Deuxieme partie

Tout de suite apres mon arrestation, j'ai ete interroge plusieurs fois. Mais il s'agissait d'interrogatoires d'identite qui n'ont pas dure longtemps. La premiere fois au commissariat, mon affaire semblait n'interesser personne. Huit jours apres, le juge d'instruction, au contraire, m'a regarde avec curiosite. Mais pour commencer, il m'a seulement demande mon nom et mon adresse, ma profession, la date et le lieu de ma naissance. Puis il a voulu savoir si j'avais choisi un avocat. J'ai reconnu que non et je l'ai questionne pour savoir s'il etait absolument necessaire d'en avoir un. «Pourquoi?» a-t-il dit. J'ai repondu que je trouvais mon affaire tres simple. Il a souri en disant: «C'est un avis. Pourtant, la loi est la. Si vous ne choisissez pas d'avocat, nous en designerons un d'office.» J'ai trouve qu'il etait tres commode que la justice se chargeat de ces details. Je le lui ai dit. Il m'a approuve et a conclu que la loi etait bien faite.

Au debut, je ne l'ai pas pris au serieux. Il m'a recu dans une piece tendue de rideaux, il avait sur son bureau une seule lampe qui eclairait le fauteuil ou il m'a fait asseoir pendant que lui-meme restait dans l'ombre. J'avais deja lu une description semblable dans des livres et tout cela m'a paru un jeu. Apres notre conversation, au contraire, je l'ai regarde et j'ai vu un homme aux traits fins, aux yeux bleus enfonces, grand, avec une longue moustache grise et d'abondants cheveux presque blancs. Il m'a paru tres raisonnable et, somme toute, sympathique, malgre quelques tics nerveux qui lui tiraient la bouche. En sortant, j'allais meme lui tendre la main, mais je me suis souvenu a temps que j'avais tue un homme.

Le lendemain, un avocat est venu me voir a la prison. Il etait petit et rond, assez jeune, les cheveux soigneusement colles. Malgre la chaleur (j'etais en manches de chemise), il avait un costume sombre, un col casse et une cravate bizarre a grosses raies noires et blanches. Il a pose sur mon lit la serviette qu'il portait sous le bras, s'est presente et m'a dit qu'il avait etudie mon dossier. Mon affaire etait delicate, mais il ne doutait pas du succes, si je lui faisais confiance. Je l'ai remercie et il m'a dit: «Entrons dans le vif du sujet.»

II s'est assis sur le lit et m'a explique qu'on avait pris des renseignements sur ma vie privee. On avait su que ma mere etait morte recemment a l'asile. On avait alors fait une enquete a Marengo. Les instructeurs avaient appris que «j'avais fait preuve d'insensibilite» le jour de l'enterrement de maman. «Vous comprenez, m'a dit mon avocat, cela me gene un peu de vous demander cela. Mais c'est tres important. Et ce sera un gros argument pour l'accusation, si je ne trouve rien a repondre.» II voulait que je l'aide. Il m'a demande si j'avais eu de la peine ce jour-la. Cette question m'a beaucoup etonne et il me semblait que j'aurais ete tres gene si j'avais eu a la poser. J'ai repondu cependant que j'avais un peu perdu l'habitude de m'interroger et qu'il m'etait difficile de la renseigner. Sans doute, j'aimais bien maman, mais cela ne voulait rien dire. Tous les etres sains avaient plus ou moins souhaite la mort de ceux qu'ils aimaient. Ici, l'avocat m'a coupe et a paru tres agite. Il m'a fait promettre de ne pas dire cela a l'audience, ni chez le magistrat instructeur. Cependant, je lui ai explique que j'avais une nature telle que mes besoins physiques derangeaient souvent mes sentiments. Le jour ou j'avais enterre maman, j'etais tres fatigue, et j'avais sommeil. De sorte que je ne me suis pas rendu compte de ce qui se passait. Ce que je pouvais dire a coup sur, c'est que j'aurais prefere que maman ne mourut pas. Mais mon avocat n'avait pas l'air content. Il m'a dit: «Ceci n'est pas assez.»

Il a reflechi. Il m'a demande s'il pouvait dire que ce jour-la j'avais domine mes sentiments naturels. Je lui ai dit: «Non, parce que c'est faux.» II m'a regarde d'une facon bizarre, comme si je lui inspirais un peu de degout. Il m'a dit presque mechamment que dans tous les cas le directeur et le personnel de l'asile seraient entendus comme temoins et que «cela pouvait me jouer un tres sale tour». Je lui ai fait remarquer que cette histoire n'avait pas de rapport avec mon affaire, mais il m'a repondu seulement qu'il etait visible que je n'avais jamais eu de rapports avec la justice.

Il est parti avec un air fache. J'aurais voulu le retenir, lui expliquer que je desirais sa sympathie, non pour etre mieux defendu, mais, si je puis dire, naturellement. Surtout, je voyais que je le mettais mal a l'aise. Il ne me comprenait pas et il m'en voulait un peu. J'avais le desir de lui affirmer que j'etais comme tout le monde, absolument comme tout le monde. Mais tout cela, au fond, n'avait pas grande utilite et j'y ai renonce par paresse.

Peu de temps apres, j'etais conduit de nouveau devant le juge d'instruction. Il etait deux heures de l'apres-midi et cette fois, son bureau etait plein d'une lumiere a peine tamisee par un rideau de voile. Il faisait tres chaud. Il m'a fait asseoir et, avec beaucoup de courtoisie, m'a declare que mon avocat, «par suite d'un contretemps», n'avait pu venir. Mais j'avais le droit de ne pas repondre a ses questions et d'attendre que mon avocat put m'assister. J'ai dit que je pouvais repondre seul. Il a touche du doigt un bouton sur la table. Un jeune greffier est venu s'installer presque dans mon dos.

Nous nous sommes tous les deux carres dans nos fauteuils. L'interrogatoire a commence. Il m'a d'abord dit qu'on me depeignait comme etant d'un caractere taciturne et renferme et il a voulu savoir ce que j'en pensais. J'ai repondu: «C'est que je n'ai jamais grand-chose a dire. Alors je me tais.» Il a souri comme la premiere fois, a reconnu que c'etait la meilleure des raisons et a ajoute: «D'ailleurs, cela n'a aucune importance.» Il s'est tu, m'a regarde et s'est redresse assez brusquement pour me dire tres vite: «Ce qui m'interesse, c'est vous.» Je n'ai pas bien compris ce qu'il entendait par la et je n'ai rien repondu. «Il y a des choses, a-t-il ajoute, qui m'echappent dans votre geste. Je suis sur que vous allez m'aider a les comprendre.» J'ai dit que tout etait tres simple. Il m'a presse de lui retracer ma journee. Je lui ai retrace ce que deja je lui avais raconte : Raymond, la plage, le bain, la querelle, encore la plage, la petite source, le soleil et les cinq coups de revolver. A chaque phrase il disait: «Bien, bien.» Quand je suis arrive au corps etendu, il a approuve en disant: «Bon.» Moi, j'etais lasse de repeter ainsi la meme histoire et il me semblait que je n'avais jamais autant parle.

Apres un silence, il s'est leve et m'a dit qu'il voulait m'aider, que je l'interessais et qu'avec l'aide de Dieu, il ferait quelque chose pour moi. Mais auparavant, il voulait me poser encore quelques questions. Sans transition, il m'a demande si j'aimais maman. J'ai dit: «Oui, comme tout le monde» et le greffier, qui jusqu'ici tapait regulierement sur sa machine, a du se tromper de touches, car il s'est embarrasse et a ete oblige de revenir en arriere. Toujours sans logique apparente, le juge m'a alors demande si j'avais tire les cinq coups de revolver a la suite. J'ai reflechi et precise que j'avais tire une seule fois d'abord et, apres quelques secondes, les quatre autres coups. «Pourquoi avez-vous attendu entre le premier et le second coup?» dit-il alors. Une fois de plus, j'ai revu la plage rouge et j'ai senti sur mon front la brulure du soleil. Mais cette fois, je n'ai rien repondu. Pendant tout le silence qui a suivi le juge a eu l'air de s'agiter. Il s'est assis, a fourrage dans ses cheveux, a mis ses coudes sur son bureau et s'est penche un peu vers moi avec un air etrange: «Pourquoi, pourquoi avez-vous tire sur un corps a terre?» La encore, je n'ai pas su repondre. Le juge a passe ses mains sur son front et a repete sa question d'une voix un peu alteree: «Pourquoi? Il faut que vous me le disiez. Pourquoi?» Je me taisais toujours.

Brusquement, il s'est leve, a marche a grands pas vers une extremite de son bureau et a ouvert un tiroir dans un classeur. Il en a tire un crucifix d'argent qu'il a brandi en revenant vers moi. Et d'une voix toute changee, presque tremblante, il s'est ecrie: «Est-ce que vous le connaissez, celui-la?» J'ai dit : «Oui, naturellement.» Alors il m'a dit tres vite et d'une facon passionnee que lui croyait en Dieu, que sa conviction etait qu'aucun homme n'etait assez coupable pour que Dieu ne lui pardonnat pas, mais qu'il fallait pour cela que l'homme par son repentir devint comme un enfant dont l'ame est vide et prete a tout accueillir. Il avait tout son corps penche sur la table. Il agitait son crucifix presque au-dessus de moi. A vrai dire, je l'avais tres mal suivi dans son raisonnement, d'abord parce que j'avais chaud et qu'il y avait dans son cabinet de grosses mouches qui se posaient sur ma figure, et aussi parce qu'il me faisait un peu peur. Je reconnaissais en meme temps que c'etait ridicule parce que, apres tout, c'etait moi le criminel. Il a continue pourtant. J'ai a peu pres compris qu'a son avis il n'y avait qu'un point d'obscur dans ma confession, le fait d'avoir attendu pour tirer mon second coup de revolver. Pour le reste, c'etait tres bien, mais cela, il ne le comprenait pas.

J'allais lui dire qu'il avait tort de s'obstiner : ce dernier point n'avait pas tellement d'importance. Mais il m'a coupe et m'a exhorte une derniere fois, dresse de toute sa hauteur, en me demandant si je croyais en Dieu. J'ai repondu que non. Il s'est assis avec indignation. Il m'a dit que c'etait impossible, que tous les hommes croyaient en Dieu, meme ceux qui se detournaient de son visage. C'etait la sa conviction et, s'il devait jamais en douter, sa vie n'aurait plus de sens. «Voulez-vous, s'est-il exclame, que ma vie n'ait pas de sens?» A mon avis, cela ne me regardait pas et je le lui ai dit. Mais a travers la table, il avancait deja le Christ sous mes yeux et s'ecriait d'une facon deraisonnable: «Moi, je suis chretien. Je demande pardon de tes fautes a celui-la. Comment peux-tu ne pas croire qu'il a souffert pour toi?» J'ai bien remarque qu'il me tutoyait, mais j'en avais assez. La chaleur se faisait de plus en plus grande. Comme toujours, quand j'ai envie de me debarrasser de quelqu'un que j'ecoute a peine, j'ai eu l'air d'approuver. A ma surprise, il a triomphe: «Tu vois, tu vois, disait-il. N'est-ce pas que tu crois et que tu vas te confier a lui?» Evidemment, j'ai dit non une fois de plus. Il est retombe sur son fauteuil.

Il avait l'air tres fatigue. Il est reste un moment silencieux pendant que la machine, qui n'avait pas cesse de suivre le dialogue, en prolongeait encore les dernieres phrases. Ensuite, il m'a regarde attentivement et avec un peu de tristesse. Il a murmure: «Je n'ai jamais vu d'ame aussi endurcie que la votre. Les criminels qui sont venus devant moi ont toujours pleure devant cette image de la douleur.» J'allais repondre que c'etait justement parce qu'il s'agissait de criminels. Mais j'ai pense que moi aussi j'etais comme eux. C'etait une idee a quoi je ne pouvais pas me faire. Le juge s'est alors leve, comme s'il me signifiait que l'interrogatoire etait termine. Il m'a seulement demande du meme air un peu las si je regrettais mon acte. J'ai reflechi et j'ai dit que, plutot que du regret veritable, j'eprouvais un certain ennui. J'ai eu l'impression qu'il ne me comprenait pas. Mais ce jour-la les choses ne sont pas allees plus loin.

Par la suite j'ai souvent revu le juge d'instruction. Seulement, j'etais accompagne de mon avocat a chaque fois. On se bornait a me faire preciser certains points de mes declarations precedentes. Ou bien encore le juge discutait les charges avec mon avocat. Mais en verite ils ne s'occupaient jamais de moi a ces moments-la. Peu a peu en tout cas, le ton des interrogatoires a change. Il semblait que le juge ne s'interessat plus a moi et qu'il eut classe mon cas en quelque sorte. Il ne m'a plus parle de Dieu et je ne l'ai jamais revu dans l'excitation de ce premier jour. Le resultat, c'est que nos entretiens sont devenus plus cordiaux. Quelques questions, un peu de conversation avec mon avocat, les interrogatoires etaient finis. Mon affaire suivait son cours, selon l'expression meme du juge. Quelquefois aussi, quand la conversation etait d'ordre general, on m'y melait. Je commencais a respirer. Personne, en ces heures-la, n'etait mechant avec moi. Tout etait si naturel, si bien regle et si sobrement joue que j'avais l'impression ridicule de «faire partie de la famille». Et au bout des onze mois qu'a dure cette instruction, je peux dire que je m'etonnais presque de m'etre jamais rejoui d'autre chose que de ces rares instants ou le juge me reconduisait a la porte de son cabinet en me frappant sur l'epaule et en me disant d'un air cordial: «C'est fini pour aujourd'hui, monsieur l'Antechrist.» On me remettait alors entre les mains des gendarmes.


2

Il y a des choses dont je n'ai jamais aime parler. Quand je suis entre en prison, j'ai compris au bout de quelques jours que je n'aimerais pas parler de cette partie de ma vie.

Plus tard, je n'ai plus trouve d'importance a ces repugnances. En realite, je n'etais pas reellement en prison les premiers jours: j'attendais vaguement quelque evenement nouveau. C'est seulement apres la premiere et la seule visite de Marie que tout a commence. Du jour ou j'ai recu sa lettre (elle me disait qu'on ne lui permettait plus de venir parce qu'elle n'etait pas ma femme), de ce jour-la, j'ai senti que j'etais chez moi dans ma cellule et que ma vie s'y arretait. Le jour de mon arrestation, on m'a d'abord enferme dans une chambre ou il y avait deja plusieurs detenus, la plupart des Arabes. Ils ont ri en me voyant. Puis ils m'ont demande ce que j'avais fait. J'ai dit que j'avais tue un Arabe et ils sont restes silencieux. Mais un moment apres, le soir est tombe. Ils m'ont explique comment il fallait arranger la natte ou je devais coucher. En roulant une des extremites, on pouvait en faire un traversin. Toute la nuit, des punaises ont couru sur mon visage. Quelques jours apres, on m'a isole dans une cellule ou je couchais sur un bat-flanc de bois. J'avais un baquet d'aisances et une cuvette de fer. La prison etait tout en haut de la ville et, par une petite fenetre, je pouvais voir la mer. C'est un jour que j'etais agrippe aux barreaux, mon visage tendu vers la lumiere, qu'un gardien est entre et m'a dit que j'avais une visite. J'ai pense que c'etait Marie. C'etait bien elle.

J'ai suivi pour aller au parloir un long corridor, puis un escalier et pour finir un autre couloir. Je suis entre dans une tres grande salle eclairee par une vaste baie. La salle etait separee en trois parties par deux grandes grilles qui la coupaient dans sa longueur. Entre les deux grilles se trouvait un espace de huit a dix metres qui separait les visiteurs des prisonniers. J'ai apercu Marie en face de moi avec sa robe a raies et son visage bruni. De mon cote, il y avait une dizaine de detenus, des Arabes pour la plupart. Marie etait entouree de Mauresques et se trouvait entre deux visiteuses: une petite vieille aux levres serrees, habillee de noir, et une grosse femme en cheveux qui parlait tres fort avec beaucoup de gestes. A cause de la distance entre les grilles, les visiteurs et les prisonniers etaient obliges de parler tres haut. Quand je suis entre, le bruit des voix qui rebondissaient contre les grands murs nus de la salle, la lumiere crue qui coulait du ciel sur les vitres et rejaillissait dans la salle, me causerent une sorte d'etourdissement. Ma cellule etait plus calme et plus sombre. Il m'a fallu quelques secondes pour m'adapter. Pourtant, j'ai fini par voir chaque visage avec nettete, detache dans le plein jour. J'ai observe qu'un gardien se tenait assis a l'extremite du couloir entre les deux grilles. La plupart des prisonniers arabes ainsi que leurs familles s'etaient accroupis en vis-a-vis. Ceux-la ne criaient pas. Malgre le tumulte, ils parvenaient a s'entendre en parlant tres bas. Leur murmure sourd, parti de plus bas, formait comme une basse continue aux conversations qui s'entrecroisaient au-dessus de leurs tetes. Tout cela, je l'ai remarque tres vite en m'avancant vers Marie. Deja collee contre la grille, elle me souriait de toutes ses forces. Je l'ai trouvee tres belle, mais je n'ai pas su le lui dire.

«Alors ? m'a-t-elle dit tres haut. – Alors, voila. – Tu es bien, tu as tout ce que tu veux? – Oui, tout.»

Nous nous sommes tus et Marie souriait toujours. La grosse femme hurlait vers mon voisin, son mari sans doute, un grand type blond au regard franc. C'etait la suite d'une conversation deja commencee.

«Jeanne n'a pas voulu le prendre», criait-elle a tue-tete. «Oui, oui», disait l'homme. «Je lui ai dit que tu le reprendrais en sortant, mais elle n'a pas voulu le prendre.»

Marie a crie de son cote que Raymond me donnait le bonjour et j'ai dit: «Merci.» Mais ma voix a ete couverte par mon voisin qui a demande «s'il allait bien». Sa femme a ri en disant «qu'il ne s'etait jamais mieux porte». Mon voisin de gauche, un petit jeune homme aux mains fines, ne disait rien. J'ai remarque qu'il etait en face de la petite vieille et que tous les deux se regardaient avec intensite. Mais je n'ai pas eu le temps de les observer plus longtemps parce que Marie m'a crie qu'il fallait esperer. J'ai dit: «Oui.» En meme temps, je la regardais et j'avais envie de serrer son epaule par-dessus sa robe. J'avais envie de ce tissu fin et je ne savais pas tres bien ce qu'il fallait esperer en dehors de lui. Mais c'etait bien sans doute ce que Marie voulait dire parce qu'elle souriait toujours. Je ne voyais plus que l'eclat de ses dents et les petits plis de ses yeux. Elle a crie de nouveau: «Tu sortiras et on se mariera!» J'ai repondu: «Tu crois?» mais c'etait surtout pour dire quelque chose. Elle a dit alors tres vite et toujours tres haut que oui, que je serais acquitte et qu'on prendrait encore des bains. Mais l'autre femme hurlait de son cote et disait qu'elle avait laisse un panier au greffe. Elle enumerait tout ce qu'elle y avait mis. Il fallait verifier, car tout cela coutait cher. Mon autre voisin et sa mere se regardaient toujours. Le murmure des Arabes continuait au-dessous de nous. Dehors la lumiere a semble se gonfler contre la baie.

Je me sentais un peu malade et j'aurais voulu partir. Le bruit me faisait mal. Mais d'un autre cote, je voulais profiter encore de la presence de Marie. Je ne sais pas combien de temps a passe. Marie m'a parle de son travail et elle souriait sans arret. Le murmure, les cris, les conversations se croisaient. Le seul ilot de silence etait a cote de moi dans ce petit jeune homme et cette vieille qui se regardaient. Peu a peu, on a emmene les Arabes. Presque tout le monde s'est tu des que le premier est sorti. La petite vieille s'est rapprochee des barreaux et, au meme moment, un gardien a fait signe a son fils. Il a dit: «Au revoir, maman» et elle a passe sa main entre deux barreaux pour lui faire un petit signe lent et prolonge.

Elle est partie pendant qu'un homme entrait, le chapeau a la main, et prenait sa place. On a introduit un prisonnier et ils se sont parle avec animation, mais a demi-voix, parce que la piece etait redevenue silencieuse. On est venu chercher mon voisin de droite et sa femme lui a dit sans baisser le ton comme si elle n'avait pas remarque qu'il n'etait plus necessaire de crier: «Soigne-toi bien et fais attention.» Puis est venu mon tour. Marie a fait signe qu'elle m'embrassait. Je me suis retourne avant de disparaitre. Elle etait immobile, le visage ecrase contre la grille, avec le meme sourire ecartele et crispe.

C'est peu apres qu'elle m'a ecrit. Et c'est a partir de ce moment qu'ont commence les choses dont je n'ai jamais aime parler. De toute facon, il ne faut rien exagerer et cela m'a ete plus facile qu'a d'autres. Au debut de ma detention, pourtant, ce qui a ete le plus dur, c'est que j'avais des pensees d'homme libre. Par exemple, l'envie me prenait d'etre sur une plage et de descendre vers la mer. A imaginer le bruit des premieres vagues sous la plante de mes pieds, l'entree du corps dans l'eau et la delivrance que j'y trouvais, je sentais tout d'un coup combien les murs de ma prison etaient rapproches. Mais cela dura quelques mois. Ensuite, je n'avais que des pensees de prisonnier. J'attendais la promenade quotidienne que je faisais dans la cour ou la visite de mon avocat. Je m'arrangeais tres bien avec le reste de mon temps. J'ai souvent pense alors que si l'on m'avait fait vivre dans un tronc d'arbre sec, sans autre occupation que de regarder la fleur du ciel au-dessus de ma tete, je m'y serais peu a peu habitue. J'aurais attendu des passages d'oiseaux ou des rencontres de nuages comme j'attendais ici les curieuses cravates de mon avocat et comme, dans un autre monde, je patientais jusqu'au samedi pour etreindre le corps de Marie. Or, a bien reflechir, je n'etais pas dans un arbre sec. Il y avait plus malheureux que moi. C'etait d'ailleurs une idee de maman, et elle le repetait souvent, qu'on finissait par s'habituer a tout.

Du reste, je n'allais pas si loin d'ordinaire. Les premiers mois ont ete durs. Mais justement l'effort que j'ai du faire aidait a les passer. Par exemple, j'etais tourmente par le desir d'une femme. C'etait naturel, j'etais jeune. Je ne pensais jamais a Marie particulierement. Mais je pensais tellement a une femme, aux femmes, a toutes celles que j'avais connues, a toutes les circonstances ou je les avais aimees, que ma cellule s'emplissait de tous les visages et se peuplait de mes desirs. Dans un sens, cela me desequilibrait. Mais dans un autre, cela tuait le temps. J'avais fini par gagner la sympathie du gardien-chef qui accompagnait a l'heure des repas le garcon de cuisine. C'est lui qui, d'abord, m'a parle des femmes. Il m'a dit que c'etait la premiere chose dont se plaignaient les autres. Je lui ai dit que j'etais comme eux et que je trouvais ce traitement injuste. «Mais, a-t-il dit, c'est justement pour ca qu'on vous met en prison. – Comment, pour ca ? – Mais oui, la liberte, c'est ca. On vous prive de la liberte.» Je n'avais jamais pense a cela. Je l'ai approuve: «C'est vrai, lui ai-je dit, ou serait la punition? – Oui, vous comprenez les choses, vous. Les autres non. Mais ils finissent par se soulager eux-memes.» Le gardien est parti ensuite.

Il y a eu aussi les cigarettes. Quand je suis entre en prison, on m'a pris ma ceinture, mes cordons de souliers, ma cravate et tout ce que je portais dans mes poches, mes cigarettes en particulier. Une fois en cellule, j'ai demande qu'on me les rende. Mais on m'a dit que c'etait defendu. Les premiers jours ont ete tres durs. C'est peut-etre cela qui m'a le plus abattu. Je sucais des morceaux de bois que j'arrachais de la planche de mon lit. Je promenais toute la journee une nausee perpetuelle. Je ne comprenais pas pourquoi on me privait de cela qui ne faisait de mal a personne. Plus tard, j'ai compris que cela faisait partie aussi de la punition. Mais a ce moment-la, je m'etais habitue a ne plus fumer et cette punition n'en etait plus une pour moi.

A part ces ennuis, je n'etais pas trop malheureux. Toute la question, encore une fois, etait de tuer le temps. J'ai fini par ne plus m'ennuyer du tout a partir de l'instant ou j'ai appris a me souvenir. Je me mettais quelquefois a penser a ma chambre et, en imagination, je partais d'un coin pour y revenir en denombrant mentalement tout ce qui se trouvait sur mon chemin. Au debut, c'etait vite fait. Mais chaque fois que je recommencais, c'etait un peu plus long. Car je me souvenais de chaque meuble, et, pour chacun d'entre eux, de chaque objet qui s'y trouvait et, pour chaque objet, de tous les details et pour les details eux-memes, une incrustation, une felure ou un bord ebreche, de leur couleur ou de leur grain. En meme temps, j'essayais de ne pas perdre le fil de mon inventaire, de faire une enumeration complete. Si bien qu'au bout de quelques semaines, je pouvais passer des heures, rien qu'a denombrer ce qui se trouvait dans ma chambre. Ainsi, plus je reflechissais et plus de choses meconnues et oubliees je sortais de ma memoire. J'ai compris alors qu'un homme qui n'aurait vecu qu'un seul jour pourrait sans peine vivre cent ans dans une prison. Il aurait assez de souvenirs pour ne pas s'ennuyer. Dans un sens, c'etait un avantage.

Il y avait aussi le sommeil. Au debut, je dormais mal la nuit et pas du tout le jour. Peu a peu, mes nuits ont ete meilleures et j'ai pu dormir aussi le jour. Je peux dire que, dans les derniers mois, je dormais de seize a dix-huit heures par jour. Il me restait alors six heures a tuer avec les repas, les besoins naturels, mes souvenirs et l'histoire du Tchecoslovaque.

Entre ma paillasse et la planche du lit, j'avais trouve, en effet, un vieux morceau de journal presque colle a l'etoffe, jauni et transparent. Il relatait un fait divers dont le debut manquait, mais qui avait du se passer en Tchecoslovaquie. Un homme etait parti d'un village tcheque pour faire fortune. Au bout de vingt-cinq ans, riche, il etait revenu avec une femme et un enfant. Sa mere tenait un hotel avec sa s?ur dans son village natal. Pour les surprendre, il avait laisse sa femme et son enfant dans un autre etablissement, etait alle chez sa mere qui ne l'avait pas reconnu quand il etait entre. Par plaisanterie, il avait eu l'idee de prendre une chambre. Il avait montre son argent. Dans la nuit, sa mere et sa s?ur l'avaient assassine a coups de marteau pour le voler et avaient jete son corps dans la riviere. Le matin, la femme etait venue, avait revele sans le savoir l'identite du voyageur. La mere s'etait pendue. La s?ur s'etait jetee dans un puits. J'ai du lire cette histoire des milliers de fois. D'un cote, elle etait invraisemblable. D'un autre, elle etait naturelle. De toute facon, je trouvais que le voyageur l'avait un peu merite et qu'il ne faut jamais jouer.

Ainsi, avec les heures de sommeil, les souvenirs, la lecture de mon fait divers et l'alternance de la lumiere et de l'ombre, le temps a passe. J'avais bien lu qu'on finissait par perdre la notion du temps en prison. Mais cela n'avait pas beaucoup de sens pour moi. Je n'avais pas compris a quel point les jours pouvaient etre a la fois longs et courts. Longs a vivre sans doute, mais tellement distendus qu'ils finissaient par deborder les uns sur les autres. Ils y perdaient leur nom. Les mots hier ou demain etaient les seuls qui gardaient un sens pour moi.

Lorsqu'un jour, le gardien m'a dit que j'etais la depuis cinq mois, je l'ai cru, mais je ne l'ai pas compris. Pour moi, c'etait sans cesse le meme jour qui deferlait dans ma cellule et la meme tache que je poursuivais. Ce jour-la, apres le depart du gardien, je me suis regarde dans ma gamelle de fer. Il m'a semble que mon image restait serieuse alors meme que j'essayais de lui sourire. Je l'ai agitee devant moi. J'ai souri et elle a garde le meme air severe et triste. Le jour finissait et c'etait l'heure dont je ne veux pas parler, l'heure sans nom, ou les bruits du soir montaient de tous les etages de la prison dans un cortege de silence. Je me suis approche de la lucarne et, dans la derniere lumiere, j'ai contemple une fois de plus mon image. Elle etait toujours serieuse, et quoi d'etonnant puisque, a ce moment, je l'etais aussi? Mais en meme temps et pour la premiere fois depuis des mois, j'ai entendu distinctement le son de ma voix. Je l'ai reconnue pour celle qui resonnait deja depuis de longs jours a mes oreilles et j'ai compris que pendant tout ce temps j'avais parle seul. Je me suis souvenu alors de ce que disait l'infirmiere a l'enterrement de maman. Non, il n'y avait pas d'issue et personne ne peut imaginer ce que sont les soirs dans les prisons.


3

Je peux dire qu'au fond l'ete a tres vite remplace l'ete. Je savais qu'avec la montee des premieres chaleurs surviendrait quelque chose de nouveau pour moi. Mon affaire etait inscrite a la derniere session de la cour d'assises et cette session se terminerait avec le mois de juin. Les debats se sont ouverts avec, au-dehors, tout le plein du soleil. Mon avocat m'avait assure qu'ils ne dureraient pas plus de deux ou trois jours. «D'ailleurs, avait-il ajoute, la cour sera pressee parce que votre affaire n'est pas la plus importante de la session. Il y a un parricide qui passera tout de suite apres.»

A sept heures et demie du matin, on est venu me chercher et la voiture cellulaire m'a conduit au Palais de justice. Les deux gendarmes m'ont fait entrer dans une petite piece qui sentait l'ombre. Nous avons attendu, assis pres d'une porte derriere laquelle on entendait des voix, des appels, des bruits de chaises et tout un remue-menage qui m'a fait penser a ces fetes de quartier ou, apres le concert, on range la salle pour pouvoir danser. Les gendarmes m'ont dit qu'il fallait attendre la cour et l'un d'eux m'a offert une cigarette que j'ai refusee. Il m'a demande peu apres «si j'avais le trac». J'ai repondu que non. Et meme, dans un sens, cela m'interessait de voir un proces. Je n'en avais jamais eu l'occasion dans ma vie: «Oui, a dit le second gendarme, mais cela finit par fatiguer.»

Apres un peu de temps, une petite sonnerie a resonne dans la piece. Ils m'ont alors ote les menottes. Ils ont ouvert la porte et m'ont fait entrer dans le box des accuses. La salle etait pleine a craquer. Malgre les stores, le soleil s'infiltrait par endroits et l'air etait deja etouffant. On avait laisse les vitres closes. Je me suis assis et les gendarmes m'ont encadre. C'est a ce moment que j'ai apercu une rangee de visages devant moi. Tous me regardaient: j'ai compris que c'etaient les jures. Mais je ne peux pas dire ce qui les distinguait les uns des autres. Je n'ai eu qu'une impression: j'etais devant une banquette de tramway et tous ces voyageurs anonymes epiaient le nouvel arrivant pour en apercevoir les ridicules. Je sais bien que c'etait une idee niaise puisque ici ce n'etait pas le ridicule qu'ils cherchaient, mais le crime. Cependant la difference n'est pas grande et c'est en tout cas l'idee qui m'est venue.

J'etais un peu etourdi aussi par tout ce monde dans cette salle close. J'ai regarde encore le pretoire et je n'ai distingue aucun visage. Je crois bien que d'abord je ne m'etais pas rendu compte que tout ce monde se pressait pour me voir. D'habitude, les gens ne s'occupaient pas de ma personne. Il m'a fallu un effort pour comprendre que j'etais la cause de toute cette agitation. J'ai dit au gendarme: «Que de monde!» Il m'a repondu que c'etait a cause des journaux et il m'a montre un groupe qui se tenait pres d'une table sous le banc des jures. Il m'a dit: «Les voila.» J'ai demande: «Qui?» et il a repete: «Les journaux.» Il connaissait l'un des journalistes qui l'a vu a ce moment et qui s'est dirige vers nous. C'etait un homme deja age, sympathique, avec un visage un peu grimacant. Il a serre la main du gendarme avec beaucoup de chaleur. J'ai remarque a ce moment que tout le monde se rencontrait, s'interpellait et conversait, comme dans un club ou l'on est heureux de se retrouver entre gens du meme monde. Je me suis explique aussi la bizarre impression que j'avais d'etre de trop, un peu comme un intrus. Pourtant, le journaliste s'est adresse a moi en souriant. Il m'a dit qu'il esperait que tout irait bien pour moi. Je l'ai remercie et il a ajoute: «Vous savez, nous avons monte un peu votre affaire. L'ete, c'est la saison creuse pour les journaux. Et il n'y avait que votre histoire et celle du parricide qui vaillent quelque chose.» Il m'a montre ensuite, dans le groupe qu'il venait de quitter, un petit bonhomme qui ressemblait a une belette engraissee, avec d'enormes lunettes cerclees de noir. Il m'a dit que c'etait l'envoye special d'un journal de Paris: «Il n'est pas venu pour vous, d'ailleurs. Mais comme il est charge de rendre compte du proces du parricide, on lui a demande de cabler votre affaire en meme temps.» La encore, j'ai failli le remercier. Mais j'ai pense que ce serait ridicule. Il m'a fait un petit signe cordial de la main et nous a quittes. Nous avons encore attendu quelques minutes.

Mon avocat est arrive, en robe, entoure de beaucoup d'autres confreres. Il est alle vers les journalistes, a serre des mains. Ils ont plaisante, ri et avaient l'air tout a fait a leur aise, jusqu'au moment ou la sonnerie a retenti dans le pretoire. Tout le monde a regagne sa place. Mon avocat est venu vers moi, m'a serre la main et m'a conseille de repondre brievement aux questions qu'on me poserait, de ne pas prendre d'initiatives et de me reposer sur lui pour le reste.

A ma gauche, j'ai entendu le bruit d'une chaise qu'on reculait et j'ai vu un grand homme mince, vetu de rouge, portant lorgnon, qui s'asseyait en pliant sa robe avec soin. C'etait le procureur. Un huissier a annonce la cour. Au meme moment, deux gros ventilateurs ont commence de vrombir. Trois juges, deux en noir, le troisieme en rouge, sont entres avec des dossiers et ont marche tres vite vers la tribune qui dominait la salle. L'homme en robe rouge s'est assis sur le fauteuil du milieu, a pose sa toque devant lui, essuye son petit crane chauve avec un mouchoir et declare que l'audience etait ouverte.

Les journalistes tenaient deja leur stylo en main. Ils avaient tous le meme air indifferent et un peu narquois. Pourtant, l'un d'entre eux, beaucoup plus jeune, habille en flanelle grise avec une cravate bleue, avait laisse son stylo devant lui et me regardait. Dans son visage un peu asymetrique, je ne voyais que ses deux yeux, tres clairs, qui m'examinaient attentivement, sans rien exprimer qui fut definissable. Et j'ai eu l'impression bizarre d'etre regarde par moi-meme. C'est peut-etre pour cela, et aussi parce que je ne connaissais pas les usages du lieu, que je n'ai pas tres bien compris tout ce qui s'est passe ensuite, le tirage au sort des jures, les questions posees par le president a l'avocat, au procureur et au jury (a chaque fois, toutes les tetes des jures se retournaient en meme temps vers la cour), une lecture rapide de l'acte d'accusation, ou je reconnaissais des noms de lieux et de personnes, et de nouvelles questions a mon avocat.

Mais le president a dit qu'il allait faire proceder a l'appel des temoins. L'huissier a lu des noms qui ont attire mon attention. Du sein de ce public tout a l'heure informe, j'ai vu se lever un a un, pour disparaitre ensuite par une porte laterale, le directeur et le concierge de l'asile, le vieux Thomas Ferez, Raymond, Masson, Salamano, Marie. Celle-ci m'a fait un petit signe anxieux. Je m'etonnais encore de ne pas les avoir apercus plus tot, lorsque a l'appel de son nom, le dernier, Celeste, s'est leve. J'ai reconnu a cote de lui la petite bonne femme du restaurant, avec sa jaquette et son air precis et decide. Elle me regardait avec intensite. Mais je n'ai pas eu le temps de reflechir parce que le president a pris la parole. Il a dit que les veritables debats allaient commencer et qu'il croyait inutile de recommander au public d'etre calme. Selon lui, il etait la pour diriger avec impartialite les debats d'une affaire qu'il voulait considerer avec objectivite. La sentence rendue par le jury serait prise dans un esprit de justice et, dans tous les cas, il ferait evacuer la salle au moindre incident.

La chaleur montait et je voyais dans la salle les assistants s'eventer avec des journaux. Cela faisait un petit bruit continu de papier froisse. Le president a fait un signe et l'huissier a apporte trois eventails de paille tressee que les trois juges ont utilises immediatement.

Mon interrogatoire a commence aussitot. Le president m'a questionne avec calme et meme, m'a-t-il semble, avec une nuance de cordialite. On m'a encore fait decliner mon identite et malgre mon agacement, j'ai pense qu'au fond c'etait assez naturel, parce qu'il serait trop grave de juger un homme pour un autre. Puis le president a recommence le recit de ce que j'avais fait, en s'adressant a moi toutes les trois phrases pour me demander: «Est-ce bien cela?» A chaque fois, j'ai repondu: «Oui, monsieur le President», selon les instructions de mon avocat. Cela a ete long parce que le president apportait beaucoup de minutie dans son recit. Pendant tout ce temps, les journalistes ecrivaient. Je sentais les regards du plus jeune d'entre eux et de la petite automate. La banquette de tramway etait tout entiere tournee vers le president. Celui-ci a tousse, feuillete son dossier et il s'est tourne vers moi en s'eventant.

Il m'a dit qu'il devait aborder maintenant des questions apparemment etrangeres a mon affaire, mais qui peut-etre la touchaient de fort pres. J'ai compris qu'il allait encore parler de maman et j'ai senti en meme temps combien cela m'ennuyait. Il m'a demande pourquoi j'avais mis maman a l'asile. J'ai repondu que c'etait parce que je manquais d'argent pour la faire garder et soigner. Il m'a demande si cela m'avait coute personnellement et j'ai repondu que ni maman ni moi n'attendions plus rien l'un de l'autre, ni d'ailleurs de personne, et que nous nous etions habitues tous les deux a nos vies nouvelles. Le president a dit alors qu'il ne voulait pas insister sur ce point et il a demande au procureur s'il ne voyait pas d'autre question a me poser.

Celui-ci me tournait a demi le dos et, sans me regarder, il a declare qu'avec l'autorisation du president, il aimerait savoir si j'etais retourne vers la source tout seul avec l'intention de tuer l'Arabe. «Non», ai-je dit. «Alors, pourquoi etait-il arme et pourquoi revenir vers cet endroit precisement?» J'ai dit que c'etait le hasard. Et le procureur a note avec un accent mauvais: «Ce sera tout pour le moment.» Tout ensuite a ete un peu confus, du moins pour moi. Mais apres quelques conciliabules, le president a declare que l'audience etait levee et renvoyee a l'apres-midi pour l'audition des temoins.

Je n'ai pas eu le temps de reflechir. On m'a emmene, fait monter dans la voiture cellulaire et conduit a la prison ou j'ai mange. Au bout de tres peu de temps, juste assez pour me rendre compte que j'etais fatigue, on est revenu me chercher; tout a recommence et je me suis trouve dans la meme salle, devant les memes visages. Seulement la chaleur etait beaucoup plus forte et comme par un miracle chacun des jures, le procureur, mon avocat et quelques journalistes etaient munis aussi d'eventails de paille. Le jeune journaliste et la petite femme etaient toujours la. Mais ils ne s'eventaient pas et me regardaient encore sans rien dire.

J'ai essuye la sueur qui couvrait mon visage et je n'ai repris un peu conscience du lieu et de moi-meme que lorsque j'ai entendu appeler le directeur de l'asile. On lui a demande si maman se plaignait de moi et il a dit que oui mais que c'etait un peu la manie de ses pensionnaires de se plaindre de leurs proches. Le president lui a fait preciser si elle me reprochait de l'avoir mise a l'asile et le directeur a dit encore oui. Mais cette fois, il n'a rien ajoute. A une autre question, il a repondu qu'il avait ete surpris de mon calme le jour de l'enterrement. On lui a demande ce qu'il entendait par calme. Le directeur a regarde alors le bout de ses souliers et il a dit que je n'avais pas voulu voir maman, je n'avais pas pleure une seule fois et j'etais parti aussitot apres l'enterrement sans me recueillir sur sa tombe. Une chose encore l'avait surpris: un employe des pompes funebres lui avait dit que je ne savais pas l'age de maman. Il y a eu un moment de silence et le president lui a demande si c'etait bien de moi qu'il avait parle. Comme le directeur ne comprenait pas la question, il lui a dit: «C'est la loi.» Puis le president a demande a l'avocat general s'il n'avait pas de question a poser au temoin et le procureur s'est ecrie: «Oh ! non, cela suffit», avec un tel eclat et un tel regard triomphant dans ma direction que, pour la premiere fois depuis bien des annees, j'ai eu une envie stupide de pleurer parce que j'ai senti combien j'etais deteste par tous ces gens-la.

Apres avoir demande au jury et a mon avocat s'ils avaient des questions a poser, le president a entendu le concierge. Pour lui comme pour tous les autres, le meme ceremonial s'est repete. En arrivant, le concierge m'a regarde et il a detourne les yeux. Il a repondu aux questions qu'on lui posait. Il a dit que je n'avais pas voulu voir maman, que j'avais fume, que j'avais dormi et que j'avais pris du cafe au lait. J'ai senti alors quelque chose qui soulevait toute la salle et, pour la premiere fois, j'ai compris que j'etais coupable. On a fait repeter au concierge l'histoire du cafe au lait et celle de la cigarette. L'avocat general m'a regarde avec une lueur ironique dans les yeux. A ce moment, mon avocat a demande au concierge s'il n'avait pas fume avec moi. Mais le procureur s'est eleve avec violence contre cette question: «Quel est le criminel ici et quelles sont ces methodes qui consistent a salir les temoins de l'accusation pour minimiser des temoignages qui n'en demeurent pas moins ecrasants!» Malgre tout, le president a demande au concierge de repondre a la question. Le vieux a dit d'un air embarrasse: «Je sais bien que j'ai eu tort. Mais je n'ai pas ose refuser la cigarette que Monsieur m'a offerte.» En dernier lieu, on m'a demande si je n'avais rien a ajouter. «Rien, ai-je repondu, seulement que le temoin a raison. Il est vrai que je lui ai offert une cigarette.» Le concierge m'a regarde alors avec un peu d'etonnement et une sorte de gratitude. Il a hesite, puis il a dit que c'etait lui qui m'avait offert le cafe au lait. Mon avocat a triomphe bruyamment et a declare que les jures apprecieraient. Mais le procureur a tonne au-dessus de nos tetes et il a dit: «Oui, MM. les Jures apprecieront. Et ils concluront qu'un etranger pouvait proposer du cafe, mais qu'un fils devait le refuser devant le corps de celle qui lui avait donne le jour.» Le concierge a regagne son banc.

Quand est venu le tour de Thomas Ferez, un huissier a du le soutenir jusqu'a la barre. Ferez a dit qu'il avait surtout connu ma mere et qu'il ne m'avait vu qu'une fois, le jour de l'enterrement. On lui a demande ce que j'avais fait ce jour-la et il a repondu: «Vous comprenez, moi-meme j'avais trop de peine. Alors, je n'ai rien vu. C'etait la peine qui m'empechait de voir. Parce que c'etait pour moi une tres grosse peine. Et meme, je me suis evanoui. Alors, je n'ai pas pu voir Monsieur.» L'avocat general lui a demande si, du moins, il m'avait vu pleurer. Ferez a repondu que non. Le procureur a dit alors a son tour: «MM. les Jures apprecieront.» Mais mon avocat s'est fache. Il a demande a Ferez, sur un ton qui m'a semble exagere, «s'il avait vu que je ne pleurais pas». Ferez a dit: «Non.» Le public a ri. Et mon avocat, en retroussant une de ses manches, a dit d'un ton peremptoire: «Voila l'image de ce proces. Tout est vrai et rien n'est vrai!» Le procureur avait le visage ferme et piquait un crayon dans les titres de ses dossiers.

Apres cinq minutes de suspension pendant lesquelles mon avocat m'a dit que tout allait pour le mieux, on a entendu Celeste qui etait cite par la defense. La defense, c'etait moi. Celeste jetait de temps en temps des regards de mon cote et roulait un panama entre ses mains. Il portait le costume neuf qu'il mettait pour venir avec moi, certains dimanches, aux courses de chevaux. Mais je crois qu'il n'avait pas pu mettre son col parce qu'il portait seulement un bouton de cuivre pour tenir sa chemise fermee. On lui a demande si j'etais son client et il a dit: «Oui, mais c'etait aussi un ami» ; ce qu'il pensait de moi et il a repondu que j'etais un homme; ce qu'il entendait par la et il a declare que tout le monde savait ce que cela voulait dire ; s'il avait remarque que j'etais renferme et il a reconnu seulement que je ne parlais pas pour ne rien dire. L'avocat general lui a demande si je payais regulierement ma pension. Celeste a ri et il a declare: «C'etaient des details entre nous.» On lui a demande encore ce qu'il pensait de mon crime. Il a mis alors ses mains sur la barre et l'on voyait qu'il avait prepare quelque chose. Il a dit: «Pour moi, c'est un malheur. Un malheur, tout le monde sait ce que c'est. Ca vous laisse sans defense. Eh bien! pour moi c'est un malheur.» Il allait continuer, mais le president lui a dit que c'etait bien et qu'on le remerciait. Alors Celeste est reste un peu interdit. Mais il a declare qu'il voulait encore parler. On lui a demande d'etre bref. Il a encore repete que c'etait un malheur. Et le president lui a dit: «Oui, c'est entendu. Mais nous sommes la pour juger les malheurs de ce genre. Nous vous remercions.» Comme s'il etait arrive au bout de sa science et de sa bonne volonte, Celeste s'est alors retourne vers moi. Il m'a semble que ses yeux brillaient et que ses levres tremblaient. Il avait l'air de me demander ce qu'il pouvait encore faire. Moi, je n'ai rien dit, je n'ai fait aucun geste, mais c'est la premiere fois de ma vie que j'ai eu envie d'embrasser un homme. Le president lui a encore enjoint de quitter la barre. Celeste est alle s'asseoir dans le pretoire. Pendant tout le reste de l'audience, il est reste la, un peu penche en avant, les coudes sur les genoux, le panama entre les mains, a ecouter tout ce qui se disait. Marie est entree. Elle avait mis un chapeau et elle etait encore belle. Mais je l'aimais mieux avec ses cheveux libres. De l'endroit ou j'etais, je devinais le poids leger de ses seins et je reconnaissais sa levre inferieure toujours un peu gonflee. Elle semblait tres nerveuse. Tout de suite, on lui a demande depuis quand elle me connaissait. Elle a indique l'epoque ou elle travaillait chez nous. Le president a voulu savoir quels etaient ses rapports avec moi. Elle a dit qu'elle etait mon amie. A une autre question, elle a repondu qu'il etait vrai qu'elle devait m'epouser. Le procureur qui feuilletait un dossier lui a demande brusquement de quand datait notre liaison. Elle a indique la date. Le procureur a remarque d'un air indifferent qu'il lui semblait que c'etait le lendemain de la mort de maman. Puis il a dit avec quelque ironie qu'il ne voudrait pas insister sur une situation delicate, qu'il comprenait bien les scrupules de Marie, mais (et ici son accent s'est fait plus dur) que son devoir lui commandait de s'elever au-dessus des convenances. Il a donc demande a Marie de resumer cette journee ou je l'avais connue. Marie ne voulait pas parler, mais devant l'insistance du procureur, elle a dit notre bain, notre sortie au cinema et notre rentree chez moi. L'avocat general a dit qu'a la suite des declarations de Marie a l'instruction, il avait consulte les programmes de cette date. Il a ajoute que Marie elle-meme dirait quel film on passait alors. D'une voix presque blanche, en effet, elle a indique que c'etait un film de Fernandel. Le silence etait complet dans la salle quand elle a eu fini. Le procureur s'est alors leve, tres grave et d'une voix que j'ai trouvee vraiment emue, le doigt tendu vers moi, il a articule lentement: «Messieurs les Jures, le lendemain de la mort de sa mere, cet homme prenait des bains, commencait une liaison irreguliere, et allait rire devant un film comique. Je n'ai rien de plus a vous dire.» II s'est assis, toujours dans le silence. Mais, tout d'un coup, Marie a eclate en sanglots, a dit que ce n'etait pas cela, qu'il y avait autre chose, qu'on la forcait a dire le contraire de ce qu'elle pensait, qu'elle me connaissait bien et que je n'avais rien fait de mal. Mais l'huissier, sur un signe du president, l'a emmenee et l'audience s'est poursuivie.

C'est a peine si, ensuite, on a ecoute Masson qui a declare que j'etais un honnete homme «et qu'il dirait plus, j'etais un brave homme». C'est a peine encore si on a ecoute Salamano quand il a rappele que j'avais ete bon pour son chien et quand il a repondu a une question sur ma mere et sur moi en disant que je n'avais plus rien a dire a maman et que je l'avais mise pour cette raison a l'asile. «Il faut comprendre, disait Salamano, il faut comprendre.» Mais personne ne paraissait comprendre. On l'a emmene.

Puis est venu le tour de Raymond, qui etait le dernier temoin. Raymond m'a fait un petit signe et a dit tout de suite que j'etais innocent. Mais le president a declare qu'on ne lui demandait pas des appreciations, mais des faits. Il l'a invite a attendre des questions pour repondre. On lui a fait preciser ses relations avec la victime. Raymond en a profite pour dire que c'etait lui que cette derniere haissait depuis qu'il avait gifle sa s?ur. Le president lui a demande cependant si la victime n'avait pas de raison de me hair. Raymond a dit que ma presence a la plage etait le resultat d'un hasard. Le procureur lui a demande alors comment il se faisait que la lettre qui etait a l'origine du drame avait ete ecrite par moi. Raymond a repondu que c'etait un hasard. Le procureur a retorque que le hasard avait deja beaucoup de mefaits sur la conscience dans cette histoire. Il a voulu savoir si c'etait par hasard que je n'etais pas intervenu quand Raymond avait gifle sa maitresse, par hasard que j'avais servi de temoin au commissariat, par hasard encore que mes declarations lors de ce temoignage s'etaient revelees de pure complaisance. Pour finir, il a demande a Raymond quels etaient ses moyens d'existence, et comme ce dernier repondait : «Magasinier», l'avocat general a declare aux jures que de notoriete generale le temoin exercait le metier de souteneur. J'etais son complice et son ami. Il s'agissait d'un drame crapuleux de la plus basse espece, aggrave du fait qu'on avait affaire a un monstre moral. Raymond a voulu se defendre et mon avocat a proteste, mais on leur a dit qu'il fallait laisser terminer le procureur. Celui-ci a dit: «J'ai peu de chose a ajouter. Etait-il votre ami?» a-t-il demande a Raymond. «Oui, a dit celui-ci, c'etait mon copain.» L'avocat general m'a pose alors la meme question et j'ai regarde Raymond qui n'a pas detourne les yeux. J'ai repondu: «Oui.» Le procureur s'est alors retourne vers le jury et a declare: «Le meme homme qui au lendemain de la mort de sa mere se livrait a la debauche la plus honteuse a tue pour des raisons futiles et pour liquider une affaire de m?urs inqualifiable.»

Il s'est assis alors. Mais mon avocat, a bout de patience s'est ecrie en levant les bras, de sorte que ses manches en retombant ont decouvert les plis d'une chemise amidonnee: «Enfin, est-il accuse d'avoir enterre sa mere ou d'avoir tue un homme?» Le public a ri. Mais le procureur s'est redresse encore, s'est drape dans sa robe et a declare qu'il fallait avoir l'ingenuite de l'honorable defenseur pour ne pas sentir qu'il y avait entre ces deux ordres de faits une relation profonde, pathetique, essentielle. «Oui, s'est-il ecrie avec force, j'accuse cet homme d'avoir enterre une mere avec un c?ur de criminel.» Cette declaration a paru faire un effet considerable sur le public. Mon avocat a hausse les epaules et essuye la sueur qui couvrait son front. Mais lui-meme paraissait ebranle et j'ai compris que les choses n'allaient pas bien pour moi.

L'audience a ete levee. En sortant du Palais de justice pour monter dans la voiture, j'ai reconnu un court instant l'odeur et la couleur du soir d'ete. Dans l'obscurite de ma prison roulante, j'ai retrouve un a un, comme du fond de ma fatigue, tous les bruits familiers d'une ville que j'aimais et d'une certaine heure ou il m'arrivait de me sentir content. Le cri des vendeurs de journaux dans l'air deja detendu, les derniers oiseaux dans le square, l'appel des marchands de sandwiches, la plainte des tramways dans les hauts tournants de la ville et cette rumeur du ciel avant que la nuit bascule sur le port, tout cela recomposait pour moi un itineraire d'aveugle, que je connaissais bien avant d'entrer en prison. Oui, c'etait l'heure ou, il y avait bien longtemps, je me sentais content. Ce qui m'attendait alors, c'etait toujours un sommeil leger et sans reves. Et pourtant quelque chose etait change puisque, avec l'attente du lendemain, c'est ma cellule que j'ai retrouvee. Comme si les chemins familiers traces dans les ciels d'ete pouvaient mener aussi bien aux prisons qu'aux sommeils innocents.


4

Meme sur un banc d'accuse, il est toujours interessant d'entendre parler de soi. Pendant les plaidoiries du procureur et de mon avocat, je peux dire qu'on a beaucoup parle de moi et peut-etre plus de moi que de mon crime. Etaient-elles si differentes, d'ailleurs, ces plaidoiries? L'avocat levait les bras et plaidait coupable, mais avec excuses. Le procureur tendait ses mains et denoncait la culpabilite, mais sans excuses. Une chose pourtant me genait vaguement. Malgre mes preoccupations, j'etais parfois tente d'intervenir et mon avocat me disait alors: «Taisez-vous, cela vaut mieux pour votre affaire.» En quelque sorte, on avait l'air de traiter cette affaire en dehors de moi. Tout se deroulait sans mon intervention. Mon sort se reglait sans qu'on prenne mon avis. De temps en temps, j'avais envie d'interrompre tout le monde et de dire: «Mais tout de meme, qui est l'accuse? C'est important d'etre l'accuse. Et j'ai quelque chose a dire.» Mais reflexion faite, je n'avais rien a dire. D'ailleurs, je dois reconnaitre que l'interet qu'on trouve a occuper les gens ne dure pas longtemps. Par exemple, la plaidoirie du procureur m'a tres vite lasse. Ce sont seulement des fragments, des gestes ou des tirades entieres, mais detachees de l'ensemble, qui m'ont frappe ou ont eveille mon interet.

Le fond de sa pensee, si j'ai bien compris, c'est que j'avais premedite mon crime. Du moins, il a essaye de le demontrer. Comme il le disait lui-meme: «J'en ferai la preuve, messieurs, et je la ferai doublement. Sous l'aveuglante clarte des faits d'abord et ensuite dans l'eclairage sombre que me fournira la psychologie de cette ame criminelle.» Il a resume les faits a partir de la mort de maman. Il a rappele mon insensibilite, l'ignorance ou j'etais de l'age de maman, mon bain du lendemain, avec une femme, le cinema, Fernandel et enfin la rentree avec Marie. J'ai mis du temps a le comprendre, a ce moment, parce qu'il disait «sa maitresse» et pour moi, elle etait Marie. Ensuite, il en est venu a l'histoire de Raymond. J'ai trouve que sa facon de voir les evenements ne manquait pas de clarte. Ce qu'il disait etait plausible. J'avais ecrit la lettre d'accord avec Raymond pour attirer sa maitresse et la livrer aux mauvais traitements d'un homme «de moralite douteuse». J'avais provoque sur la plage les adversaires de Raymond. Celui-ci avait ete blesse. Je lui avais demande son revolver. J'etais revenu seul pour m'en servir. J'avais abattu l'Arabe comme je le projetais. J'avais attendu. Et «pour etre sur que la besogne etait bien faite», j'avais tire encore quatre balles, posement, a coup sur, d'une facon reflechie en quelque sorte.

«Et voila, messieurs, a dit l'avocat general. J'ai retrace devant vous le fil d'evenements qui a conduit cet homme a tuer en pleine connaissance de cause. J'insiste la-dessus, a-t-il dit. Car il ne s'agit pas d'un assassinat ordinaire, d'un acte irreflechi que vous pourriez estimer attenue par les circonstances. Cet homme, messieurs, cet homme est intelligent. Vous l'avez entendu, n'est-ce pas? Il sait repondre. Il connait la valeur des mots. Et l'on ne peut pas dire qu'il a agi sans se rendre compte de ce qu'il faisait.»

Moi j'ecoutais et j'entendais qu'on me jugeait intelligent. Mais je ne comprenais pas bien comment les qualites d'un homme ordinaire pouvaient devenir des charges ecrasantes contre un coupable. Du moins, c'etait cela qui me frappait et je n'ai plus ecoute le procureur jusqu'au moment ou je l'ai entendu dire: «A-t-il seulement exprime des regrets? Jamais, messieurs. Pas une seule fois au cours de l'instruction cet homme n'a paru emu de son abominable forfait.» A ce moment, il s'est tourne vers moi et m'a designe du doigt en continuant a m'accabler sans qu'en realite je comprenne bien pourquoi. Sans doute, je ne pouvais pas m'empecher de reconnaitre qu'il avait raison. Je ne regrettais pas beaucoup mon acte. Mais tant d'acharnement m'etonnait. J'aurais voulu essayer de lui expliquer cordialement, presque avec affection, que je n'avais jamais pu regretter vraiment quelque chose. J'etais toujours pris par ce qui allait arriver, par aujourd'hui ou par demain. Mais naturellement, dans l'etat ou l'on m'avait mis, je ne pouvais parler a personne sur ce ton. Je n'avais pas le droit de me montrer affectueux, d'avoir de la bonne volonte. Et j'ai essaye d'ecouter encore parce que le procureur s'est mis a parler de mon ame.

Il disait qu'il s'etait penche sur elle et qu'il n'avait rien trouve, messieurs les Jures. Il disait qu'a la verite, je n'en avais point, d'ame, et que rien d'humain, et pas un des principes moraux qui gardent le c?ur des hommes ne m'etait accessible. «Sans doute, ajoutait-il, nous ne saurions le lui reprocher. Ce qu'il ne saurait acquerir, nous ne pouvons nous plaindre qu'il en manque. Mais quand il s'agit de cette cour, la vertu toute negative de la tolerance doit se muer en celle, moins facile, mais plus elevee, de la justice. Surtout lorsque le vide du c?ur tel qu'on le decouvre chez cet homme devient un gouffre ou la societe peut succomber.» C'est alors qu'il a parle de mon attitude envers maman. Il a repete ce qu'il avait dit pendant les debats. Mais il a ete beaucoup plus long que lorsqu'il parlait de mon crime, si long meme que, finalement, je n'ai plus senti que la chaleur de cette matinee. Jusqu'au moment, du moins, ou l'avocat general s'est arrete et apres un moment de silence, a repris d'une voix tres basse et tres penetree: «Cette meme cour, messieurs, va juger demain le plus abominable des forfaits: le meurtre d'un pere.» Selon lui, l'imagination reculait devant cet atroce attentat. Il osait esperer que la justice des hommes punirait sans faiblesse. Mais il ne craignait pas de le dire, l'horreur que lui inspirait ce crime le cedait presque a celle qu'il ressentait devant mon insensibilite. Toujours selon lui, un homme qui tuait moralement sa mere se retranchait de la societe des hommes au meme titre que celui qui portait une main meurtriere sur l'auteur de ses jours. Dans tous les cas, le premier preparait les actes du second, il les annoncait en quelque sorte et il les legitimait. «J'en suis persuade, messieurs, a-t-il ajoute en elevant la voix, vous ne trouverez pas ma pensee trop audacieuse, si je dis que l'homme qui est assis sur ce banc est coupable aussi du meurtre que cette cour devra juger demain. Il doit etre puni en consequence.» Ici, le procureur a essuye son visage brillant de sueur. Il a dit enfin que son devoir etait douloureux, mais qu'il l'accomplirait fermement. Il a declare que je n'avais rien a faire avec une societe dont je meconnaissais les regles les plus essentielles et que je ne pouvais pas en appeler a ce c?ur humain dont j'ignorais les reactions elementaires. «Je vous demande la tete de cet homme, a-t-il dit, et c'est le c?ur leger que je vous la demande. Car s'il m'est arrive au cours de ma deja longue carriere de reclamer des peines capitales, jamais autant qu'aujourd'hui, je n'ai senti ce penible devoir compense, balance, eclaire par la conscience d'un commandement imperieux et sacre et par l'horreur que je ressens devant un visage d'homme ou je ne lis rien que de monstrueux.»

Quand le procureur s'est rassis, il y a eu un moment de silence assez long. Moi, j'etais etourdi de chaleur et d'etonnement. Le president a tousse un peu et sur un ton tres bas, il m'a demande si je n'avais rien a ajouter. Je me suis leve et comme j'avais envie de parler, j'ai dit, un peu au hasard d'ailleurs, que je n'avais pas eu l'intention de tuer l'Arabe. Le president a repondu que c'etait une affirmation, que jusqu'ici il saisissait mal mon systeme de defense et qu'il serait heureux, avant d'entendre mon avocat, de me faire preciser les motifs qui avaient inspire mon acte. J'ai dit rapidement, en melant un peu les mots et en me rendant compte de mon ridicule, que c'etait a cause du soleil. Il y a eu des rires dans la salle. Mon avocat a hausse les epaules et tout de suite apres, on lui a donne la parole. Mais il a declare qu'il etait tard, qu'il en avait pour plusieurs heures et qu'il demandait le renvoi a l'apres-midi. La cour y a consenti.

L'apres-midi, les grands ventilateurs brassaient toujours l'air epais de la salle et les petits eventails multicolores des jures s'agitaient tous dans le meme sens. La plaidoirie de mon avocat me semblait ne devoir jamais finir. A un moment donne, cependant, je l'ai ecoute parce qu'il disait: «Il est vrai que j'ai tue.» Puis il a continue sur ce ton, disant «je» chaque fois qu'il parlait de moi. J'etais tres etonne. Je me suis penche vers un gendarme et je lui ai demande pourquoi. Il m'a dit de me taire et, apres un moment, il a ajoute: «Tous les avocats font ca.» Moi, j'ai pense que c'etait m'ecarter encore de l'affaire, me reduire a zero et, en un certain sens, se substituer a moi. Mais je crois que j'etais deja tres loin de cette salle d'audience. D'ailleurs, mon avocat m'a semble ridicule. Il a plaide la provocation tres rapidement et puis lui aussi a parle de mon ame. Mais il m'a paru qu'il avait beaucoup moins de talent que le procureur. «Moi aussi, a-t-il dit, je me suis penche sur cette ame, mais, contrairement a l'eminent representant du ministere public, j'ai trouve quelque chose et je puis dire que j'y ai lu a livre ouvert.» II y avait lu que j'etais un honnete homme, un travailleur regulier, infatigable, fidele a la maison qui l'employait, aime de tous et compatissant aux miseres d'autrui. Pour lui, j'etais un fils modele qui avait soutenu sa mere aussi longtemps qu'il l'avait pu. Finalement j'avais espere qu'une maison de retraite donnerait a la vieille femme le confort que mes moyens ne me permettaient pas de lui procurer. «Je m'etonne, messieurs, a-t-il ajoute, qu'on ait mene si grand bruit autour de cet asile. Car enfin, s'il fallait donner une preuve de l'utilite et de la grandeur de ces institutions, il faudrait bien dire que c'est l'Etat lui-meme qui les subventionne.» Seulement, il n'a pas parle de l'enterrement et j'ai senti que cela manquait dans sa plaidoirie. Mais a cause de toutes ces longues phrases, de toutes ces journees et ces heures interminables pendant lesquelles on avait parle de mon ame, j'ai eu l'impression que tout devenait comme une eau incolore ou je trouvais le vertige.

A la fin, je me souviens seulement que, de la rue et a travers tout l'espace des salles et des pretoires, pendant que mon avocat continuait a parler, la trompette d'un marchand de glace a resonne jusqu'a moi. J'ai ete assailli des souvenirs d'une vie qui ne m'appartenait plus, mais ou j'avais trouve les plus pauvres et les plus tenaces de mes joies: des odeurs d'ete, le quartier que j'aimais, un certain ciel du soir, le rire et les robes de Marie. Tout ce que je faisais d'inutile en ce lieu m'est alors remonte a la gorge et je n'ai eu qu'une hate, c'est qu'on en finisse et que je retrouve ma cellule avec le sommeil. C'est a peine si j'ai entendu mon avocat s'ecrier, pour finir, que les jures ne voudraient pas envoyer a la mort un travailleur honnete perdu par une minute d'egarement, et demander les circonstances attenuantes pour un crime dont je trainais deja, comme le plus sur de mes chatiments, le remords eternel. La cour a suspendu l'audience et l'avocat s'est assis d'un air epuise. Mais ses collegues sont venus vers lui pour lui serrer la main. J'ai entendu: «Magnifique, mon cher.» L'un d'eux m'a meme pris a temoin: « Hein? » m'a-t-il dit. J'ai acquiesce, mais mon compliment n'etait pas sincere, parce que j'etais trop fatigue.

Pourtant, l'heure declinait au-dehors et la chaleur etait moins forte. Aux quelques bruits de rue que j'entendais, je devinais la douceur du soir. Nous etions la, tous, a attendre. Et ce qu'ensemble nous attendions ne concernait que moi. J'ai encore regarde la salle. Tout etait dans le meme etat que le premier jour. J'ai rencontre le regard du journaliste a la veste grise et de la femme automate. Cela m'a donne a penser que je n'avais pas cherche Marie du regard pendant tout le proces. Je ne l'avais pas oubliee, mais j'avais trop a faire. Je l'ai vue entre Celeste et Raymond. Elle m'a fait un petit signe comme si elle disait: «Enfin», et j'ai vu son visage un peu anxieux qui souriait. Mais je sentais mon c?ur ferme et je n'ai meme pas pu repondre a son sourire.

La cour est revenue. Tres vite, on a lu aux jures une serie de questions. J'ai entendu «coupable de meurtre». . . «premeditation». . . «circonstances attenuantes». Les jures sont sortis et l'on m'a emmene dans la petite piece ou j'avais deja attendu. Mon avocat est venu me rejoindre: il etait tres volubile et m'a parle avec plus de confiance et de cordialite qu'il ne l'avait jamais fait. Il pensait que tout irait bien et que je m'en tirerais avec quelques annees de prison ou de bagne. Je lui ai demande s'il y avait des chances de cassation en cas de jugement defavorable. Il m'a dit que non. Sa tactique avait ete de ne pas deposer de conclusions pour ne pas indisposer le jury. Il m'a explique qu'on ne cassait pas un jugement, comme cela, pour rien. Cela m'a paru evident et je me suis rendu a ses raisons. A considerer froidement la chose, c'etait tout a fait naturel. Dans le cas contraire, il y aurait trop de paperasses inutiles. «De toute facon, m'a dit mon avocat, il y a le pourvoi. Mais je suis persuade que l'issue sera favorable.»

Nous avons attendu tres longtemps, pres de trois quarts d'heure, je crois. Au bout de ce temps, une sonnerie a retenti. Mon avocat m'a quitte en disant: «Le president du jury va lire les reponses. On ne vous fera entrer que pour l'enonce du jugement.» Des portes ont claque. Des gens couraient dans des escaliers dont je ne savais pas s'ils etaient proches ou eloignes. Puis j'ai entendu une voix sourde lire quelque chose dans la salle. Quand la sonnerie a encore retenti, que la porte du box s'est ouverte, c'est le silence de la salle qui est monte vers moi, le silence, et cette singuliere sensation que j'ai eue lorsque j'ai constate que le jeune journaliste avait detourne ses yeux. Je n'ai pas regarde du cote de Marie. Je n'en ai pas eu le temps parce que le president m'a dit dans une forme bizarre que j'aurais la tete tranchee sur une place publique au nom du peuple francais. Il m'a semble alors reconnaitre le sentiment que je lisais sur tous les visages. Je crois bien que c'etait de la consideration. Les gendarmes etaient tres doux avec moi. L'avocat a pose sa main sur mon poignet. Je ne pensais plus a rien. Mais le president m'a demande si je n'avais rien a ajouter. J'ai reflechi. J'ai dit: «Non.» C'est alors qu'on m'a emmene.


5

Pour la troisieme fois, j'ai refuse de recevoir l'aumonier. Je n'ai rien a lui dire, je n'ai pas envie de parler, je le verrai bien assez tot. Ce qui m'interesse en ce moment, c'est d'echapper a la mecanique, de savoir si l'inevitable peut avoir une issue. On m'a change de cellule. De celle-ci, lorsque je suis allonge, je vois le ciel et je ne vois que lui. Toutes mes journees se passent a regarder sur son visage le declin des couleurs qui conduit le jour a la nuit. Couche, je passe les mains sous ma tete et j'attends. Je ne sais combien de fois je me suis demande s'il y avait des exemples de condamnes a mort qui eussent echappe au mecanisme implacable, disparu avant l'execution, rompu les cordons d'agents. Je me reprochais alors de n'avoir pas prete assez d'attention aux recits d'execution. On devrait toujours s'interesser a ces questions. On ne sait jamais ce qui peut arriver. Comme tout le monde, j'avais lu des comptes rendus dans les journaux. Mais il y avait certainement des ouvrages speciaux que je n'avais jamais eu la curiosite de consulter. La, peut-etre, j'aurais trouve des recits d'evasion. J'aurais appris que dans un cas au moins la roue s'etait arretee, que dans cette premeditation irresistible, le hasard et la chance, une fois seulement, avaient change quelque chose. Une fois! Dans un sens, je crois que cela m'aurait suffi. Mon c?ur aurait fait le reste. Les journaux parlaient souvent d'une dette qui etait due a la societe. Il fallait, selon eux, la payer. Mais cela ne parle pas a l'imagination. Ce qui comptait, c'etait une possibilite d'evasion, un saut hors du rite implacable, une course a la folie qui offrit toutes les chances de l'espoir. Naturellement, l'espoir, c'etait d'etre abattu au coin d'une rue, en pleine course, et d'une balle a la volee. Mais tout bien considere, rien ne me permettait ce luxe, tout me l'interdisait, la mecanique me reprenait.

Malgre ma bonne volonte, je ne pouvais pas accepter cette certitude insolente. Car enfin, il y avait une disproportion ridicule entre le jugement qui l'avait fondee et son deroulement imperturbable a partir du moment ou ce jugement avait ete prononce. Le fait que la sentence avait ete lue a vingt heures plutot qu'a dix-sept, le fait qu'elle aurait pu etre tout autre, qu'elle avait ete prise par des hommes qui changent de linge, qu'elle avait ete portee au credit d'une notion aussi imprecise que le peuple francais (ou allemand, ou chinois), il me semblait bien que tout cela enlevait beaucoup de serieux a un telle decision. Pourtant, j'etais oblige de reconnaitre que des la seconde ou elle avait ete prise, ses effets devenaient aussi certains, aussi serieux, que la presence de ce mur tout le long duquel j'ecrasais mon corps.

Je me suis souvenu dans ces moments d'une histoire que maman me racontait a propos de mon pere. Je ne l'avais pas connu. Tout ce que je connaissais de precis sur cet homme, c'etait peut-etre ce que m'en disait alors maman: il etait alle voir executer un assassin. Il etait malade a l'idee d'y aller. Il l'avait fait cependant et au retour il avait vomi une partie de la matinee. Mon pere me degoutait un peu alors. Maintenant, je comprenais, c'etait si naturel. Comment n'avais-je pas vu que rien n'etait plus important qu'une execution capitale et que, en somme, c'etait la seule chose vraiment interessante pour un homme! Si jamais je sortais de cette prison, j'irais voir toutes les executions capitales. J'avais tort, je crois, de penser a cette possibilite. Car a l'idee de me voir libre par un petit matin derriere un cordon d'agents, de l'autre cote en quelque sorte, a l'idee d'etre le spectateur qui vient voir et qui pourra vomir apres, un flot de joie empoisonnee me montait au c?ur. Mais ce n'etait pas raisonnable. J'avais tort de me laisser aller a ces suppositions parce que, l'instant d'apres, j'avais si affreusement froid que je me recroquevillais sous ma couverture. Je claquais des dents sans pouvoir me retenir.

Mais, naturellement, on ne peut pas etre toujours raisonnable. D'autres fois, par exemple, je faisais des projets de loi. Je reformais les penalites. J'avais remarque que l'essentiel etait de donner une chance au condamne. Une seule sur mille, cela suffisait pour arranger bien des choses. Ainsi, il me semblait qu'on pouvait trouver une combinaison chimique dont l'absorption tuerait le patient (je pensais: le patient) neuf fois sur dix. Lui le saurait, c'etait la condition. Car en reflechissant bien, en considerant les choses avec calme, je constatais que ce qui etait defectueux avec le couperet, c'est qu'il n'y avait aucune chance, absolument aucune. Une fois pour toutes, en somme, la mort du patient avait ete decidee. C'etait une affaire classee, une combinaison bien arretee, un accord entendu et sur lequel il n'etait pas question de revenir. Si le coup ratait, par extraordinaire, on recommencait. Par suite ce qu'il y avait d'ennuyeux, c'est qu'il fallait que le condamne souhaitat le bon fonctionnement de la machine. Je dis que c'est le cote defectueux. Cela est vrai, dans un sens. Mais, dans un autre sens, j'etais oblige de reconnaitre que tout le secret d'une bonne organisation etait la. En somme, le condamne etait oblige de collaborer moralement. C'etait son interet que tout marchat sans accroc.

J'etais oblige de constater aussi que jusqu'ici j'avais eu sur ces questions des idees qui n'etaient pas justes. J'ai cru longtemps – et je ne sais pas pourquoi – que pour aller a la guillotine, il fallait monter sur un echafaud, gravir des marches. Je crois que c'etait a cause de la Revolution de 1789, je veux dire a cause de tout ce qu'on m'avait appris ou fait voir sur ces questions. Mais un matin, je me suis souvenu d'une photographie publiee par les journaux a l'occasion d'une execution retentissante. En realite, la machine etait posee a meme le sol, le plus simplement du monde. Elle etait beaucoup plus etroite que je ne le pensais. C'etait assez drole que je ne m'en fusse pas avise plus tot. Cette machine sur le cliche m'avait frappe par son aspect d'ouvrage de precision, fini et etincelant. On se fait toujours des idees exagerees de ce qu'on ne connait pas. Je devais constater au contraire que tout etait simple : la machine est au meme niveau que l'homme qui marche vers elle. Il la rejoint comme on marche a la rencontre d'une personne. Cela aussi etait ennuyeux. La montee vers l'echafaud, l'ascension en plein ciel, l'imagination pouvait s'y raccrocher. Tandis que, la encore, la mecanique ecrasait tout: on etait tue discretement, avec un peu de honte et beaucoup de precision.

Il y avait aussi deux choses a quoi je reflechissais tout le temps: l'aube et mon pourvoi. Je me raisonnais cependant et j'essayais de n'y plus penser. Je m'etendais, je regardais le ciel, je m'efforcais de m'y interesser. Il devenait vert, c'etait le soir. Je faisais encore un effort pour detourner le cours de mes pensees. J'ecoutais mon c?ur. Je ne pouvais imaginer que ce bruit qui m'accompagnait depuis si longtemps put jamais cesser. Je n'ai jamais eu de veritable imagination. J'essayais pourtant de me representer une certaine seconde ou le battement de ce c?ur ne se prolongerait plus dans ma tete. Mais en vain. L'aube ou mon pourvoi etaient la. Je finissais par me dire que le plus raisonnable etait de ne pas me contraindre.

C'est a l'aube qu'ils venaient, je le savais. En somme, j'ai occupe mes nuits a attendre cette aube. Je n'ai jamais aime etre surpris. Quand il m'arrive quelque chose, je prefere etre la. C'est pourquoi j'ai fini par ne plus dormir qu'un peu dans mes journees et, tout le long de mes nuits, j'ai attendu patiemment que la lumiere naisse sur la vitre du ciel. Le plus difficile, c'etait l'heure douteuse ou je savais qu'ils operaient d'habitude. Passe minuit, j'attendais et je guettais. Jamais mon oreille n'avait percu tant de bruits, distingue de sons si tenus. Je peux dire, d'ailleurs, que d'une certaine facon j'ai eu de la chance pendant toute cette periode, puisque je n'ai jamais entendu de pas. Maman disait souvent qu'on n'est jamais tout a fait malheureux. Je l'approuvais dans ma prison, quand le ciel se colorait et qu'un nouveau jour glissait dans ma cellule. Parce qu'aussi bien, j'aurais pu entendre des pas et mon c?ur aurait pu eclater. Meme si le moindre glissement me jetait a la porte, meme si, l'oreille collee au bois, j'attendais eperdument jusqu'a ce que j'entende ma propre respiration, effraye de la trouver rauque et si pareille au rale d'un chien, au bout du compte mon c?ur n'eclatait pas et j'avais encore gagne vingt-quatre heures.

Pendant tout le jour, il y avait mon pourvoi. Je crois que j'ai tire le meilleur parti de cette idee. Je calculais mes effets et j'obtenais de mes reflexions le meilleur rendement. Je prenais toujours la plus mauvaise supposition : mon pourvoi etait rejete. «Eh bien, je mourrai donc.» Plus tot que d'autres, c'etait evident. Mais tout le monde sait que la vie ne vaut pas la peine d'etre vecue. Dans le fond, je n'ignorais pas que mourir a trente ans ou a soixante-dix ans importe peu puisque, naturellement, dans les deux cas, d'autres hommes et d'autres femmes vivront, et cela pendant des milliers d'annees. Rien n'etait plus clair, en somme. C'etait toujours moi qui mourrais, que ce soit maintenant ou dans vingt ans. A ce moment, ce qui me genait un peu dans mon raisonnement, c'etait ce bond terrible que je sentais en moi a la pensee de vingt ans de vie a venir. Mais je n'avais qu'a l'etouffer en imaginant ce que seraient mes pensees dans vingt ans quand il me faudrait quand meme en venir la. Du moment qu'on meurt, comment et quand, cela n'importe pas, c'etait evident. Donc (et le difficile c'etait de ne pas perdre de vue tout ce que ce «donc» representait de raisonnements), donc, je devais accepter le rejet de mon pourvoi.

A ce moment, a ce moment seulement, j'avais pour ainsi dire le droit, je me donnais en quelque sorte la permission d'aborder la deuxieme hypothese: j'etais gracie. L'ennuyeux, c'est qu'il fallait rendre moins fougueux cet elan du sang et du corps qui me piquait les yeux d'une joie insensee. Il fallait que je m'applique a reduire ce cri, a le raisonner. Il fallait que je sois naturel meme dans cette hypothese, pour rendre plus plausible ma resignation dans la premiere. Quand j'avais reussi, j'avais gagne une heure de calme. Cela, tout de meme, etait a considerer.

C'est a un semblable moment que j'ai refuse une fois de plus de recevoir l'aumonier. J'etais etendu et je devinais l'approche du soir d'ete a une certaine blondeur du ciel. Je venais de rejeter mon pourvoi et je pouvais sentir les ondes de mon sang circuler regulierement en moi. Je n'avais pas besoin de voir l'aumonier. Pour la premiere fois depuis bien longtemps, j'ai pense a Marie. Il y avait de longs jours qu'elle ne m'ecrivait plus. Ce soir-la, j'ai reflechi et je me suis dit qu'elle s'etait peut-etre fatiguee d'etre la maitresse d'un condamne a mort. L'idee m'est venue aussi qu'elle etait peut-etre malade ou morte. C'etait dans l'ordre des choses. Comment l'aurais-je su puisqu'en dehors de nos deux corps maintenant separes, rien ne nous liait et ne nous rappelait l'un a l'autre. A partir de ce moment, d'ailleurs, le souvenir de Marie m'aurait ete indifferent. Morte, elle ne m'interessait plus. Je trouvais cela normal comme je comprenais tres bien que les gens m'oublient apres ma mort. Ils n'avaient plus rien a faire avec moi. Je ne pouvais meme pas dire que cela etait dur a penser.

C'est a ce moment precis que l'aumonier est entre. Quand je l'ai vu, j'ai eu un petit tremblement. Il s'en est apercu et m'a dit de ne pas avoir peur. Je lui ai dit qu'il venait d'habitude a un autre moment. Il m'a repondu que c'etait une visite tout amicale qui n'avait rien a voir avec mon pourvoi dont il ne savait rien. Il s'est assis sur ma couchette et m'a invite a me mettre pres de lui. J'ai refuse. Je lui trouvais tout de meme un air tres doux.

Il est reste un moment assis, les avant-bras sur les genoux, la tete baissee, a regarder ses mains. Elles etaient fines et musclees, elles me faisaient penser a deux betes agiles. Il les a frottees lentement l'une contre l'autre. Puis il est reste ainsi, la tete toujours baissee, pendant si longtemps que j'ai eu l'impression, un instant, que je l'avais oublie.

Mais il a releve brusquement la tete et m'a regarde en face: «Pourquoi, m'a-t-il dit, refusez-vous mes visites?» J'ai repondu que je ne croyais pas en Dieu. Il a voulu savoir si j'en etais bien sur et j'ai dit que je n'avais pas a me le demander: cela me paraissait une question sans importance. Il s'est alors renverse en arriere et s'est adosse au mur, les mains a plat sur les cuisses. Presque sans avoir l'air de me parler, il a observe qu'on se croyait sur, quelquefois, et, en realite, on ne l'etait pas. Je ne disais rien. Il m'a regarde et m'a interroge: «Qu'en pensez-vous?» J'ai repondu que c'etait possible. En tout cas, je n'etais peut-etre pas sur de ce qui m'interessait reellement, mais j'etais tout a fait sur de ce qui ne m'interessait pas. Et justement, ce dont il me parlait ne m'interessait pas.

Il a detourne les yeux et, toujours sans changer de position, m'a demande si je ne parlais pas ainsi par exces de desespoir. Je lui ai explique que je n'etais pas desespere. J'avais seulement peur, c'etait bien naturel. «Dieu vous aiderait alors, a-t-il remarque. Tous ceux que j'ai connus dans votre cas se retournaient vers lui.» J'ai reconnu que c'etait leur droit. Cela prouvait aussi qu'ils en avaient le temps. Quant a moi, je ne voulais pas qu'on m'aidat et justement le temps me manquait pour m'interesser a ce qui ne m'interessait pas.

A ce moment, ses mains ont eu un geste d'agacement, mais il s'est redresse et a arrange les plis de sa robe. Quand il a eu fini, il s'est adresse a moi en m'appelant «mon ami»: s'il me parlait ainsi ce n'etait pas parce que j'etais condamne a mort; a son avis, nous etions tous condamnes a mort. Mais je l'ai interrompu en lui disant que ce n'etait pas la meme chose et que, d'ailleurs, ce ne pouvait etre, en aucun cas, une consolation. «Certes, a-t-il approuve. Mais vous mourrez plus tard si vous ne mourez pas aujourd'hui. La meme question se posera alors. Comment aborderez-vous cette terrible epreuve?» J'ai repondu que je l'aborderais exactement comme je l'abordais en ce moment.

Il s'est leve a ce mot et m'a regarde droit dans les yeux. C'est un jeu que je connaissais bien. Je m'en amusais souvent avec Emmanuel ou Celeste et, en general, ils detournaient leurs yeux. L'aumonier aussi connaissait bien ce jeu, je l'ai tout de suite compris: son regard ne tremblait pas. Et sa voix non plus n'a pas tremble quand il m'a dit: «N'avez-vous donc aucun espoir et vivez-vous avec la pensee que vous allez mourir tout entier? – Oui», ai-je repondu.

Alors, il a baisse la tete et s'est rassis. Il m'a dit qu'il me plaignait. Il jugeait cela impossible a supporter pour un homme. Moi, j'ai seulement senti qu'il commencait a m'ennuyer. Je me suis detourne a mon tour et je suis alle sous la lucarne. Je m'appuyais de l'epaule contre le mur. Sans bien le suivre, j'ai entendu qu'il recommencait a m'interroger. Il parlait d'une voix inquiete et pressante. J'ai compris qu'il etait emu et je l'ai mieux ecoute.

Il me disait sa certitude que mon pourvoi serait accepte, mais je portais le poids d'un peche dont il fallait me debarrasser. Selon lui, la justice des hommes n'etait rien et la justice de Dieu tout. J'ai remarque que c'etait la premiere qui m'avait condamne. Il m'a repondu qu'elle n'avait pas, pour autant, lave mon peche. Je lui ai dit que je ne savais pas ce qu'etait un peche. On m'avait seulement appris que j'etais un coupable. J'etais coupable, je payais, on ne pouvait rien me demander de plus. A ce moment, il s'est leve a nouveau et j'ai pense que dans cette cellule si etroite, s'il voulait remuer, il n'avait pas le choix. Il fallait s'asseoir ou se lever.

J'avais les yeux fixes au sol. Il a fait un pas vers moi et s'est arrete, comme s'il n'osait avancer. Il regardait le ciel a travers les barreaux. «Vous vous trompez, mon fils, m'a-t-il dit, on pourrait vous demander plus. On vous le demandera peut-etre. – Et quoi donc? – On pourrait vous demander de voir. – Voir quoi?»

Le pretre a regarde tout autour de lui et il a repondu d'une voix que j'ai trouvee soudain tres lasse: «Toutes ces pierres suent la douleur, je le sais. Je ne les ai jamais regardees sans angoisse. Mais, du fond du c?ur, je sais que les plus miserables d'entre vous ont vu sortir de leur obscurite un visage divin. C'est ce visage qu'on vous demande de voir.»

Je me suis un peu anime. J'ai dit qu'il y avait des mois que je regardais ces murailles. Il n'y avait rien ni personne que je connusse mieux au monde. Peut-etre, il y a bien longtemps, y avais-je cherche un visage. Mais ce visage avait la couleur du soleil et la flamme du desir: c'etait celui de Marie. Je l'avais cherche en vain. Maintenant, c'etait fini. Et dans tous les cas, je n'avais rien vu surgir de cette sueur de pierre.

L'aumonier m'a regarde avec une sorte de tristesse. J'etais maintenant completement adosse a la muraille et le jour me coulait sur le front. Il a dit quelques mots que je n'ai pas entendus et m'a demande tres vite si je lui permettais de m'embrasser: «Non», ai-je repondu. Il s'est retourne et a marche vers le mur sur lequel il a passe sa main lentement: «Aimez-vous donc cette terre a ce point?» a-t-il murmure. Je n'ai rien repondu.

Il est reste assez longtemps detourne. Sa presence me pesait et m'agacait. J'allais lui dire de partir, de me laisser, quand il s'est ecrie tout d'un coup avec une sorte d'eclat, en se retournant vers moi: «Non, je ne peux pas vous croire. Je suis sur qu'il vous est arrive de souhaiter une autre vie.» Je lui ai repondu que naturellement, mais cela n'avait pas plus d'importance que de souhaiter d'etre riche, de nager tres vite ou d'avoir une bouche mieux faite. C'etait du meme ordre. Mais lui m'a arrete et il voulait savoir comment je voyais cette autre vie. Alors, je lui ai crie: «Une vie ou je pourrais me souvenir de celle-ci», et aussitot je lui ai dit que j'en avais assez. Il voulait encore me parler de Dieu, mais je me suis avance vers lui et j'ai tente de lui expliquer une derniere fois qu'il me restait peu de temps. Je ne voulais pas le perdre avec Dieu. Il a essaye de changer de sujet en me demandant pourquoi je l'appelais «monsieur» et non pas «mon pere». Cela m'a enerve et je lui ai repondu qu'il n'etait pas mon pere: il etait avec les autres.

«Non, mon fils, a-t-il dit en mettant la main sur mon epaule. Je suis avec vous. Mais vous ne pouvez pas le savoir parce que vous avez un c?ur aveugle. Je prierai pour vous.»

Alors, je ne sais pas pourquoi, il y a quelque chose qui a creve en moi. Je me suis mis a crier a plein gosier et je l'ai insulte et je lui ai dit de ne pas prier. Je l'avais pris par le collet de sa soutane. Je deversais sur lui tout le fond de mon c?ur avec des bondissements meles de joie et de colere. Il avait l'air si certain, n'est-ce pas? Pourtant, aucune de ses certitudes ne valait un cheveu de femme. Il n'etait meme pas sur d'etre en vie puisqu'il vivait comme un mort. Moi, j'avais l'air d'avoir les mains vides. Mais j'etais sur de moi, sur de tout, plus sur que lui, sur de ma vie et de cette mort qui allait venir. Oui, je n'avais que cela. Mais du moins, je tenais cette verite autant qu'elle me tenait. J'avais eu raison, j'avais encore raison, j'avais toujours raison. J'avais vecu de telle facon et j'aurais pu vivre de telle autre. J'avais fait ceci et je n'avais pas fait cela. Je n'avais pas fait telle chose alors que j'avais fait cette autre. Et apres? C'etait comme si j'avais attendu pendant tout le temps cette minute et cette petite aube ou je serais justifie. Rien, rien n'avait d'importance et je savais bien pourquoi. Lui aussi savait pourquoi. Du fond de mon avenir, pendant toute cette vie absurde que j'avais menee, un souffle obscur remontait vers moi a travers des annees qui n'etaient pas encore venues et ce souffle egalisait sur son passage tout ce qu'on me proposait alors dans les annees pas plus reelles que je vivais. Que m'importaient la mort des autres, l'amour d'une mere, que m'importaient son Dieu, les vies qu'on choisit, les destins qu'on elit, puisqu'un seul destin devait m'elire moi-meme et avec moi des milliards de privilegies qui, comme lui, se disaient mes freres. Comprenait-il donc? Tout le monde etait privilegie. Il n'y avait que des privilegies. Les autres aussi, on les condamnerait un jour. Lui aussi, on le condamnerait. Qu'importait si, accuse de meurtre, il etait execute pour n'avoir pas pleure a l'enterrement de sa mere? Le chien de Salamano valait autant que sa femme. La petite femme automatique etait aussi coupable que la Parisienne que Masson avait epousee ou que Marie qui avait envie que je l'epouse. Qu'importait que Raymond fut mon copain autant que Celeste qui valait mieux que lui? Qu'importait que Marie donnat aujourd'hui sa bouche a un nouveau Meursault? Comprenait-il donc, ce condamne, et que du fond de mon avenir … J'etouffais en criant tout ceci. Mais, deja, on m'arrachait l'aumonier des mains et les gardiens me menacaient. Lui, cependant, les a calmes et m'a regarde un moment en silence. Il avait les yeux pleins de larmes. Il s'est detourne et il a disparu.

Lui parti, j'ai retrouve le calme. J'etais epuise et je me suis jete sur ma couchette. Je crois que j'ai dormi parce que je me suis reveille avec des etoiles sur le visage. Des bruits de campagne montaient jusqu'a moi. Des odeurs de nuit, de terre et de sel rafraichissaient mes tempes. La merveilleuse paix de cet ete endormi entrait en moi comme une maree. A ce moment, et a la limite de la nuit, des sirenes ont hurle. Elles annoncaient des departs pour un monde qui maintenant m'etait a jamais indifferent. Pour la premiere fois depuis bien longtemps, j'ai pense a maman. Il m'a semble que je comprenais pourquoi a la fin d'une vie elle avait pris un «fiance», pourquoi elle avait joue a recommencer. La-bas, la-bas aussi, autour de cet asile ou des vies s'eteignaient, le soir etait comme une treve melancolique. Si pres de la mort, maman devait s'y sentir liberee et prete a tout revivre. Personne, personne n'avait le droit de pleurer sur elle. Et moi aussi, je me suis senti pret a tout revivre. Comme si cette grande colere m'avait purge du mal, vide d'espoir, devant cette nuit chargee de signes et d'etoiles, je m'ouvrais pour la premiere fois a la tendre indifference du monde. De l'eprouver si pareil a moi, si fraternel enfin, j'ai senti que j'avais ete heureux, et que je l'etais encore. Pour que tout soit consomme, pour que je me sente moins seul, il me restait a souhaiter qu'il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon execution et qu'ils m'accueillent avec des cris de haine.

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