Albert Сamus
L’etranger

Premiere partie

1

Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-etre hier, je ne sais pas. J'ai recu un telegramme de l'asile: «Mere decedee. Enterrement demain. Sentiments distingues.» Cela ne veut rien dire. C'etait peut-etre hier.

L'asile de vieillards est a Marengo, a quatre-vingts kilometres d'Alger. Je prendrai l'autobus a deux heures et j'arriverai dans l'apres-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain soir. J'ai demande deux jours de conge a mon patron et il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille. Mais il n'avait pas l'air content. Je lui ai meme dit : «Ce n'est pas de ma faute.» II n'a pas repondu. J'ai pense alors que je n'aurais pas du lui dire cela. En somme, je n'avais pas a m'excuser. C'etait plutot a lui de me presenter ses condoleances. Mais il le fera sans doute apres-demain, quand il me verra en deuil. Pour le moment, c'est un peu comme si maman n'etait pas morte. Apres l'enterrement, au contraire, ce sera une affaire classee et tout aura revetu une allure plus officielle.

J'ai pris l'autobus a deux heures. II faisait tres chaud. J'ai mange au restaurant, chez Celeste, comme d'habitude. Ils avaient tous beaucoup de peine pour moi et Celeste m'a dit: «On n'a qu'une mere.» Quand je suis parti, ils m'ont accompagne a la porte. J'etais un peu etourdi parce qu'il a fallu que je monte chez Emmanuel pour lui emprunter une cravate noire et un brassard. Il a perdu son oncle, il y a quelques mois.

J'ai couru pour ne pas manquer le depart. Cette hate, cette course, c'est a cause de tout cela sans doute, ajoute aux cahots, a l'odeur d'essence, a la reverberation de la route et du ciel, que je me suis assoupi. J'ai dormi pendant presque tout le trajet. Et quand je me suis reveille, j'etais tasse contre un militaire qui m'a souri et qui m'a demande si je venais de loin. J'ai dit «oui» pour n'avoir plus a parler.

L'asile est a deux kilometres du village. J'ai fait le chemin a pied. J'ai voulu voir maman tout de suite. Mais le concierge m'a dit qu'il fallait que je rencontre le directeur. Comme il etait occupe, j'ai attendu un peu. Pendant tout ce temps, le concierge a parle et ensuite, j'ai vu le directeur : il m'a recu dans son bureau. C'etait un petit vieux, avec la Legion d'honneur. Il m'a regarde de ses yeux clairs. Puis il m'a serre la main qu'il a gardee si longtemps que je ne savais trop comment la retirer. Il a consulte un dossier et m'a dit: «Mme Meursault est entree ici il y a trois ans. Vous etiez son seul soutien.» J'ai cru qu'il me reprochait quelque chose et j'ai commence a lui expliquer. Mais il m'a interrompu: «Vous n'avez pas a vous justifier, mon cher enfant. J'ai lu le dossier de votre mere. Vous ne pouviez subvenir a ses besoins. Il lui fallait une garde. Vos salaires sont modestes. Et tout compte fait, elle etait plus heureuse ici.» J'ai dit: «Oui, monsieur le Directeur.» Il a ajoute: «Vous savez, elle avait des amis, des gens de son age. Elle pouvait partager avec eux des interets qui sont d'un autre temps. Vous etes jeune et elle devait s'ennuyer avec vous.» C'etait vrai. Quand elle etait a la maison, maman passait son temps a me suivre des yeux en silence. Dans les premiers jours ou elle etait a l'asile, elle pleurait souvent. Mais c'etait a cause de l'habitude. Au bout de quelques mois, elle aurait pleure si on l'avait retiree de l'asile. Toujours a cause de l'habitude. C'est un peu pour cela que dans la derniere annee je n'y suis presque plus alle. Et aussi parce que cela me prenait mon dimanche – sans compter l'effort pour aller a l'autobus, prendre des tickets et faire deux heures de route.

Le directeur m'a encore parle. Mais je ne l'ecoutais presque plus. Puis il m'a dit: «Je suppose que vous voulez voir votre mere.» Je me suis leve sans rien dire et il m'a precede vers la porte. Dans l'escalier, il m'a explique: «Nous l'avons transportee dans notre petite morgue. Pour ne pas impressionner les autres. Chaque fois qu'un pensionnaire meurt, les autres sont nerveux pendant deux ou trois jours. Et ca rend le service difficile.» Nous avons traverse une cour ou il y avait beaucoup de vieillards, bavardant par petits groupes. Ils se taisaient quand nous passions. Et derriere nous, les conversations reprenaient. On aurait dit d'un jacassement assourdi de perruches. A la porte d'un petit batiment, le directeur m'a quitte: «Je vous laisse, monsieur Meursault. Je suis a votre disposition dans mon bureau. En principe, l'enterrement est fixe a dix heures du matin. Nous avons pense que vous pourrez ainsi veiller la disparue. Un dernier mot: votre mere a, parait-il, exprime souvent a ses compagnons le desir d'etre enterree religieusement. J'ai pris sur moi de faire le necessaire. Mais je voulais vous en informer.» Je l'ai remercie. Maman, sans etre athee, n'avait jamais pense de son vivant a la religion.

Je suis entre. C'etait une salle tres claire, blanchie a la chaux et recouverte d'une verriere. Elle etait meublee de chaises et de chevalets en forme de X. Deux d'entre eux, au centre, supportaient une biere recouverte de son couvercle. On voyait seulement des vis brillantes, a peine enfoncees, se detacher sur les planches passees au brou de noix. Pres de la biere, il y avait une infirmiere arabe en sarrau blanc, un foulard de couleur vive sur la tete.

A ce moment, le concierge est entre derriere mon dos. Il avait du courir. Il a begaye un peu: «On l'a couverte, mais je dois devisser la biere pour que vous puissiez la voir.» Il s'approchait de la biere quand je l'ai arrete. Il m'a dit : « Vous ne voulez pas? » J'ai repondu: «Non.» Il s'est interrompu et j'etais gene parce que je sentais que je n'aurais pas du dire cela. Au bout d'un moment, il m'a regarde et il m'a demande : « Pourquoi ? » mais sans reproche, comme s'il s'informait. J'ai dit : « Je ne sais pas. » Alors, tortillant sa moustache blanche, il a declare sans me regarder : « Je comprends. » Il avait de beaux yeux, bleu clair, et un teint un peu rouge. Il m'a donne une chaise et lui-meme s'est assis un peu en arriere de moi. La garde s'est levee et s'est dirigee vers la sortie. A ce moment, le concierge m'a dit: «C'est un chancre qu'elle a.» Comme je ne comprenais pas, j'ai regarde l'infirmiere et j'ai vu qu'elle portait sous les yeux un bandeau qui faisait le tour de la tete. A la hauteur du nez, le bandeau etait plat. On ne voyait que la blancheur du bandeau dans son visage.

Quand elle est partie, le concierge a parle: « Je vais vous laisser seul.» Je ne sais pas quel geste j'ai fait, mais il est reste, debout derriere moi. Cette presence dans mon dos me genait. La piece etait pleine d'une belle lumiere de fin d'apres-midi. Deux frelons bourdonnaient contre la verriere. Et je sentais le sommeil me gagner. J'ai dit au concierge, sans me retourner vers lui: «II y a longtemps que vous etes la?» Immediatement il a repondu: «Cinq ans – comme s'il avait attendu depuis toujours ma demande.

Ensuite, il a beaucoup bavarde. On l'aurait bien etonne en lui disant qu'il finirait concierge a l'asile de Marengo. Il avait soixante-quatre ans et il etait Parisien. A ce moment je l'ai interrompu: «Ah ! vous n'etes pas d'ici?» Puis je me suis souvenu qu'avant de me conduire chez le directeur, il m'avait parle de maman. Il m'avait dit qu'il fallait l'enterrer tres vite, parce que dans la plaine il faisait chaud, surtout dans ce pays. C'est alors qu'il m'avait appris qu'il avait vecu a Paris et qu'il avait du mal a l'oublier. A Paris, on reste avec le mort trois, quatre jours quelquefois. Ici on n'a pas le temps, on ne s'est pas fait a l'idee que deja il faut courir derriere le corbillard. Sa femme lui avait dit alors: «Tais-toi, ce ne sont pas des choses a raconter a monsieur.» Le vieux avait rougi et s'etait excuse. J'etais intervenu pour dire: «Mais non. Mais non.» Je trouvais ce qu'il racontait juste et interessant.

Dans la petite morgue, il m'a appris qu'il etait entre a l'asile comme indigent. Comme il se sentait valide, il s'etait propose pour cette place de concierge. Je lui ai fait remarquer qu'en somme il etait un pensionnaire. Il m'a dit que non. J'avais deja ete frappe par la facon qu'il avait de dire: «ils», «les autres», et plus rarement «les vieux», en parlant des pensionnaires dont certains n'etaient pas plus ages que lui. Mais naturellement, ce n'etait pas la meme chose. Lui etait concierge, et, dans une certaine mesure, il avait des droits sur eux.

La garde est entree a ce moment. Le soir etait tombe brusquement. Tres vite, la nuit s'etait epaissie au-dessus de la verriere. Le concierge a tourne le commutateur et j'ai ete aveugle par l'eclaboussement soudain de la lumiere. Il m'a invite a me rendre au refectoire pour diner. Mais je n'avais pas faim. Il m'a offert alors d'apporter une tasse de cafe au lait. Comme j'aime beaucoup le cafe au lait, j'ai accepte et il est revenu un moment apres avec un plateau. J'ai bu. J'ai eu alors envie de fumer. Mais j'ai hesite parce que je ne savais pas si je pouvais le faire devant maman. J'ai reflechi, cela n'avait aucune importance. J'ai offert une cigarette au concierge et nous avons fume.

A un moment, il m'a dit: «Vous savez, les amis de madame votre mere vont venir la veiller aussi. C'est la coutume. Il faut que j'aille chercher des chaises et du cafe noir.» Je lui ai demande si on pouvait eteindre une des lampes. L'eclat de la lumiere sur les murs blancs me fatiguait. Il m'a dit que ce n'etait pas possible. L'installation etait ainsi faite : c'etait tout ou rien. Je n'ai plus beaucoup fait attention a lui. Il est sorti, est revenu, a dispose des chaises. Sur l'une d'elles, il a empile des tasses autour d'une cafetiere. Puis il s'est assis en face de moi, de l'autre cote de maman. La garde etait aussi au fond, le dos tourne. Je ne voyais pas ce qu'elle faisait. Mais au mouvement de ses bras, je pouvais croire qu'elle tricotait. Il faisait doux, le cafe m'avait rechauffe et par la porte ouverte entrait une odeur de nuit et de fleurs. Je crois que j'ai somnole un peu.

C'est un frolement qui m'a reveille. D'avoir ferme les yeux, la piece m'a paru encore plus eclatante de blancheur. Devant moi, il n'y avait pas une ombre et chaque objet, chaque angle, toutes les courbes se dessinaient avec une purete blessante pour les yeux. C'est a ce moment que les amis de maman sont entres. Ils etaient en tout une dizaine, et ils glissaient en silence dans cette lumiere aveuglante. Ils se sont assis sans qu'aucune chaise grincat. Je les voyais comme je n'ai jamais vu personne et pas un detail de leurs visages ou de leurs habits ne m'echappait. Pourtant je ne les entendais pas et j'avais peine a croire a leur realite. Presque toutes les femmes portaient un tablier et le cordon qui les serrait a la taille faisait encore ressortir leur ventre bombe. Je n'avais encore jamais remarque a quel point les vieilles femmes pouvaient avoir du ventre. Les hommes etaient presque tous tres maigres et tenaient des cannes. Ce qui me frappait dans leurs visages, c'est que je ne voyais pas leurs yeux, mais seulement une lueur sans eclat au milieu d'un nid de rides. Lorsqu'ils se sont assis, la plupart m'ont regarde et ont hoche la tete avec gene, les levres toutes mangees par leur bouche sans dents, sans que je puisse savoir s'ils me saluaient ou s'il s'agissait d'un tic. Je crois plutot qu'ils me saluaient. C'est a ce moment que je me suis apercu qu'ils etaient tous assis en face de moi a dodeliner de la tete, autour du concierge. J'ai eu un moment l'impression ridicule qu'ils etaient la pour me juger.

Peu apres, une des femmes s'est mise a pleurer. Elle etait au second rang, cachee par une de ses compagnes, et je la voyais mal. Elle pleurait a petits cris, regulierement : il me semblait qu'elle ne s'arreterait jamais. Les autres avaient l'air de ne pas l'entendre. Ils etaient affaisses, mornes et silencieux. Ils regardaient la biere ou leur canne, ou n'importe quoi, mais ils ne regardaient que cela. La femme pleurait toujours. J'etais tres etonne parce que je ne la connaissais pas. J'aurais voulu ne plus l'entendre. Pourtant je n'osais pas le lui dire. Le concierge s'est penche vers elle, lui a parle, mais elle a secoue la tete, a bredouille quelque chose, et a continue de pleurer avec la meme regularite. Le concierge est venu alors de mon cote. Il s'est assis pres de moi. Apres un assez long moment, il m'a renseigne sans me regarder: «Elle etait tres liee avec madame votre mere. Elle dit que c'etait sa seule amie ici et que maintenant elle n'a plus personne.»

Nous sommes restes un long moment ainsi. Les soupirs et les sanglots de la femme se faisaient plus rares. Elle reniflait beaucoup. Elle s'est tue enfin. Je n'avais plus sommeil, mais j'etais fatigue et les reins me faisaient mal. A present c'etait le silence de tous ces gens qui m'etait penible. De temps en temps seulement, j'entendais un bruit singulier et je ne pouvais comprendre ce qu'il etait. A la longue, j'ai fini par deviner que quelques-uns d'entre les vieillards sucaient l'interieur de leurs joues et laissaient echapper ces clappements bizarres. Ils ne s'en apercevaient pas tant ils etaient absorbes dans leurs pensees. J'avais meme l'impression que cette morte, couchee au milieu d'eux, ne signifiait rien a leurs yeux. Mais je crois maintenant que c'etait une impression fausse.

Nous avons tous pris du cafe, servi par le concierge. Ensuite, je ne sais plus. La nuit a passe. Je me souviens qu'a un moment j'ai ouvert les yeux et j'ai vu que les vieillards dormaient tasses sur eux-memes, a l'exception d'un seul qui, le menton sur le dos de ses mains agrippees a la canne, me regardait fixement comme s'il n'attendait que mon reveil. Puis j'ai encore dormi. Je me suis reveille parce que j'avais de plus en plus mal aux reins. Le jour glissait sur la verriere. Peu apres, l'un des vieillards s'est reveille et il a beaucoup tousse. Il crachait dans un grand mouchoir a carreaux et chacun de ses crachats etait comme un arrachement. Il a reveille les autres et le concierge a dit qu'ils devraient partir. Ils se sont leves. Cette veille incommode leur avait fait des visages de cendre. En sortant, et a mon grand etonnement, ils m'ont tous serre la main – comme si cette nuit ou nous n'avions pas echange un mot avait accru notre intimite.

J'etais fatigue. Le concierge m'a conduit chez lui et j'ai pu faire un peu de toilette. J'ai encore pris du cafe au lait qui etait tres bon. Quand je suis sorti, le jour etait completement leve. Au-dessus des collines qui separent Marengo de la mer, le ciel etait plein de rougeurs. Et le vent qui passait au-dessus d'elles apportait ici une odeur de sel. C'etait une belle journee qui se preparait. Il y avait longtemps que j'etais alle a la campagne et je sentais quel plaisir j'aurais pris a me promener s'il n'y avait pas eu maman.

Mais j'ai attendu dans la cour, sous un platane. Je respirais l'odeur de la terre fraiche et je n'avais plus sommeil. J'ai pense aux collegues du bureau. A cette heure, ils se levaient pour aller au travail : pour moi c'etait toujours l'heure la plus difficile. J'ai encore reflechi un peu a ces choses, mais j'ai ete distrait par une cloche qui sonnait a l'interieur des batiments. Il y a eu du remue-menage derriere les fenetres, puis tout s'est calme. Le soleil etait monte un peu plus dans le ciel : il commencait a chauffer mes pieds. Le concierge a traverse la cour et m'a dit que le directeur me demandait. Je suis alle dans son bureau. Il m'a fait signer un certain nombre de pieces. J'ai vu qu'il etait habille de noir avec un pantalon raye. Il a pris le telephone en main et il m'a interpelle: «Les employes des pompes funebres sont la depuis un moment. Je vais leur demander de venir fermer la biere. Voulez-vous auparavant voir votre mere une derniere fois ? » J'ai dit non. Il a ordonne dans le telephone en baissant la voix : « Figeac, dites aux hommes qu'ils peuvent aller.»

Ensuite il m'a dit qu'il assisterait a l'enterrement et je l'ai remercie. Il s'est assis derriere son bureau, il a croise ses petites jambes. Il m'a averti que moi et lui serions seuls, avec l'infirmiere de service. En principe, les pensionnaires ne devaient pas assister aux enterrements. Il les laissait seulement veiller: C'est une question d'humanite », a-t-il remarque. Mais en l'espece, il avait accorde l'autorisation de suivre le convoi a un vieil ami de maman : «Thomas Ferez.» Ici, le directeur a souri. Il m'a dit: «Vous comprenez, c'est un sentiment un peu pueril. Mais lui et votre mere ne se quittaient guere. A l'asile, on les plaisantait, on disait a Ferez: «C'est votre fiancee.» Lui riait. Ca leur faisait plaisir. Et le fait est que la mort de Mme Meursault l'a beaucoup affecte. Je n'ai pas cru devoir lui refuser l'autorisation. Mais sur le conseil du medecin visiteur, je lui ai interdit la veillee d'hier.»

Nous sommes restes silencieux assez longtemps. Le directeur s'est leve et a regarde par la fenetre de son bureau.

A un moment, il a observe: «Voila deja le cure de Marengo. Il est en avance.» Il m'a prevenu qu'il faudrait au moins trois quarts d'heure de marche pour aller a l'eglise qui est au village meme. Nous sommes descendus. Devant le batiment, il y avait le cure et deux enfants de ch?ur. L'un de ceux-ci tenait un encensoir et le pretre se baissait vers lui pour regler la longueur de la chaine d'argent. Quand nous sommes arrives, le pretre s'est releve. Il m'a appele «mon fils» et m'a dit quelques mots. Il est entre ; je l'ai suivi.

J'ai vu d'un coup que les vis de la biere etaient enfoncees et qu'il y avait quatre hommes noirs dans la piece. J'ai entendu en meme temps le directeur me dire que la voiture attendait sur la route et le pretre commencer ses prieres. A partir de ce moment, tout est alle tres vite. Les hommes se sont avances vers la biere avec un drap. Le pretre, ses suivants, le directeur et moi-meme sommes sortis. Devant la porte, il y avait une dame que je ne connaissais pas: «M. Meursault», a dit le directeur. Je n'ai pas entendu le nom de cette dame et j'ai compris seulement qu'elle etait infirmiere deleguee. Elle a incline sans un sourire son visage osseux et long. Puis nous nous sommes ranges pour laisser passer le corps. Nous avons suivi les porteurs et nous sommes sortis de l'asile. Devant la porte, il y avait la voiture. Vernie, oblongue et brillante, elle faisait penser a un plumier. A cote d'elle, il y avait l'ordonnateur, petit homme aux habits ridicules, et un vieillard a l'allure empruntee. J'ai compris que c'etait M. Ferez. Il avait un feutre mou a la calotte ronde et aux ailes larges (il l'a ote quand la biere a passe la porte), un costume dont le pantalon tire-bouchonnait sur les souliers et un n?ud d'etoffe noire trop petit pour sa chemise a grand col blanc. Ses levres tremblaient au-dessous d'un nez truffe de points noirs. Ses cheveux blancs assez fins laissaient passer de curieuses oreilles ballantes et mal ourlees dont la couleur rouge sang dans ce visage blafard me frappa. L'ordonnateur nous donna nos places. Le cure marchait en avant, puis la voiture. Autour d'elle, les quatre hommes. Derriere, le directeur, moi-meme et, fermant la marche, l'infirmiere deleguee et M. Ferez.

Le ciel etait deja plein de soleil. Il commencait a peser sur la terre et la chaleur augmentait rapidement. Je ne sais pas pourquoi nous avons attendu assez longtemps avant de nous mettre en marche. J'avais chaud sous mes vetements sombres. Le petit vieux, qui s'etait recouvert, a de nouveau ote son chapeau. Je m'etais un peu tourne de son cote, et je le regardais lorsque le directeur m'a parle de lui. Il m'a dit que souvent ma mere et M. Ferez allaient se promener le soir jusqu'au village, accompagnes d'une infirmiere. Je regardais la campagne autour de moi. A travers les lignes de cypres qui menaient aux collines pres du ciel, cette terre rousse et verte, ces maisons rares et bien dessinees, je comprenais maman. Le soir, dans ce pays, devait etre comme une treve melancolique. Aujourd'hui, le soleil debordant qui faisait tressaillir le paysage le rendait inhumain et deprimant.

Nous nous sommes mis en marche. C'est a ce moment que je me suis apercu que Ferez claudiquait legerement. La voiture, peu a peu, prenait de la vitesse et le vieillard perdait du terrain. L'un des hommes qui entouraient la voiture s'etait laisse depasser aussi et marchait maintenant a mon niveau. J'etais surpris de la rapidite avec laquelle le soleil montait dans le ciel. Je me suis apercu qu'il y avait deja longtemps que la campagne bourdonnait du chant des insectes et de crepitements d'herbe. La sueur coulait sur mes joues. Comme je n'avais pas de chapeau, je m'eventais avec mon mouchoir. L'employe des pompes funebres m'a dit alors quelque chose que je n'ai pas entendu. En meme temps, il s'essuyait le crane avec un mouchoir qu'il tenait dans sa main gauche, la main droite soulevant le bord de sa casquette. Je lui ai dit: «Comment?» Il a repete en montrant le ciel: «Ca tape.» J'ai dit: «Oui.» Un peu apres, il m'a demande: «C'est votre mere qui est la?» J'ai encore dit : «Oui.» «Elle etait vieille?» J'ai repondu: «Comme ca», parce que je ne savais pas le chiffre exact. Ensuite, il s'est tu. Je me suis retourne et j'ai vu le vieux Ferez a une cinquantaine de metres derriere nous. Il se hatait en balancant son feutre a bout de bras. J'ai regarde aussi le directeur. Il marchait avec beaucoup de dignite, sans un geste inutile. Quelques gouttes de sueur perlaient sur son front, mais il ne les essuyait pas.

Il me semblait que le convoi marchait un peu plus vite. Autour de moi, c'etait toujours la meme campagne lumineuse gorgee de soleil. L'eclat du ciel etait insoutenable. A un moment donne, nous sommes passes sur une partie de la route qui avait ete recemment refaite. Le soleil avait fait eclater le goudron. Les pieds y enfoncaient et laissaient ouverte sa pulpe brillante. Au-dessus de la voiture, le chapeau du cocher, en cuir bouilli, semblait avoir ete petri dans cette boue noire. J'etais un peu perdu entre le ciel bleu et blanc et la monotonie de ces couleurs, noir gluant du goudron ouvert, noir terne des habits, noir laque de la voiture. Tout cela, le soleil, l'odeur de cuir et de crottin de la voiture, celle du vernis et celle de l'encens, la fatigue d'une nuit d'insomnie, me troublait le regard et les idees. Je me suis retourne une fois de plus : Ferez m'a paru tres loin, perdu dans une nuee de chaleur, puis je ne l'ai plus apercu. Je l'ai cherche du regard et j'ai vu qu'il avait quitte la route et pris a travers champs. J'ai constate aussi que devant moi la route tournait. J'ai compris que Ferez qui connaissait le pays coupait au plus court pour nous rattraper. Au tournant il nous avait rejoints. Puis nous l'avons perdu. Il a repris encore a travers champs et comme cela plusieurs fois. Moi, je sentais le sang qui me battait aux tempes.

Tout s'est passe ensuite avec tant de precipitation, de certitude et de naturel, que je ne me souviens plus de rien. Une chose seulement : a l'entree du village, l'infirmiere deleguee m'a parle. Elle avait une voix singuliere qui n'allait pas avec son visage, une voix melodieuse et tremblante. Elle m'a dit: «Si on va doucement, on risque une insolation. Mais si on va trop vite, on est en transpiration et dans l'eglise on attrape un chaud et froid.» Elle avait raison. Il n'y avait pas d'issue. J'ai encore garde quelques images de cette journee : par exemple, le visage de Ferez quand, pour la derniere fois, il nous a rejoints pres du village. De grosses larmes d'enervement et de peine ruisselaient sur ses joues. Mais a cause des rides, elles ne s'ecoulaient pas. Elles s'etalaient, se rejoignaient et formaient un vernis d'eau sur ce visage detruit. Il y a eu encore l'eglise et les villageois sur les trottoirs, les geraniums rouges sur les tombes du cimetiere, l'evanouissement de Ferez (on eut dit un pantin disloque), la terre couleur de sang qui roulait sur la biere de maman, la chair blanche des racines qui s'y melaient, encore du monde, des voix, le village, l'attente devant un cafe, l'incessant ronflement du moteur, et ma joie quand l'autobus est entre dans le nid de lumieres d'Alger et que j'ai pense que j'allais me coucher et dormir pendant douze heures.


2

En me reveillant, j'ai compris pourquoi mon patron avait l'air mecontent quand je lui ai demande mes deux jours de conge : c'est aujourd'hui samedi. Je l'avais pour ainsi dire oublie, mais en me levant, cette idee m'est venue. Mon patron, tout naturellement, a pense que j'aurais ainsi quatre jours de vacances avec mon dimanche et cela ne pouvait pas lui faire plaisir. Mais d'une part, ce n'est pas de ma faute si on a enterre maman hier au lieu d'aujourd'hui et d'autre part, j'aurais eu mon samedi et mon dimanche de toute facon. Bien entendu, cela ne m'empeche pas de comprendre tout de meme mon patron.

J'ai eu de la peine a me lever parce que j'etais fatigue de ma journee d'hier. Pendant que je me rasais, je me suis demande ce que j'allais faire et j'ai decide d'aller me baigner. J'ai pris le tram pour aller a l'etablissement de bains du port. La, j'ai plonge dans la passe. Il y avait beaucoup de jeunes gens. J'ai retrouve dans l'eau Marie Gardona, une ancienne dactylo de mon bureau dont j'avais eu envie a l'epoque. Elle aussi, je crois. Mais elle est partie peu apres et nous n'avons pas eu le temps. Je l'ai aidee a monter sur une bouee et, dans ce mouvement, j'ai effleure ses seins. J'etais encore dans l'eau quand elle etait deja a plat ventre sur la bouee. Elle s'est retournee vers moi. Elle avait les cheveux dans les yeux et elle riait. Je me suis hisse a cote d'elle sur la bouee. Il faisait bon et, comme en plaisantant, j'ai laisse aller ma tete en arriere et je l'ai posee sur son ventre. Elle n'a rien dit et je suis reste ainsi. J'avais tout le ciel dans les yeux et il etait bleu et dore. Sous ma nuque, je sentais le ventre de Marie battre doucement. Nous sommes restes longtemps sur la bouee, a moitie endormis. Quand le soleil est devenu trop fort, elle a plonge et je l'ai suivie. Je l'ai rattrapee, j'ai passe ma main autour de sa taille et nous avons nage ensemble. Elle riait toujours. Sur le quai, pendant que nous nous sechions, elle m'a dit: «Je suis plus brune que vous.» Je lui ai demande si elle voulait venir au cinema, le soir. Elle a encore ri et m'a dit qu'elle avait envie de voir un film avec Fernandel. Quand nous nous sommes rhabilles, elle a eu l'air tres surprise de me voir avec une cravate noire et elle m'a demande si j'etais en deuil. Je lui ai dit que maman etait morte. Comme elle voulait savoir depuis quand, j'ai repondu: «Depuis hier.» Elle a eu un petit recul, mais n'a fait aucune remarque. J'ai eu envie de lui dire que ce n'etait pas de ma faute, mais je me suis arrete parce que j'ai pense que je l'avais deja dit a mon patron. Cela ne signifiait rien. De toute facon on est toujours un peu fautif.

Le soir, Marie avait tout oublie. Le film etait drole par moments et puis vraiment trop bete. Elle avait sa jambe contre la mienne. Je lui caressais les seins. Vers la fin de la seance, je l'ai embrassee, mais mal. En sortant, elle est venue chez moi.

Quand je me suis reveille, Marie etait partie. Elle m'avait explique qu'elle devait aller chez sa tante. J'ai pense que c'etait dimanche et cela m'a ennuye: je n'aime pas le dimanche. Alors, je me suis retourne dans mon lit, j'ai cherche dans le traversin l'odeur de sel que les cheveux de Marie y avaient laissee et j'ai dormi jusqu'a dix heures. J'ai fume ensuite des cigarettes, toujours couche, jusqu'a midi. Je ne voulais pas dejeuner chez Celeste comme d'habitude parce que, certainement, ils m'auraient pose des questions et je n'aime pas cela. Je me suis fait cuire des ?ufs et je les ai manges a meme le plat, sans pain parce que je n'en avais plus et que je ne voulais pas descendre pour en acheter.

Apres le dejeuner, je me suis ennuye un peu et j'ai erre dans l'appartement. Il etait commode quand maman etait la. Maintenant il est trop grand pour moi et j'ai du transporter dans ma chambre la table de la salle a manger. Je ne vis plus que dans cette piece, entre les chaises de paille un peu creusees, l'armoire dont la glace est jaunie, la table de toilette et le lit de cuivre. Le reste est a l'abandon. Un peu plus tard, pour faire quelque chose, j'ai pris un vieux journal et je l'ai lu. J'y ai decoupe une reclame des sels Kruschen et je l'ai collee dans un vieux cahier ou je mets les choses qui m'amusent dans les journaux. Je me suis aussi lave les mains et, pour finir, je me suis mis au balcon.

Ma chambre donne sur la rue principale du faubourg. L'apres-midi etait beau. Cependant, le pave etait gras, les gens rares et presses encore. C'etaient d'abord des familles allant en promenade, deux petits garcons en costume marin, la culotte au-dessous du genou, un peu empetres dans leurs vetements raides, et une petite fille avec un gros n?ud rose et des souliers noirs vernis. Derriere eux, une mere enorme, en robe de soie marron, et le pere, un petit homme assez frele que je connais de vue. Il avait un canotier, un n?ud papillon et une canne a la main. En le voyant avec sa femme, j'ai compris pourquoi dans le quartier on disait de lui qu'il etait distingue. Un peu plus tard passerent les jeunes gens du faubourg, cheveux laques et cravate rouge, le veston tres cintre, avec une pochette brodee et des souliers a bouts carres. J'ai pense qu'ils allaient aux cinemas du centre. C'etait pourquoi ils partaient si tot et se depechaient vers le tram en riant tres fort.

Apres eux, la rue peu a peu est devenue deserte. Les spectacles etaient partout commences, je crois. Il n'y avait plus dans la rue que les boutiquiers et les chats. Le ciel etait pur mais sans eclat au-dessus des ficus qui bordent la rue. Sur le trottoir d'en face, le marchand de tabac a sorti une chaise, l'a installee devant sa porte et l'a enfourchee en s'appuyant des deux bras sur le dossier. Les trams tout a l'heure bondes etaient presque vides. Dans le petit cafe «Chez Pierrot», a cote du marchand de tabac, le garcon balayait de la sciure dans la salle deserte. C'etait vraiment dimanche.

J'ai retourne ma chaise et je l'ai placee comme celle du marchand de tabac parce que j'ai trouve que c'etait plus commode. J'ai fume deux cigarettes, je suis rentre pour prendre un morceau de chocolat et je suis revenu le manger a la fenetre. Peu apres, le ciel s'est assombri et j'ai cru que nous allions avoir un orage d'ete. Il s'est decouvert peu a peu cependant. Mais le passage des nuees avait laisse sur la rue comme une promesse de pluie qui l'a rendue plus sombre. Je suis reste longtemps a regarder le ciel.

A cinq heures, des tramways sont arrives dans le bruit. Ils ramenaient du stade de banlieue des grappes de spectateurs perches sur les marchepieds et les rambardes. Les tramways suivants ont ramene les joueurs que j'ai reconnus a leurs petites valises. Ils hurlaient et chantaient a pleins poumons que leur club ne perirait pas. Plusieurs m'ont fait des signes. L'un m'a meme crie: «On les a eus.» Et j'ai fait: «Oui», en secouant la tete. A partir de ce moment, les autos ont commence a affluer.

La journee a tourne encore un peu. Au-dessus des toits, le ciel est devenu rougeatre et, avec le soir naissant, les rues se sont animees. Les promeneurs revenaient peu a peu. J'ai reconnu le monsieur distingue au milieu d'autres. Les enfants pleuraient ou se laissaient tramer. Presque aussitot, les cinemas du quartier ont deverse dans la rue un flot de spectateurs. Parmi eux, les jeunes gens avaient des gestes plus decides que d'habitude et j'ai pense qu'ils avaient vu un film d'aventures. Ceux qui revenaient des cinemas de la ville arriverent un peu plus tard. Ils semblaient plus graves. Ils riaient encore, mais de temps en temps, ils paraissaient fatigues et songeurs. Ils sont restes dans la rue, allant et venant sur le trottoir d'en face. Les jeunes filles du quartier, en cheveux, se tenaient par le bras. Les jeunes gens s'etaient arranges pour les croiser et ils lancaient des plaisanteries dont elles riaient en detournant la tete. Plusieurs d'entre elles, que je connaissais, m'ont fait des signes.

Les lampes de la rue se sont alors allumees brusquement et elles ont fait palir les premieres etoiles qui montaient dans la nuit. J'ai senti mes yeux se fatiguer a regarder ainsi les trottoirs avec leur chargement d'hommes et de lumieres. Les lampes faisaient luire le pave mouille, et les tramways, a intervalles reguliers, mettaient leurs reflets sur des cheveux brillants, un sourire ou un bracelet d'argent. Peu apres, avec les tramways plus rares et la nuit deja noire au-dessus des arbres et des lampes, le quartier s'est vide insensiblement, jusqu'a ce que le premier chat traverse lentement la rue de nouveau deserte. J'ai pense alors qu'il fallait diner. J'avais un peu mal au cou d'etre reste longtemps appuye sur le dos de ma chaise. Je suis descendu acheter du pain et des pates, j'ai fait ma cuisine et j'ai mange debout. J'ai voulu fumer une cigarette a la fenetre, mais l'air avait fraichi et j'ai eu un peu froid. J'ai ferme mes fenetres et en revenant j'ai vu dans la glace un bout de table ou ma lampe a alcool voisinait avec des morceaux de pain. J'ai pense que c'etait toujours un dimanche de tire, que maman etait maintenant enterree, que j'allais reprendre mon travail et que, somme toute, il n'y avait rien de change.


3

Aujourd'hui j'ai beaucoup travaille au bureau. Le patron a ete aimable. Il m'a demande si je n'etais pas trop fatigue et il a voulu savoir aussi l'age de maman. J'ai dit «une soixantaine d'annees», pour ne pas me tromper et je ne sais pas pourquoi il a eu l'air d'etre soulage et de considerer que c'etait une affaire terminee.

Il y avait un tas de connaissements qui s'amoncelaient sur ma table et il a fallu que je les depouille tous. Avant de quitter le bureau pour aller dejeuner, je me suis lave les mains. A midi, j'aime bien ce moment. Le soir, j'y trouve moins de plaisir parce que la serviette roulante qu'on utilise est tout a fait humide: elle a servi toute la journee. J'en ai fait la remarque un jour a mon patron. Il m'a repondu qu'il trouvait cela regrettable, mais que c'etait tout de meme un detail sans importance. Je suis sorti un peu tard, a midi et demi, avec Emmanuel, qui travaille a l'expedition. Le bureau donne sur la mer et nous avons perdu un moment a regarder les cargos dans le port brulant de soleil. A ce moment, un camion est arrive dans un fracas de chaines et d'explosions. Emmanuel m'a demande «si on y allait» et je me suis mis a courir. Le camion nous a depasses et nous nous sommes lances a sa poursuite. J'etais noye dans le bruit et la poussiere. Je ne voyais plus rien et ne sentais que cet elan desordonne de la course, au milieu des treuils et des machines, des mats qui dansaient sur l'horizon et des coques que nous longions. J'ai pris appui le premier et j'ai saute au vol. Puis j'ai aide Emmanuel a s'asseoir. Nous etions hors de souffle, le camion sautait sur les paves inegaux du quai, au milieu de la poussiere et du soleil. Emmanuel riait a perdre haleine.

Nous sommes arrives en nage chez Celeste. Il etait toujours la, avec son gros ventre, son tablier et ses moustaches blanches. Il m'a demande si «ca allait quand meme». Je lui ai dit que oui et que j'avais faim. J'ai mange tres vite et j'ai pris du cafe. Puis je suis rentre chez moi, j'ai dormi un peu parce que j'avais trop bu de vin et, en me reveillant, j'ai eu envie de fumer. Il etait tard et j'ai couru pour attraper un tram. J'ai travaille tout l'apres-midi. Il faisait tres chaud dans le bureau et le soir, en sortant, j'ai ete heureux de revenir en marchant lentement le long des quais. Le ciel etait vert, je me sentais content. Tout de meme, je suis rentre directement chez moi parce que je voulais me preparer des pommes de terre bouillies.

En montant, dans l'escalier noir, j'ai heurte le vieux Salamano, mon voisin de palier. Il etait avec son chien. Il y a huit ans qu'on les voit ensemble. L'epagneul a une maladie de peau, le rouge, je crois, qui lui fait perdre presque tous ses poils et qui le couvre de plaques et de croutes brunes. A force de vivre avec lui, seuls tous les deux dans une petite chambre, le vieux Salamano a fini par lui ressembler. Il a des croutes rougeatres sur le visage et le poil jaune et rare. Le chien, lui, a pris de son patron une sorte d'allure voutee, le museau en avant et le cou tendu. Ils ont l'air de la meme race et pourtant ils se detestent. Deux fois par jour, a onze heures et a six heures, le vieux mene son chien promener. Depuis huit ans, ils n'ont pas change leur itineraire. On peut les voir le long de la rue de Lyon, le chien tirant l'homme jusqu'a ce que le vieux Salamano bute. Il bat son chien alors et il l'insulte. Le chien rampe de frayeur et se laisse trainer. A ce moment, c'est au vieux de le tirer. Quand le chien a oublie, il entraine de nouveau son maitre et il est de nouveau battu et insulte. Alors, ils restent tous les deux sur le trottoir et ils se regardent, le chien avec terreur, l'homme avec haine. C'est ainsi tous les jours. Quand le chien veut uriner, le vieux ne lui en laisse pas le temps et il le tire, l'epagneul semant derriere lui une trainee de petites gouttes. Si par hasard le chien fait dans la chambre, alors il est encore battu. Il y a huit ans que cela dure. Celeste dit toujours que «c'est malheureux», mais au fond, personne ne peut savoir. Quand je l'ai rencontre dans l'escalier, Salamano etait en train d'insulter son chien. Il lui disait: «Salaud ! Charogne!» et le chien gemissait. J'ai dit: «Bonsoir», mais le vieux insultait toujours. Alors je lui ai demande ce que le chien lui avait fait. Il ne m'a pas repondu. Il disait seulement : « Salaud ! Charogne ! » Je le devinais, penche sur son chien, en train d'arranger quelque chose sur le collier. J'ai parle plus fort. Alors sans se retourner, il m'a repondu avec une sorte de rage rentree: «Il est toujours la». Puis il est parti en tirant la bete qui se laissait trainer sur ses quatre pattes, et gemissait.

Juste a ce moment est entre mon deuxieme voisin de palier. Dans le quartier, on dit qu'il vit des femmes. Quand on lui demande son metier, pourtant, il est «magasinier». En general, il n'est guere aime. Mais il me parle souvent et quelquefois il passe un moment chez moi parce que je l'ecoute. Je trouve que ce qu'il dit est interessant. D'ailleurs, je n'ai aucune raison de ne pas lui parler. Il s'appelle Raymond Sintes. Il est assez petit, avec de larges epaules et un nez de boxeur. Il est toujours habille tres correctement. Lui aussi m'a dit, en parlant de Salamano: «Si c'est pas malheureux!» Il m'a demande si ca ne me degoutait pas et j'ai repondu que non.

Nous sommes montes et j'allais le quitter quand il m'a dit: «J'ai chez moi du boudin et du vin. Si vous voulez manger un morceau avec moi?…»

J'ai pense que cela m'eviterait de faire ma cuisine et j'ai accepte. Lui aussi n'a qu'une chambre, avec une cuisine sans fenetre. Au-dessus de son lit, il a un ange en stuc blanc et rose, des photos de champions et deux ou trois cliches de femmes nues. La chambre etait sale et le lit defait. Il a d'abord allume sa lampe a petrole, puis il a sorti un pansement assez douteux de sa poche et a enveloppe sa main droite. Je lui ai demande ce qu'il avait. Il m'a dit qu'il avait eu une bagarre avec un type qui lui cherchait des histoires.

«Vous comprenez, monsieur Meursault, m'a-t-il dit, c'est pas que je suis mechant, mais je suis vif. L'autre, il m'a dit: «Descends du tram si tu es un homme.» Je lui ai dit: «Allez, reste tranquille.» II m'a dit que je n'etais pas un homme. Alors je suis descendu et je lui ai dit: «Assez, ca vaut mieux, ou je vais te murir.» Il m'a repondu: «De quoi?» Alors je lui en ai donne un. Il est tombe. Moi, j'allais le relever. Mais il m'a donne des coups de pied de par terre. Alors je lui ai donne un coup de genou et deux taquets. Il avait la figure en sang. Je lui ai demande s'il avait son compte. Il m'a dit: «Oui». »

Pendant tout ce temps, Sintes arrangeait son pansement. J'etais assis sur le lit. Il m'a dit: «Vous voyez que je ne l'ai pas cherche. C'est lui qui m'a manque.» C'etait vrai et je l'ai reconnu. Alors il m'a declare que, justement, il voulait me demander un conseil au sujet de cette affaire, que moi, j'etais un homme, je connaissais la vie, que je pouvais l'aider et qu'ensuite il serait mon copain. Je n'ai rien dit et il m'a demande encore si je voulais etre son copain. J'ai dit que ca m'etait egal: il a eu l'air content. Il a sorti du boudin, il l'a fait cuire a la poele, et il a installe des verres, des assiettes, des couverts et deux bouteilles de vin. Tout cela en silence. Puis nous nous sommes installes. En mangeant, il a commence a me raconter son histoire. Il hesitait d'abord un peu. «J'ai connu une dame… c'etait pour autant dire ma maitresse.» L'homme avec qui il s'etait battu etait le frere de cette femme. Il m'a dit qu'il l'avait entretenue. Je n'ai rien repondu et pourtant il a ajoute tout de suite qu'il savait ce qu'on disait dans le quartier, mais qu'il avait sa conscience pour lui et qu'il etait magasinier.

«Pour en venir a mon histoire, m'a-t-il dit, je me suis apercu qu'il y avait de la tromperie.» Il lui donnait juste de quoi vivre. Il payait lui-meme le loyer de sa chambre et il lui donnait vingt francs par jour pour la nourriture. «Trois cents francs de chambre, six cents francs de nourriture, une paire de bas de temps en temps, ca faisait mille francs. Et madame ne travaillait pas. Mais elle me disait que c'etait juste, qu'elle n'arrivait pas avec ce que je lui donnais. Pourtant, je lui disais : «Pourquoi tu travailles pas une demi-journee? Tu me soulagerais bien pour toutes ces petites choses. Je t'ai achete un ensemble ce mois-ci, je te paye vingt francs par jour, je te paye le loyer et toi, tu prends le cafe l'apres-midi avec tes amies. Tu leur donnes le cafe et le sucre. Moi, je te donne l'argent. J'ai bien agi avec toi et tu me le rends mal.» Mais elle ne travaillait pas, elle disait toujours qu'elle n'arrivait pas et c'est comme ca que je me suis apercu qu'il y avait de la tromperie.»

Il m'a alors raconte qu'il avait trouve un billet de loterie dans son sac et qu'elle n'avait pas pu lui expliquer comment elle l'avait achete. Un peu plus tard, il avait trouve chez elle «une indication» du mont-de-piete qui prouvait qu'elle avait engage deux bracelets. Jusque-la il ignorait l'existence de ces bracelets. «J'ai bien vu qu'il y avait de la tromperie. Alors, je l'ai quittee. Mais d'abord, je l'ai tapee. Et puis, je lui ai dit ses verites. Je lui ai dit que tout ce qu'elle voulait, c'etait s'amuser avec sa chose. Comme je lui ai dit, vous comprenez, monsieur Meursault: «Tu ne vois pas que le monde il est jaloux du bonheur que je te donne. Tu connaitras plus tard le bonheur que tu avais.»

Il l'avait battue jusqu'au sang. Auparavant, il ne la battait pas. «Je la tapais, mais tendrement pour ainsi dire. Elle criait un peu. Je fermais les volets et ca finissait comme toujours. Mais maintenant, c'est serieux. Et pour moi, je l'ai pas assez punie.»

Il m'a explique alors que c'etait pour cela qu'il avait besoin d'un conseil. Il s'est arrete pour regler la meche de la lampe qui charbonnait. Moi, je l'ecoutais toujours. J'avais bu pres d'un litre de vin et j'avais tres chaud aux tempes. Je fumais les cigarettes de Raymond parce qu'il ne m'en restait plus. Les derniers trams passaient et emportaient avec eux les bruits maintenant lointains du faubourg. Raymond a continue. Ce qui l'ennuyait, «c'est qu'il avait encore un sentiment pour son coit». Mais il voulait la punir. Il avait d'abord pense a l'emmener dans un hotel et a appeler les «moeurs» pour causer un scandale et la faire mettre en carte. Ensuite, il s'etait adresse a des amis qu'il avait dans le milieu. Ils n'avaient rien trouve. Et comme me le faisait remarquer Raymond, c'etait bien la peine d'etre du milieu. Il le leur avait dit et ils avaient alors propose de la «marquer». Mais ce n'etait pas ce qu'il voulait. Il allait reflechir. Auparavant il voulait me demander quelque chose. D'ailleurs, avant de me le demander, il voulait savoir ce que je pensais de cette histoire. J'ai repondu que je n'en pensais rien mais que c'etait interessant. Il m'a demande si je pensais qu'il y avait de la tromperie, et moi, il me semblait bien qu'il y avait de la tromperie, si je trouvais qu'on devait la punir et ce que je ferais a sa place, je lui ai dit qu'on ne pouvait jamais savoir, mais je comprenais qu'il veuille la punir. J'ai encore bu un peu de vin. Il a allume une cigarette et il m'a decouvert son idee. Il voulait lui ecrire une lettre «avec des coups de pied et en meme temps des choses pour la faire regretter». Apres, quand elle reviendrait, il coucherait avec elle et «juste au moment de finir» il lui cracherait a la figure et il la mettrait dehors. J'ai trouve qu'en effet, de cette facon, elle serait punie. Mais Raymond m'a dit qu'il ne se sentait pas capable de faire la lettre qu'il fallait et qu'il avait pense a moi pour la rediger. Comme je ne disais rien, il m'a demande si cela m'ennuierait de le faire tout de suite et j'ai repondu que non.

Il s'est alors leve apres avoir bu un verre de vin. Il a repousse les assiettes et le peu de boudin froid que nous avions laisse. Il a soigneusement essuye la toile ciree de la table. Il a pris dans un tiroir de sa table de nuit une feuille de papier quadrille, une enveloppe jaune, un petit porte-plume de bois rouge et un encrier carre d'encre violette. Quand il m'a dit le nom de la femme, j'ai vu que c'etait une Mauresque. J'ai fait la lettre. Je l'ai ecrite un peu au hasard, mais je me suis applique a contenter Raymond parce que je n'avais pas de raison de ne pas le contenter. Puis j'ai lu la lettre a haute voix. Il m'a ecoute en fumant et en hochant la tete, puis il m'a demande de la relire. Il a ete tout a fait content. Il m'a dit : «Je savais bien que tu connaissais la vie.» Je ne me suis pas apercu d'abord qu'il me tutoyait. C'est seulement quand il m'a declare: «Maintenant, tu es un vrai copain», que cela m'a frappe. Il a repete sa phrase et j'ai dit: «Oui». Cela m'etait egal d'etre son copain et il avait vraiment l'air d'en avoir envie. Il a cachete la lettre et nous avons fini le vin. Puis nous sommes restes un moment a fumer sans rien dire. Au-dehors, tout etait calme, nous avons entendu le glissement d'une auto qui passait. J'ai dit: «II est tard.» Raymond le pensait aussi. Il a remarque que le temps passait vite et, dans un sens, c'etait vrai. J'avais sommeil, mais j'avais de la peine a me lever. J'ai du avoir l'air fatigue parce que Raymond m'a dit qu'il ne fallait pas se laisser aller. D'abord, je n'ai pas compris. Il m'a explique alors qu'il avait appris la mort de maman mais que c'etait une chose qui devait arriver un jour ou l'autre. C'etait aussi mon avis.

Je me suis leve, Raymond m'a serre la main tres fort et m'a dit qu'entre hommes on se comprenait toujours. En sortant de chez lui, j'ai referme la porte et je suis reste un moment dans le noir, sur le palier. La maison etait calme et des profondeurs de la cage d'escalier montait un souffle obscur et humide. Je n'entendais que les coups de mon sang qui bourdonnait a mes oreilles. Je suis reste immobile. Mais dans la chambre du vieux Salamano, le chien a gemi sourdement.


4

J'ai bien travaille toute la semaine, Raymond est venu et m'a dit qu'il avait envoye la lettre. Je suis alle au cinema deux fois avec Emmanuel qui ne comprend pas toujours ce qui se passe sur l'ecran. Il faut alors lui donner des explications. Hier, c'etait samedi et Marie est venue, comme nous en etions convenus. J'ai eu tres envie d'elle parce qu'elle avait une belle robe a raies rouges et blanches et des sandales de cuir. On devinait ses seins durs et le brun du soleil lui faisait un visage de fleur. Nous avons pris un autobus et nous sommes alles a quelques kilometres d'Alger, sur une plage resserree entre des rochers et bordee de roseaux du cote de la terre. Le soleil de quatre heures n'etait pas trop chaud, mais l'eau etait tiede, avec de petites vagues longues et paresseuses. Marie m'a appris un jeu. Il fallait, en nageant, boire a la crete des vagues, accumuler dans sa bouche toute l'ecume et se mettre ensuite sur le dos pour la projeter contre le ciel. Cela faisait alors une dentelle mousseuse qui disparaissait dans l'air ou me retombait en pluie tiede sur le visage. Mais au bout de quelque temps, j'avais la bouche brulee par l'amertume du sel. Marie m'a rejoint alors et s'est collee a moi dans l'eau. Elle a mis sa bouche contre la mienne. Sa langue rafraichissait mes levres et nous nous sommes roules dans les vagues pendant un moment.

Quand nous nous sommes rhabilles sur la plage, Marie me regardait avec des yeux brillants. Je l'ai embrassee. A partir de ce moment, nous n'avons plus parle. Je l'ai tenue contre moi et nous avons ete presses de trouver un autobus, de rentrer, d'aller chez moi et de nous jeter sur mon lit. J'avais laisse ma fenetre ouverte et c'etait bon de sentir la nuit d'ete couler sur nos corps bruns.

Ce matin, Marie est restee et je lui ai dit que nous dejeunerions ensemble. Je suis descendu pour acheter de la viande. En remontant, j'ai entendu une voix de femme dans la chambre de Raymond. Un peu apres, le vieux Salamano a gronde son chien, nous avons entendu un bruit de semelles et de griffes sur les marches en bois de l'escalier et puis: «Salaud, charogne», ils sont sortis dans la rue. J'ai raconte a Marie l'histoire du vieux et elle a ri. Elle avait un de mes pyjamas dont elle avait retrousse les manches. Quand elle a ri, j'ai eu encore envie d'elle. Un moment apres, elle m'a demande si je l'aimais. Je lui ai repondu que cela ne voulait rien dire, mais qu'il me semblait que non. Elle a eu l'air triste. Mais en preparant le dejeuner, et a propos de rien, elle a encore ri de telle facon que je l'ai embrassee. C'est a ce moment que les bruits d'une dispute ont eclate chez Raymond.

On a d'abord entendu une voix aigue de femme et puis Raymond qui disait: «Tu m'as manque, tu m'as manque. Je vais t'apprendre a me manquer.» Quelques bruits sourds et la femme a hurle, mais de si terrible facon qu'immediatement le palier s'est empli de monde. Marie et moi nous sommes sortis aussi. La femme criait toujours et Raymond frappait toujours. Marie m'a dit que c'etait terrible et je n'ai rien repondu. Elle m'a demande d'aller chercher un agent, mais je lui ai dit que je n'aimais pas les agents. Pourtant, il en est arrive un avec le locataire du deuxieme qui est plombier. Il a frappe a la porte et on n'a plus rien entendu. Il a frappe plus fort et au bout d'un moment, la femme a pleure et Raymond a ouvert. Il avait une cigarette a la bouche et l'air doucereux. La fille s'est precipitee a la porte et a declare a l'agent que Raymond l'avait frappee. «Ton nom», a dit l'agent. Raymond a repondu. «Enleve ta cigarette de la bouche quand tu me parles», a dit l'agent. Raymond a hesite, m'a regarde et a tire sur sa cigarette. A ce moment, l'agent l'a gifle a toute volee d'une claque epaisse et lourde, en pleine joue. La cigarette est tombee quelques metres plus loin. Raymond a change de visage, mais il n'a rien dit sur le moment et puis il a demande d'une voix humble s'il pouvait ramasser son megot. L'agent a declare qu'il le pouvait et il a ajoute: «Mais la prochaine fois, tu sauras qu'un agent n'est pas un guignol.» Pendant ce temps, la fille pleurait et elle a repete: «Il m'a tapee. C'est un maquereau.» – «Monsieur l'agent, a demande alors Raymond, c'est dans la loi, ca, de dire maquereau a un homme?» Mais l'agent lui a ordonne «de fermer sa gueule». Raymond s'est alors retourne vers la fille et il lui a dit: «Attends, petite, on se retrouvera.» L'agent lui a dit de fermer ca, que la fille devait partir et lui rester dans sa chambre en attendant d'etre convoque au commissariat. Il a ajoute que Raymond devrait avoir honte d'etre soul au point de trembler comme il le faisait. A ce moment, Raymond lui a explique: «Je ne suis pas soul, monsieur l'agent. Seulement, je suis la, devant vous, et je tremble, c'est force.» Il a ferme sa porte et tout le monde est parti. Marie et moi avons fini de preparer le dejeuner. Mais elle n'avait pas faim, j'ai presque tout mange. Elle est partie a une heure et j'ai dormi un peu.

Vers trois heures, on a frappe a ma porte et Raymond est entre. Je suis reste couche. Il s'est assis sur le bord de mon lit. Il est reste un moment sans parler et je lui ai demande comment son affaire s'etait passee. Il m'a raconte qu'il avait fait ce qu'il voulait mais qu'elle lui avait donne une gifle et qu'alors il l'avait battue. Pour le reste, je l'avais vu. Je lui ai dit qu'il me semblait que maintenant elle etait punie et qu'il devait etre content. C'etait aussi son avis, et il a observe que l'agent avait beau faire, il ne changerait rien aux coups qu'elle avait recus. Il a ajoute qu'il connaissait bien les agents et qu'il savait comment il fallait s'y prendre avec eux. Il m'a demande alors si j'avais attendu qu'il reponde a la gifle de l'agent. J'ai repondu que je n'attendais rien du tout et que d'ailleurs je n'aimais pas les agents. Raymond a eu l'air tres content. Il m'a demande si je voulais sortir avec lui. Je me suis leve et j'ai commence a me peigner. Il m'a dit qu'il fallait que je lui serve de temoin. Moi cela m'etait egal, mais je ne savais pas ce que je devais dire. Selon Raymond, il suffisait de declarer que la fille lui avait manque. J'ai accepte de lui servir de temoin. Nous sommes sortis et Raymond m'a offert une fine. Puis il a voulu faire une partie de billard et j'ai perdu de justesse. Il voulait ensuite aller au bordel, mais j'ai dit non parce que je n'aime pas ca. Alors nous sommes rentres doucement et il me disait combien il etait content d'avoir reussi a punir sa maitresse. Je le trouvais tres gentil avec moi et j'ai pense que c'etait un bon moment.

De loin, j'ai apercu sur le pas de la porte le vieux Salamano qui avait l'air agite. Quand nous nous sommes rapproches, j'ai vu qu'il n'avait pas son chien. Il regardait de tous les cotes, tournait sur lui-meme, tentait de percer le noir du couloir, marmonnait des mots sans suite et recommencait a fouiller la rue de ses petits yeux rouges. Quand Raymond lui a demande ce qu'il avait, il n'a pas repondu tout de suite. J'ai vaguement entendu qu'il murmurait: «Salaud, charogne», et il continuait a s'agiter. Je lui ai demande ou etait son chien. Il m'a repondu brusquement qu'il etait parti. Et puis tout d'un coup, il a parle avec volubilite: «Je l'ai emmene au Champ de Man?uvres, comme d'habitude. Il y avait du monde, autour des baraques foraines. Je me suis arrete pour regarder « le Roi de l'Evasion». Et quand j'ai voulu repartir, il n'etait plus la. Bien sur, il y a longtemps que je voulais lui acheter un collier moins grand. Mais je n'aurais jamais cru que cette charogne pourrait partir comme ca.»

Raymond lui a explique alors que le chien avait pu s'egarer et qu'il allait revenir. Il lui a cite des exemples de chiens qui avaient fait des dizaines de kilometres pour retrouver leur maitre. Malgre cela, le vieux a eu l'air plus agite. «Mais ils me le prendront, vous comprenez. Si encore quelqu'un le recueillait. Mais ce n'est pas possible, il degoute tout le monde avec ses croutes. Les agents le prendront, c'est sur.» Je lui ai dit alors qu'il devait aller a la fourriere et qu'on le lui rendrait moyennant le paiement de quelques droits. Il m'a demande si ces droits etaient eleves. Je ne savais pas. Alors, il s'est mis en colere : «Donner de l'argent pour cette charogne. Ah ! il peut bien crever!» Et il s'est mis a l'insulter. Raymond a ri et a penetre dans la maison. Je l'ai suivi et nous nous sommes quittes sur le palier de l'etage. Un moment apres, j'ai entendu le pas du vieux et il a frappe a ma porte. Quand j'ai ouvert, il est reste un moment sur le seuil et il m'a dit: «Excusez-moi, excusez-moi.»

Je l'ai invite a entrer, mais il n'a pas voulu. Il regardait la pointe de ses souliers et ses mains crouteuses tremblaient. Sans me faire face, il m'a demande: «Ils ne vont pas me le prendre, dites, monsieur Meursault. Ils vont me le rendre. Ou qu'est-ce que je vais devenir?» Je lui ai dit que la fourriere gardait les chiens trois jours a la disposition de leurs proprietaires et qu'ensuite elle en faisait ce que bon lui semblait. Il m'a regarde en silence. Puis il m'a dit: «Bonsoir.» Il a ferme sa porte et je l'ai entendu aller et venir. Son lit a craque. Et au bizarre petit bruit qui a traverse la cloison, j'ai compris qu'il pleurait. Je ne sais pas pourquoi j'ai pense a maman. Mais il fallait que je me leve tot le lendemain. Je n'avais pas faim et je me suis couche sans diner.


5

Raymond m'a telephone au bureau. Il m'a dit qu'un de ses amis (il lui avait parle de moi) m'invitait a passer la journee de dimanche dans son cabanon, pres d'Alger. J'ai repondu que je le voulais bien, mais que j'avais promis ma journee a une amie. Raymond m'a tout de suite declare qu'il l'invitait aussi. La femme de son ami serait tres contente de ne pas etre seule au milieu d'un groupe d'hommes.

J'ai voulu raccrocher tout de suite parce que je sais que le patron n'aime pas qu'on nous telephone de la ville. Mais Raymond m'a demande d'attendre et il m'a dit qu'il aurait pu me transmettre cette invitation le soir, mais qu'il voulait m'avertir d'autre chose. Il avait ete suivi toute la journee par un groupe d'Arabes parmi lesquels se trouvait le frere de son ancienne maitresse. «Si tu le vois pres de la maison ce soir en rentrant, avertis-moi.» J'ai dit que c'etait entendu.

Peu apres, le patron m'a fait appeler et sur le moment j'ai ete ennuye parce que j'ai pense qu'il allait me dire de moins telephoner et de mieux travailler. Ce n'etait pas cela du tout. Il m'a declare qu'il allait me parler d'un projet encore tres vague. Il voulait seulement avoir mon avis sur la question. Il avait l'intention d'installer un bureau a Paris qui traiterait ses affaires sur la place, et directement, avec les grandes compagnies et il voulait savoir si j'etais dispose a y aller. Cela me permettrait de vivre a Paris et aussi de voyager une partie de l'annee. «Vous etes jeune, et il me semble que c'est une vie qui doit vous plaire.» J'ai dit que oui mais que dans le fond cela m'etait egal. Il m'a demande alors si je n'etais pas interesse par un changement de vie. J'ai repondu qu'on ne changeait jamais de vie, qu'en tout cas toutes se valaient et que la mienne ici ne me deplaisait pas du tout. Il a eu l'air mecontent, m'a dit que je repondais toujours a cote, que je n'avais pas d'ambition et que cela etait desastreux dans les affaires. Je suis retourne travailler alors. J'aurais prefere ne pas le mecontenter, mais je ne voyais pas de raison pour changer ma vie. En y reflechissant bien, je n'etais pas malheureux. Quand j'etais etudiant, j'avais beaucoup d'ambitions de ce genre. Mais quand j'ai du abandonner mes etudes, j'ai tres vite compris que tout cela etait sans importance reelle.

Le soir, Marie est venue me chercher et m'a demande si je voulais me marier avec elle. J'ai dit que cela m'etait egal et que nous pourrions le faire si elle le voulait. Elle a voulu savoir alors si je l'aimais. J'ai repondu comme je l'avais deja fait une fois, que cela ne signifiait rien mais que sans doute je ne l'aimais pas. «Pourquoi m'epouser alors?» a-t-elle dit. Je lui ai explique que cela n'avait aucune importance et que si elle le desirait, nous pouvions nous marier. D'ailleurs, c'etait elle qui le demandait et moi je me contentais de dire oui. Elle a observe alors que le mariage etait une chose grave. J'ai repondu : «Non.» Elle s'est tue un moment et elle m'a regarde en silence. Puis elle a parle. Elle voulait simplement savoir si j'aurais accepte la meme proposition venant d'une autre femme, a qui je serais attache de la meme facon. J'ai dit: «Naturellement.» Elle s'est demande alors si elle m'aimait et moi, je ne pouvais rien savoir sur ce point. Apres un autre moment de silence, elle a murmure que j'etais bizarre, qu'elle m'aimait sans doute a cause de cela mais que peut-etre un jour je la degouterais pour les memes raisons. Comme je me taisais, n'ayant rien a ajouter, elle m'a pris le bras en souriant et elle a declare qu'elle voulait se marier avec moi. J'ai repondu que nous le ferions des qu'elle le voudrait. Je lui ai parle alors de la proposition du patron et Marie m'a dit qu'elle aimerait connaitre Paris. Je lui ai appris que j'y avais vecu dans un temps et elle m'a demande comment c'etait. Je lui ai dit: «C'est sale. Il y a des pigeons et des cours noires. Les gens ont la peau blanche.»

Puis nous avons marche et traverse la ville par ses grandes rues. Les femmes etaient belles et j'ai demande a Marie si elle le remarquait. Elle m'a dit que oui et qu'elle me comprenait. Pendant un moment, nous n'avons plus parle. Je voulais cependant qu'elle reste avec moi et je lui ai dit que nous pouvions diner ensemble chez Celeste. Elle en avait bien envie, mais elle avait a faire. Nous etions pres de chez moi et je lui ai dit au revoir. Elle m'a regarde: «Tu ne veux pas savoir ce que j'ai a faire?» Je voulais bien le savoir, mais je n'y avais pas pense et c'est ce qu'elle avait l'air de me reprocher. Alors, devant mon air empetre, elle a encore ri et elle a eu vers moi un mouvement de tout le corps pour me tendre sa bouche.

J'ai dine chez Celeste. J'avais deja commence a manger lorsqu'il est entre une bizarre petite femme qui m'a demande si elle pouvait s'asseoir a ma table. Naturellement, elle le pouvait. Elle avait des gestes saccades et des yeux brillants dans une petite figure de pomme. Elle s'est debarrassee de sa jaquette, s'est assise et a consulte fievreusement la carte. Elle a appele Celeste et a commande immediatement tous ses plats d'une voix a la fois precise et precipitee. En attendant les hors-d'?uvre, elle a ouvert son sac, en a sorti un petit carre de papier et un crayon, a fait d'avance l'addition, puis a tire d'un gousset, augmentee du pourboire, la somme exacte qu'elle a placee devant elle. A ce moment, on lui a apporte des hors-d'?uvre qu'elle a engloutis a toute vitesse. En attendant le plat suivant, elle a encore sorti de son sac un crayon bleu et un magazine qui donnait les programmes radiophoniques de la semaine. Avec beaucoup de soin, elle a coche une a une presque toutes les emissions. Comme le magazine avait une douzaine de pages, elle a continue ce travail meticuleusement pendant tout le repas. J'avais deja fini qu'elle cochait encore avec la meme application. Puis elle s'est levee, a remis sa jaquette avec les memes gestes precis d'automate et elle est partie. Comme je n'avais rien a faire, je suis sorti aussi et je l'ai suivie un moment. Elle s'etait placee sur la bordure du trottoir et avec une vitesse et une surete incroyables, elle suivait son chemin sans devier et sans se retourner. J'ai fini par la perdre de vue et par revenir sur mes pas. J'ai pense qu'elle etait bizarre, mais je l'ai oubliee assez vite.

Sur le pas de ma porte, j'ai trouve le vieux Salamano. Je l'ai fait entrer et il m'a appris que son chien etait perdu, car il n'etait pas a la fourriere. Les employes lui avaient dit que, peut-etre, il avait ete ecrase. Il avait demande s'il n'etait pas possible de le savoir dans les commissariats. On lui avait repondu qu'on ne gardait pas trace de ces choses-la, parce qu'elles arrivaient tous les jours. J'ai dit au vieux Salamano qu'il pourrait avoir un autre chien, mais il a eu raison de me faire remarquer qu'il etait habitue a celui-la.

J'etais accroupi sur mon lit et Salamano s'etait assis sur une chaise devant la table. Il me faisait face et il avait ses deux mains sur les genoux. Il avait garde son vieux feutre. Il machonnait des bouts de phrases sous sa moustache jaunie. Il m'ennuyait un peu, mais je n'avais rien a faire et je n'avais pas sommeil. Pour dire quelque chose, je l'ai interroge sur son chien. Il m'a dit qu'il l'avait eu apres la mort de sa femme. Il s'etait marie assez tard. Dans sa jeunesse, il avait eu envie de faire du theatre : au regiment il jouait dans les vaudevilles militaires. Mais finalement, il etait entre dans les chemins de fer et il ne le regrettait pas, parce que maintenant il avait une petite retraite. Il n'avait pas ete heureux avec sa femme, mais dans l'ensemble il s'etait bien habitue a elle. Quand elle etait morte, il s'etait senti tres seul. Alors, il avait demande un chien a un camarade d'atelier et il avait eu celui-la tres jeune. Il avait fallu le nourrir au biberon. Mais comme un chien vit moins qu'un homme, ils avaient fini par etre vieux ensemble. «Il avait mauvais caractere, m'a dit Salamano. De temps en temps, on avait des prises de bec. Mais c'etait un bon chien quand meme.» J'ai dit qu'il etait de belle race et Salamano a eu l'air content. «Et encore, a-t-il ajoute, vous ne l'avez pas connu avant sa maladie. C'etait le poil qu'il avait de plus beau.» Tous les soirs et tous les matins, depuis que le chien avait eu cette maladie de peau, Salamano le passait a la pommade. Mais selon lui, sa vraie maladie, c'etait la vieillesse, et la vieillesse ne se guerit pas.

A ce moment, j'ai baille et le vieux m'a annonce qu'il allait partir. Je lui ai dit qu'il pouvait rester, et que j'etais ennuye de ce qui etait arrive a son chien : il m'a remercie. Il m'a dit que maman aimait beaucoup son chien. En parlant d'elle, il l'appelait «votre pauvre mere». Il a emis la supposition que je devais etre bien malheureux depuis que maman etait morte et je n'ai rien repondu. Il m'a dit alors, tres vite et avec un air gene, qu'il savait que dans le quartier on m'avait mal juge parce que j'avais mis ma mere a l'asile, mais il me connaissait et il savait que j'aimais beaucoup maman. J'ai repondu, je ne sais pas encore pourquoi, que j'ignorais jusqu'ici qu'on rne jugeat mal a cet egard, mais que l'asile m'avait paru une chose naturelle puisque je n'avais pas assez d'argent pour faire garder maman. «D'ailleurs, ai-je ajoute, il y avait longtemps qu'elle n'avait rien a me dire et qu'elle s'ennuyait toute seule. – Oui, m'a-t-il dit, et a l'asile, du moins, on se fait des camarades.» Puis il s'est excuse. Il voulait dormir. Sa vie avait change maintenant et il ne savait pas trop ce qu'il allait faire. Pour la premiere fois depuis que je le connaissais, d'un geste furtif, il m'a tendu la main et j'ai senti les ecailles de sa peau. Il a souri un peu et avant de partir, il m'a dit: «J'espere que les chiens n'aboieront pas cette nuit. Je crois toujours que c'est le mien.»


6

Le dimanche, j'ai eu de la peine a me reveiller et il a fallu que Marie m'appelle et me secoue. Nous n'avons pas mange parce que nous voulions nous baigner tot. Je me sentais tout a fait vide et j'avais un peu mal a la tete. Ma cigarette avait un gout amer. Marie s'est moquee de moi parce qu'elle disait que j'avais «une tete d'enterrement». Elle avait mis une robe de toile blanche et lache ses cheveux. Je lui ai dit qu'elle etait belle, elle a ri de plaisir.

En descendant, nous avons frappe a la porte de Raymond. Il nous a repondu qu'il descendait. Dans la rue, a cause de ma fatigue et aussi parce que nous n'avions pas ouvert les persiennes, le jour, deja tout plein de soleil, m'a frappe comme une gifle. Marie sautait de joie et n'arretait pas de dire qu'il faisait beau. Je me suis senti mieux et je me suis apercu que j'avais faim. Je l'ai dit a Marie qui m'a montre son sac en toile ciree ou elle avait mis nos deux maillots et une serviette. Je n'avais plus qu'a attendre et nous avons entendu Raymond fermer sa porte. Il avait un pantalon bleu et une chemise blanche a manches courtes. Mais il avait mis un canotier, ce qui a fait rire Marie, et ses avant-bras etaient tres blancs sous les poils noirs. J'en etais un peu degoute. Il sifflait en descendant et il avait l'air tres content. Il m'a dit: «Salut, vieux», et il a appele Marie «Mademoiselle».

La veille nous etions alles au commissariat et j'avais temoigne que la fille avait «manque» a Raymond. Il en a ete quitte pour un avertissement. On n'a pas controle mon affirmation. Devant la porte, nous en avons parle avec Raymond, puis nous avons decide de prendre l'autobus. La plage n'etait pas tres loin, mais nous irions plus vite ainsi. Raymond pensait que son ami serait content de nous voir arriver tot. Nous allions partir quand Raymond, tout d'un coup, m'a fait signe de regarder en face. J'ai vu un groupe d'Arabes adosses a la devanture du bureau de tabac. Ils nous regardaient en silence, mais a leur maniere, ni plus ni moins que si nous etions des pierres ou des arbres morts. Raymond m'a dit que le deuxieme a partir de la gauche etait son type, et il a eu l'air preoccupe. Il a ajoute que, pourtant, c'etait maintenant une histoire finie. Marie ne comprenait pas tres bien et nous a demande ce qu'il y avait. Je lui ai dit que c'etaient des Arabes qui en voulaient a Raymond. Elle a voulu qu'on parte tout de suite. Raymond s'est redresse et il a ri en disant qu'il fallait se depecher.

Nous sommes alles vers l'arret d'autobus qui etait un peu plus loin et Raymond m'a annonce que les Arabes ne nous suivaient pas. je me suis retourne. Ils etaient toujours a la meme place et ils regardaient avec la meme indifference l'endroit que nous venions de quitter. Nous avons pris l'autobus. Raymond, qui paraissait tout a fait soulage, n'arretait pas de faire des plaisanteries pour Marie. J'ai senti qu'elle lui plaisait, mais elle ne lui repondait presque pas. De temps en temps, elle le regardait en riant.

Nous sommes descendus dans la banlieue d'Alger. La plage n'est pas loin de l'arret d'autobus. Mais il a fallu traverser un petit plateau qui domine la mer et qui devale ensuite vers la plage. Il etait couvert de pierres jaunatres et d'asphodeles tout blancs sur le bleu deja dur du ciel. Marie s'amusait a en eparpiller les petales a grands coups de son sac de toile ciree. Nous avons marche entre des files de petites villas a barrieres vertes ou blanches, quelques-unes enfouies avec leurs verandas sous les tamaris, quelques autres nues au milieu des pierres. Avant d'arriver au bord du plateau, on pouvait voir deja la mer immobile et plus loin un cap somnolent et massif dans l'eau claire. Un leger bruit de moteur est monte dans l'air calme jusqu'a nous. Et nous avons vu, tres loin, un petit chalutier qui avancait, imperceptiblement, sur la mer eclatante. Marie a cueilli quelques iris de roche. De la pente qui descendait vers la mer nous avons vu qu'il y avait deja quelques baigneurs.

L'ami de Raymond habitait un petit cabanon de bois a l'extremite de la plage. La maison etait adossee a des rochers et les pilotis qui la soutenaient sur le devant baignaient deja dans l'eau. Raymond nous a presentes. Son ami s'appelait Masson. C'etait un grand type, massif de taille et d'epaules, avec une petite femme ronde et gentille, a l'accent parisien. Il nous a dit tout de suite de nous mettre a l'aise et qu'il y avait une friture de poissons qu'il avait peches le matin meme. Je lui ai dit combien je trouvais sa maison jolie. Il m'a appris qu'il y venait passer le samedi, le dimanche et tous ses jours de conge. «Avec ma femme, on s'entend bien», a-t-il ajoute. Justement, sa femme riait avec Marie. Pour la premiere fois peut-etre, j'ai pense vraiment que j'allais me marier.

Masson voulait se baigner, mais sa femme et Raymond ne voulaient pas venir. Nous sommes descendus tous les trois et Marie s'est immediatement jetee dans l'eau. Masson et moi, nous avons attendu un peu. Lui parlait lentement et j'ai remarque qu'il avait l'habitude de completer tout ce qu'il avancait par un «et je dirai plus», meme quand, au fond, il n'ajoutait rien au sens de sa phrase. A propos de Marie, il m'a dit: «Elle est epatante, et je dirai plus, charmante.» Puis je n'ai plus fait attention a ce tic parce que j'etais occupe a eprouver que le soleil me faisait du bien. Le sable commencait a chauffer sous les pieds. J'ai retarde encore l'envie que j'avais de l'eau, mais j'ai fini par dire a Masson: «On y va?» J'ai plonge. Lui est entre dans l'eau doucement et s'est jete quand il a perdu pied. Il nageait a la brasse et assez mal, de sorte que je l'ai laisse pour rejoindre Marie. L'eau etait froide et j'etais content de nager. Avec Marie, nous nous sommes eloignes et nous nous sentions d'accord dans nos gestes et dans notre contentement.

Au large, nous avons fait la planche et sur mon visage tourne vers le ciel le soleil ecartait les derniers voiles d'eau qui me coulaient dans la bouche. Nous avons vu que Masson regagnait la plage pour s'etendre au soleil. De loin, il paraissait enorme. Marie a voulu que nous nagions ensemble. Je me suis mis derriere elle pour la prendre par la taille et elle avancait a la force des bras pendant que je l'aidais en battant des pieds. Le petit bruit de l'eau battue nous a suivis dans le matin jusqu'a ce que je me sente fatigue. Alors j'ai laisse Marie et je suis rentre en nageant regulierement et en respirant bien. Sur la plage, je me suis etendu a plat ventre pres de Masson et j'ai mis ma figure dans le sable. Je lui ai dit que «c'etait bon» et il etait de cet avis. Peu apres, Marie est venue. Je me suis retourne pour la regarder avancer. Elle etait toute visqueuse d'eau salee et elle tenait ses cheveux en arriere. Elle s'est allongee flanc a flanc avec moi et les deux chaleurs de son corps et du soleil m'ont un peu endormi.

Marie m'a secoue et m'a dit que Masson etait remonte chez lui, il fallait dejeuner. Je me suis leve tout de suite parce que j'avais faim, mais Marie m'a dit que je ne l'avais pas embrassee depuis ce matin. C'etait vrai et pourtant j'en avais envie. «Viens dans l'eau», m'a-t-elle dit. Nous avons couru pour nous etaler dans les premieres petites vagues. Nous avons fait quelques brasses et elle s'est collee contre moi. J'ai senti ses jambes autour des miennes et je l'ai desiree.

Quand nous sommes revenus, Masson nous appelait deja. J'ai dit que j'avais tres faim et il a declare tout de suite a sa femme que je lui plaisais. Le pain etait bon, j'ai devore ma part de poisson. Il y avait ensuite de la viande et des pommes de terre frites. Nous mangions tous sans parler. Masson buvait souvent du vin et il me servait sans arret. Au cafe, j'avais la tete un peu lourde et j'ai fume beaucoup. Masson, Raymond et moi, nous avons envisage de passer ensemble le mois d'aout a la plage, a frais communs. Marie nous a dit tout d'un coup: «Vous savez quelle heure il est? Il est onze heures et demie.» Nous etions tous etonnes, mais Masson a dit qu'on avait mange tres tot, et que c'etait naturel parce que l'heure du dejeuner, c'etait l'heure ou l'on avait faim. Je ne sais pas pourquoi cela a fait rire Marie. Je crois qu'elle avait un peu trop bu. Masson m'a demande alors si je voulais me promener sur la plage avec lui. «Ma femme fait toujours la sieste apres le dejeuner. Moi, je n'aime pas ca. Il faut que je marche. Je lui dis toujours que c'est meilleur pour la sante. Mais apres tout, c'est son droit.» Marie a declare qu'elle resterait pour aider Mme Masson a faire la vaisselle. La petite Parisienne a dit que pour cela, il fallait mettre les hommes dehors. Nous sommes descendus tous les trois.

Le soleil tombait presque d'aplomb sur le sable et son eclat sur la mer etait insoutenable. Il n'y avait plus personne sur la plage. Dans les cabanons qui bordaient le plateau et qui surplombaient la mer, on entendait des bruits d'assiettes et de couverts. On respirait a peine dans la chaleur de pierre qui montait du sol. Pour commencer, Raymond et Masson ont parle de choses et de gens que je ne connaissais pas. J'ai compris qu'il y avait longtemps qu'ils se connaissaient et qu'ils avaient meme vecu ensemble a un moment. Nous nous sommes diriges vers l'eau et nous avons longe la mer. Quelquefois, une petite vague plus longue que l'autre venait mouiller nos souliers de toile. Je ne pensais a rien parce que j'etais a moitie endormi par ce soleil sur ma tete nue.

A ce moment, Raymond a dit a Masson quelque chose que j'ai mal entendu. Mais j'ai apercu en meme temps, tout au bout de la plage et tres loin de nous, deux Arabes en bleu de chauffe qui venaient dans notre direction. J'ai regarde Raymond et il m'a dit: «C'est lui.» Nous avons continue a marcher. Masson a demande comment ils avaient pu nous suivre jusque-la. J'ai pense qu'ils avaient du nous voir prendre l'autobus avec un sac de plage, mais je n'ai rien dit.

Les Arabes avancaient lentement et ils etaient deja beaucoup plus rapproches. Nous n'avons pas change notre allure, mais Raymond a dit: «S'il y a de la bagarre, toi, Masson, tu prendras le deuxieme. Moi, je me charge de mon type. Toi, Meursault, s'il en arrive un autre, il est pour toi.» J'ai dit: «Oui» et Masson a mis ses mains dans les poches. Le sable surchauffe me semblait rouge maintenant. Nous avancions d'un pas egal vers les Arabes. La distance entre nous a diminue regulierement. Quand nous avons ete a quelques pas les uns des autres, les Arabes se sont arretes. Masson et moi nous avons ralenti notre pas. Raymond est alle tout droit vers son type. J'ai mal entendu ce qu'il lui a dit, mais l'autre a fait mine de lui donner un coup de tete. Raymond a frappe alors une premiere fois et il a tout de suite appele Masson. Masson est alle a celui qu'on lui avait designe et il a frappe deux fois avec tout son poids. L'Arabe s'est aplati dans l'eau, la face contre le fond, et il est reste quelques secondes ainsi, des bulles crevant a la surface, autour de sa tete. Pendant ce temps Raymond aussi a frappe et l'autre avait la figure en sang. Raymond s'est retourne vers moi et a dit: «Tu vas voir ce qu'il va prendre.» Je lui ai crie : «Attention, il a un couteau!» Mais deja Raymond avait le bras ouvert et la bouche tailladee.

Masson a fait un bond en avant. Mais l'autre Arabe s'etait releve et il s'est place derriere celui qui etait arme. Nous n'avons pas ose bouger. Ils ont recule lentement, sans cesser de nous regarder et de nous tenir en respect avec le couteau. Quand ils ont vu qu'ils avaient assez de champ, ils se sont enfuis tres vite, pendant que nous restions cloues sous le soleil et que Raymond tenait serre son bras degouttant de sang.

Masson a dit immediatement qu'il y avait un docteur qui passait ses dimanches sur le plateau. Raymond a voulu y aller tout de suite. Mais chaque fois qu'il parlait, le sang de sa blessure faisait des bulles dans sa bouche. Nous l'avons soutenu et nous sommes revenus au cabanon aussi vite que possible. La, Raymond a dit que ses blessures etaient superficielles et qu'il pouvait aller chez le docteur. Il est parti avec Masson et je suis reste pour expliquer aux femmes ce qui etait arrive. Mme Masson pleurait et Marie etait tres pale. Moi, cela m'ennuyait de leur expliquer. J'ai fini par me taire et j'ai fume en regardant la mer.

Vers une heure et demie, Raymond est revenu avec Masson. Il avait le bras bande et du sparadrap au coin de la bouche. Le docteur lui avait dit que ce n'etait rien, mais Raymond avait l'air tres sombre. Masson a essaye de le faire rire. Mais il ne parlait toujours pas. Quand il a dit qu'il descendait sur la plage, je lui ai demande ou il allait. Il m'a repondu qu'il voulait prendre l'air. Masson et moi avons dit que nous allions l'accompagner. Alors, il s'est mis en colere et nous a insultes. Masson a declare qu'il ne fallait pas le contrarier. Moi, je l'ai suivi quand meme.

Nous avons marche longtemps sur la plage. Le soleil etait maintenant ecrasant. Il se brisait en morceaux sur le sable et sur la mer. J'ai eu l'impression que Raymond savait ou il allait, mais c'etait sans doute faux. Tout au bout de la plage, nous sommes arrives enfin a une petite source qui coulait dans le sable, derriere un gros rocher. La, nous avons trouve nos deux Arabes. Ils etaient couches, dans leurs bleus de chauffe graisseux. Ils avaient l'air tout a fait calmes et presque contents. Notre venue n'a rien change. Celui qui avait frappe Raymond le regardait sans rien dire. L'autre soufflait dans un petit roseau et repetait sans cesse, en nous regardant du coin de l'?il, les trois notes qu'il obtenait de son instrument.

Pendant tout ce temps, il n'y a plus eu que le soleil et ce silence, avec le petit bruit de la source et les trois notes. Puis Raymond a porte la main a sa poche revolver, mais l'autre n'a pas bouge et ils se regardaient toujours. J'ai remarque que celui qui jouait de la flute avait les doigts des pieds tres ecrates. Mais sans quitter des yeux son adversaire, Raymond m'a demande: «Je le descends?» J'ai pense que si je disais non il s'exciterait tout seul et tirerait certainement. Je lui ai seulement dit: «Il ne t'a pas encore parle. Ca ferait vilain de tirer comme ca.» On a encore entendu le petit bruit d'eau et de flute au c?ur du silence et de la chaleur. Puis Raymond a dit : «Alors, je vais l'insulter et quand il repondra, je le descendrai.» J'ai repondu: «C'est ca. Mais s'il ne sort pas son couteau, tu ne peux pas tirer.» Raymond a commence a s'exciter un peu. L'autre jouait toujours et tous deux observaient chaque geste de Raymond. «Non, ai-je dit a Raymond. Prends-le d'homme a homme et donne-moi ton revolver. Si l'autre intervient, ou s'il tire son couteau, je le descendrai.»

Quand Raymond m'a donne son revolver, le soleil a glisse dessus. Pourtant, nous sommes restes encore immobiles comme si tout s'etait referme autour de nous. Nous nous regardions sans baisser les yeux et tout s'arretait ici entre la mer, le sable et le soleil, le double silence de la flute et de l'eau. J'ai pense a ce moment qu'on pouvait tirer ou ne pas tirer. Mais brusquement, les Arabes, a reculons, se sont coules derriere le rocher. Raymond et moi sommes alors revenus sur nos pas. Lui paraissait mieux et il a parle de l'autobus du retour.

Je l'ai accompagne jusqu'au cabanon et, pendant qu'il gravissait l'escalier de bois, je suis reste devant la premiere marche, la tete retentissante de soleil, decourage devant l'effort qu'il fallait faire pour monter l'etage de bois et aborder encore les femmes. Mais la chaleur etait telle qu'il m'etait penible aussi de rester immobile sous la pluie aveuglante qui tombait du ciel. Rester ici ou partir, cela revenait au meme. Au bout d'un moment, je suis retourne vers la plage et je me suis mis a marcher.

C'etait le meme eclatement rouge. Sur le sable, la mer haletait de toute la respiration rapide et etouffee de ses petites vagues. Je marchais lentement vers les rochers et je sentais mon front se gonfler sous le soleil. Toute cette chaleur s'appuyait sur moi et s'opposait a mon avance. Et chaque fois que je sentais son grand souffle chaud sur mon visage, je serrais les dents, je fermais les poings dans les poches de mon pantalon, je me tendais tout entier pour triompher du soleil et de cette ivresse opaque qu'il me deversait. A chaque epee de lumiere jaillie du sable, d'un coquillage blanchi ou d'un debris de verre, mes machoires se crispaient. J'ai marche longtemps.

Je voyais de loin la petite masse sombre du rocher entouree d'un halo aveuglant par la lumiere et la poussiere de mer. Je pensais a la source fraiche derriere le rocher. J'avais envie de retrouver le murmure de son eau, envie de fuir le soleil, l'effort et les pleurs de femme, envie enfin de retrouver l'ombre et son repos. Mais quand j'ai ete plus pres, j'ai vu que le type de Raymond etait revenu. II etait seul. Il reposait sur le dos, les mains sous la nuque, le front dans les ombres du rocher, tout le corps au soleil. Son bleu de chauffe fumait dans la chaleur. J'ai ete un peu surpris. Pour moi, c'etait une histoire finie et j'etais venu la sans y penser.

Des qu'il m'a vu, il s'est souleve un peu et a mis la main dans sa poche. Moi, naturellement, j'ai serre le revolver de Raymond dans mon veston. Alors de nouveau, il s'est laisse aller en arriere, mais sans retirer la main de sa poche. J'etais assez loin de lui, a une dizaine de metres. Je devinais son regard par instants, entre ses paupieres mi-closes. Mais le plus souvent, son image dansait devant mes yeux, dans l'air enflamme. Le bruit des vagues etait encore plus paresseux, plus etale qu'a midi. C'etait le meme soleil, la meme lumiere sur le meme sable qui se prolongeait ici. Il y avait deja deux heures que la journee n'avancait plus, deux heures qu'elle avait jete l'ancre dans un ocean de metal bouillant. A l'horizon, un petit vapeur est passe et j'en ai devine la tache noire au bord de mon regard, parce que je n'avais pas cesse de regarder l'Arabe.

J'ai pense que je n'avais qu'un demi-tour a faire et ce serait fini. Mais toute une plage vibrante de soleil se pressait derriere moi. J'ai fait quelques pas vers la source. L'Arabe n'a pas bouge. Malgre tout, il etait encore assez loin. Peut-etre a cause des ombres sur son visage, il avait l'air de rire. J'ai attendu. La brulure du soleil gagnait mes joues et j'ai senti des gouttes de sueur s'amasser dans mes sourcils. C'etait le meme soleil que le jour ou j'avais enterre maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. A cause de cette brulure que je ne pouvais plus supporter, j'ai fait un mouvement en avant. Je savais que c'etait stupide, que je ne me debarrasserais pas du soleil en me deplacant d'un pas. Mais j'ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever, l'Arabe a tire son couteau qu'il m'a presente dans le soleil. La lumiere a gicle sur l'acier et c'etait comme une longue lame etincelante qui m'atteignait au front. Au meme instant, la sueur amassee dans mes sourcils a coule d'un coup sur les paupieres et les a recouvertes d'un voile tiede et epais. Mes yeux etaient aveugles derriere ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive eclatant jailli du couteau toujours en face de moi. Cette epee brulante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C'est alors que tout a vacille. La mer a charrie un souffle epais et ardent. Il m'a semble que le ciel s'ouvrait sur toute son etendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon etre s'est tendu et j'ai crispe ma main sur le revolver. La gachette a cede, j'ai touche le ventre poli de la crosse et c'est la, dans le bruit a la fois sec et assourdissant, que tout a commence. J'ai secoue la sueur et le soleil. J'ai compris que j'avais detruit l'equilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage ou j'avais ete heureux. Alors, j'ai tire encore quatre fois sur un corps inerte ou les balles s'enfoncaient sans qu'il y parut. Et c'etait comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur.

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