CHAPITRE 13 CELUI QUE L’ON N’ATTENDAIT PAS..
Le samedi 8 décembre, à neuf heures du soir, Morosini épousait l’ex-lady Ferrals dans la petite chapelle que la piété craintive d’une aïeule épouvantée par la peste de 1630 avait installée dans l’un des bâtiments du palais. Un sanctuaire à la fois sévère dans son décor de pierre nue et fastueux par la magie d’une Vierge de Véronèse qui souriait au-dessus de l’autel dans des atours de reine. Ce qui ne voulait pas dire que la cérémonie allait en être plus joyeuse.
Seule la mariée, très belle dans un ensemble de velours blanc orné d’hermine, avait l’air de vivre dans la lumière pauvre de quatre cierges dispensée sur une assemblée tout de noir vêtue comme le marié lui-même dont la jaquette ne portait aucune fleur au revers.
Les témoins d’Aldo étaient son ami Franco Guardini, le pharmacien de Santa Margarita, et Guy Buteau. La future princesse était assistée d’Anna-Maria Moretti – qui avait accepté par amitié pour Aldo – et du commendatore Ettore Fabiani mais le manteau de breitschwanz de l’une n’était pas plus gai que l’uniforme de l’autre. Solmanski regardait, un peu en retrait, et dans un coin Zaccaria se tenait debout, très raide, avec sur son visage une dureté qu’on ne lui connaissait pas. A ses pieds, Cecina portant un deuil ostensible priait, à genoux...
Tous deux avaient été ramenés au palais le matin même et en bon état : on n’avait pas commis la maladresse de les maltraiter mais une scène émouvante avait opposé Cecina à Morosini dès qu’ils s’étaient retrouvés face à face :
– Tu n’avais pas le droit d’accepter ça ! s’était-elle écriée. Même pour nous ! ... Tout est de ma faute ! Si j’avais su me taire, on ne nous aurait pas emmenés ! ... mais je n’ai jamais su me taire.
– C’est aussi pour ça que je t’aime ! Ne te reproche rien : si tu n’avais rien dit, Solmanski aurait trouvé autre chose pour m’obliger à épouser sa fille ! Ou alors on t’aurait emmenée quand même avec Zaccaria et peut-être aussi M. Buteau... Qu’est-ce qu’un mariage alors que vous faites partie de moi ?
Elle était tombée dans ses bras en sanglotant et il avait bercé un moment ce gros bébé désespéré tandis que Zaccaria, plus calme mais les larmes aux yeux, s’efforçait à l’impassibilité. Et quand elle s’était enfin écartée de lui, Aldo lui avait annoncé qu’il allait les installer tous les deux dans une maison achetée l’année précédente non loin du Rialto, en ajoutant qu’il ne voulait pas leur imposer, à elle surtout, un service qui leur serait désagréable. Mais, du coup, les larmes de Cecina séchèrent au feu d’une nouvelle poussée de colère :
– Qu’on te laisse tout seul ici avec cette empoisonneuse ? Tu veux rire, je suppose ?
– Pas exactement, fit Morosini à qui la gaieté de la chose échappait, et, une fois de plus, tu exagères ! Elle n’a jamais tué personne que je sache !
– Et son mari ? Ce mylord anglais dont la mort l’a envoyée en prison, tu es bien sûr qu’elle n’y est pour rien ?
– Elle a été acquittée mais je t’en prie, avant de refuser ma proposition, examine ce que sera la situation : la nouvelle princesse va vivre ici. Si tu restes, tu devras la servir...
– Vivre ici ? Où ça ? Dans la chambre de donna Isabelle ?
Aldo la prit par la main et l’entraîna vers l’escalier :
– Viens avec moi ! Toi aussi, Zaccaria...
Il les mena ainsi devant la double porte donnant accès à la chambre qui avait été celle de sa mère et où personne n’entrerait plus : clouées de chaque côté et croisées comme les hallebardes d’invisibles gardiens, deux longues rames de gondole aux couleurs des Morosini en condamnaient l’accès.
– Voilà ! Fulvia et Livia ont fait le ménage puis elles ont clos les volets et Zian, sur mon ordre, a fixé ceci. Quant à... donna Anielka, j’ai donné l’ordre de préparer pour elle la chambre aux lauriers réservée jusqu’à présent aux hôtes de marque...
Rendue muette un instant par l’émotion, Cecina retrouva sa voix pour demander :
– Toi aussi, tu vas y habiter ?
– Je n’ai aucune raison de quitter mon logis habituel.
– A l’autre bout de la maison ?
– Mais oui ! Nous partagerons le même toit mais pas le même ht.
– Et... le père ?
– Sauf pour la cérémonie de ce soir, il ne remettra jamais les pieds ici. Je l’ai exigé et il a accepté. Crois-tu pouvoir vivre dans ces conditions... même quand je serai absent ?
– Sois tranquille, je vivrai ! Et maintenant, je retourne à la cuisine. Chez moi ! Tant que j’y serai, tu pourras manger tranquille.
A présent, elle était là, dans sa robe de taffetas noir, une mantille sur la tête, priant avec une application passionnée qui creusait un pli entre ses sourcils.
L’échange des consentements fut une épreuve pour Morosini. Il promettait d’aimer sa compagne et, pour la première fois de sa vie, il faisait une promesse qu’il ne tiendrait pas. C’était une impression pénible qu’il s’efforça d’effacer en pensant que ce mariage n’était rien d’autre qu’une mascarade et le serment une simple formalité. Celle qui devenait sa femme n’en avait-elle pas dit tout autant lorsqu’elle avait épousé Eric Ferrals ? Avec le résultat que l’on sait. Aussi se demanda-t-il un instant ce qu’elle pouvait éprouver en ce moment, cette femme au visage d’ange, au corps de nymphe, qu’il n’avait même pas regardée ? Même quand leurs mains s’étaient jointes pour la bénédiction nuptiale donnée par un prêtre de San Marco qui était le cousin d’Anna-
Maria et un vieil ami d’Aldo !
Lorsqu’il lui offrit le bras pour quitter la chapelle et remonter vers le salon des laques où une collation était préparée – tradition d’hospitalité oblige ! – il sentit trembler la main qu’elle y posait :
– Avez-vous froid ? demanda-t-il.
– Non... mais ne m’accorderez-vous même pas un sourire au soir de nos noces ?
– Pardonnez-moi ! Les circonstances sont telles que je ne crois pas pouvoir y arriver.
– Et vous disiez naguère que vous m’aimiez ? soupira-t-elle. Vous étiez prêt à n’importe quelle folie pour moi...
– Naguère ? Il me semble à moi que c’était jadis... il y a très longtemps ! Quand on veut garder l’amour d’un homme, il y a des moyens qu’il vaut mieux ne pas employer.
– C’est mon père qui en est responsable et...
– Je vous en prie : ne me prenez pas pour un imbécile. Tout était réglé entre vous et il ne serait pas ici si vous ne l’aviez pas appelé.
– Ne pouvez-vous comprendre que je vous aime et que je voulais devenir votre épouse ? Tous les moyens sont bons pour atteindre son but quand on est une vraie femme...
– Pas ceux-là ! Mais, si vous le voulez bien, nous allons nous consacrer à nos invités ! Ensuite, nous aurons le temps de mettre au point le modus vivendi que j’ai décidé pour nous.
Ils étaient arrivés dans la pièce où un buffet était disposé sous la surveillance de Zaccaria qui déjà présentait des coupes de Champagne sur un plateau. Aldo en offrit une à sa femme, attendit que tous soient servis, prit la sienne et déclara :
– Vous voudrez bien nous pardonner, mes amis, le côté sommaire de cette cérémonie, mais nous n’avons pas eu beaucoup de temps pour la préparer. D’ailleurs, je n’aurais pas souhaité qu’il en fût autrement. Je tiens cependant à vous remercier. Pas de votre amitié parce que je la connais depuis longtemps, qu’elle ne m’a jamais fait défaut et que vous venez de me la prouver une fois de plus en étant présents ce soir. Il y aura désormais ici une jeune femme qui, je l’espère, saura la conquérir aussi. Je vous propose de boire à la nouvelle princesse Morosini !
– C’est cela ! s’écria Fabiani. Buvons à la princesse et au bonheur de son époux ! Quel homme ne souhaiterait être à sa place ? En ce qui me concerne je suis heureux d’apporter ici les vœux du Duce et son vif désir de recevoir prochainement à Rome un couple d’autant plus cher à son cœur qu’il a été réuni par les tendres soins de son vieil ami, le comte Roman Solmanski, que je veux associer à ce toast en l’honneur de ses enfants !
Si Aldo espérait que l’intéressé s’abstiendrait d’assister à la petite réception, il se trompait. Il s’était fait discret sans doute durant l’office nuptial mais, à présent, un sourire de triomphe aux lèvres, il s’avançait vers son complice qui lui donna l’accolade en lui tapant dans le dos. Puis, se dégageant, il prit la parole :
– Merci, mon cher ami, merci du fond du cœur ! Et merci aussi au grand homme qui a bien voulu distraire un instant de son temps précieux pour adresser un message aussi chaleureux à mes chers enfants ! Il peut être certain qu’avant peu nous nous rendrons avec joie à son invitation et que...
Ses « chers enfants » ? Confondu par tant d’impudence et persuadé que Solmanski avait menti une fois de plus et comptait s’incruster dans sa vie, Morosini allait donner libre cours à sa colère en se lançant dans une furieuse apostrophe quand une voix glaciale, pourvue d’un furieux accent britannique, vint couper la parole à ce beau-père trop affectueux :
– Si j’étais vous, Solmanski, je réviserais mes projets de voyage. Vous allez devoir renoncer au château Saint-Ange au bénéfice de la Tour de Londres !
Plus ptérodactyle que jamais dans son mac-farlane pisseux et sa casquette à deux visières, genre Sherlock Holmes, le superintendant Gordon Warren se tenait au seuil du salon, accompagné du commissaire Salviati de la police de Venise. Voyant qu’il y avait là des dames, il se découvrit mais n’en avança pas moins jusqu’à son objectif. Devenu blême, celui-ci tenta de le prendre de haut :
– Qu’est-ce que cela signifie et que venez-vous faire ici ?
– Vous arrêter en vertu du mandat international que je détiens et au nom du roi George V ainsi qu’au nom du président de la République fédérale d’Autriche qui m’en a donné pouvoir. Vous êtes inculpé...
– Un instant, un instant ! coupa Fabiani. C’est une histoire de fous ? Nous sommes ici en Italie et aucun mandat anglais, autrichien ou même international ne saurait être accepté. Nous avons, grâce à Dieu, un pouvoir puissant qui ne s’en laisse pas compter par le premier venu ! Et vous, Salviati, votre présence ici va vous valoir de gros ennuis...
Le commissaire se contenta d’un mouvement d’épaules et d’une moue traduisant bien que la menace ne l’inquiétait guère. D’ailleurs Warren coupait court à ces protestations, s’adressant, cette fois, au pompeux personnage qui avait posé sur l’épaule de Solmanski une main tutélaire :
– Vous êtes le commendatore Fabiani ?
– Bien entendu.
– J’ai une lettre pour vous. Elle est de la main même du Duce que j’ai vu ce matin après ma réception par Sa Majesté le roi Victor-Emmanuel III à qui j’ai remis une lettre de mon souverain. Mis au fait des exploits de votre protégé, M. Mussolini n’a pas jugé bon de lui renouveler une amitié aussi préjudiciable à l’image d’un chef d’État...
Fabiani parcourut le message, devint très rouge mais rectifia la position, claqua les talons et s’inclina :
– Dans ces conditions, je serais mal venu de m’opposer à la justice de mon Duce ! Salviati, vous allez conduire cet homme aux Prigioni criminali dont il ne sortira que pour suivre le superintendant Warren en Angleterre. Vous donnerez à celui-ci toute l’assistance nécessaire afin que le transfert s’effectue de façon satisfaisante... Prince Morosini, je suis infiniment flatté d’avoir pu assister à cette fête familiale... mais je vous plains de tout mon cœur !
Et sans un regard pour celui qu’il accolait si affectueusement un instant plus tôt, le commendatore tourna les talons et se dirigea vers la sortie aussi rapidement que possible, laissant les assistants stupéfaits d’une si complète volte-face.
Solmanski cependant écumait de fureur :
– Eh bien, allez au diable, vous et votre Duce ! Est-ce ainsi que l’on reconnaît les services que j’ai rendus ? Et d’abord, je voudrais savoir de quoi je suis accusé ?
– Vous ne vous en souvenez plus ? ironisa Warren qui avait pris le temps de serrer la main de Morosini. C’est ce qui s’appelle avoir une mémoire accommodante ! Vous êtes accusé d’avoir, le 27 novembre 1922, assassiné à Whitechapel l’homme connu sous le nom de Ladislas Wosinski...
– Ridicule ! Il s’est pendu après avoir écrit une confession touchant la mort de sir Eric Ferrals, mon gendre !
– Non. Vous l’avez pendu ! Le malheur pour vous est qu’il y eut un témoin, un fripier juif, qui habitait la même maison et qui vous avait déjà vu à l’œuvre lors d’un pogrom en Ukraine où vous avez fait merveille au temps où vous vous appeliez Ortschakoff. Ce malheureux a eu tellement peur qu’il a d’abord jugé plus prudent de se taire mais il a tout déballé lorsque je lui ai montré une photographie de vous prise au moment du procès de votre fille. De plus, vous êtes accusé d’avoir, en octobre dernier, fait voler à la Tour de Londres le diamant connu sous le nom de la Rose d’York. Vous avez payé généreusement vos deux complices, malheureusement ils n’ont pas pu se mettre d’accord sur le partage de vos libéralités. Une dispute a été entendue ; on les a arrêtés et ils ont passé des aveux complets. La suite de vos forfaits regarde surtout la police autrichienne mais...
– Aldo ! s’écria Franco Guardini en se précipitant vers Anielka, ta femme se trouve mal !
Avec un faible cri, elle venait en effet de glisser sans connaissance sur le tapis. Morosini rejoignit son ami, enleva le mince corps et l’emporta en appelant Livia pour qu’elle lui donne les soins nécessaires.
– Je m’en charge, si tu veux, proposa Guardini qui le suivait.
– Avec plaisir, mon vieux ! Je te remercie car il faut que je retourne là-bas !
– Quelle histoire ! Cette pauvre petite n’est pas près d’oublier son mariage !
– Moi non plus, figure-toi ! lança Aldo qui ne savait plus très bien s’il était plus soulagé que navré. Soulagé que son détestable beau-père soit sur le chemin du châtiment mais navré que le superintendant et son mandat d’arrêt ne fussent pas arrivés une heure plus tôt... A peine soixante minutes et il échappait à ce mariage qui l’exaspérait ! Maintenant, il allait devoir passer sa vie auprès d’une femme qu’il n’aimait plus et que, par-dessus le marché, il devrait consoler ! Sans compter l’agréable perspective d’avoir pour beau-père un criminel sous les pieds duquel s’ouvrirait un matin la trappe du gibet de Pentonville !
En regagnant le salon, il trouva Anna-Maria sur le seuil, l’air perplexe :
– Veux-tu que j’aille m’occuper d’elle ?
– C’est selon. As-tu lié amitié quand elle était chez toi ?
– Non. J’étais pour elle une hôtelière.
– En ce cas, inutile d’en faire plus ! Merci d’être venue, ajouta-t-il en se penchant pour l’embrasser. J’irai te voir bientôt. Zaccaria va te raccompagner à ta gondole !
Lorsqu’il pénétra de nouveau dans le salon, Solmanski avait les menottes aux mains et deux carabiniers s’apprêtaient à l’emmener sous la direction du commissaire Salviati. Au moment où il croisa Morosini, le prisonnier eut un méchant sourire :
– N’allez pas croire que vous en avez fini avec moi... mon gendre ! Je ne suis pas encore pendu et je laisse auprès de vous quelqu’un qui saura perpétuer mon souvenir !
– Ne soyez pas trop optimiste, Solmanski ! conseilla Warren. Je suis comme les dogues de mon pays : quand je tiens un os, je ne lâche plus...
– Nous verrons bien... Sans adieu, Morosini ! Le superintendant s’apprêtait à suivre le cortège quand Aldo le retint :
– J’imagine que vous ne repartez pas dans l’instant pour Londres, mon cher Warren, et j’espère que vous m’accorderez le plaisir de vous offrir l’hospitalité !
L’ombre d’un sourire passa sur le visage fatigué du policier.
– J’accepterais volontiers mais je craindrais, un soir comme celui-là, d’être importun ?
– Importun, vous ? Je regrette seulement que vous ne soyez pas arrivé plus tôt. Je ne me retrouverais pas à cette heure marié de force et à moitié déshonoré. Restez, superintendant ! Nous allons souper ensemble et nous causerons. Nous avons, je crois, beaucoup de choses à nous dire !
– All right ! Je rejoins Salviati pour reprendre ma valise que j’ai laissée au commissariat et je reviens !
Tandis qu’il disparaissait, Aldo donna des ordres pour qu’on prépare une chambre et que l’on remplace le buffet servi par une table pour trois personnes puis il se rendit chez la nouvelle épousée afin de prendre de ses nouvelles mais, dans la galerie qui desservait les chambres, il trouva Cecina.
– Le Seigneur et la Madone ont entendu mes prières, lança-t-elle du plus loin qu’elle aperçut Aldo. Le maudit va connaître son châtiment et toi, toi mon petit, tu es libéré !
– Libéré ? De quoi parles-tu, Cecina ? Je suis marié... et devant Dieu, hélas !
– Ton mariage n’est pas valable ! J’ai entendu ce qu’a dit l’Anglais : le démon ne s’appelle pas Solmanski mais Or... je ne me souviens plus. En tout cas, elle, tu vas pouvoir la jeter dehors ! ajouta-t-elle en tendant un bras vengeur vers la chambre d’Anielka.
– J’ai pensé à ça, mais il ne faut pas rêver. Cet homme n’est pas de ceux qui laissent au hasard une chose pareille : il a bel et bien acquis pour lui et ses descendants le nom polonais et la nationalité qui va avec. Seul le pape pourrait me démarier.
Sur la figure mobile de Cecina, la déception fit aussitôt place à une farouche résolution :
– Par San Gennaro, il faudra bien qu’il le fasse ! J’irai le lui demander moi-même ! Et tu viendras avec moi !
Morosini ne répondit pas. Il avait lancé le nom du Saint-Père dans le feu de la conversation et presque comme une plaisanterie mais, après tout, pourquoi pas ? Un mariage conclu dans de telles conditions et non consommé devait pouvoir se plaider devant le redoutable Saint-Office ?
– Ce n’est peut-être pas une mauvaise idée, Cecina, mais autant que tu le saches : on se marie en cinq minutes mais pour obtenir l’annulation c’est beaucoup plus long ! Cela peut prendre des années ! Alors prépare-toi à la patience et, en attendant, il faudra traiter la princesse – et il appuya sur le mot – selon son rang, la servir et s’occuper d’elle. Une dernière fois, je te propose...
– Non, non ! On fera ce qu’il faut ! Mais j’ai bien le droit de penser ce que je veux ! La princesse ! ... Je t’en ficherai, moi, des princesses comme ça !
Et sans plus s’occuper de son maître, Cecina grognant et maugréant fonça vers l’escalier de toute la vitesse de ses courtes jambes. Aldo entra dans la chambre sans faire de bruit.
Franco était toujours là. Assis au chevet de la jeune femme qui pleurait la tête dans ses bras en lui tournant le dos, il faisait des efforts touchants pour la consoler. Tellement désolé lui-même qu’il était presque en larmes. L’entrée d’Aldo lui arracha un soupir de soulagement :
– J’allais te chercher, chuchota-t-il, parce qu’il n’y a que toi qui puisses faire quelque chose. Tu vois dans quel état elle est ?
– Je vais m’en occuper, sois tranquille... mais je te remercie de tes soins.
Il raccompagna son ami à la porte et revint vers le lit où les sanglots d’Anielka s’apaisaient depuis que la voix d’Aldo se faisait entendre. Au bout d’un moment, elle releva sa tête blonde aux courts cheveux emmêlés, découvrant un visage rougi et tuméfié mais des yeux pleins d’éclairs :
– Qu’allez-vous faire de moi à présent ? Me chasser ?
– Le devrais-je ? Oubliez-vous que nous venons de nous marier ? Je vous dois aide, protection et mon toit doit être le vôtre. Je l’ai promis... Que votre père ait été arrêté ne change rien à la loi qui nous lie. Vous êtes ici chez vous.
Son regard fit le tour de la vaste pièce tendue, comme le grand lit à baldaquin, de brocatelle ivoire à dessins de lauriers vert et or, dans laquelle régnait le désordre qui accompagne généralement une jolie femme en voyage. Une seule des trois malles-cabines poussées dans un coin était ouverte mais deux valises posées à même le kilim ancien laissaient jaillir un charmant fouillis de linon, de dentelles et de soie. Aucun carton à chapeaux n’était en vue. En revanche, la table-coiffeuse habillée de satin ivoire comme les rideaux regorgeait de flacons, de boîtes, de petits pots et de ces multiples et mignons outils nécessaires à l’entretien de la beauté.
– Je vais vous envoyer Livia. Elle vous aidera à vous coucher puis rangera ce joli désordre... Pendant ce temps, on vous préparera un plateau. Vous avez besoin de vous remettre. Que voulez-vous ? Un bouillon, du thé...
Elle jaillit de son lit comme si un ressort l’avait propulsée et s’écria :
– Rien de tout cela ! Un verre de Champagne si vous le partagez avec moi. C’est, je crois, une bonne façon de commencer une nuit de noces ? Quant à la femme de chambre, je n’en ai pas besoin non plus ! N’est-ce pas la coutume que l’époux déshabille lui-même la mariée ?
Un genou posé sur le fauteuil auquel elle venait de s’appuyer, elle le défiait de toute sa volonté de séduction. La robe de velours blanc qu’elle portait sous une cascade de perles – celles que lui avait offertes son premier époux ! – épousait des courbes charmantes et laissait libres ses bras minces, son cou fragile, cependant que le profond décolleté en pointe plongeait entre les seins jusqu’au creux de l’estomac. Elle souriait, ayant apparemment oublié le profond chagrin qui l’avait abattue. Elle ne perdait pas de temps, pensa Morosini, pour mettre en œuvre ces moyens dont elle disait tout à l’heure qu’ils étaient les armes naturelles d’une femme aimante. Seulement, cet amour, le nouvel époux n’arrivait plus à y croire. Et, en vérité, cela ne l’intéressait pas du tout...
Choisissant le repli stratégique, il alla s’adosser à la cheminée et alluma une cigarette :
– Je suis heureux de voir que vous allez mieux, constata-t-il. Cela va me simplifier les choses. Autant mettre au point, dès maintenant, ce que sera notre existence commune : nous vivrons en bonne harmonie apparente. Vous aurez de moi respect et courtoisie. Rien de plus !
– Rien ! Cela veut dire quoi ?
Enfantine, la question lui arracha un sourire :
– Je pense que le mot est tout à fait explicite : vous ne serez ma femme que de nom, pas de fait.
– Vous ne coucherez pas avec moi ce soir ? fit Anielka avec sa façon bien à elle d’exprimer crûment les réalités de la vie.
– Ni ce soir, ni jamais ! Et ne recommencez pas à pleurer ! Vous m’avez contraint à ce mariage...
– Ce n’est pas moi.
– Allons donc ! Vous pouviez deviner que ces procédés me blesseraient et, si vous m’aimiez comme vous le prétendez, vous n’auriez jamais accepté de me réduire à cette... humiliation ! Encore moins à cet ignoble chantage !
– On vous les a rendus, vos serviteurs !
– C’est encore heureux ! Sinon vous ne seriez pas là et votre père ne serait sans doute plus de ce monde !
– Vous l’auriez tué ? Pour ces gens-là ?
– Sans hésiter ! Cela a bien failli arriver d’ailleurs... Souvenez-vous ! Ces gens-là, comme vous dites, me sont infiniment chers.
– Et c’est pour eux que vous m’avez épousée ?
– Ne faites pas l’innocente ! Vous le saviez parfaitement mais vous vouliez à tout prix vous incruster ici. Vous y êtes : tâchez de vous en satisfaire ! Cela dit, vous pouvez aller et venir à votre convenance, voyager si cela vous chante mais à deux conditions : ne me gênez pas et ne salissez pas le nom qu’il m’a bien fallu vous confier ! Je vous souhaite une bonne nuit !
Un sourire railleur aux lèvres, Morosini s’inclina et sortit de la chambre sans vouloir entendre le cri de fureur que l’épaisseur des murs étouffait mal. Elle allait sans doute se défouler sur quelques objets mais, si la tranquillité était à ce prix, il était prêt à lui en fournir d’autres. En prenant soin de ne pas les choisir précieux...
Une heure plus tard, en compagnie de Warren et de Guy Buteau, Aldo terminait le souper froid qu’on leur avait servi dans la bibliothèque en offrant à ses invités café, cigares de La Havane et alcools français. Le superintendant achevait le récit de la longue traque couronnée ce soir par l’arrestation de Solmanski : la discrète surveillance des paquebots transatlantiques, l’enquête minutieuse et feutrée menée à Whitechapel, la surveillance quasi invisible du suspect dès qu’il avait posé le pied sur le sol britannique, grandement facilitée par John Sutton dont la haine ne désarmait pas.
– Et aussi par votre ami Bertram Cootes, dit Warren. Ce gratte-papier est un fouineur-né. C’est lui qui, après le vol de la Tour, a découvert la dispute des deux acteurs du vol et a permis leur arrestation. Comme ils n’avaient plus la pierre, ils ont dénoncé leur commanditaire, mais celui-ci avait échappé à ses anges gardiens et pris tranquillement le bateau pour la France. C’était juste le moment où j’avais acquis la certitude qu’il était l’assassin de Wosinski. Cette fois, pour l’appréhender il me fallait un mandat international et le Foreign Office se fait toujours tirer l’oreille en vertu d’un tas de considérations fumeuses. La Sûreté française, heureusement, m’a rendu le service de suivre sa trace jusqu’à la frontière suisse mais après c’était le black-out complet.
Néanmoins je ne désespérais pas : cet homme je le voulais et, en attendant d’en savoir davantage, j’ai tout fait pour obtenir les armes dont j’avais besoin : j’étais allé jusqu’au Premier ministre quand j’ai reçu un message d’un certain Schindler, directeur de la police de Salzbourg, qui m’apprenait des choses fort intéressantes. En même temps, Paris m’informait que du courrier en provenance de Venise arrivait assez régulièrement à l’hôtel Meurice d’où on le faisait suivre à un hôtel de Munich. La chance a été qu’une dernière épître soit arrivée à Paris et que nous ayons pu la lire. Elle était de lady Ferrals, faisait suite de toute évidence à d’autres lettres mais, aux termes de celle-ci, cette jeune dame s’étonnait du retard de son père à la rejoindre et insistait pour qu’il se presse en ajoutant que votre absence pourrait bien prendre fin assez vite et qu’il fallait se hâter. C’est ce que j’ai fait et vous savez le reste...
Pensant qu’après un aussi long discours il méritait bien son cognac, Gordon Warren en prit une gorgée qu’il « mâcha » avant de l’avaler, les yeux mi-clos, et de demander :
– Que comptez-vous faire à présent, prince ?
Celui-ci parut s’éveiller de la songerie dans laquelle la fin de l’histoire l’avait plongé.
– A quel propos ? demanda-t-il d’une voix lasse.
– Ce mariage, bien entendu ? Il est certain que vous avez été piégé comme le fut en son temps le pauvre Eric Ferrals et vos amis – dont je suis, croyez-le ! – aimeraient que vous n’ayez pas le même sort. Je suis persuadé que c’est elle qui l’a empoisonné. Je le sais, je le sens... et, par malheur, je ne peux rien.
– Pourquoi ? demanda Guy. Vous n’avez pas de preuves ?
– En aurais-je que cela serait inopérant. Les lois du Royaume-Uni sont ainsi faites qu’on ne peut être jugé deux fois pour la même cause. Lady Ferrals a été acquittée. Même avec un monceau de preuves, il ne serait pas possible de la ramener devant la cour criminelle d’Old Bailey....
– C’est à un autre tribunal que je pense : celui du Saint-Office auquel je compte demander l’annulation de mon mariage vi coactus[xi].
– C’est le seul chemin pour vous libérer, soupira le superintendant, mais prenez garde lorsque vous entreprendrez les démarches et tâchez qu’elles soient aussi discrètes que possible parce que, dès ce moment-là, vous serez en danger. Elle s’est donnée trop de mal pour vous épouser et ne vous lâchera pas comme ça. En attendant, je pense qu’elle emploiera d’autres armes : c’est l’une des plus jolies femmes que j’aie rencontrées. Une véritable sirène !
– Je l’éprouvais encore il n’y a pas si longtemps mais le charme ne prend plus. Vous dire pourquoi, je ne saurais. Peut-être parce que j’ai horreur de ce qui est trouble, douteux, équivoque.
– J’en suis heureux. Quoi qu’il en soit, suivez mon conseil. Prenez garde !
Sachant bien qu’il n’arriverait pas à dormir, Morosini ne se coucha pas cette nuit-là. L’aube le trouva à sa fenêtre, scrutant la grisaille où se rejoignaient le ciel et le Grand Canal dans l’attente d’un peu de rose, d’un espoir de soleil perçant le cocon brumeux et humide refermé sur Venise... Pour la première fois de sa vie, il s’y sentait prisonnier, autant que le criminel qui attendait son transfert sous l’un de ces toits uniformisés par la lumière pauvre.
Certes, le milicien de la porte n’était plus là et ne reviendrait pas, mais la lèpre fasciste avait commencé à s’étendre, sournoise comme une nappe d’huile, sur l’Italie. Venise en était atteinte jusqu’à ses fondations puisque sa famille, à lui, prince Morosini, se trouvait contaminée. Adriana, qu’il avait tellement aimée, convertie par le double amour d’un homme et de l’argent au point d’avoir accepté l’assassinat d’une femme dont elle n’avait jamais reçu que tendresse et bienfaits ! C’était peut-être ça le pire !
Et qu’allait-il faire d’elle ? Lui donner la mort comme il l’avait juré jadis au meurtrier de sa mère ? Si la paix de son âme, à lui, était à ce prix, pourquoi pas ? Il n’éprouvait plus pour elle que dégoût et aversion, tout comme pour la créature qui reposait à quelques pas de lui. La laisser s’enfoncer peu à peu dans la misère qui la guettait, l’y aider au besoin pouvait offrir une vengeance plus subtile ? Restait à savoir s’il existait des liens entre elle et Anielka ? Auquel cas, celle-ci réussirait peut-être à secourir l’ancienne maîtresse de son père ? Qu’adviendrait-il alors de lui-même et de ceux qui vivaient auprès de lui, pris entre deux feux, entre deux haines ? Il fallait faire quelque chose !
Vers dix heures du matin, Morosini se rendit chez Me Massaria, son notaire, pour y établir un testament partageant ses biens entre Guy Buteau, Adalbert Vidal-Pellicorne et le couple Cecina-Zaccaria. Après quoi, il revint s’atteler à ses affaires en retard l’âme beaucoup plus sereine : s’il mourait, Anielka et Adriana ne recevraient pas la moindre bribe de sa fortune...
Le banquier luxembourgeois referma l’écrin au griffon d’or et de rubis, le glissa dans sa poche, serra avec effusion la main de Morosini et remit ses gants :
– Je ne vous remercierai jamais assez, mon cher prince ! Ma mère va être heureuse de recevoir pour Noël ce bijou de famille disparu depuis une centaine d’années. Une vraie surprise et, en vérité, vous faites des miracles !
– Vous m’y avez aidé. Vous êtes patient et je suis obstiné : la chance a fait le reste...
Il regarda son client embarquer sur le Giudecca avec lequel Zian allait le ramener à la gare. On était, en effet, à l’avant-veille de Noël et le Luxembourgeois n’avait pas de temps à perdre, mais au moins il repartait heureux...
Morosini n’en disait pas autant. La joie de son client et aussi l’approche de la Nativité augmentaient sa lassitude. Surtout lorsqu’il se souvenait de l’an passé ! A pareille époque, Adalbert et lui-même avaient réussi à faire parvenir le diamant du Téméraire à Simon Aronov. En outre, le palais Morosini déplorait seulement l’absence de Mina autour d’une table de réveillon où un joyeux trio bouchait solidement la brèche : la chère tante Amélie, flanquée de Marie-Angéline du Plan-Crépin et de Vidal-Pellicorne. Tous très contents d’être là et de partager avec Aldo la plus belle fête de l’année.
Cette fois, c’était l’échec sur toute la ligne : l’opale était à jamais perdue et la famille immédiate d’Aldo se composait d’une femme douteuse et d’un criminel en attente de jugement. Les autres, les vrais, ne seraient pas là : Mme de Sommières était au lit avec la grippe dans son hôtel du parc Monceau ; Plan-Crépin veillait sur elle. Quant à Adalbert, on l’imaginait tout à fait passant les fêtes à Vienne, avec Lisa et sa grand-mère, et ce serait bien ainsi. Pourquoi donc se priverait-il d’une telle joie ?
Soudain, le prince-antiquaire sentit un frisson courir le long de son dos et il se mit à éternuer. Il était en train de prendre froid. C’était idiot de rester planté là, dans la bise aigre qui soufflait sur Venise, à ressasser ses malheurs ! Il pouvait aussi bien faire ça à l’intérieur mais, comme il allait rentrer, quelque chose accrocha son regard et le retint : là-bas, le canot de l’hôtel Danieli amorçait un virage dirigé vers l’entrée du rio Cà Foscari et le conducteur agitait le bras à son intention : sans doute lui amenait-il un nouveau client.
Une cliente plutôt : une silhouette se tenait auprès de lui, féminine et élégante sous une toque de renard bleu et dans un manteau bordé de la même fourrure. Elle aussi fit un geste et le cœur d’Aldo manqua un battement. Mais déjà le bateau coupait les gaz pour aborder les marches et Aldo eut à peine le temps de revenir de sa surprise : Lisa était arrivée auprès de lui, son petit nez rougi par le froid mais ses yeux couleur de violette rayonnant de joie :
– Bonjour ! s’écria-t-elle. Vous ne m’attendiez pas, je pense ?
Une si belle lumière, une telle chaleur émanaient de la jeune fille qu’Aldo en oublia ses frissons. Il dut se retenir pour ne pas la prendre dans ses bras et se contenter de lui tendre les mains :
– Oh non, je ne vous attendais pas ! Et même je ne cessais de remâcher des pensées lugubres mais vous apparaissez et tout s’éclaire ! Quel incroyable bonheur de vous voir ici aujourd’hui !
– Je vous le dirai tout à l’heure. Est-ce que nous ne pouvons pas entrer ? L’humidité est glaciale...
– Bien sûr ! Venez ! Venez vite !
Il l’entraîna vers son cabinet de travail mais Zaccaria qui arrivait avec le plateau du thé venait de reconnaître l’arrivante et, posant son chargement sur un coffre, se précipitait vers elle :
– Mademoiselle Lisa ! ... Qui l’aurait cru ? Oh ! Cecina va être si contente !
Avant qu’on ait pu le retenir, il disparaissait en direction des cuisines, oubliant tout de son maintien pompeux pour ne penser qu’à la joie de sa femme. Aldo, cependant, faisait entrer sa visiteuse dans la grande pièce tendue de brocart jaune soleil où si souvent ils avaient travaillé ensemble, et ce fut tout naturellement qu’elle se posa sur le fauteuil où elle s’installait jadis pour prendre en sténo les lettres que Morosino lui dictait. Mais ils n’eurent pas le temps d’échanger deux mots : la porte s’envolait déjà sous l’enthousiasme de Cecina qui, riant et pleurant tout à la fois, se jetait sur Lisa qu’elle faillit écraser sous le choc :
– Par tous les saints du Paradis, c’est elle, c’est bien elle ! Notre petite ! ... Oh, doux Jésus quel beau cadeau vous nous faites pour notre Natale !
– Je crois que si vous aviez le moindre doute sur l’affection qu’on vous porte ici, vous voilà renseignée ? dit Aldo quand Lisa réussit à se dépêtrer du maelström de rubans, de toile amidonnée, de soie noire et de chair luxuriante que représentait Cecina pleurant à chaudes larmes. Vous nous restez, j’espère ?
– Vous savez bien que c’est impossible. Comme l’an passé, je retourne à Vienne pour retrouver ma grand-mère qui m’a chargée, pour vous, de ses chauds sentiments ! Elle vous aime beaucoup.
– Moi aussi. C’est une femme admirable ! Comment va-t-elle ?
– Au mieux ! Elle attend aussi mon père et ma belle-mère. Ce qui ne l’enchante qu’à moitié mais hospitalité oblige et je ne veux pas la laisser affronter l’épreuve sans secours...
– Mais alors... cette venue à Venise ? C’est vraiment pour nous ?
Il n’osait pas dire « pour moi » mais il l’espérait tellement ! A ce moment, il prit enfin conscience de ce qu’il éprouvait pour Lisa. Il sut pourquoi il n’aimait plus Anielka, pourquoi il ne pourrait plus jamais l’aimer, en admettant que ce qui l’avait attiré vers elle fût de l’amour. Et le sourire de Lisa lui réchauffa le cœur :
– Bien sûr que c’est pour vous ! J’aime Venise... mais que serait-elle sans vous... tous ? Et puis, soyons honnête, il y a autre chose...
L’écho d’un pas rapide lui coupa la parole tandis que, pour Aldo, le ciel s’éteignait et que Cecina reculait dans l’ombre d’une bibliothèque comme devant une menace. Anielka venait de pénétrer dans le bureau qu’un brusque silence envahit :
– Pardonnez-moi si je vous dérange, lança-t-elle d’une voix claire, mais j’ai besoin d’une réponse, Aldo. Que faisons-nous pour ce dîner chez les Calergi ? Voulez-vous y aller ou non ?
– Nous en parlerons plus tard ! fit Morosini dont le visage pâlissait de colère et de douleur à la fois. Ce n’est ni le lieu ni l’heure d’en débattre. Veuillez nous laisser, s’il vous plaît !
– Comme vous voudrez !
Avec un haussement d’épaules dédaigneux, la jeune femme pivotait sur ses hauts talons, faisant voltiger sa robe de crêpe Georgette grège autour de ses jambes parfaites, et elle disparut comme elle était venue, mais déjà Lisa se levait dans un mouvement automatique. Elle aussi avait pâli. Elle avait reconnu l’intruse, et le regard qu’elle leva sur Aldo était empreint de surprise et d’incompréhension.
– Je ne me trompe pas ? C’est bien... lady Ferrals ?
Dieu que ce fut difficile de répondre ! Il le fallait pourtant...
– En effet... mais elle porte un autre nom maintenant...
– Ne me dites pas qu’elle s’appelle... Morosini ? ... La fille de... Oh, c’est abominable !
A son tour, elle voulut courir vers le vestibule mais Aldo s’élança, la retint de force :
– Un instant, je vous prie ! Rien qu’un instant ! ... Laissez-moi au moins vous expliquer...
– Lâchez-moi ! Il n’y a rien à expliquer ! Il faut que je parte... Je ne resterai pas ici un instant de plus !
Sa voix saccadée, nerveuse, traduisait son bouleversement. Cecina voulut aller au secours d’Aldo :
– Laissez-lui un petit moment, demoiselle Lisa ! Ce n’est pas de sa faute...
– Cessez donc de le materner, Cecina ! Ce grand imbécile est d’âge à savoir ce qu’il fait... et après tout, j’ai toujours su qu’il aimait cette femme.
– Mais non, vous ne pouvez pas comprendre...
– En voilà assez, Cecina ! Je vous aime beaucoup mais ne m’en demandez pas trop ! Adieu.
Elle se pencha pour embrasser sa vieille amie puis, se tournant vers Aldo qui, trop conscient de l’irréparable, n’essayait même plus de réagir :
– J’allais oublier la vraie raison de ma venue ! Tenez ! ajouta-t-elle en jetant sur le bureau un écrin de cuir noir. Je vous ai apporté ça ! Nous avons retrouvé le corps d’Elsa...
En retombant parmi les papiers, l’écrin s’ouvrit, découvrant l’aigle que l’on n’espérait plus revoir. La forte lampe de lapidaire allumée sur la table fit étinceler les diamants tandis que toutes les nuances du spectre solaire semblaient sourdre des profondeurs mystérieuses de l’opale.
Le temps pour Aldo de tourner la tête et Mlle Kledermann n’était plus là. Il n’essaya même pas de la rejoindre. À quoi bon et pour quelle explication ? Figé devant la pierre qu’il n’osait pas toucher, il écouta monter puis décroître le vrombissement du canot qui emportait Lisa. Loin, bien loin de lui ! Trop loin sans doute pour qu’il soit jamais possible de la rejoindre...
Saint-Mandé, décembre 1995.
[i] L'Aiglon repose depuis la guerre de 1939-1945 aux Invalides... rapatrié à Paris par Hitler qui croyait séduire ainsi les Français.
[ii] Il deviendra quelques années plus tard l'Arlberg-Orient-Express, donnant ainsi une seconde ligne au plus célèbre des trains.
[iii] Mélange d'eau gazeuse et de vin fort prisé en Autriche.
[iv] Apfelgrüne veut dire «pomme verte».
[v] Sorte de gnocchis typiques de la région de Salzbourg.
[vi] Fromage blanc additionné d'herbes, de paprika, de pâte d'anchois, de cumin et de câpres.
[vii] Costume campagnard devenu national.
[viii] Aujourd'hui l'ambassade de France à Rome.
[ix] Venu secourir Elsa de Brabant attaquée par ses vassaux, Lohengrin, fils de Parsifal et chevalier du Graal, l'épouse mais en lui faisant jurer de ne jamais lui demander son nom. Elsa ayant manqué à son serment, Lohengrin repart sur la nacelle tirée par un cygne qui l'avait amené.
[x] Le pont routier sera construit en 1933. Avec un grand merci à Leonello Brandolini pour ce précieux renseignement!
[xi] Contraint par force.