Ne nous emportons point contre les hommes en voyant leur dureté, leur ingratitude, leur injustice, leur fierté, l’amour d’eux-mêmes, et l’oubli des autres ; ils sont ainsi faits, c’est leur nature : c’est ne pouvoir supporter que la pierre tombe ou que le feu s’élève.
À la gloire d’un héros
et à la mémoire de sa victime
Celui qui tenait la lampe
La pièce tombe dans le noir.
La mère dit :
— Le plus triste c’est de se trouver sans lumière.
Elle a le ventre gros et bas. Elle est comme vieille à force d’être laide et déformée. Une robe grise, bâtie pour plus de viande, pend autour d’elle.
Le père presse sa figure contre la vitre pour boire ce qui reste de jour. Sa grande ombre se balance, comme un pendu, contre le mur. Il bouge un peu la tête, charriant un reste de lumière de gauche à droite. Parfois il se retourne. De face, sa tête ne présente plus la même forme ni la même couleur. Son visage blafard est barré d’un « T » sombre, produit par l’ombre du nez et des orbites.
Allongé sur un matelas posé à même le sol, Petit Louis fume béatement. Quatre personnes vivent autour de cette combustion de cigarette, dont le minuscule rougeoiement attire les regards.
Hélène contemple son frère. Dans l’ombre leurs yeux se trouvent. Il ricane d’un air provocant, mais Hélène se sent veule dans l’obscurité.
— Qu’est-ce que tu as ? demande-t-elle, en faisant sa voix humble.
Petit Louis saisit sa cigarette et le feu rouge va fouiller la nuit derrière sa tête.
— Je pense à ta gueule, s’ils te tondent, dit le garçon.
— Petit Louis ! crie le père.
Hélène se met à pleurer. La mère s’approche, avec son gros ventre. Elle prend la tête de sa fille dans ses bras. Ses doigts aux ongles durs caressent la chevelure en péril.
— Laisse-la, va, conseille Petit Louis, une putain pareille ne mérite pas qu’on s’occupe d’elle. Si je n’étais pas absolument certain qu’elle nous vende, je la foutrais dehors. Et je voudrais la voir crever la gueule pleine de fourmis rouges.
— Petit Louis ! crie de nouveau le père.
Il se fait un grand silence.
La cigarette de Petit Louis s’est éteinte et dehors le jour s’éteint également ; un grand malheur de nuit pèse contre la croisée. Effrayé, le père s’en écarte et vient s’asseoir à table.
— Écoutez, commence-t-il brusquement, parvenu au bout d’une pensée ; la situation n’est pas tellement mauvaise : il nous suffit d’attendre quelques jours. Ici, nous ne craignons rien. Lorsque la frénésie des premières heures se sera dissipée, maman ira aux nouvelles, ou bien Hélène, et nous trouverons certainement le moyen de quitter la ville…
— Nous gagnerons la Savoie, renchérit la mère, mon frère nous hébergera le temps qu’il faudra.
Hélène murmure pour elle seule :
— Pleine de fourmis rouges…
Elle pense à un verger où meurt un vieux pommier dont les derniers fruits sont encore excellents. De l’herbe ! Du soleil ! Des fourmis rouges… Elle éprouve une sorte de lointaine envie de pleurer, non par crainte du danger qu’ils courent, tous quatre, non pas à la pensée de ses cheveux répandus à ses pieds comme des pétales, mais à cause du vieux pommier qui meurt doucement sous ses pommes.
Petit Louis remue de sales pensées. Il exerce de mémoire sa cruauté. Parce que, s’il cessait d’être méchant, il pleurerait sûrement.
Le père allonge ses bras sur la table et les regarde pourrir dans la nuit. Ses ongles brillent, tout au bout. Il songe à ses mains : elles ont beaucoup plus vécu que lui. Il en est embarrassé comme de ses enfants. Lui, il a cinquante-huit ans et il voudrait bien mourir un peu : il est tellement las. Il devine, dans l’ombre, le gros ventre de sa femme ; oui, il ferait bon mourir.
La mère ne sait pas très bien. Elle aime tout le monde. Elle n’était pas faite pour vivre ce drame, mais elle le vit mieux que les autres. Elle s’oublie dans leurs maux. Doucement, ses doigts caressent la tête chaude d’Hélène, ses cheveux parfumés, huilés par la brillantine.
— Maman, dit Hélène d’une voix lamentable, en posant sa joue sur le gros ventre habité par un fibrome.
— Ma petite…
Ce n’est pas attendrissant, ni ridicule, du reste.
Petit Louis cherche une vacherie à dire et ne trouve rien. Il se détend sur le dur matelas et exhale un soupir empoisonné. Il a envie de dormir, mais le sommeil ne viendra pas encore.
Ces gens ne sont pas là pour dormir. Enfermés dans la chambre, ils attendent que l’histoire de la France s’accomplisse.
Parfois, un coup de canon, perdu dans la nuit, fait trembler les vitres.
Hélène sursaute.
Le père médite un instant.
— Ça c’est un soixante-quinze, affirme-t-il.
Il ajoute, au bout d’un rêve :
— En 14, grand Dieu, j’ai eu le temps de les apprendre.
La mère pense tout haut :
— Ce que la vie est bête…
Le père a compris. Comme la vieille a raison ! Que viennent-ils faire tous deux dans cette époque néfaste ? Leur jeunesse appartenait à un autre monde. Et de ce monde merveilleux, autour duquel gravitent leurs souvenirs, ils ne s’en seraient jamais échappés, sans leurs enfants. Ils flottent au bout de leurs enfants comme des drapeaux anciens engagés dans une bataille nouvelle.
Un souvenir de jour persiste dans un angle de la fenêtre, un jour couleur de mort. On a l’impression qu’il ne reviendra jamais et que le but de tout c’était cette nuit-là.
Le canon tonne à nouveau. Son coup de gueule mange l’espace et se dissipe en échos sans fin.
— Ça se rapproche, dit le père.
Tous quatre prêtent l’oreille. De nouveaux coups retentissent et montent en volutes dans le ciel.
Petit Louis allume une autre cigarette, pour essayer ses réflexes. La lueur bondissante de l’allumette révèle un court instant son visage crispé, aux yeux bleuâtres où brillent de petites lumières couleur d’acier.
— Tu fumes trop, fait la mère, doucement.
Petit Louis est surpris par cette protestation. Comment sa mère peut-elle poursuivre l’existence de tous les jours, proférer les mêmes paroles et s’intéresser à des gestes éternels ?
Hélène s’assied dans le vieux fauteuil d’osier gémissant.
Maintenant ils sont perdus dans le noir, vivant une vie qui ne compte pas.
Le père va à l’évier et boit à même le robinet.
Hélène se demande si le vieux pommier fleurira encore une fois. Une pluie de fleurs blanches tombe comme un printemps devant ses yeux.
— Moi, ça ne me ferait rien de mourir, chuchote-t-elle, à condition que ce soit en pleine campagne.
— Veux-tu te taire ! sursaute la mère. Tu l’entends, Albert ? Mais dis-lui donc quelque chose !
Le père mord sa moustache.
— On aurait mieux fait d’essayer de partir, murmure-t-il.
Et ses yeux enfermés dans le noir devinent une route blanche que son sang égaierait peut-être…
Petit Louis sursaute, une grande panique le fait claquer des dents.
— Non ! non ! nous n’aurions pas pu passer, affirme-t-il avec une force convaincante. Les maquisards occupent les faubourgs et réclament les papiers. Tout le monde est passé au crible, paraît-il. On aurait été vite repérés, maman avec son ventre et moi avec ma cicatrice, tandis qu’ici, dans la piaule d’Eugène, nous ne craignons rien. Moi, je n’en partirai pas, vous m’entendez ? J’aime mieux mourir ici que d’être fusillé.
Il contient une sorte de sanglot pareil à un gloussement.
— Faites pas les idiots, voyons, implore-t-il.
Il regarde les masses immobiles que forment les siens ; leur silence l’inquiète ; il se lève et va à son père. Le point lumineux de sa cigarette ressuscite un peu de la figure épaisse du vieux. Cette bouche qui apprend le silence est comme un bâillon sur la sienne. Il voudrait lire dans les yeux de son père, mais la cigarette ne peut révéler qu’un seul œil à la fois or, de même qu’on ne marche pas avec une jambe, on n’exprime rien avec un œil.
— Tu ne veux pas partir, dis ?
Le père tend la main en direction de son fils et touche sa veste. Curieux comme ça vit une veste, dans le noir.
— Mon pauvre petit, dit-il, très bas, tout cela est ma faute, j’aurais dû vous maintenir dans le droit chemin, ta sœur et toi. Et puis on est faible…
— Oh ! ça va, grommelle Petit Louis en retournant s’asseoir, le droit chemin ! Parle pour ta fille qui levait ses robes devant le premier Allemand venu, moi, j’ai suivi ma conscience. Je pensais que la vérité était dans le triomphe. Et celle que j’avais choisie n’a pas triomphé.
— Ça n’était donc pas la vérité, résume le père qui se demande à quoi ressemble la conscience de Petit Louis.
— Est-ce vraiment ma faute ?
La mère dit :
— Si on se couchait !
Hélène dégrafe sa robe et va s’étendre sur le lit. La mère la rejoint.
Le père reste un peu plus seul, les coudes sur la table.
La nuit continue ; un rond de lune s’amorce sur le plancher. Hélène s’endort : les filles dorment vite une fois couchées. Elle se met à rêver d’un gros bonhomme qui s’approche d’elle avec un ventre nu, énorme et terrible.
Le gros homme a des cheveux bruns, rejetés en arrière, mais qui, de chaque côté des oreilles, s’écartent comme des ailes. Elle frissonne, une fièvre inconnue vrille ses muscles. Le gros homme arrache sa jupe imprimée, ses dessous roses, sa peau parfumée. Elle pousse un cri, l’homme recule, alors elle lui tend les bras du pardon. Elle donne un coup de talon au fond de son sommeil, remontant ainsi à fleur de réalité. Puis elle coule à nouveau, emportant la certitude d’avoir étreint sa mère. Une douce horreur s’épanouit en elle, pareille à une fleur de papier dans un verre d’eau.
La mère dort brutalement ; son ventre pèse sur elle. De temps à autre elle pousse un bref gémissement. Quel rêve de rêve vient rôder autour de cette paix précaire ?
La lune rampe dans la pièce, paisible comme le pardon.
Petit Louis ferme les yeux. Le sommeil plane au-dessus de lui comme un oiseau de proie hésitant à se poser. Un long balancement se fait dans sa tête. Il s’installe dans la nuit de ses paupières closes, et s’insensibilise. Par instants une grande vague de néant le submerge et le fait osciller. Mais la vague se retire sans pouvoir l’entraîner. Elle est trop faible pour engloutir une pareille accumulation de pensées.
Petit Louis rouvre les yeux sur la chambre où ils gisent tous quatre, perdus au fond de leur misère. Le père s’est endormi dans le fauteuil d’osier. Deux sous de lune errent sur son visage où croît une barbe profuse. Petit Louis, dans la fantasmagorie des demi-sommeils, rêve que cette barbe pousse, pousse éperdument, comme l’herbe malfaisante des terres abandonnées, et se répand en longues coulées dans la chambre. De temps à autre le canon tonne à travers la barbe de son père. Petit Louis donnerait… (quoi ?) pour tenir la place de l’artilleur. De quelque côté que celui-ci dirige sa pièce. Et même plus simplement, il donnerait… (quoi ?) pour s’endormir vraiment, ne plus penser, ne plus rêvasser à demi ces sortes de cauchemars à grand spectacle.
Les vitres de la croisée brillent dans la nuit, d’un éclat pénible d’œil aveugle.
La mère dort avec de faibles cris.
Hélène s’énerve dans son corps privé d’amour depuis plusieurs jours déjà. Une chaleur sourde coule des dormeurs.
Petit Louis essaie de comprendre sa sécurité présente ; la fameuse épuration dont « ils » parlent représente une action tellement vaste que chaque cas ne pourra, de prime abord, être âprement poursuivi. « Ils » se rendront à leur domicile et, devant la porte close, penseront à une fugue. Ici, lui et les siens ne craignent rien…
Alors, pourquoi ne pas se pelotonner dans cette torpeur un peu sinistre ? Oui, sinistre, puisque la mort bivouaque tout près. Il suffira peut-être d’un rien, d’un hasard… Petit Louis s’éveille tout à fait ; l’œil terrifiant d’une mitraillette fixe son front. Des étincelles peuvent en jaillir, bleues, fulgurantes, crépitantes, comme arrachées du silex.
« Ça me ferait quoi ? » se demande-t-il.
Des compagnons miliciens, ayant reçu des balles, lui ont affirmé que cela se traduit seulement par un choc chaud et capiteux.
Petit Louis se met sur son séant. Dans le noir, sa mort lui paraît horrible. Il n’a pas la force de la penser. Il tourne la tête du côté de sa mère, est-il envisageable que cette femme ne puisse rien pour lui ? Pourtant ne l’a-t-elle pas sauvé de la maladie ?
Le passé de Petit Louis vient de se glisser dans la chambre et le flaire avec méfiance comme un chien qui ne reconnaît plus bien son maître.
Petit Louis s’allonge et tète un mégot éteint. Il coule le long de sa vie. Le voici quinze années en arrière, en pleine enfance, dans le pavillon de banlieue où il est né ; au cours d’une terrible pleurésie, à l’heure solennelle et bienheureuse de la journée où sa souffrance observait un répit.
La chambre glissait doucement dans la nuit, comme une barque dans une grotte, et les ombres attendaient patiemment cette marée de nuit qui les absorbait peu à peu. Les meubles partaient pour une croisière sans fin, dans le papier de la tapisserie représentant, paraît-il, des coquelicots, mais où, aux pires instants de son mal, Petit Louis découvrait des yeux abominables, dardant sur sa petite carcasse leurs regards borgnes, fixes et cruels.
La nuit de la chambre précédait celle du monde. Longuement, un rectangle de jour insistait devant la fenêtre, puis, timidement, s’estompait. Alors, le tilleul de la maigre pelouse devenait tout noir comme un péché mortel et des algues de ténèbres s’accrochaient à ses branches.
Une paix inhumaine engloutissait les barbares réalités de la maison. Le corps de Petit Louis, dépouillé de toute densité, flottait au-dessus du lit où, habituellement, le martelait la molle constance du matelas. Un instant, il tournait dans le noir, et ses pensées frémissaient comme une flamme mal protégée. Il s’agissait d’un état transitoire, semblable à celui d’un médium qui s’abîme dans un au-delà hermétique. Les coquelicots — ou les yeux — de la tapisserie, pleuvaient des murs. Il semblait que des barreaux sérieux, devenus soudainement aussi inutiles que les os d’un squelette, se disloquaient joyeusement, comprenant enfin que leur liberté résidait dans celle de leur prisonnier.
La mémoire est comme un organe douloureux.
Un vide béant sollicitait Petit Louis. Doucement la commode s’approchait du lit, pareille à une barque, obéissante aux mouvements de la nuit. Petit Louis montait à bord, alors le frêle esquif plongeait dans le mur. Une musique céleste s’élevait au moment où Petit Louis pénétrait dans du bleu, un bleu sans fin, fluide et scintillant, un bleu identique à la profondeur de l’air, à la profondeur des mers du Sud.
Au fait ! n’existe-t-il pas une couleur ainsi nommée ?
Bleu des mers du Sud.
Dans ce bleu infini tournaient des rêves couleur d’abeille, tournait une mélodie d’élytres, tournait une fraîcheur profonde. Petit Louis avançait dans sa barque légère. Les rêves d’or, les rêves couleur de miel et de soleil clapotaient autour du ventre ciré de la commode flottante. La mélodie mouillait le frais silence. Quel voluptueux voyage !
Cette heure inouïe, si banale et si mesurée pour le reste des hommes, représentait l’heure de mort de Petit Louis. Tous les dieux et les saints dorés du ciel avaient permis cette chose étrange : que Petit Louis fasse l’apprentissage de sa mort.
Dès que le crépuscule s’emparait de la chambre, le phénomène se produisait. Le mal se retirait comme un fer d’une plaie, et les chairs, en se rejoignant, oubliaient un instant leur blessure. La fièvre cessait de heurter les tempes du jeune malade, pareille à un oisillon brûlant qui, après avoir longtemps remué, trouve une position apaisante dans son nid, une chaleur amie dans ses plumes et s’endort.
Tout le jour, Petit Louis attendait ce généreux moment. Et il pensait à la mort comme au bleu de son voyage, c’est-à-dire, comme à une féerie délicate dans laquelle la vie n’avait plus besoin d’être vivante.
Personne ne croyait plus à sa mort. Il était malade depuis trop longtemps. Le médecin lui-même, qui chuchotait des présages au début, se taisait ; on ne cherchait pas à comprendre ce caprice de la nature.
Mais l’enfant savait bien qu’il ne guérirait jamais : il connaissait tellement de choses merveilleuses qu’une mémoire ne peut conserver (et en effet ne les a-t-il pas à peu près oubliées maintenant ?). Les prodiges de la chambre, à l’heure oisive du crépuscule, appartenaient à un monde qui ne se laissait pas entraîner dans l’amertume des guérisons. Son corps ne contenait plus qu’une féerie familière, intraduisible en vivant.
La barque glissait dans l’aurore bleue que Petit Louis buvait à pleine bouche. Et voici qu’au loin, dans ce halo radieux, se dressait une sorte de phare fantomatique et gris, évocateur des périls qu’il devait conjurer. En approchant de l’édifice, la barque ralentissait ; ses formes se dérobaient, elle redevenait un meuble innocent, une misérable commode chargée de flacons maussades. Le phare inexorable s’animait et se transformait en une silhouette humaine qui demandait d’une voix effroyablement connue :
« — Tu as bien dormi, mon chéri ? »
Finie l’heure tendre et bleue, fini le voyage céleste au cours duquel la présence de Petit Louis se suffisait à elle-même. Il demeurait seul avec sa souffrance. Celle-ci s’élevait en lui, comme un vent chargé d’odeurs néfastes. Il ne pouvait la fuir. Au début il s’était réfugié dans la glace. Il avait demandé à sa mère :
« — Entrouvre un peu la porte de l’armoire, de façon à ce que je puisse m’y voir. »
« — Petit coquet !… »
Il avait habité dix jours dans la glace au tain brumeux qui contenait un grand jardin orné de grands arbres, de bancs moussus, de bassins glougloutants et puis il avait fini par s’apercevoir dans le miroir.
Un univers venait de choir dans la réalité.
Cette mère qui réussit à le guérir de ses maux et de lui-même repose sur un grabat et ne peut rien pour lui.
À quoi servent les mères lorsqu’elles ne sont plus capables de sauver leurs enfants ?
Le canon s’est tu. La lune souveraine se couche sur les toits de la ville. Plus loin, dans la proche campagne, des hommes se battent. La France se libère et, toute boueuse, se dresse dans les chemins de terre, un sabre de bois à la main.
Petit Louis frémit à la pensée du combat. Il se voudrait rouge du sang des autres. Sur un champ de bataille, sa mort, vraiment, n’aurait plus aucune importance pour lui-même.
Le bras d’Hélène pend du lit comme une branche cassée. Petit Louis regarde la main blanche, douce comme un gant de peau. Il la caresse timidement. Et il retrouve cette émotion subtile qui s’emparait de lui lorsque, voici déjà longtemps, il caressait le ventre d’Hélène en jouant à cache-cache. Elle avait le ventre ferme, tiède et frissonnant. Il promenait sa main avec angoisse sur cette chair si pleine de vie, étudiant la chaleur glissant sous ses doigts. Hélène possédait un grain de beauté à côté du nombril, le contact de cette légère protubérance procurait à Petit Louis une répulsion voluptueuse. Hélène regardait ailleurs pendant ce temps et devenait pâle, tandis que, s’arrêtant de respirer, Petit Louis écoutait son sang galoper jusqu’à ses yeux.
Doucement, il appelle :
— Hélène !
Le bruit de sa voix ne doit pas être identique pour les trois dormeurs. En effet, Hélène s’éveille. Elle ne dit rien, mais son souffle perd de sa régularité.
Il répète :
— Hélène !
D’une voix si lamentable qu’elle lui flanque envie de pleurer.
— Hum ?
— Tu te souviens de la grange à Vances ? Et du verger, et du hangar aux fagots ?
— Pourquoi parles-tu de cela ?
Car en effet, jamais l’un d’eux n’a fait allusion à ces gamineries terribles.
— Ce que tu es putain, chuchote Petit Louis, affectueusement et sur le mode admiratif.
Il a trouvé ce que réclamait son inquiétude : une relève à sa veille. Longtemps maintenant, Hélène va vivre et le faire vivre en remâchant des souvenirs.
Il s’endort, gavé d’un soulagement radieux, en pensant au grain de beauté.
Hélène a un goût de vieux sommeil sur la langue. Elle prête l’oreille : Petit Louis s’est endormi. Elle coule un regard indifférent au père que la lune n’a pas abandonné ; il possède une tête austère de vieil ouvrier sans rancune. Ses mains reposent sur les bras du fauteuil, lourdes mains en peau de crocodile, aux ongles ras et carrés. Il a fait des enfants à la grosse femme affaissée sur le lit et ces enfants les ont rejoints dans le temps. Hélène passe la main par l’échancrure de son corsage et touche ses seins. Comment tant de douceur a-t-elle pu naître de ces rudes bêtes ?
La nudité de ses parents est une image insupportable, tellement répugnante ! Au contraire, elle ressent une sympathie physique pour la chair de son frère. Jadis, Petit Louis la caressait, mais ces attouchements ne la troublaient pas. Elle en avait seulement un peu honte, question de morale…
Après la maladie de Petit Louis, on les avait envoyés à la campagne. Dans un petit village dauphinois, poussé en pleine terre. C’est là-bas qu’elle a vu le vieux pommier commencer sa mort.
Petit Louis possédait déjà sa petite gueule têtue. Il avait un visage crispé et blême et des cheveux noirs, rêches, qui produisaient lorsqu’on les touchait, comme un bruit de paille. Hélène se croyait une jeune fille, à cause de ses nattes blondes, roulées en couronne autour de son front.
Hélène respire difficilement dans cette pièce chauffée par leurs vies. Y aurait-il une fuite de gaz ? D’où s’échappe l’odeur pénible que pompent ses narines avec suspicion ? Une odeur menue, piquante, qui froisse l’odorat et enfonce de longues aiguilles dans le crâne. Hélène renifle attentivement. Cette émanation monte des corps abandonnés.
« Nous puons à la queue leu leu », songe-t-elle.
Et il lui semble que, déjà, leur décomposition est commencée.
Elle se dit :
« Vieillir c’est se décomposer. »
Jamais cette pensée ne lui était venue.
En ce moment, malgré le sang, c’est l’été sur le monde. Une nuit d’été immense et onctueuse dans laquelle retentissent des plaintes et des allégresses de bêtes.
À Vances, comme autrefois, une rainette patiente chante la mélodie de la nuit dans les herbes confuses où, dès l’aurore, les coquelicots dansent le rouge. De lourds nuages gonflent le ciel couleur de roi mage. Les peupliers chuchotent, cependant aucun souffle n’éveille la girouette assoupie dans sa rouille, au faîte du toit.
Depuis mille ans, la rainette qu’Hélène ne verra jamais lance son cri résigné dans la prairie. Depuis mille ans elle essaie de donner aux hommes la certitude béate que le soleil ne reviendra pas. Mais à chaque aube le soleil est là, plein d’aisance au fond d’un horizon de mercure insaisissable.
À chaque crépuscule, au moment où les premières phalènes tombent de la lune, la rainette nostalgique reprend son chant.
Hélène écoute son passé monter bulle à bulle, des vases profondes de la vie. Un bouleversement inattendu vient de fendre son histoire en deux, lui permettant d’apercevoir, superposées comme des couches géologiques, les multiples époques l’ayant hissé jusqu’à ce jour honteux.
Mais de la pauvre aventure humaine qui s’est édifiée chronologiquement sa mémoire ne restitue que des bribes désordonnées. Elle est remplie de faits dans lesquels tout le monde peut puiser pour la juger. Voilà pourquoi personne ne connaît vraiment Hélène, car on ne peut la juger que sur des actes qu’elle n’a jamais pensés. Petit Louis passe sa vie à la traiter de grue… En souvenir, bien sûr, des anciennes parties de cache-cache. Il pense qu’elle appréciait ses caresses incestueuses et décide qu’Hélène a toujours été vicieuse. Et pourtant la petite fille ne s’émouvait nullement de ce contact, elle l’acceptait avec soumission, comme une honte obligatoire de la condition humaine.
« On respire difficilement dans cette chambre ! »
Nous n’avons pas notre cube d’air…
Une vieille expression populaire qui devient vraie et gonfle la tête d’Hélène.
Notre cube d’air, cube d’air…
Leurs huit poumons sont alignés devant une auge emplie d’oxygène vicié et se le disputent…
Pourquoi cette difficulté respiratoire lui fait-elle songer à Édouard, le jeune photographe tuberculeux, dont elle avait fait la connaissance à Vances, à l’âge de seize ans ?
Édouard ! Il nage dans l’atmosphère sirupeuse et fétide de la chambre avec le blond fou de ses cheveux et son sourire de vieille photographie fieuzale. C’était quelque chose de déjà mort, dont la pensée et le reflet seuls s’attardaient. Il photographiait tout : les méditations d’un vieux chien, une branche de lilas, le grand cri rouge du soleil plongeant derrière l’horizon… Hélène l’aimait bien, Édouard, d’un amour triste et désenchanté.
« — Fais bien attention qu’il ne te respire pas devant la bouche », lui recommandait sa mère.
Hélène étudiait le souffle empoisonné d’Édouard, jouant à lui présenter son visage, mais sans oublier d’interrompre sa propre respiration.
Elle admirait ses cheveux parce qu’ils ressemblaient aux longues herbes jaunes et floues des collines pauvres. Elle se perdait dans ses grands yeux morts, à la surface desquels, parfois, remontait un peu de bleu vivant.
Il semblait heureux. Il disait :
« — Si j’étais riche, je voyagerais. »
Hélène avait l’impression qu’il mourait à cause de sa pauvreté.
L’après-midi, il développait ses épreuves dans la chambre noire en compagnie de sa jeune voisine. Hélène revoit la caisse où brillait une minuscule ampoule rouge, les récipients étranges, et les rectangles de pellicule, nageant dans l’hyposulfite.
« — Celle-ci vient bien ! s’exclamait Édouard. Et celle-là donc, regarde ! »
Un jour, il s’était penché sur elle pour l’embrasser. Hélène avait fui le baiser, à cause des recommandations de sa mère, malgré le louche enchantement du moment. En se reculant elle avait fait choir la cuvette où flottait, encore mal fixé sur la pellicule, un univers boursouflé et précaire.
« — Grand Dieu ! »
Elle entend l’exclamation étouffée d’Édouard, cette exclamation pareille à celle que pousserait un cardiaque surpris par une crise, au moment où il croit s’endormir.
Une fois de plus, Hélène n’a pas obéi à ses impulsions ; toute sa vie est faite de contrordres. Maintenant Édouard est mort. Son image, poétisée par le souvenir, frémit dans les mémoires comme une herbe folle. Hélène voudrait avouer sa vérité à ce reflet humain qui vient la visiter.
« — Je suis une femme normale, Édouard… Et puis il y a ces gestes à faire, ces paroles à prononcer… Et la multitude qui ne veut pas comprendre. »
Cette odeur est insupportable. Leurs corps redeviennent une lamentable combinaison chimique.
« Nous nous décomposons, songe Hélène. À la queue leu leu… »
Elle voit danser dans l’ombre leurs quatre charognes, ensorcelées par les cheveux d’Édouard.
Les pensées d’Hélène ont réveillé la mère, qui ne s’aperçoit pas qu’elle ne dort plus.
Comme les enfants, elle glisse un regard vitrifié au père, car le père demeure relativement vrai dans l’écroulement de leur vie courante. La lune a glissé de son visage et s’étale sur sa poitrine. La mère se dit :
« Tiens ! il dort avec sa veste. »
Et ça l’ennuie parce qu’il s’agit de la veste neuve. Une veste neuve demeure une veste neuve tant qu’on l’utilise pour vivre des circonstances particulières. Mais dès l’instant où elle participe à des fonctions courantes, elle perd toute aristocratie.
La mère pense :
« Le jour arrive irrémédiablement où il va à la pêche avec une veste neuve déchue. »
Un grand souffle de fatalité l’apaise.
Elle est couchée sur le dos. Autrefois cette position lui causait des palpitations, mais depuis son gros ventre, elle s’est habituée. Si elle se couche sur le côté, son ventre tombe comme un sac de farine et cette besace de vie, toute flasque à côté d’elle, la terrorise.
Elle recommande souvent aux siens :
« — Lorsque je mourrai, prenez garde à ce qu’on descende mon cercueil bien d’aplomb. »
Elle veut être enterrée avec son ventre couché sur elle.
Autrefois ses voisins lui conseillaient :
« — Vous devriez vous faire opérer ; un fibrome c’est pas grand-chose, quelques jours d’hôpital et vous voilà débarrassée. Surtout que vous faites partie de la clinique mutualiste. »
Ils disaient ça au début. Après ils l’ont regardée avec répugnance.
La mère n’a pas voulu se laisser charcuter. Un ventre comme le sien importe peu. Le père est à un âge où l’on ne fait plus l’amour avec sa femme. Il va au bordel, quelquefois, en compagnie de vieux camarades de guerre, pour entretenir les liens d’amitié, mais les filles ne le tentent plus… Il les sait par cœur.
La mère dit fréquemment à son vieux :
« — Je te fais honte, hein ! avec mon gros bedon. »
Le père hausse les épaules, son visage — même ses yeux — reste impassible, pourtant on sent qu’il rit en dedans.
Il répond :
« — Pourquoi tu me ferais honte ? »
Il se sent solide et masculin, à cheval dans son pantalon.
Et la mère lui adresse un sourire reconnaissant. Elle aime son mari de toutes ses forces. Ils arrivent l’un et l’autre du fin fond de leur jeunesse. En ce temps-là, le monde était autrement : il tournait plus lentement.
La mère sent contre sa hanche les fesses d’Hélène. La chaleur de sa fille force ses flancs, et lui communique un bien-être mystérieux. La mère approche son visage de la chevelure rousse où la brillantine balbutie une odeur lubrifiante.
« Ah, se dit-elle tristement, le parfum de ses cheveux a changé comme leur couleur. »
Que sont devenus les fins cheveux blonds parcourus par une lumière de nickelage ? Ils sentaient le lait tiède… Chaque fois que la mère fait bouillir du lait, elle évoque la fine chevelure d’Hélène. Et puis voilà… Hélène a vingt-cinq ans.
Les filles c’est ça, on ne les voit pas grandir nous autres mères, et voici qu’un jour elles nous font une fausse couche.
Il semble à la mère qu’Hélène ne sera jamais tout à fait une grande personne, un phénomène complice la conservera jeune. Elle est faite avec de la viande d’enfant qui ne peut pas mûrir. Ses chairs sont dures et lisses comme une pomme verte. Ses cheveux seuls ont vieilli. Ils se sont durcis, comme la tige de l’oignon lorsqu’il monte en graine. C’est dommage. La mère ne voulait pas qu’Hélène se fît teindre. Elle lui a dit :
« — Des cheveux qu’on teint, c’est pas plus qu’un pinceau. »
Mais ce que les filles ont dans l’idée…
Il faut dire qu’un mannequin est obligé de varier son aspect pour plaire à la mode. Hélène a même dû se laisser épiler sous les bras. Maintenant ça lui fait sous les aisselles plein de picous sombres comme à une volaille mal buclée.
Mannequin ! c’est un métier qui paie bien, mais la mère aurait préféré que sa fille fût institutrice. Seulement Hélène n’a jamais aimé l’étude… Au fond la mère comprend, parce que, elle non plus, n’aimait pas l’étude. À quatorze ans elle était déjà en place, dans un hôtel savoyard où des couples magnifiques venaient se dire des choses d’amour.
À dix-huit ans, elle rencontre le père. Le père travaillait dans une entreprise de travaux publics à Grenoble. À ce moment, il construisait une route et la route passait justement devant l’hôtel. Vous parlez comme la vie est curieuse… Une route qui vient vous chercher là où vous êtes.
Hélène bouge en geignant.
Lorsqu’elle était petite, Hélène ne voulait jamais quitter sa mère. Et toutes deux chantaient à longueur de journée dans l’appartement. La voix d’Hélène était blonde comme ses cheveux. Sa voix aussi a changé. Lorsqu’elle chante, maintenant, on dirait qu’elle se met un verre de lampe contre la bouche. En chantant, elle secoue les épaules.
Elle dit :
« — Le swing, tu ne peux pas comprendre ce que c’est prenant. »
La mère ne répond rien, mais elle préfère les chansons de son temps, dans lesquelles on découvre de beaux hommes à moustache fine, des jeunes filles sérieuses tenant des bouquets. Ces couples-là maintenant seraient nos grands-parents.
Hélène pousse un cri et sursaute dans le lit.
« C’est un cauchemar, pense la mère, faut-il la réveiller ? »
Un court instant elle réfléchit.
Non. À quoi bon ? Un rêve ne dure pas, sans doute celui d’Hélène est-il déjà terminé, tandis que la réalité est toujours là, imperturbable et constante. Rien n’est plus persévérant que la vérité, on essaie de l’oublier, on y parvient et vlan ! la revoilà, narquoise. On marche toute sa vie dans du présent. À force d’y réfléchir, on en a marre. Alors on pense à des faits passés, admis — il faut du temps pour admettre les faits — qui, pourtant, sont arrivés au présent.
Hélène pousse un second cri, plus plaintif ; un cri d’égorgé qui vomit sa dernière bouchée de sang, un cri obscur et triste qui pend, tué, au bout des lèvres.
« Mon Dieu ! se dit la mère, peut-être rêve-t-elle que nous allons être arrêtés. »
Doucement elle secoue le bras d’Hélène et dans Hélène il doit se produire comme un message en morse.
— Hem ? fait-elle, avec le nez.
Son éveil provoqué est une question.
Voilà, le rêve doit être coupé en deux comme un ver, il se tortille dans la mémoire de rêve d’Hélène et cesse de l’effrayer.
La mère retient son souffle, Hélène se rendort.
Est-ce « qu’ils » font du mal aux femmes ?
« Ils » ne peuvent pas les fusiller en tout cas. Hélène n’a rien fait. Bien sûr, elle a fréquenté un officier allemand, mais ce n’est pas un crime. M. Otto était un homme comme les autres et, dans un sens, mieux que les autres. Il ne disait pas de mal des maquisards, il avait même l’air de mépriser la tenue de milicien de Petit Louis.
« — Je vous souhaite notre victoire », murmurait-il parfois de sa belle voix distinguée.
La mère ne comprenait pas la pensée de M. Otto. Maintenant une grande lumière de vérité l’inonde. Comme elle regrette leur vie passée ! Ou plutôt, elle regrette que leur vie se soit déroulée de cette façon. Elle ne déplore pas leurs actes, mais les circonstances qui les ont provoqués. Le pénible, dans l’existence, c’est d’avoir à prendre des décisions. Même lorsqu’on laisse couler la vie, il faut décider de ne pas intervenir dans l’accomplissement du destin. Ainsi quand la mère s’est trouvée enceinte d’Hélène, le père a dit :
« — Tu devrais en parler à Mme Baudouin. »
Mme Baudouin, c’était une voisine qui s’en faisait passer un, au moins, toutes les années.
Le père parlait d’un air hypocrite, dans le genre Judas.
La mère a demandé :
« — Tu crois qu’on ne pourrait pas s’offrir “ça” ? »
« Ça » c’était l’image d’une petite vie ratatinée dans des linges blancs.
Le père a souri — le premier sourire dédié à Hélène. C’est un brave homme, Albert.
Ils se sont réjouis des nausées annonçant Hélène. Et puis voilà, c’est devenu quelqu’un de vingt-cinq ans et ça se teint les cheveux.
Vous parlez ! Comme la vie est bête.
Le canon reprend, si proche qu’on le croirait dans l’immeuble. De grands « vlouff ! » de vessie crevée partent au ciel et brassent l’atmosphère. Le père sursaute dans son fauteuil. Il se lève et la lune posée sur sa poitrine tombe sur le fauteuil comme une bouse dorée. Il va boire au robinet.
La mère pense :
« Le pauvre Albert a toujours soif. »
Le père est un gros travailleur, dès qu’il est inactif il boit ; tout de même ce n’est pas un ivrogne.
Le père se demande :
« Ai-je rêvé ? »
Il cherche dans sa bouche pâteuse et dans ses pensées velues, il ne trouve qu’un mot : blanc.
Il regarde le mot ; un mot tout seul c’est bête. Blanc ! Ça lui fait un grand vide dans les yeux. Ce mot vient d’où ? Il tourne autour. Blanc ! C’est la lune assise dans le fauteuil, c’est sa soif, et c’est également cette pénible situation dans laquelle ils sont entassés comme dans un sac.
— Tu ne dors pas ? chuchote la mère.
C’est stupide de poser cette question à quelqu’un qui boit à un robinet. Pourtant le père ne sourit pas.
Il répond d’un air de vieux :
— Non je ne dors pas ; c’est le canon.
Il est rassuré par le canon. Tant qu’« ils » se battront, les habitants de cette chambre ne craindront rien. C’est après qu’on leur fera rembourser la bataille.
Donc le canon est blanc.
Il devait y avoir une nappe immense de blanc stagnante en lui et ça lui tenait lieu de sommeil et de rêves.
« Tout est blanc, décide le père, blanc et lisse, avec des illusions de formes et de couleurs par-dessus. »
Il faudrait pouvoir ne pas penser avec des mots. Le père voudrait subir des sensations, sans les qualifier. Par exemple, il écouterait le canon et son corps seul éprouverait le bruit. Il ne penserait pas : « Voilà un coup de canon. » De cette façon les choses revêtiraient une importance relative et ne se répercuteraient pas dans l’intelligence des hommes.
Les hommes s’usent à penser les multiples manifestations naturelles de la vie.
Le père s’enlise dans ses réflexions. Il patauge dans l’inaction comme dans de la boue. Pour se rafraîchir le cerveau il va à la croisée.
La rue semble dormir dans le noir. Aucune lumière ne signale les fenêtres, la centrale électrique a sauté la veille, et la ville aveugle se tait. Toute la fraîcheur de la vitre se précipite dans le front du père. Son crâne boit la buée glacée et devient, lui semble-t-il, dur comme du bronze.
Le père entend un glissement harassé : c’est la mère qui se lève pour le rejoindre.
Elle demande anxieusement :
— Tu te fais de la bile, hein ?
— Non, répond le père, surpris ; pourquoi ? La mère dit simplement :
— Tu en as de bonnes…
— Ah c’est vrai, murmure le père.
Il regarde Petit Louis. Petit Louis est jeté tout disloqué dans le sommeil. Il paraît désert comme un corps mort. Le père a vu des types fusillés, eh bien Petit Louis leur ressemble.
La mère aussi contemple son fils, puis ses yeux grimpent jusqu’à ceux du père, leur avouant une immense épouvante.
— Albert…, balbutie-t-elle.
Avec leur chair, avec leur volonté, avec leur amour, avec leur sueur, ils ont créé cet être en péril. Leurs humanités se conjuguent dans l’appréhension.
— Allons, allons, grommelle le père d’un air absent.
La mère dit d’une voix méditative :
— Le terrible, c’est de ne rien craindre, nous deux.
Le père fixe sa femme d’un œil rond.
En effet, on ne peut que leur reprocher d’être les parents de ces deux êtres, et peut-être d’avoir accepté M. Otto chez eux.
Le père chuchote :
— Les filles, il faut les visser. Si c’était à refaire… moi, Hélène, je ne lui tolérerais aucun écart. On est faible, on se laisse attendrir. Au fond, un père est toujours amoureux de sa fille.
— Tout de même, dit la mère, celle-ci est gentille ; ça, elle aime courir, c’est jeune, mon pauvre Albert, mais elle est gentille.
Le père réfléchit. Qu’est-ce que ça signifie : gentille ? En tout cas, c’est un mot qui va bien à Hélène.
Il pense à M. Otto qui sentait le gros drap boche et le cuir. M. Otto avec son visage en carton, ses yeux comme des gâchettes et ses croix gammées un peu partout. À l’heure actuelle, il se bat dans les environs, à la tête de ses hommes. Il crie des choses en allemand ; des choses de mort et de courage, des choses cruelles et héroïques, bien tranquille et si fort dans la forteresse de son uniforme vert. Subsiste-t-il en lui suffisamment de calme pour lui permettre de songer à Hélène ? Mais qu’est Hélène pour cet homme ? Une jouissance passée, grande et rousse, poussant un rire de fille heureuse. Le sexe n’a pas de mémoire. M. Otto se bat et une bataille vaut bien un souvenir d’amour. S’il est tué, son dernier cri sera pour son Führer et, peut-être, sa dernière pensée pour sa mère.
Que signifie la vie et la mort de M. Otto désormais, puisqu’il a eu avec leur famille ce contact suffisant à enfanter une catastrophe ? On ne peut suivre indéfiniment le destin des gens qui influencent le vôtre.
La mère se tient debout et son gros ventre pend sous sa robe. Son visage est vert, d’un vert soufré, sirupeux et gris dans les rides. Elle s’applique à prendre un masque tragique, mais le tragique, chez elle, ressemble trop à de l’ennui, pour inquiéter. Depuis bien longtemps, elle sent le rance ; c’est une odeur familiale que le père et les enfants supportent allégrement. Ils ont même, embusqué dans les narines, comme un appétit de cette odeur. Un jour, ils la redécouvriront peut-être… après la mort de la mère, en flairant un objet lui ayant appartenu.
Le canon rugit avec un bruit de jappement, comme le lion de la Metro Goldwyn.
La mère dit, d’une voix distraite :
— Autant j’avais la frousse des bombes, autant j’ai pas peur du canon.
À ce moment, un coup plus fort dégringole dans la rue et elle sursaute.
Le père rit, produisant un petit bruit de dents.
— Va donc te recoucher, conseille-t-il.
— Je ne peux pas dormir, geint la mère ; quelle vie ! Albert, tu te souviens ?…
Le père se dit « Te souviens de quoi ? » et puis il pense que n’importe quel souvenir est préférable à cette situation…
— Sales gosses, gronde-t-il, en évitant de regarder les enfants. Je voudrais pouvoir les engueuler.
— C’est pas le moment, proteste la mère.
Le père se débat dans des rancunes imprécises. Le voilà qui réunit des mots et il commence d’un ton prudent :
— Il me vient une idée, Constance. Elle vaut ce qu’elle vaut. Je n’ai pas la prétention d’être infaillible…
La mère sourit : lorsque Albert commence un exposé, il se perd invariablement dans des préambules filandreux.
Le père fronce les sourcils. La mère avale son rire et prend une mine d’excuse.
— Voilà, continue le père. Demain, « ils » occuperont sûrement la totalité de la ville. Si nous allions carrément à un P.C. nous livrer ? J’expliquerais tout à un officier… Ce serait mieux que de se laisser enfumer comme des renards.
— Il y en a tellement dans notre cas, objecte la mère, « ils » n’auront pas le temps de comprendre tout le monde. « Ils » garderont les enfants.
— Et puis ? dit méchamment le père. Que risquent-ils ? Petit Louis quelques mois de prison et Hélène ses cheveux ?…
— Petit Louis risque tellement…, tu le sais bien.
La mère regarde son homme de la même façon qu’il y a vingt-six ans, le jour où il lui a dit : « Tu devrais en parler à Mme Baudoin. »
Et, comme il y a vingt-six ans, le père baisse la tête, honteux.
La mère s’assoit dans le fauteuil. La lune s’est retirée de la pièce, maintenant elle doit être au-dessus de l’immeuble avec les chats. Les chats ne font pas l’amour cette nuit, à cause du canon. La rue ressemble à du vieux sang caillé. Sur la vitre, la respiration du père a posé un large pansement de coton gris. Pour regarder dehors ça fait comme à travers des larmes.
Le père prend une chaise et la place en face de sa femme. Il s’assied. La mère se tient affaissée, mais d’un air de ne pas vouloir dormir. Ainsi veille-t-on les morts.
Le père songe : « On la croirait désossée, c’est de la viande de limace. »
— C’est long d’attendre demain, murmure-t-il.
Il s’approche de sa vieille. La mère tient son ventre sur ses genoux comme un gros animal. Il la prend par le cou et pose sa tête lasse sur ses seins mous. Il a comme envie de pleurer et il a comme envie de lui refaire des enfants, afin de recommencer le monde… tout le monde.