ARYA

La voie se réduisait quasiment à deux ornières dans les herbes folles.

L’avantage en était qu’avec si peu de passage il ne se trouverait personne pour pointer le doigt dans la direction qu’ils auraient suivie. Au lieu de la marée humaine qui déferlait sur la grand-route, à peine un ruisselet, ici.

Mais elle avait pour inconvénient de sinuer tel un serpent, tantôt vers l’arrière, tantôt vers l’avant, de s’enchevêtrer avec des sentes plus étroites encore et de sembler parfois s’évaporer, pour ne reparaître qu’une demi-lieue plus loin, quand on désespérait de la retrouver. Arya la détestait. Bien que le paysage fut assez plaisant, tout en collines onduleuses et en terrasses cultivées parsemées de prairies et de bois, coupées de vallons foisonnants de saules inclinés sur de lents filets d’eau, ce maudit chemin tortillait tellement son exiguïté qu’on n’avançait plus – on rampait !

C’était les fourgons qui les ralentissaient en se traînant, craquant de tous leurs essieux sous le faix de leurs cargaisons. Dix fois par jour, il fallait s’arrêter pour dégager une roue coincée dans un trou, ou bien doubler les attelages pour escalader quelque versant bourbeux. Une fois, on s’était trouvé nez à nez, au beau milieu d’un bosquet de chênes, avec trois hommes qui tiraient avec leur bœuf une charrette chargée de bûches, et pas moyen, de part ni d’autre, de s’écarter. Rien d’autre à faire que d’attendre, pendant que les forestiers dételaient leur bête, l’emmenaient sous le couvert, tournaient le véhicule, y attelaient à nouveau le bœuf et repartaient sur leurs propres traces, et à une allure encore plus lente que les fourgons ! Si bien qu’on n’avait, ce jour-là, pour ainsi dire pas bougé.

Et elle ne pouvait s’empêcher de regarder par-dessus son épaule si les manteaux d’or ne surgissaient pas pour s’emparer d’eux. La nuit, le moindre bruit la réveillait, les doigts crispés sur la poignée d’Aiguille. Car des sentinelles avaient beau désormais toujours monter la garde autour du camp, elle s’en défiait, des orphelins surtout. Ils auraient pu être assez efficaces dans les venelles de Port-Réal mais là, en pleine nature, ils étaient complètement perdus. Pour peu qu’elle se rendît aussi silencieuse qu’une ombre, ce lui était un jeu que de se faufiler entre eux à la lumière des étoiles et que d’aller en catimini faire ses besoins dans les bois. Une fois, même, que Lommy Mains-vertes se trouvait de faction, elle grimpa se percher dans un chêne et, passant d’arbre en arbre, parvint, sans qu’il s’avisât de rien, juste au-dessus de sa tête. Elle lui aurait volontiers sauté dessus, mais elle ne tenait pas plus à ce qu’il éveille tout le monde par ses cris qu’à se faire à nouveau bastonner par Yoren.

Le fait que la reine voulût sa tête valait à Taureau, de la part de Lommy et de ses semblables, une espèce d’égards, en dépit de ses dénégations. « J’ai jamais rien fait à aucune reine, grondait-il, rageur, je faisais rien d’autre que mon boulot. Soufflets, pincettes, va chercher, rapporte. Je devais être armurier, puis v’là que maître Mott me dit : “Tu pars à la Garde de Nuit”, et je sais rien d’ plus. » Et il repartait à polir son heaume. Un heaume magnifique, les courbes, la rondeur, la découpe de la visière et les grandes cornes, tout. Arya se plaisait à le regarder polir le métal avec un chiffon huilé, le rendre si brillant que les flammes du feu venaient s’y mirer. Il ne le coiffait jamais, cependant.

« Parierais que c’ ’t un bâtard de c’ traître, souffla tout bas Mains-vertes, un soir, de peur que Gendry n’entendît. Le seigneur au loup, çui qu’y-z-ont tranché su’ les marches à Baelor.

— Sûrement pas », déclara-t-elle. Père n’avait qu’un bâtard, Jon. Et elle s’en fut sous les arbres, navrée de ne pouvoir tout bonnement seller sa monture et rentrer chez elle. Juste marquée d’une liste blanche au chanfrein, sa jument bai brun ne manquait pas d’ardeur et, bonne cavalière comme elle était, il lui serait enfantin de filer au triple galop et d’être une fois pour toutes, si elle voulait, débarrassée de ses compagnons. Seulement, elle se retrouverait alors sans personne pour éclairer sa marche, surveiller ses arrières, monter la garde durant son sommeil, et toute seule contre les manteaux d’or. Sa sécurité l’obligeait à subir Yoren et les autres.

« ’n approch’ d’ l’Œildieu, dit le frère noir un matin. La route royale s’ra dangereuse jusque c’ qu’on a traversé l’ Trident. Va donc contourner l’ lac par sa rive ouest. Peu d’apparence qu’y nous cherchent de c’ côté-là. » Et l’on prit vers l’ouest au confluent de deux ruisseaux.

Aux champs cultivés succéda dès lors la forêt, villages et forts s’amenuisèrent en se clairsemant, les collines se firent monts, les vallons combes, et se procurer des vivres devint plus ardu. De la masse des provisions emportées de Port-Réal – poisson salé, pain de munition, saindoux, navets, sacs de haricots, d’orge, formes de fromage jaune – ne subsistait plus une bouchée. Contraint de vivre sur le pays, Yoren eut recours à Koss et Kurz, qui s’étaient naguère fait prendre à braconner. Il les expédiait en avant courir les bois, et on les voyait revenir, à la brune, avec un daim embroché sur une perche, quand des brassées de cailles ne leur ballottaient à la ceinture. Aux benjamins revenait la tâche de cueillir des baies, chemin faisant, ou de sauter les haies pour faucher des pommes quand, d’aventure, se présentait quelque verger.

Grimpeuse alerte et prompte piqueuse, Arya se plaisait à partir en chasse de son côté. Un jour, elle tomba, par le plus grand des hasards, sur un lapin brun, dodu, paré de longues oreilles et d’un museau fébrile. Mais comme les lapins, s’ils courent plus vite, montent aux arbres moins bien que les chats, elle l’assomma d’un bon coup de latte, et Yoren n’eut plus qu’à le cuisiner avec des champignons et des oignons sauvages. Gratifiée d’une cuisse entière, puisque c’était son lapin, elle la partagea avec Gendry. Aux autres, enchaînés inclus, revint l’équivalent d’une cuillerée. Jaqen H’ghar la remercia poliment – un régal ! –, Mordeur se pourlécha les doigts, crasse et jus mêlés, d’un air béat, mais Rorge, le sans-nez, ricana : « V’là qu’on a un chasseur, main’nant. Face-à-cloques Tête-à-cloques Tue-connil. »

Aux abords d’un fort nommé Blanchépine, des paysans les cernèrent dans un champ de maïs pour leur réclamer le prix des quenouilles qu’ils venaient tout juste de ramasser. Alarmé par leurs faux, Yoren préféra leur jeter quelques sols. « Fut un temps où s’ffisait d’ porter l’ noir pour êt’ fêté d’ Dorne à Winterfell, et qu’ mêm’ les grands seigneurs s’ faisaient honneur d’ l’accueillir s’ leur toit, dit-il amèrement. Et main’nant, ’vec des couards com’ vous, faut payer, s’y mord dans un ver d’ pom’. » Il cracha.

« C du maïs doux, trop bon pour un vieux puant d’oiseau noir com’ toi, riposta rudement l’un d’eux. Tu t’ tires d’ not’ champ, main’nant, ’vec c’te band’ de canailles à toi, ou on t’y plant’ pour chasser l’s aut’ corbeaux. »

La nuit venue, ils firent griller le maïs en le retournant avec de longs bâtons fourchus et le dégustèrent brûlant. Arya s’en délecta, mais la colère empêcha Yoren de dîner. Un nuage aussi noir et dépenaillé que son manteau semblait en suspens sur sa tête pendant qu’il parcourait le camp sans trêve ni cesse en maugréant.

Le lendemain, Koss revint au galop avertir Yoren qu’il avait repéré un campement. « Vingt ou trente hommes, maille et morions, dit-il. Certains vilainement blessés, un qui agonise, d’après le bruit. Le tapage qu’il fait m’a permis d’approcher. Ils ont des pertuisanes et des boucliers, mais un seul cheval, et boiteux. A l’odeur, fait pas mal de temps qu’ils sont là.

— Vu une bannière ?

— Ocelot jaune et noir, sur champ d’ocre. »

Yoren se fourra dans la bouche une feuille de surelle et se mit à mâcher. « N’ saurais trop dire, avoua-t-il. ’t êt’ un bord, ’t êt’ l’aut’. S’y sont si mal en point, voudront nos montures, sans s’inquiéter de qui qu’on est. Et ’t-êt’ plus qu’ça. Faut passer au large. » Cela les détourna de plusieurs milles et leur fit perdre au moins deux jours, mais le vieux trouva que c’était bon marché. « Pass’rez bien assez d’temps su’ l’ Mur. L’ reste d’ vot’ vie, probab’. Pas b’soin qu’on s’ dépêche d’arriver, j’dis. »

On repartit en direction du nord. De plus en plus d’hommes gardaient les champs. D’ordinaire, ils se tenaient au bord de la route et, sans un mot, scrutaient froidement quiconque passait. De-ci de-là, ils patrouillaient à cheval, le long des clôtures, la hache à l’arçon. Ailleurs, un homme était juché, l’arc au poing et son carquois suspendu à portée, dans un arbre mort ; dès qu’il aperçut le convoi, il encocha une flèche sur la corde et ne le lâcha des yeux que son dernier fourgon n’eût disparu au loin. Yoren écumait. « Çui-là dans son arbre, savoir s’y jouira quand y viendront l’ dénicher, les Aut’! Y t ’l’appell’ra, la Garde, là, pou’ l’ coup, ça ! »

Un jour plus tard, Dobber discerna une lueur rouge dans le crépuscule. « Ou c’te route a’ core tourné, ou v’là que l’ soleil y s’ couche au nord. »

Yoren monta sur une éminence afin d’y mieux voir. « Feu », dit-il. Il suça son pouce, le dressa. « L’ vent d’vrait l’éloigner d’ nous. M’ tant fair’ gaffe’. »

Et gaffe ils firent. Au fur et à mesure que le monde s’enténébrait, le feu devenait de plus en plus brillant, et le nord, bientôt, parut embrasé tout entier. De temps à autre leur parvenait l’odeur de la fumée, bien que le vent demeurât stable et interdît toujours aux flammes de se rapprocher. Aux abords de l’aube, l’incendie s’était de fait consumé de lui-même, mais personne n’avait pour autant sérieusement dormi.

C’est sur le coup de midi qu’ils parvinrent à l’emplacement du village. Les champs alentour n’étaient, sur des milles et des milles, que désert calciné, les maisons que coques noircies. Des carcasses d’animaux massacrés, brûlés, jonchaient les décombres sous des couvertures de charognards qui, dérangés, s’envolèrent avec des cris furieux. Du fortin s’élevait encore de la fumée. Son enceinte de bois semblait redoutable, de loin, mais elle s’était révélée insuffisante.

Précédant les fourgons, Arya distingua des corps calcinés qu’on avait empalés sur des pieux, tout en haut des murs, et dont les mains brandies semblaient encore vouloir protéger leurs visages contre le brasier. Quelques pas plus loin, Yoren ordonna de faire halte et, confiant aux garçons la garde des fourgons, se rendit à pied dans les mines avec Murch et Cutjack. Une nuée de corbeaux s’en éleva lorsqu’ils franchirent ce qui restait de la porte, et, de leurs cages, les oiseaux du convoi jetèrent des croâ rauques et des appels criards.

« Si nous y allions aussi ? proposa Arya à Gendry comme les trois autres tardaient à revenir.

— Yoren a dit d’attendre. » Sa voix sonnait creux. Elle se retourna vers lui et vit qu’il portait son heaume étincelant d’acier aux grandes cornes en lyre.

Lorsqu’ils reparurent enfin, Yoren portait une fillette dans ses bras, et les deux autres charriaient une femme dans une vieille couverture déchirée. La petite, qui avait tout au plus deux ans, piaillait sans arrêt, mais de manière inarticulée, comme si quelque chose l’étranglait. Soit qu’elle ne parlât pas encore ou l’eût oublié. Le bras droit de la femme s’achevait, à hauteur du coude, en moignon sanglant, et ses yeux semblaient ne rien voir, lors même qu’ils se fixaient sur un objet. Elle parlait, elle, mais ne disait qu’une seule chose. « Pitié, criait-elle inlassablement, pitié, pitié, pitié. » Un refrain que Rorge trouva si drôle qu’il se mit à pouffer par son trou de nez, bientôt imité par Mordeur, jusqu’à ce que Murch les injurie et leur gueule de la fermer.

Yoren commanda d’installer la femme à l’arrière d’un fourgon. « Maniez-vous, dit-il. La nuit v’nue, y aura des loups, dans l’ coin, et pire.

— J’ai peur, chuchota Tourte en voyant comme la manchote se débattait.

— Moi aussi », confessa Arya.

Il lui pressa l’épaule. « J’ai jamais battu aucun gars à mort, Arry. J’ vendais juste les tourtes à Maman, c’ tout. »

Elle chevauchait le plus loin qu’elle osait en tête pour s’épargner les cris de la petite et la rengaine de la femme, « Pitié, pitié ». Une histoire jadis contée par Vieille Nan lui revint en mémoire, celle d’un homme emprisonné par de méchants géants dans un château sinistre. Très brave et très malin, il finit par tromper ses geôliers et par s’évader…, mais à peine a-t-il recouvré la liberté que les Autres s’emparent de lui et boivent tout chaud son sang rouge. Elle comprenait maintenant ce qu’il avait dû éprouver.

La femme mourut à l’aube. Gendry et Cutjack lui creusèrent une fosse à mi-coteau, sous un saule pleureur. Et Arya, quand le vent se leva, se dit que la malheureuse entendait les longues branches murmurer : « Pitié, pitié, pitié. » Les petits cheveux de sa nuque se hérissèrent, et c’est presque en courant qu’elle s’éloigna de la tombe.

« Pas de feu, ce soir », ordonna Yoren. Et l’on dîna d’une poignée de radis sauvages découverts par Koss, d’un gobelet de haricots secs, et de l’eau d’un ruisseau voisin qui avait un goût bizarre – celui, prétendit Lommy, des cadavres en décomposition quelque part vers l’amont. Sans Reysen qui les sépara, Tourte l’assommait.

A seule fin de s’emplir le ventre avec quelque chose, Arya en but néanmoins plus que de raison. Persuadée qu’elle ne pourrait fermer l’œil, elle s’endormit tout de même mais, à son réveil, ténèbres de poix, sa vessie pleine à éclater. Tout autour d’elle, des dormeurs, pelotonnés dans leurs couvertures et leurs manteaux. Elle prit Aiguille, se leva et tendit l’oreille. Elle perçut les pas feutrés d’une sentinelle, le changement de position de quelque insomniaque ou quelque agité, le ronflement hideux du sans-nez Rorge et l’étrange sifflement qu’émettait Mordeur jusque dans son sommeil. D’un autre fourgon provenait le crissement régulier de l’acier sur la pierre : Yoren était là, mâchant de la surelle tout en affilant son poignard.

Tourte était de garde. « Où tu vas ? » demanda-t-il en la voyant s’éloigner vers les arbres.

Elle indiqua les bois d’un geste vague.

« Pas question », dit-il. Sa hardiesse lui était revenue, maintenant qu’il portait une épée à la ceinture, encore que celle-ci fut fort courte et qu’il la tînt comme un rouleau à pâtisserie.

« Besoin de pisser, expliqua-t-elle.

— Eh ben, prends l’arbre, là…, dit-il, joignant le geste à la parole. Tu sais pas c’ qu’y a dans ces fourrés, Arry. J’ai entendu des loups, t’t à l’heure. »

Se battre avec lui ? Yoren serait mécontent. Elle prit un air effrayé. « Des loups ? Vraiment ?

— L’s ai entendus, assura-t-il.

— Je crois que je n’ai pas besoin d’y aller, après tout. » Elle retourna vers son couchage et fit semblant de dormir jusqu’à ce qu’elle l’eût entendu s’éloigner. Alors, roulant sur elle-même, elle se glissa, silencieuse comme une ombre, vers les bois de l’autre côté du camp. Il y avait aussi des sentinelles par là, mais les éviter lui serait facile. Par pure mesure de précaution, elle alla simplement deux fois plus loin qu’à l’ordinaire et, une fois certaine que personne ne la verrait, délaça ses chausses et s’accroupit pour se soulager.

Elle était en train, chevilles entravées, quand un bruissement se lit entendre dans le sous-bois. Tourte, s’affola-t-elle, il m’a suivie. Et puis elle vit les yeux qui brillaient dans l’ombre, moirés par le clair de lune. Les tripes nouées, elle empoigna Aiguille et sans se soucier de se pisser dessus, compta : deux, quatre, huit, douze – toute une meute…

L’un des loups sortit du couvert à pas feutrés, la regarda, dénuda ses crocs, tandis qu’elle, atterrée de sa stupidité, n’entendait rien d’autre dans sa cervelle que les quolibets de Tourte lorsque, au matin, on la retrouverait à demi dévorée. Mais le loup se détourna, l’ombre l’engloutit et, déjà, les yeux avaient disparu. D’une main tremblante, elle se torcha, relaça et, au plus vite, guidée par l’imperturbable crissement, rallia le camp – et Yoren. Encore sous le choc, elle monta près de lui dans le fourgon. « Des loups, chuchota-t-elle d’une voix enrouée. Dans les bois.

— Ouais. Y en a. » Il ne leva même pas les yeux.

« Ils m’ont fichu une de ces trouilles…

— Ah bon ? » Il cracha. « T’ croyais d’ n’espèce qu’a du goût pour.

— Nymeria était un loup-garou. » Elle s’étreignit dans ses propres bras. « Ce n’est pas pareil. Puis elle est partie. Jory et moi lui avons lancé des cailloux jusqu’à ce qu’elle se sauve, sans quoi la reine l’aurait tuée. » En parler renouvelait son chagrin. « Je parie que si elle s’était trouvée à Port-Réal, elle n’aurait pas laissé décapiter Père.

— Les orphelins n’ont pas de père, répliqua Yoren, l’as oublié ? » Il crachait rouge, à cause de la surelle, et on aurait dit que sa bouche saignait. « Les seuls loups qu’on aye à r’douter portent un’ peau d’homme, comm’ ceux qu’ont détruit c’ village.

— Je voudrais être à la maison », dit-elle d’un ton pitoyable. Si fort qu’elle s’efforçât de se montrer brave, de se montrer intrépide comme une louve et tout et tout, il y avait des moments où elle se sentait ce qu’elle était, après tout, juste une petite fille.

Le frère noir préleva une nouvelle feuille de surelle dans le ballot du fourgon et se la fourra dans la bouche. « ’t-êt’ mieux fait d’ t’ laisser où j’ t’ai trouvé, mon gars. Tel que. ’tait moins risqué, j’ crains.

— M’est égal. Je veux rentrer à la maison.

— Près d’ trente ans que j’ mène des types au Mur. » Une mousse rouge lui crevait aux lèvres, telles des bulles de sang. « Perdu qu’ trois, d’ tout c’ temps. Un vieux mort d’ fièvre, un p’tit voyou mordu p’r un serpent ’dant qu’y chiait, et un fou qu’a v’lu m’ tuer ’dant que j’ dormais et qu’a écopé d’un sourir’ roug’ p’ sa pein’. » En guise de démonstration, il se passa le poignard sur la gorge. « Trois en trente ans. » Il cracha sa vieille chique. « Mieux valu un bateau, d’ fait. Pas risqué d’ croiser tant d’ monde en ch’min, quoique…, m’ un malin prenait l’ bateau, moi…, trente ans que j’ prends la route. » Il rengaina son poignard. « Va dormir, mon gars. T’entends ? »

Elle essaya. Mais, sitôt couchée sous sa mince couverture, elle entendit le hurlement des loups… et un autre bruit, beaucoup plus faible, à peine plus qu’un murmure porté par la brise, et qu’on aurait pu prendre pour des cris.

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