Qui traite du gracieux artifice qu’on employa pour tirer notre amoureux chevalier de la rude pénitence qu’il accomplissait
«Telle est, seigneurs, la véritable histoire de mes tragiques aventures. Voyez et jugez maintenant si les soupirs que vous avez entendus s’échapper avec mes paroles, si les larmes que vous avez vues couler de mes yeux, n’avaient pas de suffisants motifs pour éclater avec plus d’abondance. En considérant la nature de mes disgrâces, vous reconnaîtrez que toute consolation est superflue, puisque tout remède est impossible. Je ne vous demande qu’une chose, qu’il vous sera facile de m’accorder: apprenez-moi où je pourrai passer ma vie sans être exposée à la perdre à tout instant par la crainte et les alarmes, tant je redoute que ceux qui me cherchent ne me découvrent à la fin. Je sais bien que l’extrême tendresse qu’ont pour moi mes parents me promet d’eux un bon accueil; mais j’éprouve une telle honte, seulement à penser que je paraîtrais en leur présence autrement qu’ils ne devaient l’espérer, que j’aime mieux m’exiler pour jamais de leur vue plutôt que de lire sur leur visage la pensée qu’ils ne trouvent plus sur le mien la pureté et l’innocence qu’ils attendaient de leur fille.»
Elle se tut en achevant ces paroles, et la rougeur qui couvrit alors son visage fit clairement connaître les regrets et la confusion dont son âme était remplie. Ce fut au fond des leurs que ceux qui avaient écouté le récit de ses infortunes ressentirent l’étonnement et la compassion qu’elle inspirait. Le curé voulait aussitôt lui donner des consolations et des avis, mais Cardénio le prévint:
«Quoi! madame, s’écria-t-il, vous êtes la belle Dorothée, la fille unique du riche Clenardo!»
Dorothée resta toute surprise quand elle entendit le nom de son père, et qu’elle vit la chétive apparence de celui qui le nommait, car on sait déjà de quelle manière était vêtu Cardénio.
«Qui êtes-vous, mon ami, lui dit-elle, pour savoir ainsi le nom de mon père? Jusqu’à présent, si j’ai bonne mémoire, je ne l’ai pas nommé une seule fois dans le cours de mon récit.
– Je suis, répondit Cardénio, cet infortuné, que, suivant vous, madame, Luscinde a dit être son époux; je suis le malheureux Cardénio, que la perfidie du même homme qui vous a mise en l’état où vous êtes, a réduit à l’état où vous me voyez, nu, déchiré, privé de toute consolation sur la terre, et, ce qui est pire encore, privé de raison, car je n’en ai plus l’usage que lorsqu’il plaît au ciel de me l’accorder pour quelques instants. Oui, Dorothée, c’est moi qui fus le témoin et la victime des perversités de don Fernand; c’est moi qui attendis jusqu’à ce que Luscinde, le prenant pour époux, eût prononcé le oui fatal; mais qui n’eus pas assez de courage pour voir où aboutirait son évanouissement et la découverte du billet caché dans son sein, car mon âme n’eut pas assez de force pour supporter tant de malheurs à la fois. Je quittai la maison quand je perdis patience, et, laissant à mon hôte une lettre que je le priai de remettre aux mains de Luscinde, je m’en vins dans ce désert avec l’intention d’y finir ma vie, que j’ai détestée depuis lors comme mon ennemie mortelle. Mais le ciel n’a pas voulu me l’ôter, se bornant à m’ôter la raison, et me gardant peut-être pour le bonheur qui m’arrive de vous rencontrer aujourd’hui. Car, si tout ce que vous avez raconté est vrai, comme je le crois, il est possible que le ciel ait réservé pour tous deux une meilleure fin que nous ne pensons à nos désastres. S’il est vrai que Luscinde ne peut épouser don Fernand, parce qu’elle est à moi, comme elle l’a hautement déclaré, ni don Fernand l’épouser, parce qu’il est à vous, nous pouvons encore espérer que le ciel nous restitue ce qui nous appartient, puisque ces objets existent, et qu’ils ne sont ni aliénés ni détruits. Maintenant que cette consolation nous reste, non fondée sur de folles rêveries et de chimériques espérances, je vous supplie, madame, de prendre, en vos honnêtes pensées, une résolution nouvelle, telle que je pense la prendre moi-même, et de vous résigner à l’espoir d’un meilleur avenir. Quant à moi, je vous jure, foi de gentilhomme et de chrétien, de ne plus vous abandonner que vous ne soyez rendue à don Fernand. Si je ne pouvais, par le raisonnement, l’amener à reconnaître vos droits, j’userais alors de celui que me donne ma qualité de gentilhomme, pour le provoquer à juste titre au combat, en raison du tort qu’il vous cause, mais sans me rappeler mes propres offenses, dont je laisserai la vengeance au ciel, pour ne m’occuper que de celle des vôtres sur la terre.»
Ce que venait de dire Cardénio accrut tellement la surprise de Dorothée, que, ne sachant quelles grâces rendre à de telles offres de service, elle voulut se jeter à ses genoux et les embrasser, mais Cardénio l’en empêcha. Le bon licencié prit la parole pour tous deux, approuva le sage projet de Cardénio, et leur persuada par ses conseils et ses prières de l’accompagner à son village, où ils pourraient se fournir des choses qui leur manquaient, et prendre un parti pour chercher don Fernand, ramener Dorothée à la maison paternelle, ou faire enfin ce qui semblerait le plus convenable. Cardénio et Dorothée acceptèrent son offre avec des témoignages de reconnaissance. Le barbier, qui jusqu’alors avait écouté sans rien dire, fit aussi son petit discours, et s’offrit d’aussi bonne grâce que le curé à les servir autant qu’il en était capable. Par la même occasion, il conta brièvement le motif qui les avait amenés en cet endroit, ainsi que l’étrange folie de don Quichotte, dont ils attendaient l’écuyer, qu’ils avaient envoyé à sa recherche. Cardénio se ressouvint alors, mais comme en un songe, du démêlé qu’il avait eu avec don Quichotte, et raconta cette aventure, sans pouvoir toutefois indiquer le motif de la querelle. En ce moment, des cris se firent entendre; le curé et le barbier reconnurent aussitôt la voix de Sancho Panza, qui, ne les trouvant point dans l’endroit où il les avait laissés, les appelait à tue-tête. Ils allèrent tous à sa rencontre, et, comme ils lui demandaient avec empressement des nouvelles de don Quichotte, Sancho leur conta comment il l’avait trouvé, nu, en chemise, sec, maigre, jaune et mort de faim, mais soupirant toujours pour sa dame Dulcinée.
«Je lui ai bien dit, ajouta-t-il, qu’elle lui ordonnait de quitter cet endroit et de s’en aller au Toboso, où elle restait à l’attendre; il m’a répondu qu’il était décidé à ne point paraître en présence de ses charmes, jusqu’à ce qu’il eût fait des prouesses qui le rendissent méritant de ses bonnes grâces. Mais, en vérité, si cela dure encore un peu, mon maître court grand risque de ne pas devenir empereur, comme il s’y est obligé, ni même archevêque, ce qui est bien le moins qu’il puisse faire. Voyez donc, au nom du ciel, comment il faut s’y prendre pour le tirer de là.»
Le licencié répondit à Sancho qu’il ne se mît pas en peine, et qu’on saurait bien l’arracher à sa pénitence, quelque dépit qu’il en eût. Aussitôt il conta à Cardénio et à Dorothée le moyen qu’ils avaient imaginé pour la guérison de don Quichotte, ou du moins pour le ramener à sa maison. Dorothée s’offrit alors de bonne grâce à jouer elle-même le rôle de la damoiselle affligée, qu’elle remplirait, dit-elle, mieux que le barbier, puisqu’elle avait justement des habits de femme qui lui permettaient de le faire au naturel, ajoutant qu’on pouvait se reposer sur elle du soin de représenter ce personnage comme il convenait au succès de leur dessein, parce qu’elle avait lu assez de livres de chevalerie pour savoir en quel style les damoiselles désolées demandaient un don aux chevaliers errants.
«À la bonne heure, donc, s’écria le curé; il n’est plus besoin que de se mettre à l’œuvre. En vérité, la fortune se déclare en notre faveur; car, sans penser à vous le moins du monde, madame et seigneur, voilà qu’elle commence par notre moyen à rouvrir une porte à votre espérance, et qu’elle nous fait trouver en vous l’aide et le secours dont nous avions besoin.»
Dorothée tira sur-le-champ de son paquet une jupe entière de fine et riche étoffe, ainsi qu’un mantelet de brocart vert, et, d’un écrin, un collier de perles avec d’autres bijoux. En un instant, elle fut parée de manière à passer pour une riche et grande dame. Tous ces ajustements, elle les avait, dit-elle, emportés de la maison de ses parents pour s’en servir au besoin; mais elle n’avait encore eu nulle occasion d’en faire usage. Ils furent tous enchantés de sa grâce parfaite et de sa beauté singulière, et achevèrent de tenir don Fernand pour un homme de peu de sens, puisqu’il dédaignait tant d’attraits. Mais celui qui éprouvait le plus de surprise et d’admiration, c’était Sancho Panza. Jamais, en tous les jours de sa vie, il n’avait vu une si belle créature. Aussi demanda-t-il avec empressement au curé qui était cette si charmante dame, et qu’est-ce qu’elle cherchait à travers ces montagnes.
«Cette belle dame, mon ami Sancho, répondit le curé, est tout bonnement, sans que cela paraisse, l’héritière en droite ligne, et de mâle en mâle, du grand royaume de Micomicon: elle vient à la recherche de votre maître pour le prier de lui octroyer un don, lequel consiste à défaire un tort que lui a fait un déloyal géant; et c’est au bruit de la renommée de bon chevalier qu’a votre maître sur toute la surface de la terre, que cette princesse s’est mise en quête de lui depuis les côtes de la Guinée.
– Heureuse quête et heureuse trouvaille! s’écria Sancho transporté, surtout si mon maître est assez chanceux pour venger cette offense et redresser ce tort, en tuant ce méchant drôle de géant que Votre Grâce vient de dire. Et oui, pardieu, il le tuera s’il le rencontre, à moins pourtant que ce ne soit un fantôme; car, contre les fantômes, mon seigneur est sans pouvoir. Mais, seigneur licencié, je veux, entre autres choses, vous demander une grâce. Pour qu’il ne prenne pas fantaisie à mon maître de se faire archevêque, car c’est là tout ce que je crains, vous feriez bien de lui conseiller de se marier tout de suite avec cette princesse: il se trouvera ainsi dans l’impossibilité de recevoir les ordres épiscopaux, et se décidera facilement à s’en tenir au titre d’empereur, ce qui sera le comble de mes souhaits. Franchement, j’y ai bien réfléchi, et je trouve, tout compté, qu’il ne me convient pas que mon maître soit archevêque; car enfin, je ne suis bon à rien pour l’Église, puisque je suis marié; et m’en aller maintenant courir après des dispenses pour que je puisse toucher le revenu d’une prébende, ayant, comme je les ai, femme et enfants, ce serait à n’en jamais finir. Ainsi donc, seigneur, tout le joint de l’affaire, c’est que mon maître se marie tout de suite avec cette dame, que je ne peux nommer par son nom, ne sachant pas encore comment elle s’appelle.
– Elle s’appelle, répondit le curé, la princesse Micomicona, car, son royaume s’appelant Micomicon, il est clair qu’elle doit s’appeler ainsi.
– Sans aucun doute, reprit Sancho, et j’ai vu bien des gens prendre pour nom de famille et de terre celui du lieu où ils sont nés, s’appelant Pedro de Alcala, ou Juan de Ubéda, ou Diégo de Valladolid; et ce doit être aussi l’usage, par là en Guinée, que les reines prennent le nom de leur royaume.
– C’est probable, répondit le curé; et, quant au mariage de votre maître, croyez que j’y emploierai toutes les ressources de mon éloquence.»
Sancho demeura aussi satisfait de cette promesse que le curé surpris de sa simplicité, en voyant que les contagieuses extravagances de son maître s’étaient si bien nichées dans sa cervelle, qu’il croyait très-sérieusement le voir devenir empereur quelque beau jour.
Pendant cet entretien, Dorothée s’était mise à cheval sur la mule du curé, et le barbier avait ajusté à son menton la barbe de queue de vache. Ils dirent alors à Sancho de les conduire où se trouvait don Quichotte, mais en l’avertissant bien qu’il ne fît pas semblant de connaître le curé et le barbier, car c’était en cela que consistait tout le prestige pour faire devenir son maître empereur. Pour le curé et Cardénio, ils ne voulurent pas les accompagner, Cardénio dans la crainte que don Quichotte ne se rappelât leur querelle, et le curé parce que sa présence n’était alors d’aucune utilité. Ils les laissèrent prendre les devants, et les suivirent à pied sans presser leur marche. Le curé avait cru prudent d’enseigner à Dorothée comment elle devait s’y prendre; mais celle-ci lui avait répondu d’être sans crainte à cet égard, et que tout se ferait exactement comme l’exigeaient les descriptions et les récits des livres de chevalerie.
Après avoir fait environ trois quarts de lieue, elle et ses deux compagnons découvrirent don Quichotte au milieu d’un groupe de roches amoncelées, habillé déjà, mais non point armé. Dès que Dorothée l’eut aperçu, et qu’elle eut appris de Sancho que c’était don Quichotte, elle pressa son palefroi, suivi du barbu barbier. En arrivant près de lui, l’écuyer sauta de sa mule et prit Dorothée dans ses bras, laquelle ayant mis pied à terre avec beaucoup d’aisance, alla se jeter à genoux aux pieds de don Quichotte, et, bien que celui-ci fît tous ses efforts pour la relever, elle, sans vouloir y consentir, lui parla de la sorte:
«D’ici je ne me lèverai plus, ô valeureux et redoutable chevalier, que votre magnanime courtoisie ne m’ait octroyé un don, lequel tournera à l’honneur et gloire de votre personne et au profit de la plus offensée et plus inconsolable damoiselle que le soleil ait éclairée jusqu’à présent. Et, s’il est vrai que la valeur de votre invincible bras réponde à la voix de votre immortelle renommée, vous êtes obligé de prêter aide et faveur à l’infortunée qui vient de si lointaines régions, à la trace de votre nom célèbre, vous chercher pour remède à ses malheurs.
– Je ne vous répondrai pas un mot, belle et noble dame, répondit don Quichotte, et n’écouterai rien de vos aventures que vous ne soyez relevée de terre.
– Et moi, je ne me relèverai point, seigneur, répliqua la damoiselle affligée, avant que, par votre courtoisie, me soit octroyé le don que j’implore.
– Je vous l’octroie et concède, répondit don Quichotte, pourvu qu’il ne doive pas s’accomplir au préjudice et au déshonneur de mon roi, de ma patrie et de celle qui tient la clef de mon cœur et de ma liberté.
– Ce ne sera ni au préjudice ni au déshonneur de ceux que vous venez de nommer, mon bon seigneur,» reprit la dolente damoiselle.
Mais, comme elle allait continuer, Sancho s’approcha de l’oreille de son maître, et lui dit tout bas:
«Par ma foi, seigneur, Votre Grâce peut bien lui accorder le don qu’elle réclame; c’est l’affaire de rien; il ne s’agit que de tuer un gros lourdaud de géant; et celle qui vous demande ce petit service est la haute princesse Micomicona, reine du grand royaume de Micomicon en Éthiopie.
– Qui qu’elle soit, répondit don Quichotte, je ferai ce que je suis obligé de faire et ce que me dicte ma conscience, d’accord avec les lois de ma profession.»
Puis se tournant vers la damoiselle:
«Que votre extrême beauté se lève, lui dit-il; je lui octroie le don qu’il lui plaira de me demander.
– Eh bien donc, s’écria la damoiselle, celui que je vous demande, c’est que votre magnanime personne s’en vienne sur-le-champ avec moi où je la conduirai, et qu’elle me promette de ne s’engager en aucune aventure, de ne s’engager en aucune querelle jusqu’à ce qu’elle m’ait vengée d’un traître qui, contre tout droit du ciel et des hommes, tient mon royaume usurpé.
– Je répète que je vous l’octroie, reprit don Quichotte; ainsi vous pouvez dès aujourd’hui, madame, chasser la mélancolie qui vous oppresse, et faire reprendre courage à votre espérance évanouie. Avec l’aide de Dieu et celle de mon bras, vous vous verrez bientôt de retour dans votre royaume, et rassise sur le trône des grands États de vos ancêtres, en dépit de tous les félons qui voudraient y trouver à redire. Allons donc, la main à la besogne! car c’est, comme on dit, dans le retard que gît le péril.»
La nécessiteuse damoiselle fit alors mine de vouloir lui baiser les mains; mais don Quichotte, qui était en toute chose un galant et courtois chevalier, ne voulut jamais y consentir. Au contraire, il la fit relever et l’embrassa respectueusement; puis il ordonna à Sancho de bien serrer les sangles à Rossinante, et de l’armer lui-même sans délai. L’écuyer détacha les armes, qui pendaient comme un trophée aux branches d’un chêne, et, après avoir ajusté la selle du bidet, il arma son maître en un tour de main. Celui-ci, se voyant en équipage de guerre, s’écria:
«Allons maintenant, avec l’aide de Dieu, prêter la nôtre à cette grande princesse.» Le barbier se tenait encore à genoux, prenant grand soin de ne pas éclater de rire ni de laisser tomber sa barbe, dont la chute aurait pu ruiner de fond en comble leur bonne intention. Quand il vit que le don était octroyé, et avec quelle diligence don Quichotte s’apprêtait à l’aller accomplir, il se leva, prit sa maîtresse de la main qui n’était pas occupée, et la mit sur sa mule, avec l’aide du chevalier. Celui-ci enfourcha légèrement Rossinante, et le barbier s’arrangea sur sa monture; mais le pauvre Sancho resta sur ses pieds, ce qui renouvela ses regrets et lui fit de nouveau sentir la perte du grison. Toutefois, il prenait son mal en patience, parce qu’il lui semblait que son maître était en bonne voie de se faire empereur, n’ayant plus aucun doute qu’il ne se mariât avec cette princesse, et qu’il ne devînt ainsi pour le moins roi de Micomicon. Une seule chose le chagrinait: c’était de penser que ce royaume était en terre de nègres, et que les gens qu’on lui donnerait pour vassaux seraient tout noirs. Mais son imagination lui fournit bientôt une ressource, et il se dit à lui-même:
«Eh! que m’importe, après tout, que mes vassaux soient des nègres? Qu’ai-je à faire, sinon de les emballer et de les charrier en Espagne, où je les pourrai vendre à bon argent comptant? et de cet argent je pourrai m’acheter quelque titre ou quelque office qui me fera vivre sans souci tout le reste de ma vie et de mes jours. C’est cela; croyez-vous donc qu’on dorme des deux yeux, et qu’on n’ait ni talent, ni esprit pour tirer parti des choses, et pour vendre trente ou dix mille vassaux comme on brûle un fagot de paille? Ah! pardieu, petit ou grand, je saurai bien en venir à bout, et les rendre blancs ou jaunes dans ma poche, fussent-ils noirs comme l’âme du diable. Venez, venez, et vous verrez si je suce mon pouce.»
Plein de ces beaux rêves, Sancho marchait si occupé et si content qu’il oubliait le désagrément d’aller à pied.
Toute cette étrange scène, Cardénio et le curé l’avaient regardée à travers les broussailles, et ne savaient quel moyen prendre pour se réunir au reste de la troupe. Mais le curé, qui était grand trameur d’expédients, imagina bientôt ce qu’il fallait faire pour sortir d’embarras. Avec une paire de ciseaux qu’il portait dans un étui, il coupa fort habilement la barbe à Cardénio, puis il lui mit un mantelet brun dont il était vêtu, ainsi qu’un collet noir, ne gardant pour lui que ses hauts-de-chausses et son pourpoint. Cardénio fut si changé par cette toilette qu’il ne se serait pas reconnu lui-même, se fût-il regardé dans un miroir. Cela fait, et bien que les autres eussent pris les devants pendant qu’ils se déguisaient, les deux amis purent atteindre avant eux le grand chemin, car les roches et les broussailles qui embarrassaient le passage ne permettaient pas aux cavaliers d’aller aussi vite que les piétons. Ceux-ci, ayant une fois gagné la plaine, s’arrêtèrent à la sortie de la montagne; et, dès que le curé vit venir don Quichotte suivi de ses compagnons, il se mit à le regarder fixement, montrant par ses gestes qu’il cherchait à le reconnaître; puis, après l’avoir longtemps examiné, il s’en fut à lui, les bras ouverts, et s’écriant de toute la force de ses poumons:
«Qu’il soit le bienvenu et le bien trouvé, le miroir de la chevalerie, mon brave compatriote don Quichotte de la Manche, la fleur et la crème de la galanterie, le rempart et l’appui des affligés, la quintessence des chevaliers errants!»
En disant ces mots, il se tenait embrassé au genou de la jambe gauche de don Quichotte, lequel, stupéfait de ce qu’il voyait faire et entendait dire à cet homme, se mit à le considérer avec attention, et le reconnut à la fin. Étrangement surpris de le rencontrer là, don Quichotte fit aussitôt tous ses efforts pour mettre pied à terre; mais le curé ne voulait pas y consentir.
«Eh! seigneur licencié, s’écria-t-il alors, que Votre Grâce me laisse faire; il n’est pas juste que je reste à cheval, tandis que Votre Révérence est à pied.
– Je ne le souffrirai en aucune manière, répondit le curé; que Votre Grandeur reste à cheval, puisque c’est à cheval qu’elle affronte les plus grandes aventures et fait les plus merveilleuses prouesses dont notre âge ait eu le spectacle. Pour moi, prêtre indigne, il me suffira de monter en croupe d’une des mules de ces gentilshommes qui cheminent en compagnie de Votre Grâce, s’ils le veulent bien permettre, et je croirai tout au moins avoir pour monture le cheval Pégase, ou le zèbre sur lequel chevauchait ce fameux More Musaraque, qui, maintenant encore, gît enchanté dans la grande caverne Zuléma, auprès de la grande ville de Compluto [178].
– Je ne m’en avisais pas, en effet, seigneur licencié, reprit don Quichotte; mais je suis sûr que madame la princesse voudra bien, pour l’amour de moi, ordonner à son écuyer qu’il cède à Votre Grâce la selle de sa mule, et qu’il s’accommode de la croupe, si tant est que la bête souffre un second cavalier.
– Oui, vraiment, à ce que je crois, répondit la princesse; mais je sais bien aussi qu’il ne sera pas nécessaire que je donne des ordres au seigneur mon écuyer, car il est si courtois et si fait aux beaux usages de la cour, qu’il ne souffrira pas qu’un ecclésiastique aille à pied, pouvant aller à cheval.
– Assurément non,» ajouta le barbier; et, mettant aussitôt pied à terre, il offrit la selle au curé, qui l’accepta sans beaucoup de façons.
Mais le mal est que c’était une mule de louage, ce qui veut assez dire une méchante bête; et, quand le barbier voulut monter en croupe, elle leva le train de derrière, et lança en l’air deux ruades, telles que, si elle les eût appliquées sur l’estomac ou sur la tête de maître Nicolas, il aurait bien pu donner au diable la venue de don Quichotte en ce monde. Ces ruades toutefois l’ébranlèrent si bien qu’il tomba par terre assez rudement, et avec si peu de souci de sa barbe qu’elle tomba d’un autre côté. S’apercevant alors qu’il l’avait perdue, il ne trouva rien de mieux à faire que de se cacher le visage dans les deux mains et de se plaindre que la maudite bête lui eût cassé les mâchoires. Quand don Quichotte vit ce paquet de poils, n’ayant après eux ni chair ni sang, loin du visage de l’écuyer tombé:
«Vive Dieu, s’écria-t-il, voici bien un grand miracle! elle lui a enlevé et arraché la barbe du menton comme on l’aurait tranchée d’un revers.»
Le curé, qui vit le danger que son invention courait d’être découverte, se hâta de ramasser la barbe, et la porta où gisait encore maître Nicolas, qui continuait à jeter des cris étouffés; puis, lui prenant la tête contre son estomac, il la lui rajusta d’un seul nœud, en marmottant sur lui quelques paroles qu’il dit être un certain charme [179] très-propre à faire reprendre une barbe, comme on allait le voir. En effet, dès qu’il eut attaché la queue, il s’éloigna, et l’écuyer se trouva aussi bien portant et aussi bien barbu qu’auparavant. Don Quichotte fut émerveillé d’une telle guérison, et pria le curé de lui apprendre, dès qu’il en trouverait le temps, les paroles de ce charme, dont la vertu lui semblait devoir s’étendre plus loin qu’à recoller des barbes; car il était clair que, dans les occasions où les barbes sont arrachées, la chair aussi doit être meurtrie, et que, si le charme guérissait le tout à la fois, il devait servir à la chair comme au poil. Le curé en convint, et promit de lui enseigner le charme à la première occasion.
Il fut alors arrêté que le curé monterait sur la mule, et que, de loin en loin, le barbier et Cardénio se relayeraient pour prendre sa place, jusqu’à ce qu’on fût arrivé à l’hôtellerie, qui pouvait être à deux lieues de là. Trois étant donc à cheval, à savoir, don Quichotte, le curé et la princesse, et trois à pied, Cardénio, le barbier et Sancho Panza, le chevalier dit à la damoiselle:
«Que Votre Grandeur, madame, nous guide maintenant où il lui plaira.»
Mais, avant qu’elle répondît, le licencié prit la parole:
«Vers quel royaume veut nous guider Votre Seigneurie? Est-ce, par hasard, vers celui de Micomicon? C’est bien ce que j’imagine, ou, par ma foi, j’entends peu de chose en fait de royaumes.»
Dorothée, dont l’esprit était prêt à tout, comprit bien ce qu’elle devait répondre:
«Justement, seigneur, lui dit-elle, c’est vers ce royaume que je me dirige.
– En ce cas, reprit le curé, il faut que nous passions au beau milieu de mon village; de là, Votre Grâce prendra le chemin de Carthagène, où elle pourra s’embarquer à la garde de Dieu; si le vent est bon, la mer tranquille et le ciel sans tempêtes, en un peu moins de neuf ans vous serez en vue du grand lac Méona, je veux dire des Palus-Méotides, qui sont encore à cent journées de route en deçà du royaume de Votre Grandeur.
– Votre Grâce, seigneur, me semble se tromper, répondit-elle, car il n’y a pas deux ans que j’en suis partie, sans avoir eu jamais le temps favorable, et cependant je suis parvenue à rencontrer l’objet de mes désirs, le seigneur don Quichotte de la Manche, dont la renommée a frappé mon oreille dès que j’eus mis le pied sur la terre d’Espagne. C’est le bruit de ses exploits qui m’a décidée à me mettre à sa recherche, pour me recommander à sa courtoisie, et confier la justice de ma cause à la valeur de son bras invincible.
– Assez, assez, madame, s’écria don Quichotte; faites trêve à mes louanges; je suis ennemi de toute espèce de flatterie, et, n’eussiez-vous pas cette intention, de tels discours néanmoins offensent mes chastes oreilles. Ce que je puis vous dire, madame, que j’aie ou non du courage, c’est que celui que j’ai ou que je n’ai pas, je l’emploierai à votre service jusqu’à perdre la vie. Et maintenant, laissant cela pour son temps, je prie le seigneur licencié de vouloir bien me dire quel motif l’a conduit en cet endroit, seul, sans valet, et vêtu tellement à la légère que j’en suis effrayé.
– À cette question, je répondrai brièvement, repartit le curé. Vous saurez donc, seigneur don Quichotte, que moi et maître Nicolas, notre ami et notre barbier, nous allions à Séville toucher certaine somme d’argent que vient de m’envoyer un mien parent qui est passé aux Indes, il y a bien des années; et vraiment la somme n’est pas à dédaigner, car elle monte à soixante mille piastres de bon aloi; et, comme nous passions hier dans ces lieux écartés, nous avons été surpris par quatre voleurs de grands chemins, qui nous ont enlevé jusqu’à la barbe, et si bien jusqu’à la barbe, que le barbier a trouvé bon de s’en mettre une postiche; et, quant à ce jeune homme qui nous suit (montrant Cardénio), ils l’ont mis comme s’il venait de naître. Ce qu’il y a de curieux, c’est que le bruit court dans tous les environs, que ces gens qui nous ont dévalisés sont des galériens qu’a mis en liberté, presque au même endroit, un homme si valeureux, qu’en dépit du commissaire et des gardiens, il leur a donné à tous la clef des champs. Sans nul doute cet homme avait perdu l’esprit, ou ce doit être un aussi grand scélérat que ceux qu’il a délivrés, un homme, enfin, sans âme et sans conscience, puisqu’il a voulu lâcher le loup au milieu des brebis, le renard parmi les poules et le frelon sur le miel; il a voulu frustrer la justice, se révolter contre son roi et seigneur naturel, dont il a violé les justes commandements; il a voulu, dis-je, ôter aux galères les bras qui les font mouvoir, et mettre sur pied la Sainte-Hermandad, qui reposait en paix depuis longues années; il a voulu finalement faire un exploit où se perdît son âme sans que son corps eût rien à gagner.»
Sancho avait raconté au curé et au barbier l’aventure des galériens dont son maître s’était tiré avec tant de gloire, et c’est pour cela que le curé appuyait si fort en la rapportant, afin de voir ce que ferait ou dirait don Quichotte. Le pauvre chevalier changeait de visage à chaque parole, et n’osait avouer qu’il était le libérateur de cette honnête engeance.
«Voilà, continua le curé, quelles gens nous ont détroussés et mis en cet état. Dieu veuille, en son infinie miséricorde, pardonner à celui qui ne les a pas laissé conduire au supplice qu’ils avaient mérité!»