne fut laissé à l’improvisation de dernière heure. Il utilisa toutes les ficelles.
Tout d’abord, il y eut les longues, les interminables heures passées sous le casque, le dispositif combinant la projection de micro-films, le microphone et les commentaires sonores. Il utilisait un stimulant léger pour aider à la fixation des faits dans son cerveau, et sortait de chaque séance en boitant et trempé de sueur.
Puis vinrent les enquêtes directes. Elles lui amenèrent tous ceux qu’on put trouver qui avaient un peu connu Choong de près : anciens camarades de classe, relations plus âgées, ex-petites amies, collègues de travail – en tout plus de deux cents esprits à sonder, passer au crible, creuser, à la recherche d’indices et de traces.
Finalement, on lui amena la femme de Choong.
Il avait souhaité ne pas la rencontrer. Il avait essayé de se persuader lui-même, et elle et Singh, que ce n’était pas nécessaire, qu’il avait suffisamment de matériel. Mais en fin de compte, il lui fallut accepter l’épreuve. Elle-même avait insisté. Elle voulait que son mari revienne, et si sa mémoire pouvait être de quelque aide à Howson, elle voulait la lui apporter.
C’était une petite femme boulotte, peu séduisante, une télépathe réceptrice de grande envergure. Ses ancêtres étaient pour la plupart Polynésiens, mais son travail actuel concernait en gros l’adaptation culturelle en Nouvelle-Guinée, amortissant l’impact de la technologie moderne sur des gens dont les grands-parents étaient nés à l’Âge de Pierre. Elle était absente depuis plus de trois mois et ne comptait pas revoir son mari avant six semaines encore quand la crise était survenue.
Lorsque Howson la sonda pour la première fois, il était déjà convaincu de ce qu’il allait trouver. C’était là ou jamais qu’il allait découvrir la situation qui avait été intolérable à Choong, c’était certain ! Il chercha des signes de tension conjugale, probablement sexuelle – et fut ébahi.
Ils n’y étaient pas. Il ne trouva qu’un étonnement blessé, une question muette : Pourquoi est-il parti sans moi ?
Et elle ne connaissait pas la réponse, il ne la trouva pas même lorsqu’il fouilla le chaos de son inconscient. Conformément à toutes les apparences, extérieures et intérieures, Choong était le télépathe le mieux adapté que Howson eût jamais rencontré, et son adaptation à son épouse était aussi bonne que le reste de son existence.
Troublé, il résista au désir grandissant de mettre un terme à ses préparatifs. Il savait que Lockspeiser et Ho commençaient à s’inquiéter ; il savait que Singh lui-même, dont la confiance en lui était terrifiante, avait commencé à se demander si des préparatifs aussi élaborés étaient vraiment nécessaires ou s’ils étaient une tentative de repousser le moment de la cure. Pourtant, même si la crise sino-indonésienne devait exploser, il n’oserait jamais affronter Choong sans connaître ses points faibles.
Et puisque Choong n’en avait pour ainsi dire aucun, il restait ses compagnons.
Là, le travail était infiniment moins difficile. Bien qu’aucune de ces personnes n’ait pu succomber à une évasion fantasmatique de son plein gré, il avait fallu peu d’efforts pour les persuader de se joindre à Choong. En conséquence, il découvrit des indications utiles dans leurs dossiers psychologiques.
Celui-ci : volonté de pouvoir réprimée, fantasmes de maître et esclave, révélés par une analyse remontant à quelques années.
Cet autre : enfance jalonnée de mensonges, menus larcins, bris de meubles.
Cette femme : tentative de suicide après un chagrin d’amour.
Je suis une goule, songea Howson, et ce n’était pas la première fois. Voici des gens au bout du rouleau, et en désespoir de cause, ils ont tenté de rompre les amarres. Et qu’est-ce que je fais ? Je joue de leur misère privée et je leur rends même la fuite impossible.
— Rassemblez-les, Deirdre. Je vais commencer.
— Bien ! Nous serons prêts quand vous arriverez ; l’équipe est prête à l’action depuis ce matin.
Howson coupa l’interphone, se leva et s’étira. Il aurait voulu pouvoir s’étirer complètement, et tendre les muscles atrophiés de son dos qui ne s’étaient jamais déployés. Néanmoins, ce souhait était vain. Il aurait dû le savoir, depuis le temps.
Ça finira par aboutir à un travail d’équipe : il faudra prendre deux ou trois projectifs de faible intensité et peut-être utiliser l’hypnose pour suspendre leur moi individuel, et puis mettre un télépathe curatif à la tête de l’ensemble, et… Mais c’est presque un groupe catapathique !
Non, ce n’était pas la solution. Pas encore. Pas avant que soit achevé le processus d’assimilation des télépathes dans un monde régi par les gens ordinaires. Et d’ici là peut-être n’y aurait-il plus cette pression qui s’exerçait sur les télépathes et provoquait les fugues.
Peut-être n’y aurait-il plus que des cas comme celui de Choong…
Il entra dans la pièce où on l’attendait et jeta un regard circulaire, hochant la tête. Trop préoccupé par ses propres soucis, il n’avait pas préalablement perçu les personnes présentes, et il fut surpris de voir là Miss Moreno. Il jeta un coup d’œil à Singh, questionnant en silence.
Elle répondit directement avant que Singh pût parler.
J’aime vous regarder faire, Dr Howson. Je suis tellement impressionnée par ce que j’ai appris du Dr Singh.
— Eh bien ma foi ! (Par réflexe, Howson parla à voix haute.) Voilà un sacré changement ! (Il la regardait et il vit ses paupières battre, mais elle garda l’esprit ouvert. L’impression qu’il reçut était bonne et sinueuse : stable, élastique, comparable dans une certaine mesure à Choong, mais avec une puissante composante féminine.) Je vois, dit-il en fin. C’est pour bien me faire comprendre que tous les télépathes n’ont pas pris la porte de sortie que Choong a choisie. Un peu primaire : Je veux dire, nous sommes là, après tout… mais observez-moi autant que vous voulez. Simplement, quoi qu’il arrive, n’essayez pas de me donner un coup de main.
Il n’attendit pas de réponse et se dirigea vers le lit. On n’avait pas changé grand-chose depuis la première fois où il était entré dans cette pièce. L’expérience avait dicté quelques perfectionnements dans l’organisation des choses ; la technologie médicale avait fait quelques progrès, et des appareils d’enregistrement et des prothèses supérieures avaient remplacé ceux du temps d’Ilse Kronstadt. Cela mis à part, le décor était essentiellement identique à ce qu’il était au début de sa carrière.
Le surveillant de thérapie, un nommé Pak Chang Mee, jeune homme courtaud aux yeux bridés et au sourire automatique et fixe, s’assit près de Howson. Il avait déjà pratiqué deux fois avec lui, et un bref sondage mental révéla qu’il était extrêmement confiant dans le succès de l’opération.
Et puis il y avait Choong.
— Prêt, dit brièvement Deirdre.
Les techniciens lui firent écho. Au fond de la salle, près de la porte, Howson perçut que Miss Moreno s’installait sur un siège ; il ne la vit pas bouger car il avait déjà fermé les yeux.
— Enregistrement, dit-il. (Des images se déversèrent aussitôt qu’il commença de se détendre et de chercher le contact.) Je reçois les éléments principaux… la ville, les montagnes… J’ai déjà signalé que c’était l’hiver. Ça s’atténue. Le décor s’organise pour un grand événement. Je vais essayer de pénétrer par la voie K, la voie du commerce et du voyage. Il y a des caravanes qui viennent en ville et j’ai décelé au moins un schizoïde secondaire de très haute intensité qui utilise ça comme base.
Il avait précautionneusement sondé Choong un bon nombre de fois pour accumuler des informations. À présent, le monde imaginaire lui semblait familier, presque accueillant. La conscience de l’hôpital qui l’entourait s’atténua, et il n’y eut plus que…
… Le mouvement de tangage, comme en barque sur une mer houleuse, et une odeur incomparable.
Des chameaux. Il ouvrit les yeux. L’illusion était absolue. Il s’y attendait ; après tout, son adversaire était brillant.
Les faits s’organisèrent par degrés. Il était… Il était Hao Sen le mercenaire, le garde de la caravane, et il chevauchait négligemment sa magnifique chamelle, Étoile, au côté de la bande bigarrée de marchands et de voyageurs, à travers les portes de la Cité du Tigre. L’air était vif et stimulant. L’hiver était presque terminé, et c’était la première des caravanes printanières qui eût bravé les brigands et traversé les montagnes du Nord.
Les brigands… Le concept engendra une sensation de lassitude et de contentement, et il se rappela. On s’était battu. Les brigands avaient tendu une embuscade. Il en voyait les traces tout autour de lui : cet homme qui boitait, celui-là qui avait sur la tête un pansement ensanglanté. Lui-même (il tendit son corps musculeux et bien découplé) avait de nombreux bleus là où son armure de cuir et de plaques de cuivre avait résisté à un coup de sabre. Mais ils étaient passés, et selon la rumeur publique l’empereur lèverait une armée cet été et chasserait une fois pour toutes les brigands des collines.
Il bâilla caverneusement dans sa barbe acérée. Sa main tomba sur la garde familière de son sabre court à lame large, et il fit presser le pas de sa monture en direction des portes de la ville.
Les murailles étaient énormes et compactes. Les silhouettes noires des soldats allaient et venaient sur leur faîte. Au-dessus des portes se voyait un balcon sur lequel s’alignaient des écus portant l’emblème noir et jaune stylisé qui représentait une tête de tigre. C’était une protection magique, sagement choisie ; la cité était impressionnante et méritait de porter le nom d’un des deux plus puissants animaux du monde. (Où avait-il appris cela ? Qui lui avait dit que les Chinois de l’Antiquité considéraient ainsi le tigre ? Un instant il fronça les sourcils puis remit le problème à plus tard.)
À présent la populace s’amassait de l’autre côté de l’entrée avec des acclamations et des gestes de bienvenue, et des jongleurs qui se trouvaient dans la tête de la caravane exécutèrent des sauts périlleux en réponse. Hao Sen rit bruyamment de leurs bouffonneries, et, au passage, dévisagea les filles au visage lunaire, comme tout soldat qui est resté longtemps sans femmes.
Il y avait des escouades de gardes qui frayaient un passage à la caravane et la dirigeaient. Il y avait des marchands au nez en lame de couteau qui fermaient leur maison pour aller marchander. Il y avait les rabatteurs des tavernes, il y avait… Ah, c’était une myriade de gens qui s’amassaient.
On se déversa sur la grande place du marché dans un vacarme de cris, de pétards et de gongs. Hao Sen avançait tranquillement au pas, absorbant toutes les informations disponibles sur son environnement.
La perfection des détails l’ébranla. C’était… fantastique !
— Toi là-bas ! (Une voix de basse tonnante transperça sa rêverie et un officier de la garde, superbe dans son uniforme noir et jaune magique, se dirigea vers lui à grands pas.) Descends tout de suite de ta bête ! Il est interdit de chevaucher un animal à travers le marché.
Hao Sen grommela et s’exécuta. Cela l’irritait, mais il n’osait faire d’objection : il était bien trop tôt pour commencer à attirer l’attention sur lui. Étoile manifesta son opinion avec le retroussis moqueur de la lèvre supérieure qui passe pour une expression chez les chameaux, et il ne parvint pas à réprimer un sourire.
— Qu’est-ce que je dois faire de mon chameau alors ? demanda-t-il.
L’officier désigna un point à peu de distance sur le chemin par où il était arrivé.
— Tu trouveras des tavernes là-bas, avec des écuries à ton goût. À ta place je me dépêcherais ou toutes les places seront prises.
Un moment plus tard, à pied, l’épée cliquetant au côté dans le fourreau de cuir et de cuivre, il retourna à la place du marché. À présent, elle était le lieu d’une activité trépidante ; les marchandises portées par les animaux de la caravane avaient été étalées sur trois côtés de la place pour que les acheteurs puissent les examiner et au milieu, des tentes avaient surgi un peu partout : des barbiers importunaient les passants en leur proposant de boucler leurs cheveux et de nettoyer leur nez et leurs oreilles, des prestidigitateurs, des acrobates et des jongleurs exécutaient leurs tours, des musiciens avaient pris place et se lançaient dans un chant plaintif accompagnés par des guitares frémissantes. Hao Sen avançait dans la foule au hasard, un pli profond marquant son front.
Le quatrième côté de la place – celui qui avait été interdit aux marchands – n’était pas moins actif. Un important édifice s’y dressait : il était surmonté de vingt toits en pagode et un escalier d’une centaine de marches conduisait aux portes principales. Sur la façade, des idéogrammes rouge et or indiquaient son nom : TEMPLE DES FAVEURS CÉLESTES.
Sur les marches, un groupe d’ouvriers s’affairait à installer un dais au-dessus d’un trône. Hao Sen les examina. Les tentures de soie chatoyante qu’ils étaient en train de draper indiquaient qu’une visite de l’Empereur était attendue.
La supposition se confirma lorsqu’il remarqua un homme de haute taille qui parcourait le marché accompagné de gardes armés et qui désignait des articles de choix que les marchands devaient retirer de leur étalage. Certaines de ces marchandises étaient rassemblées par des jeunes gens grommelant en vêtements blancs poussiéreux qui les entassaient de l’autre côté de la place au pied des marches du temple.
L’Empereur Hao Sen examina la possibilité que le centre manifeste de son attention soit le souverain réel. Il écarta cette possibilité ; l’une au moins des personnalités réflexives impliquées dans cette magnifique cité imaginaire avait eu les fantasmes de maître et d’esclave, et l’Empereur était plus vraisemblablement un comparse qu’un personnage principal.
D’un autre côté, pourtant…
Hao Sen reprit le fil de ses pensées avec un sursaut. Il venait juste d’apercevoir entre deux tentes de l’autre côté de la place un montreur de dragon.
Il se fraya un chemin vers ce spectacle, ignorant les protestations de ceux qu’il écartait, et s’arrêta devant le rang des badauds qui faisaient cercle autour de l’homme et de sa bête. Ils demeuraient à une distance respectueuse.
Non que l’animal fût un dragon très impressionnant. Il avait l’air à moitié mort de faim, et à peine aux trois quarts de sa croissance ; de plus, une maladie semblable à une moisissure attaquait par plaques ses écailles. Pourtant ses dents cruelles, longues de huit centimètres, étaient blanches et acérées et il les découvrait en des rictus efficaces. Le dompteur, maigre et basané – sans doute un bohémien du Sud – lui faisait remuer les pattes en une sorte de danse pataude, l’aiguillonnant de la pointe d’une crosse qu’il chauffait de temps en temps sur un feu de braises.
Hao Sen frissonna à ce spectacle, non tellement à cause de la sinistre menace dans les yeux de la bête, manifestant qu’elle ne supporterait pas beaucoup plus longtemps un tel traitement, mais à cause de la signification de la maladie dont elle était affligée.
Il songeait encore à ses implications lorsque des trompettes sonnèrent derrière lui. Il se retourna. Une procession de soldats en uniformes rutilants se déployait sur la place, suivie par des hommes portant un palanquin fait de soie précieuse et de bois rares. Des officiers réclamèrent en criant le respect dû à l’Empereur, et comme une forêt abattue d’un seul coup, toute la place s’affaissa dans la prosternation rituelle.
Lorsqu’on donna la permission de se relever, l’Empereur était sur le trône, entouré de sa suite : des mandarins de la plume de paon, les serviteurs aux éventails symboliques, et les officiers supérieurs de son armée. Hao Sen les passa en revue avec intérêt. Son attention fut presque immédiatement attirée par un homme de haute taille vêtu de soie somptueuse qui se tenait à la droite de l’Empereur, un peu en retrait, et n’avait apparemment pas d’escorte personnelle.
Il prit sa décision et se fraya un passage à travers la foule en direction du premier rang. L’Empereur avait à présent terminé l’inspection des présents du maître de caravane, et, adossé à son trône, il promenait un regard négligent sur la scène. Il fallut quelques instants avant qu’il aperçoive Hao Sen et dise quelque chose au maître de caravane.
— Oh, nous avons une grande dette envers lui ! s’écria le maître de la caravane. C’est lui qui a encouragé notre garde à repousser les bandits.
— Laissez-le approcher, dit l’Empereur.
Un officier fit signe à Hao Sen qui s’avança jusqu’au pied des marches et se laissa tomber à genoux en se prosternant. Dès qu’il eut rendu ses devoirs, il se releva et se tint debout la main sur son épée et les épaules rejetées en arrière.
— Un bon guerrier, approuva l’Empereur après l’avoir examiné. Demande-lui s’il compte se joindre à mon armée.
— Maître Céleste, votre humble serviteur apprend que votre armée partira cet été combattre les brigands. Si le privilège de se joindre à cette entreprise lui est accordé, il servira de tout son cœur !
— Bien, fit l’Empereur d’un ton bref. (Son regard s’attarda un instant sur la silhouette musculeuse de Hao Sen. Et il ajouta :) Que l’un d’entre vous prenne son nom. Que l’on me ramène au palais.
Machinalement, Hao Sen répondit aux questions de l’officier qui prit son nom et ses états de service. C’était une précaution de routine ; au cas où il en serait réduit à extirper les personnalités réflexives une par une, il avait à présent la base nécessaire pour transformer un fantasme maître-esclave en quelque chose de nettement moins agréable. Mais il était à présent sûr que l’Empereur n’était qu’une personnalité réflexive.
Le vrai maître était-il alors cet homme de haute taille qui se tenait un peu en retrait ? Ou quelqu’un d’autre, absent de cette partie secondaire de la fiction dramatique ?
De nouveau il remit à plus tard le moment de trancher.
La procession impériale avait quitté la place quand le cri s’éleva :
— Le dragon ! Le dragon !
Il se retourna et vit une vague de panique déferler à travers le marché. Les acheteurs, les commerçants et les baladins se ruèrent tous hors de la place, renversant les baraques, éparpillant la marchandise, piétinant enfants et vieillards. Hao Sen resta fermement immobile, attendant d’y voir clair.
Lorsqu’il vit, son sang se glaça. Le dragon avait cessé d’être maussade et soumis. C’était à présent le danger incarné. Sur trois de ses pattes à ergots, il se tenait sur le corps de celui qui avait été son maître, lui lacérant le visage et le transformant en une bouillie sanglante.
Il se fatigua de ce jeu et s’arrêta, scrutant la grande place de ses yeux jaunes. Hao Sen s’attendait à demi à ce qu’il se nourrisse car on l’avait certainement affamé pour l’affaiblir. Pourtant son groin ne se baissa pas pour mordre le cadavre, et Hao Sen eut un coup au cœur en se rendant compte que la place était à présent complètement déserte : il n’y avait plus que lui et le dragon.
Il aurait dû s’enfuir. Il avait trop attendu. Le moindre mouvement attirerait l’attention de la bête, et il était sûr qu’elle le rattraperait, quelle que fût la vitesse à laquelle il s’enfuirait. La raison pour laquelle on lui avait fait laisser son chameau hors de la place lui apparut brusquement. Il avait utilisé son stratagème favori une fois de trop, et il avait affaire à un adversaire qui l’employait aussi.
Le dragon se mit en mouvement, avançant vers lui, les yeux – qui ne cillaient pas – brillants d’un feu semblable aux braises qu’il avait dispersées. Hao Sen chercha fébrilement une arme du regard. Il avisa le pieu brisé d’une tente et se précipita pour l’atteindre. À cet instant précis, le dragon chargea.
Hao Sen lança le pieu comme un javelot et se jeta face contre terre. Par chance plus que par habileté, le bois pointu percuta franchement une zone où les écailles étaient amollies par la maladie. La déchirure qui en résulta se remarquait à peine, mais le dragon hurla de douleur. Il pivota sur lui-même et repartit à l’attaque.
Au premier passage, Hao Sen se jeta de côté, tirant son épée. Au second passage, il ne put échapper complètement à la charge ; la bête incurva malignement sa queue qui le frappa à l’épaule et l’envoya rouler au sol. La queue était grosse comme une trique et le dragon devait peser le poids d’un homme.
Sur ces entrefaites, l’animal atterrit dans le fouillis de liens formé par l’éventaire d’un marchand de cordes, et en fut suffisamment retardé pour que Hao Sen adopte une tactique en vue de la charge suivante. Cette fois, au lieu de sauter de côté, il bondit en arrière, dans le même temps levant vivement son épée en l’air, de sorte qu’elle s’enfonça dans le ventre du dragon.
La garde de l’arme lui fut arrachée avec une telle force que son poignet fut presque brisé, et l’impact résonna dans sa tête comme il dégringolait sur le pavage. Avec un beuglement de souffrance, le dragon lui décocha un coup de griffe qui lui lacéra les guêtres. De toutes ses forces, Hao Sen frappa la bête d’un coup de pied à la racine de la queue. Ce fut assez douloureux pour que l’animal oublie un instant l’homme, en même temps qu’il essayait de saisir l’épée avec ses dents pour l’arracher de son corps. Un sang noir dégouttait sur la garde, mais lentement.
Aussitôt Hao Sen roula sur lui-même et se dégagea. Il envisagea d’attaquer le dragon aux yeux, mais ceux-ci étaient protégés par des arcades osseuses. Désespérément, l’homme chercha en vain une arme pour remplacer son épée. À présent le dragon revenait sur lui. Sa queue cingla l’air.
Alors Hao Sen la saisit à deux mains, arc-bouta ses talons dans le sol et tira de toutes ses forces.
Pendant un instant fantastique, il eut l’impression que le monstre voulait escalader sa propre queue pour l’atteindre. Puis il le sentit qui se soulevait. Quatre fois, cinq fois, le marché tourbillonna vertigineusement ; sur le sol, le sang de la bête décrivait un cercle encore plus grand. Hao Sen ajouta une dernière traction violente et lâcha tout.
Le monstre passa par-dessus l’étalage de corderie, par-dessus la cahute du changeur et les pièces éparpillées, et s’abattit, la tête bizarrement tordue sur la première marche du temple.
L’homme laissa retomber ses bras douloureux le long de son corps, haletant. Il regarda la carcasse du dragon, et les marches au-delà, et puis il croisa le regard fixe de l’homme de haute taille qui était demeuré immobile, appuyé sur un bâton.
Alors il sut.
— Un beau combat, fit l’homme au bâton d’un ton qui suggérait qu’il en avait vu une douzaine du même genre.
Hao Sen ne répondit rien ; son cœur battait avec trop de violence. À présent, tous ses plans étaient réduits à néant. Il était totalement vulnérable.
Son seul espoir était d’essayer de maintenir la fiction selon laquelle son déguisement était la création d’une personnalité schizoïde secondaire dans le déroulement général du fantasme.
Il cracha dans la poussière, frotta ses mains l’une contre l’autre et s’approcha du dragon pour retirer son épée du ventre de la bête.
C’était inutile : la garde était tordue à angle droit. En jurant, il fit mine de la jeter.
— Attends ! commanda l’homme qui se tenait sur les marches du temple. Une épée qui a pris la vie d’un dragon n’est pas une arme que l’on jette si légèrement. Donne-la.
Hao Sen obéit à contrecœur. L’homme prit l’arme et l’examina soigneusement ; il murmura quelque chose que Hao Sen ne put comprendre – sans doute une formule magique – et forma un anneau en rapprochant son pouce et son index qu’il fit courir le long de la poignée. Il cala ensuite la garde dans la pliure de son coude et saisit l’épée de sa main libre. Puis il fit courir l’anneau formé par ses doigts le long de la lame.
Le sang se figea et s’égoutta, laissant la lame immaculée. Lorsque les doigts atteignirent l’endroit où l’épée était tordue, le métal frémit puis s’anima avec un sifflement jusqu’à redevenir droit.
— Je suis Chu Lao le Magicien, dit l’homme d’une voix brusque. Reprends ton épée !
L’instant d’après il avait disparu.
Hao Sen considéra froidement les faits. Ils étaient déprimants.
Malgré tout le soin qu’il avait mis à se préparer, il avait secrètement fait une supposition qui pouvait être fatale : il comptait affronter un adversaire semblable à ses autres adversaires. Ce n’était pas le cas. Il avait affaire à un homme qui mettait autant de soin à élaborer ses fantasmes que dans tout autre domaine de son existence. Les taches de maladie sur les flancs du dragon auraient dû être un avertissement. Ce genre de détail était presque inconcevable à moins d’être produit par la réaction de Hao Sen à son environnement.
Lui-même avait utilisé ce stratagème assez souvent ; il avait encore compté l’employer en imaginant Étoile, le chameau. Et que ce fût par déduction ou par prémonition, cette arme aussi lui avait échappé.
Le dragon était assurément un phénomène schizoïde secondaire avec sa personnalité propre et « réelle ». Et le maître de la Cité du Tigre n’était pas l’Empereur livré à l’adulation et à la pompe, mais bien Chu Lao, le Magicien.
Magicien ! Il frissonna. Rien d’étonnant à ce que les premiers souffles du fantasme lui soient parvenus avec un pressentiment de magie !
Mais la magie pratiquée par Chu Lao devait être logique, rigoureuse, régie par des lois soigneusement préparées ; elle devait être rigide et inflexible comme une science. Chu Lao connaissait ces lois, et Hao Sen ne les connaissait pas. Il renonça complètement à ses plans initiaux. Il n’était plus question d’un subtil travail de sape, de ferrailler en cherchant une chance de prendre le contrôle de la situation, sa technique favorite dans le passé. Utiliser les armes fabriquées par son ennemi et combattre sur le terrain choisi par lui, c’était le chemin de l’épuisement et de la défaite. Il considéra sombrement l’épée redressée par le magicien.
Il devait à tout prix éviter la défaite. Être battu une seule fois équivalait à une condamnation définitive.
Pourtant il lui fallait travailler à l’intérieur du schéma édifié par son adversaire ; s’il perturbait trop brutalement les données de base, le rapport mental pouvait être brisé, et il risquait de se retrouver errant dans un univers fantasmatique créé par lui-même, où il aurait l’illusion d’avoir triomphé, alors même que ses adversaires n’auraient été que des hommes de paille…
Sa décision fut prise. La force brutale était sa seule chance. Il se servirait donc de la force brutale.
Ils descendaient les montagnes, en rangs déterminés : ces bandits ne formaient pas une cohue barbare, mais une armée que la discipline soudait en une machine efficace. Alors qu’ils étaient encore à des kilomètres de la Cité du Tigre, le soleil matinal étincelant sur leurs boucliers et leurs casques attira l’attention des gardes de la cité, et il se fit aussitôt un grand tumulte autour des remparts.
Chevauchant son chameau avec aisance à la tête de son armée, Hao Sen souriait dans sa barbe. Sa longue lance à la pointe redoutable était couchée au repos le long du cou d’Étoile ; son épée balançait légèrement sur sa cuisse.
Qu’ils s’agitent et fassent du bruit ! Cela ne leur servirait pas à grand-chose. Ce qu’il leur réservait était suffisant pour les ébranler jusqu’au dernier dans la Cité du Tigre, y compris l’arrogant Chu Lao.
Pendant plus d’une heure les brigands descendirent des montagnes, en silence, à l’exception du gong qui rythmait leurs pas. Ils n’essayèrent pas de se mettre à portée de la ville mais formèrent un cercle et l’entourèrent. Des animaux chargés de fagots, des chariots portant des machines de guerre non assemblées, et de grandes quantités de provisions indiquaient manifestement qu’ils étaient décidés à assiéger la cité avant que l’Empereur puisse équiper son armée et rassembler le fourrage nécessaire pour entrer en campagne contre eux.
Hao Sen examina son travail avec satisfaction. Il avait choisi pour lui-même un poste relativement mineur, à la tête d’un détachement de cavaliers sur leurs chameaux, et le chef apparent des bandits jouissait de tout le luxe qu’une telle horde pouvait procurer : une immense yourte de voyage somptueusement décorée de fourrures et parsemée de tapis turcs, dressée sur un chariot tiré par une dizaine de bœufs. Autour du chariot bourdonnait en permanence un essaim d’officiers, de messagers et d’esclaves.
L’armée fit halte. On apercevait sur les remparts de la cité les chefs des forces de défense. Au bout d’un moment, ils se rassemblèrent sur un balcon surmontant la grille principale, face à l’endroit où le chariot du chef s’était arrêté.
Un héraut s’avança et entreprit les démarches préliminaires en demandant la reddition sans résistance de la cité. La réponse fut digne mais négative. Elle fut suivie par une volée de flèches, et le héraut revint vivement à cheval vers ses lignes.
Très bien. Hao Sen regarda les défenseurs se baisser tandis qu’on ripostait. Puis il y eut un arrêt ponctué par des tirs décousus tandis que les messagers apportaient des informations sur les assiégés.
Il semblait que la porte principale était le seul point vulnérable. En conséquence, les archers forcèrent ses défenseurs à garder la tête baissée tandis qu’une quantité de fagots et des pots de poix étaient traînés en direction des lourds battants de bois. Plusieurs hommes tombèrent, mais l’opération était bien avancée lorsqu’on abandonna abruptement. Les assaillants refluèrent et les défenseurs surpris prirent la mesure de la situation. Avec prudence, ils risquèrent un regard sous les boucliers noir et jaune à tête de tigre pour voir ce qui avait fait changer d’avis les brigands.
La réponse fut bientôt visible. Le ciel se couvrait rapidement et les premières gouttes de pluie tombaient déjà. Aucun feu suffisamment fort pour endommager la porte ne pourrait survivre à la trombe d’eau qui se préparait.
Hao Sen braqua ses yeux étrécis sur le balcon surplombant l’entrée. C’était sûrement… Mais oui ! Le Magicien Chu Lao était là, dans une cape sombre qui se confondait presque avec la muraille de pierre, contemplant les nuages qui s’amoncelaient. On avait fait appel à sa magie pour défendre la ville, et jusqu’ici il semblait avoir l’avantage.
Hao Sen eut derechef un sourire de loup et les assaillants entrèrent en action.
Les fourrures et les fanfreluches du « char du chef » furent soudain rejetées, et il apparut qu’elles recouvraient seulement une légère armature de bambou, assez vaste pour qu’un homme y entre, marque une pause comme s’il parlait au chef, et ressorte. Cela mis à part, le chariot tout entier était une machine incendiaire, plein d’amadou, de poix et de jarres d’huile.
On fouetta l’unique paire de bœufs demeurée attelée. Saisies, les bêtes beuglèrent et s’arc-boutèrent. Le chariot s’ébranla. Dix mètres plus loin, des hommes libérèrent les bœufs à coups d’épée et le chariot continua tout seul sur la route pentue menant à la grande porte. Ses roues de bois vibraient.
Hao Sen attendait, tendu. Les défenseurs avaient vu ce qui se passait et se démenaient frénétiquement pour abandonner le parapet surplombant l’entrée.
Encore dix mètres…
Des flèches enflammées filèrent en sifflant à la suite du chariot ; la deuxième et la troisième firent mouche dans les chiffons imbibés d’huile à l’arrière du véhicule et des flammes de cinq mètres jaillirent, couronnées de panaches noirs. Le chariot s’abattit contre la porte dans un bruit d’effondrement et aussitôt ce fut l’enfer.
Jusqu’ici très bien. Mais Chu Lao avait-il été surpris ?
Apparemment non, car la pluie dégringola après quelques minutes d’hésitation seulement. Comme les flammes et la fumée s’étouffaient, on put voir qu’une large échancrure était ouverte dans la porte. On préparait un autre chariot incendiaire au sommet de la pente et l’on s’apprêtait à le lâcher lorsque les battants s’ouvrirent brutalement et les défenseurs chargèrent en force.
L’acte était si illogique que Hao Sen fut abasourdi. À l’évidence, la meilleure stratégie de la Cité du Tigre consistait à épuiser les assaillants ; c’est du moins ce qu’il avait pensé. Un instant, il s’interrogea sur la validité de ses propres plans ; puis les gardes de la cité, à pied et à cheval, arrivèrent sur lui, hurlant et brandissant leurs lames, et il n’eut plus le temps de réfléchir à une stratégie de rechange.
Progressivement, les combats s’étendirent tout autour de la ville. C’était une vilaine affaire. Au bout d’un moment Hao Sen repéra un grand drapeau de soie et il délégua son commandement à un jeune officier, probablement un de ses schizoïdes secondaires. Le drapeau là-bas était brodé d’un tigre et devait être la bannière de l’Empereur.
Non ! Attention !
Le drapeau du tigre ne pouvait être l’emblème de l’Empereur ; le symbole impérial était le dragon, le plus puissant de tous les animaux. Le tigre était certainement réservé à Chu Lao, le Magicien, parce que c’était sa ville – la Cité du Tigre – et la magie suivait ici des règles strictes, dont il avait eu un exemple lorsque Chu Lao avait réparé son épée et lui avait dit qu’une arme qui avait tué un dragon méritait d’être conservée…
Et le tigre était seulement le plus puissant des animaux après le dragon !
Hao Sen jeta Étoile en avant et tâcha de se frayer un chemin en direction du drapeau-tigre. Il y avait une violente mêlée autour de l’emblème et il lui fallut un moment avant d’atteindre une position d’où il pouvait voir si Chu Lao était réellement sorti de la ville pour superviser la bataille. Par trois fois il dut utiliser sa pique contre un soldat, et la troisième fois il lâcha l’arme. Désagréablement surpris, car cela signifiait qu’il était bien plus fatigué qu’il n’avait cru, il concentra ses forces et saisit son épée.
Au même instant, il vit le magicien sous sa bannière, et le magicien le vit. Aussitôt les gardes se massèrent pour lui barrer le passage. Espérant que l’attention de Chu Lao était distraite, Hao Sen se jeta de côté sur sa selle et Étoile se dressa sur ses antérieurs, ruant follement. Les gardes roulèrent à terre.
Mais la chamelle ne lui donna qu’un instant de répit. On lui lacéra les jarrets à l’instant où elle reprenait pied sur le sol. Négligeant les bêlements d’agonie de l’animal, Hao Sen continua d’avancer, son épée traçant de mortels demi-cercles. Par deux fois, des coups firent résonner son casque ; par deux fois il sentit la pointe de son arme qui était freinée, puis se dégageait en se frayant un passage à travers les chairs. Pendant une fraction de seconde délirante, un bras coupé sembla vouloir le saisir par la barbe.
Enfin il déboucha dans le cercle enchanté qui entourait le magicien.
— Chu Lao ! cria-t-il. Chu Lao !
Le magicien tourna vers lui un regard stupéfait, mais où se lisait aussi… oui, un amusement sardonique…
— Chu Lao ! hurla Hao Sen. Je nomme ta cité !
Partout sur le champ de bataille, les hommes semblèrent perdre leur ardeur à se battre. Comme frappé d’une prémonition, Chu Lao vacilla.
— Cette ville est la Cité du Tigre ! Ce tigre est ta cité ! Et le tigre est moins puissant que le dragon !
Soudain, sans qu’on pût voir comment c’était advenu, il y eut à la place de la ville un félin rayé aux yeux verts, tapi et rugissant, les griffes découvertes, énorme au-delà de toute expression.
— Mon tigre ! cria Chu Lao. Oui, c’est mon tigre !
— Et cette épée a bu le sang d’un dragon ! hurla Hao Sen. Cette épée est mon dragon !
Il fit tourbillonner la lame au-dessus de sa tête et la lança, scintillante, à travers les airs ; elle changeait ; quand elle s’abattit, ce fut sur quatre pattes gigantesques. La chose dressa sa tête sinueuse et incurva sa queue monstrueuse. Elle tourna vers le tigre les crocs de sa gueule rugissante.
Elle avança. Elle frappa, et ses serres ajoutèrent des rayures sanglantes à la robe du tigre. Elle mordit, et des fleuves de sang souillèrent la terre. En vain le tigre s’attaqua aux écailles impénétrables. Il n’avait aucune chance. Un instant encore, et il s’abattit avec un choc à ébranler le monde. Toute chose explosa, et Hao Sen avec.
Une fraction de seconde infinitésimale, il vit les armées affrontées, la boucherie, les morts et les mourants, et…
Et c’était fini et il était Howson, pas Hao Sen, et il était empli d’une terreur sans nom, à cause de la façon dont il avait vaincu.
Il se tenait au pied du lit où l’on avait installé Choong et il attendait qu’il se réveille. Cependant, il ne pouvait échapper à ses pensées.
Je crois que Miss Moreno savait ; en tout cas, elle est partie si vite, avant que je me réveille du sommeil de l’épuisement… et Pan sait aussi, mais à lui je peux faire confiance après tout ce temps où nous avons travaillé ensemble.
Son triomphe avait été un simulacre, toute l’affaire avait été montée pour lui comme un jeu de quilles et il avait eu droit à un nombre illimité de boules.
Choong s’agita et ce fut comme si une gigantesque lampe s’allumait dans la pièce ; toute chose apparut en formes tridimensionnelles comparée à ce qui avait été grise obscurité. C’était sa perception qui se réveillait. Seul un autre télépathe aurait pu voir la différence.
Ses yeux s’ouvrirent. Il y eut un moment de silence. Puis :
Il me semble vous connaître ?…
— Oui, vous me connaissez, Gerald Howson. (Il employait délibérément la parole. Il abaissait toutes les cloisons possibles sur son esprit en fureur.) Vous vous êtes moqué de moi, n’est-ce pas ? Eh bien, je veux savoir pourquoi !
Il y eut un autre moment vide, pendant lequel Choong mit de l’ordre dans ses pensées avec une vivacité qui impressionna Howson malgré sa prévention et sa colère.
— Ainsi vous vous occupez de… heu… mon cas, fit Choong et il eut un sourire aigu. Je suis désolé. Je n’avais pas imaginé qu’il serait nécessaire de vous déranger, vous surtout. On aurait dû m’assigner un novice. Je croyais avoir clairement établi que je n’étais pas en fugue et que je souhaitais être ramené.
Howson faillit étouffer avant de pouvoir répondre ; lorsqu’il le fit ce fut avec une telle explosion de fureur qu’il utilisa la projection mentale au lieu des mots.
Comment pouvez-vous être si tranquillement égoïste ? Le souci et le dérangement que vous avez causés vous sont donc indifférents ? M’avoir dérangé personnellement vous est-il indifférent ? Et le temps que j’ai perdu, et que j’aurais pu consacrer à quelqu’un qui en aurait eu réellement besoin ?
Choong poussa un cri et porta la main à sa tête. La porte de la chambre s’ouvrit à la volée et une infirmière passa la tête et demanda ce qui n’allait pas. Choong se reprit et lui fit signe de partir ; elle jeta un regard soupçonneux à Howson et obéit.
— Vous avez une sacrée force ! dit Choong. Si ça ne vous fait rien, tenons-nous-en à la parole. Mon esprit est plutôt… meurtri par votre tactique de choc.
Howson demeura sombre et muet.
— Sérieusement, est-ce qu’il ne vous est pas venu à l’esprit que je ne résisterais pas ? poursuivit Choong. Oui, je vois que cela a été le cas, jusqu’au dernier moment ! Je trouve cela surprenant, si je peux me permettre. Vous avez dû vous hâter de conclure que la seule raison pour laquelle un télépathe souhaitait constituer un groupe catapathique était l’évasion ; il ne vous est jamais venu à l’idée que je pouvais simplement souhaiter exercer mon pouvoir pour le seul plaisir !
— Ne vous rengorgez pas, murmura Howson. Je sais que je n’aurais jamais pu vous ramener si vous n’aviez pas coopéré.
— Non, je crois que vous ne comprenez pas. (Choong actionna la commande à la tête du lit et s’installa dans une position plus commode pour considérer Howson.) Bon sang, Howson, à un homme doué de capacités physiques, vous ne reprocheriez pas de prendre plaisir à faire du sport ; eh bien il me semble que vous avez un blocage à l’idée que la télépathie puisse être utilisée pour le plaisir. Pourquoi ? Vous possédez un fabuleux talent ! Et je ne suis pas du tout sûr que vous ne m’auriez pas ramené même si j’avais résisté. L’inspiration finale était brillante, et j’ai été totalement pris par surprise. Est-ce que votre don ne vous procure jamais de plaisir ? Par exemple ma femme et moi nous mettons en communication avant de nous endormir ; je fais des rêves plus éclatants qu’elle et j’aime bien qu’elle les partage.
— Je ne suis pas marié, dit Howson d’une voix nouée.
Choong jeta un regard impoli dans l’esprit de Howson rendu passagèrement vulnérable par la force de son émotion. Lorsqu’il reprit la parole, ses manières avaient changé :
— Je suis désolé. C’était un manque de tact de ma part. Mais…
— Je… (Howson fut saisi d’étonnement. Pourquoi ressentait-il le besoin de se justifier auprès de cet homme qui lui avait causé un tel souci ? C’était pourtant ainsi. Il poursuivit, avec des hésitations.) J’ai fait ce genre de chose. Avec une fille sourde-muette que j’ai connue.
— Eh bien voilà ! Et vous devez bien prendre plaisir à votre travail dans une certaine mesure. Au moins pour la raison que cela fait une différence, d’être une personne capable d’un grand effort physique.
— Je… Oui, c’est vrai. Je crains parfois de passer à une cure plus de temps que nécessaire, pour échapper à mes limites. (Howson se passa la langue sur les lèvres.)
— Cela paraît dangereux, remarqua judicieusement Choong. À mon avis, si vous vous permettez de retirer davantage de plaisir de votre talent, vous ne seriez pas tenté de… heu… d’emprunter les fantasmes d’autres personnes.
— Qu’est-ce que vous suggérez ? Que je forme un groupe catapathique ? Comment oserais-je ?
L’infirmière ouvrit de nouveau la porte.
— Docteur Howson ! Un message du Dr Van Osterbeck : ne détruisez pas votre travail en surmenant le Dr Choong !
Howson fit un geste vague et s’apprêta à sortir en boitant. Derrière lui, Choong prit la parole une dernière fois :
— Howson, ce n’est pas parce qu’une évasion qui me convient à moi ou à quelqu’un d’autre ne vous satisfait pas qu’il n’en existe pas pour vous. Vous êtes un individu unique. Trouvez votre propre voie. Il y en a forcément une !
Howson ne savait pas vraiment si Choong avait physiquement prononcé ces derniers mots ou s’il les avait télépathiquement introduits dans son esprit avec la maîtrise d’un psychiatre hors pair implantant une suggestion dans l’esprit d’un patient. Un patient !… Quelle dérision ! Quelques jours plus tôt, c’est Howson qui était le médecin ; un moment, les rôles avaient été renversés.
Sauf que Choong n’avait jamais vraiment été le patient que Howson avait cru.
Il avait déjà donné ordre à son domestique personnel de faire ses bagages. Et là, à la porte du bureau de Pandit Singh, il hésitait. Serait-il capable de voir clair dans ce qu’il ressentait ? Dans ce qu’il désirait ? Savait-il, en fait, ce qu’il désirait ?
Il se ressaisit et entra. Tout valait mieux, assurément, que le présent dilemme !
Sans lever la tête de la pile de papiers devant lui, Singh lui désigna un siège.
— Je suis d’accord, Gerry, dit-il en s’adossant à son siège. Tu as besoin de vacances.
Ce n’était ni la première ni la centième fois que Howson se demandait si Singh ne possédait pas lui-même des facultés télépathiques embryonnaires.
— Qu’est-ce que… ? fit-il en rougissant.
— Oh, pour l’amour du ciel, Gerry ! (Singh éclata d’un rire sonore.) On m’a dit que tu as préparé tes bagages. J’ai calculé que tu n’as pas eu de repos depuis six ans. C’est en partie ma faute : j’ai pris l’habitude de m’appuyer sur toi. Mais tu n’as pas paru aussi satisfait que tu l’aurais dû de ton succès dans le cas Choong, et j’en ai déduit que tu souhaitais un congé. Je suis heureux que tu sois de mon avis.
Howson garda le silence un long moment.
— Pan, je crains que vous vous trompiez, dit-il enfin. Le cas Choong n’est pas un succès pour moi, Pan. Il désirait être ramené. S’il n’avait pas coopéré – ou s’il avait résisté un peu sérieusement – j’aurais été vaincu.
— Gerry, je ne comprend pas !
— Non ? Je n’ai pas compris non plus au début, admit amèrement Howson. Et je suppose que Pak ne vous l’aurait pas dit parce que je lui ai interdit de le faire, pour avoir une chance de m’habituer à cette idée. Écoutez : tous les télépathes que j’ai ramenés hors de leurs fantasmes jusqu’à présent étaient les personnalités mal équilibrées que nous avions supposées, brisées par la dureté du monde. Sur ceux-là, je peux avoir prise. Mais Choong, en pleine possession de ses facultés, dans un monde de son choix et agissant selon sa fantaisie, aurait pu me balayer comme une mouche importune.
« Il ne l’a pas fait. Il a eu l’intelligence de voir qu’il lui faudrait aider quiconque irait à sa recherche, et c’était une précaution contre la possibilité de jouir de son pouvoir absolu trop largement. Aussi a-t-il suivi des schémas dont les règles pouvaient être facilement démontées. En particulier, en introduisant la magie dans son univers personnel, il a utilisé les règles fondamentales de James Frazer, la relation d’identité et les rapports entre le tout et la partie. Je l’ai pris par surprise quand j’ai soudain compris cela au moment de la rencontre cruciale, et… bien. Peu importent les détails. Disons que c’est la seule chose qui me fait plaisir mais qu’elle ne me satisfait pas, car c’était une heureuse inspiration et non le résultat d’un plan.
« Pan, il a détruit ma confiance en moi ! J’ai dû admettre quelque chose que je vous cache depuis des années, que je me cache à moi-même. Je suis jaloux des gens qui peuvent s’évader ! Pourquoi pas ? Regardez-moi ! Et cette jalousie me fait peur ! Je ne connais personne qui pourrait me ramener d’un fantasme ! À moins que je fasse quelque chose pour m’aider, je suis capable d’entrer dans l’univers de quelque patient, de le trouver séduisant, et de ne plus vouloir revenir. Je n’ai pas la force d’y entrer à la manière de Choong. Mais je pourrais aussi n’avoir pas la force de mettre fin à un… voyage dans quelque fantasme particulièrement séduisant.
Singh avait les yeux baissés sur le bureau.
— Dois-je comprendre que tu as en tête quelque chose qui pourrait t’aider ?
— Je… Je n’en suis pas sûr. (À présent, la sueur perlait sur le visage et les mains de Howson.) Jusque-là tout ce que j’ai décidé, c’est que je pars pour un moment. Seul. Pas comme je faisais quand je suis arrivé ici, avec quelqu’un pour veiller sur moi au cas où je me couperais ou bien où des enfants se moqueraient de moi. Seul. Je ne peux peut-être pas faire de l’alpinisme dans le Caucase, ou du surf à Bondi Beach. Bon sang, Pan, j’ai pris soin de moi-même, plus ou moins bien, pendant vingt ans avant d’être découvert et amené ici. Si je peux réapprendre cela je peux commencer à trouver une réponse à mes problèmes.
— Je vois. (Singh faisait tourner un crayon entre ses doigts courts et solides.) Et que te proposes-tu de faire à présent ?
— Prendre un taxi, aller à l’aéroport, et prendre l’avion pour quelque part. Je serai de retour dans… deux mois je pense. Vous veillerez à ce que j’aie de l’argent ?
— Bien entendu.
— Dans ce cas… (Howson resta court.) Je crois que c’est tout ?
— Je crois. (Singh se leva, fit le tour du bureau et vint lui tendre la main.) Bonne chance, Gerry. J’espère que tu trouveras ce que tu désires.
Abruptement, ce n’était plus Howson qu’il regardait. Il avait en face de lui un homme à la peau olivâtre, à la barbe noire et carrée, plus grand que lui, vêtu d’un étrange costume barbare fait principalement de cuir et de cuivre ciselé. Une énorme épée pendait à sa ceinture. Il était athlétique et beau ; il rayonnait de santé et de contentement.
L’étranger se mit à changer ; il fondit, se ratatina, jusqu’à ce qu’il n’eût qu’un mètre cinquante de haut, qu’il fût imberbe et légèrement difforme, jusqu’à ce qu’il fût, en fait, Gerald Howson.
— Voilà ce que je désire, dit Howson d’une voix faible. Et ce n’est pas ce qui me fera du bien, pourtant. Au revoir, Pan. Et merci.
À l’aéroport il se renseigna sur les vols à destination de sa ville natale, et fut presque choqué en se rappelant que c’était jadis « chez lui ».
Chez lui ! Depuis quand n’y avait-il plus pensé en ces termes ?
Les gens se souviendraient-ils, le reconnaîtraient-ils ? Il n’avait pas beaucoup changé, mais il était bien vêtu alors qu’il avait été loqueteux, bien nourri et non plus maigre et émacié, et c’était un changement suffisant pour leur faire plisser le front à la recherche d’un souvenir à demi évanoui.
Une excitation étrange et enivrante commença de le gagner tandis que le taxi parcourait les rues familières en direction du quartier où il avait passé la plus grande partie de son enfance. Saisi d’une impulsion, il demanda au chauffeur de s’arrêter pour le laisser descendre. La plupart de ses bagages étaient restés à l’aéroport et il n’avait gardé qu’une valise légère, facile à porter car il désirait que cette partie du voyage se déroule lentement, à pied, afin que la force des vieilles associations d’idées puisse remplir son esprit.
Le premier fait important qui le frappa fut la disparition de son ancienne maison.
Il s’arrêta à un coin de rue et considéra l’entassement d’appartements à bas prix qui avaient pris la place du terrier au plâtre écaillé qu’il avait connu. Les mêmes gangs de rues se pourchassaient autour de lui, les mêmes vieilles voitures roulaient en grinçant, les mêmes bus bondés cliquetaient et dévalaient les chaussées en pente. Mais l’immeuble n’était plus là.
Une vague de nostalgie inattendue l’effleura. Il changea sa valise de main et se remit en marche. À mesure qu’il avançait, il découvrait des gens qui le dévisageaient ; un petit garçon lui lança bravement un gros mot à la figure et s’écroula de rire. Il connaissait à présent le pourquoi de telles actions et n’en éprouva pas de ressentiment.
À une ou deux rues de distance vers le nord, se rappela-t-il, il y avait un bar où il avait accompli d’étranges travaux durant la maladie de sa mère. Pour y aller il devait passer devant son ancienne école. Il prit au nord, tout en continuant de faire mentalement des comparaisons.
Le bar-restaurant avait changé de disposition et de décoration mais il était toujours là. Il semblait plus prospère que par le passé. Il y avait des tabourets hauts au comptoir mais il gagna une table, provoquant une grimace chez le barman ; mais il lui paraissait trop difficile de grimper sur un tabouret.
— Qu’est-ce que ce sera ? demanda l’homme.
Après ce voyage, Howson découvrit qu’il avait faim.
— Une petite portion de steak-frites et une boîte de bière.
En attendant que la nourriture arrive de la cuisine, le barman dévisagea le visiteur avec curiosité. La raison de son intérêt était évidente, mais Howson attendait qu’il posât clairement la question.
— Voilà, tout p’tit, fit l’homme d’un ton plutôt amical, comme il posait l’assiette et le verre devant Howson. Dites… Je crois bien vous avoir vu quelque part, y’a bien longtemps, non ?
Il devait avoir à peu près douze ans lorsque Howson était parti ; il était possible qu’il se rappelât.
— C’est possible, fit prudemment Howson. Est-ce que c’est toujours Charlie Birberger le patron, ici ?
— Hum hum. Vous êtes un ami ?
— Je l’étais autrefois. (Howson hésita.) S’il est là, peut-être peut-il venir me dire un mot ?
— Je vais demander, dit aimablement le barman.
Il y eut un échange de paroles à la cantonade ; puis Birberger lui-même, plus vieux, plus gros, mais toujours le même, entra dans le bar en clignant des yeux.
Il aperçut Howson et s’immobilisa. Son esprit était un kaléidoscope d’étonnement. Il se ressaisit vivement et s’avança d’un air jovial.
— Seigneur ! Le gars de Sarah Howson ! Eh bien ! Je ne me serais jamais attendu à te voir ici, après tout ce qu’on a entendu dire sur toi ! Tu te débrouilles bien, hein ?
— Je me débrouille, dit Howson. Vous ne voulez pas vous asseoir ?
— Oh ! Bien sûr ! (Birberger tira une chaise de sous la table et y installa sa masse. Il posa les coudes sur la table et se pencha en avant.) On lit des choses sur toi dans les journaux, tu sais, des fois. Ça doit être un travail formidable, ce que tu fais. J’avoue que je me serais jamais attendu à ce que tu arrives là où tu es ! Hum… Ça fait un bout de temps… hein ? Dix ans !
— Onze, dit paisiblement Howson.
— Tant que ça ! Eh bien !
Il y avait un léger tremblement dans la voix sonore de Birberger et Howson fut saisi soudain par une étrange constatation. Bon sang ! Cet homme a peur !
— Heu… des raisons particulières de revenir ? demanda maladroitement Birberger. Ou c’est juste pour revoir son vieux coin ?
— Plutôt revoir les vieux amis, rectifia Howson. (Il but une gorgée de bière.) Vous êtes le premier que je rencontre depuis que je suis arrivé, il y a une heure ou deux.
— C’est gentil à toi de me compter parmi tes vieux amis, fit Birberger, rayonnant. Tu sais, je pense souvent au vieux temps quand j’te laissais nous aider ici. Je me rappelle que t’avais un sacré appétit pour un… (Il allait dire « un nabot » mais il s’arrêta et termina après un changement de direction intérieure.) Un jeune gars ! (Il s’adossa à son siège.) Tu vois, ça me fait plaisir de penser que peut-être je m’arrangeais pour te donner un coup de main, de temps en temps. Avec ta mère malade et le reste…
Les filtres roses qu’il plaçait devant ses souvenirs étaient visibles pour Howson. Il dissimula un sourire. Peu importait. Il approuva du chef, et l’inquiétude qu’avait tout d’abord éprouvée Birberger se dissipa.
— À propos, dit le gros homme. J’ai gardé toutes les coupures de journaux où on racontait comment on t’avait découvert. Je crois que je pourrais les retrouver pour te les montrer. Attends voir !
Il se mit lourdement debout et disparut dans l’arrière-salle. Quelques instants plus tard, il rapportait un album crasseux qu’il essaya vainement d’épousseter en se rasseyant.
— Voilà ! dit-il en le tournant de façon que Howson puisse lire les coupures jaunies.
Howson posa sa fourchette et son couteau et feuilleta l’album avec curiosité. Il ne s’était pas douté que la découverte d’un télépathe avait provoqué une telle agitation dans la ville. Il y avait les gros titres de tous les journaux locaux importants, certains accompagnés de photos de Danny Waldemar et d’autres membres du personnel de l’O.N.U.
Il était arrivé à la dernière page et s’apprêtait à rendre l’album lorsqu’il eut une hésitation. Le dernier article paraissait n’avoir aucun rapport avec le reste ; c’était un simple paragraphe annonçant le mariage de Miss Mary Hall et de M. Stephen Williams, et il datait d’environ deux ans après qu’il fut parti.
— Ceci a-t-il un rapport avec le reste ? demanda-t-il en désignant l’article.
Birberger se pencha pour étudier l’article. Il fronça les sourcils.
— Voyons, qu’est-ce que… ? Si c’est là, c’est qu’il y a une raison. Ça doit avoir un rapport avec… Bon sang, je me rappelle ! (Il leva un regard étonné sur Howson.) Tu ne connais pas ce nom ? J’aurais cru que toi justement !…
Howson le dévisageait sans comprendre. Et puis il sut.
Il ferma les yeux. Le choc était presque physique.
— Non… non, dit-il d’une voix rauque. Je n’ai jamais su son nom. Elle était sourde-muette, voyez-vous, elle ne pouvait pas me le dire. Et lorsqu’elle a pu parler et entendre, elle n’est venue me voir que deux ou trois fois.
— Elle ne t’a jamais écrit ? (Birberger tournait les pages de l’album, revenant en arrière.) Après tout ce que tu as fait pour elle ? Nous y voilà : « Mary Hall, dix-huit ans, sourde-muette, amie du jeune télépathe Gerald Howson, est arrivée par avion aujourd’hui d’Oulan-Bator. Elle a déclaré aux journalistes que l’opération destinée à lui fournir la parole et l’ouïe était complètement réussie et que tout ce qu’elle désirait à présent était la possibilité de mener une vie paisible et normale. » Tiens, regarde !
Howson se dit qu’il n’avait pas vu l’article la première fois parce qu’il ne le voulait pas. La photo, en effet, n’était pas mauvaise. C’était bien elle, à la porte de l’avion, habillée avec élégance, vraiment – maquillée et les cheveux bien arrangés, mais sans aucun doute, c’était la fille qu’il avait connue.
— Est-ce qu’on peut trouver où elle habite ?
Il avait posé la question sans préméditation, mais se rendit compte de son caractère inévitable.
— Je vais chercher l’annuaire ! dit Birberger avec presque trop d’empressement, comme s’il avait hâte que Howson poursuive son chemin.
Il y avait plusieurs dizaines de Williams, mais un seul Stephen Williams. Howson étudia l’adresse.
— Walnut Ouest, dit-il. Où est-ce ?
— Un nouveau quartier qui n’existait pas de ton temps, je crois, la banlieue de la ville s’est beaucoup agrandie. Il y a un bus direct, le 19.
Le nouveau quartier était spacieux, clair et aéré, avec de petites maisons au milieu de pelouses d’un vert vif. Des enfants qui sortaient de l’école couraient et riaient dans les allées. Il songea sombrement aux ruelles étouffantes et laides de son enfance et réprima un mouvement d’envie absurde. Se hâtant autant qu’il pouvait, il suivit les plaques jusqu’à la maison des Williams.
Le nom était là, sur la boîte aux lettres S. WILLIAMS.
Il s’approcha et sonna.
Au bout d’un moment, la porte s’ouvrit prudemment sur une chaîne de sûreté, et une petite fille d’environ sept ans regarda par la fente.
— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-elle timidement.
— Est-ce que Mme Williams est là ?
— Maman n’est pas à la maison, dit la fillette de sa voix la plus adulte et la plus ferme. Je suis absolument désolée.
— Est-ce qu’elle rentrera bientôt ? Je suis un vieil ami et je voudrais…
— Qu’est-ce que c’est, Jill ? demanda la voix d’un garçon invisible.
— Il y a un monsieur qui veut voir Maman, expliqua la fillette, et le claquement de souliers annonça que le garçon descendait l’escalier.
Un instant plus tard, deux autres yeux examinaient le visiteur. Le garçon était frappé par l’aspect de Howson, et ne parvint pas à le dissimuler, mais on l’avait habitué à être poli et il ouvrit la porte et invita Howson à entrer et à attendre.
— Maman est chez Mme Olling, à côté, dit-il. Elle ne sera pas longue.
Howson le remercia et boitilla à sa suite jusqu’au salon. Il les entendit discuter dans son dos à voix basse. Jill se plaignait qu’ils aient laissé un étranger pénétrer dans la maison, et son frère ripostait que Gerald n’était pas plus grand que lui et alors comment pouvait-il être dangereux ?
Timidement les enfants le suivirent dans le salon et s’assirent sur le canapé en face de lui, ne sachant que dire. Howson n’avait pas eu affaire à des enfants depuis des années ; il se sentait presque aussi intimidé qu’eux.
— Votre mère vous a peut-être parlé de moi, suggéra-t-il. Je m’appelle Gerry, Gerry Howson. Je connaissais votre mère quand elle… avant qu’elle rencontre votre papa. Vous êtes Jill, n’est-ce pas ? Et… ?
— Je m’appelle Bobby. Heu… Est-ce que vous habitez près d’ici, M. Howson ?
— Non. Je vis à Oulan-Bator. Je suis docteur dans le grand hôpital.
— Un docteur ! (La timidité de Jill commença à fondre. Elle se pencha en avant avec excitation.) Oh ! Je serai infirmière quand je serai grande.
— Et vous, Bobby ? Vous voulez être docteur ?
— Non. Je veux être pilote de Mars ou capitaine de sous-marin. (Puis, avec une gravité imitée des adultes, il ajouta :) Je suis sûr pourtant que le travail d’un docteur est très intéressant.
— M. Howson, dit Jill d’un air intrigué, si vous êtes docteur pourquoi avez-vous une jambe malade ? Vous ne pouvez pas la guérir ?
— Jill ! s’écria Bobby, horrifié. Tu sais qu’il ne faut pas dire des choses pareilles !
C’est un adulte, songea Howson avec amusement.
— Ça ne fait rien, dit-il. Non, Jill, je ne peux pas la guérir. Je suis né comme ça, et on ne peut rien y faire. D’ailleurs, je ne suis pas un docteur de ce genre. Je… je regarde dans l’esprit des gens malades et je dis ce qui ne va pas chez eux.
Les airs adultes de Bobby s’évanouirent :
— Vous voulez dire que vous soignez les fous ?
— Eh bien, fit Howson avec l’ombre d’un sourire, je ne crois pas que « fou » soit un mot très gentil. Les gens qui viennent à mon hôpital ressemblent à tout le monde. Ils ont simplement besoin d’aide parce que la vie est devenue trop compliquée pour eux.
Leur scepticisme était visible. Howson soupira.
— Aimeriez-vous que je vous raconte une histoire sur mon travail ? proposa-t-il. Autrefois, je racontais des histoires à votre mère, et elle aimait beaucoup cela.
— Ça dépend de l’histoire, dit prudemment Bobby.
Jill le regardait avec de grands yeux depuis qu’il leur avait révélé qu’il était un « docteur pour les fous ».
— Je ne crois pas que des histoires sur des fous nous plairont, dit-elle d’un air plein de doute.
— C’est très amusant, promit paisiblement Howson. Beaucoup plus que d’être un cosmonaute ou un capitaine de sous-marin. C’est un métier formidable. (Il se demanda avant de poursuivre, depuis quand il n’avait pas songé combien il était totalement persuadé de cela.) Supposons que je vous parle d’une personne qui vient me trouver à l’hôpital…
La technique lui revint comme s’il l’avait employée la veille et non onze ans auparavant. Doucement, il projeta aux enfants l’idée de fermer les yeux comme il avait fait autrefois pour la sourde-muette.
D’abord… une salle d’hôpital : efficacité, confiance, gentillesse. De jolies infirmières – Jill pouvait être l’une d’elles pour un moment – apaisant un malade au visage plein de gratitude.
Maintenant… Un coup d’œil dans l’esprit du patient. Un cauchemar : mais pas un cauchemar d’enfant, trop terrifiant pour eux. Un cauchemar d’adulte plutôt… Trop complexe pour qu’ils en perçoivent plus que la nature artificielle.
Et puis… Des images aiguës, précises : le patient courant dans les couloirs de son esprit poursuivi par les monstres de son subconscient ; cherchant de l’aide sans en trouver jusqu’à ce que la présence du médecin suggère la sécurité et le réconfort. Puis les horreurs s’arrêtèrent : avec les armes qu’ils pouvaient créer simplement en pensée, le patient et le docteur ensemble rassemblèrent les choses, les firent reculer, les acculèrent et puis elles ne furent plus là.
C’était un condensé d’une demi-douzaine de cas dont il s’était occupé à ses débuts ; simple, vigoureux et excitant sans être trop effrayant.
— Bon sang ! dit Bobby avec respect, je ne savais pas que c’était comme ça !
Jill allait confirmer cette réaction lorsqu’en jetant un regard vers l’entrée elle bondit sur ses pieds en s’écriant :
— Voilà maman ! Maman, il y a quelqu’un qui veut te voir. Il nous a raconté une histoire formidable, comme celles qu’il te racontait !
Mary Williams ouvrit la porte en grand et regarda Howson.
— C’est très gentil de sa part. À présent, vous vous en allez que je puisse parler aussi à M. Howson.
Les enfants obéirent.
— Alors, Gerry ? dit-elle, le visage glacé et vide, tu es revenu me tourmenter, n’est-ce pas ?
Howson attendit, abasourdi pendant quelques instants. Comme elle n’ajoutait rien, il se leva.
— Je suis venu voir comment tu allais, jappa-t-il. Si tu appelles ça te tourmenter, je m’en vais. Tout de suite !
Il prit sa valise, s’attendant à ce qu’elle lui ouvre la porte et lui dise bon débarras, mais au lieu de cela, elle fondit soudain en larmes.
— Mary ! s’écria-t-il, et il exprima aussitôt ce qu’il venait de comprendre : c’est la première fois de ma vie que je t’appelle par ton nom ! Et pourtant on connaissait bien tous les deux !
Elle réprima ses sanglots et lui fit signe de se rasseoir.
— Je suis désolée, dit-elle d’une voix faible.
Elle avait parfaitement appris à utiliser ses cordes vocales artificielles et à moins de chercher soigneusement la cicatrice sur sa gorge, il était impossible de déceler qu’elles lui avaient été implantées par la main de l’homme.
— Je crois que ça m’a prise par surprise… C’est gentil d’être venu, Gerry.
— Mais que voulais-tu dire en parlant de te tourmenter ?
Elle vint s’asseoir à l’endroit où Jill était assise tout à l’heure, et désigna ce qui les entourait, la pièce, la maison, tout le quartier.
— À présent que tu es là, qu’as-tu trouvé ? Une ménagère ordinaire, avec deux enfants ordinaires et un garçon assez gentil pour mari. Il existe un million de gens comme moi où que tu ailles. (Elle se tamponna les yeux avec son mouchoir.) Seulement, te voir me rappelait ce que j’allais devenir… Et c’est pourquoi j’ai cessé d’aller te voir.
— Je crois que je comprends, dit Howson, une sensation de froid et de poids au creux de l’estomac. Mais je n’ai jamais soupçonné que quelque chose n’allait pas. Tu semblais si heureuse !
— Oh, je crois que je ne le soupçonnais même pas moi-même. (Elle contemplait les murs pastel.) C’est quand je suis rentrée à la maison. Tu te souviens, dans les histoires que tu me racontais, j’étais toujours belle et courtisée, et je pouvais parler et entendre comme tout le monde. (Elle eut un rire amer.) Eh bien, la seule part réelle dans tout ça était le « comme tout le monde » ! Je croyais que c’était fini, jusqu’à ce que je te voie assis ici. Et je me suis rappelée qu’au lieu d’être la princesse des contes de fées, je ne suis que Mary Williams, la ménagère de Walnut Ouest, et que je ne serai jamais rien d’autre.
Il y eut un silence. Howson ne trouvait rien à dire.
— Et puis, bien entendu, je t’ai tellement envié, poursuivit-elle d’un ton neutre. Tandis que je tombais dans cette existence anonyme, tu devenais un personnage important et célèbre…
— Je suppose que tu ne me croiras pas, fit Howson d’un air songeur, si je te dis que parfois je renoncerais à la célébrité, à l’importance, à tout, pour le privilège de regarder les gens droit dans les yeux et de marcher dans la rue sans boiter.
— Si, Gerry, je pense que je te crois. J’ai appris qu’on n’avait rien pu faire… pour ta jambe. Et le reste. Je suis désolée. (Une pensée la frappa et elle se raidit.) Gerry, tu n’as pas raconté à Jill et à Bobby le genre d’histoires que tu me racontais ? Je ne te pardonnerais jamais si tu les avais empoisonnés avec ce genre de frustration.
— J’ai beaucoup appris en onze ans, fit amèrement Howson. Tu n’as pas à t’inquiéter. Je leur ai parlé de mon travail à Oulan-Bator, et d’ailleurs Jill veut être infirmière. Je ne crois pas que je les aie frustrés.
— Je le suis, moi, fit pensivement Mary. Je me rappelle les histoires que tu me racontais bien plus vivement que l’endroit horrible où nous vivions. Les histoires sont… plus précises. Et le monde réel s’est fondu dans la grisaille.
Il y eut des pas dans l’entrée et le bruit des enfants qui couraient. Une voix d’homme les saluait avec affection.
— Voilà Steve, dit Mary avec abattement. Je voudrais…
Howson n’entendit pas la suite, car Williams entra dans la pièce à cet instant et s’arrêta, surpris, en voyant le visiteur.
— Oh !… Bonjour. (Ses yeux posaient des questions furieuses à sa femme.)
— Steve, voici… Je crois que je peux t’appeler docteur, n’est-ce-pas, Gerry ? Le Dr Gerry Howson de Oulan-Bator. C’est un ami, je le connaissais avant de te rencontrer.
Williams ne put dissimuler que les amis de sa femme lui paraissaient singuliers, mais il tendit la main à Howson.
— Gerry est psychiatre, expliqua Mary, et Howson approuva, se demandant pourquoi elle n’avait pas parlé de lui à son mari.
— Pas exactement. Je suis en fait thérapeute télépathe dans l’équipe du centre thérapeutique, au quartier général de l’O.M.S. pour l’Asie.
— Un télépathe ! (La nouvelle secoua sévèrement Williams.) Très intéressant ! Je n’ai jamais rencontré l’un de vos semblables jusqu’ici. Et ne l’ai jamais particulièrement souhaité, ajouta son esprit.
Il y eut un silence. Mary essaya de le combler d’une voix animée :
— Tu restes dîner avec nous, Gerry ? (Mais derrière les mots, il lisait son anxiété désespérée : S’il te plaît, refuse. Je ne lui ai jamais parlé de toi, et je crois que je ne supporterais pas que tu me rappelles, que tu me rappelles…)
Howson regarda ostensiblement sa montre.
— J’aurais aimé ; mais je n’ai pas beaucoup de temps et je voudrais voir encore pas mal de vieux amis. Il vaut mieux que je refuse.
Il ramassa sa valise et sortit.
Pendant des années, un espoir avait persisté en lui : que la jeune sourde-muette qui avait été bonne pour lui n’ait pas souffert durablement par sa faute.
Il avait cru que, là au moins, finalement il avait assuré le bonheur d’une personne.
Il avait évité de mettre en doute cette supposition. Avait-il inconsciemment compris la vérité ?
Sa rencontre avec elle avait profondément ébranlé sa personnalité. Pendant un instant, tout en marchant vers la route nationale qui longeait le faubourg de Walnut Ouest, il fut tenté de mettre tout de suite fin à ce voyage, pour éviter d’autres révélations du même genre. Mais c’était précisément ce qu’il ne devait pas faire ; que son don le rendît unique importait peu, il demeurait un être humain, et il était parti à la recherche de l’accomplissement de cette humanité.
Il soupira, posa sa valise par terre et regarda des deux côtés de la rue. Un taxi tournait au coin de la rue après avoir déposé un homme en costume sombre qui rentrait de son travail. Howson fit signe au chauffeur, se demandant où il allait se faire conduire.
Le taxi s’éloigna. Saisi de colère, Howson fut près de lui projeter mentalement un cri assourdissant, mais il comprit que le chauffeur l’avait pris, à cause de sa petite taille, pour un enfant qui agitait la main en guise de salut, et il se contenta de lui suggérer de reconsidérer sa pensée.
Le taxi freina, fit demi-tour et vint stopper devant lui.
— Excusez-moi, vieux, fit le chauffeur en considérant Howson. Je devais rêver. Je perds des clients… On va où ?
— Grand Avenue, dit Howson, et il monta.
Le cinéma où il avait conçu sa première tentative pour devenir important était toujours là, mais sale et abandonné. Et derrière, quelque chose d’entièrement nouveau : un immeuble élégant et propre, avec des lettres de bronze sur les piliers de marbre de sa façade. Le front plissé, Howson lut l’inscription :
UNIVERSITÉ CENTRALE – FACULTÉ DE SCIENCE PURE ET APPLIQUÉE.
— Chauffeur ! Voulez-vous ralentir ? demanda-t-il.
Le chauffeur s’exécuta et jeta un coup d’œil par dessus son épaule :
— Ça change, hein ? commenta-t-il. C’est la Fondation Drake. Tout un grand morceau de terrain qui a été donné à l’université, il y a quelques années. Il y aura de la place pour un millier d’étudiants quand ça sera fini – des salles de classe, bureaux, dortoirs.
— Elle fonctionne déjà ?
— Bien sûr ; depuis l’automne dernier. Ils ont logé les étudiants dans des chambres du quartier pour qu’ils n’aient pas à attendre que les dortoirs soient terminés.
Longtemps, longtemps auparavant, le jeune Gerry Howson avait rêvé d’entrer à l’université en vue d’une carrière universitaire. Il chassa le souvenir avec effort.
— Y a-t-il toujours un bar plus loin à droite ? demanda-t-il. Celui qui était tenu par un dénommé Horace Hampton ?
— Le Serpent ? (Le chauffeur tordit la tête.) Vous devez être parti depuis longtemps, vieux ! Je me rappelle Le Serpent, mais à peine ! Il y a… heu… dix ans, des T.P. de l’O.N.U. se sont attaqués aux gros rackets et les ont nettoyés. Le Serpent a pris cinq ans de rééducation forcée pour complicité de meurtre, et la dernière fois que j’en ai entendu parler il allait entrer dans une organisation de l’O.N.U. et faire sa pelote.
Les T.P. – les télépathes. Howson hocha la tête. Il n’avait jamais entendu ce surnom auparavant, et il était surpris.
— Mais son bar est toujours là, dit le chauffeur, qui arrivait devant. Je ne sais pas qui le dirige à présent.
— Il y a un hôtel en face, dit Howson. Déposez-moi ici.
Il s’inscrivit à l’hôtel, s’arrangea pour que le reste de ses bagages fût apporté de l’aéroport et prit un repas solitaire en réfléchissant à ce qu’il avait découvert jusque-là. Il se sentait découragé. Pourquoi avait-il espéré pouvoir reprendre les choses là où il les avait laissées onze ans plus tôt ?
Après son dîner, il sortit et se dirigea vers ce qui avait été le bar de Hampton. Il était plus sombre, plus mal éclairé que dans son souvenir, les miroirs tachés de chiures de mouches, le plancher usé par d’innombrables pas. Les pièces à l’arrière existaient-elles comme autrefois – la chambre bleue où il avait passé ces heures d’angoisse avec Lots, par exemple ? Peu importait. Il avait entraîné son esprit à rechercher ce que les choses étaient présentement, et non ce qu’elles avaient été. Il s’approcha d’une table d’angle au fond du bar et commanda une bière.
L’image de Mary s’interposait entre lui et le monde qui l’environnait. Il lui faudrait beaucoup de temps pour admettre ce qu’elle lui avait avoué.
— Pourquoi, en effet, lui avait demandé Hugh Choong, vous sentez-vous coupable d’utiliser vos dons pour votre plaisir ?
Et il aurait pu répondre :
— Parce que quand je l’ai fait j’ai eu la certitude inconsciente d’avoir créé de la souffrance.
Pauvre Mary… Pauvre princesse des contes !
Il leva sa bière et but une gorgée en songeant à la première fois où il était venu dans ce bar, et à la conversation qu’il avait eue avec Lots sur ses raisons de ne pas boire.
Il reposa son verre et prit conscience de conversations à la table qui faisait face à la sienne. Un groupe formé de deux jeunes hommes, les vêtements froissés et une barbe de deux jours, et d’une jeune fille blonde dans une robe plutôt informe, était engagé dans une dispute violente. L’un des hommes et la fille, du moins ; l’autre paraissait les écouter avec amusement.
— Mais, tu ne vois donc pas ? fulminait la fille en frappant la table de sa paume, faisant tressauter les verres. Tu ignores les leçons de tout le siècle dernier pour ressasser des choses qui ont été faites vingt fois mieux que tu ne pourras jamais le faire !
— Tu es aveugle, sourde, muette et idiote pour dire des choses pareilles ! riposta son interlocuteur. L’une de les pires erreurs, et tu en as commis un tas, c’est de faire des généralisations vides et exagérées ! N’importe qui ayant un grain d’intelligence…
— Excusez-moi tous les deux, dit le jeune homme amusé. Je reviendrai quand il y aura moins de bruit ici.
— Bon débarras ! lui cria la fille tandis qu’il prenait son verre et se dirigeait vers la table de Howson.
Instinctivement Howson se raidit, mais l’étranger ne trahit aucune réaction en le voyant.
— Vous permettez que je m’asseye un instant ? Je n’arriverai pas à placer un mot tant qu’ils ne seront pas calmés, et comme ils ne savent ni l’un ni l’autre de quoi ils parlent… Cigarette ?
Howson faillit refuser – on déconseillait de fumer au centre, même le tabac non cancérigène – mais il fut frappé par l’extrême courtoisie du jeune homme. Il accepta la cigarette avec un remerciement.
— De quoi s’agit-il, en fait ? demanda-t-il en se penchant pour avoir du feu.
— Charma prétend que Jay a un travail pour lequel il est incompétent et qui est insatisfaisant. Elle a raison. Seulement elle se trompe en soutenant qu’il se contente de répéter quelque chose qui a été fait des centaines de fois. Il a une idée réellement originale ; il n’est simplement pas capable de s’en occuper convenablement. Mais il croit que si. Et ils… ils ne sont pas d’accord.
— Et quel genre de travail est-ce ?
— Oh, c’est un peu difficile à définir. On peut appeler cela des mobiles liquides. Charma les appelle des feux d’artifice mouillés, et quoiqu’on puisse admettre qu’il y a de ça, cela ne ravit pas Jay. L’ennui c’est qu’il aurait fallu qu’il soit chimiste et hydrodynamicien aussi bien que capable de se débrouiller avec les effets lumineux pour exploiter les possibilités vraiment originales de sa technique, et ce n’est pas le cas.
Vingt-deux ou vingt-trois ans, estima Howson en examinant sa nouvelle connaissance. Il était de taille moyenne, rondouillard et sympathique, avec des cheveux noirs mal peignés et de grosses lunettes.
— Vous êtes étudiants ? suggéra Howson en songeant à la nouvelle université toute proche.
— Plus maintenant, plus maintenant. Ça fait un moment qu’on a été drôlement déçus par les critères académiques et comme les porteurs d’idées académiques étaient plutôt insatisfaits de nous, on est tombés d’accord pour arrêter de s’ennuyer les uns les autres. On prend un autre verre ?
— C’est pour moi, dit Howson en faisant signe au garçon.
Il paya avec le premier billet d’une liasse qui fit faire à son compagnon une grimace de respect parodique.
— Ça me fait toujours plaisir d’accepter un verre offert par un riche, dit-il d’un ton solennel. Cela veut dire que je fais ma petite part en vue de la redistribution du capital.
— Servez aussi ces deux personnes, dit Howson au garçon en désignant Jay et Charma. À propos… quel est votre métier ?
— Je compose. Mal. Et vous ?
— Je suis médecin, dit Howson après une hésitation.
— Je n’aurais jamais deviné. Nous devrions vous confier Brian, peut-être. C’est un embryon de sociologue de notre connaissance qui est un déterministe fanatique. Il essaie d’établir qu’il existe un rapport entre la profession et le type physique des individus. Attention, il est évident qu’un type comme vous, quoi qu’il fasse pour gagner sa vie, introduit une fichue variable. Dites donc, vous êtes arrivé à les calmer ! (Il se tordit sur sa chaise pour regarder Jay et Charma.)
Howson suivit son mouvement. Charma levait son nouveau verre vers lui.
— C’est vous ? demanda-t-elle. Merci ! (Et elle but, l’air assoiffé.)
— Rudi, dit Jay en désignant sa montre. L’ambiance doit être bonne maintenant chez Clara. On pourrait y aller ?
— Bonne idée, fit le nouvel ami de Howson. Dis donc, ce gars est docteur. On devrait le dire à Brian et voir la tête qu’il fera, non ?
— Il ne te croira jamais, dit Charma en vidant son verre.
— Et même, ajouta Jay, il a déjà plus d’exceptions que de cas conformes dans son étude.
— On pourrait lui prouver cela, insista Rudi. Il va chez Clara ce soir ?
— As-tu jamais vu ce type manquer une soirée ? riposta Jay.
— D’accord ! fit Rudi en se tournant vers Howson. C’est-à-dire, si vous ne faites rien d’autre. Excusez-moi, j’ai l’air de faire des projets pour vous, heu ?
— Gerry, compléta Howson. Eh bien en fait…
Eh bien en fait, j’adorerais aller à cette soirée. Si je veux apprendre à affronter les gens, j’ai envie de commencer avec des gens comme eux – iconoclastes, refusant les préjugés avec colère, qui ne m’acceptent que parce que je sors de l’ordinaire.
— Clara n’aura rien contre un invité de plus, intervint Rudi qui se trompait sur le sens de son hésitation. On apportera un ou deux cartons de bière, et ce sera OK.
— Dans ce cas, je viens, dit Howson en se levant. (Et sur le seuil un peu plus tard, pendant que Jay et Rudi manœuvraient pour faire franchir la porte étroite aux cartons de bière, il suggéra :) On prend un taxi ?
Jay eut un éclat de rire tout en repoussant la porte du coude.
— Jay, fit sévèrement Rudi, tu es un cochon peu observateur. Sous prétexte que tu as de grandes jambes et que tu es plein de vitamines, tu t’imagines que tout le monde adore comme toi avoir les pieds en compote. Mais moi qui suis observateur, je sais que Gerry a un paquet de fric assez gros pour nous acheter un taxi pour le trajet. Charma, descends sur la chaussée et relève ta jupe !
Howson était envahi d’une excitation si violente, si opposée à sa dépression précédente, qu’il dut essayer d’analyser ses réactions pour s’apaiser l’esprit. Ou bien sa joie eût été grandement réduite par ses soucis inconscients. Qu’est-ce qui l’avait tant frappé ? Il tenait une explication provisoire quand le taxi arriva à destination.
D’abord, les gens de ce genre lui avaient manqué. Ce n’était guère mystérieux. Un des premiers avantages d’un niveau de vie plus élevé est de retarder le moment où les opinions de l’individu se congèlent pour la vie. Dix minutes dans la fréquentation de Rudi et de ses amis lui avaient fait comprendre qu’il y avait là quelque chose qu’il voulait retrouver lui-même, et qu’il ne fallait pas laisser échapper l’occasion.
Quand Rudi lui porta sa valise et l’aida à descendre du taxi, il ne discuta pas. Ce n’était pas un rappel de son infirmité ; pas cette fois, pas avec ces gens.
Comme il gravissait avec difficulté l’escalier de l’immeuble, étroit et mal éclairé, il se demanda comment il se faisait que ceux qui n’avaient pas une attitude conventionnelle avec les infirmes étaient aussi libres de tout préjugé à l’égard des télépathes. Il ne poussa pas sa réflexion. Le sujet était trop délicat.
Après environ une heure passée à la soirée, Howson sentit toutefois qu’un certain détachement venait tempérer son enthousiasme. Les lieux étaient petits – un studio avec une minuscule cuisine et des toilettes communes sur le palier – et il y avait beaucoup de monde. Brian, l’homme qu’il était censé rencontrer, n’était apparemment pas là, mais il y avait un tas d’autres étudiants de l’université.
Pendant les premiers instants, on le balada un peu partout en le présentant comme un nouvel apport aux travaux de Brian. Puis le trio qui l’avait amené se trouva engagé dans des conversations avec des amis plus anciens, et Howson fut livré à lui-même.
Il se trouva alors doublement désavantagé ; à cause de sa taille, on ne pouvait guère discuter avec lui que s’il était debout et ses interlocuteurs assis, et on ne pouvait s’asseoir que sur le plancher ; de plus, dans le meilleur des cas, sa voix était faible et difficile à suivre, et il y avait ici un terrible vacarme de disputes, de verres et de bouteilles entrechoqués, sans compter que quelqu’un arriva avec un concertina et se mit à jouer sans se soucier des auditeurs.
Howson commençait à se sentir déplacé et perdu quand il remarqua quelques centimètres libres sur le canapé contre le mur. Il s’assit vivement, profitant de l’occasion. Quelqu’un lui versa un verre, puis plus personne ne lui prêta la moindre attention pendant un moment.
Il se détendit en épiant télépathiquement un certain nombre de conversations ; c’était impoli, mais trop intéressant pour être manqué. La nouvelle branche de l’université était manifestement très bonne et l’enseignement y était de haute valeur. Même parmi les mieux adaptés des étudiants télépathes d’Oulan-Bator, il n’avait pas rencontré cette finesse intellectuelle.
Comme il regardait physiquement autour de lui, il se rendit compte qu’une fille s’était assise à son côté et le regardait à présent d’un air amusé. Elle était plutôt jeune et séduisante, malgré son cardigan bleu qui jurait atrocement avec ses yeux verts.
— Bonsoir, fit-elle avec une politesse ironique. Je me présente. Je suis votre hôtesse.
— Je suis désolé ! s’exclama Howson en se redressant. Rudi et Jay ont insisté pour que je vienne…
— Oh, vous êtes le bienvenu. C’est moi qui devrais m’excuser d’avoir négligé si longtemps un invité. Je n’ai pas eu une minute. Vous vous amusez ?
— Énormément, merci.
— Peut-être, en effet, derrière votre masque de neutralité. Qu’est-ce que vous étiez en train de faire ? Boire l’ambiance ?
— En fait, je me disais qu’il y a ici beaucoup de conversations intelligentes et impressionnantes.
— Quelle purge, hein ? Dans toutes les soirées de ce genre, tout le monde brandit une demi-douzaine de moyens de changer le monde, et on ne les met jamais en pratique. Ça fait des siècles que ça dure, et ça risque de continuer. Il faudrait noter tout ça.
— Vous écrivez ? demanda Howson.
— Je suis un écrivain en puissance. On vous l’a dit ?
— Non. Mais la plupart des gens ici sont des créateurs.
La fille (elle devait s’appeler Clara puisque c’était elle qui recevait) lui offrit une cigarette. Il refusa, mais emprunta celle d’un voisin pour allumer celle de Clara. Où diable avait-il vu faire ça ? Dans un film, peut-être… Avec un sursaut, il se rappela que c’était dans cette même ville qu’il avait vu le film en question.
— Moi, disait Clara, je souffre d’une insatisfaction congénitale à l’égard des mots. Je veux dire… Bon Dieu ! Essayez seulement d’explorer quelques-uns des gens qui sont ici, pendant seulement les quelques heures que dure la soirée… Combien de temps dure l’Ulysse de Joyce, tenez ? Dix-huit heures, non ? Et on ne peut même pas savoir si on communique avec le lecteur. Ce que je voudrais, c’est une technique qui permette à un Amérindien d’avant Colomb de comprendre un Chinois du XXe siècle. Alors là, oui ! Je serais un auteur. (Elle gloussa et changea de sujet.) Et vous, qu’est-ce que vous faites ?
— Je suis médecin, dit Howson après avoir envisagé et rejeté l’idée de faire valoir les possibilités de la télépathie comme solution aux problèmes de la communication. En fait, Rudi a voulu que je vienne pour rencontrer quelqu’un qui met en corrélation les métiers et les types physiques. Brian quelque chose.
— Ah oui. Rudi essaie toujours de le troubler. J’imagine qu’il a eu besoin de quelques acrobaties mentales pour vous faire entrer dans son schéma, hein ?
— Je ne sais pas, je ne l’ai pas encore vu.
— Ah, c’est bien de Rudi, ça ! Brian est ici depuis près d’une heure… Espérons qu’il se rappellera et vous réunira. Ça vous embête ? Peut-être voulez-vous en finir tout de suite et partir ?
Howson secoua la tête.
— Tout ceci me plaît, affirma-t-il.
Finalement, comme Clara ne manifestait aucun désir immédiat de s’en aller, il s’agita et lui jeta un regard.
— Qui est au juste Rudi, et qu’est-ce qu’il fait ?
— Rudi ? (Clara rejeta de la fumée par les narines.) Son nom complet est Rudi Allef. Il est à moitié Israélien. Il est venu ici avec une bourse de l’O.N.U. Il faisait… Enfin, je pense qu’il faisait du bon travail. Malheureusement, ce n’était pas le travail qu’il était censé faire pour conserver sa bourse. Ils la lui ont retirée. Alors Jay et Charma Horne…
— Jay et Charma Horne ? Frère et sœur ?
Clara le regarda fixement.
— Qu’est-ce qui a pu vous donner cette idée ? Ils sont mariés.
— Mariés ?
— Eh bien, pourquoi pas ?
— C’est juste la façon dont ils s’engueulaient quand je les ai rencontrés. Désolé, continuez.
— Ah… oui. Eh bien, Jay et Charma, qui sont d’ailleurs un peu zinzin de s’être mariés étant donné les circonstances, ont lâché leurs études par solidarité et ne se débrouillent pas très facilement dans la vie. Mais vous me parliez de Rudi, pas des Horne. Rudi est… eh bien, c’est un problème.
— C’est bizarre que vous disiez ça. Manifestement, vous le connaissez mieux que moi, mais j’aurais dit qu’il paraît bien équilibré et adapté.
Clara jeta un regard à l’autre bout de la pièce à l’objet de leur conversation qui était assis sur le plancher près du joueur de concertina.
— Il donne cette impression, c’est sûr. Et s’il continue à jouer ce rôle assez longtemps, il se persuadera peut-être un jour qu’il l’est réellement. Et ce sera une bonne chose. Sinon, il va tomber dans une terrible déprime et il ne sera plus bon à rien pour lui-même ou pour quiconque pendant un bon bout de temps.
Un moment, Howson douta qu’ils fussent en train de parler de la même personne.
— Est-ce qu’il donne des signes de dépression ?
— Oh, si on sait regarder… Je crois que je devrais bouger et m’occuper de mes invités. À tout à l’heure. (Elle se leva et après une hésitation :) Je ne voudrais pas être brusque, dit-elle, mais vous paraissez aussi avoir vos problèmes, non ?
Howson la regarda aussi durement qu’il lui était possible.
— Vous prétendez être douée pour déceler les problèmes, riposta-t-il. Jugez-en toute seule.
— J’ai mérité ça, fit-elle en rougissant, et elle s’éloigna.
Howson se rendit compte qu’il ne savait toujours pas grand-chose sur Rudi Allef.
Mais Rudi se souvint à ce moment de la bombe qu’il avait projeté de placer sous la théorie sociologique de Brian. Il se mit debout, et arrachant Brian à la discussion à laquelle il participait, il le présenta à Howson. Devant le sourire ardent de Rudi, Howson fut plus que jamais tenté de jeter un bref regard – rien qu’un ! – à l’intérieur de cette belle tête.
Et si, l’ayant fait, il manifestait ensuite dans la conversation une connaissance de Rudi qu’il ne pouvait avoir acquise si vite par des moyens ordinaires ? Il ressentit soudain ce que devait ressentir un mulâtre qui se fait passer pour un Blanc dans un endroit où ces choses sont importantes, et la pièce devint très froide.
Il se força à se concentrer sur la conversation. Brian – qui ne lui plaisait pas du tout – éclaircissait son esprit tracassé et revenait à ses vieux dogmes confortables.
— Après tout, disait-il, des gens comme le Dr Howson sont obligatoirement des exceptions, où que vous essayiez de les caser. C’est comme essayer de prévoir le prochain atome qui va se désintégrer dans une masse d’uranium. On sait qu’il y en a un qui va sauter, mais on ne peut pas dire lequel. De la même façon, on sait que le Dr Howson doit se caser quelque part, mais on ne peut prévoir où sans un tas d’autres données…
Il continua de pérorer, mais l’esprit de Howson avait achoppé sur une courte phrase et se torturait à la répéter.
— Le Dr Howson doit se caser quelque part !
Il était beaucoup plus tard quand Clara revint s’asseoir près de lui. Il y avait beaucoup moins de monde ; certains étaient rentrés chez eux, et d’autres avaient apparemment décidé de camper sur les marches de l’escalier.
— Oh, ce Rudi ! dit-elle d’un ton où l’ennui se mêlait à une souffrance ancienne et pleine d’indulgence. Il est dans la cuisine, dans un état lamentable. On ne croirait jamais à le voir, bien entendu. Il est en train d’imiter les gros bonnets du personnel de l’université, avec accessoires, devant une demi-douzaine d’idiots qui se moquent de lui.
— Si on ne peut pas deviner son état en le voyant, comment le savez-vous ? demanda Howson avec brusquerie. (Puis une possibilité se présenta à lui, et il se reprit.) Je suis désolé. Je suppose que vous le connaissez très bien.
— Si vous pensez qu’il est mon – soyons poli et disons « ami intime » – vous vous trompez. En fait, je le connaissais à peine, seulement de vue jusqu’à cette histoire de bourse qui lui a été supprimée il y a quelque temps. (Elle s’interrompit, troublée :) Quand j’y pense, je ne devrais pas être tellement…
Howson partageait son étonnement. Il avait sauté à la conclusion dont elle venait de le dissuader. Mais si ce n’était pas la vérité, alors ?…
Plusieurs personnes sortirent de la cuisine en riant et en donnant des claques dans le dos de Rudi, au milieu d’eux. Howson scruta le beau visage sombre. Non, pas de trace du malheur que Clara prétendait détecter.
Comme ses compagnons s’apprêtaient à partir, réduisant le nombre des survivants à une douzaine, Rudi se servit à boire à la première bouteille venue et repartit vers la cuisine. Howson supposa qu’il allait rejoindre quelqu’un. Il examina la pièce, s’efforçant d’ignorer le couple qui avait abandonné depuis longtemps la conversation comme moyen de se manifester de l’intérêt.
Après avoir accompagné ses invités, Clara revint près de lui.
— Vous semblez, comme j’ai dit tout à l’heure, avoir ou être un problème. Pourtant j’ai dû écarter toutes les simples et bonnes raisons qui pourraient l’expliquer. Après tout, vous ne pouvez être très gravement atteint puisque vous êtes médecin. Exact ?
Elle avait des yeux verts très pénétrants. Howson sentit un picotement à la nuque qui n’avait rien à voir avec son infirmité.
— Vous soumettez tous vos invités à des interrogatoires détaillés ?
— Seulement les invités inattendus et qui m’intriguent.
Howson se retint de répondre. Une possibilité venait de le frapper mais elle était si invraisemblable qu’il craignait même de la formuler. Il hésitait encore lorsque…
Le choc faillit le précipiter contre le sol. Son intensité l’aveugla complètement, faisant rage dans son crâne, comme un incendie. Bien sûr, il savait ce que c’était. Il se retrouva en train d’hurler :
— Dans la cuisine ! C’est Rudi !
Tous dans la pièce parurent frappés de stupeur, et Howson se rendit compte qu’il n’y avait pas eu le moindre bruit.
Tous, sauf Clara qui, le visage livide, ouvrait déjà la porte de la cuisine. Elle ne pouvait avoir réagi aussi vite au cri de Howson. Et cela signifiait…
Elle hurla.
Howson se mit debout. Déjà cinq ou six personnes se pressaient à la porte de la cuisine dans un bredouillement de cris d’horreur, les voix incohérentes, les esprits assombris par le choc. Howson savait exactement ce qui était arrivé.
La voix de Brian, le futur sociologue, s’éleva, autoritaire, au-dessus du tumulte.
— Ne le touchez pas ! Amenez le petit type là, il est médecin. Que quelqu’un appelle une ambulance. Clara, est-ce qu’il y a le téléphone ?
— Au sous-sol, répondit la fille d’une voix tremblante mais contrôlée.
Je suis médecin, songeait Howson. Je connais les lésions cérébrales. Je connais de l’intérieur l’inadaptation et la psychose. Mais à quoi cela peut-il servir à un gars dont la vie se répand sur le sol d’une cuisine ?
Ils s’écartèrent pour le laisser passer et il jeta un regard à ce qui lui était déjà trop connu. Rudi s’était littéralement et précisément fait hara-kiri – (pourquoi ? L’ombre d’une explication rôdait à la lisière de l’esprit de Howson) – avec un vulgaire couteau de cuisine.
À présent qu’il était inconscient, le signal de douleur émis par son esprit était plus facile à faire taire. Mais la douleur de sa propre impuissance persistait. Et ces gens… attendaient un conseil et un guide. Il retrouva sa voix :
— On a appelé une ambulance ? Bien. Alors sortez d’ici et fermez la porte. Et faites le moins de bruit possible. Et même sortez de l’appartement, non, la police pourrait avoir besoin de vous, oh, au diable la police ! Rentrez chez vous !
Clara s’apprêtait à suivre les autres, mais il fronça les sourcils sans rien dire et elle l’entendit. Timidement elle ferma la porte et vint près de lui.
— Vous connaissez quelque chose à ce genre d’accidents ? demanda-t-il sombrement.
— Non. Mais je ferai tout ce que vous direz. Pouvons-nous faire quoi que ce soit ?
— Il sera mort dans cinq minutes à moins que nous fassions quelque chose, dit Howson avec un rire sans gaieté. Et le plus drôle c’est que je ne suis pas docteur en médecine. Je n’ai jamais fait un pansement de ma vie, sauf à moi-même.
À la fin d’un silence qui prit le temps de trois battements de cœur, elle comprit les sens des mots et put réagir.
— Pourquoi alors avoir prétendu que vous étiez médecin ?
— Je le suis en un sens. Savez-vous que vous êtes un télépathe réceptif ?
— Un quoi ? (Son émotion était si forte devant Rudi gisant dans une mare de sang et d’alcool non digéré, que l’information lui parut vide de sens. Howson le sentit et insista :)
— Vous pouvez lire les pensées des gens. Et je suis docteur en télépathie curative. Vous comprenez ? Eh bien, il y a dans cette pièce une personne qui sait peut-être ce dont Rudi Allef a besoin pour s’en sortir. C’est Rudi lui-même. (Elle tenta de l’interrompre, mais il poursuivit, assenant des blocs entiers de concepts associatifs directement dans l’esprit de la jeune fille.) Au fond de l’esprit de Rudi – comme chez tout le monde – se trouve l’image corporelle – un plan fondamental auquel le corps recourt pour ses réparations majeures. Je dois la trouver. Vous recevrez mes instructions et vous les exécuterez car mes mains sont trop maladroites pour un travail délicat. N’essayez pas de penser par vous-même.
ALLEZ !
Et simultanément il atteignit le fond de l’esprit fléchissant de Rudi et prit le contrôle des mains de Clara.
Elle résista, mais après quelques instants il réussit à lui faire soulever Rudi par les épaules de sorte qu’il était possible de voir le trou béant de son ventre.
Elle fut si ébranlée par cette vision que Howson perdit momentanément son contrôle ; il lui fallut quelques précieuses secondes pour la rassurer, et il poursuivit son exploration de l’image corporelle de Rudi.
Les nerfs qui transmettaient les dommages et la douleur étaient si nombreux qu’il lui fut tout d’abord difficile de les distinguer entre eux.
Il s’assit sur une chaise, se raffermit et recommença.
Cette fois c’était comme si les nerfs lui transmettaient leur agonie directement, issue de son propre corps étendu, déchiré et dévasté. Rien de tout cela ne devait passer en Clara sinon elle serait incapable de l’assister. Il lui fallait absorber et dominer la douleur en lui-même…
Commencer par stopper l’écoulement du sang avant que l’activité cérébrale soit complètement perdue. Trouver quelque chose… des pinces ? Des pinces à cheveux ? Est-ce que les femmes s’en servent couramment ?
Clara en avait quelques-unes dans un bol à quelques centimètres de son épaule. Elle les saisit et commença à serrer furieusement les extrémités béantes des principaux vaisseaux sanguins. Le cerveau cessa de s’affaiblir et demeura stable.
Très bien. Remettez en place les intestins, à présent.
Couvertes de sang, les mains de Clara saisirent les intestins vivants, les remirent doucement en place, tirèrent les mésentères déchirés et les replacèrent approximativement. Chacune de ces opérations amena une baisse de la douleur qui parvenait à Howson. Lorsqu’elle eut fini de remettre à leur place les organes vitaux, il ouvrit les yeux.
— Une aiguille ordinaire et du fil, dit-il d’un ton rauque.
Elle les trouva. Elle laissait des traces de mains sanglantes sur la table, sur la poignée de la porte, partout.
— Rapprochez les parois de l’estomac, ordonna-t-il, et elle le fit. À présent la peau. Lavez vos mains, lavez la peau et allez chercher un tissu propre pour le panser…
L’esprit de Rudi s’enflamma tandis qu’il reprenait un instant conscience de façon inattendue ; Howson serra les dents et renvoya la conscience dans l’oubli. Le traitement était brutal, mais la personnalité de Rudi avait déjà souffert de tels dommages qu’un choc de plus ne comptait pas.
Ce qui importait, c’était la lueur de vie qui subsistait. Elle durerait jusqu’à la transfusion de sang, ensuite ils pourraient réparer les dégâts. En attendant, Howson avait réussi tout ce qu’on pouvait souhaiter : la survie.
Cela avait pris exactement dix minutes.
Clara avait ôté l’aiguille et le fil et contemplait son ouvrage.
— Pourquoi a-t-il essayé de se tuer ? Dit-elle presque avec colère.
Howson secoua la tête. Il se sentait épuisé comme s’il avait parcouru mille kilomètres, mais il ne devait pas laisser parler la fatigue.
— Il n’a pas essayé de se tuer, dit-il. C’était un accident. C’était stupide, mais ce n’était pas suicidaire. Cela faisait partie d’une plaisanterie qui est allée trop loin.
Elle perçut ce qui était derrière ces paroles, dans l’esprit de Howson, et hocha la tête sans qu’il eût besoin d’expliquer davantage. Mais il lui fallut expliquer lorsque l’ambulance arriva, et de nouveau quand la police fut là, et après cela il était tellement épuisé qu’il se laissa tomber dans le plus proche fauteuil et s’endormit.
Lorsqu’il se réveilla, il lui fallut longtemps pour se rappeler où il se trouvait. Il était étendu entre des draps, la tête confortablement appuyée à un oreiller. Mais le lit n’avait pas la légère et ingénieuse inclinaison de celui d’Oulan-Bator qui lui soutenait subtilement le dos. De plus, la lumière jouait sur le plafond haut de façon désagréable…
Il se réveilla complètement et se retourna. Clara, enveloppée dans un plaid, somnolait dans l’unique fauteuil de la chambre.
Elle sentit qu’il était réveillé et ouvrit les yeux. Elle demeura silencieuse quelques instants. Puis elle sourit.
— Vous vous sentez bien ? demanda-t-elle d’un ton banal. Vous dormiez si profondément que vous n’avez même pas senti que je vous mettais au lit.
— Quoi ?
— Vous ne vous attendiez pas à ce que je vous mette par terre ?
Elle se leva, déroula la couverture et s’étira. Elle portait les mêmes vêtements que la veille.
— J’étais très bien dans le fauteuil où j’étais !
— Oh, silence. Vous méritiez le lit plus que moi, bon sang. Je ne veux pas en discuter, d’ailleurs. Vous avez envie d’un petit déjeuner ?
Howson s’assit. Il découvrit qu’elle lui avait ôté ses chaussures et sa veste. Il écarta les couvertures et posa ses pieds sur le sol.
— Eh bien, voyez-vous… heu ; je crois que oui.
Elle apporta des céréales et du café, ouvrit une boîte de jus de fruit, et ils mangèrent sur leurs genoux, assis au bord du lit défait.
— Ce que j’aimerais savoir, dit-elle au bout d’un moment, c’est comment vous avez réussi à blouser tout le monde avec cette histoire bidon d’accident.
Howson grommela.
— S’il y a une chose qu’un télépathe peut faire avec conviction, c’est mentir. Je pourrais faire croire sans difficulté à un homme moyen que le soleil est couché à midi. J’aurais dû implanter la même idée dans l’esprit des personnes qui étaient ici pour la vraisemblance au lieu de leur ordonner de partir dès le début. Mais je craignais d’être distrait par leur présence… Oh, et puis qu’importe ? Aucun d’eux ne l’a vu faire. (Il reposa son bol.) J’aurais dû vous demander en premier : qu’est-ce que cela vous fait d’être une télépathe vous aussi ?
— Alors vous pensiez ce que vous avez dit ? (Les yeux verts exprimaient l’incertitude.) J’ai essayé de recevoir quelque chose de vous, la nuit dernière, après le départ de la police. Et rien ne s’est produit. Alors je suppose que vous m’avez raconté des histoires juste pour me donner confiance.
— Vous deviez être trop épuisée. Je pensais vraiment ce que je vous ai dit. Une question : comment saviez-vous ce que Rudi avait fait ?
— Eh bien… il a hurlé !
— Il n’a pas dit un mot. Ce devait être un vrai samouraï. S’il avait hurlé, tout le monde l’aurait entendu. Nous deux seulement savions ce qui s’était passé derrière la porte fermée de la cuisine. Et cela veut dire que vous êtes une télépathe réceptive. J’avais déjà commencé à m’en douter. Je m’étonne que vous ne vous soyez jamais posé de questions sur vous-même.
Elle acheva son déjeuner et alluma une cigarette.
— Oh, c’est… tellement perturbant ! J’ai toujours pensé aux télépathes comme à des gens… à part.
— Ils le sont.
— Et je n’ai jamais su qu’il y avait des… comment dites-vous ?… des télépathes réceptifs.
— Ils ont l’air plutôt rare, en fait. Probablement y en a-t-il plus que nous ne le croyons. On peut repérer facilement un télépathe projectif, s’il est suffisamment puissant et totalement non entraîné ; il émerge comme un signal d’alarme. Moi, (il gloussa) ils m’ont entendu à partir d’un satellite en orbite à six mille kilomètres ! (Il s’adossa au mur.) Vous avez à peu près l’âge où le talent se manifeste, voyez-vous. Moi, j’avais vingt ans ; c’est typique. Qu’allez-vous faire, alors ?
— Je n’en sais rien. (Elle paraissait plutôt effrayée.) Je ne sais même pas comment je vais le dire à ma famille.
— C’est un problème que je n’ai jamais eu, admit Howson. Ont-ils des préjugés ?
— Je ne sais pas. Je veux dire, la question ne s’est jamais posée. Dites, enfin, quel espèce de boulot font les télépathes réceptifs en réalité ? Ne sont-ils pas terriblement limités dans leur choix ?
— Je suppose que oui, si on les compare aux projectifs, reconnut Howson. Mais un télépathe est une personne très spéciale, et la demande pour leurs services est loin d’être épuisée. Je peux vous citer quelques métiers types. La plupart des réceptifs que je connais sont psychiatres diagnosticiens ou surveillants de thérapie…
— Des quoi ?
Il lui expliqua.
— Et puis il y a Olaf Marks, le découvreur de génies. Il adore les enfants aussi lui a-t-on confié la tâche de découvrir les enfants exceptionnellement brillants au stade préverbal. Il y a aussi Makerakera dont vous avez peut-être entendu parler ; il est reconnu par l’O.N.U. comme un spécialiste de l’agressivité, et il passe son temps à aller d’une crise potentielle à une autre pour repérer les griefs et leur donner une solution. Oh, ne vous en faites pas pour vos débouchés ; nous sommes quasiment uniques et nous avons du choix.
Elle eut un petit rire nerveux.
— C’est drôle de vous entendre dire « nous », et de penser que vous m’incluez là-dedans ! Mais tout ce que vous dites est parfaitement rassurant.
— Je ne le dis pas pour vous rassurer. Je vous le dis, c’est tout. De plus, vous ne seriez pas heureuse si vous faisiez quelque chose qui n’exploite pas votre don une fois qu’il sera pleinement développé. Je ne dis pas qu’être télépathe ne pose pas de problèmes… Vous aviez raison, en ce qui me concerne, la nuit dernière, comme vous l’aviez sans doute deviné.
— Un peu… un peu de télépathie ?
— Qu’est-ce que vous en pensez ?
Elle se leva et débarrassa la vaisselle du petit déjeuner avant de répondre.
— À propos de Rudi, Gerry. Avez-vous une chance de découvrir ce qui l’a poussé à faire cela ?
— Non. Il faut apprendre à ne pas forcer l’intimité de l’esprit d’autrui. Il le faut. Sinon la vie ne vaudrait pas d’être vécue. Et pendant que nous le soignions je n’avais pas le temps. Vous avez eu une meilleure chance de le découvrir.
Elle eut un geste découragé.
— Tout ce que je pouvais dire c’est que, eh bien, son existence était un mensonge vivant. Il se débrouillait bien, mais… Gerry, que faites-vous ici ? Vous venez d’Oulan-Bator, n’est-ce pas ?
— Oui. Mais je suis né ici.
— Vous venez voir de vieilles connaissances ?
— J’en ai vu deux. Ça a été un échec. Non. C’est plutôt de nouvelles connaissances que je cherche. Ce sont à moitié des vacances, à moitié un voyage d’autodécouverte… Vous comprendrez un jour.
— Et que devrais-je faire, à présent, pour en revenir à mes propres soucis ? demanda-t-elle avec un faible sourire.
— Officiellement, vous devriez vous présenter au Q.G. local de l’Organisation Mondiale de la Santé et passer les tests. Puis ils vous enverront à Oulan-Bator ou peut-être à Hong Kong pour y être correctement entraînée. Mais je dirais plutôt : prenez un peu de temps pour vous habituer à cette perspective avant d’aller vous présenter.
— Vous paraissez affreusement sûr que je vais y aller. Et pourtant je crois que si je vous demandais de n’en parler à personne vous accepteriez.
— Bien entendu. Seulement, au bout d’un certain temps vous seriez mécontente de votre maladresse. Vous vous sentiriez frustrée par des choses que vous ne sauriez deviner. Et un jour, vous iriez demander à apprendre à utiliser pleinement votre talent. À présent, je veux que vous fassiez quelque chose pour moi. Descendez et appelez l’hôpital où ils ont emmené Rudi, c’est l’Hôpital Général. Il est sans doute encore sous sédatif. Demandez si nous pouvons… excusez-moi. Êtes-vous occupée, ce matin ? (Elle secoua la tête.) Demandez-leur si nous pouvons le voir, si vous voulez bien venir. Dites que je suis Gerald Howson, docteur Psi d’Oulan-Bator. Ils vont se battre pour que je vienne.
— Pourquoi les appeler, alors ?
Il la regarda fermement.
— Je veux leur donner une chance d’apprendre que je suis un nabot avec une jambe atrophiée et non un surhomme musclé. C’est moins douloureux ainsi.
Rudi Allef reposait dans son lit d’hôpital, un arceau soutenant les couvertures au-dessus de son ventre blessé. Il n’était pas inconscient, mais il ressentait essentiellement la douleur. Les sédatifs l’avaient atténuée au niveau d’une rage de dents, de telle sorte qu’il pouvait par instants la négliger et former des pensées cohérentes ; mais la plupart du temps, cet effort ne lui semblait pas valoir la peine.
Lorsque Howson s’approcha, il gisait, immobile, les yeux étroitement fermés.
L’atmosphère et l’aspect de ce lieu ressemblaient beaucoup à ce qu’il connaissait à Oulan-Bator, songea Howson. Mais la déférence ostentatoire avec laquelle on le traitait, lui, docteur Psi d’Oulan-Bator, lui rappelait qu’il était un étranger. La moitié de l’équipe avait voulu le suivre dans la chambre de Rudi, mais il s’était fâché pour la première fois depuis longtemps et n’avait accepté d’être accompagné que par le chirurgien qui avait opéré Rudi et l’infirmière en chef, et naturellement Clara.
Il savait qu’elle était mal à l’aise. À présent qu’elle avait conscience de son don, elle était plus apte à recevoir les impressions qu’il lui fournissait, et elle n’avait pas encore appris à se concentrer sur le courant souterrain de la guérison, caché par l’omniprésente sensation de souffrance. En souvenir de ses propres débuts, il lui prêta mentalement un peu de confiance en soi.
Ils pénétrèrent dans la salle. Des paravents étaient dressés autour du lit où reposait Rudi, un tube de caoutchouc fixé à son bras, c’était la fin de la dernière des nombreuses transfusions qu’il avait subies.
L’infirmière écarta le paravent, laissa passer les visiteurs et le remit en place. On avait préparé une chaise près du lit pour Howson. Maladroitement, à cause de la taille normale du siège, il s’y installa et scruta l’esprit de Rudi. En même temps, il posait des questions au chirurgien.
— Quel était son état quand vous l’avez opéré ?
— Mauvais, répondit le chirurgien, une femme d’une quarantaine d’années au maintien raide. Il serait mort, si vous n’étiez pas intervenu immédiatement. C’est une chance que vous ayez été là, Dr Howson… J’ignorais que les télépathes curatifs recevaient une formation médicale complète.
— Je n’en ai reçu aucune, répondit Howson. Je n’avais jamais fait plus que mettre un pansement sur une coupure.
Il pouvait sentir la colère monter en elle ; non seulement ce petit infirme est doté de pouvoirs supérieurs, pensait-elle, mais il peut aussi faire mon boulot sans avoir appris, sans danger, et se vanter de son succès !
— Ce n’est pas une belle pensée, dit doucement Howson. Je regrette, mais vous le savez !
Clara qui avait écouté, abasourdie, intervint brusquement :
— Si vous aviez vu ce que cela lui a coûté ! La souffrance qu’il a…
Clara ! Cette simple pensée d’avertissement interrompit ses paroles précipitées.
— Bien, dit-il à voix haute. Puis-je avoir un peu de silence ?
Rudi…
La silhouette dans le lit remua très légèrement. Ce fut le seul indice visible de réaction. Mais à l’intérieur de sa tête, il répondait :
Que voulez-vous, salaud qui êtes venu vous interposer ?
Je vous ai sauvé la vie, Rudi.
Pourquoi ? Pour que j’endure une douleur pareille ? Vous m’y avez condamné quand vous vous êtes interposé et vous m’avez empêché de faire ce que je projetais.
Howson prit une profonde inspiration. Il avait dit précédemment à Clara qu’un télépathe projectif pouvait mentir de façon convaincante ; à présent, il rassemblait des forces pour prouver le contraire – à savoir qu’il pouvait dire la vérité et être aussi convaincant.
Je sais, Rudi. Je peux ressentir cette douleur aussi vivement que vous. Vous vous rappelez ? Je suis conscient de ce que je vous ai fait. À présent, je dois vous donner quelque chose en compensation ; le bonheur ou la satisfaction. Tout ce que vous désirez et que je peux vous faire obtenir. Sinon, comment ma conscience me traiterait-elle ?
Tout l’esprit était impliqué dans cela. Derrière les projections verbales, Howson fournissait doucement, automatiquement, un reflet de la souffrance de Rudi, filtrée par son propre esprit, sa propre personnalité.
Une lueur d’incrédulité :
Mais vous n’êtes rien pour moi. Nous sommes des étrangers, et aujourd’hui nous aurions dû nous trouver à des milliers de kilomètres l’un de l’autre.
Chacun est quelque chose, pour nous autres télépathes. Et derrière cela qui était trop complexe pour être formulé par des mots, Howson éprouva consciemment cette sensation à quoi il ne pensait jamais, parce qu’elle faisait partie de lui-même en permanence – cette sensation qui fait la qualité particulière de l’existence d’un télépathe : les besoins, les désirs, les manques de millions d’individus, multipliés à l’infini comme dans une galerie de miroirs.
C’était à cause de cela que les télépathes devenaient psychiatre, pacificateur, thérapeute, arbitre.
C’était aussi pour cela qu’aucun télépathe ne pouvait être antisocial. Aucun télépathe ne pouvait envoyer d’autres hommes à la chambre à gaz, ou les annihiler dans une guerre atomique. Les télépathes étaient trop humains pour avoir abandonné toute recherche du pouvoir, mais pour en jouir il leur fallait prendre le chemin solitaire de la folie. Dans le monde réel, ils éprouvaient la souffrance de leurs victimes et ne trouvaient pas de plaisir dans la cruauté.
C’était la vérité nue.
Pourquoi avez-vous fait ça, Rudi ?
Image complexe d’insatisfaction dans le travail qu’il accomplissait ; dans l’accueil qui lui était réservé ; dans l’incompréhension des autres. Problèmes d’argent, à cause de la suppression de sa bourse. Problèmes émotionnels : il avait besoin d’être aimé et accepté par une femme. Il était agréable et sympathique, mais cela n’avait pas suffi à lui faire rencontrer une partenaire adéquate. Il en avait essayé beaucoup et la dernière s’était montrée cruelle. Et le masque qu’il avait adopté pour se protéger du monde extérieur s’était révélé inefficace : les autres ne pouvaient pas le traverser et n’avaient par conséquent aucune idée du tourbillon de chagrin et de frustration qui habitait son esprit ; ils avaient été brusques, inattentifs, avaient rouvert sans s’en rendre compte de vieilles blessures.
Alors il avait pris le couteau et désiré l’oubli.
Mais Howson pouvait voir sous le masque. Il rejeta ce qui était superficiel, par exemple le problème d’argent, et plongea droit sur le facteur central. Le travail de Rudi.
Qu’est-ce que c’est que ce travail ?
Chaos, effort. Au-dessous, très profondément, le désir de créer et d’engendrer. Un désir étonnamment féminin, qui rappela à Howson certaines pulsions qu’il avait rencontrées dans l’inconscient profond de femmes isolées et frustrées.
Mais l’inconscient de Rudi ne savait dire que son désir de création. Il n’expliquait pas la nature de son activité créatrice, ni la façon dont son esprit conscient s’en tirait. Howson recula. Il avait le corps raide et courbatu. Sa chaise remplaçait mal la couche spéciale sur laquelle il travaillait d’habitude.
— Il y a trop de douleur, dit-il au chirurgien. Peut-il supporter une injection locale dans la paroi de l’estomac ?
Sur ces entrefaites, ajustant sa vraie vision physique, il vit que l’infirmière avait déjà rejeté les draps et s’apprêtait à faire la piqûre. Il se retourna vers Clara. Elle comprit la question avant qu’il la formule, et hocha la tête.
— Vous m’avez parlé des surveillants de thérapie. Alors j’ai… j’ai déjà demandé qu’on lui donne l’anesthésique.
Howson ressentit une profonde gratitude, qu’il projeta sans réfléchir, et Clara rougit.
— L’anesthésique fait son effet, Dr Howson, dit doucement le chirurgien.
— Bien. (Avec effort, Howson retourna à sa tâche.)
Rudi !
Oui ?
C’était une interrogation mêlée d’acceptation, à présent que Rudi avait senti la puissance du télépathe. Howson s’attaqua au travail consistant à éclaircir ce qui n’était pas clair pour Rudi lui-même.
De son désir fondamental de créer surgissaient les raisons pour lesquelles il ne pouvait trouver de satisfaction dans l’écriture, la peinture, la sculpture, toutes les choses où le créateur est séparé de son public. Rudi était incapable de se satisfaire en créant une chose que d’autres apprécieraient plus tard, ailleurs. La réaction des autres nourrissait et renouvelait son désir de créer, comme un « bon public » nourrit un acteur et élève son interprétation vers de nouveaux sommets.
Mais Rudi ne pouvait pas non plus être un acteur, parce que c’était de l’interprétation. De même la danse ; de même la quasi-totalité des autres formes d’art où il y avait un contact direct. Essentiellement, c’était la musique qui l’attirait le plus. Et…
Et Howson se trouva au sommet d’une pente vertigineuse, perdit pied et bascula, dévala au milieu d’une jungle d’expériences sensorielles entrelacées, vaste et inexplorée.
L’esprit de Rudi Allef était presque aussi différent d’un esprit ordinaire que celui de Howson, mais dans une direction différente. Les correspondances de ses sensations étaient illimitées. Howson avait l’expérience d’esprits dotés d’une audio-vision rudimentaire – ceux pour qui des sons musicaux évoquent des couleurs et des images – mais comparé à ce qui se passait dans l’esprit de Rudi, c’était infantile.
Comme un nageur qui lutte dans un torrent, Howson lutta pour trouver un point fixe dans le flux rugissant de ses souvenirs.
Des images surgissaient : Une voix / velours / les griffes d’un chaton / pourpre / fruit mûr… Sirène de bateau / brouillard / acier / gris / jaunâtre / froid / insécurité / deuil… Un accord usuel en fa majeur au piano / enfance / bois / noir et blanc tissé d’or / haine / quelque chose qui brûle / pression sur le front / honte / raideur des poignets / fluidité / arrondissement des formes…
Cette association-ci n’avait pratiquement pas de fin. Howson se retira un peu, puis essaya de nouveau.
Il marchait dans une forêt de fougères de trente mètres de haut que broutaient des animaux gigantesques ; il était assez fatigué, comme s’il avait fait un long trajet, et le soleil était très chaud. Mais il arriva à un cours d’eau bleue et devint un banc de glace dansant sur un doux courant, et fondant lentement pour se mêler à l’eau. Lui/l’eau plongea dans un précipice ; le heurt des rochers fut agréable car à présent il se tenait en retrait et observait l’écume blanche en même temps qu’il rebondissait et se défaisait et les embruns se diffusèrent dans l’espace et la noirceur et il y avait très loin en bas une sensation de chaleur et de rouge, invisible mais perceptible (infra-rouge ?) comme s’il se trouvait sur un monde sans air avec un soleil rouge, un soleil rouge géant qui rampait à l’horizon et se transformait en une chose à quatre pattes, galopant sur une plaine noire sans fin qui n’avait que quelques mètres de largeur et autour de quoi des géants, impassibles, allaient à leurs affaires avec des pas discrets et des voix basses…
Et tout le temps il entendait un orchestre.
Howson se sentit très fatigué. Quelqu’un le giflait doucement avec une serviette trempée dans l’eau glacée. Il ouvrit les yeux. Il était toujours assis au chevet de Rudi.
— Ça va ? demanda anxieusement Clara. Vous étiez effrayé ?
— Combien de temps suis-je resté ?
— Près de trois heures, répondit le chirurgien en consultant sa montre.
— Moins que je pensais, mais vous avez bien fait de me rattraper.
Howson se leva et fit quelques pas pour se désankyloser. Il jeta un coup d’œil à Clara.
Qu’est-ce que vous en dites ?
Je ne sais pas trop… Beaucoup de peur.
La vôtre.
Howson fronça les sourcils. Il se tourna vers le chirurgien.
— Merci de m’avoir laissé l’étudier. J’espère que je ne l’ai pas épuisé. Voulez-vous voir comment il a supporté ça, et me dire dans combien de temps il pourrait subir une thérapie télépathique totale ?
La femme examina Rudi, vivement et soigneusement.
— Il semble avoir très bien supporté l’aventure. Il devrait être assez robuste, disons dans une semaine ou dix jours.
Howson réprima sa déception. Il voulait s’attaquer aussitôt que possible au fascinant esprit de Rudi. Mais puisqu’il fallait attendre…
Ils trouvèrent un restaurant près de l’hôpital et firent suivre leur repas de plusieurs tasses de café tandis que Howson classait ses souvenirs de l’esprit de Rudi et les donnait à examiner à Clara. La tension prolongée finit par brouiller le sens télépathique de la jeune fille et ils passèrent à l’expression verbale.
— Dans un sens, dit Howson, un télépathe est le seul public idéal pour Rudi. Mais consciemment, il serait satisfait s’il pouvait créer une reproduction objective passable de ses images mentales, à quoi le public pourrait ajouter ses propres associations d’idées. Ce qu’il ne peut pas supporter, c’est que personne n’avait compris exactement vers quoi il tendait.
— Jusqu’ici.
— Jusqu’à moi. Posons le problème concrètement. Vous m’avez dit qu’il a eu une histoire avec les autorités universitaires. Je suppose qu’il faisait des expériences quelconques, pas celles que les autorités voulaient lui voir faire.
Clara hocha la tête.
— Mais ils auraient encore toléré ça. Les ennuis ont vraiment commencé quand il s’est fait aider par Jay Horne. À leur avis, il s’est mis à abuser du temps de Jay et à interférer avec le travail de Jay, qui leur était beaucoup plus accessible. Ils l’ont averti et c’est ce qui a déclenché la bagarre et amené la suspension de sa bourse. C’est du moins ce que Charma m’a dit ; je la connais depuis plus longtemps que Jay.
— Je vois. S’il a enrôlé Jay pour l’aider, c’est qu’il avait déjà limité son ambition au minimum. Il a rejeté la plupart des associations sensorielles qu’il faisait lui-même et s’est dit qu’il pouvait au moins susciter des images de couleurs et de mouvement. Je ne sais pas exactement quel était le travail de Jay, à part ce que Rudi m’en a dit, mais j’ai eu l’impression qu’il ne le tenait pas en haute estime.
— Mais si. Il ne tient pas Jay lui-même en très haute estime, ça n’est pas la même chose.
— Mmm. (Howson se frotta le menton.) Clara, allons voir les Horne. Il y a des choses que j’ai besoin de savoir avant d’attaquer une thérapie sur Rudi.
— Vous disiez que vous étiez en vacances, observa timidement Clara.
— À l’hôpital d’Oulan-Bator, un type m’a demandé pourquoi je n’utilisais pas mes dons pour ma propre satisfaction, fit Howson avec une pointe d’amertume. Eh bien, c’est ce que je vais faire. Je ne peux pas nier que j’attends avec impatience le moment où Rudi Allef me remerciera de ce que j’ai fait pour lui. Mais il faut d’abord que je trouve ce que je peux faire. Allons-y.
Jay et Charma habitaient un deux-pièces au sommet d’un vieil immeuble de Grand Avenue. L’air était plein de poussière provenant des chantiers de démolition proches. Quand les visiteurs arrivèrent, Charma tentait de faire le ménage malgré ce surplus de poussière, sous un feu roulant de critiques que lui lançait Jay, soucieux de ses chers appareils. Howson et Clara échangèrent un coup d’œil ; ils percevaient la querelle avant même d’être entrés.
Ils frappèrent pourtant et on les introduisit, et quand Charma eut dégagé deux chaises et fait surgir une cafetière de la cuisine apparemment dévastée, Howson se rendit compte qu’il percevait chez le couple, sous les frictions perpétuelles et superficielles, une harmonie. Il en fut plutôt déconcerté, mais c’était évidemment un système qui fonctionnait.
Il réprima l’envie d’explorer plus avant et exposa le but de la visite. Il avait presque fini lorsqu’il se rendit compte que Jay et Charma ne savaient ni l’un ni l’autre, jusqu’ici, qui il était réellement. Il l’expliqua, se demandant quelle serait leur réaction.
— Sapristi ! fit Jay, les yeux arrondis de stupeur. Aux innocents les mains pleines ! Quand je pense à ce qui serait arrivé au pauvre Rudi, sans vous. Merci, Dr Howson. Il valait la peine qu’on le tire de là. Il va quelque part, même s’il me tape parfois sur les nerfs.
— Appelez-moi Gerry, dit Howson, soulagé d’être accepté aussitôt. Quoi qu’il en soit, je suis venu ici en espérant voir quelque chose de ce que Rudi et vous fabriquiez ensemble.
— Pas de problème. Charma, mon chou, si tu dégageais le piano et si tu nous sortais ce truc qu’on regardait hier. Je vais brancher les gadgets.
Sur un côté de la pièce petite et encombrée, il y avait un piano droit. Howson ne l’avait pas remarqué, à cause du fouillis de fils et d’appareils électriques dont il était couvert. Quand Charma le dégagea, il vit que ce n’était pas un piano tout à fait ordinaire : il avait deux claviers supplémentaires, l’un qui commandait un orgue-simulateur et l’autre relié à une batterie de bandes magnétiques, chacune avec sa tête de lecture.
— C’est pour les effets spéciaux, expliqua Jay en parcourant la pièce et en fermant des interrupteurs ici et là. Et voilà mon chouchou personnel…
Il ôta le couvercle de bois d’une grande boîte de verre semblable à un aquarium, au fond de quoi une flaque de liquide luminescent luisait faiblement. Une rangée de lumières colorées courait de chaque côté de ce réservoir.
— Extinction, dit Jay en prenant place devant un panneau électrique semblable à une herse.
Charma tira les rideaux et l’obscurité se fit. À la lueur étrange du liquide verdâtre, Howson la vit s’asseoir au piano.
— Observez le réservoir, fit Jay d’une voix brève. O.K., mon chou… Un, deux, trois…
Une suite d’intervalles irréguliers se succéda sur le clavier et se termina dans un remous de cloches issu d’une des touches spéciales ; des formes s’esquissèrent dans le réservoir de verre : multicolores, réagissant vaguement et hasardeusement à la musique. En quelques secondes, elles se firent précises, et des carrés bien nets et durs suivirent des accords nets et durs.
Attentif, Howson crut discerner une ressemblance superficielle et infidèle avec certains éléments qu’il avait vus dans l’esprit de Rudi, mais tout ceci était bien rudimentaire à côté de la masse de corrélations saisissantes et profondes qu’il avait perçues quelques heures auparavant ! La musique s’arrêta.
— C’est tout pour ce morceau-ci. Ouvre les rideaux, tu seras un ange. (Tandis que Charma redonnait de la lumière, Jay se tourna vers Howson et leva un sourcil interrogateur.)
— C’est habile, dit Howson. Mais c’est beaucoup trop limité pour une interprétation vraiment ambitieuse.
Jay eut l’air ravi.
— C’est exactement ce que j’ai dit. J’ai fabriqué presque tout ce que Rudi m’a demandé, parce que c’est un artiste authentique et je suis une espèce de ferrailleur. Mais il m’a bougrement pris mon temps, et notre collaboration n’a pas été très joyeuse. Si vous voulez venir à côté, je vais vous montrer ce que je fais personnellement.
Dans l’autre pièce se trouvaient des douzaines de réservoirs alignés sur des étagères, certains poussiéreux, tous obscurs et insignifiants. Jay alla à un tableau électrique et brancha une fiche.
— Mes « feux d’artifice humides », comme ma femme bien-aimée s’obstine à les appeler, murmura-t-il. Regardez, voilà mon petit dernier.
Il brancha le fil sur une autre prise, sous un des plus gros réservoirs. Une faible lumière parut ; après un instant, elle s’intensifia, et un flux de bulles opalescentes se mit à traverser le réservoir, montant et descendant. Des axes verts, jaunes et bleus formèrent une série de bouches irrégulières et gracieuses. Puis apparut un carré rouge vif qui emplit presque le récipient et disparut. Les courbes multicolores continuaient.
— Ça n’est jamais deux fois la même chose, fit pensivement Jay. C’est comme un kaléidoscope. C’est à ça que ça ressemble le plus, en fait.
— C’est beaucoup plus réussi que ce que vous avez fait avec Rudi, dit Howson. Mais les possibilités sont moins vastes.
— Je poursuis un but très simple. Je veux simplement produire du mouvement et de la couleur qui soient… eh bien, beaux. Ou affreux, d’ailleurs. Mais en tout cas, je sais ce que je cherche, moi. J’ai parfois eu l’impression que Rudi ne sait pas ce qu’il cherche. Je veux dire, j’ai suivi ses instructions à la lettre, j’ai passé des heures à obtenir le moindre effet, et je l’ai vu se mettre dans tous ses états parce que ce n’était pas ce qu’il voulait, en fin de compte.
— Ça ne m’étonne pas. Les impressions sensorielles de Rudi sont tellement liées que je doute qu’il puisse simplement visualiser une chose. Il entend un accord de piano et il le relie immédiatement à… disons le goût et la texture d’une tranche de pain, la couleur d’un ciel d’orage et l’odeur de l’eau stagnante ; plus une sensation physique d’angoisse et des fourmis dans le bras gauche. Tout ça s’associe à d’autres idées. Résultat : le chaos ! Il ne peut sans doute pas isoler les divers éléments. Il les mélange tous et personne d’autre ne pourrait les saisir tous à la fois et obtenir les mêmes corrélations que lui.
— Sauf vous, dit Clara.
— Oui, sauf moi ou un autre télépathe… Jay, quelles sont les possibilités de vos gadgets dans l’autre pièce ?
— À part les limites évidentes imposées par le temps de réponse, et le fait que l’appareil est petit, bien sûr, c’est à peu près inépuisable. On a travaillé dessus, de temps en temps, pendant presque un an. En ce moment, c’est programmé pour une structure particulière, mais on peut aussi l’actionner à la main.
— Je vois. Bon. Laissez-moi réfléchir. (Howson s’appuya du coude à une étagère vide et ferma les yeux, sachant que Jay et Charma supposeraient qu’il pensait seulement pour lui-même. Au lieu de quoi…)
Clara ! Dites-moi une chose. Pourquoi vous intéressiez-vous tellement à Rudi si vous le connaissiez à peine ?
Eh bien… (Sensation d’embarras et d’incertitude.) Je suppose qu’il me faisait de la peine…
Soyez franche avec moi. C’est plus important que cela, non ? Vous le trouvez séduisant, n’est-ce pas ?
Ou-Oui…
En fait, vous aimeriez le connaître bien plus. Et l’idée que vous pourriez finir par tomber amoureuse de lui vous a traversé l’esprit, non ?
Espèce de voyeur ! (Mais elle n’était pas vraiment agacée ; manifestement l’idée lui paraissait très acceptable.)
Howson sourit comme le Chat de Chester. Il ouvrit les yeux et se tourna vers Jay.
— Pouvez-vous prendre le temps de travailler encore un peu sur cet engin ? (Et comme il marquait une légère hésitation, il poursuivit vivement :) Écoutez, cela vous sortira de l’impasse où vous êtes avec Rudi. Je suis d’accord avec vous, il va quelque part. Si on lui donne sa chance, il pourrait quasiment créer un nouveau débouché à l’expression artistique. Ça ne se fera pas du jour au lendemain. Il faudra du temps et suffisamment d’intérêt public pour qu’on lui donne les moyens d’intégrer la vue, le son, les odeurs, peut-être même des matériaux plus complexes. Mais ce dont il a besoin tout de suite, c’est surtout l’espoir. Et je crois savoir comment lui donner cela.
Rudi !
Howson sentit l’esprit se crisper un peu, puis se rappeler.
Rudi, pensez à votre musique.
Comme si l’on avait ouvert des vannes, une vague de son imaginaire se déversa dans la conscience douloureuse de Rudi. Howson lutta pour la canaliser et la maîtriser. Quand il eut acquis le maximum de maîtrise dont il avait besoin, il fit signe à Clara.
Le réservoir (il avait fallu quatre hommes pour le transporter dans la chambre) s’éclaira. Clara, le visage tendu, actionna les commandes. Howson suggéra à Rudi d’ouvrir les yeux. Il vit…
Jay et Charma, bien sûr, ne pouvaient entendre la musique qui faisait rage et palpitait dans l’esprit de Rudi. Mais Howson le pouvait, et aussi Clara, et c’était l’important.
Ils avaient passé la semaine à faire des expériences, à s’entraîner et à se perfectionner. À présent la rapidité de réponse du réservoir était phénoménale, et Jay avait improvisé des commandes nouvelles, plus simples, qui rendaient l’appareil aussi polyvalent et facile à utiliser qu’un orgue. Et Clara…
Durant les heures qu’ils avaient passées ensemble, Howson s’était quelquefois demandé si c’était elle qui avait des capacités particulières, ou si lui-même était un remarquable instructeur télépathe ; en tout cas elle lisait les fantastiques projections de Rudi, les décodait et les convertissait en images visuelles aussi vite que Rudi les formulait.
Tandis que le jeune homme observait le réservoir, l’émerveillement se lisait sur son visage. Jay et Charma qui n’entendaient pas la musique à quoi réagissait Clara, étaient presque saisis. Et Howson était bouleversé de joie.
Des montagnes se formaient dans le réservoir, déformées comme par une contre-plongée, mauves et impressionnantes ; des brouillards s’amassèrent sur les sommets, une avalanche gronda dans une vallée environnée d’embruns de neige, tandis qu’un thème de cor anglais, lointain et mélancolique, faisait place dans l’esprit de Rudi à un cataclysme de sons orchestraux et de bruits non musicaux. Le réservoir se brouilla ; un filet de fumée s’éleva d’un branchement et Jay poussa une exclamation et bondit en avant.
C’était fini.
Espérant que la panne n’avait pas gâché le plaisir de Rudi, Howson se tourna vers le lit. Le jeune homme luttait pour se redresser, le visage radieux. Howson interrompit ses balbutiements de gratitude.
— Inutile de me remercier. Je sais que vous êtes content ! Vous étiez idiot de penser à abandonner alors que le succès était à votre portée, non ?
— Mais il n’était pas à ma portée ! protesta Rudi. Sans vous… et Clara, bien sûr… Mais… mais bon sang, ce n’est pas un succès si je dois m’appuyer sur vous.
— Sur moi ? (Howson fut sincèrement stupéfait.) Oh ! Vous croyez que je projetais vos images à Clara !
Il expliqua sommairement ce qui s’était passé en réalité. Le soulagement envahit le visage de Rudi, mais s’effaça comme il se tournait vers Clara.
— Clara, qu’est-ce que tu en dis ? Tu ne veux pas être indéfiniment mon interprète, bon sang !
— J’aimerais l’être un petit moment, répondit-elle timidement. Mais il ne sera pas nécessaire de procéder toujours ainsi. Gerry dit que le travail que nous pouvons faire ensemble intéressera suffisamment les gens pour leur montrer ce que tu recherches réellement, de sorte que tu pourras bientôt travailler avec tout un orchestre. Et tu peux apprendre à utiliser toi-même l’appareil. Jay l’a tellement simplifié qu’il m’a seulement fallu quelques heures pour m’y adapter. Et finalement…
En silence, elle fit appel à Howson qui réagit en projetant directement dans l’esprit de Rudi l’avenir qu’il envisageait pour lui.
… Une salle, vaste, obscure. Au fond, des lumières luisaient sur des instruments, et l’on entendait les musiciens tourner des pages et s’accorder. Le silence fut rompu par les premières mesures de l’œuvre de Rudi. L’obscurité fit place, à l’intérieur d’une gigantesque reproduction du petit réservoir de Jay, à un flux d’images vives, multicolores et fluides correspondant à la musique. La réaction du public était perceptible, presque tangible, et la magnificence des images se nourrit à son tour du plaisir qu’elles provoquaient.
Howson s’arrêta et vit que Rudi avait les yeux fermés et les mains crispées sur son drap. Il se leva et fit signe à ses compagnons. Ils quittèrent silencieusement la chambre, laissant à Rudi la vision de son ambition assouvie.
Plus tard, chez Jay et Charma, ils burent pour célébrer leur succès.
— Vous… vous n’avez pas exagéré du tout, n’est-ce pas, Gerry ? demanda Clara avec timidité après qu’ils eurent bu une douzaine de fois à sa santé.
— Pas beaucoup. Oh, peut-être un petit peu. Je veux dire, il faudra peut-être vingt ans pour qu’il obtienne le genre de succès mondial que je lui ai promis. Mais, bon sang, il devrait y arriver. Rudi possède un don aussi exceptionnel à sa façon que le vôtre ou le mien. Désolé, vous deux, ajouta-t-il à l’adresse de Jay et de Charma. Je ne voulais pas avoir l’air vaniteux.
Jay haussa les épaules.
— Je ne nie pas que j’aimerais avoir un don spécial, comme vous autres ; mais bon Dieu, ça doit aussi être un sacré crève-cœur. Je crois que je réussirai dans ma petite branche, et je doute que j’aie à subir les frustrations à quoi vous avez droit, Rudi et vous.
— Je suis content que vous le preniez comme ça, dit pensivement Howson. Et… voyez-vous, j’ai réfléchi à la question et je crois que je peux vous ouvrir un marché pour tous les mobiles fluides que vous voudrez construire. Ils inspirent une espèce de fascination reposante… Qu’est-ce que vous diriez si je vous recommandais à mon directeur et si je l’intéressais à l’idée de les utiliser à la place des mobiles ordinaires et des aquariums de poissons tropicaux dont on se sert dans les établissements psychiatriques, en particulier pour les enfants autistiques ? Vous ne trouvez pas que ce serait avilissant pour votre art, non ?
— Seigneur non ! Qu’est-ce que vous pensez que je veux être ? Un nouveau Michel-Ange ? Je suis un décorateur, c’est tout.
— Et même s’il s’imaginait être un génie, fit ironiquement Charma, je le guérirais assez vite de son illusion. Un million de mercis, Gerry. J’avais pratiquement abandonné tout espoir de tirer quelque chose de ces feux d’artifice humides. (Puis elle regarda directement Howson.) Et vous ? Que retirez-vous de tout ceci ? Ce ne serait pas juste qu’il n’y ait rien pour vous.
— Moi ? (Howson gloussa.) Je possède à peu près tout. Le fait que je me rende compte seulement maintenant que je le possède depuis des années ne me rend pas moins joyeux. Voyez-vous… Eh bien, Rudi, pour ainsi dire, vient de donner son premier concert public. Je crois que je peux me lancer et donner le mien.
Il attendait cet instant avec impatience. En vérité, il avait eu du mal à se refréner si longtemps. Il propulsa doucement son esprit en avant et se mit à raconter une histoire.
Comment avait-il pu être aussi aveugle ? Comment avait-il pu échouer à se rendre compte que la solution à son problème était là, devant son nez ?
Lui, Gerry Howson, il avait davantage de puissance dans sa voix télépathique que quiconque auparavant, même Ilse Kronstadt. Pourquoi dès lors s’enfermer avec son public dans un groupement catapathique, empêchant ainsi le monde extérieur de rompre le flux de fantasmagorie ? Tout ce dont il avait besoin, c’était d’une concentration à peu près aussi profonde que celle atteinte d’un commun accord par les gens, lorsqu’ils sont pris par une brillante interprétation dramatique ou musicale.
Il suscita une rêverie simple, un conte de fées, avec des images, des sons, des odeurs, des sensations tactiles, des émotions, tout cela tiré de l’immense réserve de souvenirs réels et irréels dont l’avait pourvu sa connaissance intime de tant d’esprits autres que le sien. Ce n’était qu’un essai, bien sûr. Pour l’instant, c’était suffisant.
Son public revint lentement à la réalité présente, les yeux brillants, et il sut qu’il avait gagné.
Et maintenant ?
Peut-être un voyage autour du monde pour ajouter la connaissance de la réalité à la connaissance qu’il avait des rêves des autres et de leurs cauchemars et de leurs imaginations. Il allait tirer quelque chose ici, et quelque chose là, des consciences asiatiques, européennes, américaines… le monde entier lui était ouvert.
Il sourit et se versa à boire.
Comme d’habitude le stade était bondé au maximum. Les occasions étaient rares où Gerald Howson invitait le public à l’entendre « penser tout haut », de sorte que toutes les places étaient prises aussitôt que l’événement était annoncé ; Howson faisait en sorte que cette activité n’entre jamais en conflit avec son travail au centre d’Oulan-Bator. Mais chaque fois qu’il en avait le loisir, il avisait telle ou telle ville disposant d’un local ou d’un espace convenable, et les gens venaient de mille kilomètres à la ronde. En deux ans il s’était fait une réputation sur tous les continents.
Ce soir il avait eu un public plus nombreux que jamais : près de cinq mille personnes. À présent les spectateurs se dirigeaient vers les sorties, et Howson recevait (et négligeait) l’inévitable onde de gratitude émanant d’auditeurs distingués. Comme toujours il lui fallait expliquer qu’il n’était nullement fatigué par son effort ; peut-être ferait-il bien d’expliquer en fin de spectacle qu’il pratiquait cette activité au moins en partie pour se délasser après une période de dur travail. Il ne se sentait jamais aussi détendu et heureux qu’après une de ses rares apparitions en public.
Ce soir il avait galopé d’idée en idée, tantôt « parlant » au public de son travail, tantôt transmettant les pensées d’une personne normale et heureuse, aux Indes, au Venezuela, en Italie, dans bien d’autres lieux où il avait accumulé du matériel. C’était devenu un numéro de virtuose ; souvent, il improvisait à partir des réactions de l’auditoire, donnant à ceux qui étaient initialement solitaires ou malheureux la fierté d’être remarqués. Et toujours, s’il y avait parmi les personnes présentes quelqu’un qui souffrait d’un problème insupportable, Howson découvrait quelqu’un d’autre – généralement un officiel puissant – et lui transmettait une impulsion à agir de telle sorte que le problème serait résolu.
Ilse, Ilse ! Si vous aviez découvert ça vous ne seriez pas morte avec un tel regret au cœur !
— Gerry, dit doucement Pandit Singh à travers le brouhaha léger des voix. Gerry, il y a ici quelqu’un que tu devrais recevoir.
Salut, Rudi. Je savais que tu étais là. Donne-moi juste une minute pour me débarrasser de tout ce monde !
Une suggestion silencieuse éloigna de lui les badauds et il put se diriger vers Rudi et lui serrer la main. Clara était là et il la salua avec tendresse.
Comment vas-tu ?
Très bien ! Tu vas me voir beaucoup, à présent : je commence le mois prochain mon entraînement comme surveillante de thérapie à Oulan-Bator.
Magnifique !
— Salut, Gerry, fit Rudi, inconscient de cet échange mental. (Il paraissait comme gêné.) Tu as été merveilleux.
— Je sais, dit Howson en souriant. (Il semblait pour Rudi presque méconnaissable, tant il était transfiguré par son assurance neuve.) Quand est-ce que tu te mets au show-business ?
— Je donne ma première représentation dans quelques semaines. Je suis principalement venu pour t’inviter et m’assurer que tu viendras. Si tu n’es pas libre, je repousserai la date. Je tiens absolument à t’avoir à ma première.
Rudi jeta à Pandit Singh un regard de biais et une légère rougeur colora ses pommettes.
— Gerry…, reprit-il. J’ai discuté avec le Dr Singh, à ton sujet, et j’ai beaucoup appris sur ta… ton infirmité. Je ne connais pas grand-chose à la médecine ou à la thérapie, mais il semble que j’ai eu une idée qui n’est pas si aberrante que je le craignais. Eh bien… Comme je comprends les choses, ton problème est qu’un secteur de ton cerveau, qui devrait s’occuper de l’entretien de ton corps, a été supplanté dans son développement par ton organe télépathique.
— En gros, c’est ça, approuva Howson. (Il observa le visage de Rudi, mais la tension qu’on y lisait l’empêcha de prévoir ce qui allait être dit ensuite. Une prémonition sourde traversa son propre esprit.)
— Eh bien, ce que je pensais, c’est… si tu peux transférer pratiquement n’importe quoi d’un autre esprit au tien, est-ce que tu ne pourrais pas pour ainsi dire emprunter un secteur de mon cerveau pour remplacer ce qui te manque ? Vois-tu… (Rudi parlait maintenant avec précipitation.) Je te dois tout, y compris la vie, et j’aimerais faire quelque chose d’aussi important en retour.
Le monde tourbillonnait autour de Howson. Il se tourna vers Pandit Singh, demandant muettement si la chose était possible.
— Je n’ai guère eu le temps d’y réfléchir, dit Singh. Mais à première vue, je ne vois aucune raison de ne pas essayer. Il en résultera peut-être que ton apparence physique tendra vers celle de M. Allef, mais cela nous donnerait aussi l’espoir de pouvoir t’opérer, et que la cicatrisation soit normale. Peut-être même grandirais-tu. J’ai averti M. Allef qu’il devrait dans ce cas rester dans un lit d’hôpital aussi longtemps qu’il faudra, sans pouvoir rien faire et en éprouvant autant de douleur que s’il avait lui-même été opéré. Et la réussite n’est pas assurée…
— Mais je réclame le droit d’essayer, dit Rudi d’un ton ferme.
Howson ferma les yeux. Il ne pouvait qu’accepter, bien sûr, mais dans le moment même où il prononçait des mots de gratitude, il se rendit compte que c’était superflu. Que ses espoirs aboutissent ou non, que l’opération soit ou non un succès, ne comptait guère. Car à l’instant où Rudi avait fait son offre, lui, Gerald Howson, était devenu un homme total.