VIII. LES ENFANTS DE LA MER OUVERTE

Vers le milieu de ce jour-là, Épervier remua, et demanda de l’eau. Quand il eut bu, il s’enquit : « Vers quelle direction gouvernons-nous ? » Car la voile était tendue au-dessus de lui, et le bateau s’inclinait comme une hirondelle sur les longues lames.

— « Ouest, où nord-ouest. »

— « J’ai froid », dit Épervier. Et cependant, le soleil déversait ses rayons, emplissant le bateau de chaleur.

Arren ne dit rien.

— « Essaie de maintenir le cap sur l’ouest. Wellogie, à l’ouest d’Obehol. Accostes-y. Nous avons besoin d’eau. »

Le jeune homme regardait droit devant lui, fixant la mer vide.

— « Qu’y a-t-il, Arren ? »

Celui-ci ne répondit pas.

Épervier tenta de se redresser, et, n’y parvenant pas, il voulut atteindre son bâton, qui gisait près de la soute ; mais il était hors de sa portée, et lorsqu’il voulut à nouveau parler, les mots s’arrêtèrent sur ses lèvres sèches. Le sang afflua de nouveau sous le bandage imbibé et durci, traçant comme un petit fil d’araignée pourpre sur la peau sombre de sa poitrine. Il inspira avec force et ferma les yeux.

Arren le regarda brièvement, sans rien éprouver. Il regagna la proue et reprit sa position accroupie, le regard fixé devant lui. Sa bouche était très sèche. Le vent d’est qui soufflait maintenant de façon continue sur la Mer Ouverte était aussi sec que le vent du désert. Il ne restait plus dans leur barrique qu’un ou deux litres d’eau ; ils étaient destinés, dans l’esprit d’Arren, à Épervier, et non à lui-même ; il ne lui vint jamais à l’idée de boire de cette eau. Il avait posé des lignes, ayant appris depuis qu’ils avaient quitté Lorbanerie que le poisson cru satisfait à la fois la faim et la soif ; mais il n’y avait rien au bout de ces lignes. Cela n’avait pas d’importance. Le bateau avançait à travers ce désert aquatique. Par-dessus lui, lentement, mais finissant quand même par gagner la course, de toute la largeur du ciel, le soleil se déplaçait aussi d’est en ouest.

Une fois, Arren crut apercevoir une éminence bleue, au sud, qui aurait pu être une terre, ou un nuage ; le bateau voguait depuis des heures vers l’ouest, un peu au nord. Il n’essaya pas de louvoyer, mais laissa le bateau poursuivre sa route. La terre pouvait être ou non réelle ; cela importait peu. Pour lui, toute l’immense et ardente splendeur du vent, de la lumière et de l’océan était terne et fausse.

L’obscurité vint, puis à nouveau la lumière, l’obscurité, et la lumière, comme les battements de tambour sur la toile tendue du ciel.

Il laissa traîner sa main dans l’eau, contre le flanc du bateau. L’espace d’un moment, il vit la scène avec une grande netteté : sa main, vert pâle sous l’eau vivante. Il se pencha et suça l’humidité de sa main. C’était amer, et lui brûla douloureusement les lèvres, mais il recommença. Ensuite il fut malade, et s’accroupit pour vomir, mais seul vint un filet de bile qui lui brûla la gorge. Il n’y avait plus d’eau pour Épervier, et Arren avait peur de l’approcher. Il s’étendit, frissonnant malgré la chaleur. Tout était silencieux, sec et lumineux : terriblement lumineux. Il se cacha les yeux pour échapper à cette lumière.

Ils étaient trois dans le bateau, maigres comme des perches, anguleux, avec des yeux immenses, pareils à d’étranges hérons noirs, ou à des grues. Leur voix était grêle comme celle des oiseaux. Il ne les comprenait pas. L’un d’eux était agenouillé au-dessus de lui, une outre noire sur le bras, de laquelle il versait quelque chose dans la bouche d’Arren : de l’eau. Arren but avidement, s’étrangla, but encore jusqu’à ce qu’il eût vidé le récipient. Puis il regarda autour de lui et se leva à grand-peine, disant : « Où est-il, où est-il ? » Car, à bord du Voitloin, il était seul avec les trois étranges hommes maigres.

Ils le regardèrent sans comprendre.

« L’autre homme », croassa-t-il, sa gorge à vif et ses lèvres desséchées l’empêchant d’articuler les mots, « mon ami… »

L’un d’eux comprit sa détresse, sinon ses paroles, et, posant une main légère sur son bras, étendit l’autre main d’un air rassurant.

Arren regarda dans la direction indiquée. Et il vit, devant le bateau et au nord, certains tout proches et d’autres disséminés au loin sur la mer, des radeaux : des radeaux si nombreux qu’ils étaient comme des feuilles mortes posées sur une mare. À ras de l’eau, chacun d’eux portait vers son centre une ou deux cabanes ou huttes, et plusieurs avaient leurs mâts dressés. Comme des feuilles, ils flottaient, montant et descendant très doucement avec les amples vagues de l’océan occidental qui passaient sous eux. Les chemins aquatiques brillaient entre eux comme l’argent tandis qu’au-dessus d’eux planaient d’immenses nimbus violet et or, assombrissant l’occident.

« Là », dit l’homme, désignant un grand radeau non loin du bateau.

— « Vivant ? »

Ils le regardèrent tous, et l’un d’eux finit par comprendre. « Vivant. Vivant. » À ces mots, Arren se mit à pleurer, à sangloter sans larmes, et l’un des hommes lui prit le poignet dans sa main forte et mince et le fit descendre sur un radeau auquel avait été attaché le bateau. Il était si grand et si léger qu’il ne s’enfonça pas, même légèrement, sous leur poids. L’homme lui fit traverser le radeau tandis qu’un autre tendait une lourde gaffe terminée par une dent recourbée de requin-baleine pour rapprocher un radeau voisin, afin qu’ils puissent franchir l’intervalle les séparant. Quand ce fut fait, il emmena Arren jusqu’à l’abri, ouvert d’un côté et fermé de l’autre par des cloisons de toile. « Allonge-toi », dit-il ; et après cela Arren ne perçut plus rien.

Il était étendu sur le dos, à plat, et fixait un toit vert et inégal, pommelé de minuscules taches de lumière. Il crut qu’il était dans les champs de pommiers de Semermine, où les princes d’Enlad passent leurs étés, dans les collines derrière Berila ; il crut qu’il était allongé dans l’herbe épaisse de Semermine, à regarder le soleil entre des branches de pommier.

Au bout d’un moment, il entendit l’eau s’agiter et clapoter sous les creux, sous le radeau, et les voix grêles des gens, parlant une langue qui était le hardique commun de l’Archipel, mais très différente dans les sons et les rythmes, si bien qu’elle était difficile à comprendre ; mais il sut ainsi où il se trouvait – loin au-delà de l’Archipel, au-delà du Lointain, au-delà de toutes les îles, perdu sur la Mer Ouverte. Mais cela ne le troublait pourtant pas, allongé comme il l’était, aussi confortablement que dans l’herbe des vergers de sa patrie.

Il pensa au bout d’un moment qu’il fallait se lever, ce qu’il fit : il trouva son corps fort amaigri et comme brûlé, et ses jambes tremblantes mais en état de fonctionner. Il écarta la tenture qui constituait les murs de l’abri et sortit dans la lumière de l’après-midi. Il avait plu pendant son sommeil. Le bois du radeau, d’immenses rondins lisses et équarris, assemblés avec précision et calfatés, était noir d’humidité et les cheveux des gens maigres, à demi nus, étaient noirs et aplatis par la pluie. Mais la moitié du ciel était claire, à l’ouest, où brillait le soleil, et les nuages glissaient maintenant vers le lointain nord-est, en amas argentés.

L’un des hommes se dirigea vers Arren, et, avec circonspection, s’arrêta à quelques pas de lui. Il était mince et de petite taille, guère plus grand qu’un garçonnet de douze ans ; ses yeux étaient allongés, larges et sombres. Il portait une lance à pointe d’ivoire barbelée.

Arren lui dit : « Je vous dois la vie, à vous et à votre peuple. »

L’homme hocha la tête.

« Voudriez-vous me conduire maintenant à mon compagnon ? »

Faisant volte-face, l’homme des radeaux poussa un cri aigu, perçant comme le cri d’un oiseau de mer. Puis il s’accroupit sur les talons, comme en attente, et Arren fit de même.

Les radeaux étaient pourvus de mâts, bien que celui du radeau sur lequel ils se trouvaient ne fût pas dressé. On pouvait y hisser des voiles, qui étaient petites par rapport à la largeur du radeau, faites d’un matériau brun qui n’était ni de la toile ni du lin, mais une étoffe fibreuse, non pas tissée, mais foulée, comme du feutre. Un radeau, distant d’un quart de mille environ, largua sa voile brune et se fraya lentement un chemin, repoussant à l’aide de gaffes et de perches les radeaux qui les séparaient, pour venir accoster celui sur lequel se tenait Arren. Lorsqu’il n’y eut plus entre eux que trois pieds d’eau, l’homme accroupi auprès d’Arren se leva et sauta nonchalamment de l’autre côté. Arren l’imita et atterrit gauchement, à quatre pattes : ses genoux n’avaient plus aucune souplesse. Il se releva, et découvrit le petit homme en train de le regarder, non pas avec ironie, mais avec approbation : le sang-froid d’Arren avait de toute évidence forcé son respect.

Ce radeau était plus large que tous les autres et plus haut de flottaison, fait de rondins de douze mètres de long et un mètre cinquante de large, noircis et polis par l’usage et par les intempéries. Des statues de bois curieusement sculptées se dressaient autour des divers abris et enclos, et de hauts poteaux garnis de touffes de plumes d’oiseau de mer étaient plantés aux quatre coins. Son guide le conduisit vers le plus petit des abris ; et là il vit Épervier, endormi.

Arren s’assit à l’intérieur de l’abri. Son guide repartit vers l’autre radeau, et nul ne vint le déranger. Au bout d’une heure environ, une femme de l’autre radeau lui apporta à manger : une sorte de ragoût de poisson, froid, avec des morceaux d’une matière verte et transparente, d’un goût salé mais agréable, et une petite tasse d’eau, croupie, et qui avait pris le goût du goudron calfatant le tonneau. Il vit, à la façon dont elle lui présenta l’eau, que c’était un trésor qu’elle lui donnait, une chose qu’il fallait honorer. Il la but avec respect et n’en redemanda pas, bien qu’il eût pu en boire dix tasses.

L’épaule d’Épervier avait été habilement pansée ; il dormait profondément, paisiblement. Quand il se réveilla, ses yeux étaient clairs. Il regarda Arren, et sourit de ce sourire doux et joyeux qui surprenait toujours sur son visage dur. Arren eut soudain à nouveau envie de pleurer. Il mit sa main sur celle d’Épervier sans rien dire.

Un de ceux du peuple des radeaux s’approcha, et s’accroupit dans l’ombre du vaste abri voisin : une sorte de temple, à ce qu’il semblait, comportant un motif carré d’une grande complexité au-dessus de la porte, dont les montants étaient faits de rondins sculptés représentant des baleines grises en train de plonger. Cet homme était petit et maigre comme tous les autres, de la stature d’un garçonnet, mais les traits vigoureux et patinés par l’âge. Il ne portait rien d’autre qu’un pagne, mais la dignité le vêtait amplement. « Il faut qu’il dorme », dit-il ; et Arren quitta Épervier et alla à lui.

« Vous êtes le chef de ce peuple ? » dit Arren, qui savait reconnaître un prince au premier regard.

— « Oui », dit l’homme, avec une brève inclination de la tête. Arren était debout devant lui, immobile. Au bout d’un court instant, les yeux sombres de l’homme se plantèrent dans les siens, sans s’attarder : « Vous êtes également un chef », fit-il observer.

— « Oui », répondit Arren. Il eût bien aimé savoir comment l’homme des radeaux l’avait appris, mais il resta impassible. « Mais je sers mon seigneur, qui est ici. »

Le chef du peuple des radeaux dit quelque chose qu’Arren ne comprit point du tout : des mots changés au point d’en être méconnaissables, ou des noms qu’il ne connaissait pas ; puis il dit : « Pourquoi êtes-vous venus à Balatran ? »

— « En quête… »

Mais Arren ne savait ce qu’il pouvait en dire, ni même en fait que dire. Tout ce qui s’était passé, ainsi que l’objet de leur quête, semblait très lointain et confus dans son esprit. Enfin il dit : « Nous allions à Obehol. Ils nous ont attaqués lorsque nous avons débarqué. Mon seigneur a été blessé. »

— « Et vous ? »

— « Je n’ai pas été blessé », dit Arren, et la froide maîtrise de soi que lui avait enseignée son enfance à la cour lui fut alors d’un grand secours. « Mais il y avait-il y avait comme une folie autour de nous. Un homme qui était avec nous s’est noyé. Il régnait une peur… » Il s’interrompit, et resta silencieux.

Le chef l’observa, de ses yeux noirs presque opaques. Il dit enfin : « C’est donc par hasard que vous êtes arrivés ici. »

— « Oui. Sommes-nous toujours dans le Lointain Sud ? »

— « Le Lointain ? Non. Les îles… » Le chef fit décrire à sa main noire et fine un arc – guère plus que le quart du compas, du nord à l’est. « Les îles sont là » dit-il. « Toutes les îles. » Puis, montrant toute la mer vespérale s’étendant devant eux, du nord au sud en passant par l’ouest, il dit : « La mer. »

— « De quelle terre êtes-vous, seigneur ? »

— « D’aucune terre. Nous sommes les Enfants de la Mer Ouverte. »

Arren contempla son visage ardent. Il regarda autour de lui, sur l’immense radeau, avec son temple et ses hautes idoles, chacune sculptée dans un arbre entier, immenses figures divines où se mêlaient le dauphin, le poisson, l’homme et l’oiseau de mer ; il observa les gens affairés, tissant, gravant, pêchant, cuisinant, sur des plates-formes surélevées, soignant les bébés ; il vit les autres radeaux, soixante-dix au moins, éparpillés sur l’eau en un grand cercle de peut-être un mille de diamètre. C’était toute une ville : de la fumée montait en volutes minces de maisons éloignées, et le vent apportait des voix aiguës d’enfants. C’était une ville, et en dessous d’elle s’étendaient les abysses.

« N’allez-vous jamais à terre ? » demanda le jeune garçon à voix basse.

— « Une fois par an. Nous allons à la Longue Dune. Nous y coupons du bois et réparons les radeaux. Nous faisons cela en automne, et ensuite nous suivons les baleines grises vers le nord. En hiver nous nous séparons, chaque radeau de son côté. Au printemps nous nous rendons à Balatran, pour nous rencontrer. On passe alors d’un radeau à l’autre, il y a des mariages, et on célèbre le Long Bal. Nous sommes sur les Routes de Balatran ; à partir d’ici, le grand courant emporte vers le sud. En été, nous dérivons sur le grand Courant, jusqu’à ce que nous apercevions les Puissantes, les baleines grises, virer de cap vers le nord. Alors nous les suivons, et regagnons enfin les rivages d’Emah sur la Longue Dune, où nous demeurons un certain temps. »

— « Voilà qui est merveilleux, seigneur », dit Arren. « Jamais je n’avais entendu parler d’un peuple tel que le vôtre. Ma patrie se trouve très loin d’ici. Pourtant, là-bas aussi, nous célébrons le Long Bal la veille du solstice d’été. »

— « Vous foulez la terre, et ne courez aucun danger », dit le chef d’un ton sec. « Nous dansons sur la mer profonde. »

Après un temps, il demanda : « Comment s’appelle-t-il, votre seigneur ? »

— « Épervier », dit Arren. Le chef répéta ces syllabes, mais il était clair qu’elles n’avaient aucune signification pour lui. Et cela, plus qu’aucune autre chose, fit comprendre à Arren que son histoire était vraie, que ce peuple vivait toute l’année sur la mer, sur la haute mer loin de toute terre ou de tout parfum de terre, hors de portée du vol des oiseaux terrestres, et inconnu des hommes.

« La mort était en lui », dit le chef « Il doit dormir. Retourne au radeau d’Étoile ; je t’enverrai chercher. »

Il se leva. Bien que parfaitement sûr de lui, il n’était apparemment pas certain de la conduite à tenir à l’égard d’Arren, et ne savait s’il fallait le traiter en égal ou en jeune garçon. Arren, dans cette situation, préféra la dernière solution, et accepta son congé ; mais il dut ensuite faire face à un autre problème. Les radeaux en dérivant s’étaient à nouveau séparés, et cent vergues d’eau satinée clapotaient entre eux.

Le chef des Enfants de la Mer Ouverte lui parla encore, brièvement. « Nagez », dit-il.

Arren se glissa dans l’eau avec précaution. Sa fraîcheur était agréable à sa peau brûlée par le soleil. Il traversa à la nage et se hissa sur l’autre radeau, pour découvrir un groupe de cinq ou six enfants et adolescents en train de l’observer avec un intérêt non déguisé. Une toute petite fille dit : « Tu nages comme un poisson au bout d’un hameçon. »

— « Comment faudrait-il que je nage ? » fit Arren, quelque peu mortifié, mais d’une voix douce ; de fait, il n’aurait pu se montrer rude envers un être humain si petit. Elle ressemblait à une statue d’acajou poli, fragile et exquise. « Comme ça ! » s’écria-t-elle, plongeant comme un phoque dans les tourbillons liquides et aveuglants. Ce n’est qu’au bout d’un long moment, et à une distance invraisemblable, qu’il entendit son cri aigu et aperçut sa tête noire et lisse à la surface.

— « Venez », dit un garçon qui devait avoir l’âge d’Arren, bien qu’il ne parût pas plus de douze ans par la taille et la carrure : un garçon au visage grave, avec un crabe bleu tatoué en travers du dos. Il plongea, et tous plongèrent, même un enfant de trois ans ; Arren fut donc obligé de les imiter, ce qu’il fit en essayant de ne pas faire d’éclaboussures.

« Comme une anguille », dit le garçon, en remontant près de son épaule.

— « Comme un dauphin », dit une belle fille au joli sourire, en disparaissant dans les profondeurs.

— « Comme moi ! » fit le bambin de trois ans d’une petite voix perçante, dansant sur l’eau comme une bouteille.

Ainsi, ce soir-là jusqu’à la nuit, et toute la journée du lendemain long et doré, et les jours qui suivirent, Arren nagea, parla et travailla avec les jeunes du radeau d’Étoile. Et, de tous les événements survenus dans ce voyage, depuis ce matin d’équinoxe où Épervier et lui avaient quitté Roke, celui-là lui parut d’une certaine manière le plus étrange ; car il n’avait rien à voir avec tout ce qui s’était produit auparavant, pendant le voyage comme durant sa vie entière ; et encore moins avec ce qui était à venir. À la nuit tombée, quand il s’étendait au milieu des autres pour dormir sous les étoiles, il se disait : « C’est comme si j’étais mort, et que ceci soit l’après-vie, dans la lumière du soleil, au-delà de la lisière du monde, parmi les fils et les filles de la mer… » Avant de s’endormir, il cherchait, loin au sud, l’étoile jaune et le tracé de la Rune de Fin, et voyait toujours Gobardon, et le petit ou le grand triangle ; mais les étoiles se levaient plus tard maintenant, et il ne pouvait garder les yeux ouverts jusqu’à ce que la figure entière se fût dégagée de l’horizon. De jour comme de nuit, les radeaux dérivaient vers le sud, mais il n’y avait jamais aucun changement dans la mer, car ce qui change constamment ne change pas en réalité. Les pluies torrentielles de mai prirent fin, et toute la nuit les étoiles brillaient, et tout au long du jour le soleil.

Il savait qu’ils ne vivraient pas toujours ainsi, dans cette facilité et ce bien-être de rêve. Il s’enquit de l’hiver, et ils lui parlèrent des longues pluies et de la houle puissante, des radeaux solitaires, tous séparés les uns des autres, dérivant et tanguant dans la grisaille et les ténèbres, semaine après semaine… L’hiver dernier, pendant une tempête qui avait duré un mois, ils avaient vu des vagues si énormes qu’elles ressemblaient à des « nuages d’orage », disaient-ils, car ils n’avaient jamais vu de collines : ils pouvaient les voir arriver l’une derrière l’autre, immenses, à des milles de distance, se précipitant vers eux. Les radeaux pouvaient-ils naviguer sur de telles mers ? interrogea-t-il, et ils dirent que oui, mais pas toujours. Au printemps, quand ils se rassemblaient aux Routes de Balatran, il manquait parfois deux radeaux, ou trois, ou six…

Ils se mariaient très jeunes. Crabe-Bleu, qui portait son homonyme en tatouage, et Albatros la jolie étaient mari et femme, bien que lui n’eût que dix-sept ans et qu’elle fût de deux ans plus jeune ; beaucoup de mariages semblables se nouaient entre radeaux. De nombreux bébés rampaient et trottaient là, attachés par de longues courroies aux quatre poteaux de l’abri central, dans lequel ils s’entassaient tous à l’heure la plus chaude, pour dormir en tas frétillants. Les enfants plus âgés s’occupaient des plus jeunes, hommes et femmes se partageant tous les travaux. Chacun à tour de rôle recueillait les grandes algues brunes, le nilgu des Routes, dentelé comme la fougère, et long de vingt-cinq à trente mètres. Tous participaient au foulage du nilgu pour la fabrication de l’étoffe, et au tressage des fibres rugueuses dont on faisait des cordages et des filets ; ils pêchaient, séchaient le poisson, façonnaient en outils l’ivoire des baleines, et accomplissaient toutes les autres tâches requises par la vie sur les radeaux. Mais il y avait toujours du temps pour nager et bavarder, et aucun travail ne devait être achevé à une heure précise. Il n’y avait d’ailleurs pas d’heures : rien que des jours entiers, des nuits entières. Au bout de quelques-uns de ces jours et de ces nuits, il sembla à Arren qu’il vivait sur le radeau depuis un temps incalculable, qu’Obehol était un rêve, avec derrière des rêves plus flous, et que c’était dans un autre monde qu’il avait vécu sur terre et été prince d’Enlad.

Lorsque enfin il fut convoqué sur le radeau du chef, Épervier le contempla un moment et dit : « Tu ressembles à l’Arren que je vis dans la Cour de la Fontaine : luisant comme un phoque doré. La vie d’ici te convient, mon garçon. »

— « Oui, mon seigneur. »

— « Mais où est-ce ici ? Nous avons laissé les lieux derrière nous. Nous avons vogué hors des cartes… Il y a longtemps, j’ai entendu parler du Peuple des Radeaux, mais je croyais que ce n’était qu’un autre des contes du Lointain Sud, une chimère sans substance. Pourtant nous avons été secourus par cette chimère, et nos vies ont été sauvées par ce mythe. »

Il parlait en souriant, comme s’il avait partagé cette douceur de vivre intemporelle dans la lumière de l’été ; mais son visage était lugubre, et dans ses yeux se lisait une tristesse non apaisée. Arren s’en aperçut, et fit honnêtement face.

« J’ai trahi… » dit-il, puis il s’interrompit. « J’ai trahi votre confiance. »

— « Comment cela, Arren ? »

— « Là-bas… à Obehol. Alors que pour une fois vous aviez besoin de moi. Vous étiez blessé, et aviez besoin de mon aide. Je n’ai rien fait. Le bateau a dérivé, et je l’ai laissé dériver. Vous aviez mal et je n’ai rien tenté pour vous. J’ai vu une terre… j’ai vu une terre et je n’ai même pas essayé de faire virer le bateau… »

— « Calme-toi, mon garçon », dit le mage avec une telle fermeté qu’Arren obéit. Et aussitôt après : « Dis-moi à quoi tu pensais à ce moment-là. »

— « A rien, seigneur… à rien ! Je pensais qu’il était inutile de faire quoi que ce soit. Je pensais que votre pouvoir magique avait disparu – non, qu’il n’avait jamais existé. Que vous m’aviez dupé. » La sueur perla sur le visage d’Arren et il lui fallut forcer la voix, mais il continua. « J’avais peur de vous. J’avais peur de la mort. J’en avais tellement peur que je ne voulais pas vous regarder, parce que vous étiez peut-être mourant. Je ne pouvais penser à rien, sinon qu’il y avait… qu’il y avait un moyen pour moi de ne pas mourir, si je pouvais le trouver. Mais, tout ce temps, la vie s’écoulait, comme s’il y avait eu une immense blessure d’où le sang s’échappait – comme vous-même en portiez une. Mais celle-là était dans chaque chose. Et je n’ai rien fait, rien, sauf de me dérober à l’horreur de la mort. »

Il s’interrompit, car dire la vérité à voix haute était insupportable. Ce n’était pas la honte qui l’empêchait, mais la peur, la même peur. Il savait maintenant pourquoi cette vie tranquille, dans la mer et le soleil, sur les radeaux, ressemblait pour lui à une après-vie ou à un rêve, aussi irréelle. C’était parce qu’il savait dans son cœur que la réalité était vide : sans vie, ni chaleur, ni couleur, ni son – sans signification. Il n’y avait ni hauteurs ni profondeurs. Tout ce jeu charmant de formes, de lumière et de couleur sur la mer et dans les yeux des hommes n’était rien de plus que cela : un jeu d’illusions sur le vide creux.

Les illusions passaient et il ne restait que l’informe et le froid. Rien d’autre.

Épervier le regardait, et Arren avait baissé les yeux pour éviter ce regard. Mais voici que subitement s’élevait en lui une petite voix, celle du courage, ou peut-être de l’ironie. Elle était arrogante, impitoyable, et disait ; Couard ! Couard ! Rejetteras-tu cela aussi ?

Aussi releva-t-il les yeux, par un immense effort de volonté, et affronta-t-il le regard de son compagnon.

Épervier étendit la main et prit la sienne dans une rude étreinte, si bien que tous deux ils se touchaient par les yeux et la chair.

— « Lebannen », dit-il. Il n’avait jamais prononcé le nom véritable d’Arren, et Arren ne le lui avait jamais dit. « Lebannen, cela est. Et tu es. Il n’y a pas de sécurité. Et pas de fin. Le mot doit être entendu dans le silence. Il faut les ténèbres pour voir les étoiles. On danse toujours au-dessus du vide, au-dessus des terribles abysses. »

Arren crispa ses mains et pencha le front jusqu’à ce qu’il s’appuie sur les mains d’Épervier. « Je vous ai trahi », dit-il. « Je vous trahirai encore. Je n’ai pas suffisamment de force. »

— « Tu as assez de force. » La voix d’Épervier paraissait tendre, mais elle recelait la même dureté que la voix railleuse montée des profondeurs de la honte d’Arren. « Ce que tu aimes, tu continueras à l’aimer. Ce que tu entreprends, tu l’accompliras. On peut se fier à toi. Il n’est pas étonnant que tu n’aies point encore appris cela. Dix-sept ans sont peu de défense contre le désespoir… Mais songes-y, Lebannen. Refuser la mort, c’est refuser la vie. »

— « Mais je cherchais la mort ! » Arren leva la tête et fixa Épervier. « Comme Sopli… »

— « Sopli ne cherchait pas la mort. Il cherchait une fin à sa peur de la mort. »

— « Mais il existe un chemin. Le chemin qu’il cherchait. Sopli. Et Hare ; et les autres. Le chemin pour revenir à la vie, à la vie sans mort. Vous – vous plus que tout autre – devez connaître ce chemin… »

Le mage retenait toujours fermement la main d’Arren.

— « Je ne le connais pas, dit Épervier, Oui, je sais ce qu’ils croient chercher, Mais je sais aussi que c’est un mensonge. Écoute-moi, Arren. Tu mourras. Tu ne vivras pas toujours ; ni toi, ni personne, ni aucune chose. Rien n’est immortel. Mais il n’y a qu’à nous qu’il est donné de savoir que nous devons mourir. Et c’est un don précieux : c’est la chance d’être soi-même. Car nous ne possédons que ce que nous savons que nous devons perdre, ce que nous acceptons de perdre… Être soi c’est notre tourment, notre gloire et notre humanité ; et cela ne dure pas. Le "soi" change, il s’efface comme une vague sur la mer. Voudrais-tu que la mer devienne immobile, que les marées s’arrêtent pour sauver une vague, pour te sauver ? Renoncerais-tu à l’habileté de tes mains, à la passion de ton cœur, à la lumière du lever et du coucher du soleil, pour acheter ton salut – la sécurité permanente ? C’est cela qu’ils cherchent à Wathort, à Lorbanerie et ailleurs. Car tel est le message que ceux qui savent entendre ont entendu : en niant la vie, il est possible de nier la mort et de vivre pour toujours. Et moi, je n’entends pas ce message, Arren, parce que je ne veux pas l’entendre. Je ne me laisserai pas guider par le désespoir. Je suis sourd, je suis aveugle. Tu es mon guide. Toi, dans ton innocence et ton courage, dans ta déraison et ta loyauté, tu es mon guide – l’enfant que j’envoie devant moi dans les ténèbres. C’est ta peur, ta douleur que je suis. Tu as pensé que j’étais rude avec toi ; à quel point je l’étais, tu ne l’as jamais su. Car je me sers de ton amour comme d’une bougie que l’on brûle, qu’on laisse se consumer pour éclairer son chemin. Et nous devons continuer ; il le faut. Il nous faut aller jusqu’au bout ; arriver à l’endroit où la mer se tarit et la joie s’écoule, l’endroit où t’entraîne ta terreur mortelle. »

— « Où est cet endroit, seigneur ? »

— « Je ne sais pas. »

— « Je ne puis vous y conduire. Mais je vous accompagnerai. »

Le regard que le mage posa sur lui était sombre, insondable.

— « Mais si je devais à nouveau faillir, et vous trahir… »

— « Je te ferai confiance, fils de Morred. »

Ils se turent tous deux.

Au-dessus d’eux les hautes idoles gravées se balançaient très légèrement contre le ciel bleu du sud, corps de dauphin, ailes de mouettes repliées, visages humains aux yeux fixes de coquillages.

Épervier se leva, avec raideur, car il était encore loin d’être remis de sa blessure. « Je suis fatigué de rester assis », dit-il, « je vais devenir gras à force d’oisiveté. » Il se mit à arpenter le radeau sur toute la longueur, et Arren se joignit à lui. Ils échangèrent quelques mots en marchant ; Arren raconta à Épervier comment il passait ses journées, qui étaient ses amis parmi le peuple des radeaux. L’agitation d’Épervier était plus grande que sa force, qui fut bientôt épuisée. Il s’arrêta près d’une jeune fille qui tissait le nilgu sur un métier derrière la Maison des Puissantes, et lui demanda d’aller chercher le chef, puis regagna son abri. C’est là que le chef du peuple des radeaux vint le voir et le salua avec courtoisie ; et Épervier lui rendit son salut ; et tous trois s’assirent sur les tapis en peaux de phoque tacheté, à l’intérieur de l’abri.

« J’ai réfléchi », commença le chef, avec lenteur et une solennité polie, « aux choses que vous m’avez dites. Comment les hommes pensaient revenir de la mort dans leur propre corps, et dans cette quête oubliaient d’adorer les dieux, négligeaient leur corps et devenaient fous. C’est une chose mauvaise et une grande folie. J’ai pensé aussi : qu’avons-nous à voir avec cela ? Nous n’avons que faire des autres hommes, de leurs îles, de leurs mœurs, de ce qu’ils font et défont. Nous vivons sur la mer et nos vies appartiennent à la mer. Nous n’espérons pas les sauver, nous ne cherchons pas à les perdre. La folie ne nous atteint pas. Nous n’allons pas à terre, et les gens de la terre ne viennent pas à nous. Quand j’étais jeune, nous parlions quelquefois à des hommes qui venaient par bateau jusqu’à la Longue Dune, quand nous allions y couper dès rondins pour les radeaux et construire les abris d’hiver. Souvent nous voyions des voiliers d’Ohol et de Welwai (c’est ainsi qu’il nommait Obehol et Wellogie) qui suivaient les baleines grises à l’automne. Souvent ils suivaient nos radeaux de loin, car nous connaissions les routes et les lieux de rencontre des Puissantes en mer. Mais c’est tout ce que je vis jamais du peuple de la terre, et à présent ils ne viennent plus. Peut-être sont-ils tous devenus fous et se sont-ils entre-tués. Il y a deux ans, sur la Longue Dune, en regardant au nord vers Welwai, nous avons vu durant trois jours la fumée, d’un feu immense. Et si cela avait été, que nous importe ? Nous sommes les Enfants de la Mer Ouverte. Nous suivons la mer. »

— « Pourtant, lorsque vous avez vu le bateau de gens de la terre à la dérive, vous êtes allés vers lui », dit le mage.

— « Certains d’entre nous ont dit qu’il n’était pas sage d’agir ainsi, et auraient laissé le bateau dériver jusqu’au bout de la mer », répondit le chef de sa voix haut perchée et impassible.

— « Vous n’en faisiez pas partie. »

— « Non. J’ai dit : bien que ce soient des gens de la terre, nous les aiderons, et c’est ce qui fut fait. Mais de votre entreprise nous n’avons que faire. S’il y a une folie chez le peuple de la terre, c’est au peuple de la terre de la soigner. Nous suivons la route des Puissantes. Nous ne pouvons vous aider dans votre quête. Tant que vous souhaiterez rester avec nous, vous serez les bienvenus. Il n’y a plus beaucoup de jours jusqu’au Long Bal ; après, nous retournerons vers le nord, en suivant le courant est, qui à la fin de l’été nous ramènera vers les mers proches de la Longue Dune. Si vous désirez rester avec nous jusqu’à ce que vous soyez guéri de votre blessure, c’est bien. Et si vous voulez prendre votre bateau et suivre votre chemin, ce sera bien aussi. »

Le mage le remercia, et le chef se leva, mince et raide comme un héron, les laissant seuls.

— « Dans l’innocence il n’y a point de force contre le mal », dit Épervier, avec une légère grimace. « Mais il y a en elle de la force pour le bien. Nous resterons un moment avec eux, je crois, jusqu’à ce que ma faiblesse soit passée. »

— « Cela est sage », dit Arren. La fragilité physique d’Épervier l’avait choqué et ému ; il avait résolu de protéger cet homme de sa propre énergie et de sa hâte, et d’insister pour qu’ils attendent au moins qu’il fût libéré de la douleur avant de reprendre leur chemin.

Le mage le regarda, quelque peu surpris de ce compliment.

« Les gens d’ici sont gentils », reprit Arren, qui n’avait rien remarqué. « Ils semblent ne pas être touchés par cette, maladie de l’âme qui affectait les gens d’Horteville et des autres îles. Peut-être n’est-il aucune île où nous eussions été secourus et accueillis comme nous l’avons été par ces errants. »

— « Il se peut bien que tu aies raison. »

— « Et ils mènent une vie plaisante, en été… »

— « Oui. Bien que manger du poisson froid toute sa vie, ne jamais voir un poirier en fleur ni goûter l’eau d’une source jaillissante doive finir par être ennuyeux ! »

Arren regagna donc le radeau d’Étoile, et travailla, nagea et lézarda avec les autres jeunes gens ; il conversait avec Épervier dans la fraîcheur du soir, et dormait sous les étoiles. Et les jours coulaient vers le Long Bal de la veille du solstice d’été, et les grands radeaux dérivaient lentement vers le sud sur les courants de la Mer Ouverte.

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