Si vous voulez tout avoir,
vous ne devez désirer rien.
Si vous voulez tout être,
vous devez désirer n’être rien.
Si vous voulez tout savoir,
vous devez désirer ne savoir rien.
Car si vous désirez posséder
quelque chose, vous ne pouvez posséder
Dieu comme votre seul trésor.
Une fille appelée Vent dans les cèdres vivait au pays des pierres qui s’éboulent là où les années sont plus longues, et il lui arriva ce qui arrive aux femmes. Son corps devint lourd et maladroit, et ses seins se durcirent et laissèrent perler du lait. Quand ses cuisses furent mouillées, sa mère la conduisit à l’endroit où naissent tous les hommes, là où deux longues avancées rocheuses se rejoignent. On y trouve une étroite bande de sable lisse, et une pierre nouvellement placée au milieu de quelques buissons à l’intersection. À cet endroit, où les invisibles sont favorables aux mères, elle mit au monde deux garçons.
Le premier vint juste à l’aube, et comme une brise se levait au moment où il quitta la matrice, une brise froide issue du coin de l’œil des premières lueurs derrière la montagne, sa mère l’appela Jean (ce qui signifie simplement « homme », tous les garçons s’appellent Jean) Vent d’est.
Le second ne vint pas à la manière ordinaire — c’est-à-dire la tête d’abord, comme lorsqu’un homme grimpe d’un endroit bas vers un endroit haut, mais les pieds d’abord, comme un homme qui se laisse glisser dans un endroit plus bas. Sa grand-mère tenait son frère, sans savoir que deux allaient naître, et pour cette raison ses pieds battirent le sable un moment sans que personne ne le tire. C’est pour cela que sa mère l’appela Jean Coureur des sables.
Elle se serait levée dès que ses fils étaient nés, mais sa mère ne le lui permit pas : « Tu te tuerais », dit-elle. « Tiens, donne-leur à téter tout de suite, ainsi tu ne te dessécheras pas. »
Vent dans les cèdres en prit un dans chaque bras, un à chaque sein, et s’étendit de nouveau sur le sable froid. Ses cheveux noirs, aussi fins que de la soie, faisaient un halo sombre derrière sa tête. Elle avait des traces de larmes dues à la douleur. Sa mère commença à écarter le sable avec ses mains, et quand elle trouva celui qui conservait encore la force du soleil du jour écoulé, elle le versa sur les jambes de sa fille.
« Merci, Mère », dit Vent dans les cèdres. Elle regardait les deux petits visages, encore maculés de sang, qui buvaient à elle.
« Ainsi a fait ma mère pour moi quand tu es née. Ainsi feras-tu pour tes filles. »
« Ce sont des garçons. »
« Tu auras des filles, aussi. La première naissance tue — ou bien aucune. »
« Il faut les laver dans la rivière », dit Vent dans les cèdres, et elle se redressa, puis au bout d’un moment se leva. C’était une jolie fille, mais comme il venait de se vider, son corps était sans formes. Elle tituba, mais sa mère la soutint, et elle refusa de s’allonger de nouveau.
Le soleil était haut lorsqu’elles atteignirent la rivière, et là la mère de Vent dans les cèdres fut noyée dans les hauts-fonds, et Vent d’est lui fut enlevé.
Lorsque Coureur des sables atteignit sa treizième année, il était presque aussi grand qu’un homme. Les années de son monde, où les vaisseaux faisaient demi-tour, étaient de longues années ; et ses os s’étiraient, et aussi ses mains — grandes et puissantes. Il n’y avait pas de graisse sur lui (mais il n’y avait de graisse sur personne au pays des pierres qui s’éboulent) et il était un pourvoyeur de nourriture, bien qu’il fît d’étranges rêves. Quand sa treizième année fut presque écoulée, sa mère et les vieux Doigt sanglant et Pieds qui volent décidèrent de l’envoyer voir le prêtre, et il partit seul vers le haut pays vaste, là où les falaises s’élèvent comme des bancs de nuages noirs, et où toutes les choses vivantes sont sans importance à côté du vent, du soleil, de la poussière, du sable et des pierres. Il voyageait le jour, tout seul, toujours en direction du sud, et la nuit il attrapait des souris qu’il déposait, le cou brisé, devant l’endroit où il dormait. Au matin, elles avaient quelquefois disparu.
Vers midi le cinquième jour, il atteignit le ravin de Tonne toujours, où se trouvait le prêtre. Il avait eu la chance inespérée de tuer un faux faisan qu’il lui amenait en présent, et il marchait en le tenant par les pattes et en laissant traîner derrière lui le long cou et la tête nue. Il marchait fièrement, sachant qu’aujourd’hui il était un homme et qu’il atteindrait le ravin avant le coucher du soleil (Pieds qui volent lui avait donné les repères, et il les avait passés), mais la peur était dans son cœur.
Il entendit Tonne toujours avant de l’apercevoir. Le terrain était presque plat, parsemé de rochers et de buissons, et rien ne laissait croire qu’il y avait autre chose que de la pierre éternelle sous ses pieds. Il y avait un faible grondement, un murmure dans l’air. Tout en avançant, il vit se lever une fine brume devant lui. Elle ne pouvait pas indiquer le ravin de Tonne toujours, car il voyait clairement, à travers elle, le terrain qui s’étendait derrière, pas très loin. Et le bruit n’était pas fort.
Il fit trois pas de plus. Le bruit se déchaîna. La terre trembla. À ses pieds une étroite crevasse s’ouvrit, laissant voir de l’eau écumante tout en bas. Il était mouillé, et la poussière dégoulinait de son corps. Il avait eu chaud précédemment, et maintenant il était glacé. Les pierres étaient lisses et mouillées, et elles tremblaient. Prudemment, il s’assit, ses jambes pendant au-dessus de l’obscurité et de l’eau écumante d’en bas, puis, les pieds d’abord, comme un homme qui se laisse glisser dans un endroit plus bas, il descendit dans Tonne toujours. Pas avant d’avoir cherché l’endroit exact où l’eau écumante se formait, et où le ciel était une fente pourpre à peine plus large qu’un doigt et saupoudrée d’étoiles de jour, il ne découvrit la caverne du prêtre.
L’entrée ruisselait d’embruns, et le fracas des eaux était assourdissant, mais la caverne grimpait sur un tapis de pierres brisées tombées de la voûte. Dans le noir, Coureur des sables grimpa, grimpa, avec ses pieds et avec ses mains, tenant le faux faisan entre ses dents, jusqu’à ce que ses doigts découvrent les pieds du prêtre et ses mains des jambes desséchées. Il posa là le faux faisan, sentant, comme une toile d’araignée, les poils et les plumes et les petits os tombés d’offrandes précédentes, et se retira jusqu’à l’entrée de la caverne.
La nuit était tombée, et il s’étendit à l’endroit qui était fait pour cela, puis au bout d’un long moment s’endormit malgré le rugissement des eaux ; mais le fantôme du prêtre ne vint pas dans ses rêves. Sa couche était un radeau de roseaux flottant dans quelques centimètres d’eau. Autour de lui formant un rond se dressaient d’immenses arbres, chacun entouré du cercle de ses propres racines tortueuses. Leur écorce était blanche comme l’écorce des sycomores, et leur tronc s’élevait à une grande hauteur avant de se perdre dans la masse noire de leur propre feuillage. Mais dans son rêve, ce n’est pas les arbres qu’il regardait. Le cercle où il flottait était si étendu qu’ils n’en formaient que l’horizon, coupant l’immense concavité du ciel juste à l’endroit où autrement il aurait touché la terre.
Il était, d’une manière qu’il ne pouvait pas définir, transformé. Ses membres étaient plus longs, et cependant plus tendres ; mais il ne les remuait pas. Il regardait le ciel, et il avait l’impression qu’il tombait dedans. Le radeau se balançait, d’un mouvement à peine décelable, au rythme des battements de son cœur.
C’était son quatorzième anniversaire, et les constellations, par conséquent, occupaient exactement les positions qu’elles avaient la nuit de sa naissance. Quand le matin viendrait, le soleil se lèverait dans Fièvre ; mais Monde-sœur, dont le grand disque bleuté faisait maintenant un mince halo au-dessus des arbres en cercle, éclipsait les deux étoiles brillantes, les yeux, qui étaient la seule partie visible de l’Enfant de l’ombre. Aucune des planètes ne ressemblait à une autre. Il chassa de son esprit sa connaissance de la position de la Femme de neige maintenant au milieu des Cinq fleurs, et l’imagina à la place de Graine qui voit, qui était son emplacement la nuit de sa naissance…
Un bruissement de pas près de sa tête. Vent d’est se redressa, n’imprimant grâce à une longue habitude qu’un léger mouvement au fragile radeau.
« Qu’as-tu appris ? » C’était Ultime voix, le plus grand des coureurs d’étoiles, son maître.
« Pas autant que je l’aurais voulu », dit Vent d’est d’une voix morose. « Je crains d’avoir dormi. Je mérite d’être battu. »
« Tu es honnête, au moins », fit Ultime voix.
« Tu m’as souvent dit que quelqu’un qui veut progresser doit avouer la moindre de ses fautes. »
« Je t’ai appris aussi que ce n’est pas celui qui a commis l’offense qui émet la sentence. »
« Qui sera ? » demanda Vent d’est. Il luttait pour écarter l’appréhension de sa voix.
« La suspension, en tant que mon meilleure assistant. Tu t’es endormi. »
« Seulement un instant, j’en suis sûr. J’ai fait un rêve curieux, mais ce n’est pas la première fois. »
« Non. » Serein et autoritaire, Ultime voix se pencha sur son élève. Il était immense, et la lumière bleue de Monde-sœur qui se levait éclairait un visage exsangue d’où les quelques touffes de barbe, comme le rituel le demandait, étaient arrachées chaque jour. Ses tempes avaient été brûlées avec des brandons allumés dans les entrailles des Montagnes de la Virilité ; et ses cheveux, plus épais que ceux d’une femme, ne poussaient plus qu’en une crête raidie.
« J’ai encore rêvé que j’étais un homme des collines, et que j’avais voyagé jusqu’à la source de la rivière, où je devais recevoir un oracle dans une caverne sacrée. Je me suis étendu, pour le recevoir, près de l’eau courante. »
Ultime voix ne disait rien. Vent d’est continua : « Tu espérais que j’avais marché parmi les étoiles ; mais comme tu vois, ce n’était pas un rêve élevé. »
« Peut-être. Mais que te disent les étoiles de ton entreprise de demain ? Sonneras-tu de la conque ? »
« Comme dira mon Maître. »
Lorsque Coureur des sables se réveilla, il était courbaturé et transi. Il avait déjà fait de tels rêves, mais ils s’étaient rapidement estompés, et s’il y avait un message dans celui-ci il n’en saisissait pas la signification. Il savait qu’Ultime voix n’était certainement pas le prêtre dont il avait invoqué l’esprit. Pendant quelques instants, il joua avec l’idée de demeurer dans le ravin jusqu’à ce qu’il soit de nouveau prêt à dormir, mais l’idée du ciel clair du matin au-dessus de lui et de la chaleur du soleil sur le plateau le décida à partir. Il n’était pas loin de midi lorsque, affamé, il émergea de la faille et se jeta pour se reposer dans la terre tiède et molle.
Une heure plus tard, il était prêt à se relever et à aller chasser. C’était un bon chasseur, jeune et fort, et plus patient que la chatte aux longues dents qui s’aplatit sur une saillie du roc et qui guette tout un jour, deux jours, en pensant à ses petits qui s’affaiblissent et miaulent en l’attendant et soupirent et dorment, et crient encore jusqu’à ce qu’elle tue. Il y en avait eu d’autres, quand Coureur des sables n’avait qu’un an ou deux de moins, pas aussi forts que lui, peut-être, d’autres qui, après avoir couru et traqué et chassé encore jusqu’à ce que le soleil soit presque couché, étaient rentrés à l’endroit où l’on se couche les mains vides et le ventre flasque, espérant trouver des restes et implorant leurs mères de leur donner un sein appartenant maintenant à un frère plus jeune. Ceux-là étaient morts. Ils avaient appris cette vérité que l’endroit où l’on se couche est facile à trouver pour celui qui apporte de la nourriture, pas trop difficile par un ventre plein, mais qu’il se dérobe et change de place devant une bouche affamée, jusqu’à ce qu’il se perde au milieu des pierres pour disparaître complètement le troisième jour.
Ainsi, pendant deux jours, Coureur des sables chassa comme seuls les hommes des collines savent chasser. Il voyait tout, ramassait tout, flairait le nid de la souris nocturne pour croquer ses petits avec la réserve de graines ; il rampait, sa peau de la couleur de la pierre, sa chevelure ébouriffée dissimulant le profil reconnaissable de sa tête. Silencieux comme le brouillard qui gagne le haut pays et qui ne se voit pas jusqu’à ce qu’il touche la joue (et à ce moment-là il aveugle).
Une heure avant l’arrivée de l’obscurité complète le second jour, il croisa la piste d’un daim clic-clic, le petit ongulé sans cornes qui se nourrit des petits buveurs de sang que le clic-clic de son sabot attire de leur cachette près des trous d’eau. Il la suivit tandis que Monde-sœur se levait et régnait, et il la suivait encore quand elle eut plongé la moitié de ses continents bleutés derrière la plus éloignée des montagnes fumantes de l’ouest. Puis il entendit s’élever devant lui le chant de triomphe que les Enfants de l’ombre entonnent quand ils ont tué assez pour chaque bouche, et il sut qu’il avait perdu.
Dans les grands jours anciens de la contemplation, quand Dieu était le roi des hommes, les hommes marchaient sans peur parmi les Enfants de l’ombre la nuit, et les Enfants de l’ombre, sans peur, recherchaient la compagnie des hommes le jour. Mais la contemplation avait donné ses jours à la rivière depuis longtemps, et elle flottait dans les prairies marécageuses de la mort. Pourtant, un grand chasseur, se disait Coureur des sables (et, parce qu’il possédait depuis sa plus tendre enfance ce don du lait qui permet à un homme de regarder par des yeux extérieurs aux siens et de rire, il ajouta : un grand chasseur qui a très faim), pourrait peut-être essayer de renouer avec les vieilles traditions. Dieu, sans aucun doute, ordonne toute chose. Les Enfants de l’ombre pouvaient tuer de la main droite et de la main gauche pendant que le soleil dormait, mais de quoi auraient-ils l’air s’ils essayaient de le tuer, de jour comme de nuit, alors que Dieu ne le voulait pas ?
Silencieusement mais fier et droit, il poursuivit jusqu’à ce que la lumière bleue de Monde-sœur lui montre l’endroit où, comme des chauves-souris autour du sang répandu, les Enfants de l’ombre entouraient le daim tic-tic. Bien avant qu’il soit arrivé jusqu’à eux, leurs têtes se tournèrent, sur des tiges libres comme un cou de hibou.
« Matin calme où la nourriture abonde », dit-il poliment.
Il fit cinq pas en avant sans qu’il y eût un bruit, puis une bouche qui n’était pas humaine répondit :
« Elle abonde, en effet. »
Les femmes de l’endroit où l’on se couche qui voulaient faire peur aux enfants qui jouaient encore quand leur ombre était plus longue qu’eux disaient que des dents des Enfants de l’ombre coulait du poison. Coureur des sables n’y croyait pas, mais il s’en souvint lorsque l’autre parla. Il savait que ce « elle abonde » ne se rapportait pas au daim tic-tic, mais il dit : « J’en suis content. J’ai entendu votre chant — de nombreuses bouches chantaient, et toutes pleines. C’est moi qui vous ai rabattu votre nourriture, et je demande ma part — ou je tue le plus gros d’entre vous pour le manger, et les autres pourront dîner de ses os quand j’aurai fini. Pour moi c’est la même chose. »
« Les hommes ne sont pas comme toi. Les hommes ne mangent pas la chair de leurs semblables. »
« Vous voulez dire vous-mêmes ? Seulement quand vous avez faim, mais vous avez faim tout le temps. »
Plusieurs voix dirent doucement : « Non… » en traînant sur le mot.
« Un homme que je connais — Pieds qui volent, un homme de haute taille et qui n’a pas peur du soleil — a tué l’un de vous et a laissé sa tête comme offrande nocturne. Quand il s’est réveillé, le crâne était nettoyé. »
« Les renards », fit une voix qui ne s’était pas encore fait entendre. « Ou bien c’est un garçon de sa race qu’il avait tué, ce qui est plus probable. Vous nous avez laissé des souris quand vous êtes venu ici, et maintenant vous voudriez qu’on vous rembourse avec du daim. Nous aurions dû vous égorger quand vous dormiez. »
« Beaucoup d’entre vous seraient morts en essayant. »
« Je pourrais te tuer maintenant. Moi seul. Ainsi nous massacrons vos enfants qui viennent à nous en geignant — nous les faisons taire et nous dînons bien. » Une des silhouettes obscures se leva.
« Je ne suis pas un enfant. J’ai quatorze étés. Et je ne viens pas affamé. J’ai mangé aujourd’hui et je mangerai encore. »
L’Enfant de l’ombre qui s’était levé fit un pas en avant. Plusieurs autres se levèrent comme pour l’arrêter, mais ne le firent pas. « Approche ! » s’écria Coureur des sables. Crois-tu être en train de m’appeler de l’endroit où l’on se couche pour me tuer parmi les rochers ? Égorgeur de bébés ! » Il fléchit les genoux et les mains et sentit la force qui parcourait ses bras. Avant sa téméraire approche, il avait résolu de prendre la fuite aussitôt sans essayer de combattre si les Enfants de l’ombre se montraient menaçants. Il était certain de pouvoir distancer aisément leurs courtes jambes. Mais il était également sûr maintenant que, morsure empoisonnée ou pas, il pouvait triompher de la silhouette chétive qui lui faisait face.
Celui qui lui avait adressé la parole au début dit en un murmure à peine audible mais pressant : « Il est sacré. Tu ne dois pas lui faire de mal. »
« Je ne suis pas venu pour me battre », dit Coureur des sables. « Je réclame seulement une part honorable du daim tic-tic que j’ai jeté entre vos mains. Votre chant dit que vous en avez suffisamment. »
L’Enfant de l’ombre qui s’était levé pour l’affronter cria : « Avec mon plus petit doigt, je briserai tes os jusqu’à ce que les bouts ressortent par ta peau. »
Coureur des sables esquiva le coup de griffes qui lui était lancé et annonça d’un air méprisant : « Si vous êtes de son sang, faites-le se coucher, ou il m’appartient. »
« Il est sacré », répondirent leurs voix. Le son de ces paroles était comme le vent de la nuit qui cherche l’endroit où l’on se couche et ne le trouve jamais.
Sa main gauche pouvait écarter les griffes ; sa droite saisir la gorge trop souple d’une poigne mortelle. Coureur des sables assura l’assise de ses pieds et attendit, accroupi, le plus léger mouvement en avant qui mettrait l’adversaire à bonne portée. À ce moment, peut-être parce qu’à la limite de la vision, une masse de vapeurs issues des Montagnes de la Virilité avait été chassée par le vent pour la révéler, la lumière de Monde-sœur tomba, juste à l’instant précédant son coucher, et aussi éphémèrement que la lueur de l’éclair, sur le visage de l’Enfant de l’ombre. Il était sombre et faible, et avec ses grands yeux surmontant une chair plissée, ses joues enfoncées et son nez et ses yeux d’où coulait un épais liquide, il n’était pas plus gros que celui d’un bébé.
Mais si Coureur des sables se rappela tous ces détails plus tard, il ne les remarqua pas dans le bref éclair de lumière bleue. Au lieu de cela, il vit les visages des hommes, et la force qu’ils croient avoir quand ils ont bien mangé, et que ce sont des créatures stupides qu’un souffle peut détruire. Et comme Coureur des sables était jeune, il n’avait jamais vu cela avant. Quand les griffes touchèrent sa gorge, il se dégagea et, haletant et étouffant pour une raison qu’il ne comprenait pas, courut se réfugier vers la masse de silhouettes noires assemblées autour du daim tic-tic.
« Regardez », fit la voix de celui qui lui avait adressé la parole au début. « Il pleure. Ici, mon garçon. Viens vite. Assieds-toi avec nous. Mange. »
Coureur des sables s’accroupit, poussé par leurs petites mains noires, devant le daim avec les autres. Quelqu’un s’adressa à l’Enfant de l’ombre dont les griffes avaient voulu lui déchirer la gorge un instant avant : « Tu ne dois pas lui faire de mal. Il est notre hôte. »
« Ah. »
« Ça ne fait pas de mal de jouer un peu avec eux, naturellement. Ça les fait rester à leur place. Mais laisse-le manger maintenant. »
Un autre mit un morceau de viande dans la main de Coureur des sables, et comme il avait toujours fait, il l’engloutit avant qu’on ait pu le lui arracher. L’Enfant de l’ombre qui l’avait menacé posa une main sur son épaule. « Je suis désolé si je t’ai fait peur. »
« Ce n’est pas grave. »
Monde-sœur s’était couchée et les constellations, dont plus rien n’éclipsait l’éclat, resplendissaient dans le ciel d’automne. La Femme à la chevelure de flammes, les Cinq jambes poilues, la Rose d’améthyste, que les habitants des prairies marécageuses, les hommes des marais, appelaient les Mille tentacules et le Poisson. La saveur du daim était douce à la bouche de Coureur des sables, et encore plus douce à son ventre, et il éprouva une soudaine satisfaction. Les petites silhouettes qui l’entouraient étaient ses amis. Ils lui avaient donné à manger. C’était bon d’être assis entouré d’amis et de nourriture, tandis que la Femme à la chevelure de flammes se tenait debout sur la tête dans le ciel nocturne.
Celui qui s’était adressé à lui au début (il ne réussissait pas encore à identifier la bouche d’où cette voix sortait) lui dit : « Tu es notre ami, maintenant. Cela fait longtemps que nous n’avons pas pris un ami de l’ombre parmi la population autochtone. »
Coureur des sables ne comprenait pas ce qu’il voulait dire, mais il jugea poli et peu compromettant de hocher la tête.
« Tu dis que nous chantons », poursuivit la voix familière. « Quand tu es arrivé ici, tu nous as dit que tu avais entendu le Chant de Nombreuses Bouches Toutes Pleines. Il y a maintenant un chant en toi, un chant de bonheur, mais qui reste sans contrepoint. »
« Qui es-tu ? » demanda Coureur des sables. « Je ne distingue pas lequel d’entre vous me parle. »
« Ici. » Deux des Enfants de l’ombre s’écartèrent (apparemment) et une zone noire, que Coureur des sables avait prise pour l’ombre d’un rocher projetée par une étoile, révéla un visage fripé et des yeux lumineux.
« Sereine rencontre », dit Coureur des sables, et il se présenta.
« On m’appelle le Vieux sage », fit le plus ancien des Enfants de l’ombre. « Sereine rencontre, en vérité. » Coureur des sables remarqua que les étoiles étaient faiblement visibles à travers les épaules du Vieux sage, et que c’était donc un esprit. Mais cela ne tracassait pas Coureur des sables outre mesure. Les esprits (bien qu’habituellement confinés dans le monde du rêve, dont ceux qui le pouvaient se tenaient à l’écart) étaient un fait de la vie, et un esprit puissant pouvait être un allié utile.
« Tu crois que je suis l’ombre d’un mort », fit le Vieux sage, « mais tu te trompes. »
« Nous sommes tous », prononça diplomatiquement Coureur des sables, « des ombres projetées devant nous. »
« Non », fit le Vieux sage. « Je ne suis pas ce que tu crois. Comme tu es un ami de l’ombre, maintenant, je vais te dire ce que je suis. Tu vois tous les autres — tes amis aussi véritablement que je le suis — qui sont autour de cette carcasse ? »
« Oui. » (Coureur des sables les avaient comptés, de peur qu’un autre n’apparaisse. Ils étaient sept.)
« Tu dirais qu’ils chantent. Il y a le Chant de Nombreuses Bouches Toutes Pleines, le Chant des Chemins Sinueux du ciel, pour que rien n’arrive, le Chant de Chasse, le Chant des Anciens Chagrins, que nous chantons quand le Lézard qui combat est haut dans le ciel d’été et que nous voyons notre ancienne demeure comme une petite perle jaune dans sa queue. Et ainsi de suite. Les tiens disent que parfois ces chants troublent votre sommeil. »
Coureur des sables hocha la tête, la bouche pleine.
« Eh bien, quand tu me parles, ou quand les liens chantent à l’endroit où l’on se couche, leur chant est une vibration de l’air. Quand tu parles, ou qu’un autre te parle, c’est aussi une vibration de l’air. »
« Quand le tonnerre parle », dit Coureur des sables, « ça c’est une vibration. Et maintenant, je sens une petite vibration dans ma gorge quand je te parle. »
« Oui, ta gorge vibre, et fait vibrer l’air, comme on fait trembler un buisson en faisant d’abord trembler la main qui le tient. Mais lorsque nous chantons, ce n’est pas l’air que nous faisons vibrer. Nos vibrations sont des extensions de nous-mêmes. Je suis le chant que tous les Enfants de l’ombre émettent, je suis leur pensée quand ils pensent ensemble. Tends tes mains devant toi comme cela, sans qu’elles se touchent. Maintenant, pense à tes mains disparues. C’est ainsi que nous vibrons. »
« Ce n’est rien », dit Coureur des sables.
« Ce que tu appelles rien est ce qui sépare toutes les choses. Quand cela aura disparu, les mondes se rencontreront dans une grande mort d’où de nouveaux mondes naîtront. Mais maintenant écoute-moi. Comme tu t’appelles l’ami de l’ombre, tu dois apprendre avant la fin de cette nuit à requérir notre aide quand tu en auras besoin. C’est très facile à faire, et c’est ainsi qu’il faut procéder : quand tu entendras notre chant — tu verras que si tu écoutes bien, assis ou couché immobile et tournant ta pensée vers nous, tu pourras nous entendre de très loin — tu devras chanter, dans ta tête, le même chant. Tu chanteras en même temps que nous, et nous entendrons l’écho de notre chant dans tes pensées et nous saurons ainsi que tu as besoin de notre aide. Essaye, maintenant. »
Tout autour de Coureur des sables, les Enfants de l’ombre se mirent à chanter le chant du Jour endormi, qui parle du lever du soleil, et de la première lueur, des ombres longues, longues, et des danses que font les diables de terre au sommet des collines. « Chante avec nous », commanda le Vieux sage.
Coureur des sables chanta. Au début, il essaya d’ajouter quelque chose de son cru au chant, comme font les hommes à l’endroit où l’on se couche ; mais les Enfants de l’ombre le pincèrent, et froncèrent les sourcils. Après cela, il chanta le chant du Jour endormi exactement comme le faisaient les Enfants de l’ombre ; et bientôt, tous se mirent à danser autour des os du daim tic-tic, pour montrer comment les diables de terre faisaient.
Il vit alors que les Enfants de l’ombre n’étaient pas tous des vieillards, comme il l’avait imaginé. Deux d’entre eux seulement étaient ridés et sans souplesse ; une troisième silhouette devait être une femme, bien que comme les autres elle n’eût qu’une touffe de cheveux sur la tête. Deux autres n’étaient ni jeunes ni vieux, et les deux derniers étaient à peine plus grands que des jeunes garçons. Coureur des sables observa leur visage en dansant, s’étonnant de les voir paraître à la fois si jeunes et si vieux, alors que les autres avaient l’air vieux et cependant étrangement jeunes en même temps. Il y voyait bien mieux à présent que lorsqu’il était assis avec eux devant le daim tic-tic, et il lui vint à l’esprit — dans une double compréhension, surprise après surprise — qu’à l’est, le noir du ciel laissait la place au pourpre, et qu’il n’y avait plus que sept Enfants de l’ombre. Le Vieux sage était parti. Coureur des sables se leva pour faire face au soleil levant — à moitié par instinct, et à moitié parce qu’il se disait que le Vieux sage était parti par là. Quand il se retourna, les Enfants de l’ombre s’étaient dispersés derrière lui parmi les rochers. Deux seulement étaient encore visibles, puis aucun. Sa première pensée fut de courir à leur poursuite, mais il était certain qu’ils n’aimeraient pas cela. Il leur cria très fort : « Allez avec Dieu ! » et agita les bras.
Les premiers rayons du soleil nouveau envoyèrent bondir vers lui des formes noir et or. Il regarda la carcasse du daim tic-tic. Quelques lambeaux de chair restaient, et les os donneraient de la moelle s’il pourrait les briser. À demi facétieusement, il dit à la carcasse : « Matin calme où la nourriture abonde », puis il mangea de nouveau avant l’arrivée des fourmis.
Une heure plus tard, en se curant les dents avec un ongle, il pensa à son rêve de la nuit précédente. Le Vieux sage, se dit-il, aurait sans doute su l’interpréter. Il regrettait de ne pas lui en avoir parlé. S’il dormait maintenant, en plein jour, il y avait peu de chances pour que lui vienne un bon rêve ; mais il avait froid et il était fatigué. Il s’étendit à la chaleur du soleil… et s’aperçut que le dos de la femme qui marchait devant lui lui paraissait familier. Il marchait plus vite qu’elle, et il vit bientôt que c’était sa mère. Mais quand il voulut l’appeler, aucun son ne sortit de sa gorge. Lui qui avait le pied si sûr, il glissa sur une pierre. Il mit les mains en avant pour se protéger, un choc violent parcourut tout son corps, et il se retrouva, assis par terre, tout seul, transpirant sous le soleil.
Il se mit debout, encore tremblant, balayant de la main les petits cailloux qui collaient encore à son dos mouillé. C’était ridicule. Il ne servait à rien d’essayer de dormir en plein jour. Son esprit quittait aussitôt son corps pour vagabonder, et si le prêtre venait jamais à lui dans son sommeil, il n’y aurait personne pour le recevoir. Il risquait même de le mécontenter, et il ne reviendrait jamais plus. Non, il fallait ou bien retourner à la caverne et essayer encore, ou bien accepter son échec et repartir — ce qui serait intolérable. Il retournerait donc au ravin.
Mais pas les mains vides. Le faux faisan qu’il avait apporté la première fois était un présent insuffisant. Peut-être parce qu’il avait déplu au prêtre pour quelque raison ; mais, en y réfléchissant, il pensa avec une certaine satisfaction que c’était peut-être aussi parce que le prêtre voulait lui faire une révélation de grande importance, pour laquelle le faux faisan était inadéquat. Un autre daim tic-tic, s’il pouvait en trouver un, devrait convenir. Il était arrivé du nord et avait vu peu de traces de gibier ; se diriger vers l’est signifiait retomber avant peu dans les gorges de la rivière ; à l’ouest, il y avait les montagnes qui brûlent. Il prit la direction du sud.
Le terrain s’éleva peu à peu. Il n’y avait déjà pas tellement de végétation, mais elle se raréfia encore. La roche grise laissa place à l’ocre. Aux environs de midi, son pas infatigable l’ayant conduit au sommet d’une crête, il vit une chose qu’il n’avait vue qu’une fois ou deux dans sa vie : une minuscule vallée irriguée, une oasis au milieu du désert qui avait réussi à retenir assez de terre pour qu’y poussent de la vraie herbe, quelques fleurs sauvages et un arbre.
Un tel lieu était extrêmement sacré, mais il était possible d’y boire, et même d’y passer quelques heures, si l’on était assez audacieux. Et l’arbre, Coureur des sables le savait, préférait que l’on vienne seul, ce qui était un avantage pour lui. Il s’approcha, comme le dictait la coutume, ni trop vite ni trop lentement, avec une expression de courtoisie étudiée, et il était sur le point de le saluer lorsqu’il vit une fille, assise, un bébé dans les bras, au milieu des racines.
Pendant quelques instants, impoliment, son regard quitta l’arbre. Le visage de la fille était en forme de cœur, timide, à peine celui d’une femme déjà. Sa longue chevelure (c’était une chose dont Coureur des sables n’avait pas l’habitude) était toute propre : elle l’avait lavée dans l’eau au pied de l’arbre, et démêlée avec ses doigts, de sorte qu’elle s’étalait maintenant sur ses épaules brunes. Elle était assise les jambes croisées, immobile, avec son bébé, une fleur dans ses cheveux, endormi sur ses cuisses.
Coureur des sables salua cérémonieusement l’arbre, en demandant la permission de boire et en promettant de ne pas rester trop longtemps. Un murmure de feuillage lui répondit, et bien qu’il ne comprît pas les mots, ils ne semblaient pas hostiles. Il sourit pour montrer sa reconnaissance, et alla boire à la flaque d’eau.
Il but longtemps et profondément, comme font les animaux du désert. Quand il en eut assez et releva la tête de la surface ridée par le vent, il vit l’image du visage de la fille qui dansait près du sien.
« Matin calme », dit-il.
« Matin calme », répondit-elle.
« Je m’appelle Coureur des sables. » Il pensa à son voyage à la caverne, au daim tic-tic et au faux faisan, et au Vieux sage. « Coureur des sables, le voyageur, grand chasseur et ami de l’ombre. »
« Je m’appelle Sept filles qui attendent », dit la fille. « Et ça », elle sourit tendrement au bébé qu’elle tenait, « c’est Marie papillons roses. Je l’ai appelée ainsi à cause de ses petites mains. Elle les agite toujours quand elle s’éveille. »
Coureur des sables, qui au cours de sa courte existence avait vu combien d’enfants viennent et combien peu survivent, hocha la tête et sourit.
La fille regarda la mare au pied de l’arbre, puis l’arbre, puis les fleurs et l’herbe, tout sauf le visage de Coureur des sables. Il vit ses petites dents blanches affleurer comme des souris des neiges sur ses lèvres pour les toucher puis se retirer. Le vent courbait les herbes, et l’arbre dit quelque chose qu’il ne comprit pas. Peut-être que Sept filles qui attendent le comprit, elle. « Est-ce que… » fit-elle en hésitant… « tu te coucheras ici ce soir ? »
Il comprit ce qu’elle voulait dire, et répondit aussi doucement qu’il put : « Je n’ai pas de nourriture à partager. Je regrette. Ce que je chasse, je dois le garder comme offrande pour le prêtre de Tonne toujours. Personne ne se couche à l’endroit où tu te couches ? »
« Il n’y avait rien nulle part. Papillons roses était toute neuve, et je ne pouvais pas aller loin… Nous nous sommes couchées là, derrière ce rocher courbe. » Elle fit un petit geste de découragement avec ses épaules.
« Je n’ai jamais connu cela », dit Coureur des sables en posant une main sur son bras, « mais je sais ce que l’on doit éprouver, assis tout seul en attendant ceux qui ne viennent pas. Ce doit être terrible. »
« Tu es un homme. Ça ne t’arrivera pas jusqu’à ce que tu sois très vieux. »
« Je ne voulais pas te fâcher. »
« Je ne suis pas fâchée. Et je ne suis pas seule non plus — j’ai Papillons roses avec moi tout le temps, et il y a du lait pour elle. Maintenant, nous dormons ici. »
« Toutes les nuits ? »
La fille acquiesça, presque d’un air de défi.
« Ce n’est pas bon de dormir là où il y a un arbre pour plus d’une nuit. »
« Papillons roses est sa fille. Je le sais parce qu’il me l’a dit dans un rêve bien longtemps avant qu’elle ne naisse. Il aime l’avoir ici. »
Coureur des sables dit avec prudence : « Nous avons tous été engendrés dans une femme par des arbres. Mais ils veulent rarement qu’on reste près d’eux plus d’une nuit. »
« Il est bon pour nous ! J’avais pensé… » sa voix était devenue faible au point de n’être qu’un murmure à peine audible par-dessus le bruissement du vent dans l’herbe… « Quand tu es arrivé, j’avais cru qu’il t’avait envoyé pour nous apporter quelque chose à manger. »
Coureur des sables regarda la mare au pied de l’arbre : « Y a-t-il du poisson ? »
Humblement, comme si elle confessait quelque mauvaise action, elle répondit : « Je n’en ai pas trouvé depuis… depuis… »
« Combien de temps ? »
« Depuis trois jours. C’est ainsi que nous avons survécu. J’ai mangé les poissons, et j’avais du lait pour Papillons roses. J’ai encore du lait. » Elle regarda le bébé, puis Coureur des sables, et ses grands yeux semblaient le supplier de la croire.
Coureur des sables leva les yeux vers le ciel. « Il va faire froid », dit-il. « Regarde comme le ciel est clair. »
« Tu te coucheras ici ? »
« La nourriture que je trouverai devra me servir d’offrande. » Il lui parla du prêtre, et de son rêve.
« Mais tu reviendras ? »
Coureur des sables acquiesça, et elle lui décrivit les meilleurs endroits pour chasser — les endroits où les siens avaient trouvé du gibier, quand il y en avait.
Il lui fallut presque une heure pour gravir la longue pente rocheuse au-dessus de l’oasis. Arrivé au rocher courbe — un doigt de pierre crochu oublié pointé vers le ciel par l’érosion — il découvrit l’endroit où l’on se couche que son peuple avait utilisé : les rochers qui avaient abrité les dormeurs du vent, quelques traces que le vent n’avait pas encore effacées, les os blanchis de quelques animaux. Mais l’endroit où l’on se couche était sans intérêt pour lui.
Il chassa jusqu’à ce que Monde-sœur se lève, et il ne trouva rien. Il aurait aimé se coucher à l’endroit où il était, mais il avait promis à la fille de revenir, et il y avait déjà un esprit glacé dans l’air. Il la trouva, comme il s’y attendait, couchée avec le bébé dans ses bras parmi les racines de l’arbre.
Épuisé, il se laissa tomber à côté d’elle. Le bruit de sa respiration et la chaleur de son corps la réveillèrent ; elle sursauta, puis le regarda et sourit, heureuse qu’il soit revenu. « As-tu trouvé quelque chose ? » lui demanda-t-elle.
Il secoua négativement la tête.
« Moi, si. Regarde. J’ai pensé que tu aimerais le garder, pour faire ton offrande. » Elle tenait à la main un petit poisson, maintenant raidi par le froid.
Coureur des sables le soupesa, puis secoua la tête. Si le faux faisan n’avait pas été suffisant, ce serait certainement encore moins acceptable. « Un poisson se gâterait avant que j’arrive là-bas », dit-il. Il lui déchira un morceau de ventre avec ses dents, puis élargit le trou avec ses doigts de manière à pouvoir retirer les intestins et une partie de l’arête. Puis il partagea les deux minuscules filets qui restaient et en donna un à la fille.
« C’est bon », dit-elle en l’avalant. Puis elle ajouta : « Où vas-tu ? »
Coureur des sables s’était levé et étirait ses muscles froids et fatigués à la lumière de Monde-sœur. « Chasser », répondit-il. « Avant, je cherchais quelque chose de grand, qui puisse me servir d’offrande. Maintenant, je vais chercher quelque chose de petit, juste pour manger ce soir. Des souris des roches, peut-être. »
Il disparut, et la fille resta seule avec son bébé, regardant à travers le feuillage la ligne étincelante de la Cascade et les océans et tempêtes de Monde-sœur. Puis ses yeux se fermèrent, et elle put détacher Monde-sœur de l’arbre. Elle porta un morceau de pulpe bleue à ses lèvres et un jus sucré coula dans sa bouche. Puis elle s’éveilla, et elle avait toujours le jus sucré dans sa bouche. Quelqu’un était penché sur elle, et pendant un instant elle eut peur.
« Allons. » C’était Coureur des sables. « Réveille-toi. J’ai quelque chose. » Il lui toucha de nouveau les lèvres avec ses doigts. Ils étaient collants, et chargés d’un parfum très fort de fruits, de fleurs et de terre.
Elle se leva, en tenant toujours contre elle Papillons roses, dont elle réchauffait le ventre et les jambes de ses seins proéminents (ils étaient faits pour ça, à part donner du lait), ses bras passés autour du petit corps, tremblante.
Coureur des sables la tira. « Viens ! »
« C’est loin ? »
« Non, pas très loin. » (En réalité, c’était loin, et il aurait bien proposé de porter Papillons roses, mais il savait qu’elle refuserait de peur qu’il ne lui fît du mal.)
L’endroit se trouvait au nord-est, presque au commencement de la rivière. Sept filles qui attendent commençait à tituber d’épuisement lorsqu’ils l’atteignirent : un petit trou noir, là où Coureur des sables avait frappé le sol avec son talon. « Ici », dit-il. « Je me suis arrêté pour me reposer, et lorsque j’ai collé mon oreille au sol je les ai entendus parler. » Il éventra le sol d’apparence compacte avec ses doigts puissants, écartant les mottes ; puis il remonta une boule, aussi noire que la terre, qui coulait à la lumière bleue de Monde-sœur. On entendait un doux bruissement. Coureur des sables brisa la boule gluante en deux, et plaça une moitié dans sa bouche et une moitié dans celle de la fille. Elle sut, brusquement, qu’elle était affamée, et elle se mit à mâcher et à avaler avec frénésie, recrachant la cire.
« Aide-moi », dit-il. « Elles ne te piqueront pas. Il fait trop froid. Écarte-les avec la main. »
Il était déjà en train de creuser de nouveau, et elle fit comme lui, après avoir posé Papillons roses à l’abri et passé un peu de miel sur sa bouche et ses petites mains pour qu’elle puisse sucer ses doigts. Ils ne mangèrent pas seulement le miel, mais aussi les larves blanches et grasses, et ils fouillèrent la terre jusqu’à ce que leur corps entier fût collant et maculé. Coureur des sables mettait les meilleurs morceaux qu’il trouvait dans la bouche de Sept filles qui attendent, et elle faisait de même avec ses plus fines trouvailles. Ensemble, ils repoussaient les abeilles engourdies, et ils creusèrent et mangèrent jusqu’à ce qu’ils tombent, heureux et gavés, dans les bras l’un de l’autre. Elle se pressa contre lui, sentant son propre ventre dur et rond comme un melon contre lui. Elle posa ses lèvres sur son visage, qui était sucré et gluant.
Il la prit aux épaules et voulut la pousser doucement. « Non », dit-elle. « Pas sur moi, je ne pourrais pas, j’éclaterais. Comme ça. » L’arbre de Coureur des sables avait grandi, et elle l’enveloppa dans ses mains. Après, ils mirent Papillons roses entre leurs deux corps en sueur pour la garder au chaud, et ils dormirent pendant tout le reste de la nuit, bien serrés tous les trois dans un mélange inextricable de jambes et de soupirs.
Le rugissement de Tonne toujours parvint aux oreilles de Coureur des sables. Il se leva et pénétra dans la caverne du prêtre, mais cette fois-ci, bien qu’il fît noir comme l’autre fois, il voyait tout. Il avait trouvé le pouvoir, il ne savait comment, de voir sans yeux et sans lumière. La caverne s’étendait de chaque côté de lui et devant lui dans un chaos de roches brisées.
Il avançait, et il grimpait. Le terrain était plus sec.
Le sol était devenu d’argile cassante. Des stalactites pendaient de la voûte rocheuse, froide et suintante, et des stalagmites montaient à ses pieds, de sorte qu’à un moment il avait l’impression de pénétrer dans la bouche de quelque monstrueux animal. Puis les dents de pierre disparurent et il ne resta que la langue d’argile et le palais qui se rétrécissait de plus en plus. Il aperçut alors l’endroit où se tenait le prêtre, entouré des os de toutes ses offrandes, et le prêtre qui était couché se redressa pour le regarder.
« Je suis désolé », lui dit Coureur des sables. « Tu as faim, et je ne t’ai rien apporté. » Puis il tendit ses mains, et s’aperçut qu’il tenait un rayon ruisselant de miel dans l’une et une masse de larves agglomérées dans l’autre. Le prêtre les accepta en souriant, et se pencha pour choisir parmi le tapis d’os un crâne d’animal qu’il tendit à Coureur des sables.
Coureur des sables le prit. Il était vieux et desséché, mais la main du prêtre y avait déposé une goutte de sang frais, et tandis qu’il le regardait le crâne reprit vie. L’os devint luisant et humide, puis marbré de veines noires, puis recouvert de peau et de fourrure soyeuse. C’était la tête d’une loutre. Les yeux, vivants et doux, se fixèrent sur le visage de Coureur des sables.
Dans ces yeux, il vit la rivière où la loutre était née. C’était la même rivière qui coulait devant la ruche dévalisée. Il vit l’eau qui plongeait dans le cœur des hautes collines, à la recherche de la vraie surface du monde. Il la vit se jeter en torrent dans le ravin de Tonne toujours, se déchaîner en rapides bouillonnants et calmer enfin son flot impétueux pour pénétrer en méandres paresseux de presque un kilomètre de large dans les prairies marécageuses. Il vit le vol tendu des hérons effilés et des aigrettes, il vit les grenouilles jaunes se battre pour la possession du vent, et dans les eaux lentes et vertes, comme s’il nageait lui-même à six mètres de profondeur au milieu des pierres et du sable qui tapissaient le fond, il vit la silhouette de la loutre. Avec sa fourrure d’un roux presque noir, souple comme un serpent elle fendait l’eau et s’approcha si près de lui avant de faire demi-tour qu’il distingua très clairement ses courtes pattes puissantes qui pagayaient à un doigt du fond sablonneux et qui donnaient l’impression qu’elle marchait.
« Hein ? » dit-il. « Qu’est-ce que c’est ? » Papillons roses gigotait contre lui. À demi endormi, il l’aida à trouver l’un des seins de sa mère et enveloppa l’autre de ses deux mains. Il avait froid, et il pensa à son rêve, mais il n’était pas terminé.
Il était près de la rivière large, les pieds dans la boue. Ce n’était pas encore tout à fait l’aube, mais les étoiles pâlissaient. Les roseaux se courbaient sous la brise du matin, qui soufflait jusqu’au bord du monde. Dans l’eau jusqu’aux mollets, entourés de rides concentriques, il y avait Pieds qui volent, le vieux Doigt sanglant, Feuilles à manger, Douce bouche et Vent dans les cèdres.
Derrière lui arrivèrent deux hommes. Les gens des prairies marécageuses, il le savait, écartaient leurs jeunes hommes des femmes jusqu’à ce que le feu des montagnes prouve leur virilité et laisse leurs cuisses et leurs épaules marquées de cicatrices. Ces hommes avaient de telles cicatrices. Leurs cheveux avaient été noués en boucles, et ils avaient des bracelets d’herbe tressée autour de leurs poignets et des colliers autour du cou. L’un des deux hommes, au visage marqué de cicatrices, laissa entendre un chant, puis se tut. Pieds qui volent vit que le regard de cet homme était sur lui, et il fit un pas en arrière dans la rivière, à un endroit où elle était soudain plus profonde. Pieds qui volent perdit l’équilibre. Les deux hommes se saisirent de lui. L’eau bouillonnait de ses mouvements désordonnés, et les deux hommes, qui avaient maintenant de l’eau jusqu’à la taille, le maintenaient sous la surface. Ses mouvements devenaient de plus en plus faibles, et Coureur des sables, qui savait qu’il rêvait — endormi à côté de Sept filles qui attendent — pensa en rêvant cela que s’il avait été à la place de Pieds qui volent, il aurait feint d’être mort jusqu’à ce qu’ils le lâchent. Mais Pieds qui volent avait maintenant cessé de résister, et la vase que ses pieds avaient soulevée était retombée au fond. Ses bras et ses jambes étaient sans vie, et sa longue chevelure flottait derrière lui comme un paquet d’herbes. Coureur des sables vola vers lui. Ses pieds s’élevaient très haut au-dessus de l’eau, et l’effleuraient à peine lorsqu’ils redescendaient. Il regarda le visage blême qui était sous l’eau, et pendant qu’il le regardait, les yeux s’ouvrirent et la bouche aussi, et ils exprimaient une douleur qui disparut bientôt tandis que le regard devenait aveugle.
Coureur des sables ne pouvait plus respirer. Il se redressa tremblant, la poitrine oppressée. Il tendait le cou le plus haut possible, pour maintenir sa tête au-dessus d’une eau qu’il ne voyait pas. Sept filles qui attendent se retourna dans son sommeil, et Papillons roses se réveilla et se mit à pleurer.
Il se leva et alla s’asseoir au sommet d’une petite butte. Comme dans son rêve, le soleil allait se lever et l’est était déjà empourpré du reflet de son visage. Pendant que Sept filles qui attendent, après avoir bu à la rivière, donnait le sein à Papillons roses, il lui expliqua son rêve : « Pieds qui volent avait eu la même pensée que moi. Il voulait faire semblant d’être mort, mais les hommes des marais éventèrent la ruse et… » Coureur des sables haussa les épaules.
« Tu dis qu’il ne pouvait pas se relever », commenta Sept filles qui attendent avec un esprit pratique. « Il serait mort de toute façon. »
« Oui. »
« Iras-tu chasser aujourd’hui ? Tu as besoin d’une offrande, et comme nous ne sommes pas restés à l’arbre hier soir, nous pourrions y coucher ce soir. »
« Je ne crois pas que le prêtre ait besoin d’une nouvelle offrande », répondit lentement Coureur des sables. « J’avais cru qu’il ne m’aidait pas, mais maintenant je comprends que le rêve que j’ai fait dans sa caverne où je flottais dans l’air au milieu des étoiles était de son fait, et celui que j’ai fait en plein jour où je marchais au milieu de ma mère et des autres était de son fait, et également celui que j’ai fait cette nuit. En vérité, les hommes des marais ont enlevé les miens. »
Sept filles qui attendent s’assit, tenant Papillons roses sur ses genoux, sans regarder son visage. « Le chemin est long jusqu’aux marais », dit-elle.
« Je sais, mais mon rêve m’a montré comment voyager rapidement. » Il marcha jusqu’au bord du petit cours d’eau qui devenait plus loin la grande rivière, et l’examina. L’eau était claire, et à hauteur de hanches. Le fond était fait de sable et de galets. Il plongea.
Le courant, déjà fort même ici, l’emporta. Pendant quelques instants, il tendit la tête au-dessus de l’eau. Sept filles qui attendent était déjà loin, petite silhouette brillant sous le soleil nouveau. Elle agita les bras et souleva Papillons roses pour qu’elle puisse le voir. Il savait qu’elle était en train de crier : « Va avec Dieu. »
Le courant l’emportait de plus en plus fort. Il se mit sur le ventre, et pensa à la loutre. Il imagina qu’il avait lui aussi des narines tout près du sommet de sa tête, et de petites pattes palmées et puissantes à la place de ses longs membres. Il battit des jambes et se propulsa, battit et se propulsa, en s’arrêtant de temps à autre pour guetter le bruit des rapides.
Il en passa plusieurs. Il quittait la rivière et les contournait à pied. Lorsqu’ils n’étaient pas très forts, il les franchissait à la nage, chaque fois avec un peu plus d’adresse. Sur la moitié du ravin de Tonne toujours, il porta un gros poisson destiné à être laissé en offrande dans la caverne du prêtre. Dans des trous profonds, les courants le faisaient tourbillonner vers le fond jusqu’à ce que, leur force morte, il reste en suspens dans la lumière verte, ses cheveux déployés comme un nuage autour de son visage, puis reparte tout droit vers la surface au milieu d’une multitude de bulles de cristal.
Tard ce soir-là, il devina qu’il traversait le pays qui lui était familier, les collines rocheuses où vivait son peuple. Il avait parcouru depuis le matin plus de distance vers le nord qu’il n’en avait couvert en cinq jours de marche vers le sud pour se rendre à Tonne toujours.
La nuit tomba, et choisissant un coude un peu plus calme de la rivière, il se traîna sur une petite plage de sable, presque incapable de hisser son corps hors de l’eau tant il était épuisé. Il dormit sur le sable abrité par les hautes herbes, et ne regarda pas du tout les étoiles.
Le lendemain matin, il marcha une demi-heure le long de la rive sablonneuse avant de se laisser de nouveau glisser, affamé, dans l’eau. Tout lui était beaucoup plus facile maintenant. Le poisson abondait, et il en attrapa un beau, et aussi un canard grèbe en nageant sous l’eau, remuant à peine les membres, jusqu’à ce qu’il puisse saisir le malchanceux canard par les pattes.
La rivière était également plus calme. S’il n’allait plus aussi vite, la progression était moins épuisante. Les méandres passaient au milieu de collines boisées et de plaines où d’énormes arbres enfonçaient leurs racines dans l’eau. Puis les roseaux, parsemés d’arbustes et de buissons, dominèrent, et l’eau froide, maintenant stagnante, prit pour des raisons qu’il ne comprenait pas un goût léger de transpiration.
La nuit vint une nouvelle fois, mais il n’y avait plus de rive accueillante. Précautionneusement, il franchit un kilomètre de vase à l’odeur infecte pour atteindre un arbre. Quelques gibiers d’eau tournaient au-dessus de sa tête, se lançant des appels et même des plaintes — comme si la mort du soleil était synonyme de terreur et de mort pour eux aussi.
Il parla à l’arbre, mais il n’eut pas de réponse, et il eut l’impression que le pouvoir qui habitait les arbres solitaires des oasis de sa contrée était absent ici, et que cet arbre ne parlait pas plus aux choses invisibles qu’à lui et n’engendrait pas de bébés dans le ventre des femmes. Mais il pouvait se tromper ; aussi, il demanda la permission de grimper dans une haute fourche pour y passer la nuit. Quelques insectes le trouvèrent, mais ils étaient engourdis par le froid. Le ciel était rayé de nuages filamenteux à travers lesquels filtrait la lumière exsangue de Monde-sœur. Il dormit, puis se réveilla ; et il flaira d’abord, puis entendit, et vit enfin dans la pénombre bleue un ours-goule qui passait, massif et puant.
Il s’endormit presque de nouveau. Chagrin, chagrin, chagrin.
Non, pas de chagrin, se dit-il. Et pourtant, quand il songeait à Sept filles qui attendent et à Papillons roses et à l’arbre vivant et pensant qui régnait sur sa petite flaque d’eau et sa pelouse fleurie au pays des pierres qui s’éboulent, quelque chose lui faisait mal.
Chagrin, chagrin, chagrin, chantaient les pulsations de la nuit.
Pas chagrin, pensa Coureur des sables. Haine. Les hommes des marais avaient tué Pieds qui volent, qui lui avait parfois dans ses périodes d’abondance donné à manger quand il était petit. Ils avaient dû tuer aussi Doigt sanglant, Feuilles à manger, Douce bouche et sa propre mère.
Chagrin, chanter chagrin.
Non, pas chagrin, pensa-t-il. Seulement le vent, et l’arbre. Il se redressa, tendant l’oreille, pour se convaincre que ce n’était que le soupir du vent qu’il entendait, ou peut-être les lamentations de l’arbre nostalgique de lieux meilleurs. De toute façon — peut-être, après tout, s’était-il trompé sur le compte de l’arbre solitaire entouré de roseaux — ce n’était pas un bruit hostile. Ce n’était rien…
Le vent perdu soupira, mais pas en paroles. Le feuillage qui l’entourait ne tremblait pas. Loin au-dessus de sa tête et à une grande distance, le tonnerre éclata. Chagrin, chantait un chœur de voix. Chagrin, chagrin, chagrin. Solitude, la nuit qui vient ne repartira plus.
Non, ce n’était pas le vent, ni l’arbre. Les Enfants de l’ombre. Quelque part. Formant doucement les mots, Coureur des sables dit : « Matin calme. Je ne suis ni triste ni mélancolique, mais je chanterai avec vous. Chagrin, chagrin, chagrin. » Il se souvint que le Vieux sage avait dit : « Comme tu t’appelles l’ami de l’ombre tu dois apprendre avant la fin de cette nuit à requérir notre aide quand tu en auras besoin. » Coureur des sables avait espéré, avec l’optimisme d’un jeune garçon, libérer son peuple à la seule force de ses bras, mais si les Enfants de l’ombre voulaient l’aider il ne demandait pas mieux. Solitude, chanta-t-il avec eux, puis, fermant la bouche et ouvrant son esprit aux nuages et aux kilomètres de rivière et de roseaux : la nuit qui vient ne repartira plus.
Chagrin, chagrin, chagrin, chantèrent à nouveau les Enfants de l’ombre, quelque part, mais leur chant semblait maintenant moins l’expression d’un état d’âme qu’un rituel traditionnel. Ils l’avaient entendu.
Viens à nous, ami de l’ombre. Aide-nous dans notre chagrin.
Il essaya de les interroger, mais s’aperçut que c’était impossible. Dès que sa pensée n’était plus la pensée du chant, dès qu’elle ne suivait pas le courant des autres, le lien était brisé et il se retrouvait tout seul.
Viens à nous, viens à nous, chantaient les Enfants de l’ombre. Aide-nous dans notre chagrin.
Coureur des sables descendit de l’arbre, frissonnant à la pensée de l’ours-goule. Loin dans la nuit, un oiseau laissa entendre un cri fielleux. Non seulement il était difficile de savoir de quelle direction venait le chant, mais toute activité le rendait encore plus faible dans son esprit. Il s’immobilisa, d’abord debout, puis appuyé au tronc et finalement les yeux fermés et la tête en arrière. Chagrin, chagrin, chagrin. Une direction — peut-être — le nord-ouest. En s’éloignant diagonalement du cours principal de la rivière. Il regarda le ciel, dans l’espoir de s’orienter sur l’Œil du froid, mais les nuages en rangs serrés ne laissaient apercevoir presque aucune étoile.
Il se mit en marche dans un grand bruit d’éclaboussement, puis s’arrêta, embarrassé. Autour de lui, le marais semblait écouter. Il essaya encore, et au bout d’une centaine de pas réussit à trouver une méthode de progression relativement silencieuse. En levant haut les genoux, il faisait de grandes enjambées au-dessus de l’eau et reposait son pied en le cambrant comme un plongeur. Comme un oiseau échassier, se dit-il. Il se souvenait d’avoir vu quelquefois ces chasseurs de grenouilles au long bec et à la tête huppée courir le long de la rivière sur leurs pattes grêles. Il méritait bien son nom de Coureur des sables.
Mais il y avait maintenant de la vase au fond, et à plusieurs reprises il crut qu’il allait s’embourber. De petits animaux qui lui rappelaient les souris des roches qu’il connaissait fuyaient à son approche ou plongeaient sous l’eau. Quelque chose d’invisible sifflait sur son passage au milieu des roseaux.
Chagrin, chagrin, chagrin, chantaient les Enfants de l’ombre, un peu plus fort maintenant. Le sol, quoique boueux encore, cessa bientôt d’être recouvert par une pellicule d’eau. Coureur des sables se déplaçait d’ombre en ombre, immobile quand les nuages dévoilaient la face de Monde-sœur. Une voix, la voix ténue mais réelle d’un Enfant de l’ombre, parvint à ses oreilles. Elle lui disait, faiblement mais distinctement : « Ils l’attendent pour le prendre. »
« Ils ne le prendront pas », répondit une seconde voix, beaucoup moins claire. « C’est notre ami… Il… nous… les tuer tous. »
Coureur des sables se tapit au milieu des roseaux. Cinq minutes, dix minutes, il ne bougea pas. Là-haut, les nuages s’enfuirent vers l’est et furent remplacés par d’autres. Le vent murmurait dans les roseaux et les faisait ployer. Au bout d’un long moment, une voix qui n’était pas celle d’un Enfant de l’ombre dit : « Ils sont partis. Si tant est qu’ils étaient là. Ils les ont entendus. »
Une seconde voix grogna. Devant lui, à cent pas ou davantage, quelque chose remua. Il l’entendit plutôt qu’il ne le vit. Au bout de cinq autres minutes, il commença à opérer un mouvement tournant sur sa gauche.
Une heure plus tard, il savait qu’il y avait quatre hommes postés aux quatre coins d’un carré, et il pensait que les Enfants de l’ombre étaient au centre. Ce n’était pas la première fois que Coureur des sables se sentait traqué. Deux fois, quand il était entant, il avait été pourchassé comme du gibier par des hommes affamés. Et il aurait été facile maintenant de rebrousser chemin et de trouver un nouvel endroit où l’on se couche, ou de retourner à l’ancien. Mais il rampa vers les voix, à la fois apeuré et empli d’excitation.
« Bientôt la lumière », dit l’un des hommes, et un autre lui répondit : « D’autres peuvent venir ; ne fais pas de bruit. » Coureur des sables était presque au centre du carré.
Lentement, il rampa en avant. Sa main touchait l’air. Le sol n’était plus horizontal devant lui. Il tâtonna. La terre roula. Il y avait une pente assez forte. Il scruta l’obscurité, et la voix flûtée d’un Enfant de l’ombre lui chuchota : « Nous te voyons. Un peu plus loin, si tu peux, et avance tes mains. »
Elles furent saisies par de minuscules doigts squelettiques, et tirées, et une petite forme noire se retrouva à côté de lui. Une autre traction, et il y en eut deux. Puis trois, mais la première avait déjà disparu dans les roseaux. Puis quatre, mais seul le nouvel arrivant était à côté de lui. Puis cinq, et le quatrième avait disparu. En se collant au sol, Coureur des sables entreprit de retourner en rampant par où il était venu. Il était entouré de bruits furtifs. L’un des chasseurs prononça, presque à son oreille, à ce qu’il lui sembla : « Va voir. » Puis il y eut un grand bruit dans les roseaux et des mouvements confus. À sa droite, un homme se mit à courir. L’Enfant de l’ombre qui se trouvait à côté de lui se précipita pour lui attraper la cheville, et il tomba lourdement.
Coureur des sables fut sur lui presque avant qu’il ait touché terre, et ses pouces aussi impitoyables que des pierres s’enfoncèrent dans sa gorge. Il y eut un éclair, et il entrevit le visage aux traits déformés et les deux petites mains qui plongeaient pour arracher les yeux de l’homme des marais.
Puis il se releva. L’obscurité était presque totale, et les hommes des marais hurlaient. Une petite voix poussa un cri. Une silhouette d’homme se profila devant lui, et Coureur des sables la faucha d’un coup de pied expert, puis lui saisit la tête et la rabattit violemment contre ses genoux. Il fit un pas en arrière. Il y avait un Enfant de l’ombre sur les épaules de l’homme, et ses jambes sans chair étaient serrées comme un étau autour de sa gorge tandis qu’il agrippait sa chevelure des deux mains.
« Viens », le pressa Coureur des sables. « Il faut partir d’ici. »
« Pourquoi ? » fit l’Enfant de l’ombre d’une voix qui paraissait calme et heureuse. « Nous sommes les plus forts. » L’homme qu’il chevauchait et qui était plié en deux de douleur se redressa en essayant de se libérer. L’étau des jambes se resserra, et sous les yeux de Coureur des sables l’homme des marais tomba à genoux. Soudain, tout devint calme — beaucoup plus calme, en fait, qu’avant le combat, car les insectes et les oiseaux de nuit s’étaient maintenant tus. Le vent ne faisait plus onduler les roseaux. La voix d’un Enfant de l’ombre prononça : « C’est fini. Ils sont formidables, hein ? »
Coureur des sables, qui n’était pas aussi sûr que la bataille était terminée, répondit : « Je ne doute pas que les tiens soient braves, mais c’est moi qui ai terrassé deux de ces pieds mouillés. »
L’homme des marais qui était tombé sur ses genoux un instant plus tôt se redressa en tremblant et, guidé par l’Enfant de l’ombre juché sur ses épaules, s’éloigna en chancelant. « Je ne voulais pas parler de nous », fit la voix qui parlait à Coureur des sables. « Je voulais parler d’eux. Nous en avons suffisamment pour un grand nombre de festins. Tout le monde maintenant est en train de se rassembler autour de la fosse où ils nous gardaient. Approche-toi, et tu verras. »
« Ne viens-tu pas ? » Coureur des sables cherchait vainement à localiser celui qui parlait.
Il n’y eut pas de réponse. Il fit demi-tour et, guidé par un sens de l’orientation développé, retourna à la fosse. Les quatre hommes des marais étaient là, dont trois avec des cavaliers sur leurs épaules, et le quatrième gémissant et titubant, frottant de ses mains sanglantes ses orbites sans yeux. Deux autres Enfants de l’ombre étaient accroupis dans l’herbe des marais piétinée.
Une voix derrière Coureur des sables proposa : « Nous devrions manger ce soir celui qui est aveugle. Nous pourrons conduire les autres dans les collines pour partager avec nos amis. »
L’aveugle gémit.
« J’aimerais vous voir », dit Coureur des sables. « Es-tu le même Vieux sage à qui j’ai parlé il y a trois nuits ? »
« Non. » Un sixième Enfant de l’ombre avait surgi de nulle part. Dans l’obscurité (les yeux de Coureur des sables, pourtant habitués, avaient du mal à distinguer autre chose que des silhouettes confuses) il paraissait complètement opaque, mais beaucoup plus vieux que les autres.
La lueur des étoiles, quand les nuages la laissaient passer, scintillait sur sa tête comme sur de la glace. « Nous savions par ton chant que tu étais un ami de l’ombre », dit-il. « Tu es jeune. Y a-t-il seulement trois nuits que tu es devenu l’un de nous ? »
« Je suis votre ami », répondit prudemment Coureur des sables, « mais je ne crois pas que je sois l’un de vous. »
« En esprit. Seul l’esprit est important. »
« Les étoiles… » C’était l’aveugle qui parlait, et sa voix aurait pu être celle d’une blessure ouverte, parlant avec des lèvres livides et une langue de sang jaillissant. « Si Ultime voix, notre coureur d’étoiles, était ici, il pourrait vous expliquer. Laisser son corps derrière soi et parcourir les étoiles sur le dos du Lézard qui combat. Voir ce que voit Dieu pour connaître ce qu’il connaît et ce qu’il doit faire… »
« Il y a ceux qui parlent ainsi dans mon pays », dit Coureur des sables, « et on les conduit au bord de la falaise… et un peu plus loin. »
« Les étoiles parlent de Dieu », fit le prisonnier aveugle avec obstination, « et la rivière parle des étoiles. Ceux qui regardent les eaux de la nuit verront, dans l’onde troublée, l’arrivée des étoiles mouvantes. Nous leur donnons la vie des hommes des collines ignorants, et si une étoile quitte sa place, nous assombrissons l’eau du sang du coureur d’étoiles. »
Le Vieux sage semblait avoir disparu. Coureur des sables ne le voyait plus au milieu du groupe silencieux des Enfants de l’ombre, mais sa voix s’éleva : « Assez de paroles. Nous avons faim. »
« Encore un instant. Je veux l’interroger sur ma mère et mes amis. Ils sont prisonniers de son peuple. »
Le prisonnier aveugle demanda : « Que les non-humains s’éloignent d’abord. »
« Éloignez-vous », dit Coureur des sables, et les deux Enfants de l’ombre qui n’étaient pas juchés sur des hommes remuèrent les pieds pour faire du bruit dans l’herbe, mais ne bougèrent pas de place.
« Ils sont partis. Parle-moi des prisonniers. »
« Est-ce toi qui m’as rendu aveugle ? »
« Non, un Enfant de l’ombre. Mais ce sont mes mains qui étaient autour de ta gorge. »
« C’est leur chant qui t’a attiré ? »
« Oui. »
« C’est pourquoi nous les gardons là où il n’y a pas d’autres hommes, près des collines. Souvent, leur chant en attire d’autres. Parfois, nous en avons jusqu’à vingt, car peu leur importe que leurs amis soient mangés, s’ils ont une chance de s’échapper eux-mêmes. Mais je n’aurais jamais pensé qu’une chose pareille m’arriverait. C’est la première fois que leur chant attire un jeune garçon. »
« Je suis un homme. J’ai connu la femme, et rêvé de grands rêves. Vous avez noyé Pieds qui volent, et souillé de son sang la pureté de Dieu. Qu’avez-vous fait des autres ? »
« Tu vas essayer de les sauver, Doigts autour de mon cou ? »
« Je m’appelle Coureur des sables. Oui, si je peux. »
« Ils sont au nord d’ici », fit la terrible voix du prisonnier aveugle. « Près du grand observatoire de l’Œil. Dans la fosse appelée l’Autre œil. Mais maintenant mon œil a disparu, et je n’ai pas d’autre œil. Dis-moi comment sont les étoiles. Je dois me préparer à mourir. »
Coureur des sables leva la tête, bien que le ciel fût entièrement couvert par les nuages qui défilaient. Au même instant, l’aveugle bondit sur lui. Aussitôt, les Enfants de l’ombre furent sur lui, comme des fourmis sur une charogne, et Coureur des sables le frappa à la figure. Les autres prisonniers en profitèrent pour prendre leurs jambes à leur cou.
« Mangeras-tu cette viande avec nous ? » demanda le Vieux sage. « En tant qu’ami de l’ombre, tu es l’un d’entre nous, maintenant. Tu peux la consommer sans crainte. » Il avait dû faire sa réapparition pendant la mêlée avec le prisonnier aveugle, bien qu’il n’y eût pas participé. Tout au moins, Coureur des sables croyait le reconnaître dans l’une des silhouettes confuses.
« Non, merci », répondit-il. « J’ai bien mangé hier. Mais n’allez-vous pas poursuivre ceux qui se sont enfuis ? »
« Plus tard. Encombrés par celui-ci, nous ne les retrouverions pas, et il s’enfuirait lui aussi, aveugle ou pas, si nous le laissions seul. Nous pourrions lui briser les jambes, mais il y a un ours-goule qui rôde par ici ; nous l’avons flairé avant ta venue. »
Coureur des sables hocha la tête : « Moi aussi. »
« Veux-tu assister à la mort de celui-ci ? »
« Je pourrais commencer à suivre la piste des autres », dit Coureur des sables. Il réfléchissait qu’ils allaient se diriger vers le nord, en aval. En direction de la fosse appelée l’Autre œil.
« C’est une bonne idée. »
Coureur des sables se détourna. Il n’avait pas fait dix pas que la pluie se mettait à tomber. Par-dessus son crépitement, il entendit le râle de mort du prisonnier aveugle.
Le jour se leva, clair et froid. Avant que le soleil eût décrit la largeur d’une main au-dessus de l’horizon, les derniers nuages avaient disparu, laissant un ciel bleu par endroits presque noir et parsemé d’étoiles pâles. Dans les prairies marécageuses, les roseaux pliaient et craquaient sous le vent, et de temps à autre un oiseau, chevauchant l’air en mouvement comme Coureur des sables avait chevauché les eaux tumultueuses de la rivière, traversait sous ses yeux le ciel d’un bout à l’autre.
La piste des trois fugitifs n’était pas difficile à suivre. Les hommes des marais étaient des pêcheurs, des guerriers, des dénicheurs de petit gibier, mais pas des chasseurs au sens où l’on entendait ce terme dans les collines. Il ne les avait pas encore aperçus, mais mille indices lui disaient qu’ils n’étaient pas très loin devant lui. Une tige brisée, luttant encore pour se redresser au moment où il passait ; des traces de pas dans la boue, encore en train de se remplir d’eau. Et les signes des autres hommes étaient là aussi. Les pourchassés empruntaient maintenant des sentiers qui n’étaient plus que des pistes de gibier. Il y avait une présence dans la terre qui ne s’était pas trouvée dans les kilomètres d’espace au pied des collines. Une présence cruelle et détachée, qui ruminait de profondes pensées, méprisante de tout ce qui était au-dessous des nuages.
En même temps, il avait conscience de la présence des Enfants de l’ombre derrière lui. Durant les dernières heures de la nuit, il avait entendu leur chant des Nombreuses Bouches Toutes Pleines, et celui du Sommeil de jour. Maintenant, ils étaient silencieux, mais leur silence était une présence.
Les trois fugitifs étaient fatigués. Leur pas, comme le montrait la boue, était traînant et trébuchant. Mais il ne servait à rien de les rejoindre sans les Enfants de l’ombre, et en fait la seule chose qui intéressait Coureur des sables était qu’ils lui servaient d’appât pour attirer les Enfants de l’ombre dans les terres mouillées, où ils pourraient l’aider. Il était lui-même épuisé, et après avoir trouvé un endroit assez sec pour permettre à quelques buissons de pousser, il s’étendit pour dormir.
« Où est-il ? » demanda Ultime voix, et Vent d’est, qui avait tout vu, le lui dit. « Ah ! » fit Ultime voix.
Ils capturèrent Coureur des sables au crépuscule. Ils avaient formé un grand cercle. Ils étaient venus nombreux derrière lui, et de tous les côtés. C’étaient de grands guerriers couverts de cicatrices, au regard féroce. Il courut d’une extrémité de leur cercle à l’autre, sans réussir à s’échapper. Les hommes des marais se rapprochaient de lui jusqu’à ce qu’ils fussent presque épaule contre épaule. Il espérait la tombée de la nuit, mais quand ils le capturèrent, la nuit était tombée. Il se battit jusqu’au dernier moment, et ils lui firent du mal.
Pendant cinq jours, ils le gardèrent, puis toute une nuit ils le poussèrent devant eux, et à l’aube ils le jetèrent dans la fosse appelée l’Autre œil. Il y avait déjà là quatre prisonniers. Il y avait sa mère, Vent dans les cèdres, et Feuilles à manger, le vieux Doigt sanglant et la fille Douce bouche.
« Mon fils ! » s’écria Vent dans les cèdres, et elle pleura. Elle était devenue très maigre.
Pendant la moitié d’un jour, Coureur des sables essaya de grimper après la paroi de l’Autre œil. Il se fit pousser par Feuilles à manger et par Douce bouche, et il persuada le vieux Doigt sanglant de s’appuyer contre le sable tandis que Feuilles à manger grimpait sur ses épaules pour que lui, Coureur des sables, puisse grimper sur eux et s’échapper. Mais les parois de la fosse appelée l’Autre œil sont de sable si tendre que les mains et les pieds ne peuvent pas les saisir, et que plus on essaye, moins on peut y grimper. Doigt sanglant s’écroula sous le poids, Coureur de sables tomba et ils se retrouvèrent au même point qu’avant.
Une heure environ après le milieu du jour, un autre Coureur des sables apparut au bord de la fosse et se pencha longtemps pour les regarder. Coureur des sables, du fond de la fosse, leva la tête vers son image. Trois hommes, les hommes grands des prairies marécageuses au corps couvert de cicatrices, apportèrent une longue liane et la firent descendre dans la fosse.
« Remontez-le », dit le Coureur des sables qui se tenait en haut au bord de la fosse en désignant le vrai Coureur des sables.
Celui-ci fit non de la tête.
« Tu ne vas pas être sacrifié — pas encore. Grimpe. »
« Serai-je libéré ? »
L’autre se mit à rire.
« Alors, si tu veux me parler, Frère, tu dois descendre ici. »
Vent d’est regarda les hommes qui tenaient l’extrémité de la liane, et haussa les épaules d’une manière à demi amusée. Puis il saisit la liane et se laissa glisser jusqu’en bas.
« Je désire te voir mieux », dit-il. « Tu as mon visage. »
« Tu es mon frère. Je t’ai rêvé, et ma mère m’a parlé de toi. Nous sommes nés en même temps, et dans la rivière elle me tenait et sa mère à elle te tenait. Puis les hommes des marais sont venus et ont obligé sa mère à leur donner ton nom, pour qu’ils aient un pouvoir sur toi, puis ils l’ont tuée. »
« Je sais tout cela », dit Vent d’est. « Ultime voix, mon maître, me l’a raconté. »
Coureur des sables espérait gagner quelque avantage en amenant leur mère dans la conversation, aussi il demanda :
« Comment s’appelait-elle, mère, ma grand-mère, celle qu’ils ont noyée ? J’ai oublié. » Mais Vent dans les cèdres pleurait, et ne voulut pas répondre.
« Tu dois être sacrifié », dit Vent d’est, « afin de porter notre message à la rivière, qui parle aux étoiles, qui parlent à Dieu. Mais Ultime voix m’a averti qu’il y avait peut-être un danger pour moi dans ta mort. Nous sommes peut-être une seule personne. »
Coureur des sables secoua la tête et cracha par terre.
« C’est un honneur pour toi », reprit Vent d’est. « Tu es un homme des collines comme dix autres. Mais parmi les étoiles, tu seras plus grand que moi, qui apprends à lire les messages qu’écrit la rivière à Dieu. »
« Tu ne me ressembles pas tant que ça, en fait », dit Coureur des sables. « Et tu n’as pas de barbe. » Il toucha le haut de sa lèvre, où quelques poils drus commençaient à pousser. Soudain, Douce bouche, qui les regardait en silence (comme Feuilles à manger et Doigt sanglant) se mit à pouffer de rire. Coureur des sables lui lança un regard courroucé, mais elle montra du doigt Vent d’est, incapable de réprimer son fou rire.
« Quand j’étais un bébé », dit Vent d’est. « Nous entourons ces choses avec les cheveux d’une femme, et elles pourrissent. Ce n’est pas douloureux. Seuls meurent quelques-uns de ceux qui seront des coureurs d’étoiles. Je voulais te dire qu’Ultime voix m’a averti que nous sommes un seul. Tu mourras avant moi, et tu iras à la rivière et aux étoiles. Je n’ai pas peur. Dans mes rêves, je flotterai avec toi dans les endroits puissants. Je suis venu te dire que dans tes rêves tu marcheras encore comme un vivant. »
Une voix du bord de la fosse héla Vent d’est : « Étudiant du ciel, il y en a d’autres. Veux-tu remonter ? »
Coureur des sables leva la tête et vit les petites silhouettes des Enfants de l’ombre, entourées de trois côtés par les hommes des marais.
« Non », dit Vent d’est. « Si je n’ai pas peur de ceux-ci, qui sont des hommes, devrais-je avoir peur de ceux-là ? »
« Peut-être », fit Coureur des sables.
Les Enfants de l’ombre dévalèrent la paroi de sable abrupte. Sous le soleil, ils paraissaient beaucoup plus petits que la nuit, avec leurs jambes torses et leur visage exsangue. Coureur des sables se dit que des enfants humains qui auraient un tel visage seraient sur le point de mourir.
« Nous allons bientôt mourir », dit l’un des Enfants de l’ombre que Coureur des sables ne réussit pas à identifier. « Ils vont nous manger, et tu seras mangé toi aussi. »
Vent d’est déclara : « La consommation rituelle des offrandes que nous faisons à la rivière n’a rien à voir avec un festin, petits hommes grotesques. Le festin, c’est avec vous que nous le ferons. »
L’homme des marais qui avait parlé à Vent d’est, apparemment quelqu’un d’important parmi eux, annonça du haut de la fosse : « Ils sont cinq, Étudiant du ciel. » Il se frotta les mains : « Et il n’est pas de chair plus succulente que celle des Enfants de l’ombre. »
« Six », rectifia Coureur des sables.
« Cette fosse n’a pas été creusée par des mains », dit un des Enfants de l’ombre. Les autres étaient en train d’examiner les lieux et de toucher le sable fin de leurs petits doigts squelettiques.
« Ils te suivaient », dit Vent d’est à Coureur des sables. « Voudrais-tu leur expliquer leur nouvelle demeure ? »
« Je le ferais si je pouvais, mais personne ne sait pourquoi le monde est comme il est, mis à part le fait d’être conforme à la volonté de Dieu. »
« Apprends, donc, là où tu es. C’est ici — à quelques centaines de pas vers l’est — que la rivière s’élargit pour toujours. Comme une tige s’élargit en fleur, mais la différence c’est que la fleur de la rivière, que l’on appelle Océan, s’élargit sans limite. »
« Je ne te crois pas », dit Coureur des sables.
« Tu ne comprends pas ? Ne sais-tu pas pourquoi la rivière dépasse en sainteté à la fois Dieu et les étoiles ? Pourquoi les enfants au commencement de leur vie doivent être lavés dedans, et ses eaux rougies du sang des coureurs d’étoiles quand une étoile tombe ? La rivière est le Temps, et il se termine en cet endroit sacré appelé Océan, où le passé et le présent s’étendent à l’infini. Sur la rive orientale, là où la terre est basse et l’eau parfois douce et parfois salée, se trouve l’Œil, le grand cercle d’où sortent les coureurs d’étoiles. Sur la rive occidentale où nous sommes, il a plu à l’Océan de construire cet Autre œil pour contenir les offrandes qui en temps voulu seront à lui. Ultime voix, qui a beaucoup réfléchi à toutes ces choses, dit que les mains de l’Océan, qui frappent les plages éternellement, attirent le sable sur lequel nous nous trouvons tandis qu’un autre le remplace, amené par les plages. Ainsi, l’Autre œil n’est jamais vide, et ne peut jamais être comblé. »
« Nous lavons nos enfants dans la rivière », dit Coureur des sables, « parce que cela représente la pureté de Dieu. La terre des racines des arbres, qui sont leurs pères, est encore sur eux et il faut la laver. Quant au reste de tes histoires insensées, je pense qu’elles ne valent guère mieux que ce que tu dis quand tu prétends que nous sommes la même personne ».
« Ultime voix a observé les entrailles des femmes… » commença Vent d’est, puis voyant l’expression de dégoût sur le visage de Coureur des sables, il tourna les talons, saisit la liane et ordonna aux hommes de le remonter. Arrivé en haut, il fit un signe de la main et cria : « Au revoir, Mère. Au revoir, Frère » ; puis il disparut.
Le vieux Doigt sanglant lui dit d’une voix pleine de reproche : « Tu aurais pu obtenir quelque chose de lui. Maintenant, il ne reviendra pas. »
Coureur des sables haussa les épaules : « Est-ce qu’ils nous laissent remonter pour boire ? » demanda-t-il. « J’ai soif, et il n’y a pas d’eau ici. »
Il n’y avait pas d’ombre, non plus, mais les Enfants de l’ombre s’étaient roulés en boule le long de la paroi de la fosse qui serait ombragée la première. Doigt sanglant répondit :
« Vers le coucher du soleil, ils nous jettent des tiges qui n’ont pas beaucoup de saveur mais beaucoup de jus. C’est tout ce qu’ils te donneront à boire. Et à manger, aussi. » Il fit un geste du pouce en direction des Enfants de l’ombre. « Mais en massacrant cette vermine, nous aurions une excellente nourriture, et des fluides à boire. Trois contre cinq, ce n’est pas mal, et ils ne savent pas se battre quand le soleil est haut. »
« Deux contre six. Et Feuilles à manger ne voudra pas se battre contre moi. »
Pendant quelques instants, Doigt sanglant eut un air furieux et Coureur des sables, pensant à ses grands poings, se prépara à feinter et à attaquer, mais Doigt sanglant eut un rictus qui découvrit sa mâchoire à demi édentée : « Juste toi et moi, hein ? À nous meurtrir pendant que les autres regardent en hurlant. Si tu gagnes, tes amis mangent. Et si c’est moi… ils m’auront pendant la nuit. Non. Dans quelques jours, tu commenceras à sentir la faim — si nous sommes encore vivants — et nous en reparlerons. »
Coureur des sables secoua la tête, mais il sourit. Il avait été forcé à marcher toute la nuit par les hommes des marais, et il avait passé la matinée à essayer de vaincre les parois glissantes, aussi quand Doigt sanglant se désintéressa de lui il se creusa une place près des Enfants de l’ombre et se coucha pour dormir. Au bout d’un moment, Douce bouche vint s’étendre à côté de lui.
Au coucher du soleil, comme l’avait dit Doigt sanglant, on vint leur jeter des tiges de plantes. Les Enfants de l’ombre commençaient à bouger. Ils en amenèrent deux pour Douce bouche et Coureur des sables. Douce bouche prit la sienne, mais elle était terrorisée par les yeux phosphorescents des Enfants de l’ombre. Elle alla s’asseoir de l’autre côté de la fosse avec Vent dans les cèdres.
Le Vieux sage vint se placer à côté de Coureur des sables, qui remarqua qu’il n’avait pas de tige. « Qu’allons-nous faire ? » demanda Coureur des sables.
« Parler », dit le Vieux sage.
« Pour quelle raison ? »
« Parce que ce n’est pas le moment d’agir. Il est toujours bon de parler beaucoup, de discuter de ce qui a été fait et de ce qui pourrait être fait, quand il n’y a rien à faire. Tous les grands mouvements politiques de l’histoire sont nés dans une prison. »
« Qu’est-ce que c’est qu’un mouvement politique, et l’histoire ? »
« Ton front est haut et tes yeux sont écartés », lui dit le Vieux sage. « Malheureusement, comme tous ceux de ta propre espèce, tu as ton cerveau dans ton thorax. » (Il frappa le ventre dur et plat de Coureur des sables, ou tout au moins il fit le geste, car ses doigts n’avaient pas de substance réelle.) « Par conséquent, ces indications de capacité mentale ne sont pas applicables. »
Coureur des sables dit avec diplomatie : « Nous avons tous notre cerveau dans le ventre, quand nous avons faim. »
« Tu veux dire ton esprit », répliqua le Vieux sage. « L’esprit peut flotter à cinq mille mètres ou plus au-dessus de la tête. »
« Les coureurs d’étoiles des habitants de ces terres mouillées disent que leur esprit — peut-être veulent-ils parler de leur âme — quitte la terre, voyage dans l’espace, rebondit sur Monde-sœur et, attiré par le courant universel, plane et glisse et tournoie au milieu des constellations dans lesquelles ils se fondent. »
Le Vieux sage fit le geste de cracher son mépris et demanda à Coureur des sables : « Sais-tu ce que c’est qu’un stellaris ? »
Coureur des sables secoua négativement la tête.
« As-tu déjà vu un tronc d’arbre flotter sur une rivière ? Je veux dire là-haut, dans les collines, là où la rivière coule au milieu des pierres, et le tronc d’arbre avec. »
« J’ai voyagé sur la rivière de cette façon. C’est ainsi que j’ai pu arriver si vite au pays des prairies marécageuses. »
« Encore mieux. » Le Vieux sage leva la tête pour considérer le ciel nocturne. « Là », dit-il en pointant son doigt. « Comment appelles-tu ça ? »
Coureur des sables essayait de suivre la direction du doigt translucide. « Où ? » fit-il. La femme à la chevelure de flammes les regardait tranquillement de ses yeux aveugles à travers la main du Vieux sage.
« Là, barrant le ciel sur toute sa longueur. »
« Ah, ça c’est la Cascade. »
« Exactement. Maintenant, pense à un tronc creux assez grand pour contenir des hommes. Ce serait un stellaris. »
« Je vois. »
« Les humains — la race à laquelle j’appartiens — ont réellement voyagé ainsi parmi les étoiles avant les longues journées de la contemplation. C’est comme cela que nous sommes arrivés ici. »
« Je croyais que vous y aviez toujours été », dit Coureur des sables.
Le Vieux sage secoua la tête : « Nous sommes arrivés ou bien récemment, ou bien il y a très, très longtemps. Je ne sais pas. »
« Vos chants ne le disent-ils pas ? »
« Nous n’avions pas de chants quand nous sommes venus. C’est une des raisons pour lesquelles nous sommes restés, et nous avons perdu le stellaris. »
« Vous n’auriez pas pu retourner avec, de toute façon », dit Coureur des sables. Il pensait à remonter le courant d’une rivière.
« Nous le savons. Nous avons trop changé. Crois-tu que nous te ressemblons, Coureur des sables ? »
« Pas tellement. Vous êtes trop petits, et vous n’avez pas l’air en bonne santé. Vos oreilles sont trop rondes, et vous n’avez pas assez de cheveux. »
« C’est vrai », dit le Vieux sage, et le silence retomba. Dans les instants qui suivirent, Coureur des sables perçut un bruit qu’il n’avait jamais entendu avant. Le bruit de quelque chose qui venait et repartait : c’était l’Océan qui balayait la plage à cinq cents mètres de là avec ses mains mouillées, mais Coureur des sables ne pouvait pas le savoir.
« Je ne voulais pas t’insulter », dit Coureur des sables. « Je te faisais simplement remarquer quelques différences. »
« C’est la pensée », fit le Vieux sage, « qui rend les choses ainsi. Nous ne nous concevons pas tels que tu nous décris, et nous ne sommes pas vraiment ainsi. Mais c’est toujours refroidissant d’entendre les autres dire comment ils vous voient. »
« Je suis désolé. »
« De toute façon, jadis nous avions la même apparence que toi. »
« Ah », fit Coureur des sables. Au cours de son enfance, Vent dans les cèdres lui avait souvent raconté des histoires avec des noms comme : « Pourquoi les naigles ne volent pas » (ils ne veulent pas que les autres animaux voient leurs vilaines pattes, alors ils les cachent dans l’herbe sauf quand ils s’en servent pour tuer) ou bien : « Comment le chat-mulet a eu sa queue (en la volant au lézard laqué qui s’en servait comme langue). Il pensait que l’explication du Vieux sage allait être quelque chose du même genre, et comme il ne la connaissait pas, il voulait bien qu’on la lui raconte.
« Nous sommes venus, comme je l’ai dit, ou bien récemment, ou bien il y a très longtemps. Parfois, nous essayons de nous rappeler le nom de notre contrée natale, quand nous sommes assis à regarder nos visages lorsque le jour point, avant de commencer notre chant du sommeil de jour. Mais nous entendons aussi le chant de l’esprit de nos frères — qui ne chantent pas — lorsqu’ils passent et repassent au milieu des étoiles. Nous courbons leur pensée, alors, pour les faire rebrousser chemin, mais ces pensées viennent dans nos chants. Il est possible que notre contrée natale s’appelle Atlantide, ou Mu… ou bien Gondwana, Afrique, Poïctesme, ou le Pays des amis. En tant que cinq, je me rappelle tous ces noms. »
« Oui », dit Coureur des sables. Il avait bien aimé les noms, mais lorsque le Vieux sage avait parlé de lui comme étant cinq, il lui avait rappelé la présence des autres Enfants de l’ombre. Ils paraissaient tous éveillés et en train d’écouter, mais ils étaient assis à différents endroits tout autour de la fosse. Deux d’entre eux, semblait-il, avaient essayé de grimper aux parois glissantes, mais ils attendaient maintenant à l’endroit où ils avaient abandonné leur effort — le premier à un quart, le second presque à la moitié de la distance qui les séparait du haut. Tous les humains à part lui étaient endormis. L’éclat bleu de Monde-sœur filtrait par-dessus le bord de la fosse.
« Quand nous sommes arrivés ici, nous avions la même apparence que toi », reprit le Vieux sage.
« Mais vous avez abandonné votre apparence pour vous baigner », continua Coureur des sables à sa place, en pensant aux plumes et aux fleurs que les siens mettaient parfois dans leurs cheveux, « et nous vous l’avons volée ; depuis, c’est nous qui la portons. » Vent dans les cèdres lui avait un jour raconté une histoire semblable.
« Non. Nous n’avons pas eu besoin de nous défaire de notre apparence pour que vous la preniez. Vous descendez d’une race polymorphe, comme ceux que nous appelions les loups-garous dans notre ancienne contrée natale. Quand nous sommes arrivés, certains d’entre vous avaient la forme d’un animal, et d’autres des formes fantastiques inspirées par les nuages… ou les coulées de lave, ou l’eau. Mais nous avons marché parmi vous pleins de puissance et de majesté, sifflant comme mille serpents quand nous avons plongé dans votre mer, fiers comme des conquérants quand nous avons foulé votre rivage, le feu et les flammes à notre poing. »
« Ah », fit Coureur des sables. Il aimait bien cette histoire.
« Le feu et les flammes », reprit le Vieux sage en se balançant d’avant en arrière. Ses yeux étaient à demi fermés, et ses mâchoires remuaient avec énergie, comme s’il était en train de manger.
« Que s’est-il passé alors ? » questionna Coureur des sables.
« C’est la fin. Nous avons fait une telle impression sur les tiens que vous êtes devenus comme nous, et que vous l’êtes restés depuis. C’est-à-dire, comme nous étions. »
« Ça ne peut pas être la fin », lui dit Coureur des sables. « Tu as raconté comment nous étions devenus les mêmes, mais tu n’as pas dit comment nous étions devenus différents. Je suis plus grand déjà que n’importe lequel d’entre vous, et mes jambes sont droites. »
« Nous sommes plus grands que toi, et plus forts », dit le Vieux sage. « Notre gloire est invincible. Il est vrai que nous ne possédons plus le feu et les flammes, mais notre regard foudroie, et notre chant sème la mort chez nos ennemis. Oui, et l’arbre dépose son fruit dans nos mains, et la terre nous donne les fils de mères qui volent dès que nous retournons une pierre. »
« Ah », répéta Coureur des sables. Il avait envie de lui dire : Vos jambes sont cagneuses et votre visage malade ; vous fuyez la lumière et les hommes. Mais il se tut. Il s’appelait l’ami de l’ombre. De plus, il était ridicule de se quereller maintenant. Il se contenta de répondre : « Mais nous sommes tout de même différents, car mon peuple n’a pas tous ces pouvoirs ; et nos chants ne sont pas portés par le vent de la nuit pour troubler le sommeil. »
Le Vieux sage hocha la tête et dit : « Je vais te montrer. » Puis, baissant la tête, il toussa dans ses mains et les tendit vers Coureur des sables.
Ce dernier essaya de voir ce qu’elles tenaient, mais Monde-sœur brillait maintenant d’un intense éclat bleu, et les mains du Vieux sage étaient une toile d’araignée. Il y avait quelque chose — une masse obscure — mais Coureur des sables avait beau se pencher, il ne voyait rien d’autre, et quand il essaya de toucher ce que tenait le Vieux sage, ses doigts passèrent à travers ses mains aussi bien qu’à travers leur contenu, et Coureur des sables se retrouva soudain bête et seul, comme un garçon qui parle au vent alors qu’il ferait mieux d’aller se coucher.
« Là », dit le Vieux sage en faisant un geste de la main. Un deuxième Enfant de l’ombre vint s’asseoir à côté de lui, bien réel. « Est-ce à toi que je parle en réalité ? » demanda Coureur des sables, mais l’autre ne répondit pas et ne croisa même pas son regard. Au bout de quelques instants, il toussa dans ses mains comme le Vieux sage avait fait et les tendit devant lui. « Tu parles à nous tous lorsque tu me parles », dit le Vieux sage. « Surtout à nous cinq, mais aussi à tous les Enfants de l’ombre. Bien que faibles, leurs chants viennent de loin pour aider à me faire comme je suis. Mais regarde ce que te montre celui-ci. »
Pendant quelques secondes, Coureur des sables regarda à la place l’Enfant de l’ombre. Il aurait pu être jeune, mais le visage sombre était silencieux et fermé. Les yeux étaient presque clos, et pourtant à travers les paupières Coureur des sables sentait son regard, amical, embarrassé et craintif.
« Prends-en », dit le Vieux sage. Coureur des sables racla avec le bout de son doigt un peu de la substance triturée, et renifla — dégoûtant.
« Pour ça nous avons renoncé à tout le reste, parce que c’est plus important que tout, bien qu’il ne s’agisse que d’une herbe de ce monde. Les feuilles sont larges, grises et verruqueuses ; les fleurs sont jaunes et la graine comme des œufs roses hérissés de piquants. »
« J’en ai vu », dit Coureur des sables. « Feuilles à manger m’a appris à les reconnaître quand j’étais enfant. Elles sont empoisonnées. »
« C’est ce que croient les tiens, et c’est vrai si on les avale — bien qu’une mort pareille soit sans doute préférable à la vie. À un moment seulement, entre la face pleine de Monde-sœur et la suivante, un homme peut cueillir les feuilles fraîches et, en les pliant bien ensemble, les porter dans sa joue. Ensuite, il n’y a plus de femme pour lui, ni de viande. Il est sacré, car Dieu marche en lui. »
« J’en ai rencontré un », dit lentement Coureur des sables. « Je l’aurais tué s’il ne m’avait pas fait pitié. »
Il n’avait pas eu l’intention de dire cela à haute voix, et il s’attendait à ce que le Vieux sage soit fâché. Mais celui-ci se contenta de hocher la tête : « À nous aussi, il nous fait pitié », dit-il. « Et envie. Car il est Dieu. Tu dois comprendre que tu lui faisais pitié aussi. »
« Il m’aurait tué s’il avait pu. »
« Parce qu’il te voyait pour ce que tu es, et en te voyant il ressentait ta honte. Mais à un moment seulement, jusqu’à ce que Monde-sœur retrouve la même apparence, un homme peut chercher la plante et cueillir de nouvelles feuilles, après avoir craché celles qu’il a gardées dans sa joue et mâchées jusqu’à ce qu’elles ne le réconfortent plus. S’il cueille les feuilles fraîches plus souvent, il meurt. »
« Mais la plante est inoffensive telle que vous l’utilisez ? »
« Nous sommes tous réchauffés par elle depuis notre enfance, et nous nous portons bien comme tu vois. N’avons-nous pas bien combattu ? Nous vivons jusqu’à un âge avancé. »
« Lequel ? » Coureur des sables était curieux.
« Quelle importance ? C’est l’expérience qui compte seulement. Nous ressentons un très grand nombre de choses. Quand finalement nous mourons, nous avons été plus grands que Dieu et moins que des bêtes. Mais quand nous ne sommes pas grands, ce que nous portons dans notre bouche nous réconforte. C’est de la chair quand nous avons faim et qu’il n’y a pas de poisson, du lait quand nous avons soif et qu’il n’y a pas d’eau. Un jeune homme recherche une femme et la trouve ; il est grand, et il meurt pour le monde. Après, il n’est plus jamais aussi grand, mais la femme lui est un réconfort. Elle lui rappelle le temps passé, et il est de nouveau un peu avec elle ce qu’il était jadis entièrement. Il en est ainsi avec nous jusqu’à ce que nos épouses d’antan soient blanches quand nous les crachons dans nos paumes, et ne nous donnent plus de réconfort. Alors, nous guettons le visage de Monde-sœur pour voir comme le temps a été grand, et quand la nouvelle phase arrive, nous trouvons de nouvelles épouses et nous sommes jeunes, et nous sommes Dieu. »
« Mais vous n’avez plus la même apparence que nous », dit Coureur des sables.
« Nous l’avions, et nous l’avons échangée contre cela. Il y a longtemps, dans notre contrée natale, avant qu’un idiot ne mette le feu, nous étions ainsi — errant sans rien d’autre au monde que le soleil, la nuit et nos compagnons. Maintenant, nous sommes de nouveau ainsi, car nous sommes des dieux, et les choses faites par des mains ne nous intéressent pas. Et ainsi que nous sommes ce que vous êtes, car vous ne marchez que comme vous nous voyez marcher, et vous faites ce que nous faisons. »
La pensée que son peuple imitait les Enfants de l’ombre, qu’ils méprisaient tellement le jour, amusait Coureur des sables ; mais il se contenta de dire : « Il se fait tard, et il faut que je me repose. Merci de ta gentillesse. »
« Tu ne veux pas goûter ? »
« Pas maintenant. »
Le silencieux Enfant de l’ombre, qui semblait encore moins réel que la silhouette diaphane à côté de laquelle il était accroupi, remit la boule de fibres mâchées dans sa bouche et s’éloigna. Coureur des sables s’étira. Il aurait aimé que Douce bouche vienne encore se coucher avec lui. Le Vieux sage, sans être parti, avait disparu. Il y avait plein de rêves maléfiques : chaque partie de lui-même avait disparu, de sorte qu’il voyait sans yeux et ressentait sans corps, simple conscience dépouillée au milieu de gloires déchaînées. Soudain quelqu’un poussa un cri.
On cria de nouveau, et il fit des efforts pour se redresser, ses bras battant l’air mais ses jambes paralysées, et la bouche pleine de sable. Vent dans les cèdres hurlait, et Feuilles à manger et le vieux Doigt sanglant le tiraient par les bras si fort qu’il crut qu’ils allaient se briser. Formant un cercle autour de lui, les Enfants de l’ombre regardaient, et Douce bouche pleurait.
« La terre qui est au fond s’en va », fit Doigt sanglant quand ils l’eurent libéré, « et parfois elle s’en va très vite. »
Vent dans les cèdres ajouta : « Quand tu étais petit, mais que tu croyais être grand, tu ne voulais plus dormir à côté de moi, et je me levais la nuit pour voir si tout allait bien. Je me suis réveillée, et j’ai pensé à faire la même chose cette nuit. »
« Merci. » Il était encore haletant, et il crachait du sable.
De l’ombre une voix lui parvint : « Nous ne savions pas. À l’avenir, des yeux toujours éveillés resteront posés sur toi. »
« Merci à tous », dit Coureur des sables. « J’ai de nombreux amis. »
Ils parlèrent encore jusqu’à ce que, un par un, les humains retournent à leur place pour s’endormir. Coureur des sables fit pendant quelque temps le tour de la fosse, testant le sol du pied et essayant d’entendre le mouvement du sable. Il n’entendit que l’Océan, et finalement il s’étendit pour essayer de dormir encore. « Ce ne peut pas être vrai », disait Ultime voix. « Regarde encore ! » « Je ne peux pas… un nuage… » Devant eux la surface d’huile de la rivière s’étendait sous le ciel nocturne, noire, étincelante et large. Elle ne reflétait pas d’étoiles, rien que ses propres eaux et des paquets d’herbe flottante. « Regarde encore ! » De longues mains, douces mais osseuses, agrippèrent ses épaules.
Quelqu’un le secoua. Il ne faisait pas encore jour. Un instant, il crut qu’il s’enfonçait de nouveau dans le sable, mais ce n’était pas cela. Doigt sanglant et Douce bouche étaient à côté de lui, et derrière eux il y avait d’autres silhouettes inconnues. Il se redressa et vit que c’étaient des hommes des marais, aux épaules couvertes de cicatrices et aux cheveux noués. Douce bouche lui dit : « Il faut partir. » Ses grands yeux stupides se tournaient partout sans regarder personne.
Il y avait une liane pour les aider à grimper, et avec les hommes des marais derrière eux, ils se mirent à gravir la paroi, Coureur des sables et Doigt sanglant d’abord, puis les deux femmes et les Enfants de l’ombre. « Qui ? » demanda Coureur des sables à Doigt sanglant, mais le vieil homme haussa les épaules.
À la rivière, Ultime voix les attendait, les pieds dans l’eau et la lumière de l’aube derrière lui. Il y avait un chapelet de fleurs blanches sur sa tête qui cachait les cicatrices à l’endroit où ses cheveux avaient été brûlés ; et une autre guirlande rouge, qui paraissait presque noire dans la lumière pâle, descendait sur ses épaules. Vent d’est était à côté de lui ; il regardait quelque chose, et sur la rive plusieurs centaines de silhouettes attendaient, silencieuses et immobiles, la lumière jaune et or de l’aube faisant ressortir quelques visages d’hommes ou d’enfants au milieu des rangs sombres de la foule compacte. Coureur des sables les ignora et regarda Ultime voix. C’était la première fois qu’il était en présence du coureur d’étoiles en dehors du monde des rêves.
Leurs gardiens les poussèrent dans l’eau jusqu’à ce qu’elle leur arrive aux genoux. Puis Ultime voix leva les bras et, faisant face aux étoiles pâlissantes, entonna un chant. Ce chant était blasphématoire, et au bout de quelques instants Coureur des sables lui ferma ses oreilles en suppliant Dieu de le laisser plonger, nager au fond de l’eau et ainsi s’échapper. Mais il y avait les autres, et tous les hommes des marais sur la rive, et il avait entendu dire qu’ils étaient bons nageurs. Il demanda au prêtre de lui venir en aide, mais le prêtre n’était pas là. Puis Ultime voix eut fini, bien plus tôt qu’il ne s’y était attendu.
Un silence profond se fit, et Ultime voix fendit l’air de ses deux mains. Un cri, un gémissement qui aurait pu être de plaisir, s’éleva de la foule. Des hommes s’avancèrent et se saisirent de vieux Doigt sanglant et de Feuilles à manger, qu’ils forcèrent à avancer dans les eaux plus profondes. Coureur des sables bondit pour leur venir en aide, mais fut frappé aussitôt par-derrière. Il tomba, se débattit, s’attendant à ce qu’ils essayent de le maintenir sous l’eau, mais personne ne le toucha davantage. Il reprit pied et se releva, toussant et écartant ses longs cheveux de ses yeux. Des hommes entouraient toujours Feuilles à manger et le vieux Doigt sanglant, mais l’eau était immobile, et dorée par le soleil qui se levait.
« Deux aujourd’hui », dit quelqu’un derrière Coureur des sables. « Le peuple est content. »
Il se tourna et vit Vent d’est, qui le dépassa et s’éloigna en levant haut les genoux comme le héron chevelu.
« On retourne à la fosse », annonça l’un des gardiens, et avec Vent dans les cèdres et Douce bouche, Coureur des sables retourna vers la rive en pataugeant dans la rivière. Les Enfants de l’ombre suivaient. Il avait à peine mis le pied sur la rive lorsqu’il entendit un bruit sec d’os brisé. Il se retourna et vit que les hommes des marais emportaient les cadavres de deux Enfants de l’ombre. Il s’arrêta, furieux comme il ne l’avait pas été pour les deux humains. Un gardien le poussa en avant.
« Pourquoi les avez-vous tués ? » demanda-t-il. « Ils n’avaient rien à voir avec cette cérémonie. »
Deux de ses gardiens lui tordirent les bras derrière lui. L’un des deux répondit : « Ce ne sont pas des hommes. Nous pouvons les manger quand nous le voulons. » Et l’autre ajouta : « Grande fête ce soir. »
« Laissez-le. » C’était Vent d’est, et il lui prit le coude. « Inutile de leur résister, Frère. Ils te casseraient les bras. »
« Très bien. » Les épaules de Coureur des sables étaient déjà sur le point de se disloquer. Il plia les bras d’avant en arrière.
Vent d’est était en train de dire : « Nous faisons habituellement un seul sacrifice à la fois. C’est pourquoi le peuple est si excité aujourd’hui. Avec les deux humains et les deux autres, il y aura un gros morceau pour tout le monde, alors ils sont contents. »
« Les étoiles ont été généreuses », dit Coureur des sables.
« Quand les étoiles sont généreuses », répondit Vent d’est d’une voix sans intonation qui était comme un écho de la sienne, « nous n’envoyons pas de messagers à la rivière. »
Ils avaient atteint la fosse avant que Coureur des sables se soit aperçu qu’elle était proche. Il accéléra le pas, décidé à se laisser glisser plutôt que d’être poussé. Mais quelqu’un, une petite silhouette qui semblait en tenir une autre plus petite, était déjà en bas. Il s’immobilisa, surpris, et fut ignominieusement poussé dans le dos.
Le nouveau prisonnier était Sept filles qui attendent.
Ce soir-là, le Vieux sage et les Enfants de l’ombre qui restaient chantèrent le Chant des larmes pour leurs amis disparus. Coureur des sables s’étendit sur le dos et essaya de lire les étoiles pour voir si le message que le vieux Doigt sanglant et Feuilles à manger avaient porté avait eu un effet, mais il n’avait pas la connaissance nécessaire, et les constellations ne lui semblaient pas différentes. Sept filles qui attendent avait passé la journée à raconter à tout le monde comment elle l’avait suivi le long de la rivière et avait été capturée, et la tristesse qu’il avait d’abord ressentie en la voyant prisonnière s’était transformée, pendant qu’il écoutait son récit, en une sorte de faible colère devant son inconscience. Sept filles qui attendent paraissait quant à elle plus heureuse qu’effrayée, ayant trouvé dans la fosse un substitut aux compagnons qui l’avaient abandonnée. Il est vrai, se dit Coureur des sables, qu’elle n’a pas vu les sacrifiées.
Qui savait lire les étoiles ? La nuit était claire, et Monde-sœur ne s’était pas encore levée. Elles brillaient de toute leur gloire. Peut-être que le vieux Doigt sanglant savait, mais il n’avait jamais pensé à le lui demander. Il se souvint que c’était la raison pour laquelle cette fosse s’appelait l’Autre œil. Quelque part de l’autre côté de la rivière, Vent d’est et Ultime voix devaient être aussi en train d’étudier les étoiles. Irrité, il roula sur le côté. La prochaine fois, il plongerait dans la rivière et tenterait de s’échapper. Une fois libre, il pourrait toujours essayer de secourir les autres. S’il en restait d’autres après la prochaine fois. Il pensa à Vent dans les cèdres maintenue sous l’eau (son visage tordu de douleur visible à travers les remous), puis il essaya de chasser cette pensée. Il aurait voulu que Sept filles qui attendent ou Douce bouche viennent s’étendre à côté de lui pour le distraire de ses pensées, mais elles dormaient côte à côte, en se tenant par la main. Le Chant des larmes s’éleva de nouveau, puis s’estompa et mourut. Coureur des sables se redressa.
« Vieux sage, sais-tu lire dans les étoiles ? » demanda-t-il.
Le Vieux sage se rapprocha de lui. Il semblait plus évanescent que jamais, mais plus grand, comme si l’illusion avait été étirée. « Oui », répondit-il, « bien que je n’y lise pas toujours ce que les tiens y voient. »
« Peux-tu marcher parmi elles ? »
« Je peux faire tout ce que je veux. »
« Alors, que disent-elles ? Est-ce que d’autres mourront ? »
« Demain ? La réponse est en même temps non et oui. »
« Qu’est-ce que cela signifie ? Qui ? »
« Tous les jours quelqu’un meurt. Je suis ce que tu appelles un Enfant de l’ombre, ne l’oublie pas. Si les étoiles me parlent, c’est de nos propres affaires qu’elles parlent. Mais tout cela, c’est de la divination stupide… la vérité, c’est ce que l’on croit. »
« Est-ce que ce sera Vent dans les cèdres ? »
Le Vieux sage secoua la tête : « Pas elle. Pas demain. »
Coureur des sables se laissa aller en arrière, soulagé : « Je ne te demanderai pas pour les autres. Je n’ai pas envie de savoir. »
« C’est plus sage. »
« Alors, pourquoi marcher parmi les étoiles ? »
« Pourquoi, en vérité ? Nous venons de chanter le Chant des larmes pour nos morts. Tu étais plein de pensées pour les autres qui ont péri, aussi nous ne t’en voulons pas de ne pas t’être joint à nous. Mais le Chant des larmes vaut mieux que ces pensées. »
« Il ne les fera pas revenir. »
« Le souhaiterions-nous ? »
« Souhaiterions-nous quoi ? » Coureur des sables s’aperçut, avec un sursaut d’étonnement, qu’il était irrité, et irrité contre lui-même parce qu’il l’était. Voyant que le Vieux sage ne répondait pas immédiatement, il ajouta : « De quoi parles-tu ? » Les constellations scintillaient avec un mépris glacé, les ignorant tous les deux.
« Je voulais seulement dire », fit lentement le Vieux sage, « que si notre chant pouvait faire revenir Hacheur et Chasseur, le chanterions-nous ? Quand ils seraient revenus d’entre les morts, ne les tuerions-nous pas ? »
Coureur des sables remarqua que le Vieux sage paraissait encore plus jeune que précédemment. Les fantômes ont d’étranges façons. Et se vexent facilement, se rappela-t-il.
« Je regrette beaucoup si je me suis montré discourtois », fit-il avec autant de ménagements qu’il put. « Hacheur et Chasseur étaient les noms de tes amis ? Ils étaient mes amis aussi, si je suis l’ami de l’ombre. Et Doigt sanglant et Feuilles à manger. Nous devrions faire quelque chose pour eux également. Nous asseoir tous ensemble, et nous raconter des histoires sur eux jusqu’à une heure avancée. Mais ce n’est pas tellement le genre d’endroit pour faire ça. Je ne m’en sens pas l’envie. »
« Je comprends. Tu ressembles toi-même à l’homme que tu appelais Doigt sanglant à un degré marqué. »
« La mère de sa mère et celle de ma mère étaient probablement des sœurs, ou quelque chose comme ça. »
« Tu regardes mes compagnons, les autres Enfants de l’ombre. Pour quelle raison ? »
« Je n’avais jamais pensé qu’ils avaient des noms. J’y pensais simplement comme aux Enfants de l’ombre. »
« Je sais. » Le Vieux sage avait levé de nouveau son regard vers les étoiles, et cela rappela à Coureur des sables qu’il lui avait dit pouvoir y marcher. Au bout de ce qui lui parut un long moment (Coureur des sables s’était étendu sur le ventre, la tête posée sur son bras replié, sentant l’odeur salée de sa propre chair), il ajouta : « Ils s’appellent Feu, Cygne et Siffleur. »
« Comme les humains. »
« Nous n’avions pas de noms avant que les hommes descendent des étoiles », dit le Vieux sage d’une voix rêveuse. « Nous étions surtout longs, et nous vivions dans des trous entre les racines des arbres. »
« Je pensais que c’était nous », dit Coureur des sables.
« Je m’embrouille », avoua le Vieux sage. « Vous êtes si nombreux maintenant, et nous si peu. »
« Tu entends nos chants ? »
« Je suis fait de vos chants. Jadis, il y avait un peuple qui n’utilisait ses mains — quand il en avait — que pour se nourrir. Puis descendit parmi lui un autre peuple qui voyageait d’étoile en étoile. Il se trouva que le premier entendait le chant du second, et le renvoyait — plus grand, toujours plus grand que la première fois. Puis le second sentit ses chants plus profondément incrustés dans ses os, mais modifiés, peut-être, par le premier. Il fut un temps où j’étais sûr de savoir qui était le premier, et qui était le second. Mais maintenant, je ne sais plus très bien. »
« Et moi, je ne suis pas sûr de comprendre très bien ce que tu dis. »
« Comme une étincelle issue de la voûte sans écho du vide », poursuivit le Vieux sage, « la forme brillante plongeait en sifflant dans la mer… » Mais Coureur des sables n’écoutait plus. Il était allé se coucher entre Douce bouche et Sept filles qui attendent, prenant une main à chacune.
Le lendemain matin, avant l’aube, la liane fut de nouveau lancée dans la fosse. Cette fois-ci, les hommes des marais n’eurent pas à descendre dans l’Autre œil pour forcer les prisonniers à monter. Quelqu’un cria d’en haut et ils commencèrent à gravir la paroi, bien que lentement et sans enthousiasme. Au sommet attendait Vent d’est, et Coureur des sables, qui avait grimpé avec les trois Enfants de l’ombre restants, lui demanda : « Comment étaient les étoiles hier soir ? »
« Mauvaises. Très mauvaises. Ultime voix est ennuyé. »
Coureur des sables lui dit : « C’est bien ce que j’avais pensé en les voyant. Vive est en plein milieu de la Femme à la chevelure de flammes. Je ne crois pas que Feuilles à manger et Doigt sanglant aient transmis le message que vous leur avez confié. Feuilles à manger faisait toujours ce que n’importe qui lui demandait, mais Doigt sanglant est probablement en train de raconter à tout le monde que tu mérites bien pire que tu n’as eu. C’est ce que je ferai moi-même si tu m’envoies. »
Vent d’est s’écria : « Imbécile ! » et essaya de le jeter à terre. Comme il en était incapable, deux hommes des marais s’en chargèrent.
Le temps était brumeux, et à cause de la brume il faisait sombre. Coureur des sables, quand il se releva, se dit que le brouillard (qui, il le savait, serait plus dense à quelques centimètres au-dessus de l’eau de la rivière) serait propice à une évasion, mais vraisemblablement les hommes des marais avaient eu la même idée, car ils étaient deux à l’encadrer et à le tenir par les bras. Aujourd’hui, le chemin de la rivière lui parut plus long. Il avançait en trébuchant, et ses gardes le poussaient pour rattraper les autres. Les petites silhouettes des Enfants de l’ombre et celles, plus larges et plus pâles, des hommes des marais, ne faisaient qu’apparaître et disparaître dans la brume devant eux.
« C’était bon, hier soir », lui dit un de ses gardes. « Tu n’étais pas invité, mais tu seras là ce soir. »
Coureur des sables répondit avec amertume : « Mais vos étoiles sont mauvaises. »
La fureur et la peur traversèrent le regard de l’homme, et il tordit le bras de Coureur des sables. Devant eux dans la brume, on entendit des cris pas tout à fait humains, puis le silence retomba.
« Peut-être que nos étoiles sont mauvaises », fit l’autre garde, « mais nos ventres seront pleins ce soir. » Deux silhouettes les croisèrent, chacune portant sur son dos le corps inerte d’un Enfant de l’ombre. Coureur des sables sentait la rivière et entendait, dans le silence étrange de la bruine, le clapotis de l’eau contre la berge.
Ultime voix était au même endroit que la dernière fois, sa haute silhouette environnée de vapeurs blanches. Les hommes des marais portaient des colliers et des bracelets aux poignets et aux chevilles. Leurs têtes étaient ornées de couronnes d’herbe verte, et ils exécutaient une danse lente sur la rive. Femmes, enfants et hommes sinuaient comme un serpent et fredonnaient une mélopée. Vent d’est remplaça un des gardes et murmura à l’oreille de Coureur des sables : « C’est peut-être le dernier rassemblement du marais. Les étoiles sont très mauvaises. » Coureur des sables répondit avec mépris : « Elles vous font tellement peur ? » Puis Vent d’est disparut et les gardes le poussèrent, avec le dernier Enfant de l’ombre, sa mère et les deux filles, en un groupe frissonnant. Papillons roses pleurait, et Sept filles qui attendent la berçait d’avant en arrière, essayant de la consoler en lui racontant des stupidités et s’adressant à Dieu. Coureur des sables passa son bras autour d’elle, et elle appuya sa tête sur son épaule.
Le dernier Enfant de l’ombre marchait à côté de lui, et en baissant les yeux Coureur des sables vit qu’il tremblait. Le Vieux sage était là aussi, si évanescent dans la brume que Coureur des sables était sûr qu’à part lui personne ne le voyait. D’une façon inattendue, l’Enfant de l’ombre lui toucha le bras et dit :
« Nous allons mourir ensemble. Nous t’aimions bien. »
« Mâche plus fort », lui dit Coureur des sables, « et tu n’y croiras pas. » Puis, comme il regrettait d’avoir blessé un ami en un tel moment, il ajouta plus gentiment : « Lequel es-tu ? Es-tu celui qui m’a montré la substance que vous mâchez ? »
« Je suis Loup. »
Ultime voix avait commencé le chant. Coureur des sables s’étonna : « Le Vieux sage m’a dit hier soir que vous vous appeliez Feu, Siffleur et quelque chose d’autre que j’ai oublié, mais ce nom n’y était pas. »
« Nous avons des noms pour sept, et des noms pour cinq. Les noms pour trois, tu les as entendus. Mon nom à présent est le nom pour un. Seul le nom du Vieux sage ne change jamais. »
« Sauf », murmura le Vieux sage, « quand on m’appelle, comme on le faisait quelquefois jadis, Norme de groupe. » Il n’était plus maintenant qu’une sorte de vide dans la brume, un trou à forme d’homme.
Coureur des sables observait les gardiens depuis un moment, et il crut voir une ouverture — un moment de relâchement de leur vigilance tandis qu’ils écoutaient Ultime voix. La brume était partout en suspens, et la rivière était large et cachée. Si tel était le souhait de Dieu, il pourrait atteindre les eaux profondes…
Dieu, Seigneur, Vénéré maître…
Il se rua d’une détente, ses pieds accrochant l’eau, et essaya de glisser son corps souple entre deux hommes des marais. Mais ils l’attrapèrent par les cheveux et bourrèrent son visage de coups de pied et de poing avant de le repousser au milieu du groupe. Sept filles qui attendent, Douce bouche et sa mère essayèrent de l’aider, mais il les injuria et le repoussa, puis plongea son visage dans l’eau amère de la rivière.
« Pourquoi as-tu fait ça ? » lui demanda l’Enfant de l’ombre.
« Parce que je veux vivre. Ne sais-tu pas que, dans quelques minutes nous serons tous noyés ? »
« J’entends ton chant », dit l’Enfant de l’ombre « et moi aussi je voudrais vivre. Je ne suis peut-être pas de ton sang, mais je voudrais vivre. »
« Nous devons mourir », murmura la voix du Vieux sage.
« Nous, nous devons mourir », fit amèrement Coureur des sables. « Pas toi. Ils ne rongeront pas te os. »
« Quand celui-ci mourra, je mourrai », fit le Vieux sage en indiquant son dernier compagnon. « Je suis fait à moitié de lui et à moitié de toi maintenant mais sans son écho, ton esprit ne me formera pas. »
Doucement, l’Enfant de l’ombre répéta : « Je voudrais vivre, moi aussi. Il se peut qu’il y ait un moyen. »
« Lequel ? » dit Coureur des sables en le fixant.
« Les hommes parcourent les étoiles, en déformant le ciel pour raccourcir le chemin. Depuis que nous sommes arrivés ici… »
« Depuis qu’ils sont arrivés », corrigea doucement le Vieux sage. « Maintenant, je suis à moitié un homme, et sache que nous avons toujours été là, à écouter une pensée qui ne venait pas. À écouter sans nous douter que nous étions des hommes. Ou peut-être que nous sommes tous de la même race, nous rappelant à moitié et dépérissant, oubliant à moitié et prospérant. »
« Le chant de la fille avec le petit enfant parvient à mon esprit », dit le dernier Enfant de l’ombre, « et celui qu’ils appellent Ultime voix chante aussi. Peu importe que nous soyons deux ou un. Nous avons chanté pour empêcher les stellaris de descendre. Nous avons voulu vivre comme nous le souhaitions, sans que rien nous rappelle ce qui était et ce qui est. Et bien qu’ils aient déformé le ciel, nous avons déformé leur pensée. Supposons que je chante maintenant pour les attirer au lieu de les repousser, et qu’ils viennent ? Les hommes des marais les prendront, et ils auront à choisir parmi un grand nombre. Peut-être ne serons-nous pas choisis. »
« Un seul peut-il faire ça ? » demanda Coureur des sables.
« Nous sommes si peu que parmi nous, un n’est pas un nombre négligeable. Les autres chantent pour que les stellaris ne voient pas ce qu’ils voudraient voir. L’espace d’un battement de cœur, mon chant leur éclaircira la vue, et l’espace déformé est proche d’ici en de nombreux endroits. Ils ne tarderont pas. »
« C’est mal », dit le Vieux sage. « Pendant très longtemps, nous avons marché sans souci dans l’unique paradis. Il serait préférable que tous ceux qui sont là périssent. »
L’Enfant de l’ombre insista : « Rien n’est pire que ma propre mort. » Et soudain, quelque chose qui avait enveloppé le monde ne fut plus là. Cela disparut en un instant et cela laissa la rivière et la brume, les hommes des marais qui dansaient, Ultime voix qui chantait, et eux-mêmes inchangés, mais c’était plus grand que tout, et Coureur des sables ne l’avait jamais vu parce que cela avait toujours été là, mais maintenant il ne pouvait plus se rappeler ce que c’était. Le ciel s’était ouvert, plus rien ne séparait les oiseaux du soleil. La brume qui flottait autour d’Ultime voix pouvait atteindre la Femme à la chevelure de flammes. Coureur des sables regarda le dernier Enfant de l’ombre, et il vit qu’il pleurait et que ses yeux ne contenaient plus rien. Il se sentait dans le même état, et il se tourna vers Vent dans les cèdres : « Mère, quelle est la couleur de mes yeux maintenant ? »
« Verts », répondit sa mère. « Ils paraissent gris dans cette lumière, mais ils sont verts. C’est la couleur des yeux. » Derrière elle, Sept filles qui attendent et Douce bouche murmurèrent : « Verts. » Et Sept filles qui attendent ajouta : « Ceux de Papillons roses sont verts, aussi. »
Puis, incarnat comme du vieux sang à travers le brouillard, un point lumineux apparut, loin au-dessus de leur tête en direction du nord, là où l’Océan remuait comme une anguille sous la masse grise. Coureur des sables l’aperçut avant tout le monde. Il grandit, plus menaçant, et un murmure monta des eaux. Sur la rive, une des femmes qui dansaient hurla et montra du doigt la boule de feu qui tombait en sifflant. Cela faisait le bruit que fait la foudre quand elle tue un arbre. Il y avait déjà deux autres étoiles rouges qui tombaient avec elle, et les cris de la foule les accompagnaient. Quand elles touchèrent l’Océan, les hommes des marais se mirent à courir. Douce bouche et Sept filles qui attendent passèrent leurs bras autour du cou de Coureur des sables et enfouirent leur visage dans sa poitrine. Les hommes des marais qui les gardaient s’étaient mis à courir, arrachant leurs bracelets et leurs couronnes d’herbe.
Seul Ultime voix demeurait à sa place. Il avait interrompu son chant, mais il ne fuyait pas. Coureur des sables crut discerner dans son regard un désespoir semblable à celui de la bête épuisée qui finit par se retourner et par offrir sa gorge aux dents du tigre-tue. « Venez », dit-il en repoussant les deux filles et en prenant le bras de sa mère. Mais à son oreille, le Vieux sage murmura : « Non. »
Derrière eux, des pas troublaient les eaux de la rivière. C’était Vent d’est, et quand Ultime voix le vit, il lui dit : « Tu t’es enfui. »
« Seulement un instant », répondit Vent d’est. « Puis je me suis rappelé. » Il semblait avoir honte. Ultime voix ajouta : « Je ne dirai plus rien. » Puis il leur tourna le dos à tous, et fit face à l’Océan.
« Nous partons », dit Coureur des sables. « N’essayez pas de nous en empêcher. »
« Attends. » Vent d’est regarda Vent dans les cèdres : « Dis-lui d’attendre. »
« Lui aussi est mon fils », dit-elle en s’adressant à Coureur des sables. « Attends. »
Coureur des sables haussa les épaules. « Que veux-tu de nous, Frère ? » demanda-t-il aigrement.
« C’est une affaire qui concerne les hommes. Pas les femmes. Et pas… » Vent d’est fixa les yeux sur le dernier Enfant de l’ombre. « … pas ceux qui sont comme lui. Dis-leur d’aller jusqu’à la rive et de remonter la rivière. Aucun homme des marais, je le jure, ne les importunera. »
Les femmes s’éloignèrent, mais l’Enfant de l’ombre se contenta de déclarer : « J’attendrai sur la rive. » Impuissant, Vent d’est hocha la tête.
« Et maintenant, Frère », dit Coureur des sables, « sous quelles étoiles marchons-nous ? »
« Tant que les étoiles demeurent à leur place », répondit lentement Vent d’est, « le coureur d’étoiles juge les gens. Mais quand une étoile tombe, la rivière doit être rougie de son sang, pour lui faire oublier. C’est son disciple qui s’en charge, aidé par ceux qui se trouvent à proximité. »
Coureur des sables le questionna du regard.
« Je peux frapper », fit Vent d’est, « et je frapperai. Mais l’amitié que j’ai pour lui fera peut-être que je ne frapperai pas assez fort. Tu m’aideras. Viens avec moi. »
Ensemble, ils plongèrent dans la rivière et traversèrent jusqu’à l’autre rive. Là, ils trouvèrent un arbre à l’écorce claire semblable à ceux qu’avait rêvés Coureur des sables en un grand cercle autour de Vent d’est. Les racines plongeaient dans l’eau, et Vent d’est en choisit une un peu moins épaisse qu’un doigt. Il la coupa, et la donna toute ruisselante à Coureur des sables. Elle était aussi longue que son bras, et sa partie inférieure était chargée de petits coquillages agglutinés et sentait la vase. Tandis que Coureur des sables l’examinait, Vent d’est en arracha une autre pour lui, et ensemble ils flagellèrent Ultime voix jusqu’à ce qu’il flotte à la surface sans qu’aucune goutte de sang ne coule malgré la morsure des petits coquillages sur la chair blanche de son dos.
« C’était un homme des collines », dit Vent d’est. « Tous les coureurs d’étoiles doivent être nés dans le haut pays. »
Coureur des sables laissa tomber sa baguette sanglante dans la rivière. « Et maintenant ? »
« C’est fini. » Les yeux de Vent d’est étaient emplis de larmes. « Son corps ne sera pas mangé, mais flottera jusqu’à l’Océan en un sacrifice total. »
« Et c’est toi qui règnes sur les marais maintenant ? »
« Ma tête doit être brûlée comme l’était la sienne. Ensuite… oui. »
« Et pourquoi te laisserais-je vivre ? Tu aurais noyé ta propre mère. Tu n’es pas un homme, et j’ai le droit de te tuer. » Avant que Vent d’est ait eu le temps de répondre, Coureur des sables l’avait saisi par les cheveux et lui tirait la tête en arrière.
« S’il meurt », chuchota la voix du Vieux sage à son oreille, « une partie de toi mourra avec lui. »
« Qu’il meure. C’est une partie de moi que je désire tuer. »
« T’aurait-il tué ainsi ? »
« Il voulait nous noyer tous. »
« Il avait une idée dans sa tête. Tu veux le tuer par haine. Est-ce ainsi qu’il t’aurait tué ? »
« Il est comme moi », dit Coureur des sables, et il tira Vent d’est en arrière jusqu’à ce que l’eau touche son front et ses yeux.
« Il y a un moyen de le savoir », fit le Vieux sage, et Coureur des sables vit que le dernier Enfant de l’ombre était revenu les rejoindre dans la rivière. Quand il vit que Coureur des sables le regardait, il répéta : « Il y a un moyen. »
« Très bien ; lequel ? »
« Relève-le », dit l’Enfant de l’ombre. Puis il s’adressa à Vent d’est : « Vous nous mangez, mais vous savez que nous sommes un peuple magique. »
Haletant, Vent d’est répondit : « Nous le savons. »
« Grâce à notre pouvoir, j’ai fait tomber les étoiles ; mais maintenant, je vais accomplir une plus grande magie. Tu seras Coureur des sables, et Coureur des sables sera toi. » Aussi vif qu’un serpent, l’Enfant de l’ombre se rua et enfonça ses dents dans le bras de Vent d’est. Sous le regard de Coureur des sables, le visage de son jumeau devint sans expression et ses yeux regardèrent des choses invisibles.
« Ce qui coulait dans ma bouche coule maintenant dans ses veines », dit l’Enfant de l’ombre en essuyant le sang de Vent d’est de ses lèvres. « Et comme je lui ai parlé et qu’il me croit, dans sa pensée il est toi. »
Le bras de Coureur des sables était engourdi d’avoir flagellé Ultime voix, et il le frotta.
« Mais comment saurons-nous ce qu’il va faire ? »
« Il va parler bientôt. »
« C’est un jeu pour les enfants. Il doit mourir. » Coureur des sables faucha les jambes de Vent d’est qui tomba dans l’eau. Il lui maintint la tête sous la surface jusqu’à ce qu’il ne sente plus de résistance.
Lorsqu’il se redressa, il dit au dernier Enfant de l’ombre : « J’ai parlé. »
« Oui. »
« Mais maintenant, je ne sais plus si je suis Coureur des sables ou Vent d’est dans son rêve. »
« Et moi non plus », dit l’Enfant de l’ombre. « Mais on dirait qu’il se passe quelque chose, là-bas sur la plage. Si nous allions voir ? »
La brume s’éclaircissait. Coureur des sables regarda l’endroit indiqué par l’Enfant de l’ombre et vit que là où la rivière rejoignait l’Océan gémissant, une chose verte flottait sur l’eau. Trois hommes aux membres enveloppés de feuilles se tenaient sur le sable près d’elle, se montrant le corps échoué d’Ultime voix et parlant d’une manière que Coureur des sables ne comprenait pas. Quand il s’approcha d’eux, ils écartèrent leurs mains, ouvertes, et sourirent ; mais il ne comprit pas que les mains ouvertes signifiaient (ou avaient signifié jadis) qu’ils n’avaient pas d’armes. Le peuple de Coureur des sables n’avait jamais connu les armes. Cette nuit-là, il rêva qu’il était mort, mais que les longs jours de la contemplation étaient terminés.