Deuxième partie La « duchesse »

Chapitre VI Un petit souper

Les chevaux rentraient. La nouvelle écurie des Treize Vents était achevée. Planté sur le clocheton ressuscité, un gros bouquet d’avoine, d’herbes folles, de marguerites tardives et de bruyère s’échevelait contre les nuages irisés. Lavées par la grande pluie flagellante du vent d’ouest qui avait soufflé toute la nuit, les ardoises neuves brillaient presque autant que les cuivres polis comme glace.

Crinières et queues tressées de rubans verts, parée comme pour une fête, la cavalerie Tremaine revenait de son exil à Varanville pour prendre possession de son logis tout neuf. Douze chevaux, juments et poulains, sans compter les trois qu’après le grand incendie de l’hiver1 il avait été possible de garder dans la partie encore intacte. Ils étaient là eux aussi pour accueillir les revenants et aussi bien accommodés qu’eux, dressés devant l’arche donnant accès à la cour intérieure. Trois hommes les montaient, composant un fier comité d’accueil : Guillaume lui-même, en selle sur son magnifique Sahib puis, à trois pas derrière lui, formant triangle, Arthur montant Selim et enfin Prosper Daguet, le maître cocher raide comme une statue équestre sur Trajan, peut-être le plus âgé mais sûrement l’un des plus solides, et même l’un des plus beaux chevaux de l’élevage.

Encadrées de leurs palefreniers, les belles bêtes avançaient deux par deux sous la conduite d’Antoine, le cocher de Mme de Varanville qui avait tenu à honneur de ramener lui-même ses pensionnaires, augmentés d’une unité car, s’ils revenaient douze, ils étaient partis onze : en juillet Belle Dame, une fine alezane dorée, avait donné le jour à Damoiseau, un petit déluré qui lui ressemblait comme deux gouttes d’eau, mais faisait déjà preuve d’un caractère nettement tourné vers l’indépendance.

Arrivé devant Guillaume, Antoine salua de la toque tendue à bout du bras largement écarté du corps à la mode ancienne, imité aussitôt par ceux qui le suivaient. Le maître des Treize Vents et son fils répondirent de même, libérant ainsi dans le vent leurs tignasses rousses. Leur ressemblance s’accentuait à mesure que passait le temps, au point de serrer le cœur de Potentin, le vieux majordome qui avait connu Guillaume adolescent, tant le petit s’identifiait à présent au grand. À la seule différence des yeux : Arthur possédait les prunelles d’eau claire de sa mère et non le regard fauve de son père.

— Pied à terre ! ordonna Antoine sans se retourner.

Puis, avec un sourire, il déclara :

— Voilà vot’ monde revenu, m’sieur Tremaine, et en bon état ! Avec les compliments de Mme la baronne !

— Merci, Antoine. Merci de vos soins autant que des compliments de votre maîtresse. Après le repas qui va nous réunir tous dans la sellerie, je vous remettrai une lettre pour elle. Voulez-vous ordonner vous-même que l’on rentre les chevaux ? Daguet brûle depuis l’aurore de les installer dans leurs nouveaux appartements.

— Vous avez fait du beau travail en six mois, m’sieur Tremaine ! On croirait jamais qu’y a eu l’feu ici.

— On a rebâti à l’identique. Aussi bien les écuries que l’intérieur de la maison. Tous ici, nous souhaitons oublier au plus vite la nuit abominable de cet hiver.

Seul avec Arthur, Guillaume resta en selle, tandis que défilaient les robes brillantes, les pelages variés allant du cap-de-more au gris pommelé des puissants percherons de trait. Du coin de l’œil, il observait le jeune garçon dont les narines frémissaient, cherchant l’odeur des bêtes jointe à celle des cuirs fins dont elles étaient harnachées. Arthur adorait les chevaux tout autant qu’Elisabeth, dont l’absence, à cette minute était plus cruelle que jamais pour son père. Elle eût été si heureuse de voir renaître les chères écuries !

Il y avait à présent dix matins qu’il l’avait vue disparaître dans une écharpe de brume accrochée à la corne d’un bois, et chaque jour il en souffrait un peu plus. D’autant qu’il avait fallu mentir aux deux garçons. À Adam, à Arthur, dans les yeux desquels il avait lu tant de déception parce qu’il revenait seul, il s’était contenté de dire que leur sœur s’était réfugiée auprès de Mme de Bougainville qu’elle avait suppliée de la faire entrer dans un couvent, mais qu’il avait réussi à la convaincre de renoncer à cette idée de cloître parisien et même à la ramener en Normandie, mais que, bien entendu, elle ne voulait à aucun prix revenir aux alentours des Treize Vents.

— Je l’ai laissée à Bayeux dans une maison de dames nobles. Elle m’a promis d’y rester, de ne pas chercher à s’en éloigner sans nous en avertir.

Il avait bien fallu que les garçons se contentent de ça. Ils étaient trop jeunes pour la vérité. Guillaume craignait en particulier le caractère ardent, passionné d’Arthur, tellement plus affirmé que celui de son frère dont il était cependant le cadet de quelques mois. On ne s’en serait jamais douté, d’ailleurs : poussant plus vite qu’un champignon, le fils de Marie-Douce dépassait celui d’Agnès d’une bonne demi-tête. Habitué à la vie au grand air, aux longues chevauchées, au bateau et à la natation, son long corps maigre et musclé l’approchait de quinze ou seize ans. En outre sa voix commençait à muer. Adam, toujours enfoui dans ses livres, ses herbiers, ses fouilles et ses études, Adam qui n’aimait pas monter à cheval et craignait la mer, Adam toujours aussi gourmand développait, avec un aimable caractère, des rondeurs moelleuses qui faisaient sourire son père tout en l’exapérant.

— À vingt ans, tu auras l’air d’un chanoine ! prédisait-il quand il trouvait son fils aplati sur le tapis de la bibliothèque, suçant un morceau de chocolat tout en dévorant l’Histoire naturelle de M. de Buffon.

Depuis son retour, d’ailleurs, et en dépit de leur déception, les deux garçons se montraient plus conciliants qu’avant son départ où leur arracher une parole relevait de l’exploit, où chacun de leurs regards était un reproche : le chagrin qu’ils avaient lu sur le visage fatigué de leur père leur semblait une punition suffisante. Et puis, l’état de Lorna n’était pas des meilleurs.

En ce début d’octobre, elle approchait de son terme, mais si sa taille s’était arrondie, sa mine était affreuse. En la revoyant, Guillaume en avait été impressionné au point d’éprouver du remords : il s’en voulait à présent d’avoir imposé à cette femme le poids de la faute commise à deux. Sa rancune et il aurait du mal à ne plus l’éprouver – venait de son exigence à se faire épouser. Sachant bien qu’il ne l’aimait pas, qu’il ne l’aimerait jamais puisque son cœur appartenait désormais à Rose de Varanville, il eût été si simple, l’enfant mis au monde, de le lui confier à lui, Guillaume et aux Treize Vents et de rentrer enfin chez elle, en Angleterre, afin d’y épouser son duc dont la patience paraissait inépuisable. Dans l’immédiat, comment éprouver autre chose que de la pitié devant ce visage mangé de cernes dont les yeux d’un vert doré brûlaient d’un feu fiévreux ? Pour la première fois depuis des mois, il lui avait parlé avec douceur, lui reprochant de prendre si peu de soin d’elle-même.

— On me dit que vous refusez de vous nourrir ? Ce n’est jamais raisonnable, mais ce l’est moins encore lorsqu’on attend un enfant.

— Je ne refuse pas de me nourrir, mais seulement de manger la cuisine de votre Clémence. Elle me déteste et ne souhaite que me voir disparaître.

— C’est ridicule ! Que Mme Bellec ne vous aime pas, c’est assez facile à comprendre : elle aime Elisabeth comme si elle était sa propre fille. Il est un peu normal qu’elle vous en veuille puisque vous êtes cause de son départ, mais c’est une vraie chrétienne, une femme de trop grande conscience pour se laisser aller aux infâmes manœuvres des empoisonneurs. Si elle voulait votre mort, elle vous tirerait un coup de pistolet ou bien vous frapperait d’un couteau mais elle vous regarderait en face. Que mangez-vous au juste dans ces conditions ?

— Kitty s’en charge. Elle me donne du pain, du lait, des fruits, du miel, du fromage. Parfois, elle me prépare un petit plat mais sans jamais le quitter des yeux.

— Ce n’est pas ainsi que vous vous ferez aimer de Clémence, ni d’ailleurs du reste de la maison. Oserai-je vous rappeler que vous désirez en devenir la maîtresse ?

— Je le serai lorsque vous m’aurez épousée. Ce qui ne saurait tarder, à présent.

— Croyez-vous vraiment que ce serait une bonne chose ?

— C’est la seule possible ! s’écria-t-elle tout à coup. Vous m’avez fait un enfant, vous devez en assumer les conséquences.

Elle s’agitait, devenait nerveuse. Guillaume se contraignit à refréner la colère qui lui venait.

— Je n’ai jamais dit le contraire. Cependant, avant que nous n’en venions là et surtout dans le climat que vous êtes en train de créer, je dois vous mettre en garde : tous ceux qui me servent resteront à mon service, vous m’entendez bien ?

— Une maîtresse de maison a tous les droits.

— Pas chez moi. Si vous devenez ma femme, vous me devrez obéissance et, croyez-moi, ce ne sera pas un vain mot. Je suis le maître ici. Vous devrez vous soumettre. À moins que vous n’acceptiez enfin la solution que je vous propose : vous me laissez l’enfant et vous regagnez l’Angleterre.

— Je n’ai pas envie de risquer ma vie au milieu d’une guerre. Et je veux être votre épouse.

— Bien. Alors, nous allons commencer l’apprentissage : vous prendrez désormais vos repas avec le reste de la famille et vous mangerez ce que l’on vous servira.

Elle n’hésita qu’un instant, et même il crut voir l’ombre d’un sourire passer sur ses lèvres.

— À condition que vous soyez là, je veux bien !

— Parfait. Autre chose encore ! Avez-vous enfin consulté un médecin ? Non, n’est-ce pas ? Là non plus, vous n’avez pas confiance ?

— Vous l’avez dit ! De toute façon, je n’en ai pas besoin !

— Ce n’est pas mon avis. Votre santé est mauvaise : c’est inscrit en toutes lettres sur votre visage et, si vous me permettez cette remarque un peu intime pour une Anglaise, votre ventre n’est pas aussi gros qu’il le devrait. Je vais appeler Annebrun.

— Je ne veux pas le voir. Il est trop votre ami. Peut-être ne mettrai-je pas au monde un mastodonte, mais je ne veux que Kitty auprès de moi. Elle saura très bien m’assister !

— Nous n’en sortirons jamais ! soupira Guillaume que cet entêtement absurde exaspérait. Faites à votre guise, mais souvenez-vous de ce que je vous ai dit : l’enfant sera viable ou je ne vous épouse pas !

Le soir-même Lorna, coiffée, maquillée, parée d’une robe de velours noir qui lui seyait particulièrement prenait place à table et mangeait ce qu’on lui servait non sans exiger cependant, à chaque plat, de troquer son assiette contre celle de l’un des garçons ou celle de Guillaume lui-même ou celle de Jeremiah Brent, le précepteur anglais d’Adam et d’Arthur, qui vouait à la jeune femme une admiration passionnée datant déjà de plusieurs années.

Bien qu’il jugeât cette pratique scandaleuse parce qu’elle blessait ses vieux serviteurs, Guillaume se contraignit à lui passer ce caprice de malade. Seul Arthur protesta.

— C’est ridicule ! dit-il à sa demi-sœur. Vous avez créé une situation impossible et vous en rendez tout le monde responsable. Changez avec qui vous voudrez : moi, je refuse !

— Fort bien. Monsieur Brent, voulez-vous changer avec moi ? Ou alors je ne touche pas à ce plat.

Il en fut ainsi durant ces quelques jours. Les rares fois où Guillaume prit un repas dehors, Lorna demeura dans sa chambre, servie par la fidèle Kitty. Que d’ailleurs cet état de choses mettait au supplice, en dépit de la bonne volonté déployée par Mme Bellec.

Celle-ci possédait en effet assez d’intelligence pour ne pas tenir rigueur à la servante de ce qu’elle appelait les « billevesées » de Miss Tremayne. Tout au contraire, elle accordait même à présent une espèce d’amitié à cette Anglaise d’un peu plus de trente ans, douce et triste, dont l’existence, depuis l’âge de dix-sept ans, n’était qu’une longue fidélité. Kitty avait servi la mère d’Arthur jusqu’à sa mort. Dans la maison des bords de l’Olonde, aux Hauvenières, elle avait reçu le jeune Arthur à sa naissance, et, ensuite, avait vécu avec Marie-Douce et son bébé une longue et difficile période. Jusqu’à ce que, croyant Guillaume mort, Marie consente à épouser sir Christopher Doyle.

La fin de sa chère maîtresse l’ayant laissée désemparée, elle avait accueilli volontiers la proposition de Lorna lui demandant de se consacrer à son service mais, surtout, elle avait éprouvé une vraie joie quand miss Tremayne s’était décidée à partir pour le continent afin d’y rejoindre Arthur. « Pour voir, disait-elle, s’il est bien traité. » La découverte des plans de la jeune femme en venant s’installer aux Treize Vents entretenait chez elle, depuis ce moment, une profonde désolation jointe à une vague terreur. Que Lorna eût décidé de devenir la maîtresse puis l’épouse de son oncle, qui était en outre l’ancien amant de sa mère, semblait relever pour ce cœur simple des plus infernales pratiques, mais, captive de l’espèce de magnétisme dégagé par miss Tremayne, elle se contentait de prier et, parfois aussi, d’essayer de la raisonner. Sachant parfaitement que cela ne servirait à rien.

De tout cela, Clémence Bellec savait une partie et devinait le reste. Si elle exécrait de tout son cœur Lorna, elle n’en faisait pas moins de son mieux pour faciliter la tâche de la pauvre exilée contrainte de subir ses caprices.

Le jour du retour des chevaux, cependant, la cuisinière des Treize Vents était d’humeur beaucoup moins égale qu’à l’accoutumée : elle ne cessait de tempêter. Non parce que Guillaume lui avait commandé de servir à lui-même, ses fils et les gens d’écurie de Varanville un véritable festin : elle n’aimait rien tant que composer un beau menu lui permettant de faire étalage de son réel talent. Pas davantage à cause de la présence dans sa cuisine de Kitty venue préparer un plateau pour sa maîtresse. Ce qui motivait son mécontentement, c’était le souper qu’il lui fallait préparer pour le soir même. Un souper pour deux personnes seulement, qui devrait être servi dans la bibliothèque. Une « fantaisie » de la future mère, à laquelle Guillaume avait eu le grand tort d’acquiescer.

— Elle m’a demandé cela comme une faveur, expliqua Tremaine à Clémence. Elle dit qu’elle sent la naissance prochaine, que l’épreuve sera dure et qu’elle se trouve si lasse qu’elle n’est pas certaine d’en sortir vivante. De toute façon, elle ne quittera plus sa chambre ensuite.

Que répondre à cela ? Même si Mme Bellec pensait qu’en desserrant sa garde si peu que ce soit Guillaume se comportait comme un imbécile, elle n’avait aucun moyen de refuser. Les garçons et M. Brent mangeraient de la potée dans la cuisine, tandis que Valentin, l’un des valets, servirait aux soupeurs huîtres de Saint-Vaast, œufs brouillés aux truffes, perdreaux en chartreuse et quelques autres délicatesses arrosées de vins que Potentin, le grand maître de la cave, s’était formellement refusé à choisir, usant en cela du privilège d’ancien mentor qui lui permettait de dire non à un maître qu’il avait connu adolescent.

— Choisissez vous-même, monsieur Guillaume ! Au moins la belle dame sera certaine que je n’essaierai pas de l’empoisonner. Et puis, je sens ma goutte qui revient.

Ces accès de goutte qui s’emparaient parfois d’un homme aimant un peu trop les grands crus, Guillaume commençait à les trouver bien fréquents et même s’il soupçonnait qu’ils servaient d’alibi à ce vieux compagnon, il se gardait bien de les lui reprocher. Il avait le droit, lui aussi, de considérer Lorna comme une sorte de fléau…

Quand Mme Bellec était dans cet état-là, Kitty essayait de se faire aussi petite que possible ; ce qui n’était d’ailleurs pas une bonne idée.

— Cessez donc de vous comporter comme si vous étiez une souris ! aboya le cordon bleu maison. Je sais bien qu’il vous faut la nourrir, cette catastrophe. Que voulez-vous ?

— Une omelette, peut-être avec de la salade. Ce sera suffisant pour ce matin.

— Alors là, il faut que vous attendiez un peu. J’ai envoyé Béline à la ferme me chercher des œufs : il ne m’en reste plus qu’un.

— Dans ce cas, je reviendrai tout à l’heure.

Avec un rien de soulagement, la camériste battit en retraite, quittant sans trop de regrets la cuisine embaumée de divines odeurs pour plonger dans les « ténèbres » extérieures où il faisait moins chaud mais plus calme. Et remonta chez sa maîtresse.

Lorsqu’elle entra dans sa chambre, celle-ci sortait de la petite pièce où l’on rangeait ses robes et paraissait au moins aussi agitée que Clémence. Lorna parut désagréablement surprise de voir Kitty.

— Tu remontes déjà ? Et mon repas ?

— J’irai le chercher un peu plus tard. Clémence attend qu’on lui rapporte des œufs. Avez-vous décidé de ce que vous mettrez ce soir, miss Lorna ? se hâta-t-elle de demander pour faire dévier la conversation sur un sujet qui plaisait toujours à la jeune femme.

— Pas encore ! J’hésite… Peut-être ma robe de satin nacré : elle dissimule bien ma taille et me donne de l’éclat. Je veux être très belle ce soir.

— Vous l’êtes toujours. Même avec votre mine de papier mâché.

Avec une moue, Lorna considéra son image dans le grand miroir de sa table à coiffer.

— Tu crois ? Ce soir, je veux être irrésistible ! Je veux qu’il redevienne l’amant qu’il a été aux Hauvenières. Tu ne peux pas savoir ce qu’a été cette nuit-là !

— Dans votre état ? Ce serait de la folie ! Vous pourriez porter tort à l’enfant. D’ailleurs, je suis bien tranquille : monsieur Guillaume est trop sage pour vous suivre sur ce terrain-là, seriez-vous Vénus en personne. Quand l’enfant sera né…

— Je n’attendrai pas jusque-là. Voilà des semaines et des semaines qu’il me fuit. Ce soir, je le reprendrai. Il le faut. Au cas justement où la naissance serait… décevante !

Debout devant la coiffeuse, elle tournait alors le dos à Kitty, mais, dans le miroir, celle-ci vit bien ce qu’elle tenait entre ses doigts fébriles : un petit flacon enveloppé d’un treillage d’argent. Une mince fiole que Kitty connaissait bien pour l’avoir découverte, un soir d’hiver, dans le grand manteau de voyage de sa maîtresse.

Dérangée, elle l’avait remis aussitôt en place mais, le lendemain, profitant du sommeil de la jeune femme, elle était venue le rechercher pour mieux l’examiner. Quelque chose l’intriguait : c’était un très joli objet, timbré d’ailleurs aux armes du prince de Galles, trop précieux en tout cas pour être abandonné dans une poche, même intérieure et cachée, de manteau. Soigneuse jusqu’à la maniaquerie, Lorna aurait dû le ranger avec ses bijoux ou dans le nécessaire de voyage dont il n’aurait pas déparé les pièces d’ivoire et d’argent.

Poussant plus loin son investigation, Kitty déboucha le flacon, ne lui trouva aucune odeur sinon celle, à peine sensible, du laudanum. Une goutte du contenu déposée sur la soucoupe d’une tisanière se révéla parfaitement incolore. Et Kitty, alors, réfléchit.

Une idée lui vint. Si terrible qu’un frisson d’épouvante courut le long de son dos : si c’était un poison ? Les goûts bizarres du prince de Galles, son attirance pour tout ce qui était trouble, dangereux, ténébreux même, étaient bien connus. Si c’était lui qui avait fait cadeau de ce flacon, il ne contenait certainement pas de l’eau bénite. Le diable seul savait, alors, de quelle façon miss Tremayne espérait s’en servir : contre un ennemi quelconque ou – pourquoi pas ? – contre elle-même ? Dès lors, Kitty pensa qu’il était de son devoir d’intervenir : il ne serait pas dit qu’elle aurait laissé s’accomplir un crime quand elle pouvait s’y opposer ! Elle emporta la fiole dans sa chambre, vida un flacon contenant de l’eau de fleur d’oranger qu’elle remplaça par le liquide inconnu, puis remplit la petite bouteille d’eau pure à laquelle elle ajouta un soupçon de laudanum pour l’odeur. Après quoi elle remit tout en ordre, prenant bien soin de replacer l’ancien flacon d’eau de fleur d’oranger dans la boîte où il se trouvait habituellement avec le savon et les objets qu’elle utilisait chaque jour pour la toilette.

Durant des mois, la menue fiasque ne bougea pas. Tous les jours, Kitty s’assurait qu’elle était là et pas une seule fois elle ne la vit entre les mains de sa maîtresse. Or, ce soir où pour la première fois celle-ci souperait en tête à tête avec Guillaume, elle était allée la reprendre. Très certainement, elle comptait s’en servir et la servante remercia Dieu de la lui avoir fait découvrir. Mais, à présent, l’envie lui venait de savoir la nature exacte de son larcin.

Et pour cela une seule solution : le docteur Annebrun. Il était à moitié écossais comme elle. Même si miss Tremayne faisait preuve d’une outrageante défiance envers lui, Kitty savait que l’on pouvait se confier à cet excellent médecin doublé d’un homme d’honneur. Depuis que Lorna était enceinte, sa chambrière ne cessait de déplorer qu’il n’eût jamais été appelé en consultation. Si Lorna redoutait à présent l’échéance, elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même, mais, de toute façon, elle n’aurait alors aucun moyen d’empêcher Guillaume d’appeler son ami au chevet de la parturiente… Et Kitty eut soudain très envie de partager son secret avec lui. Mais comment faire ?

Plusieurs jours s’écouleraient sans doute avant qu’elle puisse aborder le médecin et, dans l’immédiat, il y avait plus urgent : Lorna, en proie à une espèce de frénésie, bouleversait tout dans sa chambre, réclamant un bain aux herbes, exigeant qu’on lui lave les cheveux pour composer ensuite la coiffure la plus seyante, ordonnant que l’on repasse son linge le plus fin, la robe qu’elle avait choisie, hésitant entre divers parfums, divers bijoux, ne sachant trop à quoi se résoudre. Kitty allait en avoir jusqu’au soir à s’occuper d’elle.

Se préparer pour une fête où elle entendait être la plus belle avait toujours été l’un des plus grands plaisirs de la belle miss Tremayne. Ce jour-là, elle y mit une sorte d’acharnement : il fallait en quelques heures réparer près de neuf mois de malaises, de fatigue et de laisser-aller. Il fallait qu’elle pût briller de cet éclat chaleureux et sensuel auquel peu d’hommes résistaient, auquel Guillaume avait cédé lui aussi. Elle y mit une volonté farouche. Et le plus étonnant fut qu’elle y réussit.

Lorsque Lisette, la première femme de chambre des Treize Vents, pénétra dans sa chambre pour annoncer que « monsieur Guillaume » attendait Mlle Tremayne dans la bibliothèque où le souper allait être servi, elle eut une exclamation de stupeur, mais retint à temps le signe de croix qui lui venait tout naturellement : la malade défiante et hargneuse à laquelle toute la maisonnée était accoutumée venait de faire place à une créature de lumière, rayonnant de cette beauté de naguère que l’on avait fini par oublier.

La masse rutilante de sa chevelure, coiffée en hauteur et retenue par des rubans de perles, dégageait la pureté de son long cou gracieux et la finesse des épaules, un peu amaigries sans doute mais toujours ravissantes. L’ample robe de satin banc à reflets bleutés, haut ceinturée sous les seins gonflés à demi découverts par l’audacieux décolleté, dérobait la rondeur du ventre mais, fendue sur le côté, dévoilait par instants une jambe digne de servir de modèle à un sculpteur. Des perles, encore des perles s’enroulaient autour des minces bras nus et pendaient en longues girandoles des oreilles délicates. Un maquillage léger estompait les cernes bleuâtres, allongeait le regard vert pailleté et faisait chanter les lèvres artistement dessinées et rougies.

Incapable d’articuler un seul mot, Lisette se contenta d’ouvrir largement la porte devant la jeune femme qui la franchit en maniant avec grâce un petit éventail de nacre et se dirigea vers l’escalier. Kitty et Lisette la regardèrent descendre lentement, accompagnée du froissement soyeux de sa robe.

— Incroyable ! murmura la seconde. Vous avez accompli un vrai miracle. On dirait qu’elle se rend à un bal de cour.

Ce fut aussi le sentiment de Guillaume quand il vit paraître Lorna. Elle était incontestablement superbe, et il pensa que n’importe quel homme eût été fier et heureux d’en faire sa compagne. Singulièrement, sans doute, ce duc de Lenster qui l’attendait depuis si longtemps ! Aussi traduisit-il son sentiment en cinq mots :

— Éblouissante ! Quelle duchesse vous feriez !

— Peut-être… seulement je n’ai plus du tout envie d’être duchesse. Je désire simplement devenir très bientôt madame Guillaume Tremaine.

Sans répondre, il la conduisit à la table dressée devant la cheminée, la fit asseoir, remplit deux flûtes de champagne, lui en offrit une et, levant l’autre avec une légère inclinaison du buste :

— À votre destin… quel qu’il soit !

— J’aurais préféré « à notre destin commun ! » mais à défaut je me serais contentée de « santé et bonheur ! » C’est l’usage, je crois, lorsque l’on porte un toast ?

— Mais je vous ai toujours souhaité l’une et l’autre.

— À condition que cela ne dépende pas de vous, n’est-ce pas ?

Il ne répondit pas.

Avec un mélange de colère et de chagrin, elle considéra la haute silhouette dressée en face d’elle, l’étroit visage énergique dont les traits semblaient sculptés dans un bois ancien, l’indéchiffrable regard fauve, cette étonnante physionomie enfin à laquelle la légère argenture des tempes n’enlevait aucune séduction. Bien au contraire ! Jusqu’à un âge avancé, cet homme garderait son pouvoir sur les femmes. Soudain, elle eut de lui une envie violente. Oh ! retrouver la folie des Hauvenières, les dures étreintes pimentant les caresses d’une douceur à mourir !… Cependant, elle se garda de manifester ce qu’elle éprouvait. Tout au contraire, elle offrit à Guillaume un rayonnant sourire.

— Si vous vous intéressez à ma santé, auriez-vous la grâce de remettre deux ou trois bûches dans ce feu ? J’ai voulu vous offrir une image agréable qui se serait mal accommodée d’un entassement de châles et de lainages. Or, je sens un peu de frais. Ce mois d’octobre semble choisir l’humidité.

— Octobre ou un autre mois, l’humidité est fréquente ici. Moins que chez vous tout de même, remarqua Guillaume en se levant pour exécuter ce qu’on lui demandait.

Ce faisant, il tourna le dos à la table pendant quelques instants. Très suffisants pour que Lorna, étendant le bras, pût faire tomber dans son verre deux ou trois gouttes du flacon qu’elle tenait caché dans sa ceinture. Elle eut d’ailleurs juste le temps de le remettre en place : Valentin faisait son entrée, portant un grand plat d’huîtres embaumant les algues et la marée fraîche.

Satisfaite, dès lors, elle s’attacha à faire de ce souper une réussite. Mettant résolument de côté tout sujet dangereux, elle fit preuve d’un bel appétit et d’un enjouement qui surprirent Tremaine. Ce repas l’inquiétait et il s’était cuirassé de méfiance, prêt à soutenir une guerre d’escarmouches. Or, il n’en fut rien. Lorna parla littérature et vie mondaine, établissant des comparaisons entre celle que l’on menait à Londres et celle qu’elle avait pu rencontrer à Paris, dont elle gardait d’ailleurs d’excellents souvenirs. Guillaume en profita pour lui transmettre les hommages de M. de Talleyrand.

— Mon ami Lecoulteux du Moley que je désirais consulter pour diverses affaires m’a conduit chez lui. C’est un homme remarquable.

— Mais terriblement dangereux ! fit Lorna en riant. Je crois qu’aucun homme au monde ne connaît les femmes aussi bien que lui.

— Pas toutes, ma chère, et cela à son grand regret. Je peux vous assurer qu’il garde de vous un souvenir… profond.

— Auriez-vous donc parlé de moi ?

— Pourquoi pas ? Ne sommes-nous pas parents ? Et, si ma mémoire est bonne, c’est vous qui l’avez mentionné la première lorsque vous êtes arrivée ici. Je puis vous assurer en tout cas qu’il aimerait beaucoup vous revoir. Il a même insisté pour que je vous amène lors d’un prochain voyage.

— Voilà enfin une proposition séduisante. Aller à Paris avec vous ? Ce serait délicieux !

— Nous verrons cela plus tard.

Y avait-il une espérance dans cette courte phrase ? Lorna, en tout cas, l’interpréta ainsi. À mesure que le repas progressait, Guillaume semblait plus aimable. Elle retrouvait peu à peu le ton de leur dernier dîner en tête à tête, ce jour de tempête. Il lui semblait même qu’il la regardait avec plus de douceur. Était-ce la drogue ou bien était-il en train de succomber au charme qu’elle déployait de plus en plus ouvertement ? Entre ses paupières mi-closes filtrait un regard qu’elle sentait tour à tour sur ses épaules, sa gorge, ses lèvres. Elle en éprouvait une délicieuse chaleur qui avivait son teint, faisait briller ses yeux dans lesquels elle lui permettait de lire.

En fait, Guillaume l’étudiait avec l’attention d’un entomologiste devant un insecte rare. Tout en tenant sa partie dans la conversation, il examinait le joli visage en notant mentalement chacune de ses expressions afin d’essayer d’en demêler la vérité. En fait, il ne la connaissait pas vraiment sinon comme une espèce de catastrophe arrivée un soir de Noël pour perturber sa vie, en détruire la sérénité. Qu’elle fût la fille de Marie-Douce, son amour de toujours, n’y changeait rien. Qu’était-elle au juste ? Une aventurière sans scrupules, digne continuatrice des menées tortueuses de son père, le traître Richard Tremaine, devenu Tremayne pour avoir trop bien servi les Anglais ? Ou alors une pauvre fille victime de sa trop grande beauté dont le cœur ne s’émouvait guère que pour elle-même, pour l’assouvissement de ses caprices, dont très certainement lui-même faisait partie ? Il n’arrivait pas à croire qu’elle pût l’aimer sincèrement. Selon lui, elle n’était mue que par la soif de conquête, le besoin de s’approprier surtout ce que l’on avait tendance à lui refuser.

Lui aussi se souvenait du souper des Hauvenières, de l’orage et de l’émoi insensé qui s’était emparé de lui et l’avait jeté dans les bras de Lorna. Les heures qui avaient suivi étaient de celles que l’on n’oublie pas mais, curieusement, il éprouvait en les évoquant plus de honte et de gêne que de plaisir rétrospectif et si, par moments, Lorna pouvait voir s’adoucir le regard posé sur sa personne, elle était à cent lieues d’imaginer qu’à ces instants-là Guillaume évoquait avec nostalgie un autre visage, un visage à fossettes, des yeux couleur de mer au soleil, un tendre et merveilleux sourire : tout ce qui faisait le charme de Rose de Varanville désormais perdue pour lui. C’était elle qu’il imaginait assise en face de lui.

Vint un moment où la comédie qu’il jouait lui devint insupportable. Grâce à Dieu, Valentin avait servi le café. Guillaume vida sa tasse d’un seul coup, lui qui avait coutume de déguster lentement ce breuvage qu’il aimait, puis se leva :

— Il se fait tard, dit-il sans s’apercevoir qu’il coupait la parole à la jeune femme, et je dois me lever avant l’aurore pour descendre à Saint-Vaast. Vous voudrez bien m’excuser. Je vais vous reconduire chez vous.

— Déjà ? Il n’est pas si tard, il me semble ?

— Plus qu’il ne convient à une future mère, proche de son terme. En outre, je ne veux pas faire veiller mes serviteurs. Venez-vous ?

Avec des gestes pleins de douceur, il l’aidait à quitter son fauteuil, disposait sur les épaules nues l’écharpe de satin blanc qui complétait la toilette, offrait son bras. À nouveau Lorna se méprit : l’effet de la drogue devait commencer à se faire sentir et sans doute Guillaume souhaitait-il que le silence et l’obscurité s’emparent au plus vite de la maison afin de pouvoir la rejoindre dans sa chambre.

— Je crois que vous avez raison, soupira-t-elle en s’appuyant légèrement contre lui. Nous serons mieux là-haut.

Naturellement, la phrase parut sibylline à Guillaume, mais il préféra ne pas chercher à en approfondir le sens. Lentement, lui et sa compagne traversèrent les salons déserts, le grand vestibule, encore éclairés par quelques candélabres, atteignirent l’escalier aux larges et douces marches sans s’apercevoir qu’ils étaient observés : tapis dans l’ombre de la grande ellipse de pierre, Arthur et Adam les regardaient passer avec un égal mécontentement. Ce fut seulement quand le couple eut atteint le palier et se fut éloigné dans la galerie que les deux garçons quittèrent leur cachette.

— Je n’aime pas ça ! émit Arthur. Pas du tout, même ! Cette robe blanche, cette parure ! On dirait qu’ils viennent de célébrer leur repas de noces !

— J’ai bien peur que ce ne soit quelque chose comme ça dans l’esprit de Lorna. Tu as entendu : elle voulait souper seule avec père pour se donner du courage en vue de la naissance. On peut être sûr d’une chose, c’est que le mariage ne tardera guère. C’est pour ça qu’elle s’est habillée comme une fiancée.

— Tu pourrais bien avoir raison. On dirait que père a enterré la hache de guerre. Tu as vu comme ils ont l’air de bien s’entendre ? C’est tout juste si Lorna ne posait pas la tête sur son épaule.

Depuis qu’il le connaissait, Adam le paisible avait appris à apprécier sans les redouter vraiment les colères de son frère. Cette fois, il s’y mêlait une douleur et une rage qui l’inquiétèrent :

— Puisqu’il ne peut pas faire autrement que l’épouser, le mieux est peut-être qu’ils réussissent à vivre à peu près convenablement ?

— En oubliant Elisabeth ? Tu trouves ça normal, toi, qu’elle aille s’enfermer dans un couvent ? Réfléchis un peu ! Elisabeth chez les nonnes ? Elisabeth dans le silence, le froid, la prière, le renoncement, la pénitence ? Et en vertu de quoi ? Pour laisser la place libre à l’élégante putain qu’est ma sœur ? Moi je ne veux pas de ça ! Moi, je refuse !

Adam haussa ses épaules dodues en remontant ses sourcils jusqu’à ce qu’ils rejoignent presque ses boucles couleur d’acajou.

— Et ça t’avance à quoi ? Que ça nous plaise ou non – et je te jure qu’à moi ça ne me plaît pas du tout ! –, il faut bien qu’on l’accepte, ce bébé qui va venir ! On n’a vraiment pas le choix !

— Tu te résignes bien facilement ! Je crois, moi, qu’on peut toujours faire quelque chose. Qu’est-ce que tu dirais d’un enlèvement ?

— Un quoi ? souffla Adam, abasourdi.

— Tu as très bien compris, fit Arthur avec sévérité. Et ne me regarde pas de cet œil horrifié ! J’ai dit enlèvement, pas assassinat ! Tu as de l’argent, je crois ? Il doit bien te rester quelque chose de ces pièces d’or dont tu voulais te servir pour fuir à la Martinique, l’automne dernier2. J’en ai aussi un peu. Père se montre très généreux avec moi, parce qu’il veut m’habituer à en connaître la valeur. Alors, voilà ce que j’ai pensé : dès que l’enfant sera né, je l’emporte chez une bonne nourrice qu’on paiera suffisamment pour qu’elle se taise.

— Une nourrice, une nourrice ! Comme tu y vas ! Ça ne se trouve pas comme ça !

— Comme j’y pense déjà depuis un moment, je sais où aller et l’enfant ne sera pas bien loin, et on pourra veiller dessus. Cela fait, on attendra de voir ce qui se passera ici.

— Je peux te le dire, moi, ce qui se passera : un drame affreux ! Ta sœur jettera feux et flammes ; elle criera si fort que tout le pays l’entendra et, ce qui est plus grave, elle accusera père de s’être débarassé d’un gamin gênant.

— Naturellement ! fit Arthur avec une satisfaction qui scandalisa son frère.

— Tu as prévu ça aussi ? Mais c’est horrible !

— Pas du tout ! Comme père n’y sera pour rien, il ne tolérera pas d’être accusé. Les relations recommenceront à s’envenimer entre eux. Telle que je connais Lorna, elle ne le supportera pas longtemps. Elle partira en claquant les portes.

Adam fit la moue et hocha la tête d’un air pessimiste.

— Tu ne peux pas la connaître sous ce rapport. Les femmes, c’est comme les femelles des animaux : quand elles deviennent mères, ça les change. Je ne dis pas que ton idée ne soit pas bonne, mais j’ai vraiment peur qu’on déchaîne une catastrophe.

Arthur ne répondit pas tout de suite, gardant un silence mécontent mais réfléchi.

— Possible ! admit-il au bout d’un moment, mais si ça tournait trop mal, on aurait toujours la ressource de le faire réapparaître, ce sacré mioche. L’important, vois-tu, c’est d’empêcher le mariage pour qu’Elisabeth puisse revenir.

Sa voix changea d’un seul coup. Elle ne fut plus celle d’un adolescent mais d’un homme plein de douleur :

— Si je savais qu’elle ne reviendra plus jamais ici, je m’en irais, moi aussi. Vivre dans cette maison sans elle, je ne pourrai jamais m’y résoudre !

— C’est pourtant bien ce que tu fais depuis plusieurs mois, remarqua Adam, logique. Et puis, de toute façon, il a toujours été convenu qu’elle épouserait Alexandre de Varanville. Évidemment, ce n’est pas bien loin, Varanville…

— Cette idée-là ne m’a jamais beaucoup tourmenté, fit Arthur avec un petit rire méprisant. Elle n’épousera jamais ce bellâtre.

— Comment peux-tu savoir ça ?

— Je le sais, voilà tout !… Peut-être parce que je ne le veux pas. Il n’est pas digne d’elle. Même un roi, d’ailleurs, ne serait pas digne d’elle ! conclut-il avec un soupir.

Lorsqu’il l’eut ramenée à la porte de sa chambre, Guillaume s’inclina devant Lorna en lui souhaitant une bonne nuit, brusquant un peu leur séparation parce qu’il craignait qu’elle ne lui proposât d’entrer. Il n’en fut rien : elle se contenta de se hausser légèrement sur ses escarpins de satin blanc pour poser sur ses lèvres un baiser léger, trop rapide pour qu’il pût s’en défendre, mais assez savant pour faire couler un petit frisson le long de son dos. Cependant, elle ne le retint pas davantage et rentra chez elle.

Là, tandis que Kitty la déshabillait, elle lui donna quelques instructions précises :

— Lorsque tu m’entendras gémir, tu iras chercher M. Tremaine en évitant d’ameuter les autres. Dis-lui que tu n’arrives pas à me calmer, que je le réclame.

— Mon Dieu ! Que voulez-vous faire encore ?

— Ne t’en inquiète pas ! Fais ce que je te dis ! Cette nuit je vais m’assurer la place qui doit être la mienne… Non, pas cette chemise de nuit : celle en mousseline ! Et n’oublie pas mon parfum… aux bons endroits !

Lorna mise au lit, Kitty rentra dans le cabinet qui lui servait de chambre, attenant à celle de miss Tremayne. Là, elle fit sa toilette de nuit et attendit. Au bout de trois bons quarts d’heure, elle entendit le signal convenu, mit un châle sur sa camisole et alla frapper discrètement à la porte de Guillaume. Celui-ci ouvrit.

— C’est miss Lorna, sir ! Elle est dans un état affreux. Vous ne voudriez pas venir ?

— Appelez Béline ! Elle s’en occupera beaucoup mieux que moi.

— C’est vous qu’elle réclame. Venez, je vous en supplie !

Repris par sa méfiance, Guillaume hésitait, quand le cri éclata. Un véritable hurlement qui emplit la maison et fit dresser les cheveux sur la tête de Kitty. Cette clameur n’était pas prévue au programme et venait incontestablement de chez Lorna. Sans plus réfléchir, Guillaume se précipita. Elle le suivit tandis que des portes s’ouvraient. Les cris venaient de reprendre.

Quand ils firent irruption chez Lorna ils virent celle-ci plaquée contre les rideaux de velours tirés devant la fenêtre, pâle jusqu’aux lèvres, la figure convulsée d’épouvante, hurlant à présent sans arrêt. Comprenant qu’il venait de se passer quelque chose, Kitty courut à elle, vite rejointe par Béline qui ne dormait jamais que d’un œil. À elles deux, elles voulurent entraîner la jeune femme jusqu’à son lit mais elle se débattit furieusement en râlant :

— Pas le lit ! Pas le lit ! Oh ! non ! Pas cette horreur !

Dans le combat qu’elle livrait, sa mince et transparente chemise se déchira, la laissant nue aux mains des deux femmes. S’apercevant que les garçons et Jeremiah Brent venaient d’entrer à leur tour, Guillaume les repoussa vers la porte.

— On n’a pas besoin de vous ici ! Allez vous coucher ! Ah ! monsieur Brent, vous seriez aimable d’aller prendre un cheval aux écuries et de chercher le docteur Annebrun.

— Mais, vous savez bien que miss Tremayne refuse de le voir. Sa présence ne peut qu’aggraver…

— Faites ce que je vous dis ! Et vite !

— J’y vais, moi ! coupa Arthur. Je monte mieux que lui ; j’irai plus vite ! Comme il ne veut pas déplaire à Lorna, il est capable de traîner en route ! ajouta-t-il, goguenard.

À peine cinq minutes plus tard, en effet, le galop d’un cheval éveillait les échos de la nuit. Pendant ce temps et sur l’ordre de Guillaume, Lisette et Mme Bellec préparaient l’une des chambres d’amis dans laquelle on transporta Lorna en proie à une terrible crise de nerfs. Réveillée, elle aussi, Clémence descendit dans sa cuisine pour faire chauffer du lait, souverain remède à ce genre d’affection, et aussi la grande quantité d’eau nécessaire à un accouchement. Celui-ci pouvait très bien avoir commencé. Qui pouvait savoir la part de douleur traduite par les gémissements qui, à présent, succédaient aux hurlements de tout à l’heure ? Elle y trouva Potentin, descendu lui aussi de son logis, mais qui s’était contenté d’écouter les bruits du couloir en évitant de s’en mêler.

Tout en attisant le feu tandis que Mme Bellec emplissait le grand coquemar, il se mit à sourire ; ce qui intrigua sa vieille amie :

— Vous trouvez quelque chose d’amusant dans tout ce vacarme, Potentin ? Je serais volontiers restée dans mon lit, moi. Avec cette pluie, mes douleurs se sont réveillées…

— M’est avis que Mme Agnès aussi ! J’avoue que j’étais étonné qu’elle ne se manifeste plus depuis que notre petite a quitté la maison. Ça devait tenir à ce que la belle dame était mise autant dire en quarantaine par monsieur Guillaume et les garçons. Elle devait guetter, attendre pour voir si son ennemie supporterait ça.

Se redressant, Clémence essuya ses mains mouillées à son devantier, puis se frotta les reins avec une grimace :

— Par ma sainte patronne, c’est rudement désagréable de vieillir ! On se rouille de l’intérieur… Et qu’est-ce qui vous fait croire que défunte Mme Agnès est pour quelque chose dans ce qui se passe ce soir ?

À plusieurs reprises, en effet, les Treize Vents avaient été le théâtre de bizarres phénomènes depuis l’arrivée de miss Tremayne. Les premiers bénéficiaires en étaient Potentin et Mme Bellec avec pour cadre la cuisine, comme si la morte s’était attachée à prévenir de sa présence ces deux êtres en qui s’incarnait la garde du foyer3.

Sans quitter des yeux le feu au-dessus duquel il se frictionnait les doigts, le vieil homme plissa sa figure, déjà patibulaire à l’état normal, jusqu’à lui donner une expression franchement démoniaque.

— Vous n’avez pas entendu ce que la belle dame bredouillait entre deux geignements ? Elle parlait d’une main glacée qui lui a pris les jambes dans son lit et aussi d’une odeur affreuse. L’a pas dû beaucoup aimer le petit souper de ce soir, Mme Agnès. Peut-être qu’elle a dans l’idée de la faire mourir de peur avant qu’elle ait mis bas ?

La voix basse de Potentin suait une joie haineuse qui fit trembler Clémence. Elle se signa précipitamment :

— Vous ne devriez pas dire des choses comme ça, Potentin ! D’abord ce n’est pas chrétien et ensuite ça ne vous ressemble pas ! Moi aussi je la déteste, moi aussi je voudrais qu’elle parte, mais si elle mourait ici, que Dieu protège cette maison ! Il ne serait plus possible d’y vivre si deux « revenantes » se la disputaient.

Potentin ferma les yeux un instant, ce qui lui permit de reprendre son expression habituelle, puis se releva.

— Vous avez sûrement raison, Clémence ! Peut-être que je suis en train de devenir fou. Mais j’ai tellement peur pour notre Elisabeth ! Je voudrais tellement qu’elle revienne !

Brusquement, il éclata en sanglots, courut à la porte donnant sur le jardin, l’ouvrit et se jeta dans la nuit. Mme Bellec hocha la tête, essuya une larme, soupira et alla chercher du tilleul et de la camomille pour préparer un pot de tisane calmante.

Arthur ne perdit pas de temps, en effet. Une demi-heure environ après son départ, Pierre Annebrun, à cheval lui aussi, arrivait en trombe devant le perron de la maison où il trouva Potentin armé d’une lanterne et d’un parapluie.

— Où en est-on à présent ? demanda-t-il en escaladant les marches à grandes enjambées.

— La frayeur s’est apaisée si j’en crois le fait qu’elle ne hurle plus, mais elle se plaint toujours. On l’a mise dans la chambre aux fleurs.

— D’après les dates, l’accouchement commence peut-être. Pas fâché de pouvoir enfin l’examiner ! Cette femme doit être folle : neuf mois sans voir un médecin !

L’entrée de celui-ci dans le nouvel appartement de Lorna fit s’écarter les femmes qui s’efforçaient de calmer la malade. Annebrun ôta son habit, retroussa les manches de sa chemise, se lava les mains dans la cuvette que Béline, habituée à le voir travailler, lui tendait, puis s’approcha du lit où Lorna s’agitait continuellement, pleurant et gémissant tout à la fois. Il rabattit les draps et se mit à examiner le corps que l’on avait revêtu de batiste blanche déjà mouillée de sueur. Debout à la tête du lit, Guillaume, armé d’un chandelier, l’éclairait.

Comme si elle sentait une présence rassurante, miss Tremayne avait cessé de s’agiter, mais les larmes continuaient à couler, pressées, de ses yeux clos. Elle haletait un peu comme un animal qui fait un cauchemar.

L’examen, qui se déroula dans le plus grand silence, dura plusieurs minutes. Ce fut seulement quand le médecin se redressa et, les mains aux hanches, il considéra sa malade d’un œil un peu perplexe, que Béline osa demander :

— Est-ce que l’enfant arrive, monsieur ?

— Non, Béline. Miss Tremayne n’est pas en train d’accoucher. Il s’agit d’une simple crise nerveuse consécutive à une sévère frayeur.

— Mais, en dehors de cela, son état général te paraît satisfaisant ? fit Guillaume.

— Autant que peut l’être celui d’une femme dont les nerfs sont atteints.

— Est-ce que cela ne va pas poser un trop gros problème au moment de la délivrance ?

Calmement, Pierre Annebrun redescendit ses manches, remit son habit, aidé par Lisette.

— Rien à craindre, fit-il avec une grande douceur. Il n’y aura pas d’accouchement. Miss Tremayne n’a jamais été enceinte… sinon dans son esprit. Viens ! Allons causer en bas ! Il vaut mieux qu’elle ne nous entende pas.




1- Voir tome III : l’Intrus.

2- Voir tome III : l’Intrus.

3- Voir tome III : l’Intrus.

Chapitre VII Où Arthur prend une décision

À genoux devant la cheminée de la bibliothèque, Guillaume tisonnait cendres et braises comme s’il leur en voulait personnellement.

— Pas enceinte ! mâchonna-t-il. Tu es sûr de ne pas te tromper ? Enfin… elle en a eu et en a encore tous les signes. Tu as vu son ventre ?

— Pas énorme pour une fin de grossesse ! Je sais que certaines femmes peuvent rester presque minces en se serrant beaucoup mais de toute façon il n’y a rien dedans !

— Alors, comment expliques-tu son état ? J’ai interrogé sa femme de chambre : Lorna a eu des nausées, des dégoûts, les menstruations ont disparu, le corps s’est épaissi…

— Elle a surtout éprouvé un choc nerveux terrible lors de la fameuse nuit où les Treize Vents ont pris feu. Joint à cela un désir forcené d’être enceinte de toi. Jamais entendu parler de grossesse nerveuse ?

— Si. Pour des animaux…

— Ça peut arriver aussi aux femmes. La preuve ! Remarque, je ne t’oblige pas à me croire, mais tu sauras bientôt à quoi t’en tenir : tu pourras monter la garde devant sa porte jusqu’à Pâques ou la Trinité sans que le cri d’aucun bébé vienne te déranger…

Le médecin dégusta la tasse de café que Clémence venait de lui apporter, tout en considérant son ami occupé à se verser une solide ration d’eau-de-vie de pomme. Puis il se mit à rire.

— Tu as vraiment besoin d’un remontant pour faire passer la nouvelle ? Tu devrais être tout content ! Te voilà libéré !

— Oh ! je le suis ! Seulement j’ai besoin de cette eau-de-vie, pour arriver à y croire, et me prouver que je ne rêve pas. Et aussi pour supporter le choc : il y a des joies qui tuent !

— Je te crois assez solide pour surmonter celle-là. D’autant que tu n’es plus obligé d’épouser. Évidemment, tu vas devoir la garder pendant quelque temps encore : elle a grand besoin de soins… sans compter que la guerre ne facilite pas les voyages vers l’Angleterre.

— Oh ! ce n’est pas ça qui m’inquiète le plus : il existe des moyens pour traverser sans trop de risques et tu penses bien que, si elle se résout à rentrer chez elle, je l’accompagnerai moi-même.

— Prends garde ! Tu pourrais te retrouver prisonnier. Elle va t’en vouloir.

— C’est certain. Cependant, je saurai me garder. Mais, dis-moi : comment penses-tu lui rendre et la santé et un aspect normal ?

— Il faut agir sur les nerfs, uniquement sur les nerfs. Je vais lui donner de la valériane, du crataegus, un peu d’opium aussi. Je viens d’ailleurs de lui en faire prendre. Le mieux, vois-tu, est de la faire dormir. J’envisagerais une sorte de… cure de sommeil coupée uniquement par une nourriture reconstituante. Je me demande même s’il ne serait pas préférable de la transporter chez moi…

— Peut-être, mais il vaut mieux ne pas y penser. Si elle se réveille ailleurs qu’ici, elle est capable d’ameuter tout Saint-Vaast en clamant que je me suis débarrassé d’elle.

— Tu as sans doute raison, fit Annebrun après réflexion. Je viendrai donc l’examiner tous les jours et entre-temps je t’enverrai Gatien, mon jeune assistant, qui apprend vite et sait faire beaucoup de choses : un traitement comme celui-là doit être surveillé.

Annebrun quitta son siège, étira son immense carcasse et grogna :

— Maintenant, allons lui jeter un coup d’œil avant de partir ! J’en profiterai pour délivrer un petit discours à ta maisonnée afin de leur expliquer la situation. Veux-tu rassembler ton monde tandis que je vais là-haut ?

— Je peux le leur dire.

— Non. Il vaut mieux que ce soit moi. Il y a déjà des bruits qui courent dans le pays au sujet de cette grossesse. Tous les habitants de cette maison doivent savoir quoi répondre. Demain matin, je passerai chez Mlle Le Houssois pour la mettre au courant. En tous cas, je ne te cache pas que je suis heureux de cette conclusion inattendue… même si cela ne change pas grand-chose pour Elisabeth… ni pour Mme de Varanville !

— Cela change beaucoup au contraire ! Elisabeth saura que celle qu’elle déteste ne deviendra jamais la maîtresse ici. Quant à Rose…

— Si tu espères qu’elle te tombe dans les bras en criant « Mon Dieu, quel bonheur ! », c’est que tu ne la connais pas. Elle est trop fière, trop pure, trop droite pour ça ! Ce qui est important, pour elle, au fond, c’est que tu aies fait le nécessaire pour que Lorna soit enceinte. Et ça, tu n’y peux rien ! Alors ne te précipite pas pour chanter victoire !

— Je te croyais mon ami ? murmura Guillaume avec amertume.

— Qui d’autre qu’un ami pourrait parler ainsi ? Laisse faire le temps et songe qu’il te faut d’abord convaincre miss Tremayne de rentrer en Angleterre. Telle que nous la connaissons tous deux, ce n’est pas pour demain !

Pris par leur discussion, ils n’avaient pas entendu gratter à la porte de la bibliothèque. Ce fut quand ils se dirigèrent vers elle qu’ils virent Kitty sur le seuil. Elle rougit sous le double regard des hommes :

— Veuillez me pardonner, murmura-t-elle, mais je voudrais un instant d’entretien avec M. le docteur.

— Bien sûr, Kitty ! Entrez ! fit Guillaume. Pendant ce temps je vais réunir tous ceux de la maison. Vous nous rejoindrez dans le vestibule.

Il sortit en refermant derrière lui.

— Eh bien, miss ? dit Annebrun en désignant un siège à la femme de chambre. Qu’avez-vous à me dire ?

— Je voudrais que vous m’appreniez ce qu’il y a là-dedans, fit-elle en sortant un flacon de sa poche de tablier.

— Si j’en crois ce qui est écrit, c’est de la fleur d’oranger.

— Justement, ce n’en est pas.

Rapidement, elle raconta l’histoire de la fiole habillée d’argent, ses propres inquiétudes allant jusqu’au soupçon, comment elle en était venue à transvaser le contenu et, finalement, l’histoire de la soirée qui venait de s’écouler.

— J’ai eu peur, conclut-elle. Une peur affreuse que ce ne soit une liqueur dangereuse. Peut-être un poison…

— De toute façon, vous avez bien fait, dit le médecin en promenant son nez au-dessus du goulot. Je vous dirai ce qu’il en est mais j’ai une petite idée…

Une heure plus tard, la maison était retournée au silence. Lorna dormait profondément, veillée par Kitty que Béline relayerait au petit matin. Tous les autres avaient regagné leur chambre pour prendre quelques heures de sommeil, ce bon sommeil que donne le soulagement après des mois d’inquiétude et de contrainte. Les plus joyeux étaient Potentin, Clémence et les deux garçons, ceux-là surtout, délivrés des sombres projets d’enlèvement concoctés par Arthur. L’aube qui allait venir serait une aube de joie puisqu’elle laisserait présager le retour d’Elisabeth. Peut-être au printemps, quand seraient apaisées les grandes tempêtes de la mauvaise saison rendant difficile un voyage par mer ? Pour Arthur comme pour Adam, la suite des événements débarrassée de ce gros nuage en forme de bébé ne faisait aucun doute : Lorna une fois remise d’aplomb n’aurait plus de raisons de s’accrocher aux Treize Vents. Elle pourrait retourner en Angleterre, épouser son duc… et le bonheur reviendrait avec Elisabeth s’asseoir au foyer des Tremaine.

Cependant, deux des habitants de la maison ne se couchèrent pas, sachant bien qu’il leur serait impossible de trouver le repos à cause du tumulte de leurs sensations : Guillaume lui-même et Jeremiah Brent.

Le précepteur était sans doute le seul dans toute la maison à ne pas se réjouir. Profondément, désespérément amoureux de Lorna, il l’aimait assez pour souhaiter avant tout son bonheur, dût-il, ce bonheur, dépendre de Guillaume Tremaine. Durant ces semaines où elle croyait porter un enfant, où elle vivait en réprouvée murée dans ce qu’elle considérait comme son bon droit, il s’était efforcé d’adoucir l’humeur de ses élèves et surtout d’apporter à la jeune femme tout ce qu’elle pouvait accepter d’attentions, de tendres soins. Peu à peu, il s’était fait à l’idée de la voir devenir l’épouse de Guillaume, la maîtresse des Treize Vents et, faute de mieux, de se trouver lui-même chargé d’éduquer celui qui allait arriver et qui réclamerait toute son attention quand Arthur et Adam seraient trop grands et gagneraient une école parisienne afin d’y conquérir des grades. Cela représentait de nombreuses années à vivre dans ce coin du Cotentin, à l’ombre de celle qu’il adorait. Sans compter les autres bambins qu’une toute naturelle réconciliation ferait peut-être venir au monde.

En cette nuit d’octobre, tout ce château de rêves s’écroulait. Le foudroyant diagnostic du docteur Annebrun était tombé avec la brutalité d’une sentence : celle qui, un jour ou l’autre, chasserait Lorna des Treize Vents l’obligerait, lui Jeremiah, à un choix cruel : être à jamais séparé de son enchanteresse ou renoncer, pour la suivre, à un poste qui lui convenait à tous points de vue parce que, depuis son arrivée avec Arthur, il s’était senti chez lui dans cette maison chaleureuse où choses et gens correspondaient à ses goûts… Et, tout au long de cette nuit, le jeune Anglais pleura parce que d’une façon ou d’une autre, il lui faudrait déchirer un morceau de son cœur.

Bien différentes étaient les pensées de Guillaume. Debout bras croisés devant sa fenêtre ouverte au chambranle de laquelle il s’accotait, insoucieux des assauts de la pluie et du vent qui le flagellaient, il se laissait inonder avec une sorte de jubilation. Il lui semblait que l’eau du ciel lavait son âme de toutes ses rancœurs, de tous ses doutes, de toutes les pensées malsaines qu’elle exsudait depuis le départ de sa fille bien-aimée. Il ne haïssait plus Lorna ; il ne voyait plus en elle une ennemie particulièrement rouée, mais une victime. Plus que lui-même, elle s’était trouvée prise au piège de la nature puisqu’elle n’avait aucune raison de ne pas se croire enceinte. Aussi souhaitait-il à présent l’aider à franchir un cap dont il devinait qu’il serait aussi douloureux qu’humiliant et, avec la féroce naïveté de l’homme qui n’aime pas, il se proposait de l’entourer d’une attention quasi fraternelle, d’une affection familiale, sans imaginer un seul instant qu’une femme aussi orgueilleuse, aussi passionnée n’y verrait qu’une insultante pitié… Mais c’était tellement agréable de se dire qu’on allait pouvoir déposer les armes et – comble de délices pour ce bâtisseur-né ! – reconstruire enfin une famille tournée vers l’avenir.

Un coq qui lança son défi au jour quelque part vers l’ouest ramena sa pensée à celle à laquelle le devoir et l’honneur lui interdisaient de songer jusqu’à cette nuit de délivrance. Le coq était enroué, la nuit noire comme jus de seiche mais, derrière ce maelström de nuées fuligineuses, d’arbres suppliciés et de rafales furieuses, il croyait voir se lever une flamboyante et radieuse aurore, chatoyante comme la chevelure de Rose, éclairant un jeune printemps aussi vert que ses yeux… Rose ! Comme il allait être doux de la revoir sans qu’aucune arrière-pensée vînt mettre entre eux une barrière, de renouer les liens tranchés, d’essayer tout doucement, avec d’infinies précautions, de la reconquérir, car elle avait été bien près de devenir sienne ce Noël dernier où l’arrivée de Lorna avait tout bouleversé… Évidemment, il allait falloir attendre. Pierre Annebrun avait raison, mais espérer, rêver de nouveau était déjà tellement merveilleux !

À son retour de Paris, il ne l’avait pas vue. Pourtant, il était allé droit à Varanville, avant même de rentrer chez lui, afin d’apaiser au plus vite l’angoisse et les remords que Rose éprouvait depuis la fuite d’Elisabeth mais, à son grand désappointement, il n’avait trouvé au château que Marie et Félicien Gohel : la baronne, ses filles et même la vieille Mme de Chanteloup venaient de partir pour Coutances où les appelait un parent qui ne voulait pas mourir sans les avoir revues.

— Elles y resteront sans doute un peu de temps, dit alors Marie. Il y a si longtemps que Mme la baronne n’est allée là-bas ! C’est toujours agréable de revoir les amis d’autrefois…

Cette histoire d’amis d’autrefois n’enchantait guère Tremaine. Il se souvenait, en effet, d’avoir entendu jadis, au temps des fiançailles de Rose avec Félix de Varanville, Mme de Chanteloup plaindre sur le mode plaisant « ce pauvre baron de La Morinière » qui, à l’entendre, soupirait pour Mlle de Montendre depuis l’adolescence, bien que « toutes les demoiselles de Coutances fussent toquées de lui ». Payé pour connaître la puissance des amours d’enfance quand on les retrouve à l’âge adulte, Guillaume aurait donné cher pour savoir si ce La Morinière habitait toujours la ville épiscopale, s’il était marié, ou veuf, ou Dieu sait quoi. Mais, dans la situation qui était alors la sienne, il ne se reconnaissait pas le droit de poser des questions. À présent, il en ressentait la brûlure et, soudain, sa décision fut prise : au diable les conseils ! au diable la sagesse et les convenances ! Dans la matinée, il irait à Varanville sans rien dire à personne, bien sûr, mais il lui fallait voir Rose, l’entendre aussi pour tenter de deviner si ce séjour avait changé quelque chose dans son cœur. Après tout, il était important pour elle d’apprendre ce qu’il était advenu d’Elisabeth ! Comme lui-même, elle n’en serait pas plus rassurée, mais la grandeur de l’aventure courue par la jeune fille trouverait sans doute un écho dans ce cœur à la fois noble, fier et tendre.

Avec le jour se leva un fort vent de galerne balayant les nuages de pluie, débarbouillant le ciel qui apparut clair, bleuté, tout ponctué par les feuilles jaunies voltigeant joyeusement au souffle de soudaines rafales. Guillaume adorait ce temps-là. Ce fut en sifflotant un petit air qu’il alla seller lui-même Sahib, l’enfourcha et partit d’un trot allègre en direction du Val de Saire. La promenade jusqu’à Varanville était charmante ; elle rafraîchit comme un bain de jouvence l’âme tourmentée de Tremaine qui eut soudain l’impression qu’une bonne dizaine d’années venaient de s’envoler de ses épaules. Et que c’était donc délicieux !

Quand le petit château apparut, familier et accueillant dans le cadre de verdure roussissante si bien accordé à ses pierres vénérables, il mit le grand cheval noir au galop pour franchir, comme il en avait toujours eu l’habitude, le saut-de-loup puis la haie touffue mêlant mûriers, coudriers et jeunes acacias derrière laquelle s’étendait une pelouse encore verte. C’était tellement plus amusant que de passer par la grille et la grande allée ! Sahib et lui-même adoraient cet exercice un rien périlleux. Et puis c’était leur façon à eux de s’annoncer et d’attirer au-dehors, soit les petites et leur gouvernante, soit Rose elle-même.

En le voyant reprendre l’habitude des temps joyeux, elle devinerait que quelque chose était arrivé, quelque chose d’heureux… Alors elle accourait !

Mais personne ne se montra, sinon, appuyé sur une canne et sa longue pipe au bec, le vieux Félicien Gohel, le régisseur des Varanville. Bien sûr, il vint au-devant du cavalier avec empressement.

— Ça fait plaisir, monsieur Guillaume, de vous voir arriver comme autrefois, on dirait que ça va mieux, chez vous ?

— Oui, Félicien, beaucoup mieux même si tout n’est pas parfait. Mais comment se fait-il que je ne voie personne ? Madame la baronne est rentrée, j’espère ?

— Eh non ! Nous avons eu, avant-hier, une lettre disant qu’elle prolongeait son séjour à Coutances afin de répondre à toutes les invitations qui lui arrivent. Mais venez donc jusqu’à la cuisine ! Marie ne me pardonnerait pas de vous recevoir comme ça, debout dans l’herbe.

Pour ne pas contrister ces braves gens – de vieux amis pour lui ! – Guillaume accepta mais le cœur n’y était pas. Sans Rose, le château, si agréable fût-il, ne représentait qu’une coquille vide. La seule envie qu’il éprouvât du fond de sa déception, fut de tourner bride et de repartir au grand galop pour l’une de ces grandes chevauchées qui étaient pour lui le meilleur moyen de se calmer quand il était en colère, mécontent ou simplement contrarié. Cette fois, il se sentait franchement malheureux, bien qu’il s’efforçât de se raisonner : Rose n’était pas là, c’était désolant, cependant elle allait bien revenir un jour… Hélas ! il y avait en lui une toute petite voix, perfide, cruelle, en train d’insinuer que les amis de Coutances prenaient tout à coup bien de l’importance, que peut-être le pluriel n’était pas de mise, qu’il pouvait s’agir d’un seul ami…

Tout en lui servant un bol de cidre chaud accompagné de roties, Marie Gohel remua le couteau dans la plaie en déclarant que c’était une bonne chose de voir « madame Rose prendre enfin un peu de bon temps ».

— Pensez-vous donc celui d’ici tellement désagréable ? ne put-il s’empêcher de remarquer. Jusqu’à présent votre maîtresse avait l’air de s’en accommoder.

— Elle ne pense qu’aux autres, la pauvre chère âme ! Et depuis la mort de M. Félix, il lui est venu plus de peine que de joie. Surtout l’hiver dernier, quand nous avons eu si peur pour notre Alexandre1. Bien sûr, elle aime sa maisonnée, et son domaine et nous tous, mais il y a des jours où je me demande si ça peut suffire toujours à une jeune dame.

— Plus si jeune ! coupa son mari avec un clin d’œil à Guillaume. Elle a trente cinq ans, Mme la baronne, si je compte bien !

— Non, tu ne comptes pas bien ! Trente-cinq ans ! D’abord, ce n’est pas beaucoup et, surtout, c’est sans importance quand il s’agit de Mme Rose. Elle sera toujours jeune, elle… et, en plus, il me semble qu’elle devient plus jolie chaque année.

— Bah ! Tu l’aimes comme si elle était ta fille, ma vieille Marie. Tu as les yeux de l’amour.

— Ce sont peut-être les plus clairvoyants, fit Guillaume, songeur. Et c’est vous qui avez raison, Marie. Chaque fois que je revois Mme de Varanville, je la trouve plus belle. Elle irradie.

— C’est d’accord, déclara Félicien en se levant pour aller taper sa pipe contre le manteau de la cheminée. Seulement moi, je préfère qu’elle… ir… comme vous dites, chez nous et pas à la ville. Ça te ferait tellement plaisir, Marie, si elle nous revenait avec un soupirant, un de ces beaux messieurs, qui ne nous serait rien ? Déjà y a M. François, votre ami de chez les sauvages, monsieur Guillaume, qu’est tout assoté d’elle au point qu’on a cru un moment qu’il retournerait jamais dans son pays. Alors moi, je dis que ces longues visites, ces fêtes, ces réjouissances citadines, ça ne lui vaut rien.

— Si c’est permis, gronda Marie, d’arriver à cet âge pour dire de si grosses bêtises ! C’est pas parce que madame Rose se distrait un peu qu’elle va se remarier ! C’est une chose qu’elle est incapable de faire, à moins que…

Elle s’arrêta brusquement, devint très rouge et, pour échapper au regard des deux hommes, se mit à débarrasser la table, mais ni son époux ni Guillaume ne songeaient à lui demander de finir sa phrase. Felicien étouffa un sourire sous sa moustache, tandis que le visiteur se levait pour prendre congé. Il se sentait un peu réconforté. Il y a comme cela des mots qu’on ne dit pas et qui font plus de bien qu’un long discours. Ou il était complètement idiot, ou bien ce que Marie avait failli dire c’était que seul Guillaume Tremaine possédait le pouvoir de faire renoncer la veuve de son meilleur ami à la solitude ; mais c’était seulement l’avis de Marie Gohel. Rose le partageait-elle toujours, ou bien ce La Morinière était-il capable de l’amener à changer d’avis ?

À force d’essayer de trouver d’impossibles réponses à ses questions, Guillaume jugea utile de ne pas rentrer directement aux Treize Vents. Un souci étant encore le meilleur moyen d’en chasser un autre, il choisit un grand détour par les hauts de Morsalines afin de voir où en étaient les travaux de la maison du Galérien. Il y avait une dizaine de jours à présent que les ouvriers y étaient entrés. Non sans quelque répugnance, d’ailleurs : depuis l’affaire des demoiselles Mauger – vraie et fausse ! – et de la fin tragique de la « bande à Mariage », la bâtisse jouissait d’une assez mauvaise réputation. Il est vrai que, depuis plus de quarante ans, le sort tragique de ses habitants successifs ne plaidait guère en sa faveur : Albin Périgaud d’abord, l’amoureux de la jeune Mathilde Hamel qui serait un jour la mère de Guillaume, condamné aux galères pour un crime dont il était innocent, le solitaire qui, pour abattre le véritable assassin, avait choisi de s’enliser avec lui dans les sables mouvants. C’était lui qui sans le vouloir avait baptisé la maison. Ensuite Agnès de Nerville avant que Guillaume ne l’épouse et au temps où elle faisait abattre le château paternel. Puis ce fut Gabriel, le dernier serviteur de Nerville à qui Agnès et son époux proposèrent d’habiter là. Gabriel, passionnément, douloureusement épris de la jeune femme au point de la suivre sur l’échafaud révolutionnaire. Enfin Adèle Hamel, cousine de Guillaume, cachée sous l’identité d’Eulalie Mauger, traînant après elle ses voiles noirs dégoûtants du sang de ses victimes.

Non, il n’avait pas été facile d’obtenir que la vieille maison soit remise en état ! Il fallut de l’obstination, des palabres, quelques pièces d’or et même l’eau bénite que le curé de Morsalines fut bien obligé de venir distribuer sur les murs extérieurs et intérieurs afin de ne pas contrarier un homme à la générosité duquel il savait pouvoir faire appel en cas de nécessité. Depuis, tout allait plutôt rondement, les hommes étant habités par une hâte égale de toucher un bon salaire et de vider les lieux. Le toit avait été revu, on refaisait huisseries et boiseries assez malmenées par les perquisitions, en attendant la peinture. On allait aussi changer les tentures, remettre des meubles, enfin rendre habitable le vieux logis.

Quand il y arriva, Guillaume trouva Barbanchon, le maître charpentier de Saint-Vaast, qui soufflait un peu en mangeant un quignon de pain et un morceau de jambon arrosés d’un cidre qu’il offrit obligeamment de partager.

— Même si je le voulais, je ne pourrais pas avaler une noisette, refusa Tremaine. Je viens de Varanville où Marie Gohel m’a bourré.

— Pas facile de lui dire non, à celle-là, rit Barbanchon. Et puis si vous rentrez chez vous sans avoir une p’tite faim, c’est la Clémence qui s’fâchera !

— C’est on ne peut plus vrai ! Dites-moi, on dirait que ça avance bien, le travail ? fit Guillaume, écoutant la symphonie pour rabots, scies et haches qui emplissait l’espace.

— Faut dire que vous faites c’qu’il faut pour ça, m’sieur Guillaume. Du travail aussi bien payé, ça n’se trouve pas si aisément… mais, vu qu’on s’connaît depuis longtemps, est-ce que vous m’permettez une question ?

— Si je pariais sur votre question, je serais sûr de gagner : vous voulez savoir pourquoi je me donne tant de mal pour une vieille bâtisse aussi mal famée ?

— C’est ça tout juste ! Ça brûle la langue de tout l’monde icitte, mais personne ose vous d’mander.

— On a bien tort ! Voyez-vous, maître Barbanchon, j’ai toujours aimé cette maison. Ma défunte épouse l’aimait aussi et mes enfants pensent comme nous deux. C’est la raison pour laquelle elle appartient maintenant à ma fille. Ce que je voudrais, c’est que l’on oublie au plus vite le triste épisode Mauger. En revanche, je voudrais qu’on se souvienne des anciens habitants : ils y vivaient avec honneur et dans le respect de tous.

— Vous voulez parler des Périgaud, les anciens régisseurs de Nerville ? Vous avez raison : c’étaient des gens de bien !

— Heureux de vous l’entendre dire ! Je n’ai connu qu’Albin, la dernière des victimes des châtelains et encore, pas bien longtemps, mais, outre le fait qu’il m’a peut-être sauvé la vie en entraînant le comte dans la mort, il était cher au cœur de Mathilde, ma sainte femme de mère. Alors, je répare ! À présent, quand on vous en parlera, vous pourrez répondre.

— Oh ! j’avais bien pensé quéqu’chose comme ça, mais tout d’même ! Vous faites bien plus qu’il n’y avait avant alors, si j’peux vous donner l’fond de ma pensée… qu’est d’ailleurs pas ma pensée à moi tout seul.

— Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?

— Oh ! c’est pas compliqué ! On en causait l’autre dimanche après la messe, moi et Louis Quentin, en mangeant des crêpes à l’auberge avec Jean Calas. On était juste tous les trois et c’est pour ça qu’on a un peu échangé nos façons d’penser…

— Et alors ? émit Tremaine, qui commençait à se sentir intrigué.

— Voilà ! On est vos amis et vous l’s’avez depuis longtemps. Tous ces temps derniers les langues ont marché dru rapport à vot’nièce l’Anglaise qui habite chez vous… et aussi à votre Elisabeth. On dit qu’si elle est partie, c’est à cause de la belle dame qu’elle peut pas voir.

— Il y a du vrai ! admit Guillaume, qui se doutait bien que les événements des Treize Vents avaient dû transpirer peu ou prou en dépit des précautions prises. Vous savez tous qu’Elisabeth a du caractère. Elle ne voulait plus vivre avec miss Tremayne et comme, avec la guerre, c’est un peu difficile de renvoyer celle-ci en Angleterre, j’ai bien été obligé de laisser ma fille aller attendre des jours meilleurs dans un couvent.

Un large sourire, un rien triomphant, illumina le visage chevalin du maître charpentier :

— Et comme vous n’supportez pas qu’elle reste loin d’vous, vous lui avez donné la maison du Galérien et vous la bichonnez pour qu’elle s’y installe quand elle voudra avec du monde des Treize Vents, bien sûr… ou peut-être Mlle Anne-Marie ! C’est pas ça ?

Tremaine saisit la perche si naïvement tendue avec empressement.

— Si. C’est ça ! Mais gardez-le pour vous trois !

— Marchez, m’sieur Guillaume ! Vous avez eu raison d’me faire confiance ! À nous trois, on saura bien boucler le bec aux commères si l’occasion s’en présentait ! Quant à moi, j’vais vous fignoler c’te bâtisse qu’elle s’ra aussi belle qu’un vrai manoir. Digne d’une duchesse de Normandie qu’elle s’ra, la maison du Galérien !

Le mot frappa Tremaine qui, troublé, hâta son départ. Les gens de ce pays l’étonneraient toujours avec leur sens de la dignité, des convenances, leur générosité naturelle et aussi cette étrange façon qu’ils avaient d’énoncer des comparaisons pharamineuses sans imaginer un seul instant qu’il pouvait s’agir d’une vérité. Duchesse de Normandie ! Dire que son mariage donnait à Elisabeth droit à ce titre prestigieux ! Pas une seconde jusqu’à présent, il ne s’en était rendu compte et, pourtant, c’était la réalité ! Dans les échos de sa mémoire, il entendit soudain, portée par le vent qui forcissait après une accalmie, la voix du prince dans les jardins de l’hôtel Matignon :

— Quatre témoins peuvent attester que moi, Louis-Charles de France, duc de Normandie… j’ai épousé Elisabeth-Mathilde Tremaine devant Dieu et devant les hommes.

Un moment, Guillaume se sentit tellement étourdi qu’il ralentit la course de Sahib, le mit au pas et flatta de la main l’encolure soyeuse. Son regard songeur alla chercher, par-dessus l’anse du Cul-de-Loup l’église de Saint-Vaast et le vieux cimetière où reposaient ses ancêtres maternels. Il y avait là son grand-père, Mathieu Hamel, qu’il n’avait jamais connu sinon par les récits de sa mère. Que pouvait-il penser, là où il vivait son éternité, le vieux saulnier, en voyant que son sang d’honnête homme droit et courageux, fidèle à Dieu et au roi, venait de s’unir à celui de ce même roi ? Les titres conférés par une alliance aussi inattendue avaient de quoi donner le vertige même depuis le Paradis. Mais sans doute pensait-il, comme Guillaume lui-même, que le plus important, ce n’était ni le titre de roi ni celui de Dauphin, mais celui de duc de Normandie, sans rival pour ceux de l’antique solage, celui qu’avaient porté, bons premiers, les ancêtres vikings, les Rollon, les Robert, jusqu’à ce Guillaume qu’on appelait le Bâtard mais sous l’étrier duquel s’était courbée l’Angleterre, vaincue au point de ne jamais se reprendre.

Il s’agissait évidemment d’une certitude purement morale. Officiellement, le jeune Louis-Charles était mort. Sa reconnaissance par un peuple entier risquait de présenter quelques difficultés mais, au fond, Guillaume ne souhaitait pas, pour le bonheur de sa fille, que le trône vînt se mettre en tiers dans le couple. Mieux vaudrait que celui-ci vive caché dans un coin tranquille, sous un nom moins ronflant. Bonaparte n’avait pas fini de faire parler de lui ; la France l’adorait et, pour le prétendant, l’obscurité confortable d’un quelconque château campagnard serait bien préférable, surtout s’il venait des enfants. Pour sa part, Guillaume était tout prêt à rechercher l’endroit idéal, à le payer de ses propres deniers, la maison du Galérien ne constituant qu’un pis-aller, une halte sur le chemin tellement aléatoire que suivaient ces deux innocents. En fait, c’était au jeune homme qu’il destinait le vieux logis rénové pour qu’il y trouve un abri en cas de besoin, sans que Guillaume manque à la parole donnée au Premier Consul. Quant à Elisabeth elle-même, elle pourrait peut-être – grâce à Dieu ! – retrouver bientôt le foyer paternel.

En rentrant aux Treize Vents, Guillaume vit Pierre Annebrun au chevet de Lorna. À demi-consciente, celle-ci prenait docilement le léger repas que Kitty lui faisait absorber sous la surveillance du médecin. La jeune femme semblait détendue, presque souriante, se plaignant seulement qu’on tînt à la nourrir alors qu’elle avait tellement sommeil.

— Il le faut si vous voulez recouvrer votre belle santé, répondait le médecin. Quand vous aurez fini nous vous laisserons dormir… jusqu’à ce soir, tout au moins !

— Tu penses la maintenir dans le sommeil encore longtemps ? s’inquiéta Guillaume, tandis qu’ils redescendaient ensemble au rez-de-chaussée.

— Une dizaine de jours environ, afin que ses nerfs surchauffés s’apaisent et se reposent entièrement. Je ne sais pas si tu as remarqué, mais son ventre est déjà moins enflé.

— En effet. Cependant, est-ce que ce sommeil artificiel ne présente pas de danger à la longue ?

— À la longue sans doute, mais je n’ai pas l’intention d’aller trop loin. D’ailleurs, je ne lui donne que des doses assez légères : tout juste ce qu’il faut pour la maintenir dans un état agréable, je l’espère, de repos, de détente, entre les périodes où elle dort profondément. À présent, j’ai quelque chose à te montrer. Allons chez toi, si tu le veux bien.

Ce « chez toi » indiquait la bibliothèque où Guillaume se tenait la majeure partie du temps, quand il était à la maison. Celui-ci tira sa montre.

— On va bientôt passer à table : tu dînes avec nous ?

— Volontiers, mais je veux tout de même parler un instant avec toi. Ce que j’ai à te dire n’est pas fait pour les oreilles des garçons ni de ce cher M. Brent.

Le ton un peu sec des derniers mots fit dresser l’oreille de Tremaine.

— Tiens ! On dirait que notre précepteur ne te convient plus. C’est l’Écossais qui se réveille en toi face à l’Anglais ?

— Pas du tout. Je l’ai toujours trouvé plutôt sympathique, seulement je me demande s’il est toujours à ton service.

— On ne peut guère l’assimiler à un serviteur.

— Disons, s’il est toujours de ton côté. Selon moi… et quelques autres, il est devenu le dévotieux esclave de miss Tremayne.

— Il l’a toujours été, je crois. Déjà, à Astwell Park, lorsqu’il est devenu le précepteur d’Arthur, il était follement amoureux d’elle. Je crois même que s’il a demandé à suivre son élève, c’était autant pour échapper à l’enchantement que par affection pour la garçon. Il ne pouvait pas deviner qu’elle viendrait s’incruster ici.

— Ni que tu coucherais avec elle ! fit le médecin avec une brutalité calculée. Est-ce que tu te rends compte qu’il doit à présent te détester ?

— Tant qu’il reste correct et qu’il fait bien son travail, c’est sans importance. S’il veut suivre Lorna lorsqu’elle partira, je le regretterai en tant que pédagogue, mais je ne le retiendrai pas. C’est ça que tu voulais me dire ?

— Non, mais c’est assez voisin. Guillaume, cette fameuse nuit des Hauvenières, cause de tout le mal, te souviens-tu de ce que tu as ressenti avant de rejoindre miss Tremayne ? Il n’est pas question de tes sentiments : c’est le médecin qui parle. As-tu, à certain moment, éprouvé une violente, une irrésistible envie de faire l’amour ?

Guillaume n’eut pas besoin d’un grand effort de mémoire pour se souvenir : une nuit comme celle-là laisse toujours des traces. Il revit le souper à deux devant le feu dans la gentilhommière battue par la tempête, la beauté chaleureuse de Lorna dans la lumière des chandelles, leur séparation quand elle s’était sentie lasse. Elle était allée se coucher tandis qu’il restait en bas à se chauffer. Il se sentait nerveux, mais ce fut pis encore lorsque monta en lui une bouffée de désir. Un désir qu’il tenta d’apaiser en se précipitant dehors, sous les rafales de pluie qui le trempèrent en un instant. Et puis le cri de Lorna sortant sans doute d’un cauchemar qui l’avait jeté dans sa chambre où elle tremblait dans son lit, à demi nue. Et ce qui suivit.

Avec un ami comme Pierre il était possible de tout dire, aussi ne cacha-t-il rien. Assez surpris, d’ailleurs, de voir que ledit ami l’écoutait avec un sourire goguenard.

— Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle dans mon histoire, grogna-t-il. J’ai eu beaucoup de mal à rompre cette espèce d’envoûtement. Même sur la route, lorsque je suis rentré, j’ai dû lutter contre une terrible envie de la rejoindre.

— Tu as su résister, et c’est ça l’important. Tu n’as pas eu trop de mal à garder la sagesse ?

— Non. La… l’effervescence s’est calmée à mesure que je m’éloignais, laissant la place à la honte, au remords. Je me dégoûtais d’être tombé dans un piège dont pourtant je mesurais la puissance. Tu ne peux imaginer ce qu’est la beauté de cette femme dans l’amour ! Oh ! je ne cherche pas d’excuses. J’ai seulement compris qu’un homme n’est pas grand-chose en face d’une sirène.

— Que s’est-il passé quand tu es allé la rechercher ?

— Rien… sinon une scène un peu désagréable. Je suis allé coucher à l’auberge de Port-Bail et le lendemain nous sommes rentrés avec, au bout du chemin, l’horrible aventure qui nous attendait.

— Tu as donc très bien résisté à… la sirène ?

— Oui. Et sans peine : je pensais à Rose.

— Et tu y penses toujours. Pourtant, laisse-moi te dire ceci : sans l’intervention d’une brave femme, tu serais retombé dans le même piège hier soir au cours de ce petit souper que l’on t’a demandé comme une dernière faveur.

— Moi ? Avec une femme près d’accoucher ? s’indigna Guillaume.

— Tu ne t’en serais même pas soucié. Tu sais ce que c’est que ça ?

De sa poche, Annebrun tira le flacon remis par Kitty.

— De l’eau de fleur d’oranger, dit Guillaume, se fiant à l’étiquette.

— Il y en a eu, mais ce qui est là-dedans est infiniment moins innocent. Je n’ai pas encore réussi l’analyse complète, mais je peux t’assurer en tous cas qu’il contient une jolie dose de cantharide. De quoi transformer un bedeau en satyre. J’ajoute qu’en trop forte quantité, c’est très dangereux. La belle Lorna s’était juré de t’avoir : elle t’a eu grâce à ceci !

— Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas possible ! Une femme aussi belle… la fille de Marie, avoir recours à de tels procédés ?

— Tu oublies qu’elle a eu aussi un père.

— Mon Dieu ! Mais toi, comment t’es-tu procuré ce… cette chose ? Qui est ta « brave femme » ?

— Kitty, bien sûr.

Et Annebrun raconta comment, dans une poche secrète du manteau de sa maîtresse, de retour des Hauvenières, la camériste avait découvert un petit flacon d’argent timbré aux armes du prince de Galles et ce qui s’en était suivi : comment, craignant le pire – aussi bien pour Lorna d’ailleurs ! –, elle avait opéré la substitution, puis fini par n’y plus penser jusqu’à ce que, la veille, elle ait vu miss Tremayne reprendre le mystérieux flacon tandis qu’elle l’aidait à se préparer pour le souper.

— Quand elle l’a mise au lit, après le repas, elle avait ordre d’aller te chercher quand elle l’entendrait gémir. Toi et personne d’autre. En fait, la scène des Hauvenières aurait dû se reproduire…

— C’est insensé ! Les circonstances n’étaient plus du tout les mêmes ! j’aurais pu la blesser gravement, léser l’enfant…

— Difficile de savoir ce qui a pu se passer dans cette tête ! Peut-être s’était elle rendu compte d’une certaine anomalie durant sa pseudo-grossesse, et tu exigeais un enfant viable ! Si elle t’avait amené où elle voulait, il était possible de t’accuser au cas où l’accouchement donnerait un résultat décevant. Et surtout, surtout, elle affirmait sa puissance sur toi. Tu te serais probablement réveillé dans son lit, peut-être pas au vu mais certainement au su de toute ta maisonnée. Tu n’avais plus qu’à épouser sur-le-champ à moins de passer pour le pire tartuffe. Seulement, rien ne s’est passé comme elle l’espérait : tu n’as bu qu’un peu d’eau avec une goutte de laudanum et si le gémissement discret destiné à appeler Kitty s’est bien fait entendre, il s’est changé presque aussitôt en hurlement de terreur… pas du tout prévu au programme de ta nièce. Quelqu’un est intervenu pendant qu’elle t’attendait.

— Quelqu’un ?

— Allons, Guillaume, tu dois bien te douter de qui il s’agit ? fit Annebrun soudain mélancolique. Souviens-toi de la nuit de l’incendie, de la raison pour laquelle Arthur voulait la passer dans la chambre de sa sœur, ce qui lui a permis de sauver la maison ! Il y a ici une âme inquiète incapable de trouver le repos tant que l’intruse, la fille de l’autre, habitera la demeure qu’elle aimait tant et cherchera à se l’approprier.

— Agnès ? Tu crois…

— Oui. Et toi aussi tu y crois.

— Le moyen de faire autrement !

Il se souvenait, en effet, des récits de Potentin, de Clémence, au lendemain du drame et de la mise en garde d’Anne-Marie Le Houssois. Celle-ci ne plaisantait pas lorsqu’elle avait dit : « L’esprit d’Agnès morte sans repentir et de mort violente s’attache à ces murs… Elle haïssait trop Marie pour que sa haine ne s’attache pas aussi à cette Lorna… »

— Je vais demander à l’abbé Gonin de dire des messes pour le repos de son âme, soupira-t-il enfin.

— Ça ne peut pas faire de mal, mais je croirais plus volontiers que tout rentrera dans l’ordre quand l’indésirable sera partie…

— Je m’en occuperai dès qu’elle aura recouvré ses forces. Pas question, évidemment, de l’expédier outre-Manche en plein hiver et en pleine guerre, mais je compte l’installer à Paris, au moins pour quelque temps. Elle y retrouvera des amis, une vie mondaine agréable. En outre, M. de Talleyrand est tout disposé à s’occuper d’elle. Comme il a l’oreille de Bonaparte, il aura certainement un moyen de faciliter un retour vers le fiancé ducal !

On frappa à la porte et, presque aussitôt, la tête d’Arthur se glissa dans l’entrebâillement :

— Mme Bellec vous prévient que si vous aimez le rôti brûlé, elle se refuse à en servir. Alors, par pitié, venez à table !

— Elle a raison, sourit Guillaume. Ne la faisons pas attendre plus longtemps !

Posant une main affectueuse sur l’épaule de son fils, il se dirigea avec lui vers la salle à manger, tandis que le médecin se rappelait soudain qu’il devait se laver les mains. Arthur en profita pour poser la question qui lui brûlait la langue depuis le matin :

— Père… irez-vous bientôt chercher Elisabeth ?

Il y avait une attente, une angoisse dans ces simples mots. Guillaume les ressentit avec un certain attendrissement.

— On dirait que tu n’hésites guère entre tes deux sœurs ?

— Non. Parce que Lorna installée ici tandis qu’Elisabeth s’en était allée, nous subissons une injustice ; le monde à l’envers, quoi ! Lorna est une femme ; elle a sa vie toute tracée en Angleterre. Notre Elisabeth n’est qu’une toute jeune fille et elle n’a que cette maison…

— Je sais. Il faut cependant accorder à Lorna un peu de temps pour se remettre. En outre, il y a la guerre.

Brusquement, l’adolescent fit un écart comme un poulain rétif, échappant ainsi à la main paternelle soudain privée d’appui.

— Répondez-moi, père ! Vous avez vraiment envie qu’elle s’en aille ?

— En voilà une question ! Tu le sais très bien. Pourquoi aurais-je changé d’avis ?

— Je vous demande une réponse et j’ai eu trois questions. Vous ne seriez pas le premier à vous laisser… entortiller par ma sœur. Je vous ai vus quand vous remontiez avec elle après votre souper… intime. Vous n’aviez pas l’air de la trouver désagréable, loin s’en faut !

Guillaume fronça les sourcils : le sous-entendu d’Arthur lui déplaisait souverainement.

— Prends garde, Arthur ! Tu te montres insolent et tu sais que je ne le tolère pas.

— Je n’ai pas l’intention de vous manquer de respect. J’attends seulement que vous m’appreniez quand vous irez chercher Elisabeth.

— Comment veux-tu que je le sache ? Nous devons au moins attendre que ta sœur soit rétablie. J’ai des projets pour son départ. Quant à Elisabeth, tu devrais savoir qu’elle ne se laisse pas manœuvrer aisément. Elle voudra l’assurance que Lorna a quitté définitivement les Treize Vents.

— Il faut au moins lui écrire, lui apprendre ce qui vient de se passer. Donnez-moi l’adresse de son couvent ! Il y a des jours, déjà, que j’ai envie de vous la demander. Moi, je vais lui écrire… Soyez tranquille, je saurai trouver les mots ! Au moins lui dire qu’elle reprendra bientôt sa place, que nous l’attendons, qu’elle nous manque.

Tremaine considéra un instant l’étroit visage où l’homme en train de naître s’affirmait de plus en plus : un peu de rouge marquait les pommettes et les yeux flambaient.

— Non, Arthur ! dit-il avec une ferme douceur, je ne te donnerai pas cette adresse et tu dois le comprendre : c’est à cause de moi qu’elle est partie, c’est donc à moi de la ramener, et je ne veux pas d’intermédiaires entre nous.

— Je ne suis pas un intermédiaire : je suis son frère !

— Nous le savons tous les deux ! Allons, viens ! Nous en reparlerons. Pour l’instant, il me semble que les grondements de Clémence font déjà trembler la maison.

En réalité, on n’en reparla pas. Durant les jours qui suivirent la maison plongea dans un silence inhabituel. Le sommeil, d’où Lorna ne sortait guère, pesait sur l’atmosphère, donnant aux Treize Vents un air de château pour Belle au bois dormant. Chacun s’efforçait de faire le moins de bruit possible. Les garçons partageaient leurs journées entre les études avec Mr. Brent et des activités extérieures. Adam, toujours aussi attaché à ses « recherches scientifiques », rejoignait volontiers son ami Julien de Rondelaire et le savant abbé Landier, précepteur de celui-ci, pour plonger avec délices dans l’archéologie de la région, dada favori du digne ecclésiastique. Le mauvais temps n’était guère favorable aux fouilles destinées à déterrer d’antiques sépultures, mais on avait beaucoup à classer, ranger, étiqueter ce que l’on avait trouvé pendant l’été, et surtout à en parler. Cela donnait lieu à des palabres sans fin qui assommaient Arthur : après avoir accompagné son frère une ou deux fois pour lui faire plaisir, il abandonna, préférant de beaucoup les longues galopades le long de la côte ou encore embarquer sur le lougre des Calas pour la pêche en mer. Mais chaque fois qu’il descendait à Saint-Vaast, il rendait une petite visite à Mlle Le Houssois à laquelle il s’était attaché depuis qu’elle l’avait soigné avec tant d’attention. Elle était devenue pour lui une grand-mère, un don du Ciel inappréciable pour ce garçon rejeté avec une espèce de dégoût par celle que la nature lui avait donné. Il aimait bien s’installer sur la pierre de son âtre pour bavarder avec elle en mangeant des châtaignes rôties ou des crêpes accompagnées de cidre chaud.

Il essaya, naturellement, d’obtenir d’elle le nom du couvent où il croyait Elisabeth retirée, mais n’eut pas plus de succès qu’auprès de son père. Et pour cause ! La vieille demoiselle n’ignorait rien de la situation réelle de la jeune fille. Elle se contenta d’exhorter le jeune garçon à la patience.

— Il faut s’estimer heureux que la naissance annoncée n’ait été qu’une fausse alerte. Remercions Dieu et n’en demandons pas plus pour l’instant ! J’irai aux Treize Vents quand mes rhumatismes se calmeront un peu.

Remercier Dieu ? Arthur voulait bien mais, selon son éthique personnelle, le Très-Haut ne mériterait son action de grâces que lorsque Elisabeth serait rendue à l’affection des siens. Pour l’instant, Il la gardait pour lui et Arthur espérait bien qu’il n’essayerait pas de s’en faire une moniale de plus ! En attendant, l’adolescent rongeait son frein ; lequel s’amenuisait d’inquiétante façon. La rupture n’était pas loin. Quant à Guillaume, éprouvant beaucoup de mal à tenir en place, il fuyait sa maison autant que possible. Chaque matin, pris d’une hâte presque douloureuse, il galopait jusqu’à Varanville dans l’espoir d’y trouver Rose, et en revenait d’autant plus sombre qu’il était plus déçu. Il fit un saut à Cherbourg, un autre à Valognes, bien mélancolique à présent mais où rentraient peu à peu certains habitants d’autrefois emportés par l’émigration. Le reste de son temps, il le passait aux écuries, la compagnie de Daguet et de ses chevaux lui paraissant la seule vraiment souhaitable, vraiment apaisante. Il ne recherchait même pas ses fils, surtout Arthur dans le regard duquel il croyait lire une interrogation douloureuse chaque fois qu’il le croisait.

Vint un soir où le docteur Annebrun déclara qu’il était temps, selon lui, de laisser miss Tremayne revenir entièrement à la conscience. Elle allait visiblement mieux.

— Demain matin nous la laisserons se réveiller tout à fait. Je m’arrangerai pour être là. Ce sera, je pense, vers dix heures.

— Quand pourra-t-elle reprendre une vie normale ? demanda Guillaume.

— Ce sera l’affaire de quelques jours, si vous continuez à bien la nourrir. Il lui faudra aussi un peu d’exercice. Il est temps qu’elle se rappelle que le grand air est une excellente médecine.

Toute la famille considéra que c’était là une bonne nouvelle. Aussi, pendant le souper, Arthur en profita-t-il pour relancer son père :

— Ne pensez-vous pas qu’il serait temps de prévenir enfin Elisabeth ? Ce serait une telle joie si elle pouvait être de retour pour Noël ! Souvenez-vous, père, vous m’aviez dit que nous en reparlerions.

— Je sais que tu as une excellente mémoire, Arthur. Tu n’as certainement pas oublié non plus que je t’ai demandé de me laisser m’occuper de ta sœur.

Cette fois, ce fut au tour d’Adam d’entrer en lice.

— On dirait qu’il s’agit d’un secret d’État, fit-il avec un bon sourire qui corrigeait la raideur de sa remarque. Arthur a raison, père ! Noël est le moment rêvé pour une réconciliation et pour se retrouver tous en famille ! C’est notre fête préférée à tous et, sans Elisabeth…

Agacé – un peu à court d’arguments aussi –, Tremaine choisit la mauvaise humeur.

— C’est une conspiration à ce que l’on dirait ? Si vous voulez tout savoir, j’estime que c’est à votre sœur et à personne d’autre de choisir le moment où elle désire revenir ! Ne comptez pas sur moi pour aller me traîner à ses pieds !

— Il ne s’agit pas de ça ! s’écria Arthur. Ou alors, c’est que vous êtes toujours brouillés et qu’à votre retour de Paris vous ne nous avez pas dit la vérité !

— En voilà assez !

Guillaume se leva brusquement de table, jeta sa serviette et se dirigea vers la porte à grandes enjambées furieuses, laissant Mr. Brent et ses élèves attaquer sans lui leur dessert. Le précepteur jugea qu’il se devait de réprimander les deux garçons.

— Il est très choquant de vous entendre employer un ton aussi peu respectueux pour vous adresser à votre père. Vous surtout, Arthur ! Vous devriez comprendre qu’il était maladroit de l’attaquer justement ce soir où nous nous réjouissons tous du retour à la santé de Miss Lorna ! Comme nous, il en éprouve sans doute une grande joie… Pourquoi lui rappeler les mauvais souvenirs ?

Il n’avait pas fini de parler qu’Arthur était debout, pâle jusqu’aux lèvres et les yeux pleins d’éclairs :

— C’est Elisabeth que vous traitez de mauvais souvenir ? Je savais déjà que Lorna a fait de vous son dévotieux courtisan, mais je ne supposais pas qu’elle vous avait rendu stupide ! Si vous l’aimez à ce point, vous n’aurez qu’à rentrer en Angleterre avec elle ! Ce n’est pas moi qui vous en empêcherai. Mais avant Noël, s’il vous plaît ! L’arrivée de ma chère sœur nous a gâché le dernier et moi je veux passer celui qui vient avec Elisabeth !

À son tour, il quitta la salle, sous l’œil consterné de Jeremiah Brent et celui plutôt amusé d’Adam qui conclut en demandant au jeune homme de lui passer l’assiette de son frère.

— Si Arthur ne veut pas de son dessert, ça le regarde, mais moi je considérerais comme un crime de laisser perdre une si belle pomme meringuée.

Et il entreprit de déguster la part d’Arthur aussi paisiblement que si la tempête ne venait pas de s’abattre sur les Treize Vents.

Comme si le Ciel entendait encourager Lorna pour son retour à la vie, un joli vent d’est l’avait nettoyé et le soleil brillait lorsque Kitty ouvrit les rideaux de la chambre où le médecin venait de pénétrer, tandis que Béline, qui gardait le malade depuis une heure du matin, descendait à la cuisine pour y prendre son petit déjeuner.

La lumière éveilla la jeune femme qui bâilla à plusieurs reprises en s’étirant longuement. N’ayant pas encore aperçu Annebrun, elle sourit à Kitty.

— J’ai faim ! déclara-t-elle. Je voudrais beaucoup de thé, des toasts, de la confiture, du jambon.

— Eh bien ! fit le docteur, je constate que l’appétit revient ! C’est un très bon signe.

Aussitôt, le visage aimable de miss Tremayne s’assombrit.

— Que faites-vous ici ? Je ne vous ai pas appelé, que je sache ?

— Vous en auriez été bien incapable, l’autre soir. Il vous fallait un médecin d’urgence, mais si vous vous sentez bien, c’est que je ne vous ai pas si mal soignée !

— L’autre soir ? Quand était-ce ?

— Il y a eu huit jours mardi et nous sommes jeudi.

Il lui prit le poignet avec autorité, chercha le pouls, mais elle lui arracha sa main pour palper son ventre… et, soudain, poussa un cri de joie !

— Mon enfant ! Il est né ! Vite ! que l’on aille me le chercher ! J’espère que c’est un garçon ?

Le médecin échangea avec Kitty un coup d’œil inquiet. Ni l’un ni l’autre ne prévoyaient une réaction semblable. Avec beaucoup de douceur, il demanda :

— Vous ne gardez aucun souvenir de ce qui s’est passé ?

— Je sais que j’ai eu très peur… et que j’ai souffert, beaucoup souffert, mais c’est normal quand on accouche. Répondez-moi donc, au lieu de faire des questions stupides : c’est une fille ou un garçon ?

— Ni l’un ni l’autre. Vous n’avez pas accouché, pour la bonne raison que vous n’étiez pas réellement enceinte. Je sais que c’est difficile à admettre puisque vous présentiez certains symptômes, mais vous avez fait ce que l’on appelle une grossesse nerveuse. Est-ce que vous comprenez ce que je vous dis ? ajouta-t-il en constatant qu’elle semblait tout à coup changée en statue de Méduse. Les yeux fixes, la bouche béante, elle respirait à petits coups de plus en plus rapides et, soudain, ce fut l’explosion : les griffes en avant, Lorna jaillit littéralement de son lit et se jeta à la gorge d’Annebrun.

— Pas enceinte ! hurlait-elle au paroxysme de la fureur. Vous voulez dire que vous avez profité de mon inconscience pour m’enlever cet enfant dont personne ne voulait ici ! Assassin ! Bandit !

Kitty se précipita pour refermer la fenêtre qu’elle avait entrouverte afin de renouveler l’air de la chambre. Les imprécations de Lorna devaient s’entendre jusqu’au hameau. Ensuite, elle revint prêter main-forte au médecin ainsi agressé, bien qu’il fût de taille à se défendre seul. Il maîtrisait en effet la jeune femme en furie qu’il maintenait clouée à ses oreillers.

— Allez chercher Béline, Lisette… du monde enfin ! ordonna-t-il. Il va falloir la faire tenir tranquille et ça ne va pas être facile. Où est M. Tremaine ?

— Aux écuries, je crois. Je ne l’en ai pas vu ressortir, répondit Kitty. Voulez-vous que j’aille le chercher ?

— Non. J’irai moi-même. Nous avons là… Tenez-vous en repos, miss !… un incident que nous devons examiner ensemble. Faites ce que je vous ai dit !

La camériste n’eut pas à aller bien loin. Lisette, Potentin et Valentin accouraient, attirés par le vacarme. Avec leur aide Annebrun put lâcher Lorna, qui continuait à l’insulter, et se mettre en quête de son ami.

Aux écuries, cependant, Guillaume se trouvait confronté à un petit problème posé par Nicolas, le premier valet : Arthur était venu, environ une heure plus tôt, demander un cheval en annonçant bien haut son intention de se rendre à Varanville.

— C’est pas qu’y ait là-d’dans quéqu’chose d’estraordinaire, expliquait l’homme, mais c’que j’comprends pas, c’est qu’il ait pas pris Selim !

Cadeau de Guillaume, Selim, un bel alezan doré, était le précieux trésor d’Arthur. Il adorait cette jolie bête nerveuse avec laquelle il s’entendait à merveille.

— Même, ajouta Nicolas, que Selim il est pas content du tout ! Il a fait du boucan pendant au moins un quart d’heure.

— Il a pris lequel, alors ?

— Rollon !

— Rollon ? En voilà une idée ! L’un de nos animaux les plus endurants pour faire deux lieues en tout ? Qu’a-t-il donné comme explication ?

— Pas grand-chose ! Il a simplement dit qu’il avait dans l’idée que Rollon avait besoin de se dégourdir les jambes.

L’arrivée soucieuse du docteur Annebrun coupa court à ce dialogue sans issue en apportant à Guillaume un tracas beaucoup plus sérieux qu’une lubie de son fils. Mis au courant de la scène que le médecin venait d’essuyer chez Lorna, il commença par s’offrir l’exutoire d’une verte colère, bourrant de coups de pied le mur de l’écurie et jurant comme un Templier. Pierre jugea plus prudent de laisser passer cet orage inattendu. Il se contenta de faire signe à Nicolas de vider les lieux, les vociférations de Guillaume accolées au nom d’une femme n’étant certainement pas pour ses oreilles.

— Je vais la tuer ! hurlait Tremaine. Si c’est le seul moyen de m’en débarrasser, je l’étranglerai.

— Et tu iras finir tes jours en prison, si toutefois tu échappes à l’exécution capitale, fit tranquillement le médecin. Si tu veux bien te calmer, nous pourrions essayer de parler sérieusement.

— Et de quoi, mon Dieu ? Si tu veux mon avis, elle sait très bien qu’elle n’a pas accouché, mais elle a décidé de s’incruster ici par tous les moyens possibles !

— Détrompe-toi ! je la crois sincère. Une femme atteinte d’une grossesse nerveuse est persuadée qu’elle va avoir un enfant et tu sais à quel point celle-ci se méfiait de nous. Elle croit dur comme fer être victime d’un complot.

— Elle a tout de même confiance en Kitty ? Est-ce que celle-ci ne lui a rien dit ?

— Si… mais ça n’a servi à rien. Selon miss Tremayne, Kitty l’a trahie en rejoignant la conspiration générale. Je ne vois pas comment nous pourrions la convaincre. À moins que tu n’y réussisses ?

— Ça m’étonnerait beaucoup…

— Ressaisis-toi d’abord ! Et surtout, évite de l’étrangler.

Mais les craintes du médecin étaient vaines : Lorna refusa de recevoir Guillaume, et celui-ci jugea plus prudent de ne pas forcer sa décision pour le moment. Il devinait qu’un nouveau combat s’annonçait et que celui-ci serait long.

Pendant ce temps, après avoir repris dans un massif le sac de voyage qu’il y avait caché avant de se rendre aux écuries, Arthur galopait en direction du sud. Vingt lieues environ séparaient les Treize Vents de Bayeux. Pas une affaire pour un cavalier aussi bien entraîné que lui ! Il y serait le lendemain soir.




1- Voir tome III : l’Intrus.

Chapitre VIII Les rues de Bayeux

Comme beaucoup de villes normandes, Bayeux possédait son auberge du Lion d’or – armoiries obligent ! –, la plus belle et la mieux achalandée de l’endroit. Elle se trouvait dans la rue Saint-Jean qui, avec Saint-Patrice, Saint-Malo et Saint-Martin, composait l’artère principale. Proche de la cathédrale, elle bénéficiait de la clientèle aisée de la région ; gros fermiers, notables et voyageurs de quelque importance venaient volontiers s’y régaler d’andouilles, d’andouillettes et de tripes cuites comme il convenait, au vin blanc et à l’eau-de-vie, en jouant aux cartes ou aux dames dans l’atmosphère enfumée des deux grandes salles aux poutres noircies.

C’était en réalité le seul endroit un peu gai d’une ville qui, vouée en majorité au monde ecclésiastique avant la Révolution, retrouvait rapidement sa paix ouatée d’autrefois que ne troublait guère le pas mesuré des hommes en soutane, dont la plupart assuraient le service de la superbe cathédrale Notre-Dame, l’un des types les plus achevés du grand gothique normand. Quelques couvents étaient revenus à la vie ainsi que de vieux hôtels où l’aristocratie locale apprenait à revivre, bercée par les sonneries de cloches qui découpaient le temps, comme au moyen âge.

Victor Guimard, pour sa part, voyait dans le Lion d’Or une sorte de bénédiction. Il représentait un havre chaleureux dans l’existence austère qu’il s’imposait depuis plus de deux mois, depuis qu’il s’était donné pour tâche de veiller sur Elisabeth. Par amour beaucoup plus que par devoir, d’ailleurs ! Mettre la main au collet du prince n’était pas ce qu’il souhaitait le plus, même s’il avait obtenu de Fouché d’être investi de cette mission – ô combien délicate ! – sur cette terre normande dont il portait le titre et où la fidélité à l’Ancien Régime demeurait profonde. Bien au contraire ! Il savait que la « duchesse », comme il l’appelait dans ses moments de mauvaise humeur, le haïrait à jamais si elle devait le voir procéder à l’arrestation de son époux. Ce qu’il espérait réussir quand Louis-Charles ferait enfin son apparition à Bayeux, c’était le convaincre de fuir à l’étranger et de fuir seul afin de pouvoir ramener Elisabeth à la maison familiale, parce que plus le temps passait et plus grandissait son amour pour elle. Il fallait bien qu’il en fût ainsi, d’ailleurs, pour que cet homme d’action, jeune, débordant d’énergie et de vitalité, se soit plié à la vie morne et larvée qui était alors la sienne.

En arrivant à Bayeux, il s’était présenté aux autorités sous son nom réel : baron Victor de Clacy, historien d’art, venu se documenter en vue d’un ouvrage qu’il disait vouloir consacrer au trésor des évêques de Bayeux et surtout à la fameuse Toile de la Conquête attribuée à la reine Mathilde, que les mains pieuses des dentellières de la ville avaient mise à l’abri pendant les troubles pour la restituer finalement à la municipalité. Ce qui lui avait ouvert quelques portes de vénérables hôtels, parmi lesquels ne figurait pas celui de Vaubadon. Il ne chercha pas à s’y faire admettre, bien au contraire. En effet, il n’avait pas fallu longtemps à ce limier chevronné pour deviner qu’il abritait Elisabeth : la ville était assez petite, les rues étaient plutôt silencieuses en dehors des jours de marché, les yeux facilement aux aguets derrière les fenêtres closes et, bien que les Bajocasses, ainsi que la plupart des Normands, d’ailleurs, considérassent les cancans comme un manque de dignité, l’arrivée d’une jeune et belle cavalière toute vêtue de noir et d’un type aussi original que celui d’Elisabeth pouvait difficilement passer inaperçue. Victor n’eut donc aucune peine à savoir le lieu de sa retraite. On sut que Mme de Vaubadon accueillait chez elle une jeune cousine en grand deuil, ce qui la dispensait de recevoir d’autres gens que d’intimes amis. En outre, sa pensionnaire ne sortait que pour se rendre aux offices de la cathédrale.

Ainsi rassuré, le fils de la danseuse se contenta d’une surveillance discrète, préférant de beaucoup éviter une rencontre qui l’eût mis peut-être en difficulté : la dame de ses pensées possédait de bons yeux. Elle l’eût vite reconnu pour ce qu’il était : un policier, c’est-à-dire la dernière personne au monde qu’elle souhaitât fréquenter, même si elle trouvait celui-là sympathique.

Ayant tout de même modifié, pour plus de sûreté, l’aspect de son visage au moyen d’une moustache et d’une barbiche qui lui donnaient assez l’air d’un mousquetaire attardé, il eut la chance de trouver à se loger presque en face de la maison qui l’intéressait, chez la veuve d’un notaire, femme respectable et à demi impotente qui vivait assez chichement – avarice oblige ! – avec une servante dévouée ; un hôte payant, baron et homme de lettres, lui parut une forme de la bénédiction divine, bien qu’elle craignît qu’il n’usât, la nuit, trop de chandelle pour ses travaux.

Elle fut vite rassurée : le « baron » devait se coucher tôt quand il était chez lui, car il s’éclairait très peu. Elle n’avait, bien sûr, aucun besoin de savoir que son locataire préférait de beaucoup l’obscurité pour observer ce qui se passait en face, mais le logis, si commode fût-il, étant de ceux qui portent vite à la mélancolie, Victor choisit de prendre ses repas au Lion d’Or où il fut vite traité en habitué. La chaleureuse atmosphère le dédommageait un peu des longues heures passées dans sa chambre silencieuse, armé d’une patience de chat et d’une lunette marine. En outre c’était là qu’arrivaient les nouvelles les plus intéressantes.

Il s’y trouvait ce matin-là, qui était un vendredi – jour de marché ! –, quand un tout jeune homme descendit les deux marches donnant accès à la grande salle et, refusant la table d’hôtes, indiqua près de la cheminée une espèce de guéridon dans un coin tranquille. Grand et maigre, il pouvait avoir seize ou dix-sept ans. Habillé avec une certaine élégance, il n’appartenait visiblement pas au commun des mortels, mais ce fut son visage qui attira surtout l’attention du policier au point d’interrompre l’épluchage minutieux de la belle sole à la crème qu’on venait de lui servir : ce garçon était le vivant portrait, en plus jeune et en plus réduit, du père d’Elisabeth, cet étonnant Guillaume Tremaine dont l’irruption dans sa vie, à lui, venait d’en changer le cours.

Il se crut d’abord victime d’une illusion, voulut s’en libérer : en vérité, il pensait trop à sa « duchesse » ! S’il commençait à voir des Tremaine partout, il serait bientôt bon pour la Salpêtrière ! Pourtant, il éprouva toutes les peines du monde à détacher son regard de l’endroit où se tenait le nouveau venu, même quand la salle s’emplit des voyageurs d’une diligence qui établirent entre eux un rideau bruyant. Le garçon ayant disparu, il fallut bien se résigner à s’occuper davantage de son assiette. Victor poursuivit donc son repas, mais en gardant un œil dans cette direction. En même temps, il réfléchissait, cherchant à deviner quel lien pouvait rattacher le jeune inconnu au maître des Treize Vents. Celui-ci lui avait parlé de ses fils, âgés tous deux de près de quatorze ans : le nouveau venu en paraissait aisément deux ou trois de plus. Alors, un cousin ? Mais, en ce cas, que venait-il faire là puisque Guillaume lui avait dit vouloir cacher aux siens l’étrange destinée choisie par sa fille ?

Las de discuter avec lui-même, il se leva, son repas terminé, et alla trouver la belle Madeleine, la femme du patron alors occupé en cuisine, et dont il pouvait apercevoir l’obélisque de blanches dentelles en train de s’agiter aimablement au-dessus de chapeaux féminins emplumés.

La belle Madeleine avait un faible pour lui et, quand elle le vit approcher, elle se hâta d’abandonner les deux voyageuses avec qui elle s’entretenait.

— Vous n’avez pas l’air content, monsieur le baron ! Auriez-vous mal mangé ?

— Pas du tout, ma chère hôtesse ! Bien au contraire, mais il vient de vous arriver un jeune voyageur que je crois bien reconnaître. Il a des cheveux roux et il est installé dans le coin droit de la cheminée.

— Je vois qui vous voulez dire, mais si vous le connaissez, vous devriez aller lui parler. C’est un jeune gentilhomme, à coup sûr ! Ça se voit à son allure, à son parler… à son cheval aussi.

— Je ne l’ai pas vu depuis longtemps et l’on peut toujours se tromper. Or, j’ai une sainte horreur d’être ridicule.

— Mais c’est que moi, je ne le connais pas du tout, monsieur le baron ! Comment est-ce que je peux vous renseigner ?

— Facile ! Vous pouvez au moins me dire s’il ne s’appellerait pas Tremaine.

Le blond visage de l’aubergiste, rougi par l’agitation du coup de feu, se creusa de fossettes ravies.

— C’est ça tout juste ! Attendez ! Arthur Tremaine, voilà ! C’est ça ! Et il vient de Valognes. Je lui ai demandé son nom parce qu’il a demandé une chambre, et vous savez que la gendarmerie veut que nous dressions la liste des gens qui prennent logis chez nous. Vous voyez que vous ne vous êtes pas trompé.

— En effet. Il ne vous aurait pas dit, par hasard, ce qu’il vient faire ici ?

— Non, mais il m’a posé une question bizarre : il m’a demandé combien il y avait de couvents de nonnes dans la ville et où ils se trouvaient. Vous avez idée de ce que ça veut dire ?

Oh ! oui ! Guimard en avait une bonne idée mais, peu désireux de confier à Madeleine, si brave soit-elle, les secrets de la famille d’Elisabeth, il trouva une échappatoire :

— J’en ai peur ! fit-il en baissant la voix de plusieurs tons et en entraînant son hôtesse hors de la salle. Ce malheureux enfant est amoureux fou d’une de ses cousines, une jolie petite fille que les siens veulent faire religieuse. C’est une triste histoire et votre jeune voyageur est bien à plaindre.

Une histoire d’amour trouve toujours le chemin du cœur d’une femme. Madeleine compatit aussitôt.

— Hélas ! Un si beau garçon ! Et… la petite, est-ce qu’elle l’aime aussi ?

— Je crois que oui. Tous deux espéraient bien se marier un jour, mais la famille de la jeune fille, pour donner une plus grosse dot à sa sœur aînée, a décidé qu’elle entrerait au couvent et ce ne sont pas des gens commodes.

— Sainte Vierge bénie ! Mais ça va se terminer par un drame si je lui donne ce qu’il demande ?

— Non… parce que je suis là et que je compte le surveiller. À ce propos… renseignez-le, mais ne lui parlez pas de moi. Il ne me connaît qu’à peine, d’ailleurs, pour m’avoir seulement aperçu et j’aurai ainsi les coudées plus franches.

— Dans ce cas, vous feriez mieux de revenir vous installer ici, monsieur le baron. Pour avoir l’œil sur votre protégé, ce serait beaucoup plus commode que chez la veuve Villers, suggéra l’hôtesse qui n’avait pas vu sans regrets ce client aimable quitter sa maison pour s’installer hors de sa zone d’influence immédiate.

Victor offrit à son hôtesse le sourire incroyablement séduisant qu’il tenait de sa mère :

— Oh ! que non, belle Madeleine ! Je suis un homme sérieux, moi, un homme qui travaille, et ici je serais trop sujet à d’aimables distractions. Et ce n’est pas le cas chez Mme Villers !

Soudain rouge comme une cerise, l’aubergiste battit des cils en marmottant que M. le baron était un grand coquin, et s’enfuit dans un envol de jupe bleue et de jupons blancs bien amidonnés. Victor planta son chapeau sur sa tête et, sa canne à la main, sortit dans la rue pour y reprendre le cours de ses pensées.

Ainsi donc, le garçon n’avait même pas quatorze ans ! Plutôt en avance pour son âge mais, en évoquant la haute silhouette maigre et musclée du père, le policier pensa qu’au fond c’était assez normal. Au même âge, Guillaume Tremaine devait paraître plus vieux que nature, lui aussi, mais qu’est-ce que son fils venait faire à Bayeux ? Chercher sa sœur sans doute. De là, ce grand besoin de visiter les couvents. Il y avait gros à parier qu’il s’agissait là d’une escapade pour laquelle il se passait de l’approbation paternelle. Il fallait voir !

Négligeant momentanément l’hôtel de Vaubadon où continuait de régner un calme désespérant, Guimard choisit de consacrer son après-midi à cet intéressant gamin et de le guetter. Ensuite on aviserait !

La diligence de Saint-Lô, qui après changement d’attelage venait reprendre ses passagers, emplit momentanément la rue de son vacarme, du roulement métallique de ses roues, des plaisanteries de ses postillons, sans compter la sortie des voyageurs, mis en belle humeur par leur bon repas. Tout ce joyeux brouhaha permit au policier de rester planté de l’autre côté de la chaussée comme certains autres curieux, sans attirer autrement l’attention mais, quand la diligence eut disparu avec ses sonnailles et son crépitement de sabots, il fallut chercher une position de repli. Le dieu des policiers avait bien heureusement placé presque en face du Lion d’Or, une petite boutique de livres, genre brocante beaucoup plus que librairie, et consacrée presque exclusivement aux ouvrages religieux. L’endroit était obscur, poussiéreux et fréquenté surtout par de vieux chanoines. Guimard n’y était venu qu’une seule fois en se jurant de n’y revenir jamais pour ne pas avoir à supporter le verbiage du propriétaire, un personnage sans âge que ses grosses lunettes et son long nez apparentaient curieusement à un héron et qui, lorsqu’un client s’aventurait chez lui, s’amarrait fermement à son bras et commençait à lui raconter l’histoire de la cathédrale agrémentée de celle, minutieuse, du plus petit bas-relief et du moindre écoinçon… Seulement, à travers sa vitrine crasseuse, on jouissait d’une vue imprenable sur l’entrée de l’auberge.

Résigné au pire, Victor entra, déclara qu’il recherchait un ouvrage sur l’évêque Robert des Ableiges qui, au XIIIe siècle, avait rhabillé en gothique ce qui restait du bâtiment initial en partie détruit par un incendie en 1105. Cela fait, il n’eut plus qu’à attendre : la mécanique était en marche et le libraire entamait sa conférence…

Cependant, Arthur, qui avait achevé son repas et pris possession de sa chambre, résistait courageusement à l’envie de se jeter sur le lit dont les oreillers bien blancs et le gros édredon bien rouge attiraient son corps passablement moulu. En fait, c’était la première fois qu’il effectuait une aussi longue course et l’arrêt qu’il s’était accordé la veille au soir dans une mauvaise auberge de campagne pour reposer Rollon ne l’avait pas reposé du tout, lui. Le logement était exécrable…

Mais, sachant bien qu’aux Treize Vents, on devait déjà se mettre à sa recherche, si ce n’était déjà fait, il jugea préférable de remplir au plus vite la mission qu’il s’était donnée. S’il pouvait voir Elisabeth dès l’après-midi, il lui serait peut-être possible de prendre la route du retour le lendemain matin. Et pourquoi pas avec elle ?

À cette idée, l’adolescent éprouva une joie si forte qu’elle balaya sa fatigue. Rien que pour le bonheur de la revoir, il se sentait prêt à en endurer bien davantage ! Aussi, après avoir procédé à une toilette rapide, il descendit, écouta les explications que la belle Madeleine lui dispensa avec une sorte de tendresse à laquelle il ne comprit rien, remercia, salua et commença sa quête.

Avant la Révolution, il y aurait fallu beaucoup de temps : nombreux, en effet, étaient les pieux asiles autour de l’énorme et somptueuse cathédrale, digne du sacre d’un roi, qui semblait cependant, pour qui la découvrait de l’extérieur, simplement posée sur les herbages et les pâtures environnant la ville. Mais il en était beaucoup moins la tourmente passée. Deux ou trois maisons où les saintes filles se rassemblaient peu à peu venaient de rouvrir frileusement leurs portes : les Augustines, les Filles de la Charité, celles de la Sainte Sagesse mais, le plus important, celui des Dames bénédictines, trop malmené, tardait encore. Le parcours d’Arthur serait assez court.

En dépit de son anxiété, Arthur prit un certain plaisir à marcher au long des rues calmes, nouant et dénouant leurs rubans autour de la grande église avec pour compagnon un vent léger soufflant de la mer proche. Il vit beaucoup de maisons nobles, parfois modestes mais toujours empreintes d’un charme et d’une grâce venus d’un temps révolu. Certaines remontaient même aux Valois…

Deux heures plus tard, tout à fait découragé, il regagnait le Lion d’Or sans s’être aperçu un seul instant qu’il était suivi. Une meute d’ailleurs eût pu se lancer sur sa trace qu’il s’en serait peu soucié : Elisabeth ne séjournait dans aucun des établissements visités, dont il avait pu rencontrer chaque fois la mère supérieure. Ce qui rendait impossible d’imaginer le recours au mensonge. En ce cas, où était-elle ? Où la chercher dans cette ville ? Et, d’ailleurs, s’y trouvait-elle encore en admettant qu’elle y soit vraiment venue ? Leur père, tout de même, ne pouvait pas avoir menti à ce point-là, parlé de Bayeux s’il s’agissait de Coutances, de Saint-Lô ou de Caen ! Mais, après tout, pourquoi pas ?

Le pauvre garçon arrivait en vue de l’auberge quand il se sentit soudain submergé par la fatigue. Cependant, ne pouvant se résigner à y rentrer, il s’assit sur un montoir pour réfléchir encore, chercher à rassembler les moindres bribes d’informations données par Guillaume.

— Vous vous appelez bien Arthur Tremaine ? articula derrière lui une voix inconnue.

Levant la tête, il vit un homme jeune vêtu d’un grand manteau sombre et d’un chapeau rond sous lequel il arborait une moustache conquérante et une barbiche à la Louis XIII. Sans compter des yeux qui, au fond de leur orbites profondes, ressemblaient à de durs saphirs sous des algues noires.

Fidèle à une tactique plutôt satisfaisante d’habitude, il répondit par une autre question :

— Je ne crois pas vous avoir déjà vu ? Comment me connaissez-vous ?

— Je connais votre père et vous lui ressemblez d’étonnante façon. Tout à l’heure, je déjeunais à l’auberge quand vous êtes entré dans la salle et je n’ai eu aucune peine à vous situer. J’ajoute que je connais aussi votre sœur. C’est elle, n’est-ce pas, que vous êtes allé chercher dans ces trois couvents ?

— Vous m’avez suivi ? fit Arthur tout de suite sur la défensive.

— Bien entendu. J’avoue qu’en vous voyant je me suis demandé ce que vous veniez faire ici et tout seul. Un long voyage depuis Saint-Vaast pour un garçon aussi jeune ! Je n’avais rien d’autre à faire que vous suivre.

— Puis-je vous demander d’où vous nous connaissez ?

— Pour votre père c’est un peu compliqué mais, en ce qui concerne votre sœur, j’ai eu l’honneur d’aller la chercher à la prison du Temple, à Paris, où elle venait d’être enfermée, et de la remettre à M. Tremaine.

Arthur bondit :

— Ma sœur en prison ? Vous devez être fou, monsieur !

— Rien n’est plus vrai, cependant ! soupira Victor en renfonçant son chapeau que le vent manquait d’enlever. Je vois que vous ne savez rien du tout de ce qui s’est passé à Paris, il y a deux mois et, en vérité, je ne blâme pas votre père de vous avoir tenu dans l’ignorance. Je suppose qu’il ne sait pas que vous êtes ici ?

— Non… non, bien entendu ! Depuis plusieurs jours, je lui demandais de venir la retirer du couvent afin qu’elle passe avec nous les fêtes de Noël, mais il éludait toujours.

— Alors vous avez décidé de vous en charger ? Il doit se faire un sang d’encre à l’heure qu’il est, constata Victor qui jugea utile alors de dépenser l’un de ses rares sourires.

Lequel ne manqua pas son effet : Arthur, que cet inconnu trop bien renseigné commençait à agacer, sentit ses préventions fondre sans pourtant disparaître tout à fait.

— Me direz-vous enfin qui vous êtes ? émit-il.

— Mais bien sûr ! J’ai nom Victor, baron de Clacy… plus connu dans la police du Premier Consul sous celui de Victor Guimard, qui me vient de ma mère, mais ici…

— Un policier ? gronda Arthur, c’est à un policier que je suis en train de me confier ?

— Et alors ? Il en faut, vous savez ? Votre père, avec qui j’ai fini par m’entendre parfaitement, m’apprécie assez pour s’en remettre à moi de la surveillance de votre sœur Elisabeth. Et cessez de vous pincer le nez d’un air dégoûté : je suis aussi bien né que vous, mieux élevé peut-être et j’accomplis mon métier avec conscience… et un certain sens de l’honneur !

L’adolescent accepta la mercuriale assenée avec rudesse mais dont il retint surtout deux mots : ce curieux garçon était là pour surveiller Elisabeth ; il savait donc où elle était. Il posa aussitôt la question.

— Venez avec moi, dit Victor en guise de réponse. J’habite juste en face de sa maison chez la veuve d’un notaire. Mais n’oubliez pas que je suis ici sous mon nom véritable et sous l’avatar d’un homme de lettres quelque peu historien à la recherche de documents… Et ne me créez pas d’ennuis avec ma logeuse !

Ils eurent vite atteint la maison Villers. Arthur, à présent, frémissait d’impatience et ouvrait grands ses yeux comme s’il cherchait à percer plus vite un secret qu’il devinait dangereux mais, lorsqu’ils furent à destination, il fallut que Victor le tire par le bras pour le faire entrer. Il dévorait des yeux la maison d’en face.

— Qui habite là ?

— Mme de Vaubadon. Elle est originaire de Valognes et vous la connaissez peut-être. Maintenant, allons nous expliquer !

Arrivé dans le petit appartement du policier, Arthur courut à la fenêtre. Victor le suivit et même lui tendit sa longue-vue.

— Vous ne verrez pas grand-chose. Il est trop tôt pour qu’on allume, en face, et quand vient la nuit on commence par fermer les volets.

— Si on ne voit jamais rien, comment pouvez-vous savoir que ma sœur est là ?

— Observer les allées et venues est plein d’intérêt. Ainsi, je peux la voir chaque matin quand elle se rend, voilée et suivie d’une servante, à la première messe de la cathédrale.

— À la messe tous les matins ? Elisabeth ? Vous devez vous tromper : ce ne peut pas être elle !

— Vous admettiez bien qu’elle ait choisi un couvent ! Je vous assure que c’est elle !

— Je veux bien vous croire, mais ça lui ressemble tellement peu !

— Peut-être la trouverez-vous fort changée. À présent, laissez cette lorgnette et venez vous asseoir : il faut que j’allume. Si je connais bien ma propriétaire, elle va nous envoyer du thé dans un instant.

Tout en parlant, il tirait les rideaux puis, à l’aide d’un tison pris à la cheminée, enflammait la mèche d’une lampe à huile. Juste à temps, d’ailleurs : on grattait à la porte et la servante paraissait avec un plateau.

— Madame a pensé que vous aimeriez…

— Très bonne idée ! Vous la remercierez, fit Victor en s’emparant du plateau pour refermer plus vite la porte sur une figure déçue.

Arthur but avec plaisir le breuvage brûlant. Il se sentait transi jusqu’aux os. Moins par le vent subi dans les rues que par le froid dont il sentait son cœur enveloppé. Le trop grand amour qu’il portait à sa demi-sœur et qui le tourmentait depuis sa disparition lui faisait pressentir une terrible histoire. Une histoire qu’il allait devoir affronter en homme.

— Bien ! soupira-t-il en reposant sa tasse. Me direz-vous à présent pourquoi ma sœur était en prison ?

— Oui. Et votre père, je pense, m’approuverait de vous mettre au courant ; même s’il n’a pas jugé utile de s’en charger lui-même jusqu’ici. Les circonstances que vous avez créées m’y obligent.

— Pas tant de circonlocutions, monsieur ! Allez au fait !

— Pour que vous compreniez, il me faut revenir plusieurs années en arrière et je crois qu’à cette époque vous n’habitiez pas encore chez votre père. Avez-vous entendu parler d’un enfant, un jeune garçon venu, dans l’hiver 1794, passer quelques semaines dans votre demeure ?

— Oui. Par mon frère Adam. Il était encore bien petit à l’époque, mais il s’en souvient. J’ai aussi questionné Elisabeth à son sujet, mais elle m’a répondu qu’il s’agissait du jeune parent d’un de nos vieux amis en route pour l’émigration. Ce garçon venait de perdre ses parents morts sur l’échafaud ; il n’avait plus personne que ce vieil ami que je n’ai d’ailleurs jamais rencontré : un bailli de l’ordre de Malte, je crois. Tous deux sont repartis et, comme Elisabeth n’avait pas l’air d’y attacher beaucoup d’importance, je l’ai oublié. Une triste histoire comme il en existait beaucoup d’autres à cette horrible époque…

— Et pourtant, votre sœur n’a jamais oublié ce garçon. Ils ont été tout de suite très amis, très proches. Elle a eu beaucoup de chagrin quand il a quitté les Treize Vents pour n’y plus revenir.

— C’est pour ça qu’elle ne voulait pas en parler ? Parce qu’elle avait de la peine ?

— Non. Parce qu’il s’agissait d’un secret d’État. Ce petit garçon était le roi Louis XVII, celui que l’on appelait l’Enfant du Temple, que des fidèles venaient d’arracher à sa prison. Vous comprenez bien qu’une parole inconsidérée aurait pu avoir pour les vôtres les plus graves conséquences.

— Je comprends, mais êtes-vous en train de me dire que cette vieille histoire joue un rôle dans la vie de ma sœur ? Aurait-elle reçu de ses nouvelles ?

— Je vais vous dire ce que j’en sais et, surtout, comment je les ai rencontrés, elle et votre père.

Et Victor raconta le peu que lui avait confié Guillaume touchant le départ brusqué d’Elisabeth, suivi des événements parisiens et du voyage à Bayeux. Arthur mit à l’écouter une extrême attention sans se permettre de l’interrompre, mais lorsque le baron policier acheva son récit, il put voir qu’une larme glissait sur le visage du jeune garçon devenu l’image même de la douleur.

— Mariée ! murmura-t-il avec une si poignante amertume que Victor éprouva un vague remords de lui avoir tout dit (mais le moyen de faire autrement ?). Elle a suivi cet homme venu on ne sait d’où et elle l’a épousé !

Pour un peu, il aurait dit un vagabond !

— Je sais, dit Guimard avec douceur, que vous avez été élevé en Angleterre, mais ce n’est pas une raison pour traiter avec tant de dédain le sang des rois de France. Le prince n’a pas épousé votre sœur sous un nom d’emprunt mais bien sous le sien. Devant Dieu, elle est duchesse de Normandie et pourrait devenir reine de France si le trône est reconquis… De là sans doute la messe quotidienne : c’est une tradition qu’elle se doit d’observer.

— Ne me dites pas que mon père et vous, gens sérieux, croyez cette fable ? Qu’il redevienne roi, ce voleur, et il se hâtera de faire casser un mariage devenu gênant ! Les papes ont de grandes indulgences pour les têtes couronnées !

— Pas toujours. Si vous connaissez l’histoire d’Angleterre, souvenez-vous d’Henri VIII. Il est allé jusqu’au schisme pour épouser la femme qu’il aimait.

— Après quoi, il s’est dépêché de la faire décapiter ! lança Arthur qui, en effet connaissait le sujet. Ce n’est pas le sort que j’ambitionne pour ma sœur. (Puis, se levant soudain :) Merci d’avoir bien voulu m’apprendre tout cela, baron. Permettez-moi de me retirer à présent !

— Puis-je demander ce que vous comptez faire ? fit Guimard qui n’aimait pas beaucoup la lueur combative apparue dans l’œil de son jeune compagnon. Le mieux serait, il me semble, de rentrer chez vous après une bonne nuit… et un bon souper que je serais heureux de vous offrir, ajouta-t-il avec un sourire engageant.

Sans allumer d’ailleurs le moindre reflet sur le visage d’Arthur.

— Je ne refuse ni l’un ni l’autre, répondit-il, mais, avant, je veux voir ma sœur, lui parler. Aussi vais-je traverser la rue et me rendre dans cette maison. Si cette dame Vaubadon est de Valognes, elle connaît mon nom. Je vous préviens tout de suite que rien ne me fera renoncer. La seule chose que je puisse promettre est de ne pas parler de vous.

— J’allais vous en prier, grimaça Guimard, mi-inquiet mi-amusé.

Cette visite impromptu pouvait peut-être, après tout, se révéler intéressante. Avant de laisser partir Arthur, cependant, il le retint encore un instant :

— Qu’espérez-vous obtenir d’elle ?

— Qu’elle revienne à la maison ! Elle attendra aussi bien son couronnement chez nous que chez une étrangère. Ce serait même à mon avis beaucoup plus convenable.

Guimard salua moralement. Ce gamin ne manquait ni de courage ni de décision. Il avait fort peu de chance de réussir, mais le policier ne se sentit pas le cœur de l’en informer.

Abrité derrière ses rideaux tirés, il le regarda traverser la rue, dédaigner la grande porte cochère et s’arrêter devant une autre, plus petite et plus basse, donnant directement accès à une aile de la maison. Il le vit lever le heurtoir de bronze et le laisser retomber. Au bout de quelques instants, une servante portant un chandelier s’encadra dans le chambranle. Le visiteur et elle échangèrent quelques mots, après quoi elle livra le passage avec un petit salut. La porte se referma.

Laissant son luminaire sur l’étroite console sur montée d’une glace qui décorait le vestibule, la soubrette – elle en avait la grâce et la tournure ! – pria Arthur d’attendre quelques instants et pénétra dans une pièce éclairée de l’intérieur. Un léger murmure se fit entendre puis la jeune fille revint.

— Veuillez me suivre ! dit-elle seulement.

Le petit salon aux lambris gris trianon relevés de minces filets d’or parut à Arthur illuminé par la jeune femme qui s’y trouvait assise sur une chauffeuse près de la cheminée, un livre au bout des doigts. Ses abondants cheveux roux flambaient littéralement autour d’un visage d’une blancheur éclatante que faisaient vivre de magnifiques yeux noirs ; le tout rachetant avec générosité le manque de régularité des traits. Cette femme n’était pas jolie, mais elle possédait beaucoup de charme, ainsi que put s’en convaincre le jeune garçon lorsqu’elle lui sourit.

— On me dit que vous êtes le fils de M. Guillaume Tremaine ?

— En effet, madame, et je vous demande pardon d’oser me présenter chez vous sans vous en avoir demandé permission, mais il s’agit d’une nouvelle extrêmement importante que je dois annoncer à ma sœur Elisabeth. J’ai parcouru pour cela une longue route…

Les beaux yeux noirs se plissèrent jusqu’à ne plus laisser voir qu’une ligne scintillante :

— Qu’est-ce qui peut vous faire croire que votre sœur est chez moi ? demanda Mme de Vaubadon.

— Rien, madame. Je le sais, c’est tout, fit Guillaume avec simplicité.

— Et savez-vous encore d’autres choses ?

— Oui, madame… mais je vous demande, de grâce, de ne pas me prendre pour un étourdi ou un curieux. Il s’est passé chez nous, aux Treize Vents, un événement d’une grande importance pour notre famille. Ma sœur serait sûrement fâchée de n’en être pas prévenue.

— Vraiment ? Quel âge avez-vous ?

— Mon âge ne fait rien à la chose, madame. Je m’appelle Arthur, et je suis l’un des fils de Guillaume Tremaine.

— C’est l’évidence même ! Vous lui ressemblez d’étrange façon… jusque dans vos manières. D’où vient qu’il ne se soit pas dérangé lui-même ?

— Il ne le pouvait pas. On ne fait pas toujours ce que l’on veut. En outre, je crois qu’il a confiance en moi.

Il n’eut pas à en dire davantage : une porte prise dans la boiserie venait de s’ouvrir. Elisabeth s’élança dans le salon, suivie d’une dame d’un certain âge dont l’allure évoquait un peu une duègne espagnole.

— Arthur ! s’écria-t-elle avec une joie qui fit vibrer sa voix. C’est bien toi ? Je t’ai aperçu par la fenêtre. Je n’étais pas certaine de te reconnaître mais quand Aurélie m’a dit ton nom… Quel bonheur, mon Dieu !

Elle se jeta dans ses bras avec l’impétuosité d’autrefois, et le cœur d’Arthur se réchauffa. C’était si bon de l’embrasser, de respirer de nouveau le frais et familier parfum de ses cheveux et de sa figure en fleur ! Cependant, il l’écarta de lui avec douceur pour la regarder, s’étonnant de la trouver si semblable à son souvenir et si différente ! Cela tenait moins à la sévère robe de soie noire à peine relevée d’une guimpe et de manchettes de mousseline blanche qu’à une certaine façon d’être, de redresser sa tête fière couronnée d’or rouge, à un certain maintien… Elle aussi le regardait mais, soudain, elle se mit à rire :

— Comme tu as grandi en quelques mois ! Tu me dépasses nettement à présent. Est-ce qu’Adam a fait de même ?

— Non. J’ai l’air d’être son aîné. À tous les points de vue, je pense.

— En effet ! Tu as une voix affreuse ! La mue sans doute ?

Elle l’entraînait vers un petit canapé couvert de tapisserie à fleurs. En même temps, son regard passait sur Mme de Vaudabon et l’autre femme.

— Nous vous laissons, madame ! dit la première. Je suppose que vous avez à parler.

Elisabeth acquiesça d’un sourire. Alors il se passa quelque chose qui frappa vivement l’adolescent : avant de franchir la porte, les deux dames plongèrent dans une rapide révérence. Mais Elisabeth ne lui accorda pas le temps de s’étonner.

— Dis-moi comment tu es venu.

— À cheval, bien entendu. J’ai pris Rollon hier matin et ici je suis descendu à l’auberge du Lion d’Or. Autant te l’apprendre tout de suite : je suis parti sans permission. Père ignore tout de cette… escapade. Mais il fallait que je vienne. Ce que j’ai à dire est trop important !

Elisabeth eut un rire joyeux qui lui rendit ses seize ans.

— Il faut que cela le soit pour avoir pris pareil risque ! Est-ce que tu imagines ce qui t’attend au retour ?

— Je m’en doute un peu, bien que père ne m’ait jamais touché. Cependant, il peut me battre comme plâtre, je serai tout de même content : il fallait que je vienne te dire qu’il n’épousera jamais Lorna. Jamais, tu entends !

— Pourquoi ? Elle a perdu son enfant ?

— Mieux que cela ! Elle n’a jamais été enceinte. Elle l’a peut-être cru de bonne foi, car le docteur Annebrun a parlé d’une grossesse nerveuse, mais aucun bébé ne va naître aux Treize Vents et, quand elle sera remise, père s’arrangera pour la faire partir.

— Quand elle sera remise ? Est-elle donc malade ?

— Peut-être même assez sérieusement.

En peu de mots, Arthur raconta les derniers événements de la maison puis conclut :

— Voilà pourquoi je suis venu : pour te chercher ! Je voudrais tant que tu sois chez nous pour la Nativité ! Souviens-toi de ce que disait père. Nous sommes les feuilles du trèfle dont il est la tige1. Si l’une est arrachée, les autres ne peuvent vivre longtemps.

— Crois-tu que je n’y pense pas ? Mais, Arthur, je ne peux revenir sur ma parole : tant qu’elle sera là, je ne vivrai pas aux Treize Vents. Tu dois me trouver intransigeante, mais Lorna est ta sœur autant que je le suis moi-même… et je crois qu’il va te falloir prendre patience : je ne pourrai passer Noël avec vous. Cette année tout au moins.

— Pourquoi ne pas me dire la vérité ? Même si Lorna n’était plus là, tu ne reviendrais pas ? À cause de ton époux ? Nous ne sommes plus dignes de toi ?

Tant d’amertume vibrait dans la voix enrouée d’Arthur que la jeune femme laissa déborder sa tendresse. Tendant les bras, elle l’attira contre elle :

— Ainsi tu sais cela aussi ? Mais que tu es donc stupide ! Imaginer que je puisse ne plus vous aimer comme naguère toi, père, et Adam, et tous les autres ? Je donnerais une de mes mains pour pouvoir retourner vers vous, mais tu dois comprendre qu’il est des devoirs auxquels on ne peut échapper.

Avec une brusque colère, Arthur se dégagea de la douce étreinte.

— Tu dis devoir mais tu penses amour ! Tu l’aimes ce… ce…

— Ne cherche pas d’insultes que tu regretterais ! Bien sûr, je l’aime. Sinon, pourquoi tous ces mois d’errance qui, d’ailleurs, ne sont pas près de s’achever ? Tu n’imagines pas à quel point je bénis ta présence aujourd’hui.

— Pourquoi aujourd’hui ?

Elisabeth quitta le canapé et, les bras croisés, fit deux ou trois tours dans la pièce en baissant la tête comme si elle cherchait les mots convenables ou, tout au moins, ceux qui ne seraient pas trop pénibles à entendre.

— Parce que… j’ai promis à père de le prévenir si je quittais Bayeux. Tu le lui diras pour moi : les paroles sont toujours moins dangereuses que les écrits.

— Tu vas partir ?

— Nous allons partir… et je te prie de croire qu’il ne s’agit pas là du pluriel de majesté ! ajouta Elisabeth avec un demi-sourire.

— Cela veut dire qu’il est ici ? ton… époux ?

— Non. Pas pour le moment. Il m’a rejointe il y a un mois, après avoir manqué être pris trois fois. Il s’est donc replié sur sa Normandie et, depuis, il court le pays pour tenter d’y rassembler ses partisans mais c’est, je crois, beaucoup plus difficile qu’on le lui avait laissé entendre. Il y a les incrédules, ceux qui le croient mort au Temple, ceux qui sont las des combats, ceux enfin qui ne sont pas certains de sa naissance royale et qui, par lâcheté, se font l’écho des infâmies colportées par le comte de Provence lorsque sa mère le portait en elle… Ce sont les pires ! Ceux qu’il a le plus de peine à supporter, ceux qui lui font le plus de mal. La dernière fois que je l’ai vu, il était las… découragé. Je sais qu’il revient bientôt et, très certainement, ce sera pour reprendre la mer, rejoindre ceux d’Angleterre qui l’ont aidé à passer en France… et puis attendre des circonstances plus favorables.

— Qu’appelles-tu des circonstances plus favorables ? La mort de Bonaparte ? Il est jeune à ce que l’on dit.

— Mais entouré de tant d’ennemis ! L’étoile de Louis-Charles brillera peut-être plus tard.

L’écho du heurtoir de bronze, suivi des pas rapides de la camériste, se fit entendre. Tout de suite aux aguets, Elisabeth tendit l’oreille mais, presque aussitôt, Mme de Vaubadon reparut.

— Nous avons des nouvelles, madame ! Puis-je me permettre de suggérer que votre visiteur vous quitte ?

Aussitôt Arthur fut debout avec pour la jeune femme un regard de défi.

— Je ne veux pas être importun… mais je reviendrai demain !

— Non ! s’écria vivement Elisabeth. Attends que je t’appelle ! Je te ferai porter un mot au Lion d’Or…

Elle l’embrassait maintenant avec une sorte de hâte tout en le menant vers la porte. Son hôtesse prit le relais.

— Je vous raccompagne, dit-elle en caressant le jeune homme de son regard souriant. Soyez en repos : nous ne vous oublierons pas !

Arthur se retrouva dehors sans presque avoir eu le temps de se reconnaître. La nuit était complète à présent et la rue obscure, à peine éclairée par de faibles traces lumineuses tombées d’une fenêtre ou filtrant sous une porte. Il hésita sur ce qu’il devait faire. Retourner auprès de Guimard serait une sottise. D’autant qu’il le verrait certainement à l’auberge tout à l’heure puisqu’il y prenait ses repas. Aussi se mit-il en route sans plus tarder, content d’ailleurs de ce laps de temps qui allait lui permettre de décider de ce qu’il entendait dire ou ne pas dire. Pas question de parler du prince, de ses projets ou de ses déceptions ! Même s’il le détestait d’avoir pris Elisabeth, Arthur se faisait de l’honneur une trop haute idée pour livrer un ennemi malheureux. Tout dans son caractère se révoltait contre ce qui eût été une vilenie et c’en serait une que renseigner Guimard. Ce n’était malgré tout qu’un policier… et peut-être moins bon qu’il le croyait puisque, en dépit de sa surveillance, les allées et venues du prince semblaient lui avoir totalement échappé. Il valait beaucoup mieux que ça continue ! Et, dans cet ordre d’idées, le mieux serait encore de se faire servir dans sa chambre ! Il avait bien le droit d’être fatigué. Et, en fait, il l’était… horriblement ! Il ne sentait plus ses jambes, au point que le parcours dans les rues balayées par le vent lui fut pénible.

En entrant au Lion d’Or, il fit part à dame Madeleine de son intention de souper chez lui afin de pouvoir se coucher tôt. Elle l’approuva chaleureusement, ajoutant même qu’elle se chargeait en personne de lui préparer un plateau copieux.

— Il y en aura assez pour deux ! conclut-elle en disparaissant dans la cuisine avant qu’il ait eu le temps de lui dire qu’une seule ration serait suffisante, mais, comme il n’avait pas la moindre envie de discuter, il abandonna le sujet et monta dans sa chambre en traînant un peu les pieds, songeant, avec une délectation anticipée, au lit confortable qui l’y attendait.

Hélas ! entre lui et l’objet de ses désirs se dressa soudain la haute silhouette menaçante de Guillaume Tremaine !

— Par quoi préfères-tu commencer ? tonna la voix paternelle. La correction ou la confession ?

— La confession, si vous voulez bien, bâilla Arthur en levant sur son père un regard exténué. J’ai tellement sommeil que je n’en viendrai pas à bout si vous me battez avant. Vous aurez tout le temps pendant que je dormirai !

La colère de Guillaume tomba d’un seul coup. Il éclata de rire, fit asseoir son fils sur le lit tant convoité et prit place à son côté.

— Raconte ! fit-il sobrement.

Ce fut vite fait. Arthur n’avait qu’une envie : plonger dans le gros édredon séduisant comme une fraise pour s’y engloutir, mais il était écrit que ce ne serait pas encore pour tout de suite. Il commençait tout juste à se déshabiller quand une main nerveuse mais discrète frappa à la porte. Guillaume alla ouvrir, découvrant une femme vêtue et coiffée à la fois d’une ample mante noire à capuchon, qui entra vivement. À la vue de celui qui l’accueillait, elle retint avec peine un cri de joie :

— Vous êtes là vous aussi ? Dieu soit loué ! Je venais parler à votre fils mais c’est une vraie bénédiction que vous soyez venu !

Tremaine s’inclina sur la main gantée d’une mitaine de dentelle que l’on offrait à ses lèvres.

— Madame de Vaubadon ? C’est une véritable joie de vous revoir, dit-il avec une parfaite hypocrisie, car il n’aimait guère la jeune femme.

— Pas de noms, s’il vous plaît ! Ce n’est pas moi qui aurais dû venir, mais ce jeune homme m’avait déjà rencontrée et nous avons pensé qu’il m’écouterait plus volontiers qu’un inconnu. Nous avons à parler d’affaires graves.

Visiblements émue, elle adressait un rapide sourire à Arthur occupé à renouer sa cravate, avant d’aller prendre place sur la chaise laissée libre par Tremaine.

— Un instant ! dit celui-ci. Vous ignoriez ma présence et cependant vous veniez parler d’affaires graves, pour vous citer, à un garçon de quatorze ans ?

— Peu importe l’âge ! Il se comporte en homme et je n’avais pas le choix !

— N’est-ce pas cependant un peu soudain ? Si je compte bien, ma fille est chez vous depuis deux mois : pourquoi ne m’avez-vous pas écrit ?

— On ne sait jamais entre quelles mains peut tomber un billet. En outre, il n’y avait pas urgence. Aujourd’hui, nous sommes pressés. La situation qu’au début de l’été nous avions tout lieu de juger favorable n’a fait que se dégrader. S’il demeure plus longtemps, le prince va se trouver en grand danger… et nous aussi ! Il faut…

— La vie de conspirateur n’a jamais été de tout repos, interrompit vivement Guillaume. Je m’étonne que vous ne le sachiez pas encore : il m’est revenu que durant la tourmente vous vous êtes beaucoup dévouée à la cause royale.

— Et je suis prête à m’y dévouer encore, mais cette fois cela devient trop difficile : le prince doit repartir.

— Vous ne m’apprenez rien : Elisabeth l’a dit à son frère tout à l’heure. Croyez que je le déplore… mais qu’y puis-je ?

La jeune femme frémit d’impatience et, sous la mèche rousse rejetée par le capuchon, ses yeux noirs flambèrent.

— Vous ne comprenez pas. Il faut qu’il parte seul ! Et c’est pourquoi votre présence est une telle chance !

— Je ne comprends toujours pas. Ce ne serait pas la première séparation que ma fille accepterait.

— Elle n’acceptera pas celle-là. Lui non plus d’ailleurs, et c’est pourtant leur seule chance de vivre à l’un comme à l’autre.

Après un coup d’œil rapide à son fils qui, dans l’ombre des rideaux du lit, écoutait de tout son âme, Guillaume dit sèchement :

— Et si vous m’expliquiez ce nouveau mystère ?

— Volontiers, mais il me faut revenir en arrière. Lorsque le prince a quitté l’Angleterre en compagnie du baron de Sainte-Aline et de deux autres fidèles, il avait pour première destination… officielle Valognes où, chez Mlle Dotteville, la poétesse, il devait rencontrer le chevalier de Bruslart.

Mme de Vaubadon chuchotait presque, pourtant Guillaume ne résista pas au malin plaisir de lui faire remarquer qu’elle prononçait des noms.

— C’est pour que vous puissiez mieux situer tout ce monde ! répliqua-t-elle. Si vous ne connaissez pas l’auteur du Solitaire de la vallée de la Drôme vous êtes trop bon Cotentinois pour ignorer Bruslart.

Qui ne connaissait, en effet, ce personnage bouillonnant, turbulent, batailleur et obstiné dans lequel toute la Normandie royaliste voyait son plus ardent champion et dont le seul nom possédait le rare talent de mettre la police parisienne en émoi et de donner des sueurs froides à l’impassible Fouché lui-même ? Âgé alors d’une cinquantaine d’années, c’était un chouan redoutable, ancien confident et lieutenant du marquis de Frotté, le fameux chef de l’insurrection normande attiré dans un guet-apens à Verneuil en 1800 et fusillé, au mépris de la parole donnée, après un simulacre de jugement. Depuis ce drame, Bruslart, disait-on, avait juré de venger sur Bonaparte la mort de son ami et menait la vie aventureuse, folle, téméraire et même héroïque des anciens chevaliers errants, changeant sans cesse de gîte, ce qui donnait l’impression qu’il possédait le don d’ubiquité.

Cette grande facilité de mouvement, il la devait surtout à sa séduction personnelle qui lui valait de nombreuses maîtresses… et tout autant de caches : chez Rose Banville que l’on surnommait Jeanne d’Arc, près de Caen, chez Mlle Dotteville à Valognes, Mme de Thalleivaude à Bayeux, entre autres, sans compter ses belles amies de Paris… et Mme de Vaubadon par-dessus le marché. Toujours chevauchant, se battant, se cachant ou apparaissant à l’endroit où on l’attendait le moins, toujours armé comme un vaisseau de ligne mais d’une inaltérable gaieté, il avait tout ce qu’il fallait pour donner des sueurs froides au plus chevronné des argousins. Pourtant, s’il voulait venger Frotté, l’assassinat pur et simple lui répugnait. Son rêve était d’enlever le Premier Consul afin de le contraindre à se battre en duel avec lui. Pas de tyrannicide pour ce boute-feu d’un autre âge ! Un combat loyal mais sans merci.

C’est donc à ce Bruslart, dont le nom claquait comme un coup de feu, que le cabinet anglais adressait le duc de Normandie parce qu’il était tout à fait capable de concocter une bonne conspiration qui, lancée en même temps que celle de Cadoudal, doublerait les chances d’en finir avec le Premier Consul et de renvoyer la France au chaos. Seulement, quand il se rendit à Volognes, Louis-Charles ne trouva pas Bruslart. Celui-ci en était parti depuis deux jours et nul ne savait, bien entendu, ce qu’il était devenu.

— Pourquoi avez-vous dit « première destination officielle » en parlant de cet homme ? coupa Guillaume.

— Parce que le prince avait derrière la tête une idée dont il n’avait pas jugé utile de faire part à ses protecteurs britanniques. Il se rappelait que Valognes n’était pas bien loin des Treize Vents et, avant de se lancer dans l’aventure, il voulait revoir Elisabeth dont le souvenir lui était plus cher que jamais. Le destin voulut qu’ils se rencontrent dans la crique où l’on avait décidé de débarquer. Vous savez ce qui s’en est suivi : l’amour emporta tout, mais, puisque l’on emmenait une jeune fille tout à fait imprévue, Sainte-Aline, qui connaît bien la région, décida que l’on irait toucher terre ailleurs : les traces auraient été trop faciles à relever. Je ne saurais vous dire où ils ont finalement débarqué mais cela leur prit du temps, et Bruslart avait disparu. Dans l’espoir de le rejoindre, Mlle Dotteville, pensant qu’il avait peut-être gagné les îles Saint-Marcouf où il se terrait volontiers, les envoya alors chez l’un des nôtres près de Vierville où je me trouvais moi-même. C’est là qu’ils ont commis la folie de se marier…

— Je pense aussi que c’en fut une mais votre sentiment m’étonne. N’avez-vous pas été témoin ?

— Oui. Nous étions quatre, tout à la fois inquiets et éblouis par un amour vraiment rayonnant. Un amour comme toute femme rêve de le rencontrer un jour ! Bruslart peut-être aurait trouvé les mots pour convaincre, retarder au moins, mais il n’était pas aux îles Saint-Marcouf et pas davantage ici, ni à Caen. On le pensait à Paris et, comme le prince souhaitait rejoindre au plus vite ceux qu’on lui avait dits sûrs, il brûlait de s’y rendre. Vous savez, je crois, une partie de ce qui s’y est passé.

— J’ai ramené ma fille jusqu’aux abords de Bayeux mais lui, qu’est-il advenu de lui ?

— Ce serait trop long de tout vous raconter. D’ailleurs Sainte-Aline, qui est fermé comme un coffre-fort, ne m’a pas tout dit. Pas mal de déboires, je pense, jusqu’au retour en Normandie pour s’y retrancher en rassemblant le plus possible de partisans.

— A-t-il enfin rejoint votre Bruslart ?

— Ce n’est pas vraiment le mien ! fit la jeune femme avec un sourire un peu mélancolique. Nous sommes nombreuses à nous le partager ! Mais pour répondre à votre question : oui, la rencontre a eu lieu. Malheureusement à Paris et dans un lieu peu favorable : chez une Mme d’Anjou, encore une amie du chevalier mais qui se trouve être surtout l’agent des Princes : Artois et Provence. Et Bruslart, poussé par cette femme, a mis en doute la qualité de notre jeune duc. Il y avait bien quelques excuses, d’ailleurs. Son défunt ami Frotté, cependant associé à cette Mrs. Atkyns qui s’est tant dévouée pour la famille royale et a financé l’évasion de Louis XVII, est mort en croyant que la fuite ne s’était pas réalisée. En outre, le mariage avec votre fille a eu sur lui un effet détestable. Que le premier geste du fils de Louis XVI ait été de se mésallier lui est apparu tout à fait insensé… ou alors trop naturel venant d’un imposteur. Cependant, Sainte-Aline et aussi la noblesse naturelle du prince ont réussi à l’ébranler. Il est alors parti pour l’Angleterre afin de s’y renseigner. Il vient de revenir.

— Et alors ?

— Il y croit à présent. Seulement, devant la tournure prise par les événements, Londres veut que Louis-Charles revienne, mais seul S’il ramène Elisabeth, je crains qu’elle ne vive pas longtemps.

— Ces faillis chiens d’Anglais auraient-ils quelque chose à reprocher à ma fille ? gronda Tremaine en qui se réveillait la vieille haine contractée pendant le siège de Québec.

— Non, mais elle serait particulièrement gênante. Si vous voulez tout savoir, il y a là-bas une jeune lady… de sang royal, d’ailleurs, qui s’est prise pour le prince d’une vraie passion. S’il a obtenu de l’aide, c’est surtout grâce à elle. Qu’il s’annonce marié et sa femme aura tout à craindre d’une rivale puissante. Au mieux, elle disparaîtra dans quelque prison bien cachée.

— Et, sachant cela, ce garçon a osé lui faire courir un pareil danger ? Mais c’est un monstre.

— Non… C’est un enfant qui tient de sa mère un grand orgueil. Né près du trône, il se croit tous les droits. J’ajoute qu’il espérait bien ne jamais remettre les pieds en Angleterre. Il est probable qu’il renâclera quand on va lui parler de rembarquer. Pourtant, s’il veut garder une autre chance, il doit y retourner.

— Dans ce cas, il me semble que les choses sont simples : vous embarquez votre prince et vous me laissez Elisabeth ! C’est bien ça, au fond, que vous attendez de moi ?

— C’est à peu près cela, mais nous allons devoir y mettre certaines formes. Bruslart pense – et je crois qu’il a raison – diriger une nuit prochaine notre jeune couple jusqu’à une plage voisine sous prétexte de le conduire aux îles Saint-Marcouf pour s’y embarquer sur un corsaire hollandais. Le bruit court, en effet, ici, que des espions de Fouché sont à l’œuvre… Une fois au large, leur bateau sera abordé, le prince enlevé, porté sur une frégate anglaise qui croise à l’abri des îles. Il ne restera plus qu’à ramener Elisabeth à terre. Sachant son frère à Bayeux, elle ne sera guère surprise d’y voir aussi son père… et j’espère sincèrement qu’avec le temps elle oubliera.

— Comme c’est facile ! s’écria Arthur, outré. Est-ce que vous n’oubliez pas, vous, qu’elle est mariée devant Dieu et qu’il doit bien exister quelque part des traces de ce mariage ?

— Naturellement. Les registres paroissiaux de Vierville en font foi et aussi les extraits que possèdent chacun des époux, mais, aux yeux de la politique, ce ne sont que chiffons de papier.

— Pas aux nôtres ni à ceux de ma sœur !

— Je le sais et, croyez-moi, je l’aime beaucoup. C’est pour cela d’ailleurs que je lui souhaite assez de sagesse pour accepter plus tard une répudiation. Le temps peut, à la longue, devenir un allié : elle est si jeune ! Elle aimera encore, même si elle croit que c’est la dernière fois, et – grâce à Dieu ! – aucun enfant n’est en vue ! Ce serait un malheur. À présent essayons de nous mettre d’accord. J’ai peu de temps.

La visite de la jeune femme se prolongea cependant encore un bon moment. L’idée de reprendre Elisabeth souriait assez aux deux Tremaine, encore qu’ils se la reprochassent. Ils savaient si bien que, loin de son époux, celle qui leur était si chère serait malheureuse ! La pensée de la voir souffrir leur était pénible. D’autant que le vieux problème – Lorna – se posait toujours et que, dans l’immédiat, il était impossible de ramener son ennemie aux Treize Vents.

Quand leur visiteuse se fut enfin éloignée, Arthur donna là-dessus son sentiment :

— Quand nous serons de retour, le mieux sera peut-être de confier Elisabeth à Mlle Anne-Marie ? Pour quelques jours tout au moins. Pendant ce temps il faudra faire comprendre à Lorna qu’elle ne peut plus rester chez nous. Et nous montrer fermes. Avec un peu de chance l’un de vos bricks devrait pouvoir la conduire en Angleterre.

— Outre que la Manche en décembre est rarement agréable, il serait peut-être dangereux de l’exposer au feu des croisières anglaises ?

Repris par ses soupçons, Arthur frappa du pied.

— Père ! Vous finirez par me faire croire que vous tenez à la garder ! Si vous l’aimez…

— Je ne l’aime pas, et il n’y a pas à revenir là-dessus. Seulement, tu ignores ce qui s’est passé hier matin après ton départ si discret entre elle et le docteur Annebrun. Une scène plutôt pénible ! Elle est persuadée avoir mis un enfant au monde pendant qu’elle était inconsciente et elle nous accuse de l’avoir subtilisé… ou pire !

— Elle est folle !

— Pas encore, mais cela pourrait venir. Toujours est-il qu’elle exige son enfant… et, bien sûr, le mariage ! Tu vois que nous n’en avons pas fini avec elle !

— Miséricorde ! gémit Arthur. Il ne nous manquait plus que ça ! Mais je lui parlerai, moi ! Je lui dirai ce qui s’est passé. Elle a toujours eu confiance en moi.

— Plus maintenant, tu peux en être sûr. Elle se croit victime d’une vaste conspiration.

Le jeune garçon réfléchit un instant, puis :

— Oublions Lorna, père ! Nous avons assez de tourment avec ce qui nous attend ici. Et, à ce propos, qu’allons-nous faire de M. Guimard ? Le mettre au courant du prochain départ ?

— Surtout pas ! Il aime ta sœur – si tu ne le savais pas, je te l’apprends ! –, mais il désire vivement, bien qu’il dise le contraire, s’emparer d’un homme qui peut représenter un obstacle sur la route de son idole : le Premier Consul. Et s’il savait que Bruslart est à Bayeux, rien ne pourrait le retenir, parce que c’est un policier dans l’âme. Crois-moi : il vaut beaucoup mieux ne pas tenter le diable.

— Il faut pourtant bien lui dire quelque chose !

— Bien entendu. Nous le verrons avant de quitter la ville et notre version sera celle-ci : je suis venu te chercher en dépit d’une affaire importante que j’ai dû laisser en souffrance et qui me rappelle d’urgence. Et on s’en va !

— Vous pensez qu’il va croire ça ?

— Pourquoi pas ? Il m’arrive d’être convainquant, tu sais ! Au fait, on va voir ça tout de suite ! Je vais descendre souper tandis qu’on te montera ton repas. S’il est là, je l’invite et je lui parle. Toi, pour ce soir, tu n’as plus rien d’autre à faire que manger et dormir.

Après une tape affectueuse sur la tête de son fils, Guillaume jeta un coup d’œil à sa tenue, se lava les mains et sortit de la chambre en priant le bon Dieu que Guimard n’ait pas rencontré Mme de Vaubadon.




1- Tremaine veut dire « trèfle ».

Chapitre IX Une voile sur la mer

Le lendemain, les deux Tremaine quittaient Bayeux, vivement regrettés par Madeleine Le Provost, qui avait espéré garder quelque temps des messieurs d’un type assez différent de celui qu’elle côtoyait d’habitude. Cœur tendre, elle plaignait beaucoup le jeune Arthur dont la mine contrite et les yeux fixés au sol laissaient deviner qu’il avait eu de gros ennuis avec son père. À l’air sévère de celui-ci on pouvait conjecturer qu’il entendait faire passer à son rejeton le goût des grandes aventures courues sans autorisation. Mais, comme elle croyait à une histoire d’amour, elle trouva tout de même le courage de murmurer, tandis que Guillaume payait leur écot à tous deux :

— Puis-je espérer, monsieur, que vous ne montrerez pas trop de rigueur à ce charmant jeune homme ? Ma défunte mère – Dieu ait son âme ! – disait volontiers que le cœur a des raisons que la raison ne connaît pas.

S’il fut surpris d’entendre une plantureuse aubergiste bajocasse citer Pascal, Guillaume n’en montra rien, se contentant de prendre la main potelée de son hôtesse pour un rapide baiser avec un sourire qui aviva les regrets de celle-ci :

— Puisque vous plaidez sa défense, belle dame, la pénitence ne sera pas trop rude. Ce vaurien a de la chance.

En rejoignant son fils, Guillaume le félicita de son talent de comédien.

— Notre hôtelière est persuadée que je t’ai battu comme plâtre. Elle m’a demandé de me montrer clément.

— C’est très gentil à elle, mais je n’ai pas vraiment joué, père. En vérité, je suis malade d’angoisse. Le plan de cette Mme de Vaubadon ne m’inspire pas vraiment confiance. Et puis, il y a ce vent qui s’est renforcé dans la nuit. La mer doit être mauvaise et s’il faut laisser Elisabeth s’embarquer, même pour être ensuite ramenée…

Le vent semblait, en effet, souffler des quatre horizons, écartelant le pays dont les arbres dépouillés se tordaient sous un ciel fuligineux. Pourtant, c’étaient de grandes rafales qui ne duraient pas. Elles accouraient d’un côté ou de l’autre, courbant tout sur leur passage puis passaient leur chemin.

— Crois-tu que je n’y pense pas ? grogna Tremaine en assurant son chapeau sur sa tête. Le prêtre qui doit les conduire est, paraît-il, le meilleur marin de toute la côte. Cela veut dire qu’il est sans doute respectueux de la vie humaine. De toute façon, nous serons chez lui avant eux et je te jure que nous veillerons au grain.

Pour ne pas trop fatiguer leurs montures, les deux cavaliers partirent au petit galop. Moins rapide que le superbe Sahib, Rollon était aussi plus lourd et son poids lui permettait de mieux résister aux bourrasques. La route qui se rapprochait peu à peu d’une côte faite de grandes dunes herbeuses était bosselée, assez difficile et il fallut plus de deux heures pour atteindre Vierville, un village de pêcheurs au bord d’une longue étendue de sable reliant les falaises de la pointe de la Percée à celles de Port-en-Bessin. Un château, à l’entrée, et la tour carrée d’une église romane s’élevaient au-dessus d’une poignée de chaumières qui avaient l’air de faire le gros dos sous l’averse diluvienne que le vent en s’éloignant laissait derrière lui. La mer était grise, crêtée d’écume jaunâtre, mais moins forte que les deux voyageurs ne le craignaient ; ce qui les rassura un peu.

Ils n’eurent guère de peine à trouver le presbytère : une maison à peine plus importante que les autres mais faite de pierres mieux taillées et coiffée de schiste. Un enclos comportant un petit commun la complétait. Le temps y était peut-être pour quelque chose, mais on ne voyait pas âme qui vive et sous ce ciel brouillasseux l’endroit donnait une impression de tristesse et d’abandon. On pouvait se croire au bout du monde.

Attachant leurs chevaux à l’abri d’un contrefort de l’église, Guillaume et son fils allèrent frapper à la porte étroite et haute, marquée d’une croix. Un prêtre, dont la soutane semblait posée sur ses épaules musculeuses depuis des siècles tant elle arborait de teintes variées, vint ouvrir. C’était l’abbé Nicolas, curé de Vierville, celui-là même qui le 8 juillet précédent avait marié Elisabeth et son prince. Un étonnant personnage par-dessus le marché.

Dans tout le pays, sa réputation de charité était passée à l’état de proverbe, mais il ne cherchait pas seulement à soulager la misère humaine. L’immense générosité de l’abbé cachait aussi une activité occulte et politique en parfaite harmonie avec ses convictions profondes ; c’était le plus hardi et le plus endurant des courriers royalistes.

Un loup de mer endurci, ne craignant personne pour le courage et l’énergie ! Trois fois la semaine environ, le curé, sa messe dite et son bréviaire récité, s’embarquait par tous les temps dans un canot qu’il dirigeait seul et gagnait ainsi les îles Saint-Marcouf, rendues à la France, mais pratiquement désertes et où les navires anglais s’aventuraient toujours. Là s’opérait l’échange des lettres et la remise des paquets que le brave prêtre apportait à ceux de Bayeux sous couleur de visiter sa vieille amie Mme Amfrye qu’il confessait depuis de longues années, ce qui ne choquait en rien les desservants de la paroisse Saint-Patrice où résidait cette pieuse dame, en fait une des plus militantes des royalistes de la région. Elle tenait le dépôt des fonds que les émigrés d’Angleterre envoyaient au parti et se chargeait en outre de leur correspondance. Enfin, comme l’abbé lui-même, elle était de ceux que le retour du roi errant avait profondément troublés. Non qu’elle eût mis en doute sa qualité, mais sa tentative n’allait pas sans l’inquiéter et, si elle avait été le témoin attendri du mariage, elle ne l’avait pas vraiment approuvé.

En découvrant sur son seuil ces parfaits inconnus, l’abbé Nicolas eu un froncement de sourcils que le plus grand des deux visiteurs effaça rapidement :

— Je suis Guillaume Tremaine, dit-il, le père de cette jeune Elisabeth que vous avez mariée le 8 juillet dernier. Et voici mon fils Arthur.

— C’est un peu tard pour la cérémonie, mais je suis tout de même heureux de vous voir, monsieur… sauf si vous songez à contester !

— Pas le moins du monde ! J’aime trop ma fille pour la vouloir malheureuse. C’est pourquoi le rôle que nous venons jouer ici est un peu délicat, mais Mme de Vaubadon que nous avons rencontrée hier nous a dit que vous comprendriez. Pouvons-nous entrer ?

— Mais je vous en prie ! Je vous tiens là en plein courant d’air. Installez-vous près du feu et mettez-vous à l’aise.

Plus pauvre intérieur ne se pouvait concevoir que celui de ce prêtre marin entre les mains duquel passaient souvent de fortes sommes : des murs lépreux, quelques meubles indispensables, mais sans valeur, un sol carrelé de rouge sans tapis, des fenêtres sans rideaux… Pourtant, tout cela rayonnait de propreté au point de donner une impression de simple élégance grâce au grand feu d’ajoncs dont s’illuminait la cheminée et à l’admirable crucifix d’ivoire, d’une sévérité janséniste, qui régnait sur le manteau de pierre.

Même contraste chez l’homme : avec son visage aux traits rudes, tanné et recuit par les intempéries, il ne devait guère se distinguer des pêcheurs de cette côte sauvage mais son regard, sous le chaume grisonnant des cheveux trop longs, irradiait la lumière pure d’un ciel d’été. Un regard qui inspirait une immédiate confiance. Aussi, n’ayant aucune raison d’essayer de jouer au plus fin, Guillaume lui raconta les événements des derniers jours et la raison de sa présence à Vierville. L’abbé ayant, pour sa part, ramené la veille Bruslart des Saint-Marcouf savait déjà qu’il venait chercher le prince et qu’une cruelle déception attendait sa jeune femme. Ce qu’il désapprouvait d’ailleurs fermement :

— L’homme ne doit pas séparer ceux que Dieu à unis, déclara-t-il. Malheureusement la politique n’a rien d’humain avec sa manie de régenter, contre vents et marées, l’existence de gens de quelque importance. Au mépris de toute logique, on a encouragé cet enfant à venir, sans armes, sans assistance militaire et presque sans argent, souffler le feu chez un ennemi infiniment plus puissant que lui. Il s’est trouvé qu’il a pu rencontrer la jeune fille qu’il aimait et qui était pour beaucoup dans son désir de revoir la France. Tous deux s’aiment infiniment et moi je ne me suis pas senti le courage de leur refuser de vivre un vrai bonheur la tête haute. Qu’il ait au moins ça, ce malheureux garçon si cruellement éprouvé : la chaleur d’une femme dans sa vie errante ! Et voilà que, maintenant, la politique décide qu’il doit s’en séparer pour ne pas déplaire à une péronnelle anglaise titrée qui se verrait bien reine de France en exil ! Oh ! c’est indigne ! Indigne !

— Est-ce à dire, l’abbé, que vous me désapprouvez d’avoir accepté ce que m’a proposé Mme de Vaubadon au nom de ses amis ? fit Tremaine, soudain inquiet.

— Bien sûr que non ! Vous êtes père et je connais trop les Anglais pour ne pas les savoir capables de tout. Nous pensons tous deux qu’il arriverait malheur à cette mignonne si elle partait avec lui et c’est la raison pour laquelle je vais vous aider à lui faire ce chagrin, parce que c’est la seule façon de la sauver. Cependant, je prierai Dieu qu’il permette un jour la réunion de ces deux enfants. Mais vous devez avoir faim ?

— Nous ne voulons pas vous déranger. Il doit bien y avoir une auberge, ici.

— Oui, mais vous y détonneriez comme un coq chez des canards. Votre aspect est un peu trop remarquable, monsieur Tremaine, aussi vais-je vous garder ici jusqu’à ce soir. Il serait même souhaitable que votre fils aille chercher vos chevaux pour les mettre à l’écurie. Elle n’est pas grande mais elle suffira, ma monture à moi étant partie hier entre les jambes impatientes de M. de Bruslart.

Le repas, composé de « graisse de Cherbourg1 » et de fromage, accompagnés de pain croûteux fraîchement cuit, fut modeste mais excellent. L’appétit creusé par leur course, les deux voyageurs se régalèrent, puis, à l’invitation de l’abbé, ils s’établirent dans la chambre du prêtre, pour y prendre un peu de repos. La nuit à venir risquait, en effet, d’être longue et rude. La pièce était sans feu mais, enveloppés de leurs manteaux, ils s’endormirent rapidement. L’abbé, lui, resta dans la salle commune pour lire son bréviaire.

L’arrivée des Tremaine lui apportait un certain apaisement, calmait l’inquiétude qu’il ressentait depuis qu’à l’île du Large, il avait embarqué Bruslart, mis à terre quelques heures plus tôt par un canot de la frégate anglaise ancrée dans les brumes non loin des trois îlots dont se composaient les Saint-Marcouf. En dépit des rochers qui les entouraient, en effet, des bâtiments d’une certaine importance pouvaient approcher sans risque d’environ cent cinquante mètres. À condition de connaître les passes, bien entendu. Or, les nouvelles que Bruslart rapportait ne lui avaient pas plu. Elles rejoignaient trop celles entendues chez Mme Amfrye : la noblesse de la région, mal convaincue de la légitimité du prince, préférait garder espoir en celui qui se faisait appeler Louis XVIII. Depuis, l’abbé se tourmentait pour la belle jeune femme que l’on allait abandonner ainsi. Pas seule, bien sûr : Mme de Vaubadon serait là pour la recueillir, la ramener à Bayeux où Mme Amfrye, cette fois, se chargerait d’elle afin de mieux préserver sa réputation ; celle de la belle Charlotte n’étant pas des meilleures en dépit de son dévouement. En fait l’idée que la jeune « duchesse » allait pouvoir reprendre place au sein de sa famille soulageait beaucoup l’abbé Nicolas. Il aurait cependant préféré que son bateau à lui ne soit pas le théâtre de ce qu’il considérait comme une mauvaise action… Et puis, en mer, un accident est vite arrivé. Non, décidément, il n’aimait pas du tout le projet du chevalier de Bruslart, mais comment faire pour empêcher la jeune femme d’embarquer ?

Ce problème tourmentait aussi Guillaume et Arthur tandis que vers minuit – c’était l’heure de la marée – ils attendaient tapis dans la chambre obscure que le signal de l’arrivée des voyageurs soit frappé à la porte du prêtre. À présent que l’instant approchait le plan conçu pour l’enlèvement du prince leur semblait insensé, inutilement cruel et, tout à coup, Guillaume entendit :

— Si seulement nous pouvions trouver les rames, nous prendrions l’une des barques de la plage et nous les suivrions. Ce serait un jeu d’enfant pour nous.

Les ténèbres cachèrent son sourire : il éprouvait toujours une joie profonde à voir se manifester le courage de son fils. Il comprit qu’Arthur était prêt à tout et que lui-même ne pouvait le décevoir. De toute façon, il acceptait de moins en moins ce rôle d’observateur passif.

— Ce serait peut-être difficile ! Cependant sois en repos ! Je te promets de ne pas les laisser emmener Elisabeth. J’ai trop peur d’un accident !

— Si c’est vous qui l’empêchez de partir, elle vous détestera.

— J’aime mieux courir ce risque-là qu’aucun autre.

Il se tut brusquement. Des coups frappés sur le bois d’une porte par un poing vigoureux se faisaient entendre, des coups frappés selon le rythme annoncé par l’abbé.

— Chut ! Les voilà ! souffla-t-il.

L’oreille collée au vantail, ils retinrent leur souffle. Deux voix leur parvenaient : celle du prêtre et celle d’un autre homme, mais ils ne pouvaient entendre ce qu’elles disaient. Il y eut ensuite des raclements de pieds puis le bruit de la porte qui se refermait. En même temps le mince pinceau lumineux qui glissait sous la porte s’atténua considérablement : l’abbé avait dû souffler les chandelles. La salle, en effet, n’était plus éclairée que par le feu quand ils la traversèrent pour sortir à leur tour.

La lune en son dernier quartier éclairait d’autant moins que des nuages la couvraient la plupart du temps mais les deux Tremaine possédaient des yeux de chat. Ils aperçurent à quelque distance un groupe confus se dirigeant dans la direction indiquée par le curé : la pointe de la Percée, dans le voisinage immédiat de laquelle il laissait toujours son bateau. Le village, d’ailleurs, n’en était distant que d’une centaine de mètres. On n’entendait aucun bruit, sinon celui du ressac, le sol sableux étouffant les pas. Ce qui permit aux Tremaine de presser l’allure.

Bientôt ils distinguèrent cinq personnes : trois hommes et deux femmes. L’une d’elles semblait soutenue par sa compagne et le plus grand et le plus mince aussi des hommes, ce qui parut bizarre aux suiveurs. Ce ne pouvait être qu’Elisabeth et, pourtant, elle n’était pas de celles qui ont besoin d’appui : qu’elle marchât au bras de son époux, rien de plus naturel, mais pourquoi Mme de Vaubadon – c’était elle sans doute ! – l’étayait-elle de l’autre côté ? Était-elle souffrante tout à coup ? Guillaume retint une exclamation d’inquiétude : là-bas, la femme venait de trébucher. Elle fut tombée sans ses compagnons et d’un seul coup l’inquiétude devint une angoisse qu’Arthur traduisit aussitôt :

— On ne lui aurait pas fait boire quelque chose pour l’endormir à moitié ? murmura-t-il. Elle se portait à merveille quand je l’ai vue hier.

— S’ils ont fait ça…

Le groupe descendait à présent vers les rochers qui formaient une petite crique au bout de cette grève lugubre. L’abbé avait dit que son bateau attendait là tourné vers le large, près de grosses pierres formant embarcadère. Il faisait vraiment froid à présent et, bien qu’on ne fût pas encore à la mi-décembre, le ciel tout à coup fit voltiger des mouches blanches sur l’eau couleur d’ardoise.

— La neige à présent, mâchonna Guillaume. Il ne nous manquait plus que ça !

D’un même mouvement, son fils et lui s’élancèrent pour s’abriter derrière les roches et approcher suffisamment afin de pouvoir intervenir facilement et surtout entendre ce qui se dirait : l’endroit était tellement désert qu’il était bien inutile de chuchoter.

— Curieux ! souffla Arthur. On dirait qu’ils attendent quelque chose ou quelqu’un.

— Plutôt quelqu’un : je ne vois pas Sainte-Aline, souffla Guillaume qui distinguait assez bien les personnages à présent, grâce au croissant lunaire momentanément dégagé. C’est le mentor du prince… ce grand jeune homme sur qui s’appuie Elisabeth.

— J’aurais deviné tout seul ! grogna le frère, furieux de constater l’extrême harmonie de ce couple juvénile et la tendresse avec laquelle Louis-Charles enveloppait sa compagne d’un pan de son propre manteau pour l’abriter encore mieux.

La tête de la jeune femme reposait sur l’épaule de son époux qui, à cet instant, posait ses lèvres sur le front découvert par le capuchon.

Guillaume ne releva pas l’insolence, occupé qu’il était à observer le seul personnage qu’il ne connaissait pas : un homme barbu, assez court de taille mais solidement charpenté et qui portait sur lui tout un arsenal de pistolets et de poignards. Sans aucun doute le fameux Bruslart. Il discutait avec l’abbé, trop bas pour qu’on pût surprendre leurs paroles, mais assez véhémentement pour laisser supposer un désaccord. Et soudain Guillaume entendit :

— C’est de la folie ! Madame la duchesse est malade ! En l’embarquant vous la condamnez au supplice.

— Dites que je m’y condamne moi-même, l’abbé ! coupa Elisabeth. Même si j’étais mourante, je suivrais mon époux. Et ce n’est qu’un malaise.

La discussion s’arrêta là : venant du chemin côtier deux hommes arrivaient, traînant après eux un troisième qui se débattait sans pouvoir leur échapper : Sainte-Aline et une espèce de rustre taillé comme une armoire, qui devait être son valet à tout faire. Guillaume reconnut tout de suite le prisonnier dont la barbe et la moustache postiches avaient dû s’évanouir dans la bagarre :

— Sacrebleu ! Ils ont pris Victor Guimard ! Cet imbécile a dû les suivre.

— Vous êtes sûr que c’est lui ? fit Arthur.

— Tout à fait. Tu l’as connu avec des postiches, mais regarde mieux !

— Vous ne croyez pas qu’on aurait mieux fait de l’emmener ? Après tout, il pouvait nous être utile…

— Je t’ai dit mes raisons mais, chut ! Écoutons !

En effet, ses deux gardiens venaient de jeter Guimard aux pieds de Bruslart, le nez dans le sable, en déclarant que c’était un espion.

— Il nous suit depuis Bayeux, dit Sainte-Aline, mais j’ai préféré le laisser venir jusqu’ici, sachant bien qu’il serait plus facile d’en disposer dans ce coin désert.

En dépit de sa situation précaire, le policier tentait cependant se défendre :

— Vous êtes fou, mon bonhomme ! On a tout le même bien le droit d’aller de Bayeux à Vierville ? Le chemin n’est pas à vous tout seul… ou alors, c’est que vous êtes des brigands ! Prenez ma bourse et laissez-moi tranquille !

— Nous n’avons que faire de votre argent. Qui êtes-vous ?

— Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ? Vous êtes en force et je suis tout seul, alors qu’attendez-vous de moi ?

— La vérité. Pourquoi nous suiviez-vous ?

— Encore une fois, je ne vous suivais pas, mais il est probable que je perds mon temps à vous le répéter.

— Justement, vous n’en avez plus beaucoup, de temps, alors dépêchons ! Si vous ne répondez pas, je vous abats sur-le-champ.

Une arme, dirigée contre le tempe de Guimard, venait d’apparaître au poing de Sainte-Aline, suscitant aussitôt la protestation du prince :

— Rangez ça, baron ! Je n’admettrai jamais que l’on tue un homme de sang-froid.

— Même un suppôt de Fouché, et je parierais que c’en est un ? Le laisser derrière nous, c’est risquer beaucoup.

— Je préfère risquer plus encore ! Ficelez cet homme, bâillonnez-le et abandonnez-le dans quelque coin. Avant une heure nous serons hors d’atteinte.

Du bout de son arme, le baron adressa au prince un salut dérisoire :

— Votre sécurité avant tout ! Je me considère responsable de vous et vous obéirai mieux quand nous serons loin.

Le pistolet redevenant menaçant, Louis-Charles allait s’élancer au risque de se faire blesser quand une voix froide se fit entendre :

— Baissez ce pistolet, baron ! Si vous tirez, je vous loge une balle en pleine tête et, soyez-en certain, je tire juste ! Vous serez mort avant d’avoir eu le temps de dire ouf !

Quittant son abri rocheux, Tremaine s’avança calmement, une arme à chaque poing.

— Quel luxe de précautions, ricana Sainte-Aline. Je n’ai qu’une tête à vous offrir et si vous êtes si habile…

— Je le suis, fit Guillaume, gravement. Mais M. de Bruslart ici présent pourrait être tenté de vous prêter main-forte.

Un glapissement alourdi de sable se fit entendre, poussé par Guimard.

— Bruslart ? Vous avez dit Bruslart ? Dieu du Ciel ! Dire que je n’en savais rien et que j’aurais pu débarrasser le Premier Consul de ce furoncle enragé !

— Remettez-vous, baron ! fit Guillaume avec indulgence. Vous aurez votre chance plus tard.

Pendant cet échange de civilités, Sainte-Aline détourna vivement son pistolet pour viser Guillaume mais, cette fois, le prince s’élança, dévia le coup qui alla se perdre dans la mer. Le double cri des deux femmes lui fit écho.

— En voilà assez, Sainte-Aline ! gronda le prince. Je vous ai déjà dit que je ne voulais pas de sang ! Si vous tuez mon beau-père, je ne vous pardonnerai jamais… Faites ce que je vous ai ordonné. Ficelez cet homme et qu’on en finisse ! La marée n’attend pas.

Sûr d’être obéi cette fois, il retourna vers sa jeune femme que Mme de Vaubadon venait de faire asseoir sur une roche habillée d’algues avant de lui donner à respirer un flacon : elle était en effet en train de s’évanouir. Cependant, elle repoussa les sels d’alcali, tendant vers Tremaine une main qui l’appelait.

— Père ! balbutia-t-elle. Que faites-vous ici ? Pourquoi êtes-vous venu ? Arthur ne m’avait pas dit…

— Je ne savais pas qu’il m’avait suivi, répondit l’interpellé qui, armé lui aussi, ne quittait des yeux ni Sainte-Aline ni Bruslart. Je l’ai trouvé dans ma chambre en rentrant à l’hôtel hier soir.

Devant l’attitude résolue de son fils, Tremaine abaissa un peu ses pistolets pour s’approcher de sa fille.

— Hier je venais chercher Arthur, mais ce soir c’est toi que je veux emmener. Tu es malade, Elisabeth ! Tu ne peux pas partir.

— Elle était en parfaite santé il y a quelques heures et je saurai bien prendre soin d’elle, affirma Louis-Charles en s’agenouillant près de sa jeune femme. Ne vous l’ai-je pas promis ?

— Sans doute, mais vous en serez incapable parce que ceux qui sont avec vous ne vont pas vous permettre de l’emmener. Cet embarquement est un coup monté : quand vous serez en mer, vous serez abordé et l’on vous enlèvera de force en la laissant aux soins de l’abbé.

— Où avez-vous pris pareille fable ? gronda le jeune homme indigné. Mes amis sont assez rudes sans doute mais n’aventureraient jamais leur honneur dans une telle comédie.

— C’est pourtant vrai, mon prince, émit tristement l’abbé Nicolas qui avait fini par abandonner ses manœuvres d’appareillage pour aider Sainte-Aline à ficeler le policier. Je ne vous cache pas que cette duperie me pesait. Voyez-vous, beaucoup de vos partisans n’ont pas admis votre mariage et les Anglais ne l’accepteront pas davantage. Si votre jeune duchesse part avec vous, il se peut que vous la perdiez en chemin…

— Vous avez accepté ça ? Vous, un homme de Dieu ?

— Oui, Monseigneur. Parce que c’était la seule façon de la sauver.

— Je crois que vous en avez la preuve, gronda Tremaine. Vous ne trouvez pas étrange qu’elle tienne à peine debout ? Allez à vos affaires et cette fois laissez-moi l’emmener ! Vous viendrez la rechercher plus tard.

— Non, père, je vous en supplie ! Ne lui demandez pas de me quitter ! balbutia Elisabeth d’une voix faible et embrumée qui fendit le cœur de Tremaine.

Mais déjà son époux l’entourait de ses bras en s’asseyant auprès d’elle.

— Aussi ne vous quitterai-je pas, mon cœur. Je reste avec vous. Partez sans moi, messieurs ! Je n’ai que faire de l’Angleterre… ni même de la couronne ! Je m’en remets à M. Tremaine : il nous trouvera bien, en notre beau duché, un coin pour y vivre tranquilles !

— D’autant qu’il est tout trouvé, dit Guillaume, pensant à la maison du Galérien. J’ai fait don à ma fille d’un petit bien que je viens de restaurer et, en attendant mieux…

Une exclamation du chevalier de Bruslart l’interrompit. Depuis un instant celui-ci s’était écarté pour observer la mer.

— Regardez ça ! On dirait que ces faillis chiens d’Anglais ne nous font guère confiance. Alors qu’ils avaient ma parole !

En effet, un navire sous voile venait d’apparaître, sortant du léger rideau de neige, aussi tranquille que s’il s’apprêtait à mouiller dans quelque port britannique. En même temps, une chaloupe débordait la pointe de la Percée : huit marins aux rames, un au gouvernail et une dizaine de soldats de marine armés de fusils, tous pointés vers la plage. Plus un officier nanti d’un porte-voix.

— Préparez-vous à embarquer, gentlemen ! Nous ne pouvons nous attarder plus longtemps dans ces parages et j’ai reçu l’ordre de venir vous chercher. Au cas où vous auriez changé d’avis, je ne vous conseille pas de résister : nous tirons au moindre geste suspect.

— C’est ce qui s’appelle avoir de bons amis, ironisa Tremaine. Que faisons-nous, Monseigneur ? C’est à vous d’ordonner. Nous vous défendrons jusqu’au bout s’il le faut.

— Parlez pour vous ! protesta Guimard que le couteau d’Arthur venait de libérer et qui se secouait. Moi, je n’ai pas de roi.

— Cela veut-il dire que vous aideriez ces foutus Anglais si nous décidions de résister ?

— Tout de même pas, mais ce serait vraiment de la folie. Et ça m’étonnerait que vos joyeux compagnons aient envie de se faire tuer. Regardez donc celui-là ! ajouta-t-il en montrant Sainte-Aline qui barbotait déjà dans la vague au-devant de la chaloupe en conseillant à ses occupants d’aborder.

— Décidément, je n’ai jamais aimé cet homme ! grogna Bruslart. Voulez-vous que je le tue, Monseigneur ?

— J’ai peur que cela ne serve à rien, murmura l’abbé d’une voix navrée. Nous ne sommes vraiment pas en force…

Avec un soupir, le prince se releva, laissant encore une main posée sur l’épaule de sa femme.

— Vous avez raison, l’abbé ! Personne ne mourra ! Le roi mon père, dont Dieu ait l’âme, est mort d’avoir refusé de faire couler le sang de ses sujets rebelles et je veux l’imiter. Si je permettais de tirer, les conséquences pourraient être tragiques et nous avons des dames avec nous. Puisque ces gens sont venus me chercher, il vaut mieux que je les suive.

— Non ! gémit Elisabeth, non ! Je ne veux pas !

— Soyez courageuse, Elisabeth, je vous le demande. Nous allons être séparés pour quelque temps encore.

— Vous voulez partir ? Sans moi ?

— Il le faut. Je tiens trop à vous pour aventurer votre existence, mais si je vis soyez certaine que nous nous retrouverons. Je vous aime infiniment et vous le savez.

La chaloupe touchait terre à présent. La lune faisait briller les hauts chapeaux vernis des soldats qui accouraient déjà, conduits par le baron de Sainte-Aline. Le prince les retint loin de lui d’un geste tellement royal qu’ils reculèrent.

— Je n’en ai pas encore fini !… Sainte-Aline, vous me paierez cela un jour ! Monsieur Tremaine, je vous confie la duchesse jusqu’au jour où je vous la réclamerai. Quant à vous, monsieur le curé, merci de ce que vous avez fait… de ce que vous faites inlassablement. À vous, mon amour, je vous dis au revoir… Un jour viendra où nous oublierons cette mauvaise habitude que j’ai de vous laisser derrière moi sur une plage normande.

Se courbant rapidement, il enfouit un instant son visage dans les deux mains tremblantes de sa jeune femme puis les déposa dans celles de Guillaume, bouleversé.

— Allons, messieurs !

Il rejoignit la ligne d’écume du flot. Sur l’ordre de leur officier, deux soldat le soulevèrent pour lui éviter de se mouiller les pieds. À cet instant, Bruslart s’inclina brièvement devant Elisabeth qui sanglotait sur l’épaule de son père et planta son regard flamboyant dans celui de Tremaine :

— Je n’aime pas que l’on bouleverse mes plans et j’ai des comptes à régler à Londres. Alors je vais avec eux… De toute façon, notre jeune roi pourrait bien avoir besoin de moi.

— Vous y croyez donc, à présent ? fit l’abbé Nicolas, sarcastique.

— Oui. Il est bien le fils de Louis XVI et je le proclamerai. Bénissez-le, l’abbé et bénissez-moi ! Nous aurons grand besoin, je crois, du secours de Dieu.

— S’il ne tient qu’à moi vous l’aurez. Je n’ai pas attendu votre permission pour prier, Bruslart !

Le chevalier partit en courant tandis que, face à la mer, le prêtre traçait un ample signe de croix. On le vit sauter dans la barque au moment où les soldats la poussaient vers la vague. Un commandement bref et les rames plongèrent, entraînant la chaloupe qui s’effaça bientôt dans la nuit, suivie des yeux autant qu’il fut possible par ceux qui restaient. Elisabeth pleurait doucement dans les bras de son père. Debout auprès d’eux, Mme de Vaubadon, qui n’osait plus consoler la jeune femme, serrait sa grande mante autour d’elle sans cesser de regarder le vide. Il y avait des larmes dans ses yeux et, de temps en temps, elle chassait d’une main distraite les flocons de neige qui commençaient à s’espacer. Mais le froid se faisait plus vif tout à coup.

— Il faut ramener votre fille chez moi, dit l’abbé à Tremaine, sinon elle va prendre mal !

— Merci. Viens, mon enfant chérie ! Encore un peu de courage !

Mais quand il voulut l’aider à se relever, les jambes d’Elisabeth se dérobèrent et elle glissa sur le sable. Arthur, qui s’expliquait un peu plus loin sur le mode aigre-doux avec Guimard, accourut, prit sa main en levant vers Mme de Vaubadon un regard accusateur.

— Elle est toute froide ! Que lui a-t-on fait chez vous ? Elle se portait à merveille quand je l’ai quittée hier soir.

— Je vous jure que je n’en sais rien ! Elle allait au mieux jusqu’à ce que nous montions dans la voiture qui nous emmenait rejoidre le chevalier sur la route de Vierville. M. de Sainte-Aline nous accompagnait. Quant au prince et au valet du baron, ils étaient partis à pied deux heures avant nous, comme des visiteurs. Nous les avons repris dans une chapelle de campagne… Elle s’est sentie tout à coup somnolente, un peu nauséeuse.

Guimard, qui avait suivi Arthur, interrogea brutalement :

— Elle a mangé quelque chose avant de partir ?

— Nous n’avions faim ni l’une ni l’autre. Cependant, nous avons pris une collation. M. de Sainte-Aline a insisté dans ce sens pour que nous ne risquions pas une faiblesse…

— C’est un succès ! Votre Sainte-Aline ne me dit rien qui vaille : il ne lui aurait pas fait avaler une drogue quelconque ?

— Une drogue ? Mais pourquoi ?

— Pour rendre la séparation plus facile ! gronda Guillaume qui essayait de ranimer sa fille en frappant de petites tapes sèches sur ses joues. Ou peut-être pour pouvoir la jeter à l’eau plus commodément ! Donnez-moi donc votre flacon de sels !

— Nous la transporterons au presbytère, coupa l’abbé Nicolas. Je vais chercher un brancard. Venez avec moi, vous ! ajouta-t-il en tirant Guimard par la manche. Je ne sais pas qui vous êtes au juste, mais vous avez l’air solide.

— Assez solide pour l’emporter sans l’aide de personne.

Il voulut se pencher pour enlever Elisabeth dans ses bras, mais Guillaume s’y opposa ;

— Non. Elle semble avoir peine à respirer. Mieux vaut l’emmener étendue. Faites vite !

Les deux hommes prirent leur course en direction de l’église et n’échangèrent pas un mot pendant le trajet mais, à peine rentré chez lui, l’abbé Nicolas ouvrit un placard, y prit un fusil et coucha en joue Victor stupéfait.

— Et maintenant, mon garçon, dites-moi un peu qui vous êtes ! Vous ne m’avez pas l’air très catholique !

— Je le suis presque autant que vous. Qu’est-ce qui peut vous faire croire le contraire ?

— De petits détails ! Certes, M. Tremaine a l’air de vous connaître : il vous appelle baron et son fils coupe vos liens pendant qu’on a le dos tourné, mais on vous a tout de même bien pris en flagrant délit d’espionnage et, en outre, j’ai tendance à trouver bizarre un homme qui traite M. de Bruslart de furoncle enragé, mais qui semble vénérer ce chenapan de Buonaparte. Alors, expliquez !

— Que lui reprochez-vous, à « Buonaparte », comme vous dites ? C’est tout de même lui qui a signé le Concordat avec Rome, ramené la religion, les prêtres, les prières, les cloches et tout ce qui s’en suit ! Il mérite peut-être un peu plus de reconnaissance ?

— C’est une opinion défendable mais ça ne répond pas à ma question : qui êtes-vous ? Je la pose pour la dernière fois !

— Après vous tirez ? Eh bien ! tirez donc ! soupira le jeune homme en s’agenouillant auprès du feu pour le ranimer. Un beau gibier à inscrire à votre tableau de chasse, mais si ça peut vous faire plaisir… Voilà : je suis policier.

— Vous êtes… et vous osez le dire ?

— Pourquoi pas ? C’est aussi honorable qu’un gendarme et, depuis que je suis dans le pays, je n’ai pas remarqué qu’on les traite en pestiférés. Cela dit, je m’appelle Victor Guimard grâce à ma mère, baron de Clacy par mon père et suis policier par vocation ! Quant à mes relations avec la famille Tremaine, je vais me faire un plaisir de vous les raconter. Vous n’aurez plus qu’à vérifier auprès des intéressés.

Possédant un certain génie du raccourci, Guimard ne prit pas beaucoup de temps pour mener à bien son récit. Cependant, quand il l’acheva, l’abbé avait reposé sa pétoire depuis un moment, sorti le brancard dont il s’était servi bien souvent durant la guerre des haies, installé dessus une couverture et un coussin de paille, poussé le garçon dehors et repris avec lui le chemin de la grève. Aux derniers mots, il se permit même un petit rire :

— Un argousin amoureux ! J’aurai tout entendu ! Et maintenant, que comptez-vous faire ? Retourner chez Fouché pour lui expliquer comment vous avez laissé Bruslart vous filer entre les doigts ?

— Un peu de charité chrétienne, l’abbé ! Je ne m’en consolerai jamais. Cependant je vais vous faire une promesse : de cet instant, j’oublie que je l’ai vu et que je sais par où il passe pour aller ou venir des Saint-Marcouf. Vous avez ma parole d’honneur ! Il se rend assez souvent à Paris pour que j’arrive à l’attraper un jour ou l’autre. Vous non plus, d’ailleurs, je ne vous connais pas !

— Que ça ne vous empêche pas de me demander un coup de cidre quand vous passerez dans la région, fit l’abbé avec une soudaine gentillesse. Parce que j’ai idée que vous prendrez de temps en temps le chemin de Saint-Vaast.

— Pour la revoir ? Oui, je suppose que j’aurai du mal à m’en empêcher. Elle a changé tant de choses dans ma vie !… Mais en rentrant à Paris, je vais d’abord faire en sorte que Fouché la laisse tranquille !…

Tandis que tous deux parcouraient de nouveau le village sans éveiller pourtant l’attention de qui que ce soit, sans qu’un volet s’ouvrît ou qu’un pêcheur descendît vers la plage, Guimard s’étonna de l’absolu silence qui régnait :

— Toutes ces maisons doivent être vides, conclut-il.

— Pas le moins du monde, seulement mes paroissiens m’aiment bien. Si je demande que, certaines nuits, personne ne bouge de chez soi, ils l’acceptent bien volontiers. Il est vrai que ce n’est pas fréquent.

— Tous sont donc royalistes ?

— Ils n’ont aucune raison d’être autre chose. La Révolution ne leur a fait que du mal et ils n’attendent rien de bon de ce Corse qui est en train de devenir un usurpateur.

Curieux pays, décidément ! Ainsi, comme à Bayeux où, dans les rues mornes à l’ombre de l’imposante cathédrale, se jouait secrètement, entre gens pieux, le drame continuel où chacun risquait sa vie pour une cause royale perdue d’avance, les paysans refusaient d’ouvrir les yeux sur l’avenir par simple haine de ce Premier Consul qu’ils devaient assimiler à Robespierre et sa clique… Que pouvaient-ils penser d’autre, d’ailleurs, quand leur pasteur, cependant intelligent et de cœur généreux, s’obstinait à voir en lui une espère d’Antéchrist ?

Une demi-heure plus tard, Elisabeth, ranimée, réchauffée par un bol de cidre bouillant et une brique chaude sous les pieds, s’endormait dans le lit de l’abbé Nicolas tandis que son père et son frère s’installaient autour de la cheminée pour achever la nuit, et que Mme de Vaubadon et Guimard repartaient pour Bayeux dans la voiture de la jeune femme, laissée dans le parc, redevenu à demi sauvage, du château de Vierville. Bien muni d’argent par Tremaine, le policier devait revenir dans la journée avec une berline et des chevaux de poste destinés à ramener Elisabeth ; commission dont il se chargeait avec enthousiasme depuis que Guillaume l’avait prié de bien vouloir différer son retour à Paris pour les accompagner à Saint-Vaast. Il était devenu rouge de joie en entendant le maître des Treize Vents lui déclarer :

— Arthur et moi sommes « montés » tous les deux et je ne veux pas que ma fille soit seule pendant le voyage. Si vous y consentiez, Arthur pourrait prendre place auprès d’elle et vous passer son cheval. Nous aimerions vous recevoir chez nous quelques jours. Je crois que vous méritez bien le titre d’ami à présent !

Que le jour fût triste, gris jaunâtre et vaguement neigeux n’avait que peu d’importance : le jeune homme le voyait à travers sa joie, illuminé par les chauds rayons de son amour.

À Bayeux, il passa reprendre son bagage chez Mme Villiers. La dame eut un coup au cœur et faillit ne pas le reconnaître en constatant qu’il n’avait plus de barbe ni de moustache. Il la rassura en lui racontant qu’un barbier maladroit l’ayant privé d’un bout de cette dernière, il avait jugé préférable de raser le tout. D’ailleurs, sa fiancée n’aimait pas les appendices pileux, trouvant que cela vieillissait. Il paraissait même tellement content que la veuve du notaire se demanda si cet homme de lettres, tellement sérieux jusque-là, n’était pas tout bonnement devenu fou. Aussi se promit-elle de ne plus accueillir dans sa maison que des gens d’un âge certain.

En revenant à Vierville, Victor put constater qu’Elisabeth allait beaucoup mieux. Physiquement, tout au moins. Le moral était moins satisfaisant.

— Elle n’a pas dit vingt mots depuis qu’elle est réveillée, chuchota Arthur, presque aussi triste que sa sœur. Elle a demandé à l’abbé de l’entendre en confession mais, ensuite, elle n’a fait que pleurer et prier. Cela lui ressemble tellement peu ! Vous croyez qu’elle va devenir aussi ennuyeuse qu’une vraie reine ?

— N’ayant pas été sacrée, elle ne l’est pas. Et puis, je crois qu’il faut lui laisser un peu de temps : la blessure est encore bien fraîche.

C’était aussi l’avis de Guillaume qui traitait sa fille avec le respect précautionneux réservé aux malades mais, pressé de prendre la route du retour, hâta le départ afin d’arriver avant la nuit à Carentan, où il voulait relayer afin d’assurer à la jeune femme une grande nuit de repos. Apparemment, celle-ci n’y voyait pas d’inconvénients. La suite des jours à venir lui était de peu d’importance puisque Louis-Charles ne les partagerait pas. Cependant, au moment de monter en voiture, elle demanda à Tremaine :

— Me direz-vous, père, où vous me conduisez ? Vous savez ce que je pense d’un retour à la maison.

— Il est inutile de te répéter, Elisabeth. Je ne suis pas de ceux qui tendent des pièges ; tu devrais le savoir. Cela dit, verrais-tu un inconvénient à passer quelques jours chez Anne-Marie Le Houssois ?

Une douceur passa sur le beau visage douloureux.

— C’est sans doute le seul endroit où je me sentirai vraiment bien. Mais, hier soir, vous parliez à mon époux d’une maison que vous m’auriez donnée.

— En effet. J’ai restauré entièrement la maison du Galérien et je t’en ai fait donation dûment enregistrée mais, dans l’état actuel des choses, c’est trop solitaire, trop mélancolique… et je garde le ferme espoir de te ramener aux Treize Vents dans un avenir proche.

— Dans l’état actuel des choses ? fit-elle avec un petit sourire moqueur qui rappelait l’ancienne Elisabeth. Je crains bien que vous ne vous illusionniez, père ! Cette Lorna est accrochée à nous comme une sangsue. Elle ne lâchera pas prise si facilement. De toute façon, ne vous tourmentez pas : Louis-Charles me rejoindra bientôt.

Avec son ancienne vivacité, elle grimpa dans la voiture, s’installa auprès d’Arthur et baissa la glace pour un dernier signe à l’abbé Nicolas qu’entourait cette fois la presque totalité du village.

— Nous reviendrons vous voir ! cria-t-elle, ce qui eut le don d’agacer Arthur.

— Ne me dis pas que tu emploies le pluriel de majesté ? grogna-t-il. Autant te le dire tout de suite, même si tu devenais reine, tu seras toujours ma sœur pour moi. Et rien d’autre !

— Et qui te le demande ? Si j’ai dit nous, c’est parce que j’espère bien revenir un jour avec Louis-Charles. J’aime beaucoup l’abbé Nicolas, qui est la bonté même. Et puis c’est lui qui nous a mariés.

Une amère tristesse envahit Arthur. Il commençait à croire que seul désormais comptait le mari et tout ce qui le touchait de près ou de loin. Sentant monter des larmes, il tourna la tête pour regarder vaguement par la portière et aperçut la croupe et la queue voltigeante de Rollon qui trottait à la hauteur du cocher. Dire qu’il était si content, peu de temps auparavant, de faire ce voyage en la seule compagnie d’Elisabeth ! À présent, il n’éprouvait plus qu’une irrésistible envie de se retrouver à cheval, la tête dans le vent humide et le corps dansant souplement au rythme de sa monture. Tellement irrésistible qu’il ne résista pas. Il ouvrit la vitre, se pencha et ordonna au cocher d’arrêter. Ce qu’il fit aussitôt, retenant du même coup les deux cavaliers.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Guillaume.

— Rien… sinon que je ne supporte pas de voyager enfermé dans une boîte. J’étouffe !

— Voulez-vous que je prenne votre place ? Je vous rendrai votre cheval, proposa Guimard avec juste un tout petit peu trop d’empressement.

— Non, dit vivement Tremaine, les yeux sur le visage contracté de son fils. C’est moi qui vais changer avec lui.

Une bouffée d’orgueil joyeux illumina les traits durs du jeune garçon.

— Vous me prêteriez Sahib ?

— Sans hésiter. La seule différence est que tu es plus léger que moi. Il en sera sûrement content.

— Vous non plus vous n’aimez pas voyager enfermé.

Le sourire faunesque de Guillaume alla d’Arthur à Elisabeth qui, les yeux clos, ne se souciait même pas de la raison de cet arrêt.

— Le trajet n’est pas si long. Cependant, il suffirait peut-être à te rendre hypocondriaque. Allez, pied à terre ! ajouta-t-il en enjambant l’arçon de sa selle. Puis, baissant le ton de façon à être entendu du seul Arthur :

— Il est temps que nous ayons une longue conversation à cœur ouvert, madame la duchesse et moi.




1- Mélange de saindoux et de graisse de rognons de porc longuement mijotés avec une carotte, un navet, un bouquet d’herbes, un oignon piqué de clous de girofle et une gousse d’ail.

Chapitre X La mort des jacinthes

Quatre jours avant Noël, Mlle Le Houssois décida que le temps était venu pour elle de mettre de côté sa réserve naturelle et de se mêler un peu des affaires des autres. Pas n’importe lesquels : ceux qu’elle aimait comme les enfants que son célibat obstiné lui avait refusés. Elle joignit un gros mensonge à cette crise d’indiscrétion inusitée en annonçant à Elisabeth qu’elle devait se rendre au Vicel pour faire visite à l’une de ses vieilles amies, dont le docteur Annebrun lui avait dit qu’elle n’était pas bien et désirait la voir. Ce n’était pas vrai mais elle avait besoin de s’absenter une grande partie de la journée.

Un peu inquiète à l’idée de sa vieille amie effectuant seule une aussi longue course au cœur de l’hiver, Elisabeth, naturellement, proposa de l’accompagner :

— Il me semble que ce n’est pas très raisonnable ! Les jours sont courts et vous avez tout de même quatre-vingt-quatre ans.

— Comme c’est aimable de me le rappeler ! Je ne te croyais pas si mal élevée, ma petite ! Alors, écoute bien ceci : j’ai peut-être l’âge que tu dis mais je n’en suis pas certaine parce que je me sens toujours la même ! Quant à toi, tu restes ici : Pierre Annebrun doit passer m’apporter un liniment pour notre voisine qui a ses douleurs : je n’en ai plus !

Et, le soleil tout juste assez haut, elle avait attelé son âne, Sainfoin, à sa petite charrette, et elle était partie dans la brume légère du matin. Pas pour le Vicel mais bien pour Varanville : un voyage de deux lieues et autant pour le retour, que les jambes vigoureuses de Sainfoin pouvaient parcourir sans épuisement. D’autant qu’un bon picotin lui serait certainement dispensé pendant que sa maîtresse causerait avec la baronne.

Bien que l’automne eût été semé de tempêtes et de froidure, les approches de Noël penchaient vers la douceur. L’air bleuté sentait la terre, les feuilles mourantes, la fumée et le feu de bois avec à l’occasion une odeur de pain chaud que la vieille demoiselle humait avec satisfaction. Bien enveloppée dans sa mante de bure épaisse, ses mains couvertes de mitaines de laine noire calmement posées sur les rênes, Mlle Anne-Marie goûtait le parfum d’aventure de sa petite expédition où elle voyait presque une croisade : ne s’en allait-elle pas tenter de reconquérir pour ses chers Tremaine un bien presque aussi précieux que le Saint Tombeau : le cœur de Rose de Varanville, qui semblait bien s’en détacher ?

Quarante-huit heures plus tôt, Adam, venu embrasser sa sœur et sa vieille amie leur avait raconté que la veille il s’était rendu au château pour voir si Amélie, la plus jeune des petites Varanville et sa compagne de prédilection, était enfin arrivée de Coutances où elle se trouvait depuis plusieurs semaines avec sa mère et sa sœur Victoire.

Grâce à Dieu tout le monde était rentré ! Cependant, la satisfaction du jeune garçon subit une espèce de fêlure en constatant qu’il y avait là des visiteurs : un certain M. de La Morinière et ses deux sœurs passaient les fêtes de fin d’année à Varanville. Et il n’avait pas aimé du tout ce gentilhomme !

S’il s’était agi d’un vieillard blanchi par les ans, marchant avec peine ou même un peu malade, Adam n’aurait pas vu d’inconvénient à sa présence, mais il s’agissait d’un bel homme encore jeune, très élancé, de visage agréable en dépit d’une légère cicatrice à la joue, jouissant d’une démarche aisée et d’une évidente bonne santé. Sans compter des yeux bruns plutôt vifs montrant une désagréable tendance à suivre tous les gestes de leurs hôtesse ! Et Adam qui rêvait comme son frère et sa sœur de voir un jour leur père épouser « tante Rose » s’était senti tout déconfit.

Bien sûr, il avait reçu de Rose son habituel accueil plein d’affection mais il était difficile de ne pas observer qu’on lui demandait seulement des nouvelles d’Arthur. De leur père pas un mot ! Ni d’ailleurs de leur maison. Et comme il avait été impossible d’entraîner Amélie hors du salon où l’on prenait le thé en écoutant Victoire jouer de la harpe, le pauvre garçon finit par choisir la retraite, navré de n’avoir pu délivrer les merveilleuses nouvelles qu’il apportait : la fausse grossesse de Lorna et surtout le retour d’Elisabeth, qui ne regardaient en rien ces étrangers !

Le retour fut morose, mais Adam ne trouva guère plus de réconfort à la maison. Son père, plus blessé qu’il ne voulait l’admettre d’apprendre l’installation d’un homme en qui il voyait un rival, lui reprocha sèchement d’être allé au château sans l’en avoir averti au préalable. Comme si ce n’était pas chose tout à fait normale peu de temps auparavant ! Quant à Arthur, il marmonna des paroles peu aimables sur l’inconstance féminine et la facilité avec laquelle une blessure d’amour-propre et une petite contrariété pouvaient détourner le cœur de la plus noble dame. Outré d’une telle partialité, Adam ne mâcha pas sa façon de penser une fois éloignées les oreilles paternelles.

« Aller dire à une femme qu’on l’aime après avoir couché avec une autre, ça ne te paraît pas suffisant pour “détourner un cœur” ? Quant à ta petite contrariété, si c’est comme ça que tu appelles la fuite d’Elisabeth en qui tante Rose pouvait espérer avoir confiance, ça ne me paraît pas d’une haute moralité ! »

Écœuré, Adam s’en était donc allé déverser le trop-plein de son chagrin dans le giron toujours accueillant de Mlle La Houssois, qui lui conseilla de rentrer à la maison et de ne plus parler de rien.

— Je vais m’occuper de cette histoire, assura-t-elle, sinon nous pourrions aller vers l’une de ces brouilles indémêlables qu’excellent à créer les gens qui s’aiment.

Son arrivée au château de Varanville prit tournure d’événement. Félicien Gohel se précipita pour l’aider à descendre de charrette et s’occuper de l’âne. Marie accourut pour l’embrasser, Victoire et Amélie se jetèrent dans ses jupes avec des cris de joie ; quant à Rose, elle abandonna ses invités aux bons soins de sa tante en les priant de ne pas l’attendre car elle allait avoir à traiter une affaire de grande importance. Finalement elle vint glisser son bras sous celui de la vieille demoiselle pour l’entraîner dans la petite pièce intime et chaleureuse qu’elle appelait en riant son « confessionnal ».

— Nous déjeunerons là toutes les deux pendant que vous ferez servir mes hôtes, dit-elle à Marie. Je suis sûre que Mlle Anne-Marie a beaucoup de choses à me dire.

Celle-ci demanda courtoisement pardon du dérangement qu’elle causait, assura que quelques minutes d’entretien lui suffiraient, mais se laissa cependant faire une douce violence : d’abord parce qu’elle se sentait en appétit et aussi parce qu’elle pouvait voir briller, dans les beaux yeux verts de la baronne, une étincelle traduisant une joie réelle, et peut-être une espérance.

— Si j’avais pu supposer que vous aviez des visites, je ne me serais pas permis de venir vous importuner.

— Et vous auriez eu tort. D’abord parce que vous ne m’importunez pas, bien au contraire ! Quant aux personnes qui séjournent ici, ce sont d’anciens amis perdus de vue par la force des choses. Ils reviennent d’émigration, nous nous sommes retrouvés à Coutances. Je les ai ramenés. Avec plaisir, mais je dois l’avouer… ils ne sauraient en faire oublier d’autres.

— Ceux des Treize Vents par exemple ?

— Oui. Adam est venu hier, mais il n’est pas resté.

— Il avait pourtant beaucoup de choses à vous dire, seulement vous n’étiez pas seule. J’ajoute que, durant votre absence, Guillaume est venu plusieurs fois jusqu’ici.

Rose aida Mlle Anne-Marie à prendre place à la petite table que Marie Gohel venait de dresser pour elles deux, pensant ainsi dissimuler une émotion qui se trahit cependant dans le son de sa voix.

— Marie et Félicien me l’ont dit. J’imagine qu’il s’est passé… bien des choses aux Treize Vents. A-t-on enfin des nouvelles d’Elisabeth ?

Mlle Le Houssois se carra dans le confortable fauteuil où l’on venait de l’installer en ajoutant même un coussin sous les reins et un autre sous les pieds. Avec un demi-sourire, elle leva sur son hôtesse son grand nez qui se plissait de malice et ses yeux d’azur un peu fané, mais tout pétillants.

— Eh bien ! On dirait que j’ai beaucoup à vous apprendre ! Vous êtes à une lieue à peine des Tremaine et vous ne savez rien des événements de leur maison ?

— Comment le saurais-je ? La dernière fois que j’ai vu Guillaume, il partait pour Paris. Cela fait plus de quatre mois. J’ajoute que nous ne sommes rentrées que depuis cinq jours. La… naissance s’est-elle bien passée ?

— Il n’y a pas eu de naissance et je vais tout vous raconter, mais si vous vouliez bien me verser un peu de ce joli vin que Félicien nous a porté, je crois que cela m’aiderait. Et vous ne feriez pas mal d’en boire un peu, vous aussi… et de vous asseoir, car vous allez entendre des choses peu ordinaires.

Rose obéit machinalement. Son teint toujours aussi ravissant venait de s’animer soudain, la faisant plus jolie que jamais et à l’empressement qu’elle mit à tirer son siège plus près de celui de sa visiteuse, celle-ci pensa qu’elle ne vieillirait jamais : elle ressemblait tout à fait à une petite fille qui attend une belle histoire.

— Dites, je vous en prie ! Dites vite !

Jamais conte de la veillée ne fut suivi avec une attention plus passionnée : les aventures de Tremaine à Paris, le mariage d’Elisabeth, la nuit étrange des Treize Vents, l’escapade d’Arthur, le départ du prince et, pour finir le retour d’Elisabeth, la vieille demoiselle retraça le tout sans cesser pour autant de faire honneur à l’agréable déjeuner qu’on lui servait et qu’elle ne craignit pas d’arroser, sans jamais, bien sûr, perdre le sens de la mesure.

Quand parut le café, le récit était achevé ou presque et Rose de Varanville totalement abasourdie :

— Elisabeth ! notre petite Elisabeth mariée au dernier de nos rois ! Qui pourrait croire pareille chose ? Sans cette affreuse révolution, rencontre et mariage fussent restés du domaine de l’impossible.

Mlle Le Houssois pensa que son hôtesse méritait un bon point : son premier commentaire s’attachait à cet événement et non pas au naufrage des désirs de miss Tremayne. C’était bien d’elle de penser d’abord aux autres ! La conclusion vint presque aussitôt dans un soupir :

— Voilà Elisabeth perdue pour mon pauvre Alexandre ! J’ai peur qu’il n’en ait beaucoup de chagrin, mais c’est un garçon raisonnable : il finira par comprendre. Ainsi, elle est chez vous ? Toujours aussi intransigeante vis-à-vis de sa… cousine ? Peut-être devrait-elle pardonner ?

— En ce qui concerne son père, elle a pardonné. C’eût été par trop injuste après son équipée. Quant à miss Lorna, il n’est pas exagéré de dire qu’elle l’exècre. Pourtant son entêtement à refuser de rentrer chez son père ne vient pas de là. Dans sa situation actuelle ce pourrait être dangereux.

— Je ne connais pas miss Tremayne, mais j’ai peine à croire qu’elle se laisserait aller à divulguer…

— Vous n’y êtes pas. C’est actuellement une femme furieuse qui réclame à cor et à cri l’enfant dont elle est persuadée qu’on le lui a enlevé. Or, il se trouve qu’Elisabeth est enceinte de près de trois mois : elle me l’a avoué hier et, jusqu’à présent, vous et moi sommes les seules à le savoir…

— Son père l’ignore ?

— Oui. Elle ne veut pas le tourmenter davantage. C’est pourquoi je suis venue vous demander conseil. Que vais-je faire d’elle ? Je ne pourrai la garder chez moi.

— C’est pourtant chez vous qu’elle serait le mieux, fit Rose avec un sourire.

— Bien sûr. Cependant il faut compter avec les cancans. Je suis environnée de bavardes et, pour l’instant, les gens de Saint-Vaast considèrent avec un intérêt plutôt amusé le conflit entre la belle cousine qui veut se faire épouser et la fille légitime qui n’en veut à aucun prix. Avec, bien sûr, une totale préférence pour cette dernière, mais quand la grossesse deviendra visible ? Chez moi on entre à longueur de journée. Tout naturellement, dirai-je, et je ne peux pas fermer ma porte…

— Je vois…

Mme de Varanville réfléchit un instant.

— La première chose à faire est d’avertir Guillaume. Il aura peut-être une solution ?

— Il en a une, mais qui ne tient pas compte d’une future naissance : la maison du Galérien qu’il a remise à neuf et qu’il destinait, m’a-t-il dit, au jeune couple s’il avait besoin d’un refuge. Mais ce qui est possible, voire commode, pour un couple désirant vivre à l’écart ne l’est plus pour une toute jeune future mère : la maison est isolée, chargée de souvenirs peu agréables. Bien sûr je pourrais y aller vivre avec Elisabeth, mais c’est alors que les langues marcheraient : je suis toujours sage-femme et l’on ne cesse de venir me consulter. De toute façon, si isolée qu’elle soit, cette demeure n’est pas à l’abri des curieux…

— Seriez-vous par hasard en train de me demander de reprendre Elisabeth chez moi ? demanda Rose avec douceur. Vous devriez comprendre que ce ne serait guère sage : il y a les petites et elles sont bien jeunes pour un aussi grave secret.

— Il y a aussi vos invités, auxquels je ne m’attendais pas, mentit la vieille demoiselle.

— Ils ne sont guère gênants : je pourrais sans peine les convaincre de rentrer chez eux sans pour autant briser une amitié… qui, je l’avoue, m’est chère. Mais surtout, il y a Alexandre : je l’attends d’une heure à l’autre. Il va déjà être assez difficile de lui faire admettre le mariage et son exigence à demeurer secret. Dans peu de semaines la taille d’Elisabeth va s’arrondir.

L’un de ces élans soudains qui composaient une partie du charme de Rose la jeta soudain à genoux auprès de sa visiteuse :

— Pourtant – et que Dieu m’en soit témoin ! – je serais infiniment heureuse… et fière d’abriter sous mon toit l’enfant royal, d’autant plus cher qu’il sera celui de ma filleule ! J’éprouve une grande peine à refuser, mais le moyen de faire autrement ?

Aussi soudainement qu’elle s’était agenouillée, Rose se releva, le teint animé, l’œil joyeux.

— Oh ! Il me vient une idée ! Je ne vous dirai pas laquelle, parce qu’elle pourrait échouer, mais j’ai bon espoir. Écoutez, mademoiselle Anne-Marie, vous allez pouvoir rentrer chez vous en toute tranquillité : si je viens à bout de mon projet, je vous rendrai visite demain tantôt. Si vous ne me voyez pas, c’est que j’aurai échoué mais, de toute façon, je vous en conjure, prévenez Guillaume ! Il doit savoir !

— Vous avez raison : je vais passer aux Treize Vents avant de rentrer. Ce n’est même pas un détour…

Au moment de se réinstaller dans sa charrette, et tandis que Rose l’embrassait, Mlle Anne-Marie osa demander :

— Maintenant que vous savez tout, puis-je dire à Guillaume Tremaine que vous seriez… contente de le voir ?

Le sourire de Mme de Varanville se teinta d’une douce ironie :

— Pourquoi en serait-il autrement ? Il est l’un des plus anciens comme l’un des plus chers de mes amis. J’espère qu’il ne l’a pas oublié.

Mlle Le Houssois scruta un instant les yeux couleur de mer pleins d’une si jolie lumière, hésita, puis soupira :

— Dans ce cas, je ne lui dirai rien du tout ! D’ailleurs, je ne mentionnerai même pas ma visite ici…

Pendant ce temps, un nouveau drame, d’ordre domestique celui-là, se jouait aux Treize Vents.

Comme elle en avait l’habitude à pareille époque, Mme Bellec s’occupait à transporter dans les pièces de réception les charmantes poteries de Vieux Rouen où commençait de s’épanouir tout un peuple de jacinthes couleur d’azur. C’était l’une des jolies coutumes des femmes de Cotentin : à l’automne, on plantait les oignons dans ces vases faits tout spécialement pour eux, et à la date convenable pour obtenir une parfaite floraison le jour de la Nativité. Ce « forçage », Clémence l’accomplissait dans sa vaste cuisine sur deux tréteaux disposés devant les fenêtres. La chaleur du foyer était indispensable.

Depuis qu’elle avait atteint l’âge de raison, Elisabeth tenait à honneur d’aider la cuisinière dans cette tâche : toutes deux portaient gravement les pots dans les deux salons, la salle à manger et la bibliothèque afin de les y disposer de la plus harmonieuse façon. Ce jour-là, c’était Lisette qui remplaçait la fille de la maison et le cœur de Mme Bellec s’en trouvait bien un peu serré. Cependant, elle se consolait en pensant que la « petite » était revenue au pays et que Mlle Le Houssois s’entendait fort bien, elle aussi, à faire pousser les jacinthes de Noël.

En ayant fini avec les deux salons et la salle, les deux femmes pénétrèrent dans le « cabinet de M. Guillaume » pour le fleurir à son tour, sachant bien d’ailleurs qu’il n’y était pas. La pièce cependant n’était pas vide : miss Tremayne s’y trouvait. Assise dans un fauteuil au coin de la cheminée, elle lisait avec une sorte d’avidité un épais cahier à couverture rouge. L’entrée de Clémence et de Lisette la fit sursauter. En même temps elle referma brusquement le registre d’un geste nerveux qui n’échappa pas à Mme Bellec. Et pas davantage le tiroir du bureau entrouvert…

N’ignorant pas que Guillaume détestait qu’elle entre chez lui sans y être invitée ou en son absence, Lorna aurait dû chercher une quelconque excuse ; au lieu de cela, elle choisit l’attaque :

— Que venez-vous faire ici avec ces fleurs ridicules ? s’écria-t-elle. J’ai peine à croire que M. Tremaine aime à voir sa bibliothèque décorée comme une salle de ferme. L’odeur en est entêtante et…

— Monsieur Guillaume a toujours aimé les jacinthes de Noël, mademoiselle, coupa Clémence dont le regard accusateur allait du cahier rouge au tiroir. Par contre, il déteste que l’on fouille dans ses papiers.

— De quoi parlez-vous ? Oh ! de ceci ? Je suis venue chercher de quoi écrire, tout simplement, et je suis tombée sur ce livre.

Clémence posa sa jardinière sur un coin du bureau, enleva le cahier des mains de la jeune femme d’un geste brusque, le remit dans le tiroir, ferma, tourna la clef et l’ôta, sans prendre garde à la bouffée de fureur qui empourprait soudain le visage de miss Tremayne.

— Si vous vouliez de quoi écrire, fit-elle, vous n’aviez qu’à le demander à l’un des valets, à Lisette, à Potentin ou même à Kitty. Monsieur Guillaume serait très mécontent s’il savait que vous avez ouvert ses tiroirs et, plus encore, que vous vous êtes permise de lire son journal.

Depuis plusieurs années, en effet, Tremaine consignait les principaux événements de sa vie dans des cahiers couverts de maroquin rouge – un par année – qu’il enfermait ensuite, au matin du 1er janvier, dans un placard secret de sa bibliothèque, avant d’en commencer un neuf. Personne ne l’ignorait dans la maison mais, comme il gardait toujours le cahier en cours sous clef, personne non plus ne se serait permis d’ouvrir le tiroir en question. Ni d’ailleurs aucun autre.

— C’était mon droit ! répliqua Lorna d’une voix sombre. J’espérais y découvrir le récit de l’horrible nuit… et l’endroit où mon fils a été emmené.

Car, à présent, il ne faisait plus aucun doute pour elle que l’enfant qu’elle croyait avoir mis au monde était un garçon. On se serait donné moins de mal pour une fille. Clémence faillit riposter vertement, mais elle vit des larmes dans les yeux de la jeune femme et se sentit prise de pitié.

— Eh bien ? fit-elle avec une soudaine douceur, avez-vous trouvé ce que vous cherchiez ?

— Il n’y a dans ce livre que des mensonges, toujours les mêmes ! À vous en croire tous, je serais une espèce de folle.

— Vous n’êtes pas folle, mademoiselle, simplement obstinée, mais ce n’est pas tout à fait votre faute : vous le vouliez tellement, cet enfant, que vous n’arrivez pas à croire que c’était une illusion. Tous ici nous sommes prêts à vous jurer sur ce que nous avons de plus précieux qu’il n’y a pas eu de naissance sous ce toit depuis celle d’Adam.

— Parce que vous êtes tous des menteurs, parce que vous n’avez qu’une idée en tête : me séparer de Guillaume, l’empêcher de m’épouser.

Et soudain la colère l’emporta. D’un geste violent, elle saisit le vase posé sur la table et le fracassa sur le sol avant de se jeter sur ceux que Lisette venait de disposer devant les fenêtres. Celle-ci et Clémence poussèrent un même cri d’horreur :

— Si vous pensez vraiment qu’elle n’est pas folle, madame Clémence, s’écria la camériste, c’est que vous n’êtes pas dans votre bon sens ! Moi je dis qu’elle l’est ! Folle à lier !

Toutes deux s’élancèrent à la poursuite de Lorna qui, échappée de la bibliothèque, parcourait à présent les salons en renversant les jacinthes sur son passage, créant un horrible gâchis de faïences éclatées, de terre et de fleurs brisées jonchant les parquets bien cirés. Attirés par le vacarme, Valentin et Kitty accoururent. À eux quatre ils parvinrent à maîtriser la forcenée qui hurlait et se débattait en les injuriant.

— Maintenez-la sur un fauteuil ! émit Kitty. Je vais chercher sa potion calmante.

On la lui faisait boire en dépit de sa résistance quand Guillaume rentra, escorté de Mlle Le Houssois qu’il venait de rencontrer. Un coup d’œil leur suffit à tous deux pour mesurer l’ampleur du désastre et Lisette se chargea de les renseigner.

— Regardez ce qu’elle a fait, cette méchante femme ! gémit-elle en pleurant à chaudes larmes. Nos jolies fleurs ! Nos jolis pots ! Et tout ça parce qu’on l’a surprise dans votre cabinet en train de lire votre livre de raison.

Mlle Anne-Marie s’approcha de Lorna à présent inerte, pâle et les yeux clos. Seules ses lèvres tressaillaient encore par instants. Elle tâta son pouls, écouta sa respiration haletante puis, sans lui laisser le temps d’un commentaire, entraîna Tremaine à l’écart.

— En rentrant je vais passer par le hameau-Saint-Vaast pour prévenir Pierre Annebrun.

— Vous pensez à quoi ?

— Qu’elle pourrait bien être en train de devenir vraiment folle ! Il va falloir la surveiller.

— Ça veut dire que je vais devoir la garder encore ? Moi qui venais lui dire que j’allais l’emmener à Paris…

— Il faut y renoncer… pour le moment ! Je ne suis pas médecin, Guillaume, mais j’ai peur que son cerveau ne soit plus malade encore que nous le pensions. Ne te tourmente pas au sujet d’Elisabeth ! Nous trouverons bien l’endroit convenable pour ce qui se prépare.

Un souci profond se lisait sur sa figure. Peu expansive d’habitude, elle prit cependant Guillaume par son habit pour l’embrasser, ce qui inquiéta encore plus celui-ci :

— Donne-moi des nouvelles ! conclut-elle en s’en allant.

— Je descendrai vous en donner demain, promit Guillaume. De toute façon j’avais l’intention d’aller voir Elisabeth… Vous êtes certaine, pour elle ?

— Aucun doute possible ! Dans six mois environ tu seras grand-père !

Sans se montrer aussi pessimiste que la sage-femme, le médecin manifesta tout de même une certaine anxiété : l’état mental de miss Tremayne n’allait pas en s’améliorant. Les chocs nerveux reçus l’hiver précédent, joints à l’idée fixe qu’elle développait au sujet de l’enfant, n’étaient pas vraiment rassurants et, sans aller jusqu’à enfermer la jeune femme, tout cela nécessitait une surveillance attentive. Rendue d’ailleurs possible par la présence de Kitty, le personnel des Treize Vents qui, outre Lisette, comptait deux autres chambrières… et par Jeremiah Brent par-dessus le marché. Éperdu de douleur et d’inquiétude, le jeune précepteur ne prenait même plus la peine de cacher sa passion pour Lorna et suppliait qu’on voulût bien lui permettre de veiller sur elle.

— Ce n’est pas pour ça que je l’ai engagé, confia Guillaume à sa vieille amie quand il se rendit chez elle le lendemain après-midi, mais il est si malheureux qu’il me fait pitié. Et puis, au fond, Adam en apprend autant avec l’abbé Landier à Escarbosville. Quant à Arthur, le domaine l’attire de plus en plus et les études de moins en moins…

Le bruit d’une voiture lui coupa la parole. Il alla ouvrir la « causette » de la porte, se pencha au-dehors puis se retourna, visiblement ému.

— C’est Rose ! Que vient-elle faire ?

— Je l’attendais un peu. Ne sois pas si troublé, Guillaume ! Je crois qu’elle veut nous aider. Mais tu n’avais pas tout vu : on dirait que Mme de Chanteloup est avec elle ?

En effet, Mme de Varanville soutenait à cet instant la vieille dame pour descendre de voiture, ce qui la faisait glapir d’indignation :

— Dirait-on pas que je suis impotente ? Je sais encore descendre toute seule, ma nièce ! Après tout, je n’ai jamais que quatre-vingt-deux ans !

— Et vous ne les faites pas ! fit Mlle Anne-Marie en se portant au-devant des arrivantes qu’elle conduisit à l’intérieur de la maison. J’ai un visiteur, fit-elle en découvrant Guillaume qui s’inclinait comme il l’eût fait devant une reine. J’espère que cela ne vous contrarie pas ?

— En aucune manière. Bonsoir, Guillaume ! dit Rose avec beaucoup de naturel en tendant une petite main gantée de chevreau qu’il porta à ses lèvres après une toute légère hésitation, mais, déjà, la douairière détournait son attention :

— Quelle joie de vous revoir, mon ami ! Il me semble qu’il y a des siècles…

— À moi aussi, le temps m’est apparu fort long, comtesse !… Et pourtant il n’a pas l’air d’avoir prise sur vous !

Il n’exagérait même pas : la vieille dame, toujours aussi rose, aussi dodue, aussi potelée, semblait coulée pour l’éternité dans une apparence débonnaire et soyeuse. Seul petit changement dans ses habitudes, elle avait perdu la manie de s’évanouir à tout bout de champ et pour la plus petite contrariété : la Terreur s’était chargée de lui donner une plus juste appréciation des événements de la vie quotidienne. Quand il lui arrivait d’y recourir, c’était pure comédie et afin de s’éviter quelque désagrément, mais à cet instant, elle n’y songeait certainement pas : elle paraissait ravie.

— Qu’il est galant ! roucoula-t-elle. J’ai toujours dit, Guillaume Tremaine, que vous étiez l’un des trois ou quatre hommes les plus séduisants de France ! Mais ce n’est pas pour vous que nous venons, c’est pour la petite. Où est-elle ?

À cet instant, Elisabeth, qui était allée jusqu’au poulailler chercher des œufs, pénétra dans la maison. En reconnaissant les visiteuses, elle eut une exclamation joyeuse, mais retint l’élan que la jetait vers elles. Il se passait quelque chose d’incroyable, d’inoui : avec un ensemble parfait et sans s’être concertées, les deux dames plongeaient lentement dans une révérence, une profonde et majestueuse révérence comme on savait les faire à Versailles.

Les larmes aux yeux, Elisabeth protesta, tendit les mains vers elles :

— Oh ! non !… Pas vous !

— Pourquoi pas nous ? fit Mme de Chanteloup avec rudesse. Nous refuseriez-vous l’honneur d’être les premières à rendre l’hommage royal ? Ce n’est pas vous que nous saluons, jeune dame, encore que vous soyez bel et bien notre duchesse, c’est votre ventre ! Il porte peut-être un roi ! À tout le moins une altesse !

Figée par l’émotion, Elisabeth quêta le regard de son père comme pour lui demander secours. Il lui sourit de tout son amour mais, posant une main sur son cœur, il courba de nouveau sa haute taille, rendant ainsi à sa fille un hommage muet qui la bouleversa.

Éperdue, elle chercha un refuge, le trouva dans les bras que sa marraine ouvrait déjà pour l’accueillir tandis que son père aidait charitablement Mme de Chanteloup à se relever et à trouver d’autres bras confortables, ceux d’un fauteuil rembourré de coussins rouges où elle s’assit avec un soupir de soulagement : ses vieilles jambes n’étaient plus entraînées à ces exercices de cour.

— J’ai bien des pardons à vous demander, fit Elisabeth. Vous m’aviez recueillie comme votre fille et je vous en ai remerciée en prenant la fuite. Vous avez dû me détester ?

— Ne dis pas de sottises ! Je ne pourrai jamais te détester et tu n’as pas perdu un pouce de mon affection. J’ai seulement eu très peur… mais n’en parlons plus, si tu veux bien. Nous aurons largement le temps de causer, toi et moi, car nous sommes là pour t’emmener.

— Vous voulez que j’aille à Varanville ? Après ce que je vous ai fait ?

— Non, coupa Mme de Chanteloup. Ce n’est pas possible à cause de votre situation un peu délicate mais si vous voulez bien accepter l’hospitalité de Chanteloup, je serai très heureuse et très fière de vous l’offrir… Chère Mlle Le Houssois, il m’est revenu par-dessus les toits que l’on buvait chez vous la meilleure eau-de-vie de pomme de tout le Cotentin. Consenteriez-vous à m’y faire goûter ?

— Avec joie, madame la comtesse !… Je vous sers tout de suite !

Tandis qu’elle s’empressait, Guillaume s’approcha du groupe formé par Rose et Elisabeth.

— Eh bien ? Que penses-tu de cette invitation ? C’est, il me semble, une solution inespérée. À Chanteloup, tu seras à l’abri des regards indiscrets mais, en ce qui me concerne, je me sens confondu et ne sais comment remercier…

— Vous trouverez bien ! fit Elisabeth en posant un baiser sur sa joue. Je vais me préparer ! Mes bagages ne sont pas longs à faire.

— Tu recevras tout ce dont tu auras besoin… et même davantage. Rose, ajouta-t-il tandis que sa fille s’esquivait Elisabeth vous a demandé de lui pardonner et je vais me joindre à elle mais, auparavant, je vous dois des explications.

— Je crois que vous me les avez données ce dernier printemps et puis, hier, Mlle Anne-Marie est venue m’en porter d’autres.

— Qui, hélas ! sont déjà dépassées. Cela ne vous surprend pas que j’accepte si facilement l’hospitalité de Mme de Chanteloup ? Et n’est-ce pas au milieu des siens, aux Treize Vents, que ma fille devrait attendre son enfant ?

— Sans doute… mais les circonstances…

— Hier, j’étais décidé à les brusquer, les circonstances : je voulais apprendre à miss Tremayne que j’allais la conduire à Paris, l’y installer dans les environs d’amis communs, pourvoir bien sûr à tous ses besoins afin qu’elle puisse attendre agréablement son éventuel retour en Angleterre… et son mariage. Je voulais lui faire entendre qu’elle n’avait plus rien à attendre de moi sinon ce que je viens de dire et surtout je voulais ramener Elisabeth. Malheureusement…

Et en quelques mots, il raconta la crise de la veille, la mort des jacinthes et l’écroulement de ses espoirs.

— Pierre Annebrun craint qu’elle ne perde complètement la raison. Il dit qu’à cette femme en proie à une idée fixe, il faut une surveillance continuelle. D’après lui, elle pourrait devenir dangereuse…

Rose eut presque un cri :

— Et vous voulez la garder chez vous ? Mais songez aux enfants, à vos vieux serviteurs… à vous-même !

Elle avait vraiment peur et cette peur rendit un peu d’espoir à Guillaume qui, depuis l’entrée de Rose, cherchait en vain à retrouver dans ses yeux la petite flamme tendre qu’il avait, naguère encore, le privilège d’y allumer.

— Vous ne m’avez pas laissé achever ma phrase, lui reprocha-t-il doucement. J’allais dire : dangereuse pour elle-même. Son désespoir semble sincère et Pierre pense qu’elle serait capable d’attenter à ses jours. Je ne peux pas la renvoyer dans cet état…

— C’est pure charité chrétienne, alors ?

— Rien d’autre. Vous savez bien que je ne l’aime pas et que c’est une autre…

De sa main placée entre eux comme un écran elle le fit taire :

— N’en dites pas plus, Guillaume ! Ce n’est ni le lieu ni l’heure… De toute façon il n’est plus temps !

— Si le temps est passé, pourquoi ne reviendrait-il pas ? s’insurgea-t-il.

— Je ne crois pas que ce soit possible. Voyez-vous, Guillaume, vous et moi nous nous sommes peut-être un peu trop pressés de rêver : la vie est venue nous ramener à la raison.

— La raison ? En me faisant commettre une faute ridicule que je n’ai pas cessé de me reprocher ? Tout ce que vous pourrez dire ne changera rien au fait que j’ai toujours considéré l’arrivée de miss Tremayne chez moi comme une espèce de malédiction. Tout va mal depuis son entrée aux Treize Vents.

Mme de Varanville offrit à Guillaume ce sourire éclatant, irrésistible et qui n’appartenait qu’à elle :

— Chacun doit porter sa croix, ici-bas ! Il n’y a aucune raison que nous fassions exception.

Pour la première fois de sa vie, peut-être, il considéra avec colère le charmant visage auréolé d’une sorte de capeline de velours noir qui en exaltait le teint de pêche et la chevelure où l’or et le cuivre se mêlaient aux tons chauds de la châtaigne. Dieu, qu’elle était jolie, cette Rose qu’il avait connue un peu trop ronde, un peu trop « poulain échappé » et qui, maintenant, à trente-cinq ans, trouvait le moyen après trois maternités et un deuil profondément douloureux d’avoir plus d’éclat, plus de vitalité que n’importe quelle jeune fille !

— La vôtre n’a pas l’air bien lourde, ma chère Rose. Ou bien est-ce ce M. de La Morinière qui vous aide à la porter ?

Elle rougit cependant qu’un éclair d’irritation faisait scintiller l’eau verte de ses yeux.

— Faut-il qu’après tant d’années je vous découvre cancanier, Guillaume ? Laissez donc cela aux commères et ne vous souciez pas de mes amis ! À moins que vous ne me déniez le droit d’en avoir ?

— Non, mais…

Le retour d’Elisabeth habillée pour sortir lui coupa la parole. Rose, d’ailleurs, rejoignait près de la cheminée les deux vieilles dames qui achevaient tranquillement leur second petit verre. Il se sentit tout à coup très seul, comme abandonné et au fond, c’est bien ce qu’il était : les deux femmes qu’il aimait le plus au monde s’étaient détournées de lui ; elles allaient repartir ensemble, emportant avec elles toute la lumière de sa vie, l’abandonnant à ses ténèbres peuplées de haine et du spectre de la folie. Comme lorsqu’il était enfant, il eut envie de s’enfuir à travers la campagne jusqu’à ce que la fatigue étouffe le chagrin et le ramène à un sommeil de bête harassée, mais il fallait respecter les convenances.

Après les avoir mises en voiture, il allait reprendre Sahib qu’il laissait toujours dans le petit clos aux pommiers brouter ce qui lui convenait, quand Mlle Anne-Marie le tira par sa manche :

— Viens donc boire toi aussi un petit verre avant de partir ! J’ai idée que tu rumines des idées noires. Tu as la figure à l’envers. Tu veux me confier ce que vous vous êtes dit ?

— Pas grand-chose, mais c’est suffisant ! Que Lorna passe des années chez moi ou parte dans huit jours n’a plus aucune importance : je n’ai plus rien à espérer de Rose. Elle a retrouvé à Coutances un amoureux d’autrefois et on dirait qu’elle y tient.

— Il faudrait pour ça qu’elle ait bien changé ! Souviens-toi ! Quand vous l’avez rencontrée pour la première fois, Félix de Varanville et toi, elle ne faisait attention à aucun de ceux qui lui tournaient autour. En revanche, elle a tout de suite décidé d’épouser ton ami Félix. Alors, pourquoi veux-tu qu’à présent elle s’intéresse à ce qu’elle dédaignait tellement ?

Guillaume vida la ration généreuse qu’elle venait de lui octroyer, en réclama une autre et eut un petit rire sans gaieté.

— Vous parlez comme un livre, Anne-Marie ! On aimerait vous écouter pendant des heures mais vous n’oubliez qu’une chose : avec les années on change, et j’en suis le meilleur exemple. Si l’on m’avait dit, quand Félix a épousé Mlle de Montendre, que je pourrais un jour être amoureux de ce bouquet de fleurs trop rond qui ne cessait de se mêler de ce qui ne le regardait pas, j’aurais taxé de folie ce prophète incongru, et pourtant ! Voilà qu’à présent je l’aime à en mourir.

— Ce serait la dernière chose à faire ! Vis, mon grand, et laisse un peu le temps au temps !

— Le temps n’y fera rien si elle épouse La Morinière !

— Les billets de faire-part ne sont pas encore écrits ! Si noble dame que soit notre Rose, elle est avant tout une femme… pas un ange, et il faudrait être un ange pour avaler sans faire la grimace la mauvaise potion que ta belle nièce t’a poussé à lui faire ingurgiter. Peut-être souhaite-t-elle t’en faire goûter une de sa façon ?

— Si seulement vous pouviez dire vrai !

Un peu réconforté tout de même par les paroles de sa vieille amie, la chaleur de l’alcool parfumé et aussi, il faut bien le dire, par la perspective des visites qu’il pourrait rendre à Chanteloup – distant de Varanville d’à peine une demie-lieue – et par l’assurance que Mlle Le Houssois s’y installerait quand viendrait le moment critique, Guillaume remonta au pas vers les Treize Vents sans se soucier des manifestations d’impatience de Sahib, peu habitué à ces allures épiscopales. Il n’avait aucune envie de rentrer dans sa belle maison rendue si peu accueillante par la présence de miss Tremayne, tapie au milieu comme une araignée dans sa toile. Il en avait même si peu envie qu’arrivé à mi-chemin, il fit demi-tour, lança son cheval au galop et s’en revint à Saint-Vaast demander à souper à son vieil ami le fournier Louis Quentin. Une bonne soupe chaude et une plongée au sein de cette famille simple, chaleureuse et amicale, lui feraient plus de bien que de se mettre à table en face de l’élégiaque Mr. Brent et de deux garçons visiblement exaspérés par les soupirs de leur précepteur.

Pendant ce temps, Elisabeth retrouvait Chanteloup avec plaisir. Datant des premières années du siècle précédent, le petit château posé sur un « soupir » de la terre, comme disait sa propriétaire, dominait – de peu, mais dominait tout de même – un parc-jardin d’étendue restreinte mais admirablement entretenu, un village ponctué par la tour carrée de son église et puis des champs, des bois, des haies vives, une ou deux métairies et, tout là-bas, la ligne bleue de la mer, cette mer d’où Louis-Charles était venu, un matin de printemps. On ne la voyait pas depuis Varanville, plus encaissée, et la future mère appréciait l’idée de la contempler dans les jours à venir. D’autant qu’on lui donna la plus belle chambre avec celle de la maîtresse de maison et que, de ses fenêtres, elle en avait la vue.

L’intérieur qui, grâce à Dieu, n’avait guère souffert des troubles années de la Révolution, évoquait irrésistiblement un nid douillet : une suite de pièces aux dimensions intimes – à l’exception de l’inévitable grand salon – pleines de petits meubles fragiles et précieux ornés de bouquets en porcelaine de Sèvres, de bergères et de fauteuils « à la duchesse » gonflés de coussins aux courbes féminines avec leurs satins couleur d’aurore ou de lilas (la couleur préférée de Mme de Chanteloup). Et puis, des tables, des consoles dont les pieds s’arrondissaient avec grâce, supportant un peuple de figurines en pâte tendre et une foule de menus objets : statuettes, tabatières, petits bronzes… Beaucoup de coussins aussi : Mme de Chanteloup les adorait comme tout ce qui était moelleux et confortable. En résumé, un décor parfaitement adapté à sa personne replète évoquant les grâces dodues chères au Bien-Aimé…

Au milieu de tout cela, elle évoluait à pas menus mais avec une agilité encore enviable et si, depuis la mort tragique de son neveu chéri Félix de Varanville, fusillé à Auray par les Bleus en 1796, elle avait remplacé les moires, velours et satins mauves qu’elle adorait porter auparavant par des robes noires, elle conservait toujours, lorsqu’elle était au logis, l’immense bonnet de dentelles blanches à rubans de satin qui lui « mettait la tête à mi-chemin des pieds », selon l’expression de Rose, mais qui allait si bien à ses joues légèrement fardées pour leur rendre un peu de printemps et à ses cheveux neigeux.

Elisabeth connaissait moins bien Chanteloup que Varanville, la vieille comtesse choisissant le plus souvent de vivre auprès de sa nièce, surtout l’hiver. Jadis et comme presque toute la noblesse de la région, elle passait la mauvaise saison dans son hôtel de Valognes. Malheureusement, si le château avait été épargné, la maison citadine n’avait pas eu autant de chance : le sinistre Lecarpentier, le « bourreau de la Manche » et son compère Buhot la récurèrent comme une coquille d’huître : de la cave où il ne resta pas une seule bouteille jusqu’aux greniers d’où l’on ôta même les objets de rebut, il ne resta pas une tête d’épingle. Aussi la douairière décida-t-elle de ne plus jamais y mettre les pieds.

— C’est vraiment trop triste ! déclara-t-elle à Rose. Quand je n’y serai plus, vous pourrez remeubler si vous le souhaitez pour l’un de vos enfants, mais jusque-là que l’on m’en parle plus.

Il était donc tout à fait anormal que Mme de Chanteloup s’installât au château pour hiverner. En son absence, on fermait les pièces de réception et la maisonnée vivait au ralenti. En l’honneur de l’invitée et surtout de celui qui allait venir, on enleva les housses des fauteuils et on remit tout en état. Les serviteurs – tous anciens et d’âges échelonnés entre cinquante et soixante-dix ans – n’eurent qu’un peu plus d’une matinée pour tout préparer, allumer les feux, fleurir les vases et faire en sorte que toutes choses soient comme si la maîtresse était seulement sortie pour faire une visite. Ce n’était pourtant pas si facile, mais quand ils surent le rang réel de celle pour qui on leur demandait cet effort et l’événement qui s’annonçait, ils se mirent à l’ouvrage avec cette joie, cet empressement et ces soins pleins d’une certaine grandeur que savent déployer les serviteurs de haute maison attachés depuis l’enfance à une famille dont ils peuvent à bon droit se vanter de faire partie.

Le secret d’État que l’on remettait ainsi entre leurs mains leur convenait d’autant mieux qu’il faisait appel à leur honneur. Tous étaient prêts à se dévouer, voire à se sacrifier pour la protection du dépôt sacré qu’on leur confiait. Sachant cela, Mme de Chanteloup se contenta d’ajouter seulement quelques indications à l’usage de la vie quotidienne :

— Vous témoignerez à Mme Elisabeth que vous connaissez depuis sa naissance le respect affectueux que mérite son rang mais sans en faire état. Elle sera seulement, comme je viens de le dire, Mme Elisabeth. Pour l’enfant, lorsqu’il sera né, nous prendrons ensemble les dispositions nécessaires afin qu’il soit traité comme il convient sans le désigner pour autant à la curiosité des gens de l’extérieur. Naturellement, nous refuserons notre porte sous un prétexte ou un autre à toute personne hormis mes neveux de Varanville, la famille de M. Tremaine et quelques amis sûrs.

Dès lors le château se referma comme une huître sur une perle en gestation et la jeune femme s’y pelotonna avec bonheur. Après des mois vécus sur le qui-vive, elle goûtait la paix profonde qu’on lui offrait, le confort d’une demeure qui lui rappelait la sienne et surtout l’affection attentive qu’elle y trouvait. Son hôtesse n’était pas – et de loin ! – une femme triste et sa constante bonne humeur, son humour aussi en faisaient une compagne aussi agréable que Mme de Varanville. La future mère retrouva aussi Béline qu’aucune force humaine n’aurait pu convaincre de ne pas aller servir sa « petite ».

Elles passèrent ensemble la veillée de Noël avant d’aller entendre la messe de minuit dans la petite église du village où Rose et ses filles les rejoignirent. Sans Alexandre, malheureusement ! Arrivé de Paris quelques heures plus tôt, le jeune homme avait pris fort mal le départ de sa « presque sœur jumelle » qu’il jugeait avec la sévérité et l’intransigeance de son âge. Plus mal encore son retour et, chose étrange, l’auréole royale qu’elle portait à présent ne fit que l’exaspérer.

— Duchesse de Normandie ? En vérité, c’est par trop commode ! Et qu’est-ce qui peut vous laisser croire qu’il ne s’agit pas d’un imposteur ? s’écria-t-il quand sa mère essaya de lui faire entendre raison.

— La parole de Guillaume Tremaine, dont nous n’avons jamais eu à douter, mon fils ! Celle aussi du bailli de Saint-Sauveur. Trop de gens de grande foi sont mêlés à cette histoire pour que vous vous permettiez d’en douter ! Même si c’est pour vous une épreuve ! Même si vous en souffrez, ce que je crois ! Pouvez-vous vraiment condamner Elisabeth, vous qui la connaissez mieux que quiconque ?

Sous la gravité du ton, Alexandre sentit faiblir sa colère, parce qu’il sentait tout ce que sa mère dissimulait de souffrance intime. Pourtant il ne désarmait pas.

— La condamner, non ! Pourtant je préfère ne pas la revoir. Elle attend l’enfant d’un roi, même si jamais aucun d’eux ne porte couronne, et moi je me vois mal pliant l’échine et le genou devant une altesse royale dont jusqu’à ce malheureux matin de printemps j’ai espéré faire un jour ma femme. Non, mère ! Ne me demandez pas d’aller faire ma cour à madame la duchesse de Normandie ! Je ne pourrais me tenir et je crois, Dieu me pardonne, que je serais capable… oui… de l’injurier ! Peut-être même de la frapper !

— Vous, mon fils ? Vous laisser aller à de telles extrémités ? Vous dont le père est mort pour nos convictions sous les balles des gens de la Révolution ?

— Je partage ces convictions, mère, et je mourrais pour elles. Et vous le savez bien ! Si Elisabeth était en danger, s’il lui fallait un défenseur, je serais celui-là, mais tant qu’il s’agit de la comtempler en train de rêver d’un autre et de couver son ventre, ne comptez pas sur moi ! Ce soir, je vous remplacerai auprès de vos invités.

Il s’était enfui sans que Rose cherche à le retenir, fière malgré tout de le voir réagir en homme déterminé, même si cet homme-là souffrait. Et ensuite, contente de lire une déception sur le visage d’Elisabeth lorsqu’il avait bien fallu lui faire connaître l’attitude de celui qu’elle aimait le plus, peut-être, après Charles-Louis.

Guillaume et ses garçons vinrent aussi à cette messe de la Nativité, apportant avec eux l’odeur de cuir et de sueur des chevaux, emplissant l’étroit sanctuaire de pierres moussues d’une présence mâle qui d’année en année s’imposait davantage aux gens du pays : il y avait eu Guillaume Tremaine ; à présent, il y avait les Tremaine. Même si Adam, de complexion moins rude que son père et son frère, se contentait, dans cette rousse trinité, du rôle d’un esprit pas trop saint mais singulièrement débonnaire. Lui aussi malgré tout grandissait, muait et sa voix argentine qui faisait encore merveille l’an passé dans les cantiques de Noël se permit quelques couacs en cherchant à s’envoler dans les notes claires et triomphantes de l’Adeste fideles. Ce qui amusa beaucoup la petite Amélie : le compagnon d’escapades campagnardes ferait bientôt un chevalier servant tout à fait sortable.

L’office nocturne terminé, on se sépara : Mme de Varanville se devait de présider la table du réveillon préparé pour ses hôtes au grand chagrin de Victoire, sa fille aînée, qui depuis l’arrivée d’Arthur en pays de Cotentin, vouait à celui-ci une admiration sans bornes : la blonde fillette avait espéré passer cette soirée auprès de lui et peut-être attirer enfin son attention, comme les sirènes de l’Antiquité charmaient le voyageur, par les notes incroyablement pures et belles qu’elle savait tirer de sa harpe et parfois de sa propre voix quand elle osait chanter. Elle avait espéré, oui, mais en convenant intérieurement qu’elle s’illusionnait : le fils de Guillaume, muré dans son orgueil et ses propres pensées, n’avait que faire d’une gamine de treize ans : il n’avait d’yeux que pour sa sœur, cette Elisabeth que Victoire n’avait jamais beaucoup aimée, dont on ne savait trop où elle avait bien pu passer pendant six mois – dans un couvent, disait-on, comme si c’était vraisemblable avec un tel caractère ! –, et qu’à présent on entourait de soins et d’un inexplicable respect. Il est vrai qu’elle avait beaucoup changé, arborant, avec une beauté nerveuse de pur-sang, une allure d’altesse et ce charme prenant que l’amour comblé confère à la plus laide. Or Elisabeth était bien loin d’être laide.

Il fallut donc se séparer. Au son des cloches se répondant à travers la campagne paisible, les Tremaine reprirent leurs chevaux et s’enfoncèrent au galop dans la nuit scintillante tandis que la voiture des dames de Varanville reprenait le chemin de leur demeure ; mais dans l’obscurité capitonnée de l’élégante berline maternelle, Victoire put cacher les larmes qui lui venaient. Dieu seul savait quand, désormais, elle reverrait le garçon qu’elle aimait ! Les relations avec les Treize Vents n’étaient plus ce qu’elles étaient. Quelque chose s’était brisé entre mère et M. Tremaine alors que l’année précédente – juste un an plus tôt ! – l’avenir paraissait si aimable, si rempli d’espoirs ! Victoire se souvenait bien de ce grand dîner de Noël aux Treize Vents où sa mère et Guillaume étaient apparus à tous sous le jour nouveau de gens qui se découvrent l’un l’autre. Quelle charmante fête on avait eue là ! Comme Maman était jolie et que M. Tremaine, visiblement sous le charme, était donc galant et, attentionné ! On aurait presque pu dire émerveillé ! Et puis toute cette joie de vivre s’était changée tout d’un coup en grimaces, en larmes et en angoisses. Il y avait eu l’arrivée de cette miss Tremayne, la nièce anglaise, après laquelle plus rien n’avait été comme avant. On aurait dit qu’elle avait apporté dans ses malles un vent de malheur et de désolation. Il y avait eu la grave maladie d’Alexandre… grâce à laquelle Victoire et sa sœur étaient venues chercher refuge à La Pernelle, emmenées par M. Tremaine pour leur éviter la contagion. Le temps le plus délicieux que Victoire eût jamais connu, bien qu’elle ait eu très peur pour la vie de son frère. Mais elle respirait à côté d’Arthur ; elle voyait Arthur tous les jours ; elle s’asseyait à la même table, elle recevait des leçons de son précepteur et, parfois, il arrêtait un peu ses chevauchées pour se rencogner dans un angle obscur du salon et l’écouter jouer. Sans se montrer, bien sûr, mais elle le savait là et son cœur se dilatait de bonheur.

Un soir, la veille de son retour à Varanville, Lorna Tremayne était descendue pour souper en s’excusant sur sa crainte de la contagion auprès des petites Varanville – mais avec quelle désinvolture ! – et de n’avoir encore jamais accepté de les rencontrer. C’était une femme éblouissante et la demi-sœur d’Arthur : deux bonnes raisons pour Victoire de l’admirer. Pourtant, la fillette n’avait éprouvé pour elle aucune attirance. Peut-être parce qu’elle devinait un être à la fois passionné et calculateur, très difficile à vivre de toute façon ! Si difficile même qu’Elisabeth s’était exilée des Treize Vents parce qu’elle ne pouvait plus l’accepter.

Un autre espoir encore, ce séjour d’Elisabeth ! Victoire guetta, jour après jour, la visite d’Arthur à sa sœur. Malheureusement, il ne parut pas une seule fois et la fuite d’Elisabeth sonna la fin des relations de naguère. Jusqu’à la messe de Chanteloup, la fillette ne revit pas le garçon qu’elle aimait.

Sa présence lui fut une grande joie, mais si brève ! Elle n’eut de lui qu’un salut qui lui parut tiède et un sourire qu’elle jugea distrait. Peu de chose en vérité pour une si longue attente ! Aussi, en descendant de voiture, Victoire pria-t-elle sa mère de l’autoriser à monter se coucher. Permission qui lui fut accordée avec un baiser maternel plus tendre encore que de coutume : depuis longtemps Rose savait à quel rythme battait le cœur de sa fille, mais la jugeait trop jeune encore pour lui en parler, espérant d’ailleurs qu’avec le temps cet amour d’enfant s’effacerait de lui-même. Sans y croire vraiment, d’ailleurs : ces Tremaine faisaient partie des êtres les plus difficiles à oublier qui soient ! Elle se promit seulement de veiller sur Victoire plus attentivement encore que par le passé : c’était si triste de pleurer pendant la nuit de Noël quand la terre et le Ciel chantent l’espérance !

C’est donc en la seule compagnie des gens du château que Mme de Chanteloup et sa jeune compagne rentrèrent après la messe, mais ni l’une ni l’autre n’en éprouvait d’amertume : ceux qu’elles aimaient les avaient rejointes le temps d’un office pour apporter leur présence, leur sollicitude et leur tendresse et cela leur suffisait pour aborder dans la sérénité une longue solitude à deux qui allait tisser entre ces femmes, chacune à un bout de la vie, et qui se connaissaient mal, des liens aussi étroits que si l’une eût été l’aïeule de l’autre. Une affection était en train de naître qui se nourrirait de confiantes causeries au coin du feu tout en tirant l’aiguille pour confectionner une layette digne d’un enfant de France. Presque toutes les femmes de la maison furent employées à couper, coudre, broder, tricoter et finalement entasser dans trois commodes le linge marqué d’une fleur de lys et les petits vêtements de velours, de soie ou de laine destinés à celui que l’on attendait. L’idée qu’il pourrait s’agir d’une fille n’effleurait même pas Elisabeth, ancrée dans sa certitude : l’enfant de son prince ne pouvait être qu’un garçon, le digne continuateur d’une lignée de souverains issus de la nuit des temps.

Contrairement à ses habitudes qui l’entraînaient plus volontiers aux écuries qu’au salon lorsqu’elle était chez son père, la jeune femme prenait un vif plaisir à voir naître entre ses mains, sous la direction d’Étiennette Heurteloup, la vieille camériste de la comtesse, les menus habits dont elle vêtirait son fils et à manier les tissus que Rose de Varanville se chargeait d’acheter avec l’argent mis par Guillaume à la disposition de sa fille. C’était pour elle la plus tendre façon de se rapprocher d’un époux dont le souvenir ne la quittait pas : pour chasser l’angoisse que lui mettait sans cesse au cœur l’absence de nouvelles, Elisabeth imaginait l’instant merveilleux entre tous où, revenu la chercher, il recevrait de ses mains un bébé blond aux yeux bleus niché dans la soie et la dentelle.

Avec un peu de chance, peut-être Louis-Charles serait-il là pour la naissance.

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