Ils se pressent tous quatre à la croisée. Derrière la ville une vaste lueur s’élève jusqu’au ciel.
Petit Louis s’exclame :
— Vous parlez d’un chouette incendie !
Hélène regarde avec un mélange d’admiration et de tristesse ce magnifique rougeoiement. Toutes les fois qu’elle assiste à un spectacle impressionnant elle éprouve de la tristesse, une tristesse navrée, qui lui donne la nostalgie des choses immenses auxquelles elle ne participe pas.
La mère dit :
— C’était donc pas assez des bombardements ! Il faut encore saccager.
— Bast, grogne le père, du temps qu’on y est…
Ça lui fait peut-être plaisir d’assister à de nouvelles destructions. Il désire une étendue éperdue de cendres avec plus personne dessus. Lui, il donnerait bien ses enfants en échange de la fin du monde.
La mère, elle, ne pense qu’à ses petits. Elle voudrait pouvoir les reprendre dans son grand ventre.
— Tu ne bourres pas une pipe ? demande gentiment Petit Louis à son père.
Le père sort sa pipe de sa poche, puis il tâte sa blague à travers sa veste et fait la grimace.
Sans un mot, Petit Louis tend son paquet de cigarettes. Le père en prend deux et les écosse maladroitement, comme des haricots. Les feuilles blanches, éventrées et vidées, tombent à terre dans un vol maladroit. Hélène les regarde tristement : ces feuilles sont perdues et n’ont jamais servi. Il y avait en elles une intention, une petite vie. Hélène s’arrête, interdite, devant les deux minuscules cadavres de papier.
Le canon s’est tu. Des mitrailleuses maintenant déchirent l’espace.
— Ça tape dans le tas, fait le père allégrement.
Petit Louis prête l’oreille.
— C’est des machines allemandes, assure-t-il d’un ton connaisseur ; à la milice nous en avions comme ça.
Le père tire sur sa pipe. Quelle manie ont les hommes de se foutre des coups de mitrailleuse.
— Au fond, remarque-t-il, votre milice a modifié le sens de la guerre. Vous avez fait de la Résistance un malfaiteur. C’était maladroit, on n’aime pas le gendarme en France.
— Je sais, murmure Petit Louis, « ils » sont tous avec eux maintenant.
— « Eux », c’est l’avenir, dit le père.
— Il n’y a pas d’avenir, murmure le garçon. L’avenir c’est une erreur des hommes.
On entend grésiller la pipe. Le ciel est tout rouge. Par moments il s’élève, rageur, et puis s’affaisse comme de la peau de lait bouilli. La mère remarque :
— On voit presque comme en plein jour.
Hélène regarde :
— C’est vrai.
La rue tourbillonne dans les lueurs ; on aperçoit les magasins fermés, en bas. Et des alignées de fenêtres où s’écrasent des figures rouges. La rue se met à vivre. On se croyait seul, et puis non, il y a des milliers de gens qui ne se battent pas et qui « les » espèrent.
Le père revient à son idée.
— Quand on regarde par l’autre bout, dit-il à Petit Louis, c’est plutôt toc, votre milice, à cause des Allemands… Vous avez adopté leurs idées. Des idées au sujet desquelles la France a fait la guerre avec le monde entier derrière elle.
Petit Louis hausse les épaules :
— La France n’a plus compris pourquoi elle faisait la guerre. Et n’as-tu pas plutôt l’impression que c’est elle qui suit le monde ? Le monde ! Il faudrait refabriquer les mots, tous les réviser. Le monde !
Il s’arrête court. Sa pensée bégaye.
Il se décide enfin :
— Ça ne sert à rien de discuter : tout est trop vieux, trop compris, trop accepté. Cette histoire s’est passée toute seule. Il y a eu des hommes avec des idées, des hommes avec des ambitions, des hommes avec de la force inemployée. Tout ça donne des héros et des salauds. Des salauds, on en trouve partout, des héros aussi, même, dans un sens, on en trouverait plus.
La mère ne comprend pas très bien. Elle dit à tout hasard :
— Le petit a raison, c’est trop tard pour parler de tout ça.
Le père crache comme fiente une oie. La pipe le fait toujours cracher. Il tète le tuyau de bruyère, la braise de la pipe grésille. Il demande avec la voix d’un homme qui ne s’intéressera pas à la réponse :
— Quelle heure est-il ?
Les autres se regardent. Hélène approche son poignet de la fenêtre.
— Quatre heures.
Il existe de rares moments où l’heure ne sert à rien. Le temps dans cette pièce n’est pas le même qu’ailleurs, c’est un cercle où l’heure est prisonnière également.
L’incendie profite de la fin de la nuit pour s’épanouir démesurément. Il se couche sur la ville et la lèche sauvagement.
Tout de même quatre heures est une heure bien respectable. Ils se préparent au jour. Le visage de la mère semble avoir bouilli toute la nuit. Les chairs sont blêmes et toutes prêtes à s’effilocher. Deux larges cernes grisâtres pendent sous son regard. Ses yeux sont comme deux clous après quoi la figure molle est accrochée.
Le père fait songer à un vieux cabotin, grimé pour interpréter un rôle d’explorateur égaré. Il a, dans le regard, la résignation modeste des enfants battus. On le devine tout prêt à vomir les mauvaises pensées qui se sont agglutinées à lui pendant la nuit. Il est rentré dans le noir, hier au soir, massif et musculeux comme un voilier neuf, il en ressort meurtri dans son aspect, mais intact dans ses formes.
Petit Louis s’apparente à un musicien d’orchestre prétendument argentin, regagnant son domicile au petit jour. Il possède un visage frileux et blanc, qui paraît inachevé. Un visage sur lequel on aimerait peindre des expressions de vie. Ses cheveux noirs lui emboîtent la tête comme un béret. Il est tout renfrogné là-dessous, tout crispé.
La mère le regarde d’un air bon.
Le père fiente encore son jus de pipe qui tombe en s’enroulant et produit un bruit de limace écrasée.
« Et moi, se questionne Hélène, quelle touche puis-je bien avoir ? »
À force d’examiner les autres, elle finit par ne plus se percevoir. C’est un peu comme si elle s’absorbait. Il ne lui reste plus qu’un très vague arrière-goût d’elle-même au fond de la bouche.
Sa tête ressemble à ces boules rousses qu’on découvre dans les buissons au printemps. Hélène pense à ses seins entre lesquels il fait si chaud. Ce matin exhale la chaleur contenue dans son corsage. Il croupit dans une nuit crevée déjà par les yeux de l’aurore. La mère contemple toujours son fils.
« Comme elle l’aime ! » remarque Hélène.
Elle n’éprouve aucune jalousie, à peine un léger étonnement.
Petit Louis a tué des gens de loin ; et puis il est là, peureux et affolé, tellement pâle qu’on a envie de le gifler pour voir quatre traces roses sur ses joues.
Il dit à sa sœur :
— Eh bien, qu’as-tu à regarder maman de cette façon ? On a toujours l’impression que tu n’es pas satisfaite des gens et que tu les reconstruis à ton idée.
Hélène sourit d’un air énigmatique.
— Maman n’est pas les gens, murmure-t-elle.
— Pour toi on dirait que si, insiste Petit Louis.
Craignant que ses enfants se disputent, la mère ouvre la fenêtre au bruit. Le dehors sent la gare. Une odeur de bruine, de charbon mouillé, de train empli de sommeil s’engouffre dans la pièce. L’incendie étouffe au fond de l’horizon, mais sa clarté persiste dans les vitres.
— Voilà le jour, annonce le père.
Il ôte sa pipe de sa bouche et mange goulûment l’air frais.
L’aube dévoile le visage mou de la mère. Un vent léger souffle sur la nuit et la nuit s’éparpille comme la boule duveteuse du pissenlit. La tête de la mère paraît composée dans une substance en train de changer d’état. On distingue des tavelures jaunes sur ses joues. Elle pend du haut en bas comme un sapin.
Hélène va pour penser quelque chose au sujet de sa mère, mais le regard mauvais de Petit Louis entrave le cours de ses réflexions.
À ce moment des mitrailleuses se déchargent, pas loin. Leur bruit trépidant frappe sur le matin humide. Lorsqu’il s’interrompt, Hélène dit à son frère :
— J’ai trouvé ! Toi tu regardes tes semblables comme si tu devais les tuer. Tu parais chercher l’endroit de leur individu où la vie est le plus exposée.
Petit Louis hausse les épaules.
Le père inspecte la chambre avec curiosité ; elle revêt une physionomie nouvelle sous la caresse du jour. Les objets n’ont plus le même relief. Certains apparaissent et s’imposent, d’autres au contraire s’en vont. Les meubles pénètrent languissamment dans leur monotone utilité. Un lit en fer, une commode, la table, l’évier, garnissent cette pièce où un humble bonheur pourrait se soustraire à la convoitise des foules. Mais le matelas étendu à terre gâche tout. Ce matelas représente quatre destins traqués. Il conserve encore le souvenir du corps de Petit Louis.
La mère est mal à son aise. Elle annonce :
— C’est triste de ne pas se sentir chez soi.
Elle commence fréquemment ses phrases par : « C’est triste »…
Les murs de la pièce sont hostiles. Ils se dressent comme des falaises implacables, meurtrissant les regards.
Petit Louis furète dans la chambre. Il ouvre les tiroirs de la commode, puis la porte du placard. Soudain, il pousse un petit sifflement.
— Veine ! s’écrie-t-il, un litre de marc.
Le père sursaute. La veille encore, il travaillait au percement d’un tunnel et ses yeux possèdent comme une expérience du noir, ils flottent dans une sorte de gélatine trouble qui ressemble à un chagrin coagulé.
— Du marc, répète-t-il avec un peu d’extase.
La mère intervient :
— Tout de même, lance-t-elle, sur un ton de reproche, n’oubliez pas que vous êtes chez Eugène.
— Eugène, ironise Petit Louis, à l’heure actuelle il doit avoir assez de plomb dans le ventre pour être sûr de couler à pic « s’ils » le foutent à la rivière. C’est un bagarreur. Il m’a dit : « Moi, je n’aime pas jouer à cache-cache, je vais finir mes cartouches aux côtés des frizous. Bonne chance à vous tous. » Alors tu parles… son marc…
Le souvenir d’Eugène se place en évidence au milieu de la pièce. Tout le monde en prend un peu.
Le père dit :
— Il a eu tort, il faut savoir s’arrêter.
— Oh, fait Petit Louis, il avait la gueule à finir comme ça.
Hélène essaie de se rappeler Eugène. C’était un garçon parmi tant d’autres, elle regrette de ne pas lui avoir accordé une plus grande attention. Maintenant que l’histoire de cet homme est complète par le fait de sa mort, Hélène s’y intéresse.
— Il avait de la famille ? questionne-t-elle.
— Oui, sa vieille je crois, à la campagne.
Hélène baisse la tête avec accablement.
— Des gens, sa mère… À quoi tout cela a-t-il servi ?
Eugène est allé se faire crever la paillasse. Et tout ce qui se justifiait par son existence s’est anéanti avec lui. Il ne demeure plus de lui que de minuscules souvenirs qui tombent les uns après les autres et font de grands ronds fugaces dans la mémoire.
— C’est la destinée, assure la mère.
Chacun se sent soulagé par ce lieu commun. Petit Louis tend le litre au père.
— Bois ! ordonne-t-il, à notre santé, il y a que ça qui compte.
— Oui, balbutie le vieux en entonnant la bouteille, y a que ça…
Le père s’essuie les lèvres.
— Ouf ! soupire-t-il. Lorsque je bois du marc, il me semble que je bois la France.
Petit Louis a un sourire vénéneux.
— La France…
— Je la connais… affirme le père.
— Comme si tu l’avais faite, ronchonne Petit Louis.
— Mais j’en ai fait un peu ! s’écrie le vieux. On fait un enfant avec du sang, on fait un pays avec des routes. Et vois-tu il y a des kilomètres de routes dans mes mains.
Il va se planter devant l’étroite fenêtre. L’incendie pantèle et s’affaisse dans ses cendres. Derrière lui, le jour se lève, élégant ; un jour plus collectif que les autres.
Un étrange malheur sèche la gorge du père : voici l’heure de partir au travail et il demeure là. La nuit, il pouvait l’offrir en holocauste aux dieux cruels de l’actualité, mais ce jour facile appartient à une accoutumance qui habite en lui et le domine, il ne peut en disposer.
Hier encore, il a retrouvé ses camarades devant l’entrée du tunnel et tous, entassés dans d’étroits wagonnets, sont partis à l’attaque de la montagne.
Le vacarme des foreuses s’est déclenché, accompagné par le bruit des pioches, par le cahotement grinçant des chariots, par les cris du contremaître.
Le tunnel transpire une eau trouble et glacée : le sang des pierres. Cette hémorragie ruisselle sous les pieds, diluant la terre grasse. C’est bon de sentir que le sol vous retient.
Albert Lhargne aime le travail. Une frénésie prodigieuse le transporte lorsque sa force communique à l’inertie des choses, l’intelligence des hommes.
Chaque jour, ils avancent plus avant dans la montagne, rongeurs scientifiques et persévérants, conscients de dompter cette orgueilleuse excroissance de globe.
Les ampoules d’une électricité hâtive dispensent une lumière maigre, dans laquelle les hommes s’affairent, chargés de reflets incertains.
Le dehors… Qu’est le dehors pour ces ouvriers ? Un passé tourmenté et un avenir perfide auquel il convient de songer le moins possible. Ils appartiennent à la route qui, venue des gloires extérieures, s’enfonce comme une veine dans le roc.
Hélène questionne :
— Pourquoi bouges-tu les mains de cette façon, papa ?
Le père regarde ses mains. Péniblement il les lève, elles sont lourdes d’inutilité. Ce sont de grosses mains solides, en bois calleux.
— Je ne sais pas.
Mais si, il sait ! Parbleu, elles ont des mouvements de travail. Elles piaffent comme des chevaux à l’heure de la besogne.
Hélène admire les mains de son père qui se balancent lourdement de chaque côté de ses jambes.
Et elle comprend.
— Tu as des mains nobles, murmure-t-elle.
Le vieux sourit, d’un air gêné.
— Il a de grosses « pognes », rectifie la mère ; c’est Petit Louis qui en a de belles.
Petit Louis, en effet, possède des mains précieuses, menues et cultivées. Des mains d’assassin ou de pianiste.
— La noblesse des mains, dit gravement Hélène, se mesure à l’usage qu’on en fait.
— Connasse ! grince Petit Louis.
Il met les mains dans ses poches.
Le père soupire. Il y a des moments où il ne reconnaît plus bien ses enfants. Ceux-ci lui échappent. Ah ! c’est pénible de gérer d’autres âmes lorsqu’on n’a pas d’intelligence.
Et puis, ça a été une coalition : la médiocrité, la guerre. Petit Louis est devenu une crapule avant de devenir un homme.
Le père s’en est aperçu. Il se demandait ce qu’il convenait de faire pour réagir. Sévir ? Mais ces garçons-là ont un peu de poil sous le nez et se cabrent à la moindre piqûre d’amour-propre. Discuter ? Le père ne sait pas. Les mots, pour lui, sont comme des petites tablettes huilées difficiles à saisir, impossibles à classer. Alors il a fermé les yeux obstinément et, lorsque le remords le tenaille, il l’assomme contre la montagne qu’il est en train de percer.
Ses compagnons le comprennent, car tous ont également quelque chose à oublier. Quelque chose qu’ils aimeraient défoncer à coup de pic. Ils connaissent leurs travers, mais se supportent gaillardement. L’amitié n’est-elle pas faite, avant tout, d’indulgence ?
« — Ton gamin, disaient certains, a tort de frayer avec cette milice, ça n’est pas très propre. Et puis peut-être qu’un jour… »
Alors le père buvait. Et lorsqu’il était ivre, le monde tournait dans le bon sens.
N’empêche que le jour de gloire est arrivé, tout de même. Il est là, étalé dans la rue, pas très propre, pas très beau, couleur de sang. Et Petit Louis, blême, le regarde horrifié.
Un trait de jour sertit les volumes extérieurs. Petit Louis s’accoude à la fenêtre.
La mère lui conseille :
— Attention à ne pas te montrer.
Vivement il se retire et se laisse tomber sur une chaise. Ses lèvres sont toutes blanches, ses joues deviennent exsangues.
— Les idiots ! gronde-t-il, ils sont tous à leurs fenêtres, moches comme des fesses. Leur joie est hideuse. Regardez leurs gueules ! Je me demande comment j’ai pu vivre au milieu d’eux si longtemps. Maintenant leur bidoche m’étouffe, il me semble que je suis prisonnier dans le frigo d’un abattoir. Avant, ils se piétinaient sur les places : Vive Pétain ! Aujourd’hui ils attendent…
— Ils crieront tout de même vive quelque chose, assure Hélène. C’est dans leur nature.
— Et dire qu’autrefois, je croyais faire partie de la foule, rêve Petit Louis. J’aimais courir les fêtes foraines, les cafés bondés, les spectacles. J’aimais me montrer. Il me semblait que tout ce qui existait, existait pour moi. Les femmes me souriaient, les hommes aussi parfois. Je ne pensais pas à les aimer ou à les haïr. Eux, c’était moi. Je me retrouvais à chaque pas dans les regards et dans les gestes d’autrui. Tiens, Hélène, je me souviens d’une fête foraine et d’un tir à la carabine. À chaque coup je foutais dans le 100, la bonne femme du tir applaudissait. Elle disait : « Ça c’est tapé ! » J’aurais pu lui dire n’importe quoi, elle aurait compris. Maintenant lorsque je m’adresse aux gens, j’ai l’impression de parler une autre langue qu’eux. Ils me regardent et baissent les yeux, leurs voix sont molles comme des voix de sourds, on dirait que je leur fais peur. Pourtant on ne voit pas ce que j’ai fait, dis, Hélène ? Les saletés n’éclaboussent pas ; le sang se lave, dis, Hélène ?
— Hélas non, assure Hélène.
Elle prend à pleine main la tignasse brune de son frère, c’est dur comme du poil de noix de coco. La mère pleure ; chez elle ça importe peu, car elle a l’émotion facile, mais tout de même cette fois c’est sérieux. Le père reboit du marc.
Petit Louis pose sa tête contre la poitrine de sa sœur.
— Je fais peur, gémit-il ; avoue, Hélène, que je fais peur.
— Oui, dit résolument Hélène.
— Pourquoi ! hurle Petit Louis. Mes actes tombent de moi, je ne les traîne pas à ma suite. Ils n’inscrivent rien sur ma figure, sur mes mains non plus ; regarde mes mains.
Hélène obéit. Les mains de Petit Louis sont lisses comme des gants de chevreau, à peine craquelées aux jointures.
— Tes actes, explique la fille, ne signifient rien, on ignore si tu as donné la mort, mais on devine que tu peux la donner et cela suffit.
— Parlez pas de ça, supplie la mère.
Elle a le mufle inondé de larmes épaisses, pareilles à de la transpiration ; elle ne songe pas à les essuyer, au fond elle en est un peu fière et elle les exhibe triomphalement.
Le père étudie le goût du marc. Sa langue se débat dans des saveurs d’alcool familières. Il écoute la légère brûlure d’estomac que lui chuchote l’alcool.
Et il éructe béatement, ému et comblé par le repentir de son fils.
— Pourtant, reprend Petit Louis, après un silence, je me sens normal. Alors je n’éprouve pas ce que je suis, dis, Hélène ? Dans moi il y a notre enfance. Je voudrais y retourner et y mourir. Mourir dans notre enfance, ça ne m’effraie pas, mais mourir maintenant, je n’en suis pas capable. J’ai envie de recommencer. Souviens-toi, en classe déjà j’étais comme ça ; dès le deuxième trimestre je me disais : « Oh, si tout pouvait reprendre dès le début », mais voilà on ne sait jamais lorsqu’un début s’achève… Dans la vie il est toujours trop tard. On est marqué ; on obéit à la facilité et, quand tout est fini, ça nous fait une chouette destinée, comme dit maman.
Flattée, la mère dit :
— Ça, c’est juste.
— Tu comprends, n’est-ce pas ? supplie Petit Louis.
Hélène fait signe que oui.
— T’es une bonne fille au fond, affirme-t-il.
— Pourquoi au fond ? questionne Hélène.
Petit Louis la regarde, un instant dérouté.
— Après tout, c’est vrai, concède le garçon, pourquoi au fond ?
Il sourit.
Hélène enchaîne, d’une voix prudente comme lorsqu’on n’a pas fini de penser ce que l’on énonce :
— Même ton sourire n’est pas sain.
— Là, tu exagères, intervient le père.
Petit Louis frappe la table violemment.
— Bon Dieu non, elle n’exagère pas ! Laisse-la dire. Elle me récite, la bougresse. Elle me sait comme une fable. Je vois bien que je suis cela (il se tord les mains) ; être cela et se sentir normal, crie-t-il à la face de son père, quelle tristesse, tu ne saisis pas ! Je suis bâti en saloperies. Et je l’admets sans pouvoir le comprendre…
Le père se lève. Comme il est grand !
— Eh bien, dit-il, fais quelque chose !
Petit Louis éclate en sanglots.
— Je peux pas, je peux pas, larmoie-t-il.
Et sur un ton étrange, en regardant les siens d’un air défiant :
— J’ai peur.
Hélène pense : « Il a peur. »
Ses yeux verdâtres, pailletés et radieux comme l’étincelle d’un étourdissement, dévorent l’effroi de Petit Louis et s’en délectent.
« Pas de pitié, décide-t-elle, pas de pitié ! Je ne mérite pas d’avoir pitié de mon frère. »
Elle relève le menton de Petit Louis.
— As-tu été amoureux ? demande-t-elle.
— J’aime pas l’amour, décide le garçon.
Il baisse le ton.
— J’ai honte après, confie-t-il à sa sœur.
Elle a un geste vague.
— Pas cela, dit Hélène. L’amour, l’autre… L’amour, quoi…
— Comment ça ? s’étonne Petit Louis.
— Tu n’as jamais regardé une femme en pensant que tu voudrais t’ouvrir le ventre pour lui faire cadeau de tes tripes ?
Le père se dit, désespéré : « Comment aurais-je pu élever correctement des enfants capables de penser ainsi ? »
Petit Louis montre ses dents, sans rire.
« Il est abominable », songe Hélène.
— T’es rien connarde, lâche-t-il au bout d’une hésitation. Là tu dérailles, tu fais dans le littéraire.
— Idiot, murmure Hélène, tu sais bien que tu me comprends.
Elle ajoute, comme pour elle-même :
— Nous autres avons tant besoin d’un Dieu et ce sont nos parents qui le possèdent.
— Sans la fenêtre, dit la mère, je deviendrais folle.
Ils jettent un regard de sympathie à la croisée qui, lentement, pénètre dans le jour.
Les armes se sont tues. Maintenant, une sourde rumeur emplit la ville. Le père prête l’oreille ; il compare ce bruit à celui que produisent les deux équipes d’un tunnel, au moment glorieux où elles vont se rencontrer, une fois le dernier quartier de roc hors de combat.
— « Ils » ne sont pas loin, affirme-t-il gravement.
— La crève soit avec eux, formule Petit Louis.
Il admire un instant la chevelure rousse de sa sœur.
— Tu as été amoureuse, avec le coup des tripes, toi ? demande-t-il, en arborant son sourire mesquin des grands jours.
— Bien sûr, avoue Hélène, sans cela comment t’aurais-je posé cette question ?
— Le boche ?
— Otto, non, rassure-toi.
— Alors qui ? Il y a tellement de mecs dans ta vie de barreau de chaise.
— Je suis amoureuse d’un homme que je ne connais pas.
— Je vois ça, pouffe Petit Louis. Romanesque, hein ? Il s’agit de Robert Taylor, je suppose ?
— Tu ne sais pas non plus moquer les gens, remarque Hélène, impitoyable. Décidément tu n’es pas urbain.
Elle retourne s’étendre sur le lit.
— Quelque chose ne va pas ? s’inquiète la mère.
— Tout va bien, affirme Hélène en souriant. Je suis lasse de ne rien faire, simplement.
De temps à autre elle se donne rendez-vous avec son amour inconnu et s’isole pour le rejoindre. À quoi bon expliquer cela ? Hélène n’explique jamais que ce qu’elle désire comprendre.
Elle ferme les yeux. Le noir s’abat sur elle, un noir voluptueux, doux comme de l’ouate. Et l’Inconnu surgit.
C’était à la campagne, la nuit. Hélène arrivait chez son oncle. Elle devait parcourir trois kilomètres en traînant une lourde valise. Elle allait dans les chemins creux, tourmentés d’ornières boueuses où pourrissaient des feuilles mortes. Le froid craquait dans les arbres. Des bêtes obscures fouaillaient le gel et la lune glacée pendait au fond du ciel comme une décoration désuète. Hélène avançait dans la buée de son souffle. La valise ballottait dans ses jambes. Alors un homme a surgi, dur et massif dans la brume tremblante. Il a saisi la valise, puis il a ri et son rire est allé se fracasser contre les montagnes.
Il a peu parlé. Hélène se chauffait à sa chaleur.
Par moments, il disait :
« — Ce n’est plus très loin. »
Sa voix travaillée par les échos ressemblait à un chant d’église. Hélène pensait : « Comme je l’aime ! »
Elle a décidé de l’aimer toujours.
L’homme l’a laissée au seuil des lumières. Il s’est anéanti dans la nuit et dans le froid, abandonnant un impérissable souvenir dans un cœur de femme romanesque.
Hélène se met à plat ventre sur le lit. Elle couvre l’homme de son corps, farouchement, l’emprisonne entre ses jambes.
Petit Louis gouaille, sarcastique :
— T’as un derrière expressif, m’sieur Otto s’y connaissait.
Otto ! Que vient faire ici cette silhouette de fer, glacée dans son isolement ?
Hélène se met lentement sur le dos comme une barque renflouée par la marée.
Voilà M. Otto, sinistre et familier, plein d’Allemagne, plein d’une nostalgie austère, pensé par Wagner et animé par une hérédité implacable. M. Otto s’assied au chevet d’Hélène comme avant.
« — Bonjour, mon petit amour français », murmure-t-il de sa voix morte.
Tout était insensible et vaste chez cet homme.
« — On dirait que vous êtes une machine de vie, obéissant à la loi de ses rouages », disait parfois Hélène.
Il ne riait pas. Il tapotait la joue de la jeune fille tandis qu’une lente insolence animait son regard.
« — Vous autres, Français, commençait-il, vous existez avec votre langue. Des mots, du bruit, ou sinon vous vous tarissez. »
Il se tient au bord d’Hélène comme au bord d’un paysage, tendu dans sa contemplation.
Hélène se dit :
« C’était un être immuable. Tiens, observe-t-elle, nous parlons au passé des gens qui ont disparu de notre horizon. »
À la réflexion, Otto justifie cette déformation. C’est un type qui n’occupe aucune place dans le temps, sa présence et son souvenir produisent une impression identique ; on ne peut pleurer sa mort, car il est fait d’immobilité et de silence.
Elle soupire sur son bras replié. Petit Louis mordille sa cigarette et crachote des brins de tabac.
« Ces gestes préparent le souvenir que Petit Louis laissera, songe Hélène. Lui est un être vivant dont la durée minutieuse revêt une importance constante, chaque battement de son cœur le propulse dans son destin limité. »
Soudain elle songe au danger arrivant d’Afrique, et qui se rue sur Petit Louis.
Son frère va peut-être mourir. Il va subir précocement la terrible métamorphose et un prodigieux silence s’appesantira partout où il devrait se trouver.
— Écoute, Petit Louis, balbutie Hélène. Je t’aime bien, tu es un être abject pour les autres, mais leur répulsion même te sanctifie.
Elle le chérit par précaution, eu égard à sa disparition possible.
— Grosse bête, fait Petit Louis.
Hélène remue dans le lit. Les plis de ses vêtements la meurtrissent.
— Tu devrais te lever, conseille la mère. Tu t’énerves au lit.
Comme elle comprend bien le corps de sa fille !
« Une mère, pense Hélène, est éternellement unie à ses enfants par le cordon ombilical. » Elle regarde avec une curiosité effarée cette bête à tendresse au ventre difforme.
— Tu as raison, approuve-t-elle, je vais respirer un peu d’air frais.
Le jour est installé tranquillement à la fenêtre. Un petit vent propre court tout nu dans les rues, turbulent comme un chérubin.
— Qu’est-ce qu’ils foutent en bas ? demande Petit Louis.
Hélène se penche. Elle aperçoit une foule morcelée qui fermente.
— Les gens…, dit-elle ; ils attendent…
— Nous aussi, grommelle hargneusement le garçon.
Le père a un coup de courage :
— Allons, on s’en sortira.
Hélène le regarde parler. La langue du vieux bouge comme une bête dans de la salive mousseuse.
Hélène se laisse choir sur un siège et fredonne :
— Adieu l’hiver morose
Vive la rose…
— Je m’en souviens, fait la mère, extasiée, cette chanson !… Tu avais des galoches, un manteau gris, un béret blanc, un petit panier dans le dos où tu mettais ton goûter et ton ardoise. C’était le beau temps. Chante-la toute.
Hélène chante d’un air gêné, en évitant les regards. La chanson ressemble à un chou emperlé de rosée. Elle évoque un matin fou et du bonheur salubre. Les narines de Petit Louis se pincent avec ivresse. Le père sourit.
Il murmure soudain :
— C’est bête une chanson, mais on y met un tas de choses dedans.
Lorsqu’elle a terminé, Hélène regarde son frère.
— Tu es capable de bonté, fait-elle en prenant un ton enjoué pour atténuer la gravité de ce qu’elle énonce. L’admiration c’est de la bonté, tu ne crois pas, papa ?
— Bien sûr, approuve le père.
Ses yeux bleus sont comme deux trous d’infini dans sa figure sale.
— Moi, je n’aime pas les chansons modernes, révèle Petit Louis. Elles célèbrent toutes l’amour ; et les femmes des chansons, dans mon idée, sont putassières. Et puis les femmes, quelles qu’elles soient, me répugnent ; on perd son temps à les séduire, pour quoi ? Pour s’engloutir entre leurs jambes.
Gêné, le père va boire au robinet. La mère lui dit :
— Tu te gonfles l’estomac. (Et aux enfants :) Si on mangeait un morceau ?
— C’est vrai, il faut manger, constate Hélène avec surprise.
— J’ai des œufs durs, triomphe la mère.
Elle rayonne ; une fois de plus elle va se transmettre dans de la nourriture. Une joie intime glisse en elle et s’épanouit dans son ventre.